Jean Ray

HARRY DICKSON
Intégrale volume IV

Le trésor du manoir de Streetham
Le fantôme des ruines rouges
Le vengeur du diable
L’étrange lueur verte
Le monstre blanc

1934-1936

LE TRÉSOR DU MANOIR DE STREETHAM

CHAPITRE PREMIER

UNE NUIT D’ÉPOUVANTE

— Je vous affirme que chaque manoir, chaque vieux castel, dans le genre de celui de Streetham, possède son mystère ou son fantôme, laissa tomber Lord Chishourst, tandis que ses regards erraient sur le grand parc baigné de clair de lune.

Les invités frissonnèrent… Cette nuit muette, cette lueur glacée qui semblait couler sur les pentes des hautes toitures noires, ce manoir si sombre et si menaçant, bien qu’il fût situé dans la plus riche banlieue de Londres, tout cela excitait violemment les imaginations nocturnes.

Seules quelques voix protestèrent pour la forme ; quelques gentlemen sentaient qu’ils devaient rassurer les dames.

Une chouette ulula dans les halliers proches.

— Cela porte malheur ! gémit une des invitées.

Lord Chishourst leva la main comme pour demander le silence.

— Je vous affirme également qu’un mystère pèse sur ce manoir, sur toute notre famille peut-être, mystère que personne n’a pu éclaircir jusqu’à ce jour.

— Mon Dieu, voilà qui est bien intéressant, et comme cela vous change des tangos, des fox-trots et de la musique syncopée, opina le marquis de Livreux. Un fantôme apparaissant à minuit, heure de bitume et de poix, voilà de quoi vous ragaillardir les méninges les plus blasées.

— Oh ! ces Français, marmotta une vieille lady, ils ne respectent rien. Ils ne croient ni en Dieu ni au diable. Je ne puis approuver une telle légèreté.

Le marquis de Livreux était en effet un gentilhomme français, aux apparences avantageuses, qui venait d’être introduit dans la haute société de Londres.

— Milord, dit-il en se tournant vers son hôte, il faudra nous en conter davantage. Vous avez produit un effet monstre en nous parlant de mystères, ne le coupez pas cet effet, je vous en prie !

— Dites donc, dady, s’écria Ellen, une ravissante blonde d’une vingtaine d’années, en menaçant Lord Chishourst du doigt. Vous ne m’avez jamais rien dit de cela. Je ne vous savais pas si cachottier ! Oui, oui, il faut tout nous raconter ! Alors nous avons un fantôme chez nous, un véritable ? Chic, toutes mes amies vont en faire une maladie !

On pardonnait volontiers à Miss Ellen son franc-parler et ses allures un peu masculines, car elle était jolie, et connaissait comme pas une le secret de se faire aimer.

Lord Chishourst, un robuste quinquagénaire, ferma les yeux et garda le silence. Ce fut sa femme qui répondit à sa place.

Elle jeta un long regard sur la svelte silhouette de sa belle-fille et commença d’une voix lente et mesurée :

— Les jeunes filles ne doivent pas tout savoir. Je dois vous avouer également que ni votre père ni moi, n’avons attaché de l’importance à cette légende. Pour ma part je ne crois guère à l’existence du trésor des Streetham.

— Un trésor ? Ah ! il s’agit d’un trésor ! s’exclama-t-on de toutes parts.

La jeune épouse du lord, une magnifique créature aux yeux noirs comme la nuit, à peine l’aînée de sa belle-fille, inclina la tête :

— Eh oui ! c’est ce que dit la légende.

Son regard sombre suivit un instant le vol incertain d’une noctuelle, puis elle haussa les épaules.

— Une légende… bah !

Elle accentua son mépris d’un geste un peu théâtral, qui souligna davantage sa beauté brune.

Avant d’épouser Lord Chishourst devenu veuf, elle était venue des Indes, et la gracieuse nonchalance orientale était restée dans ses gestes.

— Voyons ! il faut nous raconter cette légende, supplia-t-on.

— Soit. Elle mérite de l’être, du reste. Depuis des générations on se la transmet : on parle d’un immense trésor caché dans le château de Streetham.

» La légende repose sur des bases historiques.

» Nous sommes à l’époque tourmentée et sanglante de Charles Ier. L’armée s’est soulevée contre ses chefs, le prince Ruprecht est battu à Marston Moor, l’armée du roi est en déroute.

» À la tête des rebelles, Cromwell marche sur Londres et investit la capitale. Condamné à mort, le roi est décapité à la Tour de Londres, le 30 janvier 1649. Le trisaïeul de Lord Chishourst fut le dernier fidèle du malheureux souverain. Mais, après l’atroce régicide, il dut s’enfuir et se retrancher derrière les hautes murailles de son manoir de Streetham.

» C’est là qu’il avait caché les immenses trésors ramassés au cours de sa vaillante carrière. Il résista longtemps à l’assaut des rebelles, mais il finit par succomber devant la force et le nombre de ses ennemis. Il mourut en brave en défendant son castel en flammes.

» Streetham fut pillé, et les descendants de Chishourst n’héritèrent que d’un château vide, aux trois quarts ravagé et d’un étrange testament dont ils ne surent que faire.

— Très intéressant ! s’écrièrent les invités.

— Et ce testament, est-il encore en votre possession ? demanda le marquis de Livreux. J’ai acquis à Paris quelques connaissances en graphologie et en cryptographie. Dieu sait si je ne pourrais pas déchiffrer le grimoire.

— Vous n’y réussirez pas, intervint Lord Chishourst. C’est en effet un grimoire, comme vous venez de le dire. Cela ressemble à une sorte de puzzle que personne n’est parvenu à résoudre.

Lady Chishourst s’absenta durant quelques minutes, puis elle revint parmi ses invités. Elle apportait un morceau de parchemin jauni par les siècles, où se trouvaient inscrits en vieil anglais quelques bribes de phrases, parfaitement incohérentes.

 

« Mémento mori ! Voilà ce que je tiens à dire aux héritiers de Chishourst.

» La lumière se lève à l’Orient et décrit un arc de cercle vers le Couchant, où gronde la tempête. Partagez cela en trois, en sachant que l’arbre du bon parfum est également l’arbre de la sagesse. De cette façon j’ai voulu vous garder de la misère, et je veux conserver à mes descendants la richesse et la gloire de notre nom.

» Fait en l’an 1650, année de la grande pitié d’Angleterre.

» Lord Harold D. Chishourst. »

 

Un assez long silence suivit la lecture de ce parchemin.

— L’énigme est restée entière depuis bientôt trois siècles, déclara le lord.

» Non seulement mes aïeux, mais moi-même nous avons fait fouiller le manoir de fond en comble, sans rien trouver…

La vieille Lady Birmingham, une longue haquenée maigre, noire comme une taupe, constellée d’une multitude de bijoux de prix, crut utile de prendre part à l’entretien.

— Je sais bien ce que je ferais, moi, grasseya-t-elle, je consulterais le fameux voleur Frascatti. On dit que son habileté est sans égale. Arsène Lupin et Raffles, héros de fiction, ne seraient rien à côté de ce personnage réel.

Non seulement on considérait cette noble dame pour sa fortune colossale, mais on la craignait comme la peste. Lady Birmingham était la langue la plus venimeuse de toute la « gentry ».

Sa proposition recueillit donc quelques sourires, et la vipère, se sentant encouragée, continua :

— De jour en jour ce gentleman bandit devient plus hardi. On affirme qu’il n’y a aucune fortune qui puisse se dire à l’abri de ses coups.

» Attention, Lord Chishourst, voilà l’homme qui pourrait résoudre l’ancestrale énigme… et naturellement lever le pied avec le trésor de vos ancêtres. On ajoute que c’est un homme de belle prestance… vraiment, il m’est assez sympathique ce Rocambole de salon !

— Je crois que vos paroles sont teintées d’ironie, Lady Birmingham, répondit le marquis de Livreux. Pourtant je crois que Frascatti est un rude gaillard, et que l’on n’exagère nullement en vantant sa prodigieuse adresse, son intelligence infernale. Eh ! Eh ! Milady, ne parlez donc pas du loup… Frascatti ne doit pas aimer l’ironie… et comme vous portez à l’heure présente un merveilleux bracelet, qui doit valoir mille livres comme un sou… non, non, je le répète, ne parlez pas du loup.

Des rires fusèrent et même la vieille lady y alla d’un petit sourire aigrelet.

— J’ai entendu parler de votre célèbre galerie de tableaux, Lord Chishourst, continua le marquis en changeant brusquement de sujet. Je serais très heureux de pouvoir la parcourir et d’en admirer les toiles qu’on dit uniques.

— Il fallait le dire plus tôt. À la lumière artificielle, on ne peut en priser la valeur comme à la clarté du jour. En effet elle est remarquable ; il y a des toiles de maître qui y sont depuis près de trois siècles.

— La soldatesque de Cromwell ne vous a pas tout pris alors. Eh bien ! mylord, une visite, même nocturne, de ce lieu de splendeurs ne me serait pas désagréable.

— Ni à nous ! s’écrièrent plusieurs des invités.

C’est en effet une collection d’immense valeur que le lord fit voir à ses hôtes. Par une singulière superstition, les mercenaires du grand rebelle avaient épargné ces tableaux.

— Ces chefs-d’œuvre sont mon orgueil, dit le lord, mais ce n’est pas tout, ils représentent la plus grande partie de ma fortune.

— Quelques-uns d’entre eux doivent valoir des millions, opina le marquis en connaisseur.

Lord Chishourst approuva avec fierté.

Des valets s’approchèrent à pas feutrés, servant des rafraîchissements et des sorbets.

— Je regrette le clair de lune dans le parc, murmura tout à coup Ellen, il fait si beau ce soir, regardez ces grands nuages sombres qui montent lentement à l’horizon, ne dirait-on pas que des donjons de fée se lèvent, comme à quelque appel magique ?

Le marquis de Livreux lui offrit son bras.

— Permettez que je vous accompagne dans le parc. Cet effet de lune vaut, je pense, la plus belle toile du monde.

Le lord les vit s’éloigner et il sourit doucement. Déjà des bruits de fiançailles circulaient sous l’orme, et l’idée d’une prochaine union entre sa fille et le gentilhomme français n’était pas pour lui déplaire.

— Regardez donc cette grande lune frottée d’argent, murmura la jeune fille, en s’appuyant plus fort, sur le bras de son compagnon. On dirait quelque grand visage, serein et attentif aux choses de la terre. Un dieu de la nuit…

— Dans chaque perle de votre collier, il y a une petite lune, dit le marquis.

Ellen rougit.

— Il me vient de ma mère, murmura-t-elle.

— Vous étiez bien jeune encore quand vous l’avez perdue, n’est-ce pas ?

— Mais non, marquis. Mais je l’ai tendrement aimée, et elle est morte d’une façon si étrange… un mystère plane également sur cette mort. Ah !… je crois que ce terrible manoir doit en connaître encore bien d’autres, hélas !

Un grand frisson la parcourut : tout à coup le parc lui sembla hostile, en proie, lui-même, au mystère des âges et de la nuit.

— Rentrons, marquis, voulez-vous ? demanda-t-elle à voix basse.

De retour dans la grande salle des tableaux, Lady Birmingham accapara le marquis.

— Je crois que vous donnez dans la poésie, mon cher marquis, glapit-elle. Vous voilà en contemplation devant la lune !

— Pas du tout, milady, dit-il en baisant distraitement la maigre main de la vieille dame. Je suis avant tout un amoureux du soleil !

Et, sans rien ajouter, il lui tourna le dos. Ce fut alors que Lady Birmingham s’aperçut de la disparition de son coûteux bracelet.

— C’est lui, murmura-t-elle. Un dangereux gaillard… et pourtant… eh bien, il me plaît, et cela me coûterait dix bracelets de ce genre…

Elle n’acheva pas d’exprimer l’obscur désir qui l’animait, mais un étrange sourire glissa sur sa face tannée.

Entre-temps, les nuages qu’Ellen avait vus monter à l’horizon avaient envahi tout le ciel. La lune et les étoiles furent masquées par leur ombre redoutable. Un grand vent se leva et fit gémir les arbres, puis l’averse s’abattit, sonore, mêlée de grêle. Le tonnerre gronda sans répit.

— La fin d’un beau jour, chantonna Lady Birmingham qui ne croyait pas si bien dire.

Ce fut une tempête effrayante qui hurla bientôt autour du manoir de Streetham, et Lord Chishourst offrit à ses hôtes de passer la nuit au château – invitation que tous s’empressèrent d’accepter.

Une heure tardive sonna au cartel du hall, la dernière tasse de thé était bue ; les valets emportèrent la desserte. Bientôt les invités se retirèrent dans leurs chambres respectives, et l’ombre et le silence s’emparèrent du vieux donjon.

Pendant le restant de la soirée, Lady Birmingham n’avait pas perdu de vue le singulier marquis de Livreux. Elle apprit avec plaisir que sa chambre donnait sur le même couloir que la sienne.

C’était une femme courageuse, intrépide même, et ne détestant pas l’aventure. Elle avait conçu le projet de ne pas donner l’alarme, d’éviter le scandale, mais de reconquérir son bracelet par ses propres moyens.

Elle attendit une heure, puis, jetant hâtivement un manteau sur ses maigres épaules, un revolver au poing, elle s’engagea dans le couloir.

Quelques minutes plus tard, elle s’arrêta devant la porte du marquis, l’oreille aux écoutes… puis elle l’ouvrit résolument.

D’une main preste, elle tourna le commutateur, la lumière jaillit, elle leva son arme.

Au même instant un cri horrible déchira le silence.

Cela venait d’en bas… La clameur était si affreuse, si désespérée, qu’elle arracha tout le monde du sommeil.

Des portes s’ouvrirent bruyamment. Lord Chishourst parut, armé de son fusil de chasse. Des ombres inquiètes surgirent de toutes les chambres.

— Qu’y a-t-il ? Mon Dieu… qu’est-il arrivé ? demandèrent des voix angoissées.

Tout à coup, une porte s’ouvrit et le marquis de Livreux bondit dans le couloir. Son visage était livide, mais ses yeux lançaient des éclairs.

— Vite ! Suivez-moi ! cria-t-il. Un crime horrible vient d’être commis.

— Mais c’est vers la chambre de ma fille que l’on se dirige ! gémit Lord Chishourst.

Le marquis ne répondit pas, mais poussa un grognement de colère, puis d’un geste violent il ouvrit la porte de la pièce. Un cri unanime d’horreur et d’effroi retentit.

Une forme blanche gisait sur le tapis… Ellen.

Ses yeux déjà vitreux semblaient regarder les arrivants avec stupeur, avec reproche.

— Ses mains ! Oh ! regardez ses mains, murmura quelqu’un, elle a dû se défendre…

Une mèche de cheveux noirs était restée dans la petite main livide, crispée par la mort.

— Ellen… ce n’est pas possible ! hurla Lord Chishourst, puis, avec un effort surhumain, il reprit un peu de sang-froid et s’agenouilla près du corps de la pauvrette.

— Le docteur Rainbow est-il ici ?

— Il vient !

Le docteur, qui se trouvait parmi les invités de Streetham, accourut, habillé à la hâte, et se pencha au-dessus de la dépouille.

— Trop tard ! murmura-t-il d’une voix contrite.

— Oui… répondit le lord tout bas… ma pauvre Ellen.

— Quelle étrange blessure ! s’écria tout à coup le médecin.

Il resta quelque temps perplexe, à contempler la morte.

— Elle n’a pu être faite à l’aide d’un couteau. Ce n’est pas un coup de feu non plus qui l’a provoquée.

— Nous n’avons entendu aucune détonation.

— On dirait… eh oui, le coup d’une corne acérée ! Je n’y comprends pas grand-chose pour l’heure présente. Voyons qu’est ceci…

Il ramassa quelques fragments de papier ensanglantés, épars autour du cadavre. À l’aide d’une puissante loupe, il les examina :

— Cela non plus ne m’apprend pas grand-chose, et voici qu’il y a de tout petits bouts de papier, presque des poussières, dans la blessure.

— Et l’assassin ? fit soudain une voix brève.

— Oui, l’assassin, répéta Lord Chishourst, comme en sortant d’un rêve.

À l’émotion bruyante des premiers moments, un silence accablant venait de succéder. On se regardait avec des yeux méfiants : la suspicion rôdait dans la place.

Ce fut le marquis de Livreux qui rompit ce silence :

— Le misérable n’a pu pénétrer que par cette fenêtre.

Lord Chishourst lui lança un regard sombre.

— Vous voyez bien que cette fenêtre est fermée, marquis. Mais vous devez pouvoir nous dire comment vous avez découvert le crime. Lorsque nous sommes accourus, vous sortiez de la chambre de ma fille.

— L’explication en est fort naturelle, répondit de Livreux. Au moment où le cri déchira le silence, je me trouvais tout près de la porte. Je n’ai pas hésité une minute à me porter au secours de votre fille.

— J’admire votre rapidité d’action, continua le lord d’une voix dure. Votre chambre se trouve à l’étage au-dessus, vous êtes encore complètement vêtu. J’ai le droit de vous demander des explications.

Il se peut que Lord Chishourst n’eût pas parlé d’une façon aussi claire et formelle, si l’attitude de tous les assistants ne l’y avait incité.

— Je ne pouvais trouver le sommeil, répondit le marquis, je faisais les cent pas dans le corridor, espérant que cette marche dans la nuit calmerait un peu mes nerfs surexcités par l’orage.

» Je regrette de sentir vos paroles si lourdes de soupçons, je me sens obligé de déclarer que celui qui se laisserait aller à des insinuations désobligeantes, devra en supporter les conséquences.

La menace porta, mais elle ne fournissait aucune lumière…

Jusque-là ces messieurs étaient parvenus à écarter les dames de la chambre du crime mais, deux ou trois d’entre elles ayant réussi à y pénétrer tout de même, les hurlements et les pleurs reprirent de plus belle.

Puis, naturellement, elles s’écroulèrent, évanouies.

Le docteur Rainbow ne cacha pas son mécontentement.

— Il ne nous manquait que cela… enfin, y a-t-il quelqu’un qui pourrait m’apporter des sels ou de l’eau de Cologne ?

— Lady Birmingham a des sels excellents, dit une des invitées qui, bien que frémissante d’horreur, se tenait encore sur ses jambes.

— Bon sang ! Lady Birmingham, où est-elle ?

— Lady Birmingham !

— … gham ! fit l’écho de la sombre demeure.

— Cela aussi n’est pas naturel, grogna Rainbow. Qu’elle ne soit pas ici, oh non !

On eût tôt fait de frapper à sa porte, mais, à la stupeur générale, personne ne répondit.

— Elle n’est pas si sourde que cela ! remarqua l’une des ladies – et elle ouvrit la porte de la chambre.

Celle-ci était vide.

— J’ai de l’eau de Cologne dans ma chambre, dit le marquis de Livreux, je reviens à l’instant.

C’est alors qu’un singulier pressentiment s’empara de l’esprit du docteur, il suivit le marquis sur les talons et parvint à jeter un coup d’œil dans la chambre.

Il recula, saisi par l’épouvante : un corps de femme gisait sur le plancher.

— À moi ! À l’assassin ! hurla le médecin, en se ruant dans la chambre.

Livreux tenta de prendre le large, mais le docteur lui barra la route.

— Je vous affirme… commença le gentilhomme.

— Restez où vous êtes, marquis ! ordonna Rainbow, pourquoi voulez-vous fuir ?

— Ôtez-vous de là, docteur, sinon…

Déjà les autres invités venaient de faire irruption dans la chambre, poussant des clameurs effrayées en voyant le cadavre de Lady Birmingham, étendu à leurs pieds.

Lord Chishourst entra le dernier, il était affreusement pâle.

Il regarda à peine le corps de la vieille dame, mais son regard alla droit vers le marquis.

— Marquis, je vous somme de vous expliquer !

L’autre haussa les épaules :

— Je ne puis vous dire qu’une seule chose. C’est que je suis étranger aux deux crimes qui viennent de se commettre dans cette demeure !

— La blessure ! dit soudain le docteur en se tournant vers le cadavre, c’est une plaie identique à celle de la pauvre Ellen !

— Aucune raison ne nous oblige à traiter encore le marquis comme un gentleman, dit le lord en se tournant vers ses hôtes. Pour ma part, je le considère comme un vil bandit ! Il faut qu’il soit livré sur l’heure à la police. Docteur ! Je vous confie la garde de cet homme.

Une activité fébrile s’empara alors des habitants du château : on courut au téléphone, on fit sortir les autos du garage, on attela les dog-cars ; on tâcha, en aussi peu de temps que possible, d’amener le plus grand nombre d’agents de police.

Quand les premiers arrivèrent et qu’ils se rendirent, imbus de leur autorité vers la chambre où le marquis de Livreux était gardé à vue, on retrouva bien le docteur Rainbow, mais le gentilhomme français avait disparu.

Il est vrai que le pauvre Rainbow faisait piètre figure, avec son nez aplati, sa lèvre fendue et son front bosselé.

Sorti d’une torpeur hagarde, il parvint à expliquer que le marquis s’était jeté brusquement sur lui, le terrassant et le bourrant de coups, puis s’était éclipsé dans l’ombre.

C’est en vain qu’on battit les halliers, que les autos firent de la vitesse sur les routes, inondant les parages de la clarté violente de leurs phares. Livreux leur avait bien et bien brûlé la politesse.

Entre-temps l’inspecteur Goodfield de Scotland Yard, arriva, flanqué de trois agents de la brigade des recherches criminelles.

Mais, comme les autres, il dut se contenter de secouer pensivement la tête et de couvrir de signes son carnet de notes.

— Un satané bandit, gronda-t-il. Une fripouille fameusement adroite, allez ! Ce double crime me rappelle un cas qui a mis tout Paris en émoi, il y a un mois à peine. Une femme assassinée par les mêmes procédés, si je puis m’exprimer de la sorte : cette même blessure, produite par une arme inconnue.

Le maire du village, qui venait d’arriver lui aussi, avait pris une part active à l’enquête. Pourtant, comme les autres, il revint bredouille d’une battue à travers champs.

— Il faudrait découvrir le mobile de ce double forfait, déclara-t-il. Puis, en s’adressant à Chishourst : n’a-t-on rien dérobé dans les appartements de Miss Ellen ?

Le hobereau s’éveilla comme d’un rêve très lourd et jeta un coup d’œil rapide autour de lui.

— Mais non, pas que je sache…

Ce fut sa femme qui intervint.

— Ellen ne porte plus son collier !

— Ah ! fit le lord, elle le portait hier soir en effet.

Goodfield fit fouiller la pièce, mais la parure avait disparu.

— La malheureuse ne s’était pas encore mise au lit, murmura l’inspecteur, car celui-ci n’est pas encore défait. Le collier a dû lui être arraché du cou par le meurtrier. Ah ! la canaille, comme j’aimerais lui donner le collier de chanvre en échange !

Il se tourna vers le lord qui l’avait écouté en silence.

— Quelle valeur attribuez-vous à cette parure, milord ?

— Environ cinq cents livres, inspecteur.

— Cela suffit pour pousser des bandits au meurtre, intervint le maire.

On entendit le bruit d’une automobile, remontant la grande allée du parc à vive allure.

L’instant d’après un valet s’approcha du lord :

— Milord, Mr. Harry Dickson vous prie de bien vouloir le recevoir immédiatement…

CHAPITRE 2

HARRY DICKSON ENTRE EN SCÈNE

— Harry Dickson murmura Lord Chishourst stupéfait, cet homme est-il donc au courant d’un crime, dès qu’il vient d’être commis ?

— C’est un diable d’homme, approuva Goodfield, il flaire le forfait, comme un chien de chasse le gibier. En attendant, je ne suis pas fâché de le voir arriver. Les choses pourraient bien prendre une autre tournure.

— Merci de votre bonne opinion, mon cher Goodfield, fit tout à coup une voix claire, et un gentleman de haute stature entra dans la salle, s’inclinant devant les maîtres de céans.

— Et voilà Mr. Wills également ! ajouta Goodfield en désignant un jeune homme qui se tenait un peu à l’écart du maître-détective.

— Mr. Dickson, dit Lord Chishourst, je n’ai pas besoin de vous dire que votre nom nous est connu et fort bien connu. Mais comment se fait-il…

— Que je sois ici ? compléta Harry Dickson en faisant un geste vague, si vous voulez bien, milord, je dirai tout simplement qu’il suffit que je sois ici, le reste importe peu. Avec votre assentiment, je demanderai l’une ou l’autre chose à mon ami Goodfield ici présent, et je jetterai un coup d’œil sur les lieux du crime.

— C’est Frascatti qui a fait le coup ! s’écria Goodfield, et coup double encore.

— Deux meurtres et deux vols, précisa Dickson.

Lord Chishourst leva vivement la tête.

— Cela aussi vous le savez, monsieur Dickson ?

— Et bien d’autres choses encore, milord.

— Monsieur Dickson, ma maison vous est ouverte, dit Lord Chishourst avec un peu de hauteur. Permettez toutefois que ma femme et moi nous nous retirions, nous sommes incapables de revoir une fois encore ces scènes d’abomination.

— Je vous comprends fort bien, répondit Dickson avec empressement, venez, Tom.

— Si vous voulez voir le docteur Rainbow, il pourra vous dire des choses intéressantes, mais je vous préviens qu’il a été mal arrangé par ce bandit de Frascatti.

— Diable de Frascatti ! murmura le détective avec un peu d’ironie.

Rainbow parut, il avait vraiment mauvaise mine ; son visage était entortillé de linges et il fleurait vilainement l’éther et le formol.

— Ne parlons pas de moi-même, messieurs, dit-il d’une voix plaintive, bien que le chenapan ait failli faire une troisième victime en ma personne.

— Ah ! ce Frascatti, répéta Harry Dickson.

— Dites donc, maître, dit Tom à voix basse, et d’un air un peu choqué, il me semble que vous dites cela légèrement, vous avez l’air de plaisanter.

— Vraiment, Tom ? Merci de la leçon, mon petit, en effet, la plaisanterie n’est pas de saison dans cette sanglante demeure. Bonjour, docteur, je vous écoute.

D’une voix sourde, entrecoupée de plaintes et de malédictions, le médecin commença son récit.

Dickson l’écoutait sans dire un mot, mais d’un air passablement distrait qui eut l’heur d’étonner son élève.

— Voulez-vous me conduire dans la chambre de miss Ellen, docteur ?

Rainbow s’empressa.

Les domestiques avaient déposé le corps de leur jeune maîtresse sur un lit de parade ; une gerbe de roses pâles s’effeuillait au-dessus de son front livide, auréolé par l’or de sa belle chevelure.

Tom Wills eut un geste d’immense pitié et regarda longuement cette forme merveilleuse, d’où une main, criminelle entre toutes, venait de ravir la vie.

— Il y avait des fragments de papier autour d’elle, continua le docteur, j’en ai découvert jusque dans la blessure. Vraiment, monsieur Dickson, je ne sais quoi penser.

Et, de nouveau, Tom Wills remarqua l’air distrait de son maître.

En d’autres circonstances, le détective aurait commencé par fouiller la pièce de fond en comble, il aurait alerté le personnel, sa loupe aurait été braquée sur les choses les plus infimes.

Or le jeune homme ne voyait aujourd’hui en son maître qu’un homme distrait, écoutant son interlocuteur avec une politesse glacée et lointaine.

Mais soudain le mode changea, et Tom fut vivement intéressé par la suite singulière des événements.

Harry Dickson avait à peine regardé la morte. Par contre, son attention se concentrait sur le visage tuméfié du docteur.

— Ainsi, ce… hm, Frascatti vous a mis si mal en point, docteur Rainbow ?

— Ne vous occupez pas de moi, monsieur Dickson.

— Mais si, mais si, au contraire… permettez.

D’une main qui ne souffrait aucune résistance, il souleva le bandage et regarda les yeux tuméfiés du praticien puis il se mit à rire.

— Il n’y a rien de risible dans tout ceci, fit le docteur vexé.

— Il me semble que Frascatti n’a pas été si cruel que cela avec vous, docteur.

C’était une parole bien anodine, dite de la façon la plus bonhomme du monde, et pourtant Tom Wills fut stupéfait de l’effet qu’elle produisit sur le médecin. Il se mit à trembler de tous ses membres et balbutia :

— Que… voulez-vous dire… monsieur…

Harry Dickson ne répondit pas ; il jouait avec les fragments de papier ensanglantés que le docteur lui avait remis.

— Je crois, dit-il tout à coup, que ces bouts de papier sont bien intéressants, qu’ils expliquent bien des choses, si ce n’est tout…

— Très curieux, n’est-ce pas ? approuva le docteur, reprenant un peu de son aplomb perdu.

— Et pourquoi ? dit le détective comme s’il se questionnait lui-même.

— Oui, pourquoi, répéta Rainbow.

— Parce que, mon cher docteur, ils ne signifient rien du tout !

Ah ! les étranges paroles !

Mais une bombe éclatant devant le médecin, une armée de monstres surgissant à ses côtés, n’auraient pu produire un effet plus terrible sur lui.

Il poussa un cri de terreur, leva les mains au ciel et, tout à coup, comme s’il avait perdu la raison, fit demi-tour et s’enfuit dans le corridor.

Tom Wills voulut lui barrer la route, mais son maître le retint.

— Laissez faire les choses ! dit-il d’une voix dure. Avez-vous votre revolver ?

— Oui, maître, mais…

— Pas de mais, l’heure pourrait être plus grave que je ne le crois. Attendons et écoutons.

À pas feutrés, ils s’engagèrent dans le corridor obscur, aux écoutes du silence.

Tom hocha pensivement la tête, décidément il comprenait de moins en moins son maître.

— Il y a deux solutions à envisager, dit le détective à voix très basse, avec l’air de se parler à lui-même.

De longues minutes s’écoulèrent. Tom ouvrit la bouche pour adresser une question à Dickson.

Mais soudain un cri déchirant s’éleva, venant du rez-de-chaussée.

Tom s’élança vers l’escalier, mais son maître le retint d’une main ferme.

— Mais c’est le cri d’un homme qui meurt ! s’écria le jeune homme.

— Possible ! dit Dickson avec un calme terrible.

Le jeune homme regarda le détective, comme s’il croyait que la démence s’emparait de lui.

En bas, on entendit claquer des portes, puis des bruits de pas précipités, ainsi que la voix de Lord Chishourst qui réclamait le calme.

— Il n’y a rien, messieurs, ce n’est pas la première fois que cela arrive.

— Je comprends, goguenarda aussitôt Dickson.

Un domestique âgé montait les escaliers en secouant la tête. Tom s’élança vers lui.

— Qu’est cela ?

Le serviteur haussa les épaules d’un air las.

— C’est le fantôme ! Vous parlez d’une boîte !

Harry Dickson suivit des yeux l’homme qui s’éloignait, une expression indéfinissable sur le visage.

— La superstition sert toujours le crime, dit-il, en se tournant vers Tom Wills.

— Mais ce cri ? Je suis sûr que c’est un agonisant qui l’a poussé, je m’y connais !

— C’est la seconde solution, mon petit Tom. Je la prévoyais plus ou moins ; à présent nous pouvons mettre nos revolvers dans nos poches, en attendant une occasion meilleure pour nous en servir. Elle ne tardera guère, je pense.

Tom obéit en rechignant. Il ne comprenait rien à ce qui se passait autour d’eux. En levant les yeux, il vit les traits de Dickson durcis par une résolution farouche : la lueur ironique de ses yeux venait de faire place à une flamme sombre. Il se tut et baissa la tête, confiant malgré tout dans la sagesse du grand détective.

— Voyez-vous clair dans cette abomination, monsieur Dickson ?

C’était Lord Chishourst qui parlait, tandis que les domestiques desservaient la table du dîner. Le grand détective hocha la tête.

— Je ne crois pas que je puisse encore découvrir grand-chose, ici à Streetham, je crois que le mieux que je puisse faire, c’est de me mettre à la recherche du marquis de Livreux.

— Ou de Frascatti ! intervint Lady Chishourst.

— Ou de Frascatti, si vous le voulez, répondit Dickson, je me demande ce que ce singulier individu est venu chercher au château.

— Vous le demandez ? s’écria le lord, je crois que ce n’est pas difficile à deviner. C’est le trésor qui l’a attiré.

— Pourtant ce n’est pas d’hier qu’il est question de cette étrange histoire, d’une fortune enfouie depuis des siècles, au manoir de Streetham.

— Frascatti n’a dû l’apprendre que fortuitement. Il y a quelque temps, le reporter d’une grande feuille française est venu m’interroger à ce sujet. Je n’avais aucune raison de lui en faire un mystère. Je lui ai appris l’existence du mystérieux parchemin, je lui ai raconté les recherches sans nombre de mes aïeux et de moi-même. Je lui ai avoué que je croyais formellement à son existence. Le journaliste a publié un article fort intéressant, fort alléchant surtout, car il parlait de lingots d’or, de parures de grand prix, de pierres précieuses. L’écrivain avait romancé son papier, car je ne lui en avais pas dit tant.

— Je comprends votre pensée, intervint Harry Dickson, Frascatti a lu l’article, et par l’odeur alléché, comme dirait le fabuliste…

— Tout juste !

— Et dans quelle publication cette histoire a-t-elle paru ?

— Dans Le Grand Illustré Français.

Harry Dickson ne répondit pas et sembla concentrer toute son attention sur le vieux whisky que le sommelier venait de servir.

Tom Wills s’enhardit à poser une question à son tour.

— Je voudrais vous demander, milord… commença-t-il.

Il se tourna vers son maître, un peu confus de son audace, mais Dickson l’encouragea d’un clin d’œil.

— Le cri que nous avons entendu ce matin n’a pas semblé vous effrayer outre mesure. Il me semble même vous avoir entendu dire qu’il ne fallait pas y prendre garde.

Le lord jeta un long regard sur le jeune homme, mais ce fut son épouse qui prit la parole pour lui.

— C’est une histoire qui pourra vous paraître ridicule, monsieur Wills, déclara-t-elle en lui décochant un faible sourire. Mais n’oubliez pas que nous habitons dans un des plus vieux manoirs d’Angleterre.

— Chaque manoir a son fantôme, murmura Dickson.

— C’est cela, monsieur Dickson, mais ne plaisantez pas. Ce n’est pas la première fois qu’une clameur aussi inusitée, et surtout aussi inexplicable, déchire le silence de cette demeure. On dit…

Elle se tut et serra son splendide châle des Indes autour de ses épaules, comme si un grand froid venait de la surprendre.

— On dit qu’un terrible fantôme rôde par le manoir, continua-t-elle à voix plus basse, celui… ah ! non, pourquoi me faire raconter cela, c’est épouvantable.

— Celui de l’infortuné roi Charles, assassiné par ses sujets, dit le lord. Des domestiques veulent jurer sur leur salut éternel qu’ils ont vu errer le fantôme dans les corridors. Ce spectre n’a pas de tête.

— Je me demande pourquoi le cri de mort de la malheureuse Miss Ellen a provoqué une émotion si immédiate, dans ce cas, dit vivement Tom Wills, puisqu’on était habitué à de pareilles rumeurs nocturnes.

— Pas mal, mon petit, murmura Dickson, tout bas.

Le lord eut un pâle sourire.

— Monsieur Wills parle en détective, et pour cela il est à bonne école, objecta-t-il. Mais il ne faut pas perdre de vue que ceux qui passaient la nuit au château n’y étaient pas habitués. Pour ma part, je ne suis sorti de ma chambre que lorsque le tumulte se fut amplifié d’une façon inaccoutumée.

Tom baissa la tête, un peu honteux de sa sortie. Toutefois, il vit que son maître ne manifestait aucune désapprobation et il reprit courage.

— Pardon, mylady et milord, d’avoir interrompu votre récit, je vous ai coupé un effet, comme on dit vulgairement.

— On raconte, continua Lord Chishourst, que le spectre du roi garde lui-même le trésor de Streetham.

Il baissa la voix.

— Mon trisaïeul aurait, d’après la légende, caché le trésor royal dans ces parages. Je n’aime pas beaucoup parler de ces choses. Malgré moi, je pressens une certaine félonie.

— Que le temps a éteinte, dit Harry Dickson.

— Sans doute, monsieur. N’empêche que ce spectre, dont je n’oserais nier l’existence, laisse derrière lui des traces effarantes.

— Un fantôme qui laisse des traces ? s’étonna Tom Wills.

— Oui, du sang coule toujours de l’affreuse plaie, dit-on, du sang qu’on retrouve le lendemain sur les dalles.

— Du sang ! fit Tom, mais… ah ! mon Dieu, regardez donc !

Le jeune homme venait de se renverser sur sa chaise, blême comme un mort ; d’un doigt tremblant, il indiqua la cheminée de marbre blanc.

— Cela aussi c’est du sang, hoqueta-t-il, et qui est à peine coagulé !

Lord et Lady Chishourst considéraient la large traînée rouge, d’un œil épouvanté.

— Le fantôme du roi, frémit la femme, oh !… je ne pourrais rester ici… excusez-moi, je vous en prie.

Elle sortit presque en courant.

Tom Wills regarda son maître.

Il n’avait pas bougé, son regard admirait l’or fluide de la liqueur dans son verre. Il semblait que tout cela ne l’intéressait guère.

CHAPITRE 3

LE NŒUD DU PENJAB

À la vive surprise de Tom, son maître resta toute une partie de la matinée dans une inactivité qui n’était pas dans ses habitudes.

Il fuma d’interminables pipes, prit quelques volumes de Dickens dans la bibliothèque et les feuilleta avec amour.

Vers midi, un télégramme le tira un peu de sa torpeur.

Il le lut attentivement puis, le chiffonnant, déclara en maugréant.

— Enfin… donnant donnant.

— Quoi de neuf, maître ? demanda Tom avec curiosité.

— J’avais demandé un renseignement au Grand Illustré Français et voici qu’ils m’envoient un reporter. J’aurai à subir une interview.

Tom connaissait le peu de tendresse de son maître pour l’indiscrétion des journalistes.

— Vous ne le recevrez pas, je suppose.

— Que si, Tom, car, à la façon dont la dépêche est rédigée, je pense que ce journaliste venant de France m’apprendra plus de choses intéressantes qu’il ne pourra en tirer de moi-même.

Le jeune homme ramassa le formulaire froissé :

« Viendrai personnellement, vous supplie de me recevoir, – Renaud. »

— Vous supplie, répéta Tom, cela a tout l’air d’un appel au secours !

— Et c’en est un, j’en suis certain, mon garçon. À propos, savez-vous qui est ce Renaud ?

— Pas du tout.

— C’est l’auteur de l’article paru sur le trésor de Streetham, dans le Grand Illustré Français.

Dickson reprit le télégramme.

— Je crois que M. Renaud ne tardera pas à s’annoncer. La dépêche a été remise avec un très fort retard, elle ne peut le précéder que de quelques minutes.

En effet, peu de temps après, la sonnette tinta avec frénésie, et Mrs. Crown, la gouvernante, arriva tout effarée.

— Il y a un monsieur dans le vestibule, qui ressemble à un service tourneur ! s’exclama-t-elle.

Tom Wills se mit à rire.

— Un derviche tourneur, voulez-vous dire ! Aha !

— C’est ça, moquez-vous de moi, grommela la brave femme, comme si c’était permis à un jeune serin de votre âge de vouloir se mêler d’apprendre à parler aux personnes âgées et respectables.

— Ne vous fâchez pas, ma bonne dame, murmura Harry Dickson, et dites-nous quel oiseau vous désignez par un nom si savant.

— Pour un oiseau, c’est un drôle d’oiseau, s’écria la dame ; il danse sur le carreau du corridor, comme s’il avait une mécanique dans le ventre. Seigneur, le voilà qui monte, sans m’en demander la permission !!! Je vais lui envoyer mon balai dans les jambes.

— N’en faites rien, madame Crown, s’écria Dickson en retenant son envie de rire, et laissez entrer cet homme si pressé.

— Quand il sortira je ne le saluerai pas ! déclara la matrone outrée.

Et, en rechignant, elle s’effaça pour livrer passage à un jeune homme, en effet tout trépidant d’impatience.

— Monsieur Dickson ! s’écria-t-il. Est-ce vous, monsieur ?

— Pour vous servir, monsieur Renaud, mais de ma vie je n’ai jamais vu reporter se lançant plus fougueusement dans l’interview.

— Il s’agit bien d’une interview, gémit le visiteur. Monsieur Dickson, votre porte ferme-t-elle bien ?

Le détective lui jeta un regard bizarre.

— Certainement, vous êtes ici en sécurité, monsieur Renaud.

— Puissiez-vous dire vrai !

— Tom, versez un verre de rhum à monsieur Renaud, dit doucement le détective.

Le reporter but avidement le verre que lui tendait le jeune élève détective.

— Ah ! fit-il, cela réchauffe, cela réconforte. J’ai bien cru que de ma vie je n’en boirais plus.

— Vous sentez-vous en état de répondre à quelques-unes de mes questions, demanda Harry Dickson.

— Certainement ! Demandez-moi ce que vous vouiez. Dois-je écrire un article ? Je le ferai, je ferai tout ce que vous me direz. Je parlerai de tous les ors de Golconde si vous l’exigez. Mais, pour Dieu, laissez cette corde tranquille.

— Quelle corde ? demanda Tom.

— Silence Tom ! ordonna le maître d’une voix brève, et le jeune homme vit combien le visage du détective était grave et anxieux.

— La corde vivante ! Elle entre… c’est un serpent. Elle me tuera ! Mon Dieu ! je ne dirai rien, et j’écrirai tout ce que vous voudrez.

Harry Dickson se pencha vers le journaliste, plongeant son regard dans les yeux qui fuyaient.

— Monsieur Renaud, vous avez écrit un article sur le trésor de Streetham ?

— Streetham ? Je vous jure que non ! Je ne connais pas Streetham !… et puis… oui je l’ai écrit. C’est une vieille histoire ! Il n’y a rien d’extraordinaire à cela. Vous entendez ? Rien d’ex-tra-or-di-nai-re ! cria-t-il en scandant les syllabes.

— Pourquoi êtes-vous ici, dans ce cas ?

— Pourquoi ?

Le reporter sembla se recueillir, ses traits se détendirent un peu, il regarda autour de lui avec un peu moins d’égarement.

Tout à coup, son regard s’arrêta sur le visage sévère du grand détective.

— Monsieur Dickson, sauvez-moi !

— Je vous le promets, monsieur Renaud ! Voyons, soyez homme ! Que craignez-vous, vous êtes ici chez moi, Harry Dickson, je vous protège contre tout et contre tous !

Renaud tourna un regard affolé vers le détective.

— Même contre la corde vivante !

— Même contre elle, répondit Dickson d’un air grave.

— Eh bien, je vais vous le dire. Oui, j’ai écrit cet article sur le trésor de Streetham ; d’abord je n’ai pas trouvé cela bien intéressant, car de pareilles histoires courent les rues.

— Qui vous donna l’idée de le faire ?

Renaud prit un air sournois.

— Ce fut une dame, murmura-t-il, une dame.

— Comment était-elle ?

D’un air égaré, il se passa la main sur le front.

— Je ne sais pas, dit-il tout bas.

— Êtes-vous venu à Streetham ?

— Streetham ? Oui, je suis venu à Streetham… Oui, personne ne pourra me faire dire que je ne suis pas venu là.

Il parlait d’une voix hachée. Un violent tremblement s’était emparé de tout son être.

— Monsieur Renaud ! s’écria Dickson.

— La corde vivante ! Elle me poursuit ! C’est un serpent ! Je vais mourir ! Au secours ! La voilà… elle s’enroule autour de votre main… la voici qui va me sauter au cou. Au sec…

Il s’écroula, l’écume aux lèvres.

Harry Dickson se leva, le regard sombre.

— Téléphonez à la clinique du docteur Wade, Tom, ordonna-t-il. Qu’on amène à l’instant l’ambulance, et que deux ou trois infirmiers l’accompagnent !

— Pourquoi maître ?

— Cet homme est devenu fou !

Quand, un quart d’heure plus tard, les infirmiers eurent emporté un Renaud, hagard, hurlant, furieusement dément, Harry Dickson se laissa tomber dans son fauteuil.

Son visage était soucieux ; de temps en temps il poussait une exclamation de dépit, d’une voix sourde et rageuse.

— Cette fois-ci c’est la folie qui vient à la rescousse du crime, gronda-t-il. Juste au moment où j’allais apprendre les tenants et aboutissants de cette maudite histoire. Renaud allait me fournir une preuve éclatante. La folie est intervenue à son heure. Quelle puissance des ténèbres protège donc les misérables ?

— Comment le journaliste est-il devenu fou ? demanda Tom.

— De peur, Tom. Quelque chose d’abominable semblait traquer cet homme.

On sonna, Mrs. Crown alla ouvrir et un des infirmiers du docteur Wade entra.

— Monsieur Dickson, dit-il, le docteur Wade vous envoie ceci. Il ajoute que c’est tombé de la poche du malade. Quand celui-ci a vu l’objet, il est entré dans une crise d’épouvante. Le docteur Wade suppose que cela pourra vous être utile dans vos recherches.

Harry Dickson ouvrit le paquet que l’infirmier lui tendait et poussa une exclamation étouffée.

— La corde vivante !

Tom s’approcha vivement :

C’était une mince cordelette de soie sombre et luisante, comme si on l’avait abondamment suiffée.

— Voici la cause de la folie du malheureux Renaud, dit-il, en rejetant l’objet avec un geste d’horreur et dégoût.

— Une corde… fit Tom.

— Non, le nœud du Pendjab, rectifia le détective, l’arme effroyable des étrangleurs Thugs, l’atroce secte des tueurs hindous. L’a-t-on simplement maniée comme un objet de menace, ou bien a-t-elle failli avoir raison du journaliste ?

De longues minutes de silence s’écoulèrent.

— Tom, dit-il enfin, d’une voix lente et pénétrante, non seulement une preuve formelle vient de nous échapper, mais nous avons à nous préparer à une lutte sans merci contre des bandits d’une férocité inimaginable !

CHAPITRE 4

LE TRÉSOR DE STREETHAM

De nouveau l’orage grondait autour de Streetham.

Un vent nord-ouest chassait d’épais nuages au loin ; de temps en temps, la clarté livide d’un éclair fusait entre ces monstres de fumées et de vapeurs.

Le bourg se dressait, solitaire et menaçant, dans la nuit en proie aux fureurs de la tempête.

Pourtant, dans le parc affreusement battu par la rafale, deux ombres s’avançaient, courbées sous l’averse.

— Il y a de la lumière à une des fenêtres du manoir, maître, murmura Tom Wills. Pensez-vous qu’il soit prudent d’avancer, regardez comme l’espace devant nous est découvert.

— Je crois en effet qu’il serait sage d’attendre, répondit le maître ; ce petit pavillon qui se dresse à l’orée du parc va, malgré ses vitres crevées, nous offrir un abri convenable. Patientons, la patience est une des plus grandes vertus du détective.

Ils s’accroupirent sur les dalles, s’abritant contre les gouttes perdues, au moyen de leurs larges imperméables.

— Ainsi, nous allons à la découverte du trésor de Streetham ; monsieur Dickson ? demanda Tom.

— Je vous promets cette mirifique vision, mon cher, goguenarda le détective.

— Comment ferez-vous, maître ? Depuis des siècles, des hommes se sont penchés sur l’énigme du parchemin ! Vous n’allez pas me dire qu’en deux jours vous avez pu la résoudre ?

Le détective grogna.

— Et pourquoi pas, mon jeune ami ? Cette énigme n’en est pas une, elle l’est même trop peu à mon goût. Elle est même tellement claire, que le premier chercheur de rébus venu l’aurait solutionnée, puis repoussée avec dédain. Vous souvenez-vous du texte ?

— Je le connais même par cœur !

— Tant mieux, cela m’évitera de longues et oiseuses explications. Un arc de cercle de l’est à l’ouest : voilà qui signifie le jour, ou plutôt la marche du soleil. Passez-moi la boussole.

Tom s’exécuta.

Harry Dickson consulta rapidement l’aiguille tremblotante, à l’aide de sa lampe de poche.

— Voilà l’endroit où l’astre radieux se lève au-dessus des arbres du parc, et voilà celui où il se couche. Bien. Partageons cela en trois et abaissons une perpendiculaire comme en géométrie. Que voyez-vous à cet endroit ?

— Un arbre solitaire et rudement rabougri… tiens, c’est un pommier sauvage.

— Arbre fleurant bien bon, quand le soleil l’échauffe… ricana Dickson.

— L’arbre du bon parfum ! s’écria Tom.

— Et dites-moi, mon petit, quel fut le fruit de sagesse que notre mère cueillit dans l’Éden, aux premiers jours des âges.

— Une pomme ! Ah ! J’y suis, l’arbre de la sagesse ! Comme c’est simple !

— Oui, à condition d’y penser, comme aurait dit Christophe Colomb, quand il planta son œuf sur la table. Que voyez-vous au pied de l’arbre ?

— Comment voulez-vous que je voie… il fait noir comme dans l’enfer.

— Enfer ! mot prédestiné à ce que nous allons voir, je suppose. Moi non plus je ne vois rien, mais soyez certain qu’il doit y avoir là quelque dalle vétuste qui ne résistera nullement à nos efforts.

— Comme vous voilà renseigné !

— C’est grâce à la limpidité outrée de ce parchemin, Tom… Ah ! voilà la lumière qui s’éteint à la haute fenêtre de la tour. Le chef des domestiques s’en va au pays des rêves !

— Avançons-nous, maître ?

— All right !

Ils s’aventurèrent dans l’espèce de clairière qui s’étendait devant eux, ombres parmi les ombres.

Quelques minutes plus tard, crottés, fangeux, mouillés comme des barbets, ils s’arrêtèrent au pied de l’arbre.

Il n’y avait là nulle trace de dalle ni de pierre.

— Morbleu ! grommela le détective, me serais-je trompé à un tel point ?

Ils tâtèrent le sol mou, mais leurs mains ne rencontrèrent qu’une boue fuyante et que l’humus des feuilles mortes.

— Rien, rien ! gronda Harry Dickson.

Le grand détective semblait réellement dérouté.

— Faisons le tour de l’arbre, ordonna-t-il d’une voix sombre.

À quatre pattes, ils parcoururent un cercle autour du pommier.

— Pour un pommier, il a rudement de la circonférence, murmura Tom Wills.

Tout à coup le détective se dressa.

— Comment dites-vous Tom ?

Le jeune homme répéta sa fortuite remarque.

— Honneur à vous, Tom, oh ! le plus perspicace des limiers, jubila soudain Harry Dickson. Mon garçon, je vous devrai les trois quarts du succès dans cette chienne d’histoire.

— Eh bien, vous savez… commença Tom, mais son maître lui coupa la parole.

— Un pommier, Tom ! Ah ! Elle est bien bonne… Admirez l’intelligence de nos ancêtres, car ceci ne date pas d’hier. Le pommier est de fait un bon vieux chêne d’Angleterre, sur lequel un jardinier de génie greffa un honnête pommier.

— Si vous croyez que cela nous avance à quelque chose ? grogna Tom Wills.

— Connaissez-vous la propriété des chênes trop vieux, Tom ?

— Eh, non je ne suis pas du métier.

— Ils se creusent, Tom, ils s’évident comme une conque, tout en conservant un reste de vie. Une, deux, trois, je monte et si la voie est libre, je vous appelle.

Avec un agilité d’acrobate, Harry Dickson eut tôt fait d’être juché sur une maîtresse branche. Tom l’entendit rire.

— Creux, vide comme un coffre-fort que Frascatti a visité, montez, mon garçon.

Le chêne se présentait en effet comme un immense tube, où Dickson se laissa glisser sans peine et où Tom le suivit.

— Fameusement longue cette descente, l’entendit murmurer Dickson.

— La main de l’homme a aidé la nature, my boy. Voici un boyau qui doit tout à la pelle et à la pioche. Attention, il y a des marches, et aucun écriteau ne nous en avise.

Les lampes de poche entrèrent en jeu : elles éclairèrent un passage étroit et ténébreux où le vent s’engouffrait avec un bruit lugubre.

— Ah ! fit soudain Dickson, voici la porte… Seigneur, on ne saurait être plus prévenant, elle n’est pas même fermée. Poussons-la… Quoi ! pas même un grincement, pas même le cri d’une rouille séculaire… Hum, c’est trop beau pour être vrai. Soyons sur nos gardes.

Ils venaient d’entrer dans une large salle circulaire, parfaitement voûtée, et dont les parois étaient recouvertes de larges taches neigeuses.

— Du beau et bon salpêtre, Tom, ici les pères de lord Chishourst auraient de quoi faire assez de poudre à canon pour entreprendre une petite guerre.

— Eh bien ! et le trésor ? demanda Tom déçu.

— Hum ! ça c’est une autre histoire ! ricana Dickson. Tiens, qu’est ceci ?

C’était un étroit escalier qui s’enfonçait en vrille dans les profondeurs.

— On y va, maître ?

— Eh, sans doute !

— Peut-être que nous sommes sur la voie du trésor de Streetham, dit Tom, alléché par une vision de coffres remplis d’or, d’émeraudes et de rubis.

— Voici ! répondit le détective.

Le même jeu se répéta ; une porte, très étroite cette fois-ci, leur barra la route. Bien qu’elle ne fût fermée ni au verrou ni à clé, elle exigea les efforts combinés des deux détectives pour s’ouvrir.

La salle où ils pénétrèrent était si grande que la lumière de leurs lampes en effleurait à peine les parois du fond ; un léger brouillard y flottait, ondoyant dans le jet de la clarté électrique, ainsi qu’une vague odeur d’encens et de pourriture.

— Reconnaissez-vous cette odeur, Tom ? demanda Dickson.

— Oui, sans pouvoir la situer.

— L’odeur d’un monde, mon fils. Ce que vous sentez, ce n’est pas un parfum bien défini, c’est celui d’un pays, d’un monde, comme je viens de vous le dire. Marseille sent le phosphore, Londres le cirage, Paris la levure chaude, Vienne…

— J’y suis ! s’écria Tom Wills, c’est l’odeur de Colombo… de l’Inde.

— C’est cela, et retenez que cela ne rend pas nos affaires moins dangereuses.

— En attendant, je ne vois rien qui puisse faire croire à ce fameux trésor, grommela le jeune homme.

Le sol de terre battue était net, la salle d’un vide désespérant. Tout à coup, Tom poussa une exclamation d’effroi. Dans la clarté de sa lampe, une monstruosité venait de surgir.

Un être effroyable grimaçait devant lui, tendant des griffes géantes.

— Ce n’est qu’une statue, Tom, mais elle n’en est pas moins vilaine, dit Dickson, avec un petit rire qui sonnait faux.

Le fond de la salle était masqué par cette créature de cauchemar.

C’était un lourd buste de femme, surmonté d’une tête atroce, aux yeux glauques, vaguement lumineux. Six bras terminés par des mains griffues sortaient de ce tronc, semblant vouloir agripper les intrus.

— Vous ne la reconnaissez pas ? souffla Harry Dickson, impressionné malgré lui par l’horreur qui se dégageait de cette apparition.

— Il me semble… sur des gravures…

— La déesse Kâli, souveraine de la Mort ! L’épouvantable génie de l’Inde mystérieuse.

Le détective examinait attentivement la statue, faite d’un bronze mat et plaquée d’orichalque.

— Mais ses griffes sont encore tout engluées de sang ! remarqua Tom.

— Regardez-les de près, conseilla Harry Dickson. Chaque griffe présentait la forme d’un cône aigu, très allongé.

— Quelles armes… commença l’élève… Oh ! maître, rappelez-vous la plaie qui s’ouvrait au cou de l’infortunée Ellen, se pourrait-il…

— Je suis convaincu que chacun de ces durs cônes de bronze s’adapterait fort bien à la blessure, répondit le détective. Mais de là à admettre que c’est la déesse Kâli qui a fait le coup !

Brusquement Tom Wills recula. Il venait de voir une forme suspecte allongée aux côtés du monstre de bronze.

— Il y a un homme qui se tient accroupi dans l’ombre, souffla-t-il à l’oreille du détective.

Dickson passa devant Tom, étreignant d’une main fébrile la crosse de son revolver automatique.

— C’est un cadavre… ah ! cela ne m’étonne pas… regardez donc, Tom, c’est une de nos vieilles connaissances !

— Le docteur Rainbow ! s’écria Tom avec un frisson.

— … Pas étonnant, murmura Harry Dickson.

— Regardez la blessure, maître… la plaie au cou… cela ressemble à un violent coup de corne !

— La griffe de Kâli ! Faudra-t-il admettre que cette terrible déesse se promenait dans le manoir, pendant que nous étions aux écoutes ?

— À moins que ce ne soit un de ses serviteurs !

— Bien dit ! À qui la sinistre dame prêta une de ses fameuses griffes ! répondit narquoisement Harry Dickson.

— Arrière ! hurla soudain l’élève du détective.

Trop tard ! Ce fut à la fois horrible et rapide.

Les six hideux tentacules venaient de se mettre en mouvement, fendant l’air avec une souplesse de lianes, saisissant Dickson et Tom, les soulevant comme des plumes.

— À moi ! râla le jeune homme.

Harry Dickson poussa un cri de rage et tendit ses muscles.

En vain… Que pouvaient des efforts humains, contre l’emprise de ces bras d’airain ?

Lentement ils se fermaient, serrant les deux hommes contre le torse de métal.

C’était un écrasement lent et implacable qui les attendait !

Mais, petit à petit, la pression diminua, les bras s’immobilisèrent et les captifs purent respirer, bien que péniblement ; mais ils n’en étaient pas moins prisonniers de l’abominable statue de mort.

— Un damné mécanisme ! murmura Dickson, j’aurais dû le prévoir, l’accès de la cave au trésor était presque aussi facile que la solution du parchemin mystérieux.

Des minutes qui semblaient des heures passèrent.

— Tom ! m’entendez-vous ? demanda Harry Dickson.

— Oui, maître ! répondit le jeune garçon d’une voix affaiblie.

— Courage, my boy, on ne nous a pas encore.

— Vous êtes là, maître, c’est tout ce qu’il me faut !

Le détective sourit tristement à cette parole d’immense confiance. Il ne prévoyait pourtant aucune issue autre que celle d’une mort lente et affreuse entre toutes. L’image du salut se dérobait à son esprit, bien que ses pensées fussent toujours aussi agiles.

Soudain, un bruit étrange s’éleva au fond de la crypte.

— Entendez-vous, Tom ?

— Oui, maître… c’est bien lugubre !

C’étaient d’incompréhensibles paroles psalmodiées sur un mode pleureur.

À ce moment, le souterrain s’éclaira d’une intense lumière rouge.

— Diantre ! ricana le détective, pour bien éclairer le trésor des Streetham, on a placé la lumière électrique. Je ne les croyais pas si avancés au temps de Cromwell !

Il entendit Tom pousser un gémissement de terreur.

Une singulière et bien macabre apparition s’avançait vers eux du fond de la nuit rougeoyante. Petite et grêle, elle marchait d’un pas incertain, empêtrée dans une longue robe maculée de taches infâmes.

Alors, Dickson vit qu’elle n’avait pas de tête, mais que le cou présentait une section formidable, nette, d’où le sang coulait lentement, noir dans la clarté d’incendie.

— Le spectre du roi Charles ! gémit Tom Wills.

— Malheur à ceux qui violent le sanctuaire ! dit l’apparition d’une voix sourde, malheur à ceux qui veulent voler le trésor des rois d’Angleterre.

Harry Dickson avait repris tout son calme, il souriait.

— Pour autant qu’il y ait à voler ! ricana-t-il à haute voix.

— Malheur aux téméraires ! continua le fantôme, ils mourront d’une mort épouvantable.

— Les rois parlaient un anglais bien moderne, au XVIIe siècle ! dit Harry Dickson.

L’apparition eut un geste de recul, puis resta immobile.

— Je m’étonne que Sa Majesté ait choisi un exécuteur hindou pour faire ses vilaines besognes, continua le détective. Il y a pourtant en Angleterre des bourreaux qui connaissent leur métier à fond ! Je crois même que Votre Majesté pourrait bien faire ou plutôt refaire leur connaissance un jour !

— Maudit ! grinça le fantôme.

— Et, continua imperturbablement Dickson, bien que Votre Majesté ait perdu la tête, il lui restera assez de cou pour qu’on y glisse une bonne corde de chanvre, comme on en emploie à Newgate certains jours.

— Eh bien ! vous crèverez comme des chiens ! hurla la créature d’une voix de fausset.

— Une voix de tête, pour un décapité… c’est bien drôle, ricana Harry Dickson.

La clarté rouge disparut, l’ombre reprit possession de la crypte. Tom poussa un soupir, Harry Dickson se tut… le silence tomba, lourd, sinistre, les heures s’écoulèrent.

— Maître ! Maître ! on me tue !

L’appel de Tom déchira les ténèbres et le silence.

Harry Dickson ne répondit que par un grognement de bête traquée.

Lui aussi sentait venir la mort !

Doucement les bras de bronze s’étaient remis en mouvement : il sentait leur horrible poids de glace sur sa poitrine.

Ses côtes craquaient, l’air n’arrivait plus qu’imparfaitement à ses poumons.

— Mourir ainsi, c’est mourir deux fois ! murmura le détective. Ah… non !

L’asphyxie le gagnait ; ses tempes se mirent à battre sourdement, son haleine siffla, des lueurs vacillèrent devant ses yeux hagards.

— Maître ! Oh maître ! gémit Tom Wills, d’une voix de reproche.

— Mon pauvre Tom ! pardonnez-moi…

— Ah !

C’était un ah ! de stupeur, de délivrance, qu’ils venaient de pousser tous les deux.

Comme par magie, les bras de bronze venaient de s’écarter, laissant choir les deux prisonniers sur le sol de terre battue ; un bruit aigre de mécanique se fit entendre à l’intérieur de la statue, comme un gargouillement de ferraille brisée.

Étonnés, secouant leurs membres endoloris, les deux détectives se redressèrent, interrogeant anxieusement les ténèbres.

— Attendez donc que j’allume ! dit une voix claire et cordiale. On entendit le bruit sec d’un commutateur et le souterrain se trouva inondé de lumière.

Alors, les deux hommes qui venaient d’échapper à la mort virent un gentleman de haute taille et à la mine avenante s’approcher d’eux.

Il portait un élégant costume de voyage, ses yeux pétillaient de malice, une cigarette piquait ses lèvres d’une pointe de feu.

— Voilà ce qui s’appelle arriver à son heure, n’est-ce pas, monsieur Dickson ? Mais mon retard n’est dû qu’à la mauvaise mer qui a contrarié la malle Boulogne-Douvres et à l’ignorance de mon chauffeur qui connaissait mal le chemin. Comment allez-vous ?

Harry Dickson le regarda un moment en silence, puis un sourire illumina ses traits. Il tendit la main à l’inconnu qui la serra chaleureusement.

— Je vais très bien… et je vous remercie, monsieur… Frascatti.

CHAPITRE 5

LA TERREUR SUR LONDRES

Tom Wills dormit toute la journée suivante, et ce ne fut que bien tard dans l’après-midi qu’il s’attabla avec son maître devant un confortable repas, dans le home douillet de Baker Street.

— Sole au vin blanc, escalopes panées à la viennoise, beignets au rhum, énuméra le détective, voilà qui nous change de la déesse Kâli et de ses douceurs !

— C’est égal, dit Tom d’une voix mécontente, je rage que nous devions la vie à un bandit comme Frascatti.

— Un bandit, Tom… quel gros mot !

— Je les maintiens. Un voleur, un assassin !

— Un voleur… sans doute, au sens propre du mot. Pourtant lorsque je vous vois lire les truculentes aventures de Raffles ou d’Arsène Lupin, je comprends que vous y trouviez un plaisir extrême et que les gentlemen-cambrioleurs vous semblent éminemment sympathiques.

— Ni Raffles ni Arsène Lupin ne tuent !

— Frascatti non plus ne tue pas !

— Comment pouvez-vous dire cela, riposta Tom sur un ton de reproche, oubliez-vous Miss Ellen et Lady Birmingham.

— Ce n’est pas Frascatti qui les a assassinées !

Tom en laissa tomber sa fourchette.

— Non, c’est le marquis de Livreux, mais lui et Frascatti c’est tout comme.

— Je ne l’ai pas dit !

— Que venait-il faire à Streetham, la nuit du crime ?

— Il n’y était pas !

— Comment, ce n’était pas lui ? Mais le signalement qu’on en a donné et même une petite photo d’amateur prise par un des invités m’ont fait reconnaître Frascatti !

— Je vous le répète… ce n’était pas lui !

— Qui était-ce alors ?

— Ça… répondit le maître, ça c’est une autre histoire, comme dirait notre glorieux Kipling.

Pourtant, Tom Wills ne se tenait pas pour battu.

— Connaissez-vous l’identité de l’homme qui se trouvait au château de Streetham et qui se faisait passer pour le marquis de Livreux.

— Certainement !

— Peut-on savoir ?

— Pour le moment, je préfère lui laisser son incognito ! répondit Harry Dickson en souriant.

— Eh bien ! vous en faites des mystères, grommela Tom mécontent.

Harry Dickson repoussa son assiette et son regard se fit grave.

— N’oubliez pas que vous êtes encore un élève, Tom, que vous avez encore beaucoup à apprendre. Si je ne laissais pas travailler votre esprit tout seul, si, de temps à autre, je ne vous abandonnais pas à votre propre perspicacité, je vous rendrais un bien mauvais service.

Tom se déclara vaincu par les bonnes paroles du maître et on entama joyeusement les belles escalopes dorées.

Harry Dickson venait, pour la circonstance, de remplir leurs verres d’un délicieux vin de France, quand la sonnette tinta dans le vestibule et, presque aussitôt, ils entendirent une aigre altercation entre le visiteur et leur gouvernante.

— Ce n’est pas parce que vous êtes de Scotland Yard qu’il vous est permis de ne pas essuyer vos pieds, bougonnait Mrs. Crown. Faudra-t-il que j’envoie une note de balais et de savon au superintendant ?

— Mais c’est très urgent, dit une voix impatiente, je veux voir Mr. Dickson.

— Que cela ne vous empêche pas de frotter vos sales chaussures au paillasson. Dites donc, voulez-vous que j’aille porter toute la boue de Londres dans le bureau du chef de la police ?

Harry Dickson partit d’un franc éclat de rire.

— Je crois que c’est notre excellent ami Goodfield que Mrs. Crown entreprend. Ah ! Elle est capable de dire son fait au duc de Gloucester en personne !

Ce fut en effet Goodfield qui entra d’un air affairé.

— Du neuf, Goodfield ? questionna la détective.

— Et comment ! s’écria le superintendant.

— Prenez donc un verre de ce merveilleux Pape-Clément, dit Dickson en levant la poudreuse bouteille, cela vous remettra car vous m’avez l’air passablement ému.

— Il y a bien de quoi, grogna Goodfield, après avoir soigneusement vidé son verre. Je vous le donne entre mille, monsieur Dickson.

— Allez-y, Goodfield !

— Frascatti est à Londres !

— Oh, vraiment ? fit le grand détective avec indifférence.

— Et il s’est mis au travail.

— Ce n’est pas un fainéant, pour autant que je le sache.

— Et quel travail, un double assassinat à Albany !

— Ne l’avais-je pas dit ? s’écria triomphalement Tom Wills.

— À quelle heure ? demanda brièvement le détective.

— En plein midi ! Que je vous raconte. Connaissez-vous, au coin de Redchill Street, le nouveau bâtiment, le Bodson-Flat ? C’est une de ces colossales demeures modernes, louées en appartements, meublés ou non, agencées avec un goût princier. On doit être archimillionnaire pour pouvoir y habiter, car cela se loue a des prix fous.

» Vers onze heures, un gentleman, mis avec recherche, en descendit l’escalier monumental et se plaignit au portier que le lift ne marchât pas.

» — Je suis allé rendre visite à Lord Winterset, lui dit-il. Je voulais lui présenter mes condoléances, j’avais appris que sa tante, l’infortunée Lady Birmingham, était tombée sous les coups de l’exécrable Frascatti, je n’ai trouvé que porte de bois. Voulez-vous lui remettre cette lettre.

» Le portier s’inclina de bonne grâce, car le gentleman venait de lui glisser un billet d’une livre comme pourboire.

» — À propos, dit l’inconnu en retournant sur ses pas, comme il voyait que le portier faisait mine de gravir les deux étages qui le séparaient du flat de Lord Winterset, j’ai sonné en vain pour faire descendre l’ascenseur, je me suis même donné la peine de monter jusqu’au troisième, où je voyais la cabine arrêtée. J’y ai trouvé le liftier endormi, ivre sans doute, c’est déshonorant pour une maison pareille.

» — Comment ? s’écria le portier, Mills est la tempérance en personne.

» — Vrai ? Allez vous en convaincre vous-même ! ricana le visiteur.

» Furieux le portier monta l’escalier quatre à quatre.

» Arrivé au troisième étage, il vit en effet Mills affalé sur la banquette du lift.

» — C’est scandaleux, Mills ! éructa-t-il. Je ferai mon rapport au conseil d’administration de la Bodson-Flat. Allons, réveillez-vous, damné soûlard !

» Mais comme Mills ne bougeait pas, le portier le saisit par l’épaule pour le secouer, il poussa aussitôt un cri de terreur : Mills était mort, la gorge percée d’un coup de poignard ! Et savez-vous ce qui était épinglé au revers de sa vareuse ?

Harry Dickson secoua la tête.

— La carte de visite de Frascatti ! Immédiatement Scotland Yard fut alerté, j’accourus. Le signalement que le portier nous donna de l’étrange visiteur correspondait en tous points avec celui que l’on nous a fourni à Streetham sur le misérable Frascatti !

— Vous parliez d’un double assassinat, dit Dickson d’une voix calme.

— Attendez, j’y viens. L’inconnu avait dit qu’il était venu rendre visite à Lord Winterset ; mû par un terrible pressentiment, j’allai frapper à sa porte. Personne ne répondit, je tournai la poignée de la porte, celle-ci n’était pas fermée à clé. J’entrai donc… Pourtant, Lord Winterset était chez lui…

Goodfield se tut, ménageant son effet et se servit copieusement de vin de Bordeaux.

— Et, demanda Dickson avec un peu d’impatience.

— Il y était, monsieur Dickson, mortle cou percé par un coup de ce singulier poignard rond !

— La griffe de Kâli ! s’écria Tom.

Goodfield lui lança un regard étonné, mais aussitôt Tom sentit le pied du maître peser sur le sien ; il se mordit les lèvres.

— Oui, mort… couché dans une mare de sang. J’ai ouvert alors la lettre remise au portier, elle contenait une carte et un nom.

— Frascatti !

Harry Dickson se départit de son calme et se mit à arpenter fiévreusement la chambre.

— Ce n’est pas possible ! l’entendirent murmurer Tom et Goodfield.

— Pas possible ! railla Goodfield, si cela n’est pas français, ce n’est pas anglais non plus, et quoi donc, cher monsieur ?

— Que ces crimes aient été commis par Frascatti, cet homme ne tue pas !

— Oh là, là ! s’esclaffa Goodfield, vous avez une bonne opinion de lui.

— Excellente, j’ose le dire.

En lui-même Tom dut s’avouer qu’il donnait raison cette fois-ci à Goodfield – ce qui n’était pas chose ordinaire ! Le téléphone se mit tout à coup à sonner. Harry Dickson décrocha nerveusement l’écouteur.

— Ici Dickson, eh bien ?

— Ici Scotland Yard, la brigade des recherches criminelles, Mr. Goodfield est-il chez vous ?

— Il y est !

— Tant mieux ! Une bombe vient d’éclater au Winter Hall. La matinée donnée par l’Œuvre de Charité de la Reine battait son plein. Il y a des morts et des blessés. Alors que le public s’enfuyait de tous les côtés, une pluie de billets multicolores est tombée des étages supérieurs ; tous portaient le nom de Frascatti. Le bandit a du reste été aperçu dans les parages. Il ne faisait rien pour se cacher.

Harry Dickson passa l’appareil à Goodfield : il était devenu mortellement pâle.

— Je m’esquive, monsieur Dickson, s’excusa le superintendant, on réclame ma présence sur les lieux, mais si vous voulez venir, rien ne vous en empêche.

Quand le détective fut seul avec son élève, il prit sa tête entre ses mains et resta plongé dans une profonde méditation d’où Tom n’osa le tirer.

Enfin il se leva.

— Chapeaux et manteaux, Tom, il nous faut trouver Frascatti !

— À la bonne heure ! s’écria le jeune homme, vous allez lui mettre la main au collet, je suppose.

— Non, répondit Dickson d’une voix sombre, je vais le sauver.

 

Un bateau-mouche leur fit traverser la rivière, à la hauteur du « Pool ».

Ils mirent pied sur un quai vétuste où ne s’amarraient plus que de douteuses et minables péniches des eaux intérieures.

À peine piqué de quelques flammèches de gaz et de rares ampoules électriques, le côté le plus lugubre de Shadwell s’étendait devant les détectives.

Quand Tom Wills vit s’ouvrir devant lui une horrible petite rue, bordée de masures louches, il eut un recul horrifié.

— Nous aurions bien fait de nous déguiser un tant soit peu, avant de nous risquer dans cet enfer ! murmura-t-il, mais le maître ne daigna pas lui répondre.

Rarement Tom l’avait vu d’une humeur aussi massacrante. Lorsqu’ils eurent marché près d’un quart d’heure en silence, le jeune homme ne put s’empêcher d’en faire la remarque.

— C’est vrai, Tom, concéda Harry Dickson, et pour ma plus grande pénitence, j’accepte vos reproches. J’ai été trop près du but dans cette affaire. Je n’avais qu’à tendre la main pour saisir le criminel, et je me suis laissé entraîner au jeu. Quand le chat joue trop longtemps avec la souris, il se peut que la proie lui échappe ; et c’est un peu ce qui m’arrive. Je ne veux pas dire que le bandit coupera au gibet, mais je lui ai fourni l’occasion d’amplifier son action. Je me sens en quelque sorte responsable des crimes qui viennent d’ensanglanter Londres. Mais assez causé pour le moment, je vais de nouveau faire appel à votre juvénile odorat : que sentez-vous ?

Tom se mit à rire :

— Le chat crevé, le goudron, l’égout…

— Humez-moi l’air qui vient à nous de cette impasse, à notre gauche.

— Tonnerre ! s’écria l’apprenti-détective, l’odeur de la crypte au trésor absent !

— Attention, mon petit, la fameuse corde vivante n’est pas loin.

Ils s’étaient arrêtés devant une maison basse aux volets clos où toute vie semblait éteinte. Tom en fit la remarque.

— Ne vous fiez pas aux apparences, lui répondit son maître. Tenez, il y a une fente dans ce volet, par où il me semble voir filtrer un peu de lumière. Vous avez de bons yeux, Tom, regardez.

Harry Dickson lui donna l’exemple en y collant ses yeux.

Tom le vit sursauter et s’empressa de regarder à son tour.

Dans une pièce sordide, à peine éclairée par une vieille lampe à pétrole, cinq ou six hommes aux visages basanés se tenaient dans une immobilité absolue, écoutant avidement ce que leur disait un gentleman de haute taille, tournant le dos à la fenêtre, et que Tom crut vaguement reconnaître.

— Mais…

— Silence !

Tom entendit le bruit sec du revolver que Dickson armait. À ce moment, l’homme tourna légèrement la tête. C’était Frascatti.

Le jeune garçon n’en vit pas plus long. Quelque chose s’enroula autour de son cou, une force terrible le jeta sur le sol, puis un coup de sifflet strident retentit, suivi de l’aboiement féroce du revolver de Dickson.

Un cri d’agonie retentit et, tout près d’eux, une forme humaine s’écroula et resta sans mouvement.

Tom Wills se redressa, la gorge endolorie. D’une main tremblante il retira de son cou une longue et souple cordelette.

— La corde vivante ! s’exclama-t-il.

À l’intérieur du repaire il y eut un bruit de fuite apeurée, la lumière s’éteignit, Tom se jeta contre la porte.

— Inutile, fit sombrement Harry Dickson, les coquins ont une autre issue, ils sont déjà loin à cette heure.

— Là… regardez, maître, c’est lui ! souffla Tom.

Une forme fuyait devant eux vers le fond de la ruelle. Comme elle passait devant l’unique réverbère, le jeune homme reconnut la haute silhouette du gentleman-cambrioleur.

Alors Dickson fit quelque chose de bien stupéfiant : il leva son revolver et, par deux fois, tira sur le fuyard.

Celui-ci poussa un cri de douleur, mais n’en continua pas moins sa course folle. L’instant d’après, l’ombre l’engloutit.

— Manqué ! tempêta Dickson, retournons, Tom, nous n’avons plus rien à faire ici.

— Eh bien ! pour un homme que vous voulez sauver… commença l’élève.

Son maître ne lui répondit pas.

Quand ils eurent regagné les artères populeuses de la City, ils furent entourés d’une nuée de petits crieurs de journaux.

— Demandez l’édition du soir du Times, du Daily Chronicle, de l’Evening Post ! Les nouveaux crimes de Frascatti !

Harry Dickson arracha une des feuilles de la main d’un porteur et lui jeta quelque menue monnaie.

Rapidement il parcourut la colonne des dernières nouvelles :

« Se déplaçant avec une rapidité inouïe, et à peine son abominable forfait du Winter Hall accompli, Frascatti a tourné sa fureur meurtrière vers Hyde Park. À cinq heures sonnantes, une automobile s’arrêta près de Marble Arch, deux coups de feu retentirent tirés de la voiture, et le Révérend Pasteur Scott, assis sur un banc voisin, fut tué net. Une pluie de petits papiers fut jetée hors de l’auto, portant tous le nom maudit de « Frascatti ».

» Avant que la police ait pu intervenir, la voiture était loin.

» Elle passa comme une trombe à travers Oxford Street et Holborn, mitraillant les passants et semant partout ses cyniques cartes de visite.

» Un agent de police fut tué et trois passants blessés.

» Dans Cheapside, tout près du Post Office, une grenade à main fut lancée, qui heureusement ne fit que des dégâts matériels.

» Qui débarrassera Londres de ce monstre, si brusquement surgi parmi nous ? »

Harry Dickson chiffonna le journal et le jeta loin de lui, avec une exclamation de colère.

— Retournons chez nous, Tom, j’ai besoin de réfléchir.

Une fois dans le home de Baker Street, le détective se laissa tomber dans son fauteuil, comme harassé. Il alluma sa pipe.

Après les premières bouffées, son visage tourmenté reprit un peu de calme.

— Passez-moi le téléphone, Tom.

— Allô ! Scotland Yard ? C’est vous Goodfield, bien, ici Dickson. Avez-vous arrêté Frascatti ? Non ! Parfait… non, j’en sais pas plus que vous. Good bye !

Il laissa retomber le cornet acoustique en murmurant :

— Dieu merci !

Tom lui lança un regard indigné, mais le maître n’y prit garde.

— Qu’allez-vous faire, monsieur Dickson ? demanda-t-il d’un air pincé.

— Lire Dickens, mon garçon, passez-moi donc les Pickwick Papers. Il n’y a pas de lecture plus reposante.

Tom tendit la main vers un rayon de la bibliothèque, mais la laissa retomber :

— Monsieur Dickson ! fit-il à voix très basse.

— Eh bien ?

— Chut ! On marche dans le salon d’à côté… Il y a quelqu’un derrière la porte.

Harry Dickson lui jeta un regard singulier. Pour peu, Tom aurait osé jurer qu’un éclair de joyeuse surprise venait d’y luire.

— Non, Tom, restez tranquille, laissez-moi voir.

À pas feutrés le détective marcha vers la porte et y appliqua son oreille. Tom le vit sourire.

— Ne bougez pas !

Vivement il l’ouvrit, entra d’un bond dans la pièce à côté et ferma la porte derrière lui.

Quelques secondes passèrent, puis Tom l’entendit rire.

Mais où la stupeur du jeune homme fut à son comble, c’est quand son maître fut de retour. Son visage étincelait littéralement de joie ; il ferma soigneusement la porte et mit la clé dans sa poche.

— Tom, connaissez-vous l’histoire de Barbe-Bleue ?

— Je me demande ce que ce conte pour nourrices vient faire ici, éclata le jeune homme.

— Beaucoup, au contraire. Quand Barbe-Bleue partit en voyage, il ferma une certaine chambre et défendit à sa femme, sous peine des pires sévices, d’y entrer. Eh bien ! mon gars, considérez pour l’heure cette chambre close comme telle. On n’y entre pas, telle est la consigne. Rassurez-vous toutefois, il n’y a pas de femmes pendues derrière la porte !

— Mais un homme pourrait s’y trouver, sans doute ! s’écria Tom au comble de l’indignation.

— Vous êtes rudement perspicace, mon ami, répondit Harry Dickson en éclatant de rire.

CHAPITRE 6

LA TRAHISON DE TOM WILLS

Tom Wills prétendit plus tard que jamais au cours de ses diverses aventures, Harry Dickson ne s’était comporté d’une façon plus énigmatique.

— J’y ai joué le rôle d’un spectateur étonné, si ce n’est un peu hébété, avoua-t-il, qui attend anxieusement la fin d’un film ou d’une pièce à grand spectacle. Enfin… le maître a eu ses raisons, mais il aurait pu m’en dire davantage !

Le lendemain donc, Tom Wills s’éveilla de fort méchante humeur. Il avait rêvé que son maître, tournant le dos à sa grande mission de justice et de vengeance, s’était fait le complice de l’effroyable Frascatti et était devenu un des pires criminels de Londres. Et c’était à lui, Tom Wills, qu’était revenue la terrible tâche de l’arrêter et de le faire pendre.

— Je ne le pourrai jamais, monsieur Goodfield ! gémissait-il.

— Comment ? Buvez cette tasse de thé, du véritable thé de Chine ! répondit Goodfield.

— Ne plaisantez pas ! Vous êtes une créature sans cœur !

— Une créature moi ! Et sans cœur encore ! comment pouvez-vous m’insulter à cette heure !

Ce fut alors que le pauvre Tom s’aperçut qu’il venait de se réveiller dans son bon lit de Baker Street et que, au lieu de Goodfield, c’était Mrs. Crown qui se tenait devant lui, toute frémissante d’indignation.

— Eh bien, vous êtes un joli polisson, vous ! rugit la dame, vous boirez votre thé froid, môssieu !

— Je rêvais, madame Crown, s’excusa le jeune homme.

La bonne dame s’humanisa aussitôt.

— Ah ! et de quoi donc ? Voulez-vous que je consulte ma Clé des Songes ?

— J’ai rêvé d’un panier et d’une houppe à poudre de riz, cela doit signifier quelque chose d’une inconvenance extrême. Aussi, je ne veux plus m’en occuper.

— À propos, monsieur Tom, le maître est parti de bonne heure aujourd’hui ; il m’a conseillé de vous laisser dormir, mais il m’a laissé une commission pour vous. Attendez que je me le rappelle… Ah, oui, il m’a dit que vous devez jouer au Chaperon Rouge.

— Hein ? s’écria Tom tout effaré.

— Non, ce n’est pas de cette histoire qu’il s’agit, c’est de Barbe-Bleue ! Il m’a dit que vous devez relire le conte de Barbe-Bleue. Ne le connaissez-vous pas ? Moi, oui, voulez-vous que je vous le raconte ?

— Pour l’amour de Dieu, taisez-vous ! supplia Tom.

— Eh bien ! soyez donc gentille avec ces petits morveux, bougonna l’excellente femme en claquant la porte derrière elle.

Tom déjeuna seul, en proie à des idées bien noires.

De temps à autre, il coulait un œil vers la porte close qu’il lui était défendu de franchir.

Dire qu’elle se fermait sur un horrible criminel ! Car Tom en était certain : le maître y donnait asile à Frascatti !

— La reconnaissance est utile, monologua le jeune détective, c’est même une fort belle chose, et l’antiquité lui élevait des temples et des statues. Mais ce n’est pas une raison pour protéger le dernier des bandits ! Et puis, le maître oublie-t-il donc la fameuse réunion des scélérats bruns, d’hier soir ? Des Hindous… des Thugs… À cause d’eux, j’ai failli finir ma carrière dans un fatal nœud de soie !

» Mr. Dickson est devenu une énigme vivante : il tire sur Frascatti, manque de le tuer, je crois même qu’il l’a blessé… et voici qu’il garde chez lui ce démon à visage humain.

» Est-ce lui, ou bien moi qui suis en passe de devenir fou à lier ?

Il repoussa la tasse où le bon thé de Mrs. Crown se glaçait.

— Si je ne puis entrer, il ne m’est pas défendu d’écouter, reprit-il.

À pas de velours, il s’approcha de la porte et y appliqua son oreille.

Tout était parfaitement tranquille à l’intérieur. Pourtant il sentait une présence derrière le bois muet, une présence de bête traquée aux aguets.

Rien… tout de même, il lui sembla entendre le bruit d’une respiration saccadée et anxieuse.

— Il faut que je m’en éloigne, murmura Tom, la tentation de désobéir devient trop grande.

Il retourna vers la table et, machinalement, se mit à compulser les journaux du matin que Mrs. Crown y avait déposés ; le front barré d’un pli profond, il lut les dernières nouvelles :

« Comme il fallait le prévoir, Frascatti a continué à sévir cette nuit.

» Devant Marlborough House, la sentinelle a été étranglée, et le nom de Frascatti a été inscrit à la craie sur la guérite.

» Une bombe à retardement a éclaté devant Bethnal Green Muséum blessant un gardien de nuit : des cartes de visite tragiques jonchaient le sol.

» Dans Adelphi Theater, un engin infernal, portant le nom de Frascatti, s’est mis à dégager des gaz empoisonnés… »

Dieu ! s’exclama le jeune homme, je n’y tiens plus.

Pourtant, il réfléchit :

— Si c’est vraiment Frascatti qui s’est caché ici cette nuit, ces forfaits ne s’expliquent pas : il ne possède pas le don d’ubiquité !

» Mais j’y suis… et ses complices, les Thugs… il a dû les lâcher sur la City endormie. Et qui me dit qu’à la faveur de la nuit il n’est pas sorti d’ici pour perpétrer ces crimes avant de rentrer comme un loup dans sa tanière ? Tant pis… advienne que pourra !

Sa résolution était prise, il livrerait Frascatti à la justice, se faisant juge lui-même de la faiblesse de son maître.

Doucement, il décrocha le téléphone et, à voix très basse, demanda Scotland Yard. Il eut la chance d’avoir immédiatement Goodfield au bout du fi !

— Monsieur Goodfield, venez de suite, Frascatti est caché chez nous.

— Comment ? Vous voulez rire, monsieur Wills !

— Ne m’en demandez pas davantage, venez !

Et il reposa l’appareil.

Le jeune détective vécut des minutes anxieuses qu’il passa à fouiller du regard le mouvement de la rue. Enfin, il vit une auto de police en tourner le coin.

Bientôt des pas assourdis retentirent dans l’escalier, Tom Wills bondit vers la porte. Goodfield apparut, accompagné de trois solides agents.

Sans dire un mot, Tom leur indiqua la porte du salon.

— Est-il là ? demanda Goodfield à mi-voix.

Tom fit de la tête un signe affirmatif.

L’inspecteur heurta la porte.

Personne ne répondit.

— Au nom de Sa majesté le Roi, je vous somme d’ouvrir !

Un silence absolu régnait dans la pièce close.

— Allons-y ! fit Goodfield en donnant un violent coup d’épaule au battant qui céda.

Tous se ruèrent en avant, armes braquées. La chambre était vide.

— Eh bien ! si c’est une farce que vous avez voulu nous faire, elle est mal choisie, monsieur Wills, dit Goodfield avec sévérité.

— Je croyais, je croyais que… balbutia le malheureux Tom.

— Il ne suffit pas de croire, monsieur Wills, pour déranger ainsi les serviteurs de Sa Majesté. Cela peut parfois coûter plus cher qu’on ne le pense.

Mais Tom ne l’écoutait plus. Ses yeux écarquillés étaient fixés sur le miroir.

Écrits au savon, des mots s’y alignaient :

 

TOM WILLS EST UN SOT ! – FRASCATTI.

 

— Par tous les diables ! jura Goodfield qui venait de lire à son tour, l’oiseau est parti ! C’est bien son procédé ! Dites-moi comment ce gaillard s’est-il faufilé dans l’antre du lion ?

Mais la leçon suffisait à Tom Wills. Il se contenta de hausser les épaules.

— À quoi bon ? Il est parti, il faudra le chercher ailleurs.

— Ailleurs, grommela Goodfield, mon petit doigt m’en dirait bien autant.

» Nous allons au manoir de Streetham, continua-t-il, nous avons tout lieu de croire que Frascatti y exercera tôt ou tard des représailles. Voulez-vous être des nôtres ?

— Pourquoi pas ? répondit Tom, je mourrais de honte et de colère, si je restais plus longtemps ici !

CHAPITRE 6

FRASCATTI, ENCORE FRASCATTI
ET TOUJOURS FRASCATTI

L’Angleterre est le pays du « fog », l’infâme brouillard jaune qui enveloppe Londres comme un voile de fumées délétères, de pluie et de vents furieux venus de la mer, mais elle connaît aussi des heures d’une limpidité adorable.

C’est une pareille matinée qui s’était levée sur Londres et sa banlieue lorsque l’auto de Scotland Yard se mit en branle.

— Cela nous change des nuits rouges, des souterrains et des tempêtes, déclama Goodfield. Et Tom, un peu remis de son émotion, lui donna raison.

Les tours du manoir de Streetham apparurent bientôt au-dessus d’un rideau d’arbres ; la voiture remonta l’allée centrale du parc et stoppa devant le perron.

Aux coups de klaxon, personne ne répondit, bien que la double porte fût largement ouverte sur la pénombre du corridor.

Une pénible impression de tristesse, d’abandon et de solitude se dégageait de la sombre bâtisse, malgré le ciel bleu et la rosée matinale.

Tout à coup, le staccato d’un moteur de motocyclette se fit entendre.

Goodfield, Tom et les agents de police se retournèrent vivement, juste à temps pour voir une puissante Harley-Davidson contourner l’angle noir du château et enfiler l’allée centrale.

Le motocycliste leur lança un bonjour moqueur.

— L’avez-vous reconnu ? hurla Tom Wills.

— C’est Frascatti ! rugit Goodfield.

L’homme se retourna à ce cri, ralentit sa course, leva la main et deux coups de feu éclatèrent. Deux violentes détonations leur répondirent.

— Qui a tiré ? demanda Goodfield stupéfait, car aucun d’eux n’avait sorti son revolver.

— Personne, répondit piteusement un des agents. Ce sont nos pneus qu’il a fait sauter sous ses balles !

— Malédiction ! jura Goodfield en voyant au loin disparaître la moto.

— Entrons, maugréa-t-il, c’est tout ce qu’il nous reste à faire.

Ils gravirent le perron et traversèrent le vestibule obscur.

— Pan !

Le chapeau de Goodfield roula à ses pieds.

— Tudieu ! cette balle-là, m’était bien destinée ! cria Goodfield, et c’est venu de cette salle, j’ai vu la lueur du coup de feu. Attention !

Ils se ruèrent dans le salon ouvert, mais ils n’en avaient pas encore franchi le seuil qu’ils eurent un recul de stupeur.

Un homme se tenait plaqué contre la cheminée et les considérait avec des yeux de tigre.

— Frascatti ! s’écrièrent-ils comme d’une même bouche.

— Attention ! Il va tirer ! cria une voix dans leur dos.

L’avertissement venait à temps car deux balles sifflèrent au-dessus de leurs têtes.

Machinalement, ils se retournèrent pour voir d’où leur était venu cet avis ultime et salutaire, mais aussitôt ils repoussèrent le même cri avec terreur cette fois-ci :

— Frascatti !

Oui, Frascatti devant eux, Frascatti dans leur dos, et Frascatti qui fuyait en moto, au loin, sur la route !!!

— Vous, je vous aurai quand même, bien que je vous doive la vie ! grinça Goodfield.

— Non, inspecteur !

D’un bond de félin, il avait franchi le perron et, immédiatement, on entendit gronder un moteur.

— Il fout le camp dans notre automobile ! tonna Goodfield.

— Avec des pneus crevés !

— N’importe, même en roulant sur les jantes, il gagnera quelques kilomètres, et il abîmera notre voiture, gémit un des agents.

— À l’autre alors !

Mais le Frascatti du salon avait disparu. À sa place, le mur bâillait, découvrant un passage secret.

— On y va, monsieur Goodfield ? demandèrent les agents en hésitant.

— Non, gardez l’issue ! Que Mr. Wills m’accompagne si cela lui chante.

Vers eux monta l’odeur fétide d’un souterrain ; les deux détectives s’y jetèrent impétueusement.

C’était un couloir long et sombre, où l’on devait avancer à la clarté des lampes de poche.

— Il paraît interminable ! observa Tom.

Goodfield, qui le précédait, fit soudain halte : un escalier aux marches roides, taillées dans le roc se dressait devant eux.

L’ayant gravi, ils se trouvèrent devant une étroite porte de fer qui pourtant céda aussitôt à leur poussée.

Tous deux eurent un cri d’étonnement, voilant leurs yeux habitués aux ténèbres du passage, devant l’éclat de la belle lumière du jour.

Ils se trouvaient dans une petite pièce coquettement aménagée et d’un goût rustique, dont les petites fenêtres, ornées de rideaux blancs, donnaient sur la campagne inondée de soleil.

— Je reconnais cette maison, s’écria Tom, c’est celle du garde.

Il s’était approché de la fenêtre et regardait au-dehors.

— Monsieur Goodfield !… un homme court sur la route !

— C’est Frascatti ! cria l’inspecteur, au galop, mon garçon !

Un coup de feu claqua au-dehors. Ils virent soudain Frascatti chanceler et s’abattre, face contre terre.

Les deux détectives bondirent vers la porte.

Une femme se tenait à quelques pas d’eux, un revolver fumant la main.

— J’ai tué le misérable ! dit-elle d’une voix tragique.

— Mais c’est lady Chishourst ! s’écria Tom Wills.

Elle tourna vers eux des yeux chargés d’éclairs.

— J’ai tué Frascatti, j’ai vengé ma belle-fille Ellen, Lady Birmingham et tant d’autres.

À cette même minute, une automobile s’approcha en cahotant.

— C’est notre voiture ! cria Goodfield, le bandit qui nous l’a volée ne nous échappera pas non plus : Haut les mains, misérable !

— Mettez votre revolver en poche, Goodfield ! répondit une voix moqueuse et connue.

Et de l’auto descendit… Harry Dickson.

— Ah, bah ! Monsieur Dickson, m’expliquerez-vous ?

— Tout ce que vous voulez, inspecteur Goodfield, mais avant tout nous allons procéder à la toilette de quelqu’un. Tom, allez me mouiller votre mouchoir au ruisseau.

Sans essayer de comprendre, le jeune homme obéit et revint aussitôt.

Harry Dickson se pencha sur le cadavre étendu sur la route et se mit à lui essuyer le visage avec force.

Une petite moustache coupée à la Charlot se détacha, des plaques de maquillage s’effacèrent. À la fin, le détective arracha une perruque noire.

— Lord Chishourst !

— Lui-même ! présenta Dickson en regardant le mort avec un mépris non dissimulé.

Un cri strident lui répondit. Lady Chishourst venait de s’évanouir.

— Cela vous facilitera la besogne, Goodfield, car vous allez devoir arrêter cette femme.

— Parce qu’elle a tué son mari ? demanda l’inspecteur ; elle s’est trompée, la malheureuse, elle a cru tuer Frascatti.

— Elle a cru tuer Harry Dickson, répondit simplement le détective.

CHAPITRE 8

OÙ TOUT S’EXPLIQUE

Dans la salle à manger de Baker Street, Tom, assez penaud, était assis en face de son maître.

— Ne me faites pas languir, monsieur Dickson, supplia-t-il. Vous me devez l’explication de cette longue suite de mystères.

Harry Dickson se mit à rire.

— Soit, mon garçon, bien qu’eu égard à une petite trahison vous ne le méritiez guère. Enfin, je veux bien vous la pardonner, puisqu’elle ne m’a pas empêché de réussir.

» Rappelez-vous l’article paru dans le Grand Illustré Français. Je l’avais lu, il certifiait trop, à mon goût, l’existence d’un trésor inouï caché dans le manoir de Streetham. J’y relevai une phrase qui me sembla tendancieuse au plus haut point : « Pourquoi Frascatti ne s’en mêle-t-il pas ? »

» Or, je connais Frascatti, il relève tous les défis, même les plus osés.

» J’en arrivai vite à conclure qu’on voulait attirer Frascatti sur les lieux.

» Pourquoi ? C’est ce que je me promis de rechercher.

» Je pris des informations discrètes concernant Lord Chishourst ; il était complètement ruiné. J’appris en outre que sa femme, une Eurasienne d’origine hindoue, dépensait des sommes folles, pour soutenir certaines sectes rebelles de l’Inde. Ses émissaires gravitaient même autour d’elle à Londres.

» Or, si Chishourst était pauvre, sa fille était par contre immensément riche et, à sa majorité prochaine, elle devait hériter de la fortune de sa mère défunte.

» Ellen morte, son père devenait son unique héritier à son tour.

» C’est alors que je flairai le piège et le crime.

» Par l’odeur alléché, comme dirait le bon La Fontaine, en parlant du renard, Frascatti arriverait au château, sous l’un ou l’autre déguisement. Ce serait le moment de l’accuser de l’assassinat que Lord Chishourst ferait commettre sur la personne de sa fille.

— Mais il aurait pu se disculper.

— Difficilement. Du reste tout était prévu. Le trésor était là ! Une fois le crime perpétré on aurait laissé fuir Frascatti, sachant bien qu’il serait revenu chercher le trésor. Il serait entré dans la crypte…

— À condition de la trouver !

— Mon pauvre garçon ! On lui tendait la besogne toute mâchée en lui laissant voir le faux parchemin !

— Faux ?

— Certainement. Le trésor a existé, cela est certain, mais l’écrit qui le protégeait était autrement compliqué. Les ancêtres de Chishourst ont dû trouver la solution et vider les coffres. Chishourst a continué à laisser croire à sa mystérieuse existence pour tenir ses créanciers en haleine.

— Mais le faux parchemin ?

— J’y viens. Si Frascatti avait tenu le véritable cryptogramme, il n’aurait pas pu trouver sa solution en cinq sec, et il fallait aller vite en besogne. Au moment où l’article de Renaud parut, Chishourst fit donc fabriquer un document apocryphe, contenant un rébus que n’importe quel chercheur de la page des enfants aurait trouvé. Je vais donc refaire brièvement le calcul du criminel Lord Chishourst : « Défions Frascatti, il viendra à Streetham. Il résoudra immédiatement le cryptogramme. C’est un homme d’action, la même nuit, il trouvera le souterrain et y entrera. »

— Et n’en sortira pas vivant ! s’écria Tom Wills.

— Bien deviné Tom. Entre-temps, on tue miss Ellen, et on accuse Frascatti d’avoir disparu, car Chishourst avait déjà pris toutes ses précautions pour démontrer que le marquis de Livreux n’était personne d’autre que le fameux gentleman-cambrioleur.

» Pourtant Chishourst avait également prévu la première éventualité, celle que j’ai énoncée pour commencer. L’arrestation de Frascatti, sa fuite et son probable retour. Dans les deux cas, les choses resteraient identiques.

» Revenons en arrière. Je savais où trouver Frascatti, je le prévins ; il me promit de ne pas venir à Streetham.

— Il vint quand même.

— Pas la nuit du crime !

— Comment ? Et l’homme qui rossa le docteur Rainbow ?

Harry Dickson fit une pause.

— C’était moi.

Tom ouvrit la bouche toute grande.

— Ah ! maintenant je comprends l’apparition des trois Frascatti !

— Mais, pour notre grand bonheur, Frascatti est français, c’est-à-dire qu’il appartient à la nation la plus chevaleresque du monde. Il a trouvé que c’était indigne qu’il demeure tranquillement chez lui, alors que je prenais tout le danger sur moi.

— Et il vint juste à temps pour nous sauver des griffes de la déesse Kâli !

— C’est cela, Tom. Disons que le souterrain vide servait fort bien de temple aux Thugs que lady Chishourst entretenait à Londres.

— Mais Rainbow et ses bouts de papier dans la plaie ?

— Un coup de génie, comme les misérables en ont quelquefois. Rainbow était le complice de Chishourst, et de sa femme. Il les a aidés à perpétrer leur abominable forfait.

— Mais ces papiers ?

— Rien. Je l’ai bien dit : ils ne signifiaient rien. Mais Rainbow & Co ont espéré que la police penserait le contraire et se lancerait sur une fausse piste qui ferait perdre un temps précieux et dérouterait les recherches. C’était bien simple, mais il fallait y penser.

— Pourquoi le docteur est-il mort ?

— Il s’est vu démasqué par moi, il s’est rué chez Chishourst, affolé. Le lord a eu peur de sa couardise et l’a tué. C’est son sang que nous avons vu sur la cheminée de marbre blanc.

— Et la légende du revenant sanglant devait tout expliquer, n’est-ce pas ? Je suppose que la lugubre apparition royale dans la crypte au trésor a trouvé une digne interprète en Lady Chishourst en personne.

— Je n’en doute pas. Que dois-je vous dire encore, Tom ?

— Je voudrais bien savoir pourquoi Chishourst a commis les inutiles cruautés qui ensanglantèrent la City.

— C’est facile à comprendre. Excellent comédien, de même taille que Frascatti, le lord a vu immédiatement quel avantage il aurait à lui voler sa personnalité.

» Frascatti est au fond sympathique aux foules, il s’agissait de le rendre haïssable, de le faire traquer et lyncher une fois capturé. À cet effet-là, également, les précautions du noble bandit étaient prises. Et puis il donnait, de cette façon, satisfaction à ses serviteurs Thugs et à son épouse.

— Et pourquoi Renaud devint-il fou de peur ?

— Ah non ! Tom, vous ne trouverez donc rien par vous-même ? Renaud a été payé largement pour son prétendu reportage par Lord et Lady Chishourst. Mais c’était un reporter malin entre tous. Il a flairé le piège tout comme je l’ai dit. Chishourst en a eu vent, peut-être Renaud s’est-il avisé de le faire chanter, ce dont je ne suis pas convaincu, car ce garçon me semblait incapable d’une pareille bassesse. Je crois plutôt que, pris de remords d’avoir servi les fins d’un bandit, il l’a menacé de tout dévoiler.

— Alors c’est sur Lord Chishourst que vous avez tiré, lors de la nuit de Shadwell ?

— Suffit, Tom, vous m’éreintez à la longue ! Oui, et je regrette bien d’avoir laissé faire le bel ouvrage par Lady Chishourst.

— À la fin, ces bandits ont donc su que vous-même vous aviez adopté le personnage de Frascatti, murmura Tom, puisque vous déclariez que Lady Chishourst voulait tuer Dickson et non le gentleman-cambrioleur.

Le détective ne releva pas cette question voilée et n’y répondit pas, se contentant de sourire.

— Tom, dit-il tout à coup, connaissez-vous encore l’histoire de Barbe-Bleue ?

Tom rougit et baissa la tête.

— Aujourd’hui je vous permets d’ouvrir la porte.

— Bon Dieu, pour ce qu’il y a derrière !

— On ne peut jamais savoir.

Machinalement Tom obéit ; mais à peine la porte était-elle ouverte qu’il poussa un cri de surprise. Un gentleman s’inclinait devant lui.

— Frascatti !

— Le vicomte X… dont je tairai le nom, rectifia Dickson, absous de tous les crimes qu’il n’a pas commis et qui nous fera l’honneur, ce soir, d’être notre convive…

 

LE FANTÔME
DES RUINES ROUGES

CHAPITRE PREMIER

LES OMBRES

Stonehill est un petit village. Il ne compte guère plus de cent soixante feux, et encore sont-ils éparpillés dans la plaine, ou voisinent-ils avec les forêts que l’on voit verdir à l’horizon. Si l’on monte sur l’unique colline rocailleuse qui a donné son nom au village, on distinguera au loin et seulement par temps clair, une ligne grise : la mer d’Irlande.

Le pays est sauvage et presque désert ; les habitants sont pauvres, taciturnes, et vivent de peu.

Stonehill possède une toute petite église, deux auberges, un orphelinat pour fillettes, ainsi qu’un unique agent de police. Mr. William Day.

Mr. William Day est de Londres. Il a vu le jour dans le savoureux quartier de Wapping, la terre promise des grosses commères bavardes et des ivrognes – ce qui n’empêche pas qu’il aurait pu faire une belle carrière à Scotland Yard, si sa santé n’avait pas été compromise au long des dures nuits de veille au bord de la rivière.

C’est pourquoi nous le trouvons installé à Stonehill, un pays perdu, où il jouit d’un salaire minime, mais respire un air vivifiant qui lui « refait les poumons ».

Le travail de Mr. Day n’est pas bien lourd. Les autochtones de Stonehill sont de braves gens, et leur plus gros péché, c’est le braconnage.

Il y a tant de chevreuils dans les forêts que personne ne songe à en revendiquer l’absolue propriété !

Comme, de temps à autre, un savoureux cuissot échoit au brave policier, il se garderait bien de mettre les maraudeurs à l’amende. Et qui songerait donc à le lui reprocher ? Mettez-vous à sa place, voyons !

Ce soir-là, Mr. Will Day faisait sa ronde ; il ne pensait nullement à des probabilités de crimes nocturnes, mais seulement au merveilleux clair de lune, à la brise chargée de senteurs sylvestres et marines, et à l’excellent tabac qui grésillait dans sa pipe.

Tout à ces pensées réjouissantes, il traversait d’un pas égal la grande lande d’où montait la tendre haleine de la bruyère en fleurs et de la flouve odorante et, comme à cet endroit découvert, la brise est parfois un peu forte, il marchait vers le « White-Wall », pour s’y abriter un peu.

Le « White-Wall » est un long pan de mur tout blanc, unique vestige d’une ancienne ferme, qu’un incendie détruisit complètement jadis. Jamais ses propriétaires ne songèrent à la relever de ses cendres.

Mr. Day le vit reluire de loin sous la lune et s’en approcha.

Mais tout à coup, il s’arrêta et retira sa pipe de sa bouche – ce qui, chez lui, était le signe d’un certain étonnement.

Sur le fond clair de la muraille solitaire se dressait une ombre, une haute ombre humaine, toute noire et parfaitement immobile.

Pour Mr. William Day (qui est un homme positif), qui dit ombre, dit une personne. Aussi se retourna-t-il pour voir qui s’interposait entre le mur et la lune.

Et alors, il vit… qu’il n’y avait rien.

— Ce n’est pas possible, dit-il.

Il fit alors une chose illogique, comme font les chiens qui voient soudain l’image d’un confrère dans un miroir : il passa derrière le mur.

Il n’y avait là, comme de l’autre côté, rien que des genêts et des bruyères.

— C’est trop fort, murmura-t-il. Et il retourna sur ses pas pour aller examiner l’ombre de plus près.

Elle n’y était plus.

— Bon, dit Mr. Day, j’ai eu la berlue. Je crois que la soupe au lard que Mrs. Day m’a servie au dîner, était un peu trop lourde pour mon estomac de citadin. Faudra que je prenne désormais une nourriture moins substantielle. Suivie d’un petit verre, ou même précédée d’un cordial…

Pensivement, il reprit le chemin du village dont les dernières fenêtres s’éteignaient, mais il eut à peine fait quelques pas qu’il se retourna vers le mur. L’ombre y était de nouveau !

Elle avait cependant changé de forme : c’était à présent celle d’un nain difforme, qui s’était départi de son immobilité première et agitait vaguement de longs bras, hideusement griffus.

— Halte-là ! Qui vive ? s’écria le constable.

Sa voix retomba à plat, sans écho, dans l’immense vastitude herbue.

L’ombre continuait à agiter mollement ses deux tentacules.

— Répondez ! Et poliment encore ! cria le policier, légèrement inquiet malgré lui.

L’ombre s’éclipsa pour faire place aussitôt à la première silhouette immobile, longue et décharnée.

— Répondez ou je tire !

La sombre forme se tenait droite, sans bouger.

Mr. William Day sortit son revolver et posément, il y mit deux cartouches comme s’il s’était agi d’une silhouette de tir.

L’ombre ne s’en porta pas plus mal.

— Cessons le tir, marmotta le policier, sinon, j’aurai une histoire de tous les diables pour des munitions gaspillées. Deux cartouches brûlées pour des choses plus vaines que le vent et la fumée… On en parlera au prochain conseil communal.

L’apparition s’était évanouie derechef et bien que William Day guettât encore son retour pendant plus d’un quart d’heure, elle ne réapparut plus : le « White-Wall » se contenta de luire plus que jamais à la clarté argentée de la pleine lune.

Le constable s’était promis de revenir dès la nuit prochaine, mais, comme le plus ordinaire des mortels, le policier propose et le Destin dispose.

La nuit suivante, il y eut une dispute à l’auberge et Day eut fort à faire pour ramener d’abord à la raison, et ensuite chez lui, le menuisier Sharpless qui avait reçu un tesson de bouteille sur le crâne.

Le jour d’après, il dut procéder à une enquête : la première depuis sa nomination au poste d’agent unique de Stonehill.

On avait trouvé deux moutons égorgés sur la lande, le cou tranché… La malveillance s’était-elle introduite dans le paisible canton ?

Après avoir arrêté deux vagabonds qui purent produire un indiscutable alibi, les avoir relâchés, ahuris de menaces de hard-labour et de potence, Mr. Day resongea au « White-Wall » et à ses ombres.

Plusieurs jours s’étaient passés et la lune était à son déclin : ce n’était plus qu’une étroite faucille répandant une lueur terne et avare.

N’empêche que l’ombre s’installa sur la muraille dès que Mr. Day s’en approcha. Mais à présent, elle était abominable.

C’était celle d’un grand bouc, assis sur ses pattes de derrière et faisant une grimace diabolique.

Elle s’effaça au bout de quelques secondes et fut remplacée par celle d’un petit homme ventru qui…

Ah ! cette fois, Mr. William Day sentit la moutarde lui monter au nez.

L’ombre lui faisait un pied de nez.

Nous l’avons dit, Mr. Day était un homme positif. Aussi, sa première colère calmée, il se dit que tempêter, crier, jurer et même tirer des coups de feu après des êtres de fumée et de nuit, ne lui servirait pas à grand-chose.

Il alluma sa pipe, et devant le mur redevenu net et vide, il monologua :

— Je ne crois pas aux fantômes. Et d’un ! Mais je crois aux mauvais plaisants. Et de deux ! Des loustics qui savent produire des ombres au milieu d’une lande déserte comme celle-ci, sans qu’on les voie, et sans que l’on sache comment ils procèdent, sont diantrement forts !

» Je n’aime pas les gens trop forts, surtout quand ce sont des farceurs. Tôt ou tard, ils peuvent abuser de cette force. Nous allons donc voir qui aura le fin mot de cette histoire : au revoir, mesdames les ombres !

Et lorsqu’il eut regagné l’unique rue du village, qui résonna vide et ténébreuse sous ses pas, il ajouta :

— J’ai droit à huit jours de congé ; mon cousin Ben Cormon, qui tient dans Commercial Road l’honorable taverne du « Perroquet muet » sera ravi de me donner asile. Je vais aller passer quelques jours à Londres. J’ai mon idée.

*
* *

Dans son cabinet de travail, de Baker Street, Harry Dickson pianotait fiévreusement sur la table.

— Voyons, Lady Margaret, et vous, Lord Heathfield, si vous avez tellement peur, quittez cet inconfortable Red Manor et venez vous installer à Londres.

Devant lui se tenait un étrange couple, habillé à la mode du siècle dernier, malgré le titre de noblesse que le détective lui avait octroyé.

Ils étaient tous deux petits, maigres et hâves.

Lui portait une miteuse redingote, une cravate mal nouée et tachée de graisse. Sa moustache aux poils ternes et rares retombait sur une bouche mal soignée et brunie par le mauvais tabac. Quand il ouvrait les lèvres pour pousser une lamentation, on voyait sa vilaine denture en pain d’épice.

— Ce n’est pas de la peur, un sentiment, une pensée, quoi, continua le détective, et contre de pareilles choses, que voulez-vous que je fasse ? S’il y avait des faits tangibles, je ne dis pas…

— Et les taches de sang, du beau sang frais, que nous trouvons après chaque nuit sur les marches, qu’en faites-vous ?

— Votre cuisinier doit être quelque peu négligent quand il saigne un poulet ou un lapin !

— Un poulet… un lapin… s’écria la femme, en levant d’atones yeux bigles sur son interlocuteur, mais, monsieur Dickson, nous n’en mangeons jamais ! Nous sommes végétariens, et Hippgood, notre cuisinier, qui est également l’unique serviteur de Red Manor, saurait difficilement s’y prendre pour tuer une bête.

— Allons bon ! dit Harry Dickson avec un geste de lassitude, répétez-moi votre histoire, voulez-vous, Lord Heathfield ?

— Que ma sœur Margaret la raconte, gémit le lord, je ne m’en sens plus le courage.

La vieille fille haussa une épaule dédaigneuse et, d’une voix aigre et monotone, elle commença :

— Nous sommes pauvres, monsieur Dickson, très pauvres. Pour garder le rang qui sied à notre nom, nous ne pouvons quitter nos terres de Red Manor.

» Nous disons Red Manor, mais les gens des environs disent couramment les « Ruines Rouges » et ils ont raison. Une grande partie de cet antique castel n’offre plus que l’aspect de ruines branlantes dont le vent et la pluie enlèvent chaque jour quelques moellons ou font tomber une frise.

» Jusqu’ici, mon frère et moi, nous y avons mené une existence des plus calmes.

» Un vieux serviteur, à qui nous ne payons presque pas de gages, le vieil Hippgood, nous sert ; si on peut appeler servir, gémir du matin au soir, et se plaindre de ses rhumatismes !

» L’aile nord du château a subi dans le temps quelques réparations. Elle est encore un peu habitable, pourvu qu’on puisse tenir les rats à distance et que l’on n’ait pas le sommeil troublé par les cris des chouettes et des hiboux qui logent dans les combles.

» Notre vie s’écoulait donc paisiblement. À sa façon, elle était heureuse jusqu’à ce qu’elle fut troublée d’une étrange façon :

» Depuis une huitaine de jours, nous trouvons chaque matin, sur l’escalier de pierre qui mène vers notre appartement, de larges flaques de sang !

— Du sang frais, et tout rouge ! s’écria le lord.

— Le premier jour, continua sa sœur, nous avons fait torcher le sang par Hippgood, en l’accusant d’avoir saigné du nez et d’avoir été négligent.

» Le second jour et puis le troisième, ce fut de même ; Hippgood nous demanda méchamment si nous croyions qu’il avait du sang à perdre ; il disait que si on avait dû lui en tirer la moitié, il ne serait plus à l’heure actuelle au nombre des vivants, et je dois vous dire que je crois que c’était juste.

» Les nuits suivantes, nous avons allumé des lampes dans l’escalier et, mon frère et moi, nous avons veillé à tour de rôle ; nous n’avons pas voulu compter sur Hippgood qui aurait pu s’endormir.

» Eh bien, le matin, les flaques sanglantes y étaient !

» Nous avons peur, monsieur Dickson, affreusement peur, sans trop savoir pourquoi, il est vrai. Mais venez donc à notre secours.

Le détective haussa les épaules.

— Si mon élève Tom Wills était ici, je vous l’enverrais, histoire de vous rassurer et de pincer également le mauvais plaisant qui s’amuse à ces macabres fariboles, mais Tom Wills est en mission sur le continent.

— Mais vous-même, monsieur Dickson ? s’écria Lady Margaret.

— Pas un jour ne se passe sans que des crimes horribles se commettent en Angleterre ou ailleurs. L’on me sollicite de partout, et je me dois de courir au plus pressé. Je manquerais au plus clair de mes devoirs si je devais perdre mon temps à m’occuper de niaiseries.

» Toutefois, je n’ai jamais repoussé un appel quand il venait d’un cœur rempli d’angoisse. Aussi, je vous promets de faire quelque chose pour vous, dès que faire se pourra.

— S’il faut payer… hasarda le lord en se levant.

Mais Dickson haussa les épaules et ne releva pas la malheureuse parole.

Après quelques vagues mots de réconfort, Harry Dickson congédia le lamentable couple et soupira.

— Une heure de perdue, marmotta-t-il.

Mrs. Crown entra, hilare, montrant une figure réjouie.

— Il y a un type épatant qui vous attend depuis une demi-heure, monsieur Dickson, dit-elle. Il m’a bien amusée. Il m’a raconté qu’il a vu des ombres, sans voir les personnes ou les choses qui les produisaient ; je lui ai dit que cela vous intéresserait prodigieusement.

— Bon ! voilà que vous répondez pour moi, à présent, riposta Dickson, de moins charmante humeur que sa gouvernante. D’abord des taches de sang de poulet, sans que l’on sache qui a tordu le cou aux bêtes, et puis un gaillard qui voit des ombres. Me prend-on pour un diseur de bonne aventure ?

— Recevez toujours ce gaillard, monsieur Dickson, répondit Mrs. Crown sans prendre la mouche, comme elle en avait l’habitude. Et puis, il dit qu’il vous connaît très bien.

— Que votre volonté se fasse, madame Crown, gémit comiquement le détective.

Sur quoi l’excellente femme introduisit le visiteur.

— Bonjour, monsieur Dickson ! fit une voix cordiale.

— Ah bah ! Will Day… En voilà une surprise ! On m’avait dit que vous étiez allé planter vos choux à la campagne et que vous aviez quitté le métier.

— Cela n’est pas tout à fait exact, monsieur Dickson, répondit Mr. Day, j’exerce toujours, mais à la campagne. Et notamment à Stonehill.

— Nom charmant.

— Et endroit charmant jusqu’à ce jour.

— Ce n’est donc pas une simple visite d’amitié que mon vieil ami William Day vient me faire, dit le détective en riant, et cela, ma gouvernante, la digne Mrs. Crown, me l’a confirmé en m’annonçant votre présence dans le parloir.

» Mais qu’est-ce que j’apprends ? C’est vous qui voyez des ombres ?

Wil ! Day prit une figure grave, tout en rougissant cependant un peu.

— Ce que je viens vous dire est en effet peu de chose, monsieur Dickson, il se peut que ce ne soit rien, mais c’est bizarre, incompréhensible, et je sais que, derrière le rideau des plus cocasses mystères, vous arrivez souvent à découvrir les pires forfaits. Vous m’avez un peu connu du temps où je faisais partie de la brigade de Mr. Goodfield, et vous devez savoir que je ne suis pas un chasseur de chimères.

— Très juste, Will, tout ce qu’il y a de plus juste, et c’est pourquoi je vais vous écouter avec le plus vif intérêt…

— Ainsi donc, monsieur Dickson…

Et Mr. William Day, constable de Stonehill, entreprit son récit.

Il le fit de façon posée, claire et précise, ainsi qu’il aurait rendu un témoignage devant Old Bailey, ou rédigé un procès-verbal.

Harry Dickson l’écouta en silence. Lorsqu’à la fin, le policier parla des deux moutons égorgés, le détective tiqua légèrement et fit signe au constable de s’arrêter.

— Les corps étaient saignés à blanc, sans doute ?

— Oui, monsieur Dickson, en effet, répondit l’autre avec un peu d’étonnement, mais cela n’a rien à voir avec l’histoire de ces maudites ombres ; je vous l’ai racontée simplement pour vous expliquer pourquoi j’ai dû, plusieurs nuits de suite, négliger le fameux mur blanc.

— Et pourtant… répondit le détective. Mais il ne continua pas sa phrase et parut suivre une pensée.

— Stonehill, dit-il tout à coup, Stonehill. Il y a quelques villages de ce nom en Angleterre ; pourtant, si je ne me trompe pas, cela se situe dans l’Ouest. En précisant : à cent milles du nord-ouest de Manchester.

— C’est bien cela, monsieur Dickson. Vous connaissez donc le moindre trou de la Grande-Bretagne ?

— Oh non ! répondit le détective en riant, mais il y a une coïncidence en jeu. Dites-moi, n’y a-t-il pas sur cette terre heureuse, un vieux manoir du nom de Red Manor, mais que vous autres, braves gens de Stonehill et des environs, vous appelez les « Ruines Rouges » ?

— Mais si ! Un vieux trou à rats ! À quelques portées de fusil du village, on peut voir cet amas de pierre ou gîtent une paire de hiboux humains…

— Qui ont nom Lord Heathfield et Lady Margaret, sans omettre le brave majordome Hippgood.

— Vous savez donc tout ! s’écria William Day, avec une surprise si visible que le détective ne put s’empêcher de rire.

— Mais non, mon vieux Will, je dois même vous avouer que je n’en savais rien il y a une heure. Mais les deux hiboux, comme vous les appelez si bien, viennent de sortir d’ici, et vous auriez pu les rencontrer dans l’escalier, si Mrs. Crown ne vous avait pas pris en amitié.

— Alors, eux aussi ont vu les ombres ? demanda l’agent de police.

— Non, ils ont vu du sang !

— Mince ! Et moi qui croyais pouvoir vivre d’une petite vie de rentier à Stonehill ! C’était, ma foi, bien la peine de quitter la brigade de Mr. Goodfield et ma petite maison de Camberwell !

— Pour l’heure, je ne crois pas encore votre quiétude en danger, dit Harry Dickson, bien qu’il y ait du bizarre dans l’air. Mais ce n’est encore que du bizarre.

— Cela dégénère souvent en tragique, murmura Will Day.

— C’est juste, observa Dickson, mais cela ne nous empêchera pas de prendre un solide verre d’eau-de-vie du Cap dont vous me direz des nouvelles.

Il sonna Mrs. Crown et la pria d’apporter la généreuse liqueur, des verres et des pipes neuves.

— Et votre élève, le jeune Mr. Wills ? questionna Will Day.

— Il est en mission en France. Il a dû traquer un vilain bonhomme qui se livrait à la traite des blanches. Le bandit doit être sous les verrous à l’heure qu’il est, et d’un jour à l’autre, j’attends le retour de mon fidèle Tom. Ah ! voici Mrs. Crown.

En même temps que la bouteille, la gouvernante tendit les journaux du matin à son maître.

Tandis que Mr. Day bourrait une pipe de bon tabac Navy Cut, tout parfumé de miel, et lorgnait du coin de l’œil le feu sombre qui couvait dans les verres de cristal, le détective avait jeté un regard distrait sur les feuilles imprimées.

— Mille diables ! cria-t-il soudain, et il sursauta avec une telle force que Mr. Day eut fort à faire pour protéger son verre.

— Depuis combien de jours avez-vous quitté Stonehill ? demanda brièvement Harry Dickson.

— Depuis trois jours. J’ai rendu visite à mon cousin Ben Cormon, qui tient dans Commercial Road…

— Bien, bien ; alors vous ne pouvez pas savoir…

— Quoi donc, monsieur Dickson ? Je vous avoue qu’une fois à Londres, l’air de la City a chassé un peu la superstition campagnarde qui avait sans doute déteint sur moi ; je n’osais pas trop venir vous trouver, je pensais…

— Il ne s’agit pas de cela, l’interrompit le détective qui venait d’achever la lecture d’un article dans le journal. Y a-t-il un orphelinat à Stonehill ?

— Certainement, c’est Mrs. Waters qui le dirige. Il n’est pas très grand et compte tout au plus vingt-cinq pensionnaires.

— Il comptait, rectifia Harry Dickson.

— Hein ? Comment dites-vous, monsieur Dickson ?

Le détective respira profondément.

— Il se passe d’étranges choses dans votre petit patelin, mon cher Day, vous allez y retourner sur-le-champ, et je vous accompagne.

— Mais l’orphelinat ? Que s’est-il passé dans cet établissement ?

— Avant-hier, Mrs. Waters et ses vingt-cinq pensionnaires sont allées se promener dans les bois de Lightwood…

— C’est tout proche, murmura Mr. Day.

Harry Dickson acquiesça.

— Et n’ont plus réapparu !

— Impossible ! hurla le constable.

— Disparues ! Envolées ! cria le détective. Sans laisser de traces, envolées, vous dis-je comme des fumées… comme des ombres !

CHAPITRE 2

QUAND TOM WILLS REVINT…

Tom Wills descendit du train de Douvres à Charing Cross. Il sifflotait un petit air, il était joyeux. Il avait puissamment aidé à la capture de Marcelin Bastien, l’ignoble négrier, trafiquant de chair blanche. L’affreux bandit écoperait durement et n’échapperait pas à l’échafaud, car sa carrière était une suite ininterrompue des crimes les plus crapuleux.

Tom Wills sifflotait Down home in Tennessee, puis il reprit le refrain en le fredonnant, le varia un peu et chantonna Down home in Baker Street.

Car Baker Street était le havre vers lequel il accourait pour prendre un peu de repos, pour revoir le maître, lui raconter ses aventures et, qui sait, recevoir des louanges.

Cette fois, Tom Wills les méritait, il en était certain.

Londres l’accueillit avec un sourire ensoleillé, ce qui n’arrive pas tous les jours.

Fatigué par les longues heures de train, Tom résolut de faire quelques pas et de respirer un peu l’air de la City, à présent que le fog ne le chargeait pas de fades effluves.

Il flâna quelque temps dans Pall Mall, s’acheta des cigarettes, puis enfila l’interminable Wardour Street.

C’est alors qu’il remarqua qu’il était suivi.

Il venait de suivre à travers la France une piste difficile, et son esprit était encore complètement en éveil ; bien que l’affaire qui l’avait amené sur le continent fût terminée, rien ne prouvait que des complices de l’affreux Marcelin Bastien ne l’eussent pris en filature pour venger leur maître.

Et c’est pourquoi le jeune homme remarqua le petit Juif qui le suivait patiemment, ne le quittant des yeux que pour se garer des cabs et des voitures qui passaient en un flot continu.

« Trop pittoresque, ce fils de David, pour être véritable, se dit Tom Wills. Et, flairant l’aventure, il se prit au jeu. Je vais le faire marcher un peu, songeait-il en ouvrant des compas démesurés.

Le Juif se mit à trottiner ; selon toute apparence, une pareille course ne lui était pas coutumière. Tom allait le semer, quand le bonhomme l’aborda résolument.

— Mr. Wills ! murmura-t-il d’une voix sourde, Mr. Wills, pour l’amour du Seigneur, ne marchez pas si vite, je suis un homme âgé et respectable, et je n’ai fait aucun entraînement pour ce genre de footing que vous me faites faire, depuis bientôt une demi-heure.

— Ainsi, vous me suivez, Moïse, Abraham ou Samuel ! Vraiment, je n’en savais rien, répondit Tom avec une feinte innocence.

— Harry Dickson m’envoie vers vous !

— Hein ! s’écria Tom, pris de soupçons et sentant tout à coup une sourde inquiétude l’envahir.

— Le maître est en danger !

Tom Wills regarda le Juif avec méfiance. Il avait tant de fois donné dans ce genre de pièges qu’il se gardait bien d’y répondre d’emblée.

— Parlez, dit-il brièvement.

— Harry Dickson a été fait prisonnier par une bande criminelle, horrible entre toutes. Ils vont certainement le tuer d’un moment à l’autre. Mais laissez-moi commencer par le commencement. Je m’appelle en effet Moïse, et du nom de mon père, Wolfssohn. J’habite une des ruelles qui restent encore debout dans l’ancien quartier des Seven Dials : ce n’est pas un voisinage très riche, ni même très comme il faut, mais j’y gagne ma vie, car j’y possède une petite boutique de fripier, et la pratique ne me fait pas défaut, elle abonde même.

« Tiens, murmura Tom Wills in petto, un Juif qui ne se plaint pas ! Ouvrons l’œil. Ces petits Juifs crient toujours misère, même quand leur grabat est bourré d’or et de bank-notes. Cela sent l’oignon, Moïse, mon ami. »

— Hier soir, au moment où je fermais mes volets, j’ai entendu tout à coup des soupirs s’élever d’un soupirail proche de ma porte.

» Je ne suis nullement curieux de nature, mais j’ai été voir quand même, car la maison d’où les gémissements partaient, était une des plus mal famées de Londres. Un véritable antre d’abomination, monsieur Wills ! De louches individus y entrent et sortent à la faveur des ténèbres de la nuit. Pendant le jour, la demeure semble vide et inoccupée, elle ne s’anime que la nuit, mais de quelle vie ! Je vous dis qu’on tue, qu’on assassine dans cette maison, aussi aisément qu’on mange une plie frite dans un restaurant « Kascher ».

— Tiens, se dit Tom, pourquoi pas une carpe farcie ? Je ne savais pas que les plies figuraient couramment sur les menus des restaurants juifs !

— J’ai décidé de m’introduire dans la maison, car il ne faisait pas encore nuit noire. Pourtant, les gémissements s’étaient tus.

— Vous avez beaucoup de courage, Moïse, dit Tom.

— No… on, répondit l’autre un peu confus, mais je n’aime pas qu’on fasse du mal à mon prochain.

— Noble caractère, ricana doucement le jeune détective.

— M’introduire dans cet antre du crime ne m’était pas difficile : notre cour est commune, et je n’ai pas eu beaucoup de peine pour soulever une trappe et m’introduire dans la cave. De nouveau, les gémissements ont repris.

» C’est alors que j’ai vu, à la dernière clarté du jour qui tombait par les vitres sales du soupirail, un homme étroitement ligoté, gisant dans un des coins ; j’ai gratté une allumette et poussé un cri de terreur.

» J’avais vu souvent le portrait du prisonnier dans les journaux : c’était Mr. Harry Dickson !

» Je me suis précipité sur lui pour le libérer, quand, d’une voix déjà affaiblie, il m’a prié de n’en rien faire.

» — Je veux rester ici, jusqu’à ce que les bandits reviennent, a-t-il dit.

» — Voulez-vous que j’aille avertir la police ?

» — N’en faites rien, je ne désire pas que la police officielle s’en tire avec les honneurs dans cette affaire.

« C’est une étrange façon de s’exprimer que mon maître vient d’adopter », se dit Tom en lançant un regard de biais au petit homme… Et alors seulement il remarqua la perruque toute neuve qui ornait le crâne du Juif.

Il le regarda avec plus d’attention et le toupet de fourrure et le caftan lui semblèrent trop révéler le costumier de théâtre pour être véritables.

L’homme ne paraissait pas se douter de l’examen qu’il subissait, il continuait son récit de la manière la plus aisée, comme s’il récitait une leçon admirablement apprise par cœur.

— Il faut que vous alliez avertir mon élève, Tom Wills, me déclara le détective, n’allez pas à Baker Street, il n’y est pas, et je crains que la maison ne soit surveillée par les forbans. Tom Wills doit revenir incessamment de France. D’un moment à l’autre, il débarquera à la gare de Charing Cross, le reconnaîtrez-vous ?

— Oh ! oui, j’ai également vu son portrait, c’est un garçon bien sympathique, allez !

— Bien merci du compliment, monsieur Moïse, répliqua Tom.

— Alors, il m’a demandé de fouiller dans sa poche et d’y prendre sa pipe ; je dois vous la remettre en signe de reconnaissance.

Ce disant, le Juif tendit à Tom une petite pipe de bruyère, toute culottée, que le jeune homme reconnut immédiatement.

Il se sentit tout ébranlé. Si le Juif lui disait la vérité, si ses soupçons étaient vains ? Allait-il négliger l’appel suprême du maître en danger de mort ?

Machinalement, il caressa le fourneau de bruyère polie, et soudain sa main s’immobilisa : il venait de sentir une légère bavure sous le doigt.

Cette pipe était fêlée et, rien qu’au toucher, Tom la reconnaissait : c’était une très vieille pipe dont son maître ne se servait plus depuis des mois, mais qu’il laissait reposer sur un cendrier de son bureau. Jamais le détective ne l’emportait avec lui ! La trahison était évidente, et Tom Wills sut immédiatement à quoi s’en tenir.

— C’est bien, dit-il, je vous suis, mais avant tout, il faut que j’aille me munir de quelques accessoires qui me sont nécessaires.

— Ne perdez donc pas de temps, supplia le bonhomme, alarmé.

— Je vous demande tout au plus dix minutes. Dans les environs, il y a une petite maison amie, où je désire passer avant tout.

— Mais Mr. Dickson a bien dit qu’il vous faudra venir seul, tout seul, s’écria le Juif.

— C’est bien mon intention, répliqua le jeune homme, venez avec moi.

L’autre sentit que toute réplique aurait été inutile et obéit en soupirant.

Tom prit une rue transversale de Wesbury, y parcourut un dédale de ruelles de plus en plus étroites, et finit par s’arrêter devant une innocente boutique de ferblantier, dont l’enseigne représentait un vieux seau en émail se balançant au vent de la rivière.

Dans chaque coin de Londres, Harry Dickson possédait ainsi des postes d’écoute sûrs, dirigés par des gens de confiance, et la petite ferblanterie était un de ceux-là.

— Faut-il que je vienne avec vous là-dedans ? s’enquit le Juif ?

— Certainement, dit Tom Wills en prenant son compagnon par le bras et en le serrant un peu plus qu’il n’aurait fallu peut-être.

» Allô ! Mr. Winter ! s’écria-t-il en poussant la porte, qui fit tinter une aigre sonnette de fer.

Une sorte de colosse surgit d’une obscure arrière-boutique.

— Ah ! Mr. Wills, qu’y a-t-il pour votre service ?

— Voici un gentleman, dit doucement le jeune homme en désignant du geste Moïse tout interloqué, qui désire jouir de votre bonne hospitalité.

— Moi ! s’écria le fripier, moi ! Mais je ne désire l’hospitalité de personne.

— C’est possible, riposta Tom Wills très sèchement, mais pourtant Mr. Winter va vous l’offrir. Et je vous conseille d’être très gentil, monsieur Moïse Wolfssohn, car Mr. Winter n’a pas le caractère facile.

Le colosse gronda et une lueur menaçante parut dans ses petits yeux porcins.

— S’il faut la manière forte… dit-il à voix basse, je suis là…

Et Mr. Moïse Wolfssohn vit une patte velue et formidablement robuste se crisper en un poing terrible, à quelques pouces de son visage.

— Faudra-t-il le garder longtemps, monsieur Wills ? demanda le terrible ferblantier.

— Jusqu’à la fin des siècles, s’il le faut ! s’écria Tom. En tout cas, jusqu’à ce que je vienne personnellement en prendre livraison.

— Voilà un ordre clair et net, tels que je les aime, ricana Mr. Winter. Et d’une main assez brusque, il poussa le Juif dans l’arrière-boutique.

Une fois là, le géant sortit un régime de clés de sa poche, digne d’un trousseau de cipier de Newgate, et ouvrit une petite porte habilement dissimulée dans la muraille.

Un escalier se dessina dans l’ombre. Mr. Winter et Tom, encadrant le Juif, le descendirent pour arriver à une solide porte blindée de fer, que le premier nommé ouvrit à l’aide d’une des énormes clés.

Une sorte de cellule éclairée par une petite ampoule grillagée se présenta devant eux.

— C’est de la séquestration, gémit le Juif.

— C’est le mot qu’il fallait dire, répliqua Wills ; en tout cas, voici votre chambre, et vous l’occuperez, monsieur Wolfssohn, jusqu’à ce que je sache à quoi m’en tenir au sujet du maître, ce qui ne tardera guère. Après quoi, vous avez beaucoup de chances de la quitter pour une autre dans la prison de Newgate ou de Pentonville !

— Aha ! Aha ! fit le Juif changeant soudain de mode.

— Vous savez, nous avons aussi des moyens pour rendre le monde qui séjourne ici aussi bavard que nous le voulons, dit Mr. Winter d’une voix peu rassurante.

— Voyez-vous un inconvénient à reprendre votre forme réelle, monsieur Wolfssohn, dit Tom en envoyant valser la perruque.

Une tête rasée et sournoise parut.

— Pas plus Juif que ma grand-mère, n’est-ce pas, Moïse ? s’exclama Tom, allons, au revoir, et si, par hasard, quelque chose de fâcheux était arrivé à mon maître, par votre faute…

— Je vous fournirai des étiquettes pour numéroter vos os, gronda Mr. Winter.

Tom Wills s’élança dans la rue.

En courant, il gagna l’angle de Earle Street où il était certain de trouver un cab ou un taxi.

Et c’est alors qu’arriva l’accident stupide et que la fatalité s’abattit sur le jeune homme.

Une auto déboucha à toute allure et Tom Wills ne la vit même pas arriver…

Le garde-boue le happa, lui fit faire une formidable pirouette, le jeta contre la bordure du trottoir.

Sanglant, inerte, le jeune homme resta étendu sur le pavé.

CHAPITRE 3

LE SECRET DE LA SOURCE

— Rien, dit Harry Dickson en se relevant après avoir soigneusement exploré les faces chaulées du « White-Wall ». Un bon vieux mur blanc très honnête, et rien d’autre, monsieur Day.

L’agent de police se gratta l’oreille d’un air perplexe.

— J’espère que je ne vous ai pas fait venir pour rien dans ce pays perdu, monsieur Dickson, dit-il d’une voix confuse.

— Je ne crois pas, mon cher ami. À propos, prêtez-moi ces excellentes jumelles que vous portez en sautoir.

Day s’exécuta immédiatement, et le détective se mit à fouiller l’horizon à l’aide de la Zeiss prismatique.

Tout à coup, un sourire furtif éclaira son visage.

— Cette informe masse de pierre qui surgit là-bas au nord d’un pli de terrain…

— C’est Red Manor, ou plutôt Les Ruines Rouges, s’empressa d’expliquer Mr. Day.

— Je m’en doutais, dit Dickson à mi-voix.

— Quel rapport… ? commença William Day.

Mais déjà, Harry Dickson s’éloignait en secouant la tête. Il prit à travers la lande le chemin de la forêt que l’on voyait se dessiner au loin, comme une vaste nappe sombre. La forêt était vaste et sombre, des arbres centenaires y déployaient des frondaisons compactes dignes d’une sylve sauvage ou tropicale.

Pourtant, un chemin assez large et pas trop mal entretenu la traversait d’orée en orée.

— Jusqu’où la dame Waters et ses pensionnaires auraient-elles poussé leur excursion ? demanda le détective.

— Probablement jusqu’à la source de la croix, répondit Mr. Day, c’était un des buts coutumiers de leurs promenades. Du reste, elles ont été aperçues dans ces parages par Pike.

— Pike, qui est-ce ?

— Une sorte de vagabond, un demi-fou, un garçon qui vit de ce qu’on lui donne. Un pauvre d’esprit qui ne fait de mal à personne.

— J’aimerais bien le voir.

— Nous n’avons qu’à continuer notre chemin, nous avons neuf chances sur dix de le rencontrer auprès de cette source où il aime à se mirer comme une nymphe dans les contes, bien qu’il soit beaucoup moins joli, répondit Day en plaisantant.

Tout à coup, le détective se frappa le front.

— Ne passe-t-il jamais d’autobus par ici ? demanda-t-il.

— Des autobus ? demanda le policier en levant des yeux étonnés vers son compagnon, mais non ! Stonehill est un trou, le chemin qui y conduit ne mène plus nulle part. Quand une automobile passe dans la contrée, c’est tout un événement et la plupart du temps, c’est que son conducteur s’est lamentablement fourvoyé. Non, monsieur Dickson, je n’ai jamais vu d’autobus dans ces parages. Avez-vous relevé quelque trace ? ajouta-t-il en se penchant vers le sol.

— Aucune, je l’avoue, mais c’est un nombre qui s’est imposé tout à coup à ma mémoire : nos autobus contiennent généralement de vingt-cinq à trente places.

— C’est dans un autobus que les orphelines de Stonehill et leur surveillante auraient été enlevées, à votre idée ? s’écria Mr. Day. Mais dans ce cas, nous aurions dû le voir, c’est un peu plus grand qu’un moustique, ce genre de machins, non ?

Harry Dickson se contenta de hausser les épaules et se mit à regarder le sol avec attention. Bientôt, sa figure prit une expression navrée.

— En effet, rien ne permet de le supposer, soupira-t-il.

La forêt devenait plus dense. Elle bruissait doucement dans la brise qui frôlait les hautes ramures ; un faisan poussa sa fine tête à travers une haie de brindilles et s’enfuit avec un cri effarouché. Un lapin détala, montrant la virgule blanche de sa queue.

— Ce n’est pas ceux-là qui parleront, ricana Mr. Day. Mais brusquement il toucha le détective à l’épaule.

— Voyez donc, toutes les mûres ont disparu des ronces, et voici des noisettes jetées avec dépit, car elles n’étaient pas encore bonnes, la saison n’étant pas encore assez avancée : les pauvres gamines ont passé par ici.

— Très juste, approuva Dickson.

Ils étaient arrivés à une assez vaste clairière, au centre de laquelle une petite mare limpide recevait le jet d’eau d’une source jaillissant d’un gros bloc erratique.

Une étrange créature se penchait sur le miroir des eaux et ne leva pas même la tête quand les deux hommes s’approchèrent d’elle.

Ses cheveux étaient très longs et s’échappaient en mèches folles d’un affreux bonnet de laine bleue ; ses habits n’étaient plus que des haillons d’une couleur neutre, se confondant avec celle de l’humus forestier.

— C’est Pike, dit Will Day, il se mire dans la source.

— Bonjour, Pike, dit Harry Dickson, regardez donc, j’ai quelque chose de plus beau que ce miroir.

Et il lui montra un shilling tout neuf qui brillait.

Le vagabond lui jeta un regard distrait et se détourna avec mépris.

— Je veux voir le fantôme, dit-il.

— Où le voyez-vous ? demanda Dickson.

— Dans l’eau, il y habite, il est très laid, mais je n’ai pas peur de lui. J’ai apporté une grosse pierre pour la lui jeter à la tête s’il se montre.

— Vous êtes donc bien fâché contre le fantôme ?

— Il a mangé les petites filles et la bonne dame, dit Pike d’une voix rageuse.

L’agent de police de Stonehill fit signe à Dickson.

— Il était toujours très bien reçu à l’orphelinat, et les petites orphelines ne le taquinaient pas, comme le font les enfants du village. Il n’y a pas à dire, Mrs. Waters les élevait très bien. Pauvres gosses !

Les yeux de Dickson pétillaient.

— Comment faisait le fantôme ? demanda-t-il à Pike.

— Il court très vite, gronda l’homme, il a quatre pattes toutes drôles, comme une chèvre… non, ce n’est pas cela… mais il en a quatre, je sais compter jusqu’à six, ajouta-t-il avec orgueil. Un, deux, trois, quatre… six… non cinq et six. C’est beaucoup, n’est-ce pas ? La bonne dame me l’a appris.

— Et c’est tout ? Voyons, Pike nous allons chercher la bonne dame et les petites filles qui vous donnaient des tartines de confiture.

Pike sembla faire un immense effort de mémoire.

— Je veux un bonnet en argent, comme le gentleman, dit-il en désignant le casque galonné de Mr. Day.

— Vous l’aurez, mon garçon, mais dites-moi…

— Tout de suite, je veux le mettre, une fois seulement, pour me regarder dans l’eau.

En frissonnant, Mr. Day dut poser son beau casque sur la tête pouilleuse du tramp, qui se mit à glousser de plaisir.

— Beau ! cria-t-il, Rudy Pike est très beau ! Si le fantôme le voyait, il aurait très peur de lui ! Puis il rendit avec regret le couvre-chef à Mr. Day.

— Et maintenant, racontez-moi ce que faisait le fantôme ! demanda Dickson.

— Brrou ! Brrou ! comme le vent du nord dans les feuilles, puis il disait teuf ! teuf ! teuf ! teuf ! Et il a avalé la bonne dame et les petites filles, et il s’est mis à fumer sa pipe.

— C’est cela ! s’écria triomphalement le détective, Pike vient de nous décrire un autobus, monsieur Day ; une chose qu’il n’avait probablement jamais vue de sa vie !

Rapidement, il se mit à crayonner quelque chose sur son calepin, puis il en détacha le feuillet et le tendit à Pike.

Le policier qui avait regardé par-dessus l’épaule de Dickson, vit que celui-ci avait dessiné les contours grossiers d’une très grosse automobile.

À peine le vagabond vit-il le dessin, qu’il se mit à pousser des cris de fureur et, l’arrachant des mains de Dickson, s’acharna à le piétiner, puis à le frapper à grands coups de sa lourde pierre, jusqu’à ce que le papier fût en loques.

— J’ai tué le fantôme ! hurla-t-il, il est mort, je l’ai tué !

Puis il s’enfonça sous bois en criant avec une joie sauvage.

— Voilà le premier point de la chaîne, dit Dickson d’une voix satisfaite, il est vrai que nous ne trouvons pas trace des roues, mais cela est à peu près impossible, sur ce vaste tapis de feuilles. Ah ! mais, regardez donc !

Le détective venait de se jeter à plat ventre contre le sol, et une lueur de triomphe brillait dans son regard.

— Les traces ont été effacées par une main des plus expertes, mon vieux Day, mais en voici une qui a été négligée : des pneus Goodyear : le fantôme ne se mouche pas des pieds ! Il s’est chaussé de bottes de sept lieues des plus modernes pour partir à l’aventure !

— Mais on aurait dû le voir ! s’écria Day.

— C’est assez vrai, mais nous ne tenons pas tous les chaînons non plus, Day !

— Je me demande comment cela a pu se passer ? observa le policier.

— Y a-t-il eu un orage, le jour de la disparition ? s’enquit Dickson.

— En effet, répondit Day, après un moment de réflexion, depuis le matin, le ciel était menaçant, et dans l’après-midi, l’orage a éclaté dans toute sa fureur.

— Surprenant dans le sous-bois, Mrs. Waters et ses pensionnaires, n’est-ce pas ?

William Day réfléchit encore.

— Ce doit être comme vous le dites, finit-il par concéder.

— Cela ne peut être autrement, et nous y sommes !

— Comment,  monsieur Dickson, je ne vous suis pas très bien !

— Supposons, expliqua le détective, que l’orage surprenne Mrs. Waters en pleine forêt. Les enfants s’effrayent, le sous-bois n’offre qu’un abri fort précaire aux fureurs de la tourmente. Tout à coup, apparition fort inattendue, un autobus s’amène, conduit, ou bien ayant à son bord si je puis m’exprimer de la sorte, quelqu’un qui est connu de Mrs. Waters.

» Très aimablement, il offre à la surveillante de les reconduire toutes à l’école. Elle accepte avec reconnaissance, et le tour est joué !

— Mais où est-il allé ? s’écria Mr. Day avec un désespoir comique.

— C’est ce qu’il s’agit de trouver, et pour l’heure, je n’en suis pas encore là, riposta le grand détective.

Ils cheminèrent pendant quelque temps en silence.

— À qui appartiennent ces bois ? demanda tout à coup Dickson. Aux Heathfield ?

L’agent de police secoua négativement la tête.

— Non, ils sont propriété de l’État.

— Et sans aucune surveillance forestière ?

— No… on, c’est-à-dire que la commune de Stonehill l’assume, dit Mr. Day en rougissant un peu, car il pensait aux chevreuils braconnés dont il touchait la dîme.

Harry Dickson comprit et se mit à rire.

— Je ne suis pas venu ici pour faire le compte des faisans, des lapins ou des biches de Sa Majesté, que celle-ci dédaigne du reste, dit-il avec bonne humeur.

Mais il reprit bientôt sa gravité première.

— À propos, notre ami Pike n’a pas dû voir très souvent son étrange fantôme, mais, ne racontait-il jamais autre chose concernant les bois ou la source ?

Mr. Day haussa les épaules.

— Si, des billevesées qu’on écoutait à peine. Il disait qu’on entendait parfois des voix qui sortaient des eaux de la mare, et qu’un jour, il en a vu surgir une main qui voulait le saisir.

— Vraiment ! s’écria Dickson, je trouve, moi, que ceci est fort intéressant, et que Pike est beaucoup moins idiot qu’on ne le pense à Stonehill.

» Retournons à la source, voulez-vous.

— Les desseins de Harry Dickson sont insondables, comme ceux de la Providence, railla le policeman.

— Savoir ! murmura le détective.

Il se pencha longuement sur la mare.

Elle était profonde. Une longue branche que Mr. Day coupa dans la forêt n’en atteignit même pas le fond.

— Il y a un fort courant entre deux eaux, observa-t-il en retirant la perche.

— Je m’en doute, répondit le détective en regardant de grosses bulles d’air qui venaient de temps à autre crever à la surface.

Soudain, il se tourna vers son compagnon.

— Je veux rester ici sur place, dit-il, la source a son mystère, et il faut que je le découvre aujourd’hui même. Retournez à Stonehill, faites fonctionner le téléphone. Informez-vous partout après un autobus pourvu de pneus Goodyear, et de pneus neufs encore. Fouillez Liverpool ou Manchester, s’il le faut. Allez, monsieur Day, bonne chance et au revoir !

Il attendit que le policier se fût enfoncé dans la forêt, puis il se mit à siffloter doucement.

— À nous deux, mes jolies naïades, je vais aller faire un tour dans votre humide empire. Cela me coûtera des vêtements mouillés, mais qu’importe !

Et alors, Harry Dickson fit une chose bizarre, incompréhensible :

Pieds joints, il sauta dans la mare !

L’eau jaillit à gros bouillons tandis qu’il s’enfonçait.

Des minutes s’écoulèrent, s’ajoutèrent les unes aux autres. Des faisans sortirent dans la clairière et se mirent à picorer paisiblement, des lapins sauvages y vinrent faire des cabrioles et brouter l’herbe tendre. Une biche aux yeux profonds, vint boire longuement à la source et ne s’effaroucha nullement, bien qu’elle connût les embûches des hommes et des fauves.

Mais Harry Dickson ne réapparut pas !

*
* *

Retenant l’air dans ses poumons, l’épargnant autant que possible, Harry Dickson s’enfonçait dans l’onde glaciale.

Il sentit un remous violent qui le poussait aux épaules, puis ses pieds touchèrent un fond rocailleux. À présent, le remous lui entourait la tête ; il s’avança contre le courant et ses mains tendues frôlèrent une paroi dure.

Quelques secondes plus tard, il sentit une brèche sous ses doigts, comme si la muraille cédait : il se lança en avant et soudain, il respira !

Il n’avait plus que de l’eau jusqu’à mi-poitrine et continuait à avancer dans une sorte de couloir étroit, où un vent violent lui fouettait le visage.

Il se mit à rire doucement.

— J’aurais dû m’en douter, soliloqua-t-il. Dans certains théâtres, on use d’un truc pareil pour glisser sous les eaux d’une piste inondée, une bouche d’air !

» Voyons maintenant où ce couloir débouche, c’est passionnant ! Dommage qu’il ne soit pas assez large pour livrer passage à un autobus ! Pour celui-là, je devrai chercher une route ailleurs !

Le couloir montait doucement et bientôt, le détective foula un sol relativement ferme ; les eaux sortaient à sa gauche d’une impasse profonde absolument impraticable, alors que dans le couloir, ne coulait plus qu’un filet à peine profond d’un pied.

La marche du détective fut donc assez facile, bien que fort désagréable, l’eau étant glacée comme au sortir d’un glacier.

Il pressa donc le pas, mais le couloir semblait interminable.

Sa lampe électrique (qu’une gaine de caoutchouc avait préservée des eaux) fonctionna vaille que vaille et lui permit de découvrir des parois désespérément lisses, tapissées d’algues menues et zébrées par la route argentée des grandes limaces.

— Me conduira-t-il jusqu’au centre de la terre ? railla Dickson, je dois avoir fait du chemin depuis mon plongeon dans la mare forestière. Le chemin est droit, comme tracé au cordeau !

Il pressa le pas, sentant la fatigue le gagner peu à peu, car la résistance de l’eau qui le baignait jusqu’à mi-jambe se faisait durement sentir.

— Sans aucun doute, cela doit aboutir à un château. Donc à Red Manor. C’est fréquent dans ces maudits castels : des sortes de passages clandestins, menant au loin, et creusés aux temps ténébreux du Moyen Age, quand il fallait sortir coûte que coûte d’une place assiégée.

» Pourquoi les habitants d’aujourd’hui, l’emploieraient-ils encore, car ils l’emploient ? Pour des fins bien mesquines, je suppose : la forêt d’État leur offre la même ressource alimentaire qu’aux braves habitants de Stonehill, y compris mon ami Will Day ! Allons toujours !

Loin devant lui, un reflet bleu parut sur les eaux.

— Voici le jour qui se dessine ! s’écria le détective. Bon, j’y suis… le couloir se termine dans un puits !

Il se trouvait, en effet au fond d’un puits assez spacieux dont les parois filaient tout droit vers le ciel bleu, et Dickson vit l’ombre d’une haute margelle.

À ses pieds une source au débit minime bouillonnait faiblement.

— De bons crampons de fer ! dit Dickson en examinant les parois. Et à peine rouillés. Montons vers le ciel bleu qui nous attend !

Il venait tout juste de saisir le premier crampon, lorsque, au-dessus de sa tête, un cri de douleur retentit, suivi d’un gargouillement lugubre.

— Diable ! gronda le détective, on tue là-haut !

Agile comme un chat sauvage, il escalada la paroi accore, s’aidant des crampons enfoncés dans les moellons à des distances régulières.

Il s’approchait du bord.

D’une main ferme, il s’y agrippa et se hissa sur la margelle.

Un double cri de terreur accueillit sa soudaine apparition.

— Bonjour, Lord Heathfield ! Bonjour, Lady Margaret ! cria joyeusement le détective.

— Ciel ! Harry Dickson ! hurla une voix de femme.

— Comme le diable dans Faust, riposta le détective en sautant légèrement sur le sol.

» Vous en laissez tomber votre canne, mylord, ajouta-t-il en remarquant un geste de Heathfield… Ah ! C’est une canne-épée… belle arme !

— C’est cette maudite bête qui nous attaquait, répondit la femme en tremblant.

Harry Dickson vit alors un magnifique chien berger étendu contre la margelle et dont le corps se tordait dans les dernières convulsions de l’agonie.

— Un coup de maître, dit le détective, la gorge coupée net, vous avez la main ferme, madame !

— C’est un de ces maudits chiens de berger, murmura-t-elle. Au lieu de garder leurs moutons, ils viennent marauder par ici et mettre la vie du monde en danger.

— Surtout quand on les attire avec une belle tranche de viande comme celle-ci, dit Harry Dickson en montrant un lambeau de chair crue, posé près de la tête du cadavre.

— Je ne l’avais pas vue, dit le lord. En tout cas, cela ne vient pas de nous, il n’y a jamais de viande au château, nous sommes végétariens.

— Vous me l’avez déjà dit, il me semble, répliqua poliment le détective ; pourtant, l’existence de ce puits devrait me convaincre du contraire.

Lord Heathfield rougit violemment.

— Vous avez découvert notre unique secret, monsieur Dickson… N’oubliez pas que nous sommes pauvres…

— Et n’oubliez pas que je ne suis pas un garde forestier, et que je ne viens pas faire des misères aux braconniers de Stonehill et des environs.

— Merci, monsieur Dickson, murmura le gentilhomme confus.

— Vous voici tout mouillé, venez vous sécher au manoir, dit la dame.

— Ce n’est pas de refus, répondit gaiement le détective.

— Et… ajouta le lord avec un peu d’hésitation, boire un verre de grog, nous avons encore un peu de rhum au château.

— Avec plaisir ! Cette diablesse de source m’en a fait voir des grises, ou plutôt des froides ! J’admire le gaillard qui, pour le prix d’une gigue de chevreuil, doit y faire le plongeon.

— Ne nous accablez pas, monsieur Dickson, murmura le lord avec une extrême confusion. C’est en effet le travail d’Hippgood…

— Cet excellent Hippgood, je comprends ses rhumatismes maintenant, et peut-être les traces de sang…

— Cela non, monsieur Dickson, je vous le jure ! s’écria le lord.

— Bon, bon, je n’insiste pas, dit Dickson avec bonhomie.

Dans la salle à manger du château – salle maigrement meublée et sentant l’abandon et la misère – Lady Margaret s’empressa de faire flamber un grand feu de bois sec.

— Pourquoi vous donner tant de peine, mylady ? C’est pourtant là le travail de ce cher Hippgood dont je brûle de faire la connaissance.

Lord Heathfield fit une grimace.

— Hélas, monsieur Dickson, voilà un désir qu’il vous faudra refréner : Hippgood est parti depuis deux jours et nous en sommes fort inquiets !

— Il aura eu peur, ajouta Lady Margaret, et je ne puis lui en vouloir.

L’eau chantait dans la bouilloire et, d’un buffet de chêne lustré, le lord sortit une bouteille poudreuse qui avait bonne mine.

Le grog était excellent, et Dickson se sentit singulièrement réconforté.

— À la vôtre ! dit-il en levant cordialement son verre.

Lord Heathfield sourit.

— Il faut m’excuser, je ne bois jamais d’alcool ; peut-être que vous n’ajouterez plus foi à notre régime végétarien. Pourtant, la chair nous répugne comme aliment, mais il faut bien manger.

Harry Dickson vida son verre d’un trait et regarda ses hôtes avec un peu de pitié. Tout, autour de lui, suintait la plus profonde pauvreté.

— Nous ne pouvons défendre à Hippgood de prendre de temps en temps un petit cordial, dit Lady Margaret avec un mince sourire, en désignant la bouteille de rhum.

— Eh bien, le gaillard n’a pas à se plaindre, répondit le détective, car c’est une liqueur digne des meilleures tables. À la vôtre ! ajouta-t-il en reprenant le verre qu’on venait de remplir de nouveau.

Mais le verre lui tomba des mains…

CHAPITRE 4

L’ANTRE D’ÉPOUVANTE

— Madame ! Oh ! Mrs. Mary !

— J’ai si peur, madame Mary !

— Au secours, madame Mary !

— Au secours ! Au secours ! Au secours !

Toutes ces voix, menues et grêles, pleuraient dans une obscurité fétide.

Parfois, ces cris cessaient et faisaient place à des lamentations sans fin, à des pleurs, à des plaintes déchirantes.

— Mamy, oh ! ma maman ! sanglota tout à coup une toute petite voix, et, à ce cri jailli du tréfonds d’une pauvre petite âme torturée, le concert des plaintes reprit, plus épouvantable encore.

Les ténèbres étaient si denses que Mr. Will Day, pourtant bien habitué à trouver sa route par les nuits les plus noires, au plus profond de la forêt, n’y voyait goutte.

Mais un être, tapi dans un coin d’une sorte de crypte immense, voyait, lui, parfaitement ce qui se passait. Ses yeux étaient grand ouverts, à la façon des chats et des hiboux. Un nyctalope !

Et la créature doit être un monstre sans pareil, car elle se délecte à la vue des plus abominables atrocités qui aient pu se produire dans le vaste monde. Elle voit…

Dans une sorte d’aura bleuâtre, comme les nyctalopes en distinguent en pleine nuit, elle voit s’allonger un énorme souterrain, dont la voûte se perd dans une brume vacillante. Des piliers de pierre trapus et suiffeux montent du sol vers les hauteurs. Ce sol est composé de larges dalles sombres, luisant d’une crasse centenaire.

La créature ricane, se réjouit d’un spectacle qui ferait hurler de terreur l’homme le mieux trempé.

De longues files de cages suivent les murailles en une immonde théorie.

Elles sont formées d’épais barreaux de fer noir, et, dans chacune d’elle, s’agite faiblement une forme menue : une petite fille !

Oui, chaque cage renferme une pauvre fillette sanglotante ou évanouie !!!

La créature ouvre une bouche lippue sur de puissants crocs jaunes, comme si elle se pourléchait les lèvres pour un proche festin.

Au milieu de la crypte, se dresse une lourde pierre cubique, aux apparences tragiques de dolmen druidique : un corps immobile y est étendu ; la vie s’en est échappée, car la forme est rigide et affreusement contorsionnée par les affres d’une sauvage agonie.

Et le monstre jette des regards avides sur le cadavre.

— Il n’y a plus de sang, grogne-t-il, c’était du bon sang, bien rouge, bien chaud, tout mon corps en est encore réchauffé. Il faudra que je sacrifie bientôt un de ces vilains moineaux qui piaillent dans les cages, car le sang de la bonne femme m’a mis en appétit. Je puis bien m’en offrir un seul, il y en a encore pour quelque temps ! Pourvu qu’ils ne meurent pas trop vite ! La mort naturelle gâte le bon sang chaud.

» Eh ! Eh ! mes petits oisillons, ils sont encore un peu maigres, mais qu’importe !

» J’ai horreur de leur chair, je ne veux que leur sang ! Hi ! Hi ! Hi ! Hi !

La créature doit avoir parlé un peu trop haut, car dans les cages les plus proches, les petites captives l’ont entendue et se sont mises à pousser des hurlements d’épouvante :

— L’ogresse ! L’ogresse !

Le monstre part d’un rire atroce qui résonne sous la voûte, comme le grincement d’une lime gigantesque.

— C’est ça, mes petits oiseaux, chantez donc ma venue, comme vos frères de la forêt célèbrent celle du soleil et du printemps. Je suis là, et je vous vois. Si je voulais, je verrais couler votre beau sang rouge sous votre peau livide, car j’ai des yeux étonnants, comme seul le diable doit en avoir.

» Mais je veux chanter avec vous.

Et d’une horrible voix chevrotante, la goule se met à chanter :

 

Donnez-moi votre sang.

Petits enfants charmants.

Donnez-moi votre sang.

Mes petits enfants tout blancs !

 

Un chœur de supplications éclate en écho à cette chanson d’enfer.

— Grâce ! Grâce ! Nous ne vous avons rien fait ! Laissez-nous retourner chez la bonne Mrs. Mary, chez Mrs. Waters !

— Mrs. Waters ! crie le monstre, ah ! ah ! mais elle est près de vous, voulez-vous la voir ? Elle ne vous a jamais quittées, elle vous aimait trop pour cela ! Regardez-la !

Tout à coup, le souterrain s’éclaira d’une lueur crue et apparut dans toute son horreur.

Presque d’un même geste, vingt-cinq petites filles se voilèrent la face : c’était trop affreux !

La pauvre Mrs. Waters était étendue sanglante sur le dolmen : sa tête tranchée pendillait, retenue à peine par quelques fibres.

— Mes petits oiseaux ! cria le monstre.

Mais les petites crièrent de plus belle, car elles venaient de voir l’ogresse dans toute sa hideur.

Une énorme robe rouge la couvrait de la tête aux pieds, sa figure aux yeux énormes était plus blême que celle du cadavre de Mrs. Waters ; elle faisait claquer sa denture d’hyène avec un bruit macabre.

— Regardez, mes petits moineaux tendres ! Vous avez reçu une visite ! Celle d’un monsieur qui voulait se mêler d’ouvrir vos cages, pour vous laisser envoler. Fi ! les vilains messieurs veulent ouvrir les jolies cages ! Regardez-le, c’est un grand détective, le plus grand du monde ! Vous avez entendu parler de lui, j’en suis certaine, c’est Mr. Harry Dickson de Londres !

En effet, dans une des cages, chargé de liens, blême de fureur, Harry Dickson, impuissant, regardait cette scène d’abomination.

— Bonjour, monsieur Dickson, glapit la goule, tout à l’heure viendra le Grand Prêtre du sang, qui me laissera boire dans une coupe d’or ciselé la belle rosée rouge. Vous êtes au premier rang pour tout voir, monsieur Dickson, et vous ne paierez rien pour cela. Vous assisterez au supplice de tous ces petits enfants, un à un, et cela durera quelques jours, puis votre tour viendra. Vous êtes vigoureux, monsieur Dickson, et votre sang me réconfortera !

Le détective grinça des dents, il maudit son manque de clairvoyance.

— Dire que je me suis laissé prendre par ces deux fantoches, murmura-t-il.

La bête humaine avait l’ouïe fine, elle dut entendre l’amère réflexion du détective, car elle se mit à pousser des cris de joie.

— Nous nous sommes bien doutés que la disparition de ces petits oiseaux aurait tôt ou tard amené le grand Harry Dickson dans ces parages. Et nous avons pris le taureau par les cornes ! Mais ni les taches de sang qui surgissaient dans la nuit, ni les ombres mystérieuses que nous projetions de loin à l’aide d’une fameuse lanterne magique, admirablement imaginée, ne pouvaient vous convaincre de nous rendre visite avant la capture de nos petites bêtes chéries.

» Ah ! Nous avions pourtant compté sur votre amitié pour Mr. Day, il s’est assez vanté dans le pays d’être de vos bonnes connaissances !

» Alors, le hasard s’est chargé de tout, le hasard qui est si souvent votre allié, cher monsieur Dickson ! Et votre clairvoyance aussi, qui vous a joué le tour de vous faire découvrir la source et son mystère !

» La brave source, elle vous a livré à nous, pieds et poings liés, sous les aspects d’un homme trempé jusqu’aux os qui avait bien besoin d’un grog réconfortant. Un bon grog au narcotique, la vieille histoire qui a toujours son succès ! J’étais bien un peu ennuyée, monsieur Dickson, de vous voir assister au meurtre du chien… une belle bête dont je voulais le beau sang rouge ! Mais vous n’y avez vu que du feu ! Brave monsieur Dickson, à présent, nous pourrons saigner l’Angleterre entière sans danger, car le grand détective ne sera plus là pour nous en empêcher !

— Monstre ! gronda Dickson, avec quelle joie je verrai gigoter votre vilaine dépouille à une corde de potence !

— Malotru ! pendre une lady ! Heureusement, vous ne le verrez pas ! siffla la goule d’une voix furieuse.

— Et je vous dis, moi, que vous serez pendu, ainsi que votre bandit de frère, tout Lord Heathfield qu’il est.

— C’est ce que nous verrons, dit une voix caverneuse à l’autre bout de la crypte.

— Certes, James ! Ou plutôt, Grand Prêtre du sang ! C’est bien dit, nous verrons bien ! Cette fois, Harry Dickson ne rira pas le dernier.

Du fond de la cave géante, un homme revêtu d’une grande robe blanche s’avançait d’un pas solennel. On aurait eu peine à reconnaître en lui le chétif Lord Heathfield, mièvre et falot dans ses habits étriqués et démodés ; sa figure reflétait une férocité sans bornes, et ses yeux avaient les mêmes profondeurs inquiétantes que ceux de sa sœur.

Tout à coup, Harry Dickson se mit à parler d’une voix calme et posée, comme s’il discutait une affaire.

— Certainement, vous êtes fous tous les deux. Votre démence relève du domaine de la médecine, mais je doute fort que les juges veuillent l’admettre comme circonstance atténuante.

— Il n’y aura pas de juges pour nous ! s’exclama Lord Heathfield.

— Mais si, mais si, répondit sèchement le détective, vous passerez en jugement, et les médecins auront beau faire, ils ne vous sauveront pas de l’échafaud.

— Et pas d’échafaud non plus !

— Alors, le cabanon de Bedlam, pensez-vous ? Je vous conseille alors de prendre un très bon avocat mais, à mon avis, il ne réussira pas non plus à vous éviter la peine capitale…

— Taisez-vous ! hurlèrent ensemble les deux vampires, le visage blême de rage et de terreur, comme si les calmes paroles du détective avaient bouleversé leurs âmes démentes.

— Voyons, répliqua Harry Dickson d’un ton plus glacial que jamais, n’oubliez pas que l’opinion publique sera terriblement soulevée contre vous, et que les juges n’oseront pas refuser votre tête à la multitude ! Voyons, le monde entier la réclamerait, moi compris, du reste !

— James ! Tuez-le tout de suite ! Il m’épouvante ! s’écria la femme.

— Ce serait trop doux, rugit Heathfield. Nous menacer de la potence, nous, les seigneurs de Heathfield, dont les aïeux furent à Hastings ! Il faut qu’il assiste d’abord au supplice de ces innocents, c’est la manière la plus terrible de le faire souffrir, lui, le vengeur des opprimés…

— La sentence dit : condamnés à rester pendus par le cou, jusqu’à ce que la mort s’ensuive, dit Harry Dickson, comme s’il poursuivait une pensée intérieure.

— Non ! cria la femelle, je ne puis plus l’entendre.

— Nous allons commencer immédiatement la grande séance, mugit le lord, en brandissant un énorme coutelas. Je choisis la plus petite, car demain, elle pourrait être morte…

— Et son sang serait perdu ! répondit la goule, revenue à toute sa démence.

Sous les regards horrifiés du détective, le bandit ouvrit une des cages latérales et se saisit du corps inanimé d’une des petites orphelines.

L’enfant gémissait doucement, mais semblait avoir perdu toute notion des choses.

— Mon Dieu ! supplia doucement le détective, faites que cette abomination n’ait pas lieu !

En voyant le bourreau emporter une de leurs compagnes, les autres captives se mirent à pousser des hurlements de détresse.

— Oui, oui, chantez, mes petits oiseaux, clama Margaret. Si vous saviez comme vos chants me sont doux, comme j’aime entendre vos pleurs, comme vos cris me réchauffent le cœur ! Criez, pleurez, bientôt le sang de votre petite amie va couler, et je vais le boire devant vous, à votre santé !

Heathfield avait couché la petite sur le dolmen, à côté du cadavre raidi de l’infortunée Mrs. Waters.

— À nous le sang ! cria-t-il.

— Le bon sang vermeil, rouge comme le soleil couchant, comme le vin des treilles de France, comme mes lèvres, comme mon cœur ! hurla la mégère, en roulant des yeux effroyables.

Le lord leva son couteau et décrivit un grand cercle au-dessus de la gorge de la victime.

— Maman ! Maman ! s’écria tout à coup l’enfant.

— Heathfield ! surgit Harry Dickson, je ne vous promets pas seulement la potence, mais la torture, la question comme au moyen âge ! Je vous romprai d’abord les os, avant que le bourreau de Londres ne vous étrangle.

Heathfield poussa un cri de fureur.

— Vous allez la voir mourir, Harry Dickson, regardez !

Le couteau se leva.

Le détective poussa un gémissement et ferma les yeux.

Mais, au même instant, un tonnerre formidable roula sous la voûte du souterrain.

Une salve retentit et, le corps percé de balles, Heathfield roula sur le sol.

La lumière s’éteignit.

CHAPITRE 5

LA MAIN DE MR. WINTER

Tom Wills s’éveilla, comme d’un rêve immense.

Il regarda autour de lui et, se voyant dans un étroit lit blanc, se dressa sur son séant et se frotta les yeux.

Il sentit sous ses doigts le contact frais d’un linge qui faisait le tour de sa tête.

Lentement, la mémoire lui revint.

Il vit tout à coup devant lui une automobile monstrueuse bondissant comme un fauve ; il eut la vision brouillée de hautes maisons qui tournaient follement comme des girouettes dans le vent et d’une foule houleuse et criarde.

Sa tête lui semblait vide mais il constata avec satisfaction qu’il ne ressentait aucun mal.

Prudemment, il se mit à mouvoir les bras et les jambes : quel bonheur, tous ses membres lui obéissaient.

— Rien de cassé ! murmura Tom, quelle veine, je me demande ce que le maître…

Et soudain, il poussa un cri d’effroi : le maître !

Il venait de se souvenir de son aventure dans Wardour Street et de la capture de Mr. Moïse Wolfssohn !

Une infirmière passa devant lui et Tom l’appela doucement.

— Chut ! fit la brave femme, vous êtes presque guéri, la commotion cérébrale n’a pas été trop violente, mais il vous faut rester tranquille.

— Bien, dit Tom, je suis donc à l’hôpital, et depuis combien de jours, je vous prie ?

— Depuis quatre jours.

— Diable ! cria le jeune homme.

— Vous ne pouvez pas vous agiter de la sorte, dit l’infirmière, mécontente, les médecins l’ont défendu.

— Qu’ils aillent se faire pendre ! s’écria l’impétueux blessé. Dites-moi, mon maître, Mr. Dickson, n’est-il pas venu me voir ?

Il sembla à Tom qu’une lueur de pitié passait dans les yeux de la jeune femme.

— No… on, pas que je sache, dit-elle. Mais, ajouta-t-elle avec vivacité, je ne suis pas toujours de service.

« Bon, se dit Tom Wills, elle ment, cela se voit, il y a quelque chose qui cloche de ce côté. »

L’infirmière quitta la salle et Tom, coulant un regard de côté, vit ses vêtements accrochés à la tête de son lit.

Il chavira un peu en sortant du lit. Sur la table de nuit, une grande tasse de bouillon refroidissait ; il l’avala avidement.

Cela le réconforta. S’habiller ne lui demanda que quelques secondes et il se dirigea aussitôt vers la fenêtre.

La salle se trouvait au rez-de-chaussée de l’établissement, et la fenêtre s’ouvrait sur un jardin, d’où l’on voyait la rue solitaire.

Deux minutes plus tard, Tom Wills enjambait une grille basse. À quelques pas de lui s’ouvrait la bouche du tramway souterrain. Et, quelques instants après, il s’installait dans la première rame en partance pour Oxford Street.

Baker Street était proche, mais le jeune homme, se sentant encore assez faible, fit le reste du chemin en taxi.

— Je vous garde ! cria-t-il au chauffeur en sonnant vigoureusement à la porte du home de son maître.

Mrs. Crown lui ouvrit, les yeux rougis de larmes.

— Dieu du ciel, monsieur Wills, vous voilà ! s’écria-t-elle. Êtes-vous guéri au moins ?

» Je suis allée au moins cinq fois à l’hôpital, mais vous ne m’avez pas reconnue.

— Où est Mr. Dickson ? cria Tom.

La bonne femme se mit à gémir.

— On n’en sait rien, c’est une maudite histoire. Mais attendez donc, il y a un monsieur ici qui vous expliquera tout.

Tom s’élança vers le parloir et se heurta à Mr. Day.

— Le ciel soit loué, s’écria l’agent de police de Stonehill, vous êtes là, monsieur Wills. Voulez-vous m’aider à retrouver Mr. Dickson ?

— En voilà une question ! s’exclama Tom. Racontez vite !

Et Mr. Day raconta ce qu’il savait. Peu de chose en somme.

Harry Dickson avait disparu en pleine forêt. On avait exploré celle-ci de fond en comble ; des agents spéciaux étaient venus de Manchester et de Londres ; on avait même fouillé ce nid à chouettes de Red Manor, sans rien trouver, hélas !

— Attendez, s’écria Tom Wills d’un air triomphant, je crois que j’ai quelqu’un sous la main qui pourra nous en dire plus long. Venez, monsieur Day, il y a un taxi qui attend dans la rue.

Ils dévalèrent l’escalier.

— Sans même rien prendre, alors qu’on est si mal nourri à l’hôpital, se lamenta Mrs. Crown en les voyant disparaître au tournant de la rue.

L’automobile fila à toute vitesse vers Wardour Street, s’engagea dans le dédale des ruelles et stoppa bientôt devant la boutique du ferblantier.

— Comment va le prisonnier, monsieur Winter ? demanda Tom Wills à Mr. Winter qui arrivait de son pas le plus solennel.

— Il mange comme quatre, grogna le gênant. Ai-je mal fait en lui donnant du bœuf tous les jours, au lieu de le faire jeûner ! ajouta-t-il d’un air inquiet.

— Pas du tout, cher monsieur Winter. Menez-nous vite auprès de lui.

La porte de la cellule souterraine s’ouvrit et, à ce moment, Mr. Day poussa un cri de surprise.

— Par tous les diables ! Mais c’est Hippgood !

L’homme démasqué sursauta en entendant son nom et, quand il vit la figure sévère de l’agent de Stonehill, son visage se ferma.

— Je ne dirai rien, dit-il.

— Que savez-vous de Mr. Dickson ? demanda Tom.

Le coquin se mit à siffloter railleusement.

Tout à coup, William Day se frappa le front, comme si une clarté soudaine venait de se faire dans son esprit.

— Hippgood ! s’écria-t-il, depuis quand conduisez-vous un autobus ?

La question parut si drôle à Tom, qu’il en regarda Mr. Day avec effarement. Il vit pourtant que le policier avait touché juste devant la mine effrayée du prisonnier.

— Je… ne… conduis… pas d’autobus, balbutia celui-ci.

— Vous savez bien que si, riposta Mr. Day, et vous savez aussi que vous risquez la potence.

— Je n’ai tué personne !

— Mais vous vous êtes rendu complice de nombreux meurtres, et cela revient au même, s’écria le policier.

— On « les » a déjà tuées ? murmura Hippgood.

— Avouez, dit Tom, peut-être que les juges en tiendront compte.

Mais Hippgood reprit sa mine renfrognée.

— Je vous dis que je ne sais rien, répéta-t-il. Et insolemment, il se remit à siffler.

Mais soudain, son visage changea.

Une affreuse grimace se dessina sur ses traits et il se mit à gémir.

Tom et Mr. Day virent alors que la main de Mr. Winter était nonchalamment posée sur l’épaule de l’homme, tandis que le géant regardait fixement devant lui, comme si tout ceci lui était parfaitement indifférent.

— Il me casse l’épaule ! hurla soudain Hippgood. Il me tue !

Il se tortilla vilainement, mais sans succès. On entendit un bruit d’os qui craquaient et Hippgood poussa une clameur de souffrance.

— Je vous dirai tout, je vous y mènerai moi-même, pleurnicha-t-il.

— Où est Mr. Dickson ?

— Je ne sais pas.

La main du géant sembla se faire plus lourde et Hippgood cria de nouveau.

— Je vous jure que je n’en sais rien, mais les orphelines sont dans le souterrain secret de Red Manor, et peut-être que le détective est emprisonné avec elles.

La main de Mr. Winter quitta l’épaule meurtrie du misérable ; le bras de Hippgood retomba, inerte.

— En route ! ordonna Tom. Quant à vous, Hippgood, s’il est arrivé malheur au maître, je vous couperai le nez et les oreilles avant de vous livrer au bourreau.

*
* *

Ils firent halte à quelque distance de l’orée nord de la grande forêt de Stonehill, Tom Wills, Day, Mr. Winter et Hippgood, ce dernier lamentable et défait.

L’endroit était sauvage et désert ; la route assez large qui traversait la sylve aboutissait à une clairière lépreuse.

— Mettez la main dans le trou de ce chêne creux, dit Hippgood en désignant un arbre rabougri et rongé de lichens.

— Gare à votre peau si vous nous trahissez, gronda Tom Wills.

Silencieusement, Mr. Winter posa sa main sur l’épaule du valet de Red Manor.

— Non, non, cria Hippgood, je vous jure que je vous dis la vérité ! Faites ce que je vous dis, mais qu’il retire sa main !

Vivement, Tom Wills glissa sa main dans l’ouverture et sentit sous ses doigts le contact froid d’une poignée de métal : il la poussa de toutes ses forces.

Alors, une chose curieuse se produisit.

Une partie de la clairière oscilla, un grondement se fit entendre comme un tonnerre souterrain et, avec une certaine terreur, les hommes virent qu’une large bande de terre se mettait à descendre, découvrant une spacieuse pente dallée.

— Le chemin de l’autobus ! s’écria Mr. Day. Mon Dieu, c’est mieux machiné qu’au théâtre. Quelle forêt à surprises !

Hippgood fut heureux de se donner de l’importance.

— Et dire que cela date de plusieurs siècles ! On s’en servait pour amener des machines de guerre dans le dos des assiégeants. Mais depuis lors, le seigneur de Heathfield a perfectionné le mécanisme qui fonctionne avec la force des eaux.

Ils descendirent la pente et ouvrirent des yeux bien surpris en se retrouvant dans une immense salle circulaire, complètement creusée dans le roc.

— Cela a dû coûter des siècles ! Quel travail ! cria Tom Wills.

— Et des milliers de vies d’esclaves, ajouta Hippgood avec suffisance. Les seigneurs de Heathfield y faisaient travailler leurs prisonniers, et jamais ces gens ne revoyaient le jour ! Cela se trouve dans les livres du château.

— De fameux bandits, vos Heathfield et leurs descendants ! gronda Mr. Day.

— C’étaient de nobles seigneurs ! s’indigna Hippgood.

Soudain, Mr. Day s’arrêta et leva les bras.

— Un autobus !

La lourde machine se trouvait dans son garage souterrain – tout tranquillement, comme si elle attendait des clients.

— Comment avez-vous apporté ce véhicule par ici ? questionna Mr. Day.

— Par pièces détachées, une à une, expliqua fièrement Hippgood. Personne ne s’en est aperçu ! C’est Lord Heathfield qui les a agencées ; il est ingénieur, du reste, et a fait d’excellentes études. Savez-vous que cela nous a pris un an ?

— Alors, il combinait son affreux rapt d’enfants depuis plus d’un an ? s’écria Tom Wills.

Hippgood baissa la tête.

— J’ai obéi à mes maîtres, dit-il, j’espère que la justice de mon pays me saura gré de mes révélations.

Le couloir qu’ils suivaient à présent était beaucoup plus étroit et l’air y était très lourd. Il paraissait interminable.

— Comment êtes-vous parvenu à y embarquer les malheureuses pensionnaires de l’orphelinat ? demanda Mr. Day.

— J’ai dit que Lord Heathfield voulait organiser une ligne d’autobus entre Manchester et Stonehill, histoire de gagner un peu d’argent, et que c’était un voyage d’essai qu’il entreprenait à l’insu de tous, pour voir si la route forestière était praticable, car elle devait épargner de longs détours.

C’est alors qu’ils entendirent monter vers eux des hurlements de détresse.

Tous trois tirèrent leur revolver de leur poche et se mirent à courir.

Une vive clarté se dessinait devant eux et, soudain, ils débouchèrent dans l’antre d’épouvante. Ils virent Harry Dickson et les malheureuses petites prisonnières se démenant dans leur cage comme de petits fauves affolés… Ils virent Heathfield lever son couteau.

— Feu ! ordonna Tom Wills, et les balles partirent.

Puis la lumière s’éteignit.

— Aux lampes ! hurla-t-il.

Trois faisceaux lumineux jaillirent ; ils aperçurent alors une forme qui fuyait devant eux et leurs projectiles échouèrent sur son ombre.

Mais quelques minutes plus tard, Harry Dickson, libéré de ses liens, se trouvait parmi eux.

— Ne laissez pas échapper la femme ! hurla le détective.

Mr. Day venait de découvrir un commutateur qu’il actionna sur-le-champ : Lady Heathfield avait disparu.

Dickson poussa une sourde imprécation.

— Elle va filer ; cette maison du diable est truquée comme un cirque !

Un cri d’agonie déchira soudain le silence qui était tombé.

— Cela vient de la salle de l’autobus ! s’écria Mr. Day en s’élançant.

Mais, dans le couloir, il se heurta à une forme étendue : c’était Hippgood. Il était mort, un poignard plongé jusqu’à la garde dans la gorge.

— Elle l’a supprimé, gronda Harry Dickson ; il en savait trop ! Comment la retrouver à présent ?

— L’homme du dolmen vit-il encore ? demanda Tom Wills.

— C’est une idée ! cria le détective.

Heathfield respirait encore ; il regarda les vengeurs avec un regard brûlant d’une haine indescriptible.

— On ne me pendra pas ! hoqueta-t-il en rendant un flot de sang.

— Si ! tonna Harry Dickson, et si vous ne me dites pas par où votre satanée sœur a pu passer, je vous fais accrocher à l’instant.

Le blessé fit une hideuse grimace.

— Allez la chercher au diable ! grommela-t-il.

— C’est bien sa place ! cria Mr. Day. Voulez-vous parler ?

— Non ! dit sourdement Heathfield.

Mr. Winter, qui avait assisté sans dire un mot à cette scène, s’approcha alors et, d’un geste très simple, se mit à tâter le bras gauche du lord.

On entendit le bruit atroce d’un os qui se brisait.

— Démon ! hurla le blessé… Vous n’en avez pas le droit ! Aïe ! au secours !

— Parlez ! dit Dickson.

— No… on ! grogna l’homme torturé plus sourdement.

— L’autre bras, Mr. Winter, dit le détective avec un calme effrayant.

Heathfield se mit à hurler comme si on l’écorchait.

— Je vous l’ai promis, Heathfield, dit le détective, la torture avant la potence ; après ce bras, il vous restera encore deux jambes.

Le bras se brisa.

Le blessé râlait.

— Tonnerre ! cria Tom, il tourne de l’œil !

Le lord vomit un flot de sang noir et resta immobile.

— Je crois qu’il a son compte, dit doucement Mr. Winter en se frottant les mains.

— Dommage, dit Dickson, il y a quelqu’un dans cette histoire qui n’aura pas son compte !

— Qui donc, monsieur Dickson ? demanda naïvement Mr. Day.

— Le bourreau de Londres, sapristi !

— Il se rabattra sur la femelle, dit Tom Wills.

— À condition de la prendre, dit sombrement le détective, car ce manoir doit lui offrir des moyens de fuite sans nombre. Allons délivrer les gosses !

CHAPITRE 6

LA FIN DES « RUINES ROUGES »

Les petites orphelines avaient été rendues à leur confortable home de Stonehill, mais une ombre planait sur l’établissement – celle de la mort, tragique entre toutes, de la pauvre Mrs. Waters.

Avertie par Harry Dickson, l’administration communale s’empressa de dépêcher sur l’heure une nouvelle directrice, Miss Silver, une digne femme, qui serait sans doute ainsi la plus digne remplaçante de Mrs. Waters.

Pendant deux jours, Red Manor fut fouillé de fond en comble, mais on ne releva rien que les détectives ne savaient déjà.

— Je dois mettre la main sur la goule des Ruines Rouges, tempêta le détective, ou j’y laisserai mon renom.

Parole redoutable, que Dickson était en passe de ne pouvoir tenir !

— Elle n’a dû s’échapper par aucun chemin connu, murmura-t-il en faisant pour la centième fois le tour de l’antre des supplices.

Day et Tom Wills le regardaient faire en silence.

Le jeune homme chercha une diversion aux idées du maître.

— Les Heathfield ne vous ont donc pas paru suspects, monsieur Dickson ?

Le détective jura sourdement.

— Malheureusement non, et je vous avoue que l’abominable créature m’a bien dit mon fait quand j’étais emprisonné dans une de ces maudites cages.

» Dire que ce ne fut qu’au moment où la satanée drogue qu’ils me firent avaler commençait à faire son effet que je m’en suis aperçu !

» J’en ai laissé tomber mon verre, mais c’était trop tard. Déjà mes idées se brouillaient, mes membres devenaient inertes.

» Mais juste à ce moment, je venais de regarder les mains du lord !

» Si je les avais observées avant de boire, je les pinçais ! Tonnerre !

— Comment donc, monsieur Dickson ? demanda à son tour Mr. Day.

— Il avait du cambouis sous les ongles ! Immédiatement, j’ai songé à l’autobus ! Mais trop tard !

— Quels bandits raffinés, dit Tom, histoire de dire quelque chose.

Tout à coup, ils sursautèrent.

Un grondement sourd venait vers eux.

— La grande trappe de la clairière vient de se fermer ! cria Mr. Day.

— Pris comme des rats ! ricana Dickson. Décidément, nous sommes au-dessous de tout ! La gueuse n’était pas partie, je m’en doutais bien.

— Il doit y avoir d’autres sorties à cet antre, opina Tom Wills.

— Cherchons ! dit brièvement le détective, la figure crispée de fureur.

Soudain, ce fut comme l’anéantissement complet. Une flamme fulgurante emplit la salle souterraine, puis une clameur déchirante fut suivie par un vent de folie.

Les trois hommes furent soulevés comme des plumes et rejetés contre les parois alors qu’une pluie de pierres et de feu tombait sur eux.

— Le manoir saute ! s’écria Dickson, et ce fut tout ce qu’il put dire, car sa raison chavira. Il entendit encore le bruit formidable des pierres qui croulaient, sentit une douleur aiguë dans le dos et s’abîma dans des ténèbres sans fond…

Ce fut Mr. Day qui reprit d’abord ses esprits. Il se sentit indemne et respira longuement, mais aussitôt, il rejeta l’air qui pénétrait dans ses poumons et se mit à tousser avec violence.

Cet air était embrasé, lourd d’une fumée fuligineuse.

Sa lampe électrique fonctionnait encore, mais la faible clarté ne rencontra qu’un mur mouvant de brouillard enflammé et d’informes décombres.

— Monsieur Dickson ! s’écria-t-il.

Un faible gémissement lui répondit.

L’instant d’après, il avait retiré le détective d’un amas de gravier qui l’ensevelissait.

Harry Dickson se releva avec peine. Il boitait et sa hanche gauche fortement endolorie le faisait souffrir.

Il fut plus difficile de retrouver Tom. Vingt fois, ils passèrent et repassèrent à l’endroit où il était couché, inerte, sous les ruines.

Harry Dickson finit par le découvrir, respirant faiblement, le visage ensanglanté : d’un effort surhumain, il le jeta sur ses épaules.

— Où aller ? gémit Mr. Day, nous sommes plongés dans l’enfer ! Oh ! cet air qui brûle ! Je n’en puis plus !

Brusquement, il se mit à frapper du pied et l’on entendit un éclaboussement.

— L’eau ! cria l’agent de police, l’eau arrive dans la place !

— D’où vient-elle ? s’écria le détective, vite ! C’est le salut, peut-être !

Mr. Day n’y comprenait rien, mais il se disait que Dickson ne parlait jamais en vain, et il se mit à tourner sa lampe de tous les côtés.

Ils virent alors qu’un gros ruisseau venant du fond de la salle cascadait sur les décombres.

— Marchons dans le courant ! cria Harry Dickson, remontons-le, il arrive à gros bouillons, il ne s’infiltre pas, l’ouverture est proche.

En effet, apparut un couloir à moitié rempli d’une onde sombre et grondante.

— Faisons vite ! ordonna le détective, l’air devient de plus en plus irrespirable. Je crois que c’est le bon chemin.

— Nous allons nous noyer ! se lamenta Mr. Day.

— Autant cela que rôtir, riposta le détective, mais je ne le crois pas.

Le courant poussait avec lui un grand flot d’air frais qui entra dans leurs poumons embrasés comme un baume : ils avaient de l’eau jusqu’aux hanches, mais ne s’en souciaient guère.

En route, Tom Wills reprit ses sens et, d’une voix encore très faible, déclara qu’il pouvait marcher. Il lui fallut néanmoins le soutien de ses deux compagnons pour guéer à travers le courant.

Celui-ci devenait plus rude, affectait des apparences de torrent ; le courant d’air semblait être un souffle de tempête.

Cela dura longtemps.

Les forces des trois hommes commençaient à vaciller, quand Dickson poussa un cri de joie : un tourbillon glacé lui giflait la face.

Ils virent une sorte de mur devant eux, miroitant étrangement dans la clarté de la lampe électrique de William Day.

— Fonçons là-dedans, cria Dickson, retenons notre souffle, nous en aurons besoin ! En avant, je donne l’exemple.

Ils virent alors que la singulière paroi étincelante happait le détective et le faisait disparaître dans un tourbillon.

Bravement, ils le suivirent.

Une eau féroce gronda à leurs oreilles, une étreinte glacée les saisit au corps.

Puis, soudain, ce fut le ciel, troué de milliers d’étoiles, et un talus herbu où ils s’agrippèrent avec des gestes de naufragés.

Ils venaient de déboucher en plein bois, dans la mare forestière où, naguère, Harry Dickson avait plongé !

Pendant plusieurs minutes, ils gardèrent le silence, puis Mr. Day leva la main et indiqua le ciel.

Là-haut, une lueur insolite embrasait la voûte céleste, des tisons incandescents et des milliers d’étincelles voyageaient dans les ténèbres comme des étoiles perdues ; une lueur rouge filtrait à travers les arbres.

Harry Dickson et ses compagnons s’élancèrent vers l’orée du bois et, une fois arrivés, s’arrêtèrent, médusés par le spectacle.

Au loin, dans un vaste remous de flammes, Red Manor disparaissait dans une ardente et furieuse apothéose !

CHAPITRE 7

LA BELLE VOLAILLE, MESDAMES !

Trois mois s’étaient écoulés et la goule des Ruines Rouges n’avait pas été retrouvée.

— Elle sera ensevelie sous les décombres de son château maudit, avait déclaré Mr. William Day, mais Harry Dickson avait hoché pensivement la tête et n’avait pas répondu.

Les jours passèrent et apportèrent chacun leurs travaux et leurs soucis.

Une série de crimes commis par des Polonais sollicita l’attention du détective. Il dut s’absenter et faire quelques voyages sur le continent ; il en revint chargé d’honneurs : la bande avait été capturée au grand complet.

Un incendiaire mystérieux opérait dans le Hertfordshire, désespérant la police, affolant les habitants. Harry Dickson et son fidèle élève mirent cinq jours pour l’appréhender.

N’empêche que la fuite de la sinistre femelle mettait une ombre au tableau.

L’automne était venu, un vent âpre s’était mis à souffler sur Londres.

Harry Dickson aimait alors fumer sa pipe auprès du foyer de son salon, où brûlaient encore de puissantes bûches à l’ancienne mode, et y parcourir les annales du crime de jadis, ou relire Dickens, son auteur favori.

C’est ainsi que Tom Wills le trouva un soir, plongé dans la lecture de Little Dorrit, entouré d’un nimbe de fumée comme un oracle.

— Où êtes-vous, monsieur Dickson, railla Tom. Dans les nuages, continua-t-il en désignant la lourde fumée qui se collait au plafond.

— Dans le vieux quartier de Seven Dials, répondit Harry Dickson en riant, où je suis mon exquise petite héroïne.

C’était comme si Tom avait reçu soudain une commotion électrique.

— Seven Dials ! s’écria-t-il… Mille millions de tonnerres… Monsieur Dickson, je suis une grande bête !!!

Le détective regarda curieusement son élève.

— Quel reproche avez-vous à me faire, mon cher garçon ?

— Celui d’avoir oublié Seven Dials ! Monsieur Dickson, c’est là que feu Hippgood devait me conduire, pour venir, disait-il, vous délivrer !

Harry Dickson resta un moment songeur, puis il posa son livre.

— Seven Dials est détruit en grande partie. Pourtant, quelques ruelles en subsistent encore, si je ne me trompe, hantées par une population juive assez besogneuse. Vous avez omis de me raconter cette partie de votre aventure. Tom, allez-y maintenant. Dans notre métier, on ne pourra jamais attacher assez d’importance aux détails, même les moindres.

Tout en maudissant son oubli, Tom essaya de le réparer en se lançant dans un récit circonstancié de sa rencontre avec Hippgood, alias Wolfssohn.

Quand il l’eut terminé, le détective resta tout un temps songeur.

— Si vous aviez donné dans le panneau, Hippgood vous aurait conduit dans Seven Dials, cela ne laisse pas l’ombre d’un doute, murmura-t-il. Donc, il devait y avoir quelque retraite sûre…

Il déposa sa pipe et ses yeux brillèrent.

— Chapeaux, manteaux, cannes et revolvers ! chantonna-t-il, et en route pour ce qui reste des Seven Dials de Little Dorrit.

Depuis que l’immortel Charles Dickens a fait évoluer Dorrit et Casby dans le quartier populeux et misérable des sept cadrans solaires, Londres a un peu changé d’aspect, et ce quartier également.

De belles maisons de maître s’élèvent aux endroits, jadis suintant des pires misères de l’humanité ; mais la pioche des démolisseurs n’a pas passé partout, elle a respecté un dédale de ruelles et de slops où s’est réfugiée une population lamentable, guère plus riche que celle qui hante Whitechapel ou Soho, et tout aussi haute en couleurs.

C’est dans ce labyrinthe nauséabond que les deux détectives s’enfoncèrent.

La nuit était tombée et, comme le luminaire est coûteux, les gens de Seven Dials fermaient tôt leurs portes et laissaient leurs fenêtres se teindre du goudron des ténèbres.

— C’est l’aiguille dans la botte de foin que l’on cherche, murmura Tom. Et son maître ne put lui donner tort.

Tout à coup, leur attention fut attirée par un petit groupe de ménagères qui discutaient dans le renfoncement d’un porche.

— Une belle volaille, madame Scrubby, je vous crois ! dit une voix joyeuse. Vous pouvez aller à la rencontre des paysans de Deptford le matin, ils ne pourront vous en céder de pareille à un tel prix ! J’espère que la vieille sera encore établie ici à la Noël, je lui achèterai une oie.

— Pour le prix, je suis d’accord, répondit une des bonnes femmes, il est plus que raisonnable ; mais pourtant la marchande est une voleuse ; pensez donc, samedi dernier, je lui achète un lapin. Je l’ai payé très bon marché, et en bel argent comptant, mais ne voilà-t-il pas que cette fripouille n’a pas voulu me donner le sang de la bête. Un lapin que j’avais payé de mon bel argent ! Et Miss Snuff ici présente en est témoin, elle devait manger le lapin avec moi, c’était mon invitée.

— C’est vrai, intervint Miss Snuff, il fallait tout de même le sang du lapin pour faire la sauce, n’est-ce pas ! Car ainsi, nous autres pauvres gens, nous pouvons nous imaginer manger du lièvre, tout comme le roi à Buckingham !

Toutes étaient d’accord pour affirmer que, lorsqu’on achète un lapin, son sang revient à l’acheteur tout comme la chair et la peau.

— Avez-vous entendu, Tom, souffla Dickson, voilà qui est rudement intéressant !

Il s’approcha du groupe et jeta des regards admiratifs sur un poulet étique que l’une des commères soupesait d’une main critique.

— Tudieu, la belle pièce ! s’écria-t-il.

— N’est-ce pas, sir ? répondit la brave femme, heureuse de voir un gentleman approuver son emplette. Je l’accommoderai au gros sel, j’ai des parents qui viennent de Portsmouth me rendre visite demain.

— Ils ne regretteront pas leur voyage, et je me pourlèche les babines en leurs lieu et place. Mais dites-moi, où en trouverai-je de pareilles ?

— Ici, dans le voisinage ! s’écrièrent-elles en chœur.

» Vous voyez qu’on est servi dans Seven Dials comme dans le Strand !

— Donnez-moi l’adresse, supplia Dickson, et je vous donne deux shillings pour boire à ma santé ! Ce digne commerçant aura sûrement ma pratique !

— Ce n’est pas un commerçant, dit Miss Snuff d’un air pincé, mais une commerçante. Elle est venue s’établir ici il y a quelque trois mois, et sa clientèle grandit de jour en jour. Son éventaire est toujours rempli de bêtes !

— Et comme vous n’avez pas besoin du sang du poulet, vous serez bien servi, dit Mrs. Scrubby. Allez jusqu’au fond de la rue, il y a un couloir là où il y a une lanterne. Au fond, il y a une petite cour avec une pompe au milieu, sur laquelle est dessiné un policeman qui fume une pipe ; c’est à droite. Vous verrez, il y a de la lumière.

— Non, à gauche, cria Miss Snuff.

— À gauche, en effet, rectifia Mrs. Scrubby après une seconde de réflexion. Voyez-vous, je suis gauchère et mon mari dit…

Mais Harry Dickson ne s’intéressait guère à ce que Mr. Scrubby pouvait bien avoir dit à ce sujet ; déjà, il s’enfonçait dans le couloir, suivi de son élève.

Dans le coin gauche de la courette luisait en effet une lumière rougeâtre, filtrant par les fentes d’un volet de bois.

Avidement, les détectives coulèrent un regard à l’intérieur.

Ils virent une pièce sordide éclairée par une grosse lampe à pétrole et remplie de dépouilles diverses.

Des poulets éventrés gisaient épars sur des étals, des lapins dépouillés saignaient, pendus à des crochets de fer sortant du plafond, un canard fraîchement égorgé frissonnait encore faiblement dans un remous de plumes ensanglantées. Mais il n’y avait personne pour tenir compagnie aux chétives victimes de la fringale humaine.

La porte était fermée et Harry Dickson vit qu’elle était solide.

— Essayons notre chance, dit-il, et il frappa.

— Qui va là ? cria de l’intérieur une aigre voix qui fit sursauter le détective.

— Des clients, madame ! Il nous faut un poulet, un beau poulet.

— Je viens, répondit la voix.

Dickson eut alors l’impression que, quelque part, des yeux attentifs l’observaient ; il leva la tête.

Il ne s’était pas trompé : dans le haut de la porte, un petit guichet venait de s’ouvrir sans bruit, et deux grands yeux verts, semblables à d’énormes vers luisants, le fixaient avec une rage froide. Puis soudain, ils disparurent.

— Reconnus ! gronda le détective en entendant des pas rapides s’éloigner à l’intérieur de la maison.

D’une main fébrile, ils arrachèrent le volet, firent voler un carreau en éclats et jouer une espagnolette.

Ils bondirent à travers les étals sanglants, tandis que le quartier s’éveillait aux bruits de verre cassé.

— Quel dédale ! maugréa Tom en fonçant, la lampe électrique haute, dans les ténèbres. Une porte, et puis encore une porte, et des couloirs à n’en plus finir ! Satanée femelle !

— Un digne pendant des Ruines Rouges, persifla le détective. Bon, voilà une sortie sur la rue voisine. La mâtine s’est envolée par là.

— Voleurs ! cria une grosse voix, rendez-vous !

Et bientôt, les deux détectives se virent entourés par une foule furieuse qu’un policeman retenait à grand-peine.

Harry Dickson prit des mains de Tom la lampe de poche, et tourna la clarté vers son visage.

— Monsieur Dickson ! s’écria l’agent, je vous demande pardon. Puis-je vous être utile ?

— Où conduit cette rue ? demanda brièvement le grand détective.

L’agent se gratta le menton.

— Heu ! Heu ! en plein quartier juif ! Si vous cherchez quelqu’un là-dedans, vous aurez du fil à retordre !

Le brave serviteur de la loi avait dit vrai : la marchande de volailles s’était envolée.

— Toujours comme une ombre… une ombre ! ricana Harry Dickson, de fort méchante humeur. Mais qu’à cela ne tienne, ce n’est que partie remise, Lady Margaret !

CHAPITRE 8

L’APPÂT DU SANG

Dans le quartier juif, Nathan le boucher vient de mourir.

Les bonnes âmes y sont bien en peine, car c’était un digne commerçant qui saignait les bêtes selon les rites, fabriquait d’excellentes saucisses juives et ne demandait pas cher pour une parfaite denrée.

Qui lui succédera ? Hélas ! Hélas !

Le fils de Nathan est diamantaire, et la chair morte lui fait horreur : il ne continuera pas le métier de son honorable père.

Il remettra le commerce, mais à qui ?

À un de ces forbans qui ne sont israélites que de nom et n’en veulent qu’au cher argent des pauvres Juifs ?

À un de ces spoliateurs du pauvre monde, qui leur vendra du cochon lavé au vinaigre pour du veau ? Abomination sans pareille !

Et les bons Juifs de gémir et de se tirer la barbe ! On se croirait à Jérusalem, devant la muraille des lamentations.

C’est alors que Moïse Scapulaire a fait son apparition.

Certes, il n’a rien d’un Juif, il est immense, il a la force des bœufs qu’il immole. Il a repris la boutique de Nathan, pour une somme modique, mais suffisante. Il parle très peu, et ne fait pas de gestes en parlant, ce qui est terrible pour les enfants de Judée. Mais la viande est bonne, traitée selon la Loi… Et elle n’est pas chère, non ; pour peu, elle serait à meilleur compte que du temps de Nathan. Que Moïse Scapulaire soit béni, malgré ses silences et sa mine farouche !

Le gigantesque Moïse introduit nuitamment des bêtes dans la petite cour de sa demeure, et les y tue avec des coups sourds et des han ! han ! de paveur. Il n’a pas recours aux bons offices de l’abattoir israélite.

Sans doute parce que, de cette façon, il réalise un petit bénéfice…

Mais quand on est fort comme lui, on se passe d’un abatteur. Et puis, c’est ce qui lui permet de laisser la viande à si bon compte à ses coreligionnaires. Les bons Juifs de Seven Dials se garderaient bien de le trahir !

Au contraire, ils font le guet pour lui, quand il tourne le coin de la rue en tenant quelque grasse vache en laisse.

*
* *

Ce soir, Moïse Scapulaire venait de clore ses volets et bourrait soigneusement une bonne pipe, quand on frappa doucement à sa porte. Il ouvrit.

C’était une cliente. Elle était vêtue de noir et un grand châle la couvrait tout entière. Moïse ne pouvait distinguer sa figure, mais cela lui était égal. Quand on payait ce qu’il fallait, Moïse ne s’occupait guère de savoir qui lui prenait sa marchandise, fût-ce la duchesse de Gloucester en personne.

— Bonsoir, boucher, dit la petite femme.

— ’soir grogna l’homme.

Elle jeta un regard avide autour d’elle.

— C’est-il vrai que vous saignez vous-même les bêtes ? demanda-t-elle.

— Mm… mm… grogna Moïse d’un air menaçant.

— Je vous dis cela comme ça, pour dire quelque chose, s’empressa d’ajouter la tardive cliente… Ah ! boucher, que de beau sang perdu !

Moïse Scapulaire continua à la regarder en silence, l’air plus sombre que jamais.

— Pourrais-je acheter un peu de ce sang ? Pourrais-je acheter tout votre sang ? s’enquit fiévreusement la vieille.

— Heu ! fit le boucher en dodelinant de la tête.

— Je vais vous dire, boucher, je suis malade, le médecin me dit que je dois boire du sang frais pour me guérir, je vous paierai.

— Pour que vous alliez bavarder que j’abats moi-même mes bêtes, sans doute ? dit tout à coup Moïse Scapulaire, qui n’en avait jamais tant dit au cours de sa sanglante carrière.

— Je vous jure que non ! répliqua vivement la femme.

— Bon, mais vous le boirez ici !

— Qu’à cela ne tienne, je le ferai.

— Bien, je viens de tuer une vache, vous pourrez boire une jatte de son sang, mais il faut payer d’abord.

La femme gloussa de plaisir et lui tendit un shilling.

Le boucher regarda attentivement la pièce de monnaie, en mordilla le bord pour voir si elle n’était pas en plomb, et l’empocha.

— C’est bon, dit-il, entrez là.

Elle s’assit dans l’arrière-boutique sur l’unique chaise qui s’y trouvait.

— Attendez-moi.

— Ne pourrai-je voir la bête saignée ! demanda la cliente.

— Attendez-moi, répéta Moïse, d’un ton qui ne souffrait aucune réplique.

— Bien, boucher, dit humblement la vieille, j’attendrai, et donnez-moi beaucoup de sang. Je dois en boire beaucoup, disent les docteurs ; je vous paierai tout ce qu’il faudra. Mais dépêchez-vous, je suis très malade.

Moïse Scapulaire se retira en grognant et revint quelques minutes plus tard, porteur d’une grande jatte de faïence remplie de sang jusqu’aux bords.

La femme poussa un hurlement de joie et arracha presque le bol des mains du boucher.

— Une autre fois, vous me laisserez boire à la bête même, cria-t-elle, et je vous donnerai une couronne !

Le commerçant la regarda avec dégoût quand elle but à grands traits l’horrible liquide gluant.

— Cela réchauffe, murmura-t-elle. Oh ! comme cela me réchauffe !

Mr. Moïse semblait attendre.

Tout à coup, la vieille pencha la tête et laissa glisser de ses mains le bol qui se fracassa sur les dalles.

Alors, le boucher poussa un bref éclat de rire et, pour un homme si lourd, ses mouvements se firent singulièrement prestes et agiles.

En quelques secondes, il se dépouilla de sa veste et de son tablier, enfila un gros pardessus noir, se coiffa d’un chapeau, tira d’un coin un vaste sac et, comme s’il s’était agi d’une simple volaille ou d’un lapin, il y fourra la vieille inerte et la mit sous son bras.

*
* *

— C’est du beau travail, monsieur Winter, dit Harry Dickson en frappant amicalement sur l’épaule du pseudo-Moïse Scapulaire. On sera content de vous à la brigade spéciale et je ne m’étonnerais pas si votre promotion de sergent vous était acquise cette fois-ci.

Le géant rougit de plaisir.

— Puis-je assister à la fin de la petite fête, monsieur Dickson, demanda-t-il d’une voix humble, qui contrastait avec sa formidable corpulence.

Harry Dickson et Tom Wills considéraient la petite forme sombre étendue sur la chaise longue du salon de Baker Street.

— Elle n’en a plus pour longtemps avant de s’éveiller, remarqua le détective. Restez donc, monsieur Winter.

— Je pourrais peut-être vous donner un coup de main, comme pour son coquin de frère, dit Mr. Winter, dont les yeux se mirent à pétiller d’espérance.

— Pour que le bourreau de Londres m’intente un procès en concurrence déloyale ? demanda Dickson en riant. Nenni, mon grand, la potence l’aura tout entière !

» Bon, voilà qu’elle bouge.

— Donnez-m’en encore, boucher, murmura la femme dans son rêve, du beau sang rouge et tout chaud, je vous donnerai une livre, deux livres !

Elle ouvrit les yeux, qui clignotèrent vivement à la lumière des lampes.

— Bonjour, Lady Margaret, cria Dickson, ce petit somme vous a-t-il été profitable ? Vous me reconnaissez j’espère.

La goule bondit comme si un aspic l’eut mordue.

— Je rêve ! hurla-t-elle, je vois souvent ce vilain homme en songe !

— Pas aujourd’hui, en tous les cas, dit le détective d’une voix enjouée.

D’un bond de chat, la femme sauta vers la porte, mais Mr. Winter la cueillit comme une plume et la reposa doucement sur une chaise.

— J’avais retrouvé le petit flacon de narcotique en explorant Red Manor, continua Harry Dickson, et Mr. Winter s’en est aussi bien servi que vous, chère âme ! À chacun son tour !

La vampire se mit à pousser des cris perçants.

— Mon Dieu, dit Dickson, criez si cela vous fait plaisir, mais cela ne vous servira qu’à appeler un peu plus tôt la police et à vous faire enfermer plus rapidement dans la cellule de prison qui vous attend.

— Je suis noble, je ne vais pas en prison ! s’exclama fièrement le monstre.

— Vous croyez donc vivre encore au doux temps de jadis ? demanda Harry Dickson avec une pitié méprisante. Jouissez encore des dernières minutes de confort que vous offre mon home ; après quoi, ce sera la dure couchette de la geôle, et puis…

— Et puis… haleta la femelle.

— L’échafaud… je vous l’ai promis. Et ce que Dickson promet, il le tient !

La monstrueuse goule se mit à gémir et à supplier.

— Laissez-moi partir ! Je ne suis pas pauvre comme je vous l’ai dit, je suis riche, nous avions des trésors à Red Manor ; ils sont en sûreté, je vous dirai où, je partagerai avec vous, non, je vous donnerai tout !

» Vous voyez bien que je ne m’en prends plus aux créatures humaines, je veux vivre désormais rien que du sang des bêtes. Je ne puis faire autrement car, depuis des siècles, les Heathfield ne se nourrissaient plus que de sang.

— Que de siècles de crimes ! murmura Tom Wills, horrifié.

— Qui expieront par la mort ignominieuse de cette créature, dit solennellement le détective.

— Non, non ! hurla la femme. Je ne veux pas mourir, je vous donnerai toute ma fortune, elle est immense !

— Allons, Tom, dit Dickson avec dégoût, finissons-en, je finirais par avoir la nausée. Téléphonez à Goodfield pour qu’il vienne avec ses hommes. Et vous, monsieur Winter, mettez donc les menottes à cette furie !

*
* *

Dans la cellule de grande surveillance de Newgate, une petite forme recroquevillée regarde éperdument le judas grillagé de la sombre porte de fer.

L’ombre d’un gardien passe et repasse.

Le regard de la condamnée est de feu vert, son corps chétif sursaute au moindre bruit.

Une aube sale filtre par la petite fenêtre haute, munie de lourds croisillons de fer, et éclaire d’un jour affreux le réduit sordide.

Le dernier jour de Lady Margaret Heathfield se lève…

Mrs. Waters, et tant d’autres victimes ignorées, seront vengées tout à l’heure.

— Non, glapit l’infernale créature, ils n’oseront pas me pendre, mes aïeux étaient à Hastings. J’aurais pu être duchesse ! On ne tue pas une noble lady comme un manant !

D’une main rageuse, elle jette la Bible qui se trouve à sa portée contre la muraille.

— Personne ne viendra donc à mon secours !

Tout à coup, elle pousse une clameur d’effroi : un bruit de pas multiples vient de retentir dans les sombres corridors de la geôle.

Elle voit l’ombre du gardien se figer dans la pose réglementaire.

D’un bon, elle gagne un coin et s’y tapit comme une bête traquée.

— On n’osera pas ! À moins que le roi n’ait signé ma grâce… Oh ! sûrement, on apporte ma grâce, le roi ne pourrait agir autrement envers une femme de souche si noble !

La porte grince sur ses gonds…

— La grâce ! râle la goule.

Mais elle voit de hautes formes noires et sinistres, des uniformes, la silhouette funèbre du pasteur qui lui tend le crucifix, et au milieu de ces hommes terriblement muets, la figure sévère de Harry Dickson.

— Bandit ! Assassin ! hurle-t-elle.

Deux geôliers s’avancent et la soulèvent.

— Je ne veux pas mourir… vous n’avez pas le droit…

On la porte à travers les couloirs où les portes des cellules la voient passer comme d’immenses yeux sombres pleins d’épouvante.

On traverse une cour.

Une horloge sonne au loin dans l’air brumeux du matin.

Et, soudain, elle se trouve face à face avec l’échafaud.

Elle hurle… une cagoule noire lui glisse devant les yeux, s’enfonce sur ses épaules, étouffe ses clameurs.

Un signe bref et une trappe s’ouvre.

La corde fatale se tend sous une chute.

… Elle était si maigre, si menue, que le bourreau dut peser sur ses épaules pour faire s’envoler cette vie lourde des pires abominations.

Et, de longues minutes, Harry Dickson contempla en silence la réalisation de sa terrible promesse.

LES VENGEURS DU DIABLE

CHAPITRE PREMIER

L’EFFROYABLE NOCTURNE

Minuit ! En prêtant l’oreille, on pourrait entendre le lamento du carillon de Westminster ou la grave sonorité de Big Ben. Les bruits du dehors sont ouatés par le brouillard. À l’intérieur du British Museum, le silence est complet. Même les gardiens, aux savates doublées de feutre épais, ne font pas plus de bruit que les ombres qu’agitent leurs fanaux de veille.

David Bens, le veilleur attitré de la section égyptienne, s’en va d’un pas lent vers l’appareil de minuterie chargé de contrôler la régularité de ses rondes. Il manœuvre quelques leviers, examine un ticket perforé et hoche la tête d’un air satisfait.

— Me voilà tranquille pour une demi-heure, murmure-t-il. Je vais passer par la grande galerie. Là, je rencontrerai mon collègue Willis. Nous pourrons fumer une pipe ensemble et bavarder un peu. Ah ! comme ces nuits de veilles sont longues !

Il traverse la grande galerie, sans se soucier des trésors d’art qu’elle renferme, indifférent aux sarcophages et à leurs sombres habitants.

— Que de chichis pour des types morts depuis deux mille ans et plus ! soliloque Mr. Bens, philosophe à ses heures. Ont-ils peur de les voir jouer la fille de l’air pour aller boire une pinte d’ale chez le bistrotier du coin ?

Au loin, il voit une petite luciole trouer d’une pointe de flamme les lourdes ténèbres, et il pousse un grognement de satisfaction. Il connaît bien ce lumignon, c’est la pipe de Willis ; enfin, on va pouvoir s’offrir un peu de compagnie.

— ’soir, Willis, dit-il en voyant son copain émerger de l’ombre. Rudement frais, hein, ce soir ?

— Une pipe fait du bien, répond Willis, surtout lorsqu’elle est antiréglementaire, et un peu de gin ne ferait pas de mal non plus depuis qu’on nous a défendu d’en apporter.

Mr. Bens comprend le signe. Il sort des profondeurs de son habit une bouteille plate contenant une bonne pinte de la réconfortante liqueur.

— À la vôtre !

— Merci… À charge de revanche !… Dites donc, Bens, croyez-vous que le vieux fasse sa tournée, ce soir ?

— Je ne le crois pas. Il nous est déjà tombé sur le dos avant-hier, sur le coup de deux heures de la nuit. J’étais parfaitement en règle, je ne fumais pas et mon ticket de minuterie était poinçonné à la bonne minute, mais ce pauvre diable de Simonson était un peu… soûl, rapport à une fameuse rage de dents qui l’avait pris dans la salle des petites statues, là où tous les courants d’air se donnent rendez-vous. Alors… Vous parlez d’un savon !

— Moi, dit Willis en coulant un regard inquiet vers le fond obscur de la galerie, je crois plutôt que le vieux n’est pas dans son lit. Il n’y a pas cinq minutes, j’ai vu comme une lueur dans l’escalier qui mène à la salle Carnavon. Vous savez celle où l’on a mis toutes les vieilleries qu’ils ont ramenées de la Vallée des Rois, de chez Tut… Machin… Comment dit-on ?

— Toutankhamon…

— C’est cela ! Et dire que nous devons veiller là-dessus ! Enfin… puisque le gouvernement nous paye, autant cela qu’autre chose, n’est-il pas vrai ? Mais ce qui est certain, c’est que j’ai vu une lueur, comme celle d’une lanterne portée bas.

— En ce moment, je ne dois pas me trouver dans ces parages, bougonne Mr. Bens. Je dois circuler dans la galerie où nous sommes et vous y rencontrer. C’est le règlement, n’est-ce pas ?

— En effet !

— Dans ce cas, on peut même, si l’on veut, organiser une retraite aux flambeaux dans la salle Carnavon : c’est en dehors de ma ronde.

— Bien dit. Voulez-vous bourrer votre pipe avec du bon tabac de Hollande ?

— Ça ne se refuse jamais, surtout quand cela vous est offert de grand cœur. Prendrez-vous encore une goutte de gin ?

— Pour vous faire plaisir !

Ils burent à la régalade et claquèrent de la langue.

— Fameux, ce gin !

— Il vient de chez O’Brady. Ce gaillard n’en vend que du bon !

Tout à coup, un bruit singulier leur fit tourner la tête.

Ils entendirent le grincement aigu d’un outil métallique, suivi aussitôt d’un choc sourd.

— Ah ! voilà qui n’est pas dans le règlement ! s’écria Mr. Bens, et en fait de bruit ce ne serait jamais le directeur qui en ferait un pareil quand il fait une ronde de nuit pour nous surprendre !… Écoutez, voilà que ça recommence…

— Et l’on ne se gêne guère là-bas ! s’écria Mr. Willis indigné. Voilà qu’on se sert d’un marteau à présent. Cela vient de la salle Carnavon !

Les deux gardiens se mirent à courir dans cette direction.

Une mince ampoule, vissée dans une niche, éclairait d’une lueur douteuse le fond de la galerie ; dans la salle Carnavon, qui s’ouvrait sur elle, la lumière pénétrait à peine de quelque yards et laissait les coins remplis d’ombre.

— Qui vive là-dedans ? s’écria Mr. Bens.

Le marteau se remit à frapper avec frénésie. Ce fut la seule réponse que le gardien reçut.

— Je vous préviens que j’ai ordre de tirer !

Au seuil de la grande pièce ténébreuse, Bens hésita : il faisait tellement noir là-dedans ! Et le commutateur, qui commandait les lampes du plafond, se trouvait au milieu de la salle, tout contre un portant de fenêtre. Il fallait donc traverser la moitié de cette salle pour l’atteindre.

Le fanal, que David Bens portait, ne répandait qu’une toute petite clarté et sa mèche donnait plus de fumée que de lumière.

Le gardien le leva au-dessus de sa tête et Mr. Willis le vit avancer dans la salle, entouré d’un faible halo jaunâtre.

Soudain, il cria :

— Par ici, Willis, à moi !

Puis, levant de sa main libre son gros revolver d’ordonnance, Bens tira.

Mr. Willis se mit à courir et il se passa alors un incident qui lui sauva probablement la vie : il glissa.

Il s’étala de tout son long et se tordit la cheville.

Il poussa un cri de douleur et ressentit une souffrance violente au genou, puis à la tête.

Pourtant, il tenta de se redresser.

Ainsi, il put voir ce qui se passait dans la salle Carnavon.

David Bens avait atteint le commutateur et, aussitôt, une puissante lampe à arc s’alluma au plafond, illuminant brillamment la salle.

Alors, Mr. Willis eut grand-peine à retenir une exclamation d’épouvante.

D’entre les sarcophages exposés, un être fantastique venait de surgir.

Il sembla à Mr. Willis que cela avait l’apparence d’un singe noir et velu ou peut-être d’une de ces affreuses momies, dépouillée de ses bandelettes. Rapide comme l’éclair, le monstre avait sauté sur les épaules de David Bens, qui hurla. Mais à cette minute, la douleur eut raison de Mr. Willis et, la peur y étant peut-être aussi pour quelque chose, il s’évanouit.

*
* *

— Pourrons-nous l’interroger, docteur ?

— Je le crois, monsieur Dickson, bien que je craigne une fracture à la base du crâne.

— Aurait-il été frappé comme l’autre gardien ?

— Oh, non ! L’homme a fait une très vilaine chute. Il a donné tout de son long sur les dalles, le genou est luxé, et sa tête a heurté un socle de marbre. Non, le malheureux s’est évanoui sous l’emprise de la violente douleur qu’il a dû ressentir, tandis que l’autre…

— Assassiné ? dit brièvement le détective.

— Affreusement ! Mon collègue, le médecin légiste Marden, vous en dira davantage.

Le directeur du musée, qui jusque-là avait gardé un silence inquiet, intervint.

— Et maintenant, « ils » ont tué ! murmura-t-il.

Harry Dickson leva des yeux étonnés sur le fonctionnaire.

Ils étaient debout dans le cabinet directorial du British Museum, à l’heure où les premières lueurs de l’aube commençaient à faire pâlir celles du grand lustre électrique.

Le gardien Willis était étendu sur une chaise longue ; un pansement sommaire venait de lui être fait à la tête et à la jambe gauche, il respirait lourdement et geignait dans sa torpeur.

Au milieu de la nuit, un appel téléphonique avait tiré le détective du lit : appel provenant du ministère des Beaux-Arts et le suppliant de se rendre sur-le-champ auprès du directeur du British Museum.

Il s’était trouvé devant un fonctionnaire atterré, un gardien mort et un autre blessé.

— Monsieur le directeur, dit Harry Dickson, je vous entends parler de mystérieux « ils ». Ne voudriez-vous pas préciser ?

— Volontiers, monsieur Dickson, maintenant que le ministère m’y autorise. Depuis quelque temps, on nous vole malgré les portes closes, les serrures et les contre-rondes de surveillance que j’entreprends moi-même. Rien n’y fait : on continue à nous voler ! C’est surtout cette malheureuse salle, où s’entassent les merveilles que Lord Carnavon rapporta de la Vallée des Rois, qui est mise au pillage. De magnifiques parures d’or ont disparu. Des papyrus d’une valeur énorme ont subi le même sort.

» Le ministère avait décidé de ne pas jeter l’alarme. Nous devions redoubler d’attention, augmenter la surveillance, mais ne pas prévenir les gardiens. Aujourd’hui, en vous appelant à la rescousse, on a levé cette consigne. C’est ce qui me permet de parler.

— Hum ! Voilà bien l’éternelle couardise officielle, murmura Dickson. En attendant, des indices précieux ont été perdus sans aucun doute.

Le directeur leva vivement la tête.

— Pas du tout, monsieur Dickson. Des traces ont été relevées, mais elles sont d’un fantastique, d’un irréel ! C’est ce qui a incité mes chefs à garder le silence.

— Quel genre de traces ? interrogea laconiquement le détective.

Le fonctionnaire secoua la tête et sembla avoir de la peine à trouver les mots pour répondre.

— Eh bien ! dit-il enfin d’une voix sourde, on a relevé des empreintes fraîches sur les sarcophages violés, sur les vitrines vidées : ce sont… Mais non, c’est impossible !

— Dites toujours, grogna le détective avec impatience.

— Ce sont des empreintes de singe, monsieur Dickson ! De longues pattes simiesques. En voici les photographies…

Il ouvrit un tiroir de son bureau et étala devant le détective plusieurs photographies livides et crues, telles qu’en fournissent les services d’identification judiciaire. Harry Dickson s’arma d’une puissante loupe et se mit à les étudier, puis il les reposa et hocha la tête d’un air sombre.

— Cela a tout l’air de pattes de singe en effet, dit-il, bien que je ne connaisse aucun quadrumane capable d’en laisser de pareilles.

Le directeur fit un signe d’approbation.

— C’est ce que nos biologistes ont affirmé également. Le professeur Ladon, notre célèbre anatomiste, est même allé plus loin en disant qu’une main de squelette aurait pu laisser de pareilles empreintes, mieux, ajouta-t-il d’une voix épouvantée, une main de momie !

— Halte ! fit Dickson. Rendez-moi ces photos…

Il reprit leur examen. Après de longues minutes, il rejeta les photos loin de lui avec une exclamation étonnée.

— C’est ma foi vrai !

Le docteur, qui jusque-là avait assisté sans mot dire à cet entretien, posa sa main sur le bras du détective.

— Monsieur Dickson, notre blessé a repris conscience.

Harry Dickson se retourna vivement.

— Bonjour, monsieur Willis, dit-il avec ce cordial sourire qui lui attirait immédiatement la sympathie des humbles. Voici que vous revenez dans le monde des vivants. On est tombé un peu durement, hein ? Le marbre ne vaut pas un oreiller, que diantre !

— C’est affreux ! murmura le blessé.

— Pourriez-vous me raconter ce que vous avez vu ?

Mr. Willis ferma les yeux et un grand frisson l’agita.

— Davis Bens est-il mort ? demanda-t-il avec angoisse.

Personne ne lui répondit, mais le gardien lut la vérité sur les visages consternés de ceux qui l’entouraient.

— C’est affreux ! répéta-t-il.

— Oui, répondit Harry Dickson. À vous, maintenant, monsieur Willis de nous aider à venger votre malheureux confrère.

— C’est un singe qui l’a tué… Une momie peut-être ! s’écria Willis. Je l’ai vu !

Le directeur poussa un cri de terreur, et Harry Dickson lui-même ne put réprimer un frisson.

D’une voix faible, le rescapé se remit à retracer les événements de la nuit, sa rencontre avec David Bens dans la grande galerie, les bruits qui s’étaient élevés dans la salle Carnavon, puis sa malencontreuse chute à la porte de cette pièce, et l’incroyable agression dont Davis Bens avait été la victime.

Il avait à peine fini de parler qu’on frappa à la porte et que le docteur Thornycroft, le médecin légiste de Scotland Yard, entra.

Immédiatement, le détective remarqua, aux traits bouleversés de l’homme de science, qu’il s’était trouvé devant un cas extraordinaire.

Harry Dickson lui posa la main sur le bras.

— Strangulation, sans doute, docteur ?

Le médecin approuva.

— Étranglé par une main terrible, une main d’une force surhumaine, monsieur Dickson. Les vertèbres du cou ont été brisées ; la corde de la potence ne pourrait mieux faire ! C’est incroyable !

— Et les traces ? s’enquit le détective.

Le médecin se passa la main sur le front. Il hésitait à répondre.

— Je sais qu’elles sont tout aussi extraordinaires, l’encouragea Dickson. Ne vous accusez pas d’avoir eu la berlue !

— Une main de singe, ou une main de momie, monsieur Dickson, murmura Thornycroft.

Mr. Willis, qui avait entendu, poussa une exclamation horrifiée et s’évanouit de nouveau.

Pendant qu’on le transportait dans une clinique voisine, Harry Dickson pria le directeur de bien vouloir rassembler tous les gardiens.

— C’est facile, lui répondit le fonctionnaire. C’est justement l’heure du rapport de nuit, celle où les veilleurs sont relevés de leur garde pour être remplacés par le personnel de jour.

Dans le grand hall, le gardien en chef passait ses hommes en revue.

— Où est Miller ? l’entendit dire Harry Dickson.

— Nous ne l’avons pas vu, répondit-on de toutes parts.

— Qui est Miller ? s’enquit le détective.

— C’est le veilleur de nuit à poste fixe dans la section hindoue, intervint le directeur.

— J’ai envoyé, le surveillant Bone le chercher, dit le gardien chef. Il ne peut tarder…

Mais, au lieu de Miller, une clameur sauvage leur vint de loin. Presque aussitôt, ils virent accourir le surveillant Bone, gesticulant comme un fou, roulant des yeux exorbités.

— Que vous arrive-t-il, Bone ? s’écria le directeur. L’homme semblait hors de lui de terreur et d’affolement.

— Miller a été assassiné ! hurla le gardien. Il est dans la salle des idoles hindoues. Il est affreux à voir.

Un concert d’imprécations et de cris d’épouvante accueillit l’annonce de cette nouvelle calamité.

— L’enfer s’est déchaîné sur le British ! cria-t-on de toutes parts. On va nous égorger ici comme des poulets !

— On nous laisse sans protection !

— C’est toujours assez pour nous, les gagne-petit !

La terreur allait tourner à la colère générale, quand Dickson intervint. Il croisa les bras sur la poitrine et regarda le groupe vociférant.

— C’est à cela que vous pensez, quand il s’agit de venger un camarade lâchement assassiné ? demanda-t-il avec un profond mépris dans la voix. Pour un peu, j’ai cru que vous alliez demander de l’augmentation !

La cinglante parole porta et, immédiatement, tout le groupe se précipita vers la salle des idoles hindoues, tournant, cette fois, sa rage contre le mystérieux assassin.

La salle en question était sombre et légèrement en retrait des autres bâtiments de l’immense édifice ; dans l’éternelle pénombre qui y régnait et que dissipait à peine un jour terne, tombant d’une haute verrière poussiéreuse, on devinait des formes vaguement hideuses.

Kâli, effrayante déesse aux multiples bras, faisait face à Ganesa, colosse inquiétant à tête d’éléphant. Partout, les bouddhas ventrus étaient accroupis, perdus dans un songe sanglant, un rictus cynique sur leurs larges faces. Sur un socle de marbre bleu, un grand singe grimaçait, ses yeux, taillés dans des fragments de quartz, brillant d’un étrange feu vert.

À ses pieds, le cadavre du malheureux Miller était étendu, effrayant à voir : son visage avait gardé l’expression d’une peur abominable, ses yeux, injectés de sang, semblaient vouloir jaillir de leur orbite. De la bouche large ouverte, la langue sortait, immense, bleuie et boursouflée.

Les gardiens reculèrent, pris d’épouvante ; le directeur chancela et faillit se trouver mal.

Déjà, Harry Dickson explorait la salle.

— Que tout le monde demeure près de la porte, ordonna-t-il. Que l’on ne brouille pas les traces, s’il y en a.

Tout à coup, il se baissa et ramassa un bout de papier.

— Quand balaye-t-on ? demanda-t-il.

Le gardien en chef répondit :

— Tous les soirs, dès la fermeture, sir.

— Qui ?

— Dans la salle des idoles, c’est Pams.

— Un garçon négligent ?

Le préposé eut un léger sourire.

— Ah ! non, par exemple ! Bien au contraire, Pams est même un maniaque de la propreté. Si vous me permettez une boutade, sir, je vous dirai que Pams s’évanouirait d’horreur en voyant traîner, par terre dans cette salle, un bout de ficelle plutôt que le cadavre du pauvre Miller. Du reste, le voici…

Un long garçon maigre se fraya un chemin à travers la troupe des employés.

— Jamais on n’a eu quelque chose à me reprocher, quant à mon service, ronchonna-t-il. Que celui qui ose dire le contraire, s’avance. Je ne le crains pas, serait-ce le directeur en personne.

Harry Dickson sourit.

— Personne ne songe à vous reprocher quoi que ce soit, mon ami, dit-il doucement. Mais l’erreur est humaine. Et il se pourrait bien qu’un bout de papier, comme celui-ci, ait échappé à votre balai.

Pams rougit de colère.

— Moi… laisser cela par terre !… Quelle abomination !… Non, quand j’ai quitté ma salle hier soir, elle reluisait comme un miroir.

— Il se peut que ce soit le malheureux Miller, alors, dit le directeur.

Pams secoua énergiquement la tête.

— J’ose vous jurer que non, monsieur le directeur. J’avais une considération sans bornes pour Mr. Miller, un homme correct et propre. Il respectait mon ouvrage et ne se serait pas même permis de laisser un grain de tabac sur le sol de ma salle… Non, non, je sais ce que je dis, ce bout de journal, c’est l’assassin qui l’a jeté. Ne faut-il pas être le dernier des bandits pour jeter du papier sur un sol aussi soigneusement balayé ? J’espère qu’il sera pris, que je pourrai témoigner contre lui et qu’il sera pendu.

— Et puis, se dit Harry Dickson, je ne pense pas que Miller lisait des journaux français.

Soudain, le directeur poussa un cri d’effroi, qui fit se retourner le détective.

— Monsieur Dickson, haleta le fonctionnaire, regardez donc les mains de la statue du dieu Hanuman !

Hanuman est le grand singe que des sectes hindoues ont déifié.

Harry Dickson s’approcha de la sombre image et sifflota doucement.

Les mains de la statue étaient poissées de sang noir.

Le détective haussa les épaules, et une expression de mépris se répandit sur son visage.

— C’est d’un grossier ! murmura-t-il. C’est de la mise en scène… Il n’y a pas à désespérer : l’auteur de ces crimes est un cabot.

— La strangulation fut faite par les mêmes mains qui ont mis fin à l’existence de Willis, murmura le médecin légiste à l’oreille du détective.

Harry Dickson ricana doucement.

— Mon cher Thornycroft, dit-il, la sagesse populaire affirme « malin comme un singe ». Je vous dirai pourtant ceci : il se peut que l’assassin ait les mains d’un singe ; mais ce qu’il n’a pas, c’est sa malice !

CHAPITRE 2

MR. LUMMEL, DE BRUGES

— Je voudrais voir qu’on m’empêche d’entrer ! J’ai une autorisation spéciale de Lord Saville, le ministre des Beaux-Arts en personne, pour aller et venir ici comme bon me semble. Laissez-moi passer, agent de police, ou je me plaindrai !

La petite voix, singulièrement aiguë et coléreuse, parvint à Dickson et au directeur, qui gagnaient la sortie du musée.

— Que l’on me mène chez le directeur, glapit la voix. Je lui dirai ce que je pense de votre incivilité. Dites-lui que je suis Mr. Lummel, de Bruges.

— Ciel ! s’écria le directeur, ce paltoquet qui nous tombe sur les bras. Je vais en avoir pour une heure au moins, à subir ses réclamations. Mais il n’y a rien à faire ; il est nanti d’une recommandation en due forme. Je dois le recevoir…

— Qui est-ce ? demanda machinalement le détective.

— Un original… Un homme un peu timbré, mais en tout cas un très savant orientaliste. Ses travaux en la matière lui ont valu une réputation quasi mondiale.

Au détour de la galerie, le détective et le fonctionnaire virent un imposant agent de police se tenant, tout penaud, devant un petit homme vêtu d’une redingote étriquée et coiffé d’un ridicule chapeau haut-de-forme. De formidables lunettes à monture d’écaille noire lui plaquaient deux hublots sur le visage et ses mains, gantées de fils noirs, gesticulaient éperdument.

— Monsieur le directeur, s’écria le gringalet dès qu’il vit le fonctionnaire, monsieur le directeur, il faudra qu’on me rende raison pour l’affront que je viens de subir. Ce lourdaud de policier m’empêche de passer, sous prétexte qu’il y a eu crime. Qu’est-ce que cela me fait, à moi ? Croyez-vous que mes études puissent subir le moindre retard ? J’ai un rapport à fournir à la Société savante de Magdebourg pour le prochain congrès des orientalistes. Que l’on ne me fasse plus perdre de temps.

— Allez donc, monsieur Lummel, répondit le directeur d’une voix lasse. Personne ne s’opposera plus à votre entrée !

— Si, moi, dit une voix.

— Quoi ! Qui vient de parler ! Qu’il se montre ! glapit le nabot au comble de la fureur.

— Eh bien ! me voici en chair et en os ! Et je vous prie d’attendre mon autorisation avant de pénétrer dans le musée, autorisation qui vous sera refusée aujourd’hui, dit Harry Dickson avec beaucoup de calme.

Mr. Lummel grinça de fureur comme une vieille lime.

— Qui êtes-vous ? hurla-t-il littéralement. Êtes-vous Lord Saville ou le roi d’Angleterre en personne, pour donner un tel ordre ?

— Non, je suis tout simplement Harry Dickson.

L’homme resta un instant perplexe.

— Harry Dickson ? fit-il en regardant curieusement le détective à travers ses immenses lunettes. Harry Dickson c’est, si je ne me trompe, une sorte de policier, qui n’est pas même officiel, un homme qui fourre son nez partout et qui a, parfois, la chance de réussir là où d’autres imbéciles ne voient que du feu. Est-ce bien cela ?

— C’est bien cela, répondit gravement le grand détective.

— Et vous voulez m’empêcher de continuer mes travaux !

— Pour aujourd’hui, certainement !

— Coquin ! s’exclama l’homoncule.

— Bonjour ! fit Dickson en lui tournant le dos.

— Vous me paierez cela, par le dieu Hanuman en personne !

— Comment dites-vous ? s’écria Harry Dickson en se retournant vivement.

— Par – le – dieu – Ha-nu-man ! scanda Mr. Lummel. Une divinité farouche qui se venge toujours.

— Comme elle l’a fait cette nuit, sans doute.

Mr. Lummel, soudain intéressé, dressa l’oreille.

— Elle s’est vengée, dites-vous ? demanda-t-il d’une voix soudain radoucie. Oh ! racontez-moi cela, je vous prie. C’est diablement passionnant ce que vous dites là, savez-vous ! Allons, pour une fois, racontez-moi cela.

Harry Dickson sourit et enregistra mentalement le « savez-vous » dont le savant venait de se servir.

— Mr. Lummel est belge, n’est-il pas vrai ?

— En effet, belge, de Bruges, et j’en suis très fier, dit le petit savant en se dressant comme un coq sur ses ergots. J’espère qu’il n’y a rien d’injurieux dans votre question ?

Harry Dickson se mit à rire franchement.

— Mais non, mais non, j’aime votre pays, et surtout votre ville, qui est parmi les plus belles cités d’art du monde.

— Bien dit, bien dit, affirma le bonhomme. Racontez-moi, maintenant, ce que vous savez du dieu Hanuman. C’est une divinité redoutable entre toutes et peut-être que je pourrai vous être utile, tout en me réservant le droit de consigner notre conversation dans mon rapport au congrès des orientalistes de Magdebourg.

Le directeur regarda Dickson d’un air interrogateur. Le détective approuva lentement de la tête.

— Venez, monsieur Lummel, dit le fonctionnaire en conduisant son hôte vers la salle hindoue.

La savant eut à peine un regard pour le cadavre de Miller, qu’on venait de déposer sur une civière. Il se précipita immédiatement vers la sombre statue et se mit à l’examiner avec une sorte de joie farouche.

— Du sang ! s’exclama-t-il. Hanuman aime le sang !

Harry Dickson s’approcha.

— Hanuman peut-être, mais cette statue ? demanda-t-il.

Le petit savant se retourna agressivement, vers le détective.

— Une statue ? Une incarnation, oui ! Cette image provient d’un temple de la forêt ; ce n’est pas une vaine idole, car elle a acquis une force, mystérieuse mais réelle, au cours des âges ; en certaines occasions, elle peut agir comme un être doué d’une puissance physique peu ordinaire.

— Elle aurait donc pu tuer, de ses mains de pierre et de métal, un gardien de musée ? questionna ironiquement le détective.

Mr. Lummel, de Bruges, frémit de colère.

— Certainement, elle le pourrait ! s’exclama-t-il. Certainement… Les exemples fourmillent : des profanateurs s’étant introduits dans les temples consacrés ont vu Hanuman bondir de son socle, les mettre en fuite, après avoir mis à mal quelques-uns des leurs. Des explorateurs ont été étranglés par ces mains, que vous dites de pierre et de métal. Voulez-vous des noms, monsieur le plaisantin ? Neugebauer de Berlin, le docteur Wirth de Berne, l’Anglais Shide, Bathleu, un de vos compatriotes, Zagerelli de Milan. Et la série peut être allongée…

Tous ont trouvé une mort mystérieuse et terrible en voulant approcher la simiesque divinité.

» Et vous n’avez qu’à ouvrir le plus sot manuel de l’École des Langues Orientales de Paris pour y lire quelque entrefilet sur la puissance occulte, mais réelle, du dieu Hanuman. Votre gardien a dû lui déplaire de l’une ou de l’autre façon, voilà ce que je dis, moi !

Le directeur haussa les épaules avec désespoir. Il n’osait contredire un savant comme Mr. Lummel, pourvu de si puissantes recommandations.

Pourtant, Harry Dickson ne riait pas, et ses yeux allaient rêveusement de la statue au colérique orientaliste.

— Une incarnation, dit-il comme en se parlant à lui-même. Et oui !… Pourquoi pas, après tout ?

Mr. Lummel entendit ces mots et son humeur se fit plus accommodante. Il croyait avoir gagné le célèbre détective à sa monstrueuse hypothèse.

— Je pourrais vous en raconter bien d’autres, allez, monsieur Dickson, affirma-t-il. Si jamais vous venez à Bruges, venez me voir et je vous raconterai avec preuves à l’appui, de bien tragiques épisodes de l’histoire d’Hanuman.

» Maintenant, il faudra m’excuser. Il faut que j’aille terminer mon étude sur les mages assyriens. Le British Museum peut m’apprendre l’une ou l’autre chose à leur sujet, aussi étonnant que cela puisse paraître.

Après un bref salut, il s’éloigna en sautillant par les immenses galeries, vides et sonores.

Le directeur hocha la tête.

— Un original, un fou peut-être, mais un savant, murmura-t-il.

Un employé s’approcha d’eux, puis murmura quelques mots à l’oreille du directeur. Celui-ci sursauta.

— Monsieur Dickson, le ministre des Beaux-Arts viendra ici, en personne. Il sera accompagné de son collègue de l’intérieur.

— Ah bon ! fit le détective avec ennui. Une conférence officielle, voilà qui va me faire perdre du temps.

Le fonctionnaire parut embarrassé.

— Je vous en prie, restez. Cela me sera d’un grand réconfort.

— Soit, dit le détective en l’accompagnant au bureau directorial. Perdons une heure, deux s’il le faut. On ne froisse pas impunément les grands de la terre. N’est-ce pas, monsieur le directeur ?

Celui-ci ne put qu’approuver avec force.

Il ouvrit une boîte d’Henry Clay et força le détective à prendre un verre d’excellent whisky.

— Cela va faire du potin dans Landerneau, dit-il pour dire quelque chose, car la conversation languissait et Harry Dickson avait pris sa mine la plus renfrognée.

— Dans Landerneau seulement ? riposta ce dernier avec un peu d’aigreur. Je vous dirai, moi, que cela va courir le monde.

— Mais on étouffera, monsieur Dickson, on étouffera cette sotte affaire !

— Un triple meurtre, compliqué de vols sans nombre, que vous êtes parvenu à tenir cachés jusqu’ici ? Je ne le crois pas ! Et puis, ce n’est pas à cela que j’en ai, monsieur le directeur. J’ai l’impression fort nette que cette vague criminelle va s’amplifier, faire une formidable tache d’huile, englober le monde !

— Ciel, que me dites-vous ? s’écria le directeur alarmé. C’en est fini de notre tranquillité.

Harry Dickson eut une moue méprisante, et il ouvrait la bouche pour quelque cinglante riposte, quand un bruit de galopade à travers les couloirs lui fit prêter l’oreille. L’instant d’après, on frappait violemment à la porte du cabinet.

— Entrez ! Qu’y a-t-il ? demanda le directeur avec impatience.

Le gardien-chef entra, le visage bouleversé. Il balbutiait, incapable de dire un mot. Harry Dickson, sans rien dire, lui tendit son verre à moitié plein de whisky que l’homme avala goulûment.

— Parlez, ordonna le directeur.

L’homme passa sa langue sur ses lèvres brûlantes.

— Les gardiens allaient prendre leur poste de jour, il y a quelques minutes, quand tout à coup un cri épouvantable s’est fait entendre, il semblait venir de la galerie assyrienne. Pourtant, il n’y avait personne par-là, mais un de mes hommes m’a dit qu’on avait vu s’y diriger le petit vieux qui depuis un mois vient ici tous les jours. Il avait dû recevoir une autorisation spéciale de vous, monsieur le directeur.

Celui-ci approuva du geste.

— On courut donc à la salle assyrienne, reprit le gardien-chef, et voilà que nous vîmes, au pied de la grande statue de fer de Moloch, une grande flaque de sang toute fraîche et, un peu plus loin, le chapeau gibus du visiteur tout aplati, ainsi que ses lunettes, réduites en poussière… Quant à l’homme, on n’en a retrouvé trace.

— Un nouveau crime ! gémit le haut fonctionnaire. Mr. Lummel a dû être assassiné ! Que faire, mon Dieu ? Un homme pourvu de telles recommandations. Oh ! cela va faire un tintouin inimaginable !

Harry Dickson avait écouté d’un air impassible. Mais ses lèvres s’étaient pincées et son regard avait pris une expression presque effrayante.

Tout à coup, le téléphone se mit à tinter. Le directeur décrocha, écouta un instant et eut un haut-le-cœur.

— Je crois que je vais démissionner, hurla-t-il, sinon je vais devenir fou ! Savez-vous ce que l’on vient de m’apprendre ? Lorsque l’ambulance, transportant le blessé Willis à la clinique voisine, est arrivée à destination, on l’a trouvée vide et notre gardien envolé !

— Minute ! Qui vous téléphone ? demanda le détective.

— Scotland Yard, je crois… Je vous passe l’appareil.

— Allô ! Ici Harry Dickson… Ah ! c’est vous, Goodfield ? En effet, je suis au British Museum. Comment cela s’est-il passé ? C’est à moi de vous le demander ! On ne sait rien ? Un embouteillage à cent yards de l’hôpital ? L’embarras de voitures pendant lequel on enlève le passager de l’ambulance pour le jeter dans une automobile. Le coup classique, quoi… Enfin, nous verrons… Comment dites-vous ? Tom Wills a téléphoné à Scotland Yard ? Bon, je raccroche. Je vous verrai tout à l’heure.

Immédiatement, Harry Dickson se mit en communication avec son home de Baker Street.

Au bout du fil, la voix de Tom Wills résonna bientôt, angoissée :

— Venez vite, maître. L’Enfer s’est déchaîné !

CHAPITRE 3

L’ENFER S’EST DÉCHAÎNÉ

En arrivant chez lui, Harry Dickson vit immédiatement ce qui s’y passait de tragique.

Tom Wills était là, blême et quasi défaillant, le superintendant de Scotland Yard, Goodfield, presque aussi pâle que lui, puis un jeune inspecteur que Dickson connaissait depuis quelque temps, Gordon Latimer, un garçon d’avenir. Ce dernier tenait son mouchoir devant sa bouche et avait peine à réprimer de houleuses nausées.

— Mon Dieu, qu’avez-vous ? gronda le détective. Et voilà des figures de papier mâché !

Sans dire un mot, Tom Wills lui montra sur le plancher une petite malle ouverte, sur laquelle le détective se pencha aussitôt, en ayant lui-même beaucoup de peine à réprimer une exclamation et un geste d’horreur. Cinq têtes humaines, exsangues, hideuses, entre toutes, y grimaçaient.

— Les reconnaissez-vous, monsieur Dickson ? murmura Goodfield.

Surmontant son dégoût, le détective les examina longuement.

— Il me semble… fit-il… La mort les a affreusement déformées… Mais oui, voilà le professeur Lenvil. Et celle-ci… c’est celle de Mycroft Graham, le collectionneur… Oh ! Lord Shortbury, un des membres le plus en vue du Parlement !

— Et la tête d’Arthur Blaskwater, complète Goodfield d’une voix sombre. Quant à la cinquième, c’est par hasard que je suis parvenu à l’identifier. J’ai assisté, il y a quelques semaines, à une conférence sur l’Inde, dans un auditorium de Kensington. Le conférencier était un jeune explorateur de grand avenir : Edgar Drummond, si je ne me trompe.

— En effet, chargé de mission par le gouvernement britannique à Lahore, puis dans l’Himalaya, ajouta Harry Dickson.

— Voilà sa tête ! dit Goodfield tout bas.

Un lourd silence tomba. Le grand détective avait détourné les yeux et suivait du regard les nuages d’automne glissant dans le ciel bas.

— Comment ce colis est-il venu ici ? demanda-t-il.

— C’est un commissionnaire qui l’a remis à Mrs. Crown, répondit Tom Wills. Il disait que c’était très urgent, et j’ai ouvert la malle.

— C’est tout ?

— Il y avait une lettre… La voici… Elle est effrayante…

C’était une simple feuille de papier, glissée dans une enveloppe commerciale ; la missive, composée à l’aide de caractères d’imprimerie, contenait ces simples mots : Il y a encore une place pour une tête dans la malle, ce sera celle de Harry Dickson.

Le détective resta un moment songeur.

— Ce ne sont pas des caractères d’imprimerie anglais, constata-t-il soudain. Où diable puis-je les avoir vus récemment ?

Tout à coup, il se frappa le front et tira son portefeuille de sa poche. Il en sortit un petit triangle de papier journal et le compara avec la lettre menaçante.

— C’est bien cela ! dit-il après un bref examen.

Mr. Goodfield s’approcha avec curiosité.

— C’est un journal français, dit-il.

— En effet… Je viens de trouver ce bout de papier au British Muséum, à côté du cadavre du gardien de la salle des idoles hindoues.

— Il ne nous apprend rien, dit l’inspecteur Latimer après avoir regardé à son tour. Du moins à ce qu’il me semble…

— Oh si, répondit négligemment Harry Dickson. Il nous apprend beaucoup de choses au contraire, notamment qu’il présente une certaine importance pour la personne l’ayant eu en sa possession. Regardez, une section en est parfaitement nette : elle a été faite aux ciseaux. Le bout provient donc d’une coupure, et ne découpe un article de journal que celui qui y a découvert de l’intérêt. Les autres côtés sont irréguliers. Ils ont été déchirés à la main. Pourquoi ? L’homme qui l’a manipulé a dû avoir besoin d’un petit bout de papier. Ou bien il a déchiré la coupure dans un mouvement de colère, parce que son contenu lui déplaisait. C’est à cette dernière idée que je m’arrête, car le papier semble avoir été fripé nerveusement.

— Voyons le texte, dit Goodfield.

Ils examinèrent ensemble le recto et le verso du fragment de journal.

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— Cela vous dit quelque chose, monsieur Dickson ? demanda Mr. Goodfield.

— Assez, et je compte bien que ce fragment m’aidera puissamment dans mes recherches. Le recto est, à mon avis, un passage de critique. Voyez : admet, qui doit être un tronçon d’« admettre », convaincu, loin encore… car je complète quelques mots mutilés et faciles à reconstituer. Vrages, c’est la dernière partie d’ouvrages. L’on ne trouve… Puis : rien qui vaille, monde savant… Voilà deux mots qui auront le leur à dire, quand le moment sera venu… fablenous rallier àbon sens !

» Tout cela sent à dix pas l’article de critique, et même de critique littéraire. Et le verso confirme mes suppositions.

» C’est une réclame et, notamment, une réclame de librairie.

— Comment ? demanda Latimer, avide de comprendre.

— Facile mon petit, enfantin même. Le nom Zola en toutes lettres, puis les tronçons onde vou c’est-à-dire « tout le monde voudra ». Thèque, c’est bibliothèque. Et voulez-vous la phrase complète ? La voici : Tout le monde voudra avoir ces livres dans sa bibliothèque.

» Cela limite formidablement le champ de nos recherches. Le journal en question est un journal littéraire. Ils sont nombreux, je l’avoue, hélas ! Mais nous trouverons bien le critique qui prône si violemment les œuvres d’Émile Zola ! Et puis, les visiteurs lisant des petits journaux littéraires de France ne sont pas forcément nombreux au British Museum !

» En tout cas, Tom, voici de l’ouvrage pour vous : demandez à l’Argus de la Presse tous les journaux littéraires paraissant en France, et comparez les caractères d’imprimerie. C’est une besogne de bénédictin, je l’avoue, et j’espère que vous n’en aurez pas jusqu’au jour du Jugement dernier. Mais je dois vous apprendre que l’on devient vite expert en ces choses, et la besogne peut se mener rondement.

Ce disant, Dickson tendit le fragment de journal à son élève.

— Et maintenant, si nous nous occupions de ces sinistres débris, dit Goodfield avec un frisson, en désignant la malle aux têtes coupées.

L’atmosphère redevint plus lourde et, de nouveau, l’angoisse plana.

— Ordinairement, dit Harry Dickson, le visage d’un mort reprend, après le trépas, une expression de sérénité étonnante. Les têtes des suppliciés, tombées sur l’échafaud, sous le tranchant du couperet de la guillotine, sont calmes. Tel n’est pas le cas ici ; les affres d’une agonie abominable demeurent sur les visages. Cela me rappelle…

Le détective se prit la tête entre les mains, réfléchissant profondément.

— Eh oui, continua-t-il d’une voix sourde, cela me rappelle une scène atroce à laquelle j’ai assisté en Chine : un bandit auquel on avait appliqué le supplice des vingt-quatre heures. Pendant une journée entière, le condamné dut rester en vie, pendant que le bourreau lui sectionnait le cou, fibre par fibre, en épargnant les carotides et la colonne vertébrale, qui ne furent tranchées qu’à la dernière seconde. Tout ceci est atrocement oriental.

Tout à coup, il sursauta.

— Oriental ! s’écria-t-il. C’est bien cela ! Tout converge vers ce mot !

Goodfield eut un signe d’acquiescement : c’était bien cela !

— Oui, continua Harry Dickson, les vols du British Museum ont eu lieu dans les sections orientales, et les crimes qui y ont été commis également. Les têtes, que l’on vient de nous envoyer d’une façon aussi effroyable, sont celles d’orientalistes en renom. La cruauté infernale et raffinée qui semble avoir présidé à leur fin, est, elle aussi, tout orientale !

— Cela limite donc à nouveau le champ des recherches, hasarda Latimer.

Harry Dickson fit la moue.

— L’Orient, et tout ce qui s’y rapporte, est un domaine bien vaste, répondit-il évasivement.

Tout à coup, on cria dans l’escalier :

— Monsieur Dickson ! Monsieur Dickson !

— C’est la voix de Mrs. Crown, notre gouvernante, dit le détective. Qu’est-ce qui peut bien la faire sortir ainsi de ses gonds ?

Tom Willis entrebâilla la porte et vit dans le corridor la bonne femme lui adresser des signes mystérieux.

— Le commissionnaire, haletait-elle, qui a apporté tout à l’heure une petite malle et qui avait l’air si pressé et si drôle… Je me suis méfiée de lui dès que j’ai vu sa tête !

— Eh bien ? s’impatienta son maître, dites vite.

Mais Mrs. Crown était lancée et l’on freinait difficilement son bavardage.

— Une sale tête bouffie, toute jaune, comme celle de ceux qui ont fait un très long séjour en prison et qui viennent à peine d’en sortir. Je me suis dit…

— Plus tard ! coupa Harry Dickson… Le commissionnaire, dites-vous ?

— J’étais allée chercher un gigot pour le déjeuner, continua imperturbablement la digne matrone, et le mouton du boucher de Baker Street ne me convient pas. Je vous assure qu’il nous vend du frigo pour de la viande fraîche. Il faudra vous occuper de ce gaillard-là un jour ou l’autre, monsieur Dickson.

» Donc, malgré mes vieilles jambes, j’ai poussé une pointe jusque Marylebone, où se trouve une boucherie convenable, tenue par un brave Écossais qui ne vole pas trop son monde, ce qui est bien étonnant n’est-ce pas ? Voilà que, par hasard, je regarde à l’intérieur d’une petite taverne à l’enseigne du « Joyeux Maçon », et qui vois-je, mon Dieu, ivre comme toute la Pologne et s’envoyant du whisky par pintes ? Le vilain commissionnaire…

Déjà Dickson et les deux policiers de Scotland Yard ne l’écoutaient plus. Ils se ruèrent littéralement dans la rue, hélèrent un taxi qui maraudait et se firent conduire à toute allure vers Marylebone.

… Une heure plus tard, Mr. Jim Pike, repris de justice dangereux dont le casier judiciaire totalisait un nombre respectable d’années de « Hard Labour » et de réclusion, réintégrait la cellule de Newgate qu’il n’avait quittée que depuis quelques semaines.

Mr. Jim Pike jurait ses grands dieux qu’il ne savait rien, que Mrs. Crown était une vieille folle, qui le prenait pour un autre.

Poussé dans ses derniers retranchements, il finit par déclarer hargneusement qu’il ne dirait plus rien, qu’il préférait la mort plus douce, par le collier de chanvre, que par… que par…

Et ici, il se tut brusquement, lançant un regard peureux autour de lui.

Rien ne put tirer Mr. Jim Pike, dit Tête-de-Rat, de son mutisme obstiné ; mais on avait trouvé dans sa poche trente livres en belles bank-notes de la Banque d’Angleterre et huit souverains en or, somme formidable pour un libéré !

CHAPITRE 4

LE PIÈGE

Le détenu se retournait fiévreusement sur sa couche.

L’horloge du centre de la grande prison venait de piquer dix heures ; le gardien de nuit faisait sa ronde.

Jim Pike l’entendait marcher de cellule en cellule, ouvrir le guichet, pratiqué au milieu des lourdes portes blindées de fer, pour inonder les dormeurs du jet blanc de sa puissante lanterne à acétylène.

À son tour, son guichet s’ouvrit et Mr. Pike, dit Tête-de-Rat, poussa un ronflement sonore, qui devait être de nature à rassurer le plus méfiant des geôliers sur les possibles intentions nocturnes du détenu : suicide ou évasion.

Mais, à peine l’ombre s’était-elle refaite dans l’étroit réduit, que le prisonnier redressa sa tête rasée et regarda méditativement le verre cannelé de la petite lucarne où s’encadrait un tremblant croissant de lune.

— Une heure encore, murmura-t-il. Par l’enfer, c’est plus long qu’une année ! Et j’ai la trouille ! Ah ! oui, je l’ai ! J’ai grande envie de m’endormir et de laisser aller les choses.

À midi, il avait retiré de sa gamelle, aux trois quarts remplie d’une infecte purée de farine d’avoine, un minuscule tube en carton, qui contenait un billet roulé… Une lettre, et quelle lettre !

Jim ! Vos amis vous savent gré de votre silence et ils ont encore besoin de vos services. À onze heures du soir, poussez votre porte : elle sera ouverte. Il n’y aura personne dans le couloir : le gardien de nuit sera de ronde dans l’aile B. Allez au fond de l’aile A. Dans la niche des fanaux de secours, derrière les lampes, il y a une clé. Elle ouvre la porte de la cour A. Dans le premier promenoir de cette cour, il y aura un paquet contenant des vêtements de ville et une corde avec un crampon. Suivez le chemin de ronde jusque derrière l’infirmerie. Escaladez le mur ; il est bas. Il y a un sac plié contre la fontaine pour mettre sur les tessons qui hérissent le faîte du mur. Venez où vous savez – Détruisez complètement ceci.

P. S. Il y a des tas d’argent à gagner, si vous fermez toujours votre vilain bec.

— Ils ont tout prévu, avait murmuré le réprouvé. Quels hommes !

Jim avait appris le billet par cœur, puis il l’avait avalé. Le tube de carton fut un peu dur à passer et lui coûta quelques grimaces. À l’heure actuelle, il lui pesait encore sur l’estomac.

— Il me faudra pas mal de whisky pour en faire passer le goût, ricana-t-il.

À mesure que l’heure avançait, il devenait plus nerveux ; il répétait mentalement les instructions reçues, s’embrouillait dans les termes, accusant sa mémoire. Il avait une peur bleue de confondre ou d’oublier les indications.

Jim, dit Tête-de-Rat, n’aurait pas reculé devant le crime le plus ignoble, et certainement il en avait à son actif que la justice anglaise ne lui avait pas encore fait payer, mais, à présent, il tremblait d’effroi.

— On ne peut jamais faire plus que me pendre, se répétait-il sans cesse.

L’heure avançait. Jim tendait l’oreille, espérant entendre le pas furtif de l’allié mystérieux qui devait ouvrir sa porte.

Il n’entendait rien et se prit à jurer sourdement, tandis que les pas du veilleur se perdaient dans les profondeurs sonores de l’aile B.

Onze heures !

Il compta les coups… Oui, il y en avait bien onze.

Se serait-on moqué de lui ? Le coup était-il raté ? Il grinça des dents et des larmes de rage lui vinrent aux yeux.

Pourtant, machinalement, il s’était levé, avait enfilé ses grossières chaussettes de coton et endossé sa veste de bure grise.

En hésitant, il frôla la porte, la tira à lui.

Elle vint doucement… découvrant le couloir étoilé d’une petite ampoule rougeâtre.

— Alors, ce serait vrai tout de même ? murmura-t-il, la gorge sèche.

Comme une couleuvre, il se glissa le long de la galerie dallée de granit bleu, jetant un regard apeuré par-dessus son épaule vers la tour de guet du centre. Il y vit la confuse silhouette d’un veilleur endormi et cela le rassura. Quelques pas encore et l’ombre le protégerait.

D’une main fébrile, il explora la niche aux fanaux ; dans son énervement il faillit renverser une des lampes, mais il trouva la clé.

— C’est trop beau ! gronda-t-il en ouvrant la porte de la cour. Voyez-vous que d’ici quelques minutes je m’éveille et que tout ceci ne soit qu’un de ces rêves que l’on fait trop souvent en taule ! Par le diable, combien de fois ne me suis-je pas enfui de la sorte, en songe ?… Chaque fois, on se réveille, à la sonnerie de cinq heures, dans un cachot fermé à triple tour !

Mais non, Jim Pike ne rêvait pas, car l’air pluvieux de la nuit lui fouetta le visage et, bientôt, dans le premier promenoir, sa main tâta le paquet promis. Un peu de calme lui revint.

Les gens qui le faisaient agir comme une mécanique bien huilée et bien agencée, avaient tout prévu : ils ne pouvaient faire d’erreur ! Il aurait pu chanter et crier, il serait quand même sorti de Newgate !

Il se garda pourtant bien de faire le moindre bruit, et quand le grappin, jeté d’une main experte au-dessus de la muraille du chemin de ronde, accrocha, mordit et permit au détenu de tendre la corde, il eut à peine un ricanement de mépris pour la sinistre maison qu’il quittait.

*
* *

Dans l’ombre de la poterne du mur sud de la prison, des hommes parlaient à voix basse.

— C’est sous votre responsabilité, monsieur Dickson, dit une voix maussade, qui appartenait au directeur de la prison. N’oubliez pas que cet homme sera certainement condamné à mort par les juges ; on a découvert plus d’un motif, depuis son arrestation.

— Il me semble que le ministre de la Justice a donné des ordres bien précis à ce sujet, monsieur le directeur, répondit ironiquement le Maître.

Le fonctionnaire sentit la pointe et s’inclina.

— C’est vrai, monsieur Dickson. Je n’ai qu’à obéir. Mais c’est tellement à l’encontre de tous les usages !

— En attendant, c’est un ordre, répliqua hargneusement Mr. Goodfield, qui se tenait dans le coin le plus sombre, mais dont les yeux ne quittaient pas le faîte de la muraille. Comme il tarde ! J’espère qu’il a compris et qu’il marchera. Tout a été fait comme on l’a dit ?

— Tout, dit brièvement le directeur.

— Le billet dans la gamelle !

— Je l’y ai mis en personne et c’est moi-même qui ai fait la ronde à dix heures. La serrure de sa cellule avait été inondée d’huile.

Tout à coup, ils dressèrent l’oreille. Un léger grincement, à peine perceptible, venait de leur parvenir.

— En tout cas, il travaille en silence, dit Goodfield avec satisfaction.

— Taisez-vous ! ordonna Dickson. Je le prendrai moi-même en filature.

Un homme sauta dans la rue.

Il était vêtu d’un méchant complet de confection et coiffé d’une casquette de jockey. Il jeta un long regard dans la rue déserte, sans apercevoir les hommes qui suivaient le moindre de ses mouvements, en retenant anxieusement leur souffle.

Puis, tout à coup, il se mit à courir.

Mais une ombre se détacha de la nuit et se mit rapidement à le suivre.

*
* *

Ce fut une filature bizarre.

L’évadé filait bon train, sans détours ni crochets, se hâtant d’arriver quelque part. Il se dirigeait droit vers les quartiers mal famés de la River. Un instant, Dickson le vit hésiter devant un bar dont les fenêtres luisaient encore dans la nuit, fouiller ses poches, puis secouer la tête d’un air mécontent et reprendre sa course.

Un instant, Harry Dickson eut peur : il vit les premières fumées du fog ondoyer dans la rue : Jim plongerait-il dans le brouillard complice ?

Mais une brise se leva et chassa la brume ; le détective respira.

Jim Pike venait de s’enfoncer dans le quartier morose de Shadwell. Son pas était devenu moins pressé. Il semblait vouloir prendre des précautions car, pendant un quart d’heure, il tourna dans les ruelles solitaires pour revenir sans cesse sur ses pas.

Enfin, il sembla prendre une résolution et, d’un pas délibéré, marcha vers une grande maison obscure, blottie dans un renfoncement ombreux.

Tout à coup, il disparut.

Harry Dickson ne vit pas comment, mais il entendit le bruit d’une porte que l’on fermait avec précaution.

D’un bond, le détective gravit un haut perron de six ou sept marches et se trouva devant une porte de chêne artistement travaillée.

— Ce sont de vieilles serrures, souvent diablement compliquées, marmotta le détective en faisant jouer son passe-partout.

Il n’eut pas trop à se plaindre de la serrure car, après quelques tâtonnements infructueux, elle s’ouvrit et Harry Dickson pénétra dans un corridor où stagnait une lourde odeur de moisissure.

« Cela ne m’a pas l’air d’être très habité », se dit-il.

Il entendit le pas de Jim parcourir les étages, des portes s’ouvrir, puis il distingua la lueur lointaine d’une allumette frottée.

L’escalier, tout comme la porte, était en bon bois de chêne et ne poussa aucune plainte quand le détective le gravit.

Une odeur de pétrole lui parvint et un carré jaune parut, indiquant une porte ouverte sur le palier.

Le détective s’avança en rampant et, bientôt, il put jeter un coup d’œil dans la chambre. Elle était grande et presque nue.

Des meubles disparates la meublaient pauvrement.

Une lampe, fraîchement allumée, fumait sur un coin de la cheminée. Dickson vit Jim, qui lui tournait le dos, occupé à explorer consciencieusement les profondeurs d’un placard.

Alors, le détective eut soudain l’impression d’une présence insolite et, presque aussitôt, une horreur sans nom s’empara de tout son être.

Dans la lueur de la lampe, il vit une longue chose sombre jaillir du plafond de la chambre, s’y balancer un instant et s’approcher de Jim.

Dickson eût voulu crier, mais aucun son ne sortit de sa gorge.

La chose était un long bras de singe, immensément long, terminé par une main hideusement crochue.

La griffe fit un geste rapide et le détective entendit un râle.

Jim, dit Tête-de-Rat, venait d’être happé par elle. L’instant d’après, il s’écroula sur le plancher, la gorge broyée.

L’espace d’une seconde, Dickson hésita puis, tirant son revolver, il visa le bras qui se relevait lentement, remontant vers le plafond, et par deux fois il tira. Il entendit un petit gémissement aigu, puis un bruit aérien de fuite. Déjà, il s’était emparé de la lampe et en tournait la lumière de tous les côtés. La chambre était vide ! Nulle ouverture ne se dessinait au plafond pouvant laisser passage à un être, ni même à un bras de singe. Le placard ne dissimulait personne et n’avait aucun fond truqué.

Dickson se pencha sur l’évadé, mais vit que tout était fini… Mr. Pike avait rendu sa vilaine âme et allait devoir rendre des comptes à un juge autrement redoutable que celui d’Old Bailey.

— Je ne vais pas me laisser abuser par des tours de passe-passe, gronda Harry Dickson.

Il parcourut la maison, qui était vide et poussiéreuse. Seules, les empreintes des pas de Jim se mêlaient, dans la poussière épaisse, à celles du détective. Les caves étaient à moitié remplies d’une eau nauséabonde.

Dickson se retrouva dans le corridor, penaud et furieux.

Il se dirigea vers la porte… Tout à coup, le sol céda sous lui et il disparut dans de profondes ténèbres.

… Quand Tom Wills et Goodfield, alarmés par sa longue absence, se mirent le surlendemain en quête de lui, en suivant les signes dont il avait parsemé sa route, ils parvinrent enfin, à Shadwell, devant les décombres fumants d’une vieille maison, détruite jusqu’à ses fondations et que les pompiers abandonnaient.

CHAPITRE 5

LA SIXIÈME TÊTE

Les jours se passèrent dans un morne abattement pour Tom Wills.

Goodfield venait souvent, il prenait place à côté du feu, allumait sa pipe et ne trouvait que de bien vagues paroles de consolation.

Mrs. Crown fut la seule à leur remonter un peu le moral : l’excellente femme arrivait à tout propos, leur servant un grog de vin chaud, s’ingéniant à trouver des petits plats choisis auxquels Goodfield seul faisait honneur, et elle répétait que le maître en avait vu bien d’autres.

Il est vrai que, cela dit, la bonne femme se hâtait de regagner sa cuisine pour s’y lamenter toute seule… Elle aussi avait perdu confiance.

Les décombres de la maison n’avaient rien révélé de leur mystère. Pourtant, elles avaient rendu un canif, tordu par le feu, qui avait appartenu au détective. Cela ne faisait que prouver sa présence dans la demeure fatale.

— Mais s’il était mort, on aurait retrouvé ses os calcinés, affirmait Goodfield. Donc, on a dû l’emmener !

En vain, ils battirent Shadwell, fouillèrent les moindres recoins de ce quartier lamentable, questionnèrent les agents de service, les habitants, les voyous qui hantaient les lieux. Ils n’apprirent rien qui soit de nature à pouvoir les engager sur une piste sérieuse.

Le cinquième jour après l’évasion truquée de Jim Pike se leva, trouvant Tom Wills plus découragé que jamais. Il s’était installé devant une importante liasse de journaux littéraires, venus de France, et les compulsait dans l’espoir d’y découvrir une piste, grâce à la coupure mutilée que Dickson avait trouvée dans la salle des idoles hindoues.

Mais voilà qu’une voix joyeuse retentit dans le corridor, demandant si l’on pouvait entrer dans la tour d’ivoire du célèbre Harry Dickson.

La porte fut poussée, livrant passage à un grand garçon glabre, aux yeux rieurs.

— Bonjour Tom Wills !

Le jeune homme leva des yeux maussades sur l’intrus, mais il le reconnut et un sourire plissa ses lèvres.

— Edward Van Buren !

— Lui-même, mon vieux Tom !

Une violente émotion s’empara de Tom et, tout en larmes, il étreignit la main de Van Buren.

Celui-ci était le fils d’un richissime armateur d’Anvers, dont Harry Dickson était parvenu à sauver la fortune des griffes d’un trust de bandits.

La famille Van Buren était restée, depuis lors, dévouée corps et âme au grand détective, surtout le jeune Edward, qui avait pris une part active à l’action énergique de Dickson et de son élève.

Ils étaient restés en relation et, à chacun de ses passages à Londres, Edward ne manquait jamais de pousser une pointe jusqu’à Baker Street, où on le recevait à bras ouverts.

C’était un grand et beau garçon, amoureux de la vie, fou d’aventures. Malgré sa colossale fortune, il détestait l’oisiveté et faisait de longs voyages à bord de son splendide yacht La Flandre ; c’était, du reste, un excellent écrivain à ses heures et les récits de ses croisières, qu’il avait publiés dans quelques revues, avaient obtenu un succès très vif.

Tom Wills lui raconta, rapidement, les événements des derniers jours, et Van Buren l’écouta avec attention. Quand Tom lui montra l’énorme paquet de journaux littéraires, il eut un furtif sourire.

— Cela me connaît, dit-il, et si, jusqu’ici, vous n’avez rien trouvé là-dedans, il ne faut pas vous désespérer : n’oubliez pas que nombre de publications du genre paraissent en Belgique. Voyons un peu, montrez-moi cette coupure…

Il y avait à peine jeté un coup d’œil qu’il poussa une exclamation de surprise et se mit à arpenter fiévreusement la chambre en déclarant :

— Je connais ces caractères d’imprimerie ! Bien plus, je connais cette annonce, figurant au verso : c’est celle d’un libraire brugeois, De Groote, si je ne me trompe. Quant à la feuille elle-même, c’est Le Flambeau de Bruges ! J’y collabore assez souvent et j’en possède même une collection complète à bord de mon yacht.

— Oh, dit Tom, ne perdons pas une minute. Allons voir cela…

— Nous allons gagner du temps, répondit Edward Van Buren : La Flandre est amarrée tout près de Tower Bridge. Je vais téléphoner à un café du quai et donner des ordres à mon quartier-maître.

Quelques minutes plus tard, on avait le marin au bout du fil et Van Buren lui commandait de prendre la collection complète du Flambeau, de sauter dans la première auto venue, de promettre un pourboire princier au chauffeur, et d’arriver sur l’heure à Baker Street.

Tom avait à peine fini le récit tragique de la disparition de Dickson et de l’envoi des têtes coupées, que le quartier-maître s’annonça, porteur des feuilles demandées.

Ils se mirent à les compulser fiévreusement.

— La publication doit être récente, à voir la fraîcheur relative de l’encre d’imprimerie, remarqua Van Buren… Ah ! voici ce que nous cherchons. Lisez donc, monsieur Wills.

Tom compara un article avec la coupure trouvée.

— C’est bien cela ! s’écria-t-il.

Recto

Le dernier livre qui vient de paraître sur les travaux de notre savant concitoyen le Dr Lummel, n’a pas été reçu, dans les milieux compétents, avec la même estime que d’ordinaire. La critique raille ouvertement les étranges théories du savant orientaliste ; elle va jusqu’à les traiter d’audacieuses fictions et de songes creux. Il sera difficile de les admettre, dit-elle. Même les plus convaincus hésiteront. Elle va plus loin encore : le Dr Lummel baisse, dit-elle, de jour en jour. Ses derniers ouvrages sont de pures élucubrations où l’on ne trouve rien de précis et même rien qui vaille pour attirer l’attention du monde savant ; c’est de la littérature pour bonnes d’enfants, concierges ou écoliers qui adorent le frisson, tout comme le gamin de la fable de Grimm, qui voulait apprendre à frissonner. Nous ne pouvons que nous rallier à l’expression du plus ordinaire bon sens, qui semble être aujourd’hui celle de la critique.

 

Verso

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Alphonse De Groote

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Bruges

 

— Dire que le maître avait prévu cela ! s’écria Tom, avec des larmes dans la voix, en reposant la feuille.

— Le docteur Lummel… fit Edward Van Buren d’une voix songeuse.

— Le savant disparu au British Museum ! s’exclama Tom Wills.

— Hm ! dit Van Buren. Un étrange gaillard, bien que je le connaisse fort peu. Mais tout ceci me fait supposer que la piste doit nous mener à Bruges.

— Partons ! s’écria impétueusement l’élève du grand détective.

— Bien, et ce sera mon yacht qui nous y conduira ! Nous allons immédiatement prendre la mer… Ah ! attendez donc… Le docteur Lummel est, si je ne me trompe, en relation avec un autre savant, très bizarre lui aussi, le docteur Linthauer. Un homme, qui a dû quitter la Chine, après un assez long séjour qu’il y fit, pour des histoires encore fort obscures, mais bien peu édifiantes. Il habite un château dans les environs de Bruges, sorte de vieux manoir féodal au sujet duquel circulent d’horrifiantes légendes. Il s’y cloître, mais s’y entoure d’un tas de gens interlopes, dont quelques-uns d’origine indiscutablement orientale.

— Orientale ! s’écria Tom Wills. Le maître avait, à tout bout de champ, cette parole en bouche.

Edward Van Buren restait songeur.

— Oui, cela semble vouloir converger vers tout ce qui est « oriental » et, en même temps, vers… Bruges. Il y a plus encore : au sortir du port de Zeebrugge, dans la nuit, un yacht, naviguant tous feux éteints, me croisa au large du môle. Il faillit me couler bas et me passa à fleur d’étrave. Furieux, je fis donner le projecteur et je lus, sur l’étambot, Siddhârta. Or, le yacht Siddhârta appartient au docteur Linthauer !

» M’est avis qu’il revenait de quelque louche croisière, et qu’il ne doit pas être étranger à cette histoire de têtes coupées.

— Ne perdons pas de temps ! s’écria Tom Wills. Vous m’en raconterez davantage en cours de route, Van Buren. Allons explorer ce château des ténèbres à Bruges.

— Je suis votre homme ! En plus, j’ai à mon bord une dizaine de robustes matelots flamands, de véritables géants, qui me sont dévoués de toutes leurs âmes frustes et vaillantes. Allons-y ! Si l’étrange Linthauer est pour quelque chose dans l’enlèvement de Harry Dickson, je ne donne pas bien cher de sa peau !

Un violent coup de sonnette ébranla toute la maison.

— Qu’est-ce que cela ? s’écria Tom en ouvrant la porte. Madame Crown, il ne faut pas qu’on nous dérange !

La voix angoissée de la gouvernante lui répondit dans l’escalier :

— Il n’y a personne, monsieur Wills, mais on a déposé un drôle de petit paquet sur le seuil de la porte de la rue. Faites bien attention, ça pourrait être une bombe !

Le colis était de forme cubique et relativement lourd.

Mû par un étrange pressentiment. Tom Wills trancha vivement la grosse ficelle qui l’entourait.

— Van Buren… Je ne sais… Quelque chose me dit que ce paquet… Non, je ne puis l’ouvrir ! Voulez-vous le faire à ma place ? Je pense à l’atroce malle aux têtes coupées.

Sans mot dire, le jeune Belge déballa le paquet.

Une boîte de fer-blanc apparut, dont il fit sauter le couvercle. Un odeur horrible monta vers eux et les fit reculer.

— La sixième tête ! hurla Tom Wills.

Mais aussitôt, ils poussèrent tous deux un rugissement d’épouvante et de rage à la fois, ne pouvant croire leurs yeux, emplis de l’horreur la plus profonde : c’était la tête de Harry Dickson !

*
* *

L’assassin inconnu avait donc tenu parole : la tête du grand détective était là, sanglante et grimaçante.

Harry Dickson, le grand détective, le célèbre philanthrope, l’homme qui avait sauvé tant d’existences, secouru les pires détresses en poursuivant le crime sans merci, venait de tomber au champ d’honneur.

Sa tête était là, maculée de sang coagulé, dans ce home tout plein de souvenirs de ses triomphes.

Le crime triomphait sur toute la ligne.

Quand Tom Wills se releva d’un long évanouissement, il vit devant lui, à travers ses yeux brouillés de pleurs, la haute silhouette d’Edward Van Buren.

— Tom Wills, dit le Belge, moins que jamais il faut laisser tomber les bras. Harry Dickson est mort, mais son esprit doit demeurer en nous. Il doit, à cette heure, vous confier une mission sacrée entre toutes : celle de la vengeance ! Venez !

CHAPITRE 6

LE CHÂTEAU DE LA TERREUR

La lande de Zeebrugge s’étend, immense et plate, depuis Bruges jusqu’à la mer. C’est une vaste plaine coupée de marécages, de friches et de vastes oseraies. Quelques chemins la traversent, ne servant qu’à une circulation restreinte et qu’empruntent surtout les chasseurs, car l’endroit est parmi les plus giboyeux du pays.

La bécassine, le râle d’eau le canard sauvage, les foulques et aussi les loutres y sont chez eux, s’abritant dans l’épaisse forêt de roseaux et d’ajoncs bordant les eaux marécageuses.

À une lieue marine du canal de Bruges à la mer, qui traverse cette vastitude désolée, se dresse pourtant une habitation solitaire.

C’est une sorte de castel féodal qui, au temps jadis, devait plonger ses lourdes assises dans les flots rageurs de la mer du Nord.

L’océan, en se retirant lentement, ruinant Bruges, la Venise du Nord des temps héroïques de la Flandre, le laissa au milieu des terres sablonneuses, encore imprégnées de sel et rétives à toute culture.

Le castel, que les rares habitants appellent le « Château de la Mer », jouit d’une affreuse réputation.

Des hommes sombres et étranges en sont les hôtes, à certaines époques.

Ils viennent de la mer, on ne sait d’où, à bord du sombre yacht Siddhârta, dont la silhouette trapue fait une tache d’un noir d’encre sur l’horizon lavé par les pluies nordiques.

Parfois, d’abominables clameurs s’élèvent de l’ancienne forteresse des pirates flamands. Le passant attardé, qui les entend, fait le signe de la croix et se hâte de gagner la grand-route qui mène vers Bruges.

Jadis, les naufrageurs ont dû allumer leurs feux sur la haute tour, qui domine la plaine de sa morgue et de sa menace ténébreuse.

Même les bandes d’oiseaux migrateurs semblent vouloir l’éviter. Leurs grands triangles font un crochet brusque et fuient vers les miroirs glauques des marécages plus éloignés.

Le soir d’automne tombait, éveillant des ombres précoces ; la dernière lumière s’éteignait sur la mer. Deux tadornes, voyageant de concert, lançaient de temps en temps leur coup de clairon funèbre dans la solitude vespérale, repérant un endroit propice pour leur gîte de la nuit.

Vers l’ouest, encore teinté du sang du jour, une troupe de grues, voyageant au ras de la nue, criaient à la mort. Un héron passait dans un vol ondoyant, un butor rauqua dans le soir.

Les fenêtres du Château de la Mer s’allumèrent une à une, yeux de flamme dans un visage de ténèbres.

— Il y aura à nouveau du vilain dans ce repaire de diables, murmuraient les pêcheurs qui venaient de mettre leurs barques au repos dans le chenal de Zeebrugge.

Et ils se hâtèrent de regagner les chaudes tavernes de Heyst.

Ils ne croyaient pas si bien dire.

Le castel semblait vraiment être en fête.

Dans les chambres, de grands feux de bois étaient allumés et des hommes et des dames se dépêchaient de s’y mettre en habit de soirée.

On aurait dit, en voyant étinceler les riches parures d’or et de diamants au cou des invitées et les impeccables smokings et habits, qui moulaient le torse des messieurs, qu’un monde choisi s’y réunissait en vue d’un festin de gala.

Pourtant, en observant de près les figures de tous ces gens, on aurait hésité avant de conclure.

Les hommes avaient de vilains visages basanés, leurs barbes étaient noires comme du jais, des lueurs inquiétantes palpitaient au fond de leurs yeux sombres. Le visage des femmes était dur et cruel, quelques-unes ayant dû recourir aux bons offices du fard et des couleurs artificielles pour masquer de véritables mines de goules et de furies.

— On va rire ce soir, Raffud-Singh, grinça l’une des viragos, qui portait une toilette de satin blanc, en se tournant vers un long escogriffe à gueule de gorille. Je crois qu’on n’aura jamais tant ri que ce soir.

— Tais-toi, gronda l’homme. Je ne sais vraiment pas pourquoi le patron admet à cette fête des créatures comme toi et tes compagnes, ramassées dans les plus ignobles bouges des ports.

— Dis donc, s’exaspéra la femelle, avec ton nom à coucher dehors, tu me rends malade. On a travaillé pour le grand singe…

— Tais-toi ! Ne prononce pas ce nom-là ! Il pourrait t’en cuire ! éructa l’homme en un anglais douteux, émaillé de sabir.

— On ne le mangera pas ! Les Yanks mettent le singe en boîte et, moi, je ne mange pas de conserves, ricana-t-elle. En tout cas, nous avons travaillé pour lui, on a lavé des perlouses et que sais-je, moi ! Alors, il faudra qu’il nous aboule notre part de pognon !

L’homme se détourna en marmottant des injures.

— Plus souvent que je me priverai du spectacle, grinça la femme en donnant une tape à sa longue traîne de soie blanche. Il paraît qu’on va saigner des types. Cela me donne des sensations et je veux en être !

— On descend ! annonça, sans grande cérémonie, un laquais à gueule effrontée. Allons les mômes, les premières arrivées seront les mieux placées.

— On y va ! On y va ! crièrent de toutes parts des voix éraillées.

La belle assemblée de filles et d’affranchis se rua dans les escaliers de granit qu’éclairaient de hauts lampadaires.

— Le cinéma est dans le sous-sol ! gouailla le laquais. On éteint ! On économise la chandelle !

— Si cela grossit nos parts, tant mieux ! Je n’ai rien à dire, railla la femme en toilette de mariée.

— Ça va, Ivy, riposta le valet. Toi, ma petite, tu recevras, un de ces jours, une de ces leçons de silence que le patron s’entend fort bien à donner aux dames de votre espèce, qui ont la langue un peu trop longue.

La femme frissonna.

— Je ne dis rien de mal, murmura-t-elle avec un regard effrayé. On ne nous a pas défendu de rire.

— Eh bien, attends ton heure ! répliqua le singulier domestique. Tu auras de quoi te tordre en bas. Réserve tes forces.

— C’est vrai, mon petit Jacky, qu’il y a deux types ? minauda-t-elle.

Radouci par ce petit nom d’amitié, le laquais approuva de la tête.

— Deux ! Et Yen le Chinois est en bas, également, pour les préparer.

— Yen ! s’écria la belle en réprimant un nouveau frisson. Mais alors, c’est un gala en plein !

— Il s’est fait la main l’autre jour sur cinq types rupins. À présent, il doit être à la hauteur, ricana l’homme.

— Cinq ! Et je n’en étais pas ? Il n’y a plus de justice !

— Ce sera bien plus beau ce soir, car Yen est en forme. J’ai dû lui donner une nouvelle meule. Ma parole, quand il a eu fini avec ses diables de couteaux, elle était à moitié usée !

— Chouette ! cria la gueuse.

Ils étaient arrivés devant un large escalier en spirale, qui s’enfonçait dans les souterrains du château ; on entendait monter d’en bas la rumeur d’une foule déjà en liesse.

La dernière marche aboutissait à une sorte de galerie souterraine, soutenue par d’épais piliers de pierre, sur laquelle s’ouvrait une large baie violemment illuminée.

De là, on pénétrait dans une immense cave voûtée, mais qui gardait bien peu des apparences d’une crypte. C’était devenu un magnifique salon ; les dalles disparaissaient sous d’épais tapis de haute laine ; des moellons, givrés de salpêtre, de la muraille, il ne restait plus trace, car d’admirables tapisseries orientales les recouvraient. Des dizaines de lustres irradiaient de tous leurs feux.

Autour de petites tables basses, richement sculptées et rehaussées d’ivoire et d’argent, une foule hétéroclite se pressait. Du champagne moussait déjà dans les coupes de cristal, des liqueurs multicolores brillaient dans des tulipes de Bohême, telles d’énormes gemmes.

Cette foule, pourtant richement parée, parlait et gesticulait d’une façon vulgaire ; les femmes surtout avaient le verbe bien haut. Parmi les hommes, il y avait quelques silhouettes moroses et distantes : des Hindous et des Levantins, mal à l’aise dans leurs accoutrements européens.

— Alors, on ne commence pas encore ? demanda, à haute voix, la femme que le valet avait appelée Ivy. Tant mieux, j’avais peur de rater le premier acte et, alors, je n’aurais plus rien compris à la pièce.

On daigna rire à sa douteuse boutade.

— Les figurants sont là, lui répondit-on, mais pas encore les acteurs.

Du geste, on lui désigna deux lourds piliers de pierre, au milieu de la cave.

La femme battit des mains ; pourtant, la scène qu’elle pouvait contempler n’aurait rien eu de réjouissant pour des gens de cœur.

Deux hommes étaient étroitement enchaînés aux colonnes.

L’un d’eux montrait une pauvre figure blême et de grosses gouttes de sueur perlaient à son front ; de temps en temps, il poussait un sourd gémissement.

De l’autre, on ne voyait que les jambes immobiles et les mains crispées, car une cagoule noire lui couvrait la tête.

— Quel est ce beau ténébreux ? demanda Ivy.

— Chut ! répondit le laquais. Garde ta curiosité pour plus tard. C’est une surprise. Ce sera le clou de la soirée.

— L’autre n’a pas l’air de trouver sa situation pépère ! gouailla la femelle.

— Vous verrez que Yen n’aura qu’à se montrer pour qu’il tourne de l’œil comme une rosière, dit le valet en faisant la moue. Il n’est pas à la page et nous n’en aurons pas pour notre argent.

— Yen se rattrapera bien sur l’autre, je suppose ? demanda Ivy.

— Et comment ! ricana l’homme en faisant un geste ignoble qui fit s’esclaffer les assistants.

Soudain, il y eut un remous dans la foule et un silence plana.

Un petit homme barbu, à la mine féroce et vile, se fraya un passage jusque devant les piliers.

— Le docteur Linthauer ! murmura-t-on.

Il jeta un regard fulgurant autour de lui.

— Silence ! tonna-t-il. J’ai déjà défendu que des noms soient prononcés. Quoique tout le monde ici me connaisse, je veux que cet ordre soit respecté.

— On commence ? demanda une voix.

— Quand le patron le voudra, dit le docteur. Écoutez-moi, vous tous ici présents, filles, affranchis, lie de l’humanité, ceux dont nous avons besoin pour nos desseins ! Et vous aussi, continua-t-il avec plus de déférence, en se tournant vers le groupe des Orientaux silencieux et sombres. Vous aussi, les Vengeurs du Diable, comme on vous nomme à votre honneur.

» Sur l’ordre d’Hanuman lui-même…

Ici, les Orientaux s’inclinèrent respectueusement.

— … Donc, sur l’ordre du dieu Hanuman lui-même, deux personnes seront de nouveau jugées cette nuit. Le premier, vous le connaissez, c’est Jack Willis, le gardien de l’infâme British Museum, l’odieuse bâtisse qui recèle les trésors volés à l’Orient, volés à nos dieux. La prison de nos dieux ! Ces dieux que nous avons pour mission de délivrer des griffes de l’Occident, opprimeur des grands peuples du Soleil Levant.

» Certes, Willis nous avait aidés à recouvrer quelques-unes de nos parures. Nous l’aurions récompensé richement, comme nous le faisons avec ceux qui nous aident, cela vous le savez.

— C’est vrai ! C’est vrai ! murmura-t-on autour de lui.

Le docteur bomba le torse.

— Mais Willis se disposait à nous trahir, et nous l’avons condamné…

— À mort ! crièrent-ils tous.

— Oui, à mort… Mais la main d’Hanuman ne fit que le blesser après qu’elle eut tué l’autre gardien, David Bens. Nous avons capturé Willis au moment où il était transporté à l’hôpital ; notre ami Pye, qui fit le coup, aura une récompense de cent livres !

— Merci ! Voilà ce qui s’appelle parler ! dit le laquais en rougissant de plaisir.

— Silence, Pye !

— On se tait déjà, docteur !

— Donc, nous tenons Willis. Tantôt, Yen aura l’occasion d’exercer son talent de bourreau chinois sur la carcasse du traître.

— Grâce ! implora le malheureux.

Un formidable éclat de rire lui répondit.

— Quant à l’autre, continua le docteur, Hanuman en personne se le réserve, et Hanuman viendra ici ce soir !

— Ici ? cria-t-on.

— Oui, ici, parmi nous. Et, à côté de la science du dieu, celle de Yen n’est qu’une ridicule comédie.

Bien que la foule fût composée des êtres les plus ignobles et les plus pervers que la vaste Terre comptât parmi ses habitants, on vit les visages blêmir et des frissons agiter les membres des assistants.

— Il viendra ! tonna le docteur. En attendant, videz vos coupes et Yen servira les hors-d’œuvre.

Dans le fond de la cave, une draperie se souleva et l’on vit avancer un petit homme jaune, vêtu d’une longue blouse de soie rouge ; c’était Yen, le bourreau. Il avait une petite figure d’un jaune clair très lisse et un sourire niais se jouait sur ses lèvres minces comme des pétales, mais les yeux bridés luisaient comme des braises et reflétaient une cruauté inouïe.

D’un petit sac en cuir de requin, il sortit une foule de minuscules objets étincelants qu’il étala soigneusement sur une des tables basses : de mignons scalpels, des pinces, des vrilles, des coutelas courts mais larges, au fil plus tranchant que les meilleurs rasoirs de Sheffield. Cet attirail se complétait de ciseaux recourbés, de limes, d’instruments singuliers, impossibles à décrire ou à définir.

Pye, complaisant, expliquait à Ivy :

— Ces petits couteaux servent à découper les fibres du cou, les pinces à arracher les nerfs qu’il met à nu ; avec des vrilles, il fait de tout petits trous dans les vertèbres pour en retirer la moelle par fragments. Il paraît que c’est le supplice le plus atroce. Et puis, il dure longtemps. Le bonhomme en aura pour des heures à pleurer et à se plaindre. Avec les gros couteaux, Yen parfait l’ouvrage, quand le type a tourné définitivement de l’œil et que l’on ne parvient plus à le ranimer.

— Yen ! ordonna le docteur Linthauer, tu peux commencer. Fais que cela dure, sinon il y va de ta tête !

Le Chinois fit une profonde révérence, choisit une longue aiguille dans sa trousse et s’approcha à pas menus de Willis. L’homme jeta un grand cri…

*
* *

Lentement, les lourdes portes de l’écluse de Zeebrugge s’ouvraient : les eaux étaient venues à niveau du grand bief et un léger courant déferla.

Une sonnerie retentit dans la salle des machines du yacht qui éclusait.

Sur la dunette, Edward Van Buren lança un ordre bref.

L’éclusier, nanti d’un magnifique pourboire, salua militairement.

— Faites donner les moteurs ! ordonna Van Buren.

L’hélice fouetta l’onde noire en écume et La Flandre s’élança dans le canal obscur.

Tom Wills se tenait aux côtés de son ami et ne soufflait mot.

Il venait de vérifier les chargeurs de son browning ; avec satisfaction, il entendit, dans le poste de l’équipage, les cliquetis secs des armes à feu que l’on vérifiait.

Edward Van Buren désigna de la main une masse noire, qui surgissait, à bâbord devant eux, des ténèbres de la nuit d’automne.

— Voilà le Château de la Mer, dit-il d’une voix sourde.

— Il y a de la lumière à une haute fenêtre de la tour, dit Tom.

Mais le Belge secoua la tête.

— Non… Ce n’est qu’un reflet de la lune. Regardez, notre satellite est bas sur l’horizon.

Tom Wills regarda monter sur le paysage désolé le croissant rougeâtre de la lune à son déclin. Il frissonna longuement… C’était donc dans ce cadre maudit que le maître tant aimé, le vaillant Harry Dickson, avait achevé sa brillante carrière ; c’était, peut-être, cet horrible château qui détenait encore la dépouille odieusement mutilée du grand vengeur…

— N’y aurait-il personne au manoir ? interrogea Tom Wills.

Edward Van Buren ricana.

— Si fait. Je sais qu’ils ont des souterrains fameux là-dedans, et je sais aussi comment on y entre ! Je n’ai pas pour rien écrit des romans d’aventures et je me suis toujours documenté en conséquence.

» Cela m’a coûté quelques beaux billets mais, à présent, je ne le regrette pas. Un vieil ivrogne de majordome m’y a conduit un jour. Depuis lors, le dur genièvre flamand l’a mené un peu promptement en terre.

— Ah ! ce sont eux ! gronda Tom.

— J’ose presque dire qu’il n’y a pas de doute à ce sujet. Linthauer est une sorte de fou érotique, mais il dispose d’une fortune énorme. Cela lui a valu quelques amitiés officielles. De cette façon, on ne l’inquiète pas, malgré les bruits qui circulent sur son compte.

— Malheur à qui je trouve là-dedans ! siffla Tom Wills blême de colère.

— Mes hommes ont l’ordre de tirer sur quiconque bougera. Je prends la responsabilité du massacre. Et puis, j’ai prévenu par sans-fil, en un langage conventionnel, mon ami, le chef de la police de Bruxelles… Ah ! voyez-vous, devant nous, ce feu vert ?

— En effet… Cela avance rapidement dans notre direction. C’est sans doute un canot muni d’un moteur silencieux.

— Une vedette de la police fluviale… Mon ami doit être à bord…

Quelques minutes plus tard, le canot au feu vert accostait et le chef de police montait à bord, accompagné de trois de ses hommes.

Les présentations furent rapidement faites. Le chef de la police belge s’inclina longuement devant Tom.

— Je comprends votre peine, monsieur Wills, dit-il d’une voix émue, et croyez-moi, ce sera un honneur formidable pour la police belge de pouvoir contribuer à venger Harry Dickson.

Tom ne put répondre que par une longue poignée de main.

— J’ai pleins pouvoirs pour détruire ce nid de bandits, monsieur Van Buren, dit le policier belge en se tournant vers l’écrivain. Il y a longtemps que nous nous inquiétons des allées et venues mystérieuses des hôtes de Linthauer qui, entre nous soit dit, est un vilain bonhomme, qui mériterait de passer devant les Assises, pour bien des histoires louches encore mal éclaircies.

La Flandre ralentit sa marche et, bientôt, elle s’accosta à un débarcadère en bois goudronné.

Au fond de la plaine se précisait la sinistre silhouette du Château de la Mer.

— Il ne nous faudra pas aller jusque-là, dit Edward Van Buren. Regardez ce boqueteau : une des entrées des souterrains du manoir y aboutit. Il est bien masqué par les ronces, mais je m’y reconnaîtrai.

Silencieusement, les matelots de La Flandre montèrent sur le pont. Ils avaient des mines résolues et presque terribles. On leur avait expliqué ce qu’on attendait d’eux et, intérieurement, ils jubilaient de pouvoir cogner sur des bandits, comme bon leur semblerait.

— Jamais je ne me servirai d’un revolver, bougonna un formidable Gantois. Avec mes mains, et rien qu’avec mes mains !

Tom Will vit sortir de l’ombre deux pattes plus larges que des battoirs, de force à briser une tête comme une vulgaire noisette.

— Silence ! commanda Van Buren. Et en route !

Ils partirent à travers la lande où ne retentissaient que le murmure des roseaux et, de temps à autre, le cri de chasse d’un rapace nocturne ; une bête saignée par une belette cria, et Tom frissonna à cet écho d’un petit crime des ténèbres.

— Croyez-vous qu’ils n’auront pas placé des sentinelles ? demanda le chef de police.

Edward Van Buren fit halte.

— C’est juste, dit-il.

Il appela le Gantois pour lui dire quelques mots à l’oreille. L’homme partit en avant. Son corps colossal avait des mouvements souples de félin. Bientôt la nuit l’avala.

— S’il y a quelqu’un dans le boqueteau, son compte est bon, murmura Van Buren.

Ils trouvèrent le Gantois les attendant à l’orée du bois.

— Eh bien ? demanda le chef de police.

Le marin montra du doigt une forme sombre, allongée dans les halliers.

— Je crois que je lui ai un peu trop serré la nuque, dit-il avec embarras.

Tom Wills fit jouer sa lampe électrique et la lumière tomba sur une tête déformée, qui semblait avoir été touchée par un marteau-pilon.

Le chef de police gloussa.

— Je connais ce particulier, fit-il.

Se tournant vers le matelot, il lui frappa amicalement l’épaule.

— Voilà qui vous vaudra une belle prime, mon garçon. Vous venez de débarrasser votre pays d’un fameux criminel. C’est Sypens, le tueur !

— Sypens ! gronda le Gantois. J’aurais dû lui arracher d’abord les bras et les jambes, à ce tueur d’enfants… Il a eu une mort trop douce. Je me le reprocherai toute ma vie !

On fit halte devant une épaisse haie de ronces, que Van Buren se mit à sonder à l’aide d’une gaffe.

— Le souterrain s’amorce ici ! annonça-t-il enfin.

— Apprêtez les revolvers, ordonna le chef de police. Au moindre mouvement suspect de la part de ceux que nous trouverons là-dedans, nous ouvrirons le feu, sans faire de quartier.

Deux ou trois lampes électriques furent allumées, et la troupe vengeresse s’engagea dans le sombre passage où stagnait une fétide odeur de marécage et de pourriture.

*
* *

On riait, on lançait d’ignobles boutades, on applaudissait à chaque contorsion de la victime. Les rires et les injures couvraient ses cris de souffrance.

Le Chinois venait de se saisir d’une petite pince en acier qui scintillait à la lueur des lustres.

— On va lui arracher un nerf ! gloussa la belle Ivy. Attendez, vous allez entendre piailler la volaille !

Le bourreau poussa l’instrument dans une plaie saignante, l’y retourna puis, tout à coup, le retira d’un coup sec.

Willis poussa une clameur hideuse et s’évanouit.

Yen lui versa aussitôt quelques gouttes de cordial entre les dents, mais le supplicié ne bougea pas.

Quelques minutes s’écoulèrent. La foule grondait, mécontente.

— Voilà ce que c’est de saigner des petits poussins, dit Pye. À propos, patron, fit-il en se tournant vers le docteur Linthauer, qui assistait à cette scène avec une joie sauvage, ne pourrait-on, en attendant que ce gentleman reprenne ses sens, se payer un petit intermède avec l’homme du carnaval.

— Oui, oui ! crièrent les autres. Si l’on chauffait un peu les pieds du prisonnier masqué.

— Hanuman se le réserve, répondit sèchement le docteur.

— On peut toujours lui chauffer les pieds, cria-t-on. Il doit avoir froid !

Linthauer hésitait, mais il vit autour de lui les visages mécontents.

— Je vous permettrai un coup, mais un seul, dit-il. Cet homme porte une cagoule. Je vous autorise, Pye, à y porter un petit coup de stylet. Tâchez de lui crever un œil et vous aurez dix livres. Si vous manquez sa douce prunelle, je vous enlève vingt livres de votre prime.

— Je marche ! s’écria Pye. Qu’on me donne un stylet !

Yen tendit le couteau demandé au bandit.

— Vise bien, mon chéri ! cria Ivy. Il y va de tes dix livres ! Et on partage, hein ?

De toutes parts, on se mit à rire.

— L’aura ! L’aura pas !

— Je l’aurai ! cria Pye en se plantant devant l’homme masqué.

Rien ne semblait démontrer que l’homme eût entendu, mais Ivy vit ses mains entravées se crisper, et elle en fit joyeusement la remarque.

— Il cane, le particulier ! Crève-lui la mirette, mon petit Pye !

Le laquais leva son arme, choisit sa place et, avec un ricanement féroce, abaissa le bras.

Mais l’acier ne toucha pas la toile de la cagoule. Pye jeta un cri terrible et s’écroula vomissant un flot de sang noir : une balle venait de lui traverser la gorge.

En même temps, une formidable tempête de cris, de jurons et tables renversées emplit la cave.

— Sauve qui peut ! hurlèrent les bandits. On est trahis !

Trop tard ! Des coups de feu éclataient de toutes parts. Les matelots de La Flandre se lançaient à la curée.

Ce fut un horrible carnage.

On vit les bandits s’affaisser, fauchés par les décharges meurtrières des brownings des marins et des policiers.

La tête de Linthauer éclata, comme une noix fraîche, à deux pieds du revolver de Tom Wills ; Ivy, touchée au ventre, se tordit sur le sol en crachant des blasphèmes, un matelot la tua en lui écrasant la tête comme à une vipère.

Tout à coup, des cris plus aigus que les autres s’élevèrent au-dessus du tumulte. Edward Van Buren s’élança vers le fond de la cave, d’où ils partaient, et il resta un instant sidéré d’horreur.

Un marin Gantois manipulait Yen le Chinois comme s’il n’était qu’une vulgaire poupée de quatre sous, bourrée de son.

Il l’écartelait vivant !

— On lui doit bien ça ! dit-il avec beaucoup de calme. Et puis, je n’aime pas le jaune, moi !

Et, d’un mouvement rapide, il prit le Chinois par le menton et lui tordit la tête vers la nuque. Il y eut un craquement atroce : la colonne vertébrale venait d’être rompue. Le bourreau chinois avait cessé de vivre.

Un peu de calme revint. La plupart des bandits avaient été tués. Les autres, grièvement blessés, gisaient sur le sol et les matelots se mettaient en devoir de les ficeler comme de vulgaires colis.

C’est alors que Tom remarqua l’homme à la cagoule, enchaîné au pilier.

D’un coup sec, il arracha le capuchon et poussa un cri immense.

Devant lui, pâle mais souriant, se tenait Harry Dickson !

Harry Dickson !

Harry Dickson vivant !

Harry Dickson dont il avait vu la tête tranchée !

Et, cette fois-ci, ce fut de joie que Tom s’évanouit !

Rapidement délivré de ses liens, Harry Dickson aida ses sauveteurs à explorer le château, mais on n’y trouva plus personne.

— Nous tenons toute la bande, ou plutôt ce qui en reste, dit le chef de la police.

— Nous ne tenons pas le chef ! dit Harry Dickson.

— Pardon… Le docteur Linthauer est mort de la main de votre élève.

— Ce n’est pas le chef !

— Maître, dit Tom, m’expliquerez-vous…

À ce moment, le radio de La Flandre entra :

— Un sans-fil urgent pour Mr. Dickson ! cria-t-il. De Londres, de Scotland Yard !

— Alors, on me croit encore vivant là-bas, dit le détective en souriant et en s’emparant de la dépêche.

Il la lut, puis la tendit en riant à Tom et à Van Buren :

— Voilà le mystère de la sixième tête expliqué, mes amis.

Ils lurent à leur tour :

Tête habilement maquillée. Pas celle de Dickson, mais de Jim Pike. Félicitations et bonne chance – Goodfield.

CHAPITRE 7

LE DIEU HANUMAN

Harry Dickson et Tom Wills étaient descendus au Grand Hôtel de Bruges. Pendant une couple de jours, ils y restèrent dans une parfaite inactivité.

— Si l’on retournait à Londres ? proposa Tom comme le troisième jour après la délivrance se levait.

— Le dernier acte de la pièce n’est pas encore fini, dit Dickson.

— Ah !… Et le rideau attendra-t-il longtemps avant de se baisser sur le finale ? plaisanta Tom Wills.

— Pas plus tard que ce soir, mon garçon, répondit le détective de bonne humeur, et j’ai choisi un décor idéal pour cela : ce magnifique vieux Bruges, avec ses béguinages, ses merveilleux monuments, ses petites ruelles mystérieuses.

— Alors, patientons en mangeant cette excellente sole au vin blanc, dit comiquement le jeune homme en regardant le plantureux repas que le maître d’hôtel venait de déposer devant eux.

Quand les premières ombres s’allongèrent sur la ville morte, un valet de chambre vint annoncer à Dickson qu’un commissionnaire venait d’arriver pour lui avec « la chose qu’il savait bien ».

Dickson sourit et remercia joyeusement le domestique.

— Mon petit Tom, dit-il quand ils furent seuls, nous allons, ce soir, donner à la loi belge un petit accroc dont la police ne nous tiendra pas rigueur, je pense, car il y va furieusement de son renom. Nous allons nous transformer en de simples cambrioleurs.

— Bien, dit Tom. Voilà un genre d’expédition qui me plaît. C’est plein d’imprévu et de charme !

— Voilà mon Tom qui, de Sherlock Holmes, voudrait devenir Arsène Lupin, fit Harry Dickson en éclatant de rire.

À la nuit close, ils sortirent, chaussés de feutre épais et vêtus de noir.

— Revolver ? demanda Tom.

— Si vous voulez, mais ce lasso que je porte sous mon manteau me suffira, je pense…

— Vous allez prendre des chevaux, comme les cow-boys ?

— Des chevaux non, mais une vilaine bête quand même !

Les rues étaient désertes ; un carillon invisible pleura sur la cité endormie ; une cloche piqua une heure tardive.

Ils s’enfoncèrent dans le dédale des ruelles du merveilleux quartier du Minnewater, dont Tom entendait s’égoutter les vieilles écluses.

— Maître, dit-il à voix basse, il y a depuis un quart d’heure une charrette qui nous suit. Une charrette surmontée d’une bâche noire.

Le détective ne se retourna pas.

— Laissez-la nous suivre, Tom. Je serais bien marri si elle ne le faisait pas.

Ils s’arrêtèrent devant une haute maison à pignon, toute noire, dont toutes les fenêtres étaient éteintes.

Harry Dickson trifouilla pendant quelques instants dans la serrure et la porte s’ouvrit.

Ils se trouvèrent dans un vaste corridor qu’ils parcoururent en silence. Arrivé devant un escalier, Harry Dickson fit jouer une lampe minuscule, qui jeta un mince filet de lumière devant eux.

Au premier étage, le détective et son compagnon firent halte et respirèrent. La maison était silencieuse et comme morte.

— Attention ! dit Dickson tout bas en poussant une porte.

Le jet de lumière se promena sur les murs d’une vaste chambre.

Tom Wills sifflota doucement.

C’était un des plus beaux cabinets de travail qu’il eût jamais vu. Les murs disparaissaient littéralement sous les livres, des objets d’art, tous d’un cachet oriental accentué, jonchaient littéralement les meubles.

— Où sommes-nous ? demanda Tom Wills.

— Chez notre savant ami le docteur Lummel, répondit Harry Dickson à voix basse.

— Le malheureux qui fut assassiné au British Museum ?

Harry Dickson ne répondit pas, se contentant de siffloter à son tour.

— Et maintenant, soyons sur nos gardes plus que jamais ! dit-il enfin.

Il avait à peine dit, que Tom poussa une clameur d’effroi.

Quelque chose d’affreux, mais d’indéfinissable, venait de jaillir de la muraille, quelque chose de velu qui lui frôla la joue en l’égratignant jusqu’au sang. En même temps, il entendit le bruit aigu du lasso qui sifflait et le Maître crier à haute voix :

— Lumière, Tom ! Là… le commutateur près de la porte.

Machinalement, le jeune homme obéit.

Une vive clarté inonda la pièce, mais de nouveau Tom Wills cria de terreur. Dans le nœud du lasso de cuir, un horrible bras velu, terminé par une griffe redoutable, se tordait comme un hideux serpent, et ce bras monstrueux sortait de la muraille même.

— Tiens ton revolver prêt si le coquin bouge, ordonna Dickson, mais ne me l’abîme pas trop si tu es obligé de tirer. Je le veux vivant.

Ce disant, il se mit à donner de vigoureux coups de pied contre le mur. Celui-ci n’était qu’une cloison de bois léger qui céda aussitôt.

— Attention ! cria le détective en voyant que le panneau s’ébranlait et menaçait de tomber.

Un cri de fureur retentit. Tom Wills vit, tout à coup, une forme sombre bondir dans la chambre. Mais Dickson fut plus rapide encore et, un moment plus tard, la forme gisait sur le sol, étroitement ligotée par le lasso.

Alors, Tom reconnut un énorme singe, qui grimaçait hideusement.

— Mon petit Tom, je vous présente le dieu Hanuman ! s’écria joyeusement Harry Dickson. Allez dans la rue dire à notre ami Van Buren d’ouvrir la cage de fer qui se trouve sur sa charrette. Moi, je me charge d’apporter l’oiseau !

Une heure plus tard, dans la cour du bureau central de police, Harry Dickson présentait son prisonnier :

— Messieurs, je vous présente le dieu Hanuman et, en même temps, l’assassin du gardien Bens, de Jim Pike et de bien d’autres encore sans doute.

— Et du docteur Lummel ! dit Tom Wills.

— Non ! dit Harry Dickson.

— Mais, monsieur Dickson, dit le chef de police, nous ne pouvons pas déférer cet animal devant les juges. Tout ce que nous pouvons faire, c’est l’expédier au zoo d’Anvers.

— Pas du tout, répondit le détective. Ce singe passera aux Assises prochaines !

— Mais, depuis le moyen âge, on ne fait plus de procès aux animaux reconnus coupables de meurtre, dit ironiquement le policier.

— Attendez donc, chef, dit le détective. Un de vos agents voudrait-il avoir l’obligeance de faire rougir un tisonnier dans le poêle dont je vois d’ici danser la réconfortante lueur ?

— Mon Dieu, monsieur Dickson, n’est-ce pas là une torture inutile ? demanda le chef de police avec embarras.

— Je ne vous demande qu’un instant, dit le détective.

On apporta le tisonnier rougi à blanc.

Lentement, le détective s’approcha des barreaux de la cage.

On vit le singe se tasser peureusement dans le coin le plus reculé mais, sans aucune pitié, le détective lui plongea le tisonnier ardent en plein dans la fourrure. Alors se passa quelque chose d’inimaginable. La bête poussa un cri de douleur et, tout à coup, elle se mit à hurler :

— Grâce ! Grâce, monsieur Dickson !

— C’est à devenir fou ! clama le chef de la police.

Edward Van Buren, pour la première fois depuis le début de la terrible aventure, chancela d’émoi.

— À présent, je vous présente le docteur Lummel sous son véritable aspect, dit froidement le détective. Vous l’avez toujours vu rasé, masqué par de gigantesques lunettes, habillé en gentleman et toujours ganté de noir, maintenant que la toison de sa face a repoussé, qu’il est dépouillé de tout vêtement vous le voyez tel qu’il est. Dommage que le bourreau le réclame, sinon Barnum nous en donnerait une belle somme.

— Je ne comprends pas… je ne comprends pas, gémissait-on autour de lui.

— Eh bien ! messieurs, rien ne s’oppose à ce que je soulève le dernier voile du mystère. Mais si on le faisait autour d’une bonne bouteille de vin et d’une caisse d’excellents cigares ?

Quand la fumée bleue monta et que le vin vermeil brilla dans les verres, Harry Dickson commença :

— Le docteur Lummel est un savant, un grand savant, bien que je le croie fou à lier. Il fit de longs séjours aux Indes anglaises et surtout dans les environs de Lahore. Vous savez que ce pays mystérieux est assez fertile en créatures dites hommes-bêtes. J’ai récemment été en contact avec l’une d’elles, au cours d’une de mes plus dangereuses aventures.

» Ce sont des gens qui, tout à coup, voient leur corps se couvrir de longs poils ; leurs membres se déforment, ils prennent l’aspect hideux d’une bête sauvage, comme des tigres et surtout des singes. Souvent, leur mentalité s’apparente par la suite à celle du monstre auquel ils ressemblent.

» Le cas a été étudié. Nos savants croient se trouver devant une maladie tant physique que mentale, que d’aucuns disent d’origine lépreuse.

» Quoi qu’il en soit, le docteur Lummel a dû contracter le mal mystérieux. Mais, au lieu de s’en désoler, il s’en fit une gloire.

» Il s’était surtout appliqué à l’étude de certains animaux-dieux de l’Inde et notamment d’Hanuman, le grand singe déifié.

» Il en était arrivé à croire aveuglément à la puissance de ces divinités ; je crois savoir qu’il avait abjuré son ancienne foi chrétienne pour embrasser une religion d’Orient.

» Le mal gagna du terrain et, bientôt, le transforma en une épouvantable créature simiesque.

» Alors, Lummel crut qu’il était une incarnation vivante du dieu Hanuman.

» Il se trouva, autour de lui, d’autres gens pour le croire, des riches Hindous et, peut-être même, quelques Blancs névrosés.

» Il conçut alors un plan criminel formidable : la vengeance de l’Orient sur l’Occident !

» Mais, pour cela, il devait revenir en Europe.

» Il reprit des habits convenables, se rasa les joues et se ganta éternellement de noir. Remarquez que le docteur Lummel ne quittait jamais ses gants ! C’est le premier indice qui me mena vers la vérité.

» Les riches Hindous, confiants dans sa mission et espérant voir bientôt sombrer la puissance britannique, lui fournirent des capitaux énormes.

» Lummel vint en Angleterre. Il lui fut facile, grâce à sa renommée, d’avoir ses grandes et petites entrées au British Museum.

» Grâce à la complicité du gardien Willis, qui a bien expié ses fautes par les atroces blessures qu’il a reçues, il réussit à voler les plus belles parures de notre musée national. Il appelait cela une restitution à l’Orient spolié.

» Il parvenait donc à s’introduire nuitamment dans le bâtiment.

» La nuit, où il tua Bens et blessa Willis, qui voulut l’empêcher de commettre un meurtre, il se glissa également dans la salle des idoles, espérant y trouver un abri. Comme le temps lui semblait long, il se mit à lire une coupure d’un journal qu’on lui avait envoyé la veille. On y critiquait acerbement son œuvre. Pris de fureur, car l’homme est terriblement irascible, il déchira le papier et un morceau en tomba sur le sol.

» Alors, il entendit le pas du gardien Miller et se réfugia derrière la statue d’Hanuman. J’ai appris, depuis lors, que Miller avait l’habitude de parler avec les idoles pour se distraire pendant ses longues heures de veille, et il le faisait sans aménité.

» Probablement aura-t-il lancé une injure au dieu simiesque, injure qui mit Lummel au comble de la rage et lui fit tuer le gardien.

» Il eut alors un geste de cabotin : il teignit du sang de sa victime les mains de la statue. Il se croyait encore devant la foule superstitieuse de l’Inde et non en Europe, où les détectives le sont un peu moins.

» Quand il sut que j’avais trouvé le papier, il comprit que je ne serais pas long à le découvrir et il disparut, simulant un nouveau meurtre.

» Comme il disposait de sommes fabuleuses, il avait réuni autour de lui une bande des pires canailles de la terre pour l’aider à perpétrer des crimes sans nombre. Il gagna facilement à sa cause son compatriote, le docteur Linthauer, un homme taré, en proie à d’incessants embarras d’argent.

» Il choisit alors un nom bien oriental pour la bande d’escarpes : Les Vengeurs du Diable.

» Grâce à son armée de tueurs, il s’empara des principaux orientalistes d’Angleterre, en qui il voyait des profanateurs, et il les exécuta d’une horrible façon.

» Jim Pike était de la bande et nous savons comment il finit.

» Voilà, en résumé, l’histoire des Vengeurs du Diable et de leur chef, l’effroyable docteur Lummel, le vivant dieu Hanuman.

» Maintenant, je crois avoir encore le temps de prendre l’express de nuit pour Ostende d’où, à la première heure, je pourrai m’embarquer sur la malle pour Douvres. Bonne nuit, messieurs.

L’ÉTRANGE LUEUR VERTE

CHAPITRE PREMIER

OÙ L’ON VOIT POUR LA PREMIÈRE FOIS L’ÉTRANGE LUEUR

Le superintendant de Scotland Yard, Goodfield, une vieille connaissance de nos lecteurs, et ses inspecteurs, Moriss et Briggs, étaient de fort méchante humeur. Ils avaient terminé une enquête à Epping, dans le Nord-Est de Londres, et voici que la nuit venue, leur automobile tombait en panne.

En vain, ils fouillèrent les viscères métalliques de la machine : elle restait inerte. Ils avaient les mains gantées de cambouis et glacées par la rapide évaporation de l’essence qu’ils tiraient avec frénésie du gicleur. Rien n’y faisait. Le démarreur grondait durant quelques secondes, mais la voiture ne bougeait pas plus que la statue de Nelson, pour employer la maussade expression de Goodfield.

L’environnement était sinistre : une grande plaine presque en friche, quelques maisons en ruine, dont les enclos dévastés étaient envahis par des plantes rudérales et, vers le sud, la masse sombre de la forêt d’Epping.

— Nous voilà bien, grogna le superintendant. Nous avons au moins trois milles de marche devant nous, à travers champs, avant d’atteindre les premières maisons, et cela ne nous avancera pas à grand-chose, car nous n’aurons plus de train pour rentrer à Londres.

— Je vois bien une lueur par là, objecta Briggs. Il doit y avoir une maison plus proche que vous ne le dites, monsieur Goodfield.

— Une maison ? riposta le chef. Où voyez-vous votre lueur ? On dirait vraiment que nous sommes au pays du Petit Poucet.

Pour toute réponse, Briggs tendit la main.

— Ce n’est pas un feu follet mais bien une lumière, il me semble.

— Vous avez raison, Briggs ! Mais ce n’en est que plus étonnant. Ce que vous venez de montrer du doigt, ce sont les ruines de Seven Oaks Manor inoccupé depuis bientôt dix ans. Que diable une lumière vient-elle faire par là ?

Moriss se tourna vers le chauffeur de l’auto.

— Pensez-vous que tout espoir de nous remettre en route soit perdu pour cette nuit, Loggan ?

— Perdu ? Non, si l’on me laisse le temps de regarder à mon aise ce qui manque à cette satanée bagnole.

— Eh bien ! on va vous donner ce temps, intervint Goodfield, car nous allons consacrer une petite heure à cette lueur, qui vient d’apparaître dans cet amas de pierres noircies. Certainement, ce ne peuvent être des gens convenables, ceux qui l’ont allumée en un tel endroit et par une telle nuit.

— Ça oui, acquiesça Briggs. Regardez-moi ce temps menaçant qui tourne à la pluie, et dites-moi si des gens honorables iraient se nicher dans ces tours à hiboux en ce moment. Je donnerais beaucoup pour les voir de plus près.

— Qu’à cela ne tienne, on y va, dit Goodfield.

Ils prirent un sentier qui serpentait à travers la lande et, au bout de quelque temps, ils virent se profiler devant eux la masse presque informe du vieux donjon.

Seven Oaks Manor avait jadis connu la splendeur. C’était la propriété de George Markham, le richissime Sir Markham qui fut, dans le temps, un des plus notables exportateurs de la City.

Mais, un jour, la fortune avait tourné pour lui : son fastueux train de vie l’avait acculé à des dettes criardes. Le spectre de la ruine s’était dressé devant lui.

Une nuit, le merveilleux château flamba et, avec lui, d’immenses trésors d’art. La justice n’eut aucune peine à démontrer que le sinistre était dû à la malveillance. Une assurance d’un million de livres couvrait l’opulente demeure. L’opinion publique accusa Markham, non sans raison ; mais on eut beau le chercher, il avait disparu, et l’affaire fut classée.

Classée à la grande indignation du monde, car deux innocents serviteurs avaient perdu la vie dans les flammes.

— Dieu sait si Markham n’est pas revenu dans ses terres brûlées, plaisanta Moriss.

— Ou son fantôme, ricana Goodfield, qui ne voulait pas être en reste de bonne humeur. Dans ce cas, ce serait une capture qui compenserait la panne.

Un boqueteau leur avait jusqu’ici caché la mystérieuse lumière mais, en le contournant, ils la revirent : elle brillait tout en haut de la tour, restée debout parmi les décombres noircis par les flammes.

— Ha ! je me demande qui a pu l’allumer, marmotta Goodfield, car il doit y avoir un réel danger à effectuer pareille escalade.

Les deux inspecteurs approuvèrent en silence.

Ils étaient à une centaine de yards des ruines, quand le lumignon s’éteignit soudainement.

— Tonnerre ! « on » a dû s’apercevoir de notre approche, jura le chef, et « on » s’est empressé d’économiser la chandelle, ce qui tend à prouver que les citoyens qui gîtent là-dedans ne seraient pas charmés de notre visite.

— Raison de plus pour aller les voir d’un peu plus près, riposta Briggs.

Ils pressèrent le pas, mais ils n’atteignirent pas le manoir : un cri de terreur retentit derrière eux.

Ils se retournèrent vivement et ce qu’ils virent les frappa de stupeur et d’épouvante : une étrange flammèche verte, d’une hauteur d’homme, sautillait à cinquante pas derrière eux. Tout à coup, elle fit halte, se mit à virevolter sur place et, soudain, avec une vélocité incroyable, elle fila vers la route où le chauffeur Loggan la vit venir en criant d’effroi.

Ce qui suivit fut si rapide que les policiers n’eurent pas le temps de réfléchir : Loggan fut, brusquement, entouré d’une auréole livide ; il leva les bras au ciel, poussa une clameur déchirante et s’abattit sur le sol.

— Par tous les diables, que se passe-t-il ? s’écria Goodfield en se mettant à courir, suivi de ses compagnons.

La flamme verte sautillait maintenant autour de l’auto, dont elle éclairait faiblement les contours trapus.

Une flamme aveuglante s’éleva de la machine, suivie d’une forte détonation que l’écho amplifia.

— L’automobile est en flammes ! rugirent les policiers.

En quelques instants, un véritable brasier illumina la solitude champêtre. La chaleur qu’il dégageait était si violente que Goodfield et ses hommes eurent toutes les peines du monde à s’approcher de Loggan, étendu, immobile, au bord du chemin.

— C’est horrible ! cria Briggs, qui fut le premier à ses côtés… Il est tout noir ! Oh ! il est complètement en cendres !

C’était vrai ! L’infortuné Loggan n’était plus qu’une hideuse masse recroquevillée, noire comme du charbon.

— On dirait qu’il a été électrocuté, murmura Goodfield avec un frisson d’épouvante.

— Pourtant, il est couché assez loin de l’automobile, objecta Moriss.

— Ce n’est pas le feu de l’auto qui l’a carbonisé, dit Goodfield d’une voix sombre. Nous l’avons vu tomber avant que la machine ne soit en flammes. Serait-ce… ?

— La singulière flamme verte, et rien d’autre, tranchèrent les deux autres.

— Il faut le croire, murmura Goodfield.

— Et tout me fait penser que la mystérieuse petite lumière, parue en haut de la tour, n’est pas étrangère à cette diablerie, gronda Moriss. Explorons les ruines et, si l’on trouve quelqu’un là-dedans, il aura à expliquer certaines choses !

On posta Briggs auprès du brasier, qui diminuait lentement d’ampleur, et Goodfield et Moriss retournèrent, au pas de course, vers la tour de Seven Oaks Manor.

Ce fut une ascension difficile et dangereuse, comme ils l’avaient prévu…

Les pierres de l’escalier branlaient sous leurs pas, des marches manquaient. Ils durent se conduire en véritables alpinistes pour atteindre, enfin, la petite chambre ronde, tout en haut de la tour, où ils avaient vu briller la lumière.

Comme ils s’y attendaient, cette pièce était vide et rien ne dénotait qu’elle venait d’être occupée.

Il n’y avait pas trace de lampe, ni de quoi que ce soit qui eût pu provoquer la clarté mystérieuse.

— Rien à faire, marmotta Goodfield, en se redressant après une vaine recherche. Nous n’avons plus qu’à retourner à Londres et y alerter le monde. Quelle histoire, mon Dieu !

Ils opéraient la périlleuse descente quand, tout à coup, tous trois[1] s’arrêtèrent, médusés par la stupeur : une stridente sonnerie venait d’éclater tout près d’eux.

— Mais, c’est l’appel d’un téléphone ! cria Briggs.

Trois lampes s’allumèrent et se mirent à fouiller âprement les moindres recoins ; la sonnerie continuait toujours à fonctionner, ironique et invisible.

Ce fut Goodfield lui-même qui découvrit enfin dans une niche, l’appareil téléphonique.

— Un téléphone dans ce trou à rats, voilà qui est un peu fort ! bougonna-t-il, en s’emparant du cornet acoustique.

— Allô ! Qui est là ?

— C’est à moi de vous demander qui vous êtes, répondit une voix furieuse, au bout du fil. Voilà dix minutes que vous n’arrêtez pas de sonner !

— Mais je reconnais cette voix ! s’écria Goodfield. Voyons… ce n’est pas possible ! Vous êtes…

— Eh oui, clama la voix impatiente, je me demande comment vous ne le savez pas, je suis Harry Dickson !

— Harry Dickson !

— Comment ! Comment ! s’écrièrent les deux autres policiers, au comble de l’ahurissement. Harry Dickson ! Voyons, nous devons rêver !

— Monsieur Dickson, dit Goodfield en reprenant ses esprits, je ne sais si c’est le diable en personne ou bien la Providence qui me permet de vous parler téléphoniquement d’où je suis. J’opte, pourtant, pour la première éventualité. Mais si vous voulez vous trouver devant la chose la plus stupéfiante, la plus incompréhensible du monde, sautez dans une automobile de la forêt d’Epping aux ruines du manoir de Seven Oaks !

— Merci pour la promenade, grogna le détective au bout du fil.

— On a tué, d’une façon mystérieuse et épouvantable, notre chauffeur Loggan, dit Goodfield.

— Je viens, répondit simplement Harry Dickson.

Goodfield respira plus librement : Dickson allait venir. C’était comme si le mystère se dissipait déjà. Certes, ce n’était pas flatteur pour la police officielle de devoir recourir à Harry Dickson, dans chaque cas désespéré ou dépassant l’entendement ordinaire, mais Goodfield en avait vu d’autres, et il avait fini par admettre sans discussion l’immense valeur du détective.

En attendant, Briggs et Moriss suivirent la ligne téléphonique clandestine qui, partant de l’appareil et passant à travers les décombres, allait, à un mille de là, rejoindre le réseau longeant la route, où elle se branchait aux isolateurs d’un poteau ; deux fils de cuivre, fraîchement sectionnés, pendaient.

— C’est d’ici qu’on a alerté Harry Dickson, remarqua Moriss ! Eh bien, le particulier, qui a osé faire cela ne manque pas de culot !

— Cela pourrait lui coûter cher, ajouta Briggs.

— Espérons-le. Voir notre pauvre Loggan transformé en une affreuse scorie me tourne les sangs. Je crains de ne pouvoir trouver le repos tant que notre pauvre confrère ne sera pas vengé par la pendaison, en due forme, du coupable.

Vers une heure du matin, comme les policiers faisaient les cent pas, d’un air morose, le long de la route déserte, battant de la semelle pour se réchauffer un peu, deux prunelles de flamme trouèrent le lointain et un klaxon rugit longuement dans la direction de Londres.

— C’est Dickson ! s’écria Goodfield. On pourra se mettre au travail.

C’était Dickson, en effet. Il sauta de voiture et, après un bref salut aux trois hommes, demanda des explications.

— Vous avez amené ce brave Tom Wills, dit Goodfield, avec satisfaction. Il ne sera pas de trop. Son aide nous a déjà été des plus précieuses.

Lorsque Goodfield eut raconté l’étrange histoire de la flamme verte qui avait tué le malheureux Loggan, que Dickson se fut penché sur la lamentable dépouille, qu’il eut repéré l’endroit où avait brillé la lumière, dans la haute tour, il y eut un moment de grand silence.

Le front barré d’un pli soucieux, le grand détective réfléchissait.

— Allons visiter le donjon, dit-il enfin.

— Il n’y a rien à y voir, répondit Goodfield, si ce n’est l’appareil téléphonique. Quant à la chambre ronde où brûlait la lumière, elle est vide comme la poche d’un tramp.

— N’importe, je ne vous oblige pas à refaire cette montée, dit Harry Dickson. Restez ici à m’attendre, Tom m’accompagnera. À propos, Goodfield, allumez une de vos lampes à l’endroit où se trouvent les restes de votre automobile.

Le détective, suivi de Tom Wills, entra dans la tour et gravit le périlleux escalier.

Harry Dickson jeta à peine un coup d’œil sur l’appareil téléphonique et, même dans la chambre ronde, ne se livra pas à une exploration bien minutieuse.

— On dirait que vous êtes certain de ne rien trouver ici, remarqua Tom.

— C’est vrai, mon petit, et pour cause. Regardez par cette fenêtre. Voyez-vous la lumière de la lampe de Goodfield ?

— Non, elle est cachée par les derniers arbres du boqueteau.

— Conclusion : cette chambre ne mérite guère qu’une attention passagère. Ce qu’il me faut trouver, c’est une meurtrière ou un trou dans la muraille par où on puisse le voir. Cherchons…

Ils eurent beau fouiller le mur : il était lisse et gluant, couvert de mousse et de moisissures.

— Pourtant, il n’y a rien au-dessus de cette chambre ; objecta Tom Wills.

— Cherchons plus bas alors… Ah ! qu’est-ce que ceci ?

C’était une niche assez profonde, donnant sur l’escalier en spirale.

— Donnez-moi quelques coups de pied dans ces moellons, ordonna le détective.

Sans dire un mot, Tom obéit.

Les pierres s’éraillèrent, des gravats tombèrent. Tout à coup, on entendit le bruit sec d’un déclic.

— Attention ! cria Dickson, je crois que nous avons trouvé !

Le fond de la niche venait en effet de tourner sur d’invisibles pivots, découvrant un petit réduit, à peine assez grand pour contenir deux hommes se tenant debout et serrés l’un contre l’autre.

— Il y fait noir comme dans un four, dit Tom, et je ne vois pas d’ouverture donnant sur le dehors.

— Vous oubliez le lierre qui tapisse les parois. Il doit être diablement épais.

Harry Dickson dirigea le jet de sa lampe à l’intérieur de la pièce.

— Voilà la meurtrière ! s’écria Tom Wills. Elle est bouchée.

— Par les pariétaires ! Approchez-vous et regardez.

— Je vois la lampe de Goodfield !

— Au travail à présent. Ici, on trouvera bien quelques traces.

À peine eurent-ils examiné l’endroit pendant quelques instants que le détective s’écria :

— Voilà ! Regardez l’embrasure de la meurtrière. Des éraflures toutes fraîches courent dans tous les sens sur la pierre. On a dû braquer un appareil assez lourd à travers l’ouverture.

— Quel genre d’appareil ? demanda Tom.

— La belle question ! Celui qui a donné la mort au pauvre Loggan et qui a mis le feu à l’auto de Scotland Yard.

— Je ne savais pas qu’un pareil engin existât, répliqua le jeune homme.

— Moi non plus, mais cela n’a rien d’étonnant. Rappelez-vous Archimède incendiant la flotte ennemie à l’aide de miroirs paraboliques. Au fond, il n’y a rien de bien nouveau sous le soleil.

— Et puisque vous parlez d’Archimède, maître, je dis à mon tour « Eurêka » ! cria joyeusement Tom Wills en se penchant vivement sur les dalles.

— Un bout de papier, bravo, Tom. Montrez-moi cela.

Ce n’était qu’un infime fragment d’étiquette mais qui fit pousser un petit cri à Harry Dickson.

— Cela a dû se détacher d’un colis à emballage de planches, dit-il, car quelques cristaux de colle et de petits grumeaux de bois blanc y adhèrent encore. Et voyez, il y a des lettres écrites à la machine, qui forment une partie du nom.

— Harr…, lut Tom Wills, qui s’était approché avec curiosité.

— Harr… Harr… Je me demande ce que cela peut signifier.

— Harry Dickson ! proposa Tom.

Mais son maître secoua la tête.

— Non, regardez, il y a une moitié de lettre qui précède la majuscule H.

— Un r, sans doute. La dernière lettre de monsieur.

— Non, regardez-moi cette partie arrondie, c’est un e qui se trouvait devant le H… Ah ! j’y suis, c’est un nom français.

— Comment cela ? demanda Tom Wills, éberlué.

— Ne remarquez-vous pas cette pointe au-dessus du fragment arrondi de la lettre ? C’est la partie d’un accent aigu. Le e était un é. De pareilles lettres ne s’emploient pas en anglais. Ah ! Tom, nous venons de faire un pas, et un pas de géant, je vous l’assure.

— Vous, oui, cela je l’admets, mais moi… grogna piteusement le jeune homme.

Harry Dickson se mit à rire.

— Ne vous désespérez pas, mon garçon. Cela viendra…

Bientôt, ils rejoignirent les trois policiers, qui les attendaientavec impatience.

— Eh bien, monsieur Dickson ?

— Clair comme de l’eau de roche !

— Non… pas possible… peut-on savoir ?

— Pas pour le moment, mais je vous assure que je sais déjà bien des choses, grâce à Tom.

— Hourra pour Tom Wills ! s’écria Briggs.

— Dites donc, Briggs, et vous, Morris, quand vous êtes allés reconnaître la ligne téléphonique clandestine, vous n’avez fait la besogne qu’à demi.

— Comment cela, monsieur Dickson ?

— Retournez sur vos pas et cherchez-moi un fin câble gainé de noir, qui rejoint la canalisation électrique de la route.

— Mais…

— Pas de mais, courez donc, s’emporta Goodfield. Quand Mr. Dickson a parlé !

Au bout d’une demi-heure, ils étaient de retour : ils avaient trouvé le câble.

— Ils ont dû avoir besoin d’énergie électrique là-dedans, dit Goodfield, pour qui une lueur venait de poindre dans les ténèbres.

— Certainement !

Mais le visage de Harry Dickson était devenu très grave.

— Retournons à Londres, dit-il brusquement. Nous n’avons plus rien à faire par ici. Le criminel doit être loin à cette heure.

— Mais la flamme verte ne pourrait-elle nous atteindre ?

— Non, même si le bandit nous guettait de l’orée de la forêt d’Epping. Son arme doit être branchée sur le câble pour pouvoir servir.

— J’espère que nous ne tarderons pas à le pincer, gronda Goodfield.

Dickson secoua la tête.

— Auparavant, nous en verrons de dures, mon vieux Goodfield. Je crains fort que d’ici peu une véritable terreur ne s’abatte sur Londres et Dieu sait si elle nous épargnera nous-mêmes !

CHAPITRE 2

SUR LES TOITS DE LONDRES

Mrs. Crown s’affairait, courant de la porte au parloir et du parloir au cabinet de travail de son maître.

— Bientôt, nous allons devoir donner des numéros comme dans le salon d’attente des médecins et des cartomanciennes, bougonna-t-elle. Avec tout cela, je risque fort de devoir servir un gigot brûlé pour le dîner !

— Avez-vous les noms de tous nos visiteurs, Tom ? s’enquit Harry Dickson.

— Certainement, maître. Mais je me demande pourquoi vous les faites attendre ?

— Parce que je vais les prendre en bloc !

— Alors, tous viennent pour une même affaire ?

— En effet. Le démon à la flamme verte ne perd pas son temps.

— Comment, la singulière lueur verte y est pour quelque chose ? demanda Tom.

— C’est ce que vous allez voir, mon petit. À propos, dites-moi les noms des visiteurs qui attendent, avec une fébrile impatience, que je veuille bien écouter leurs doléances. Ce sont, certainement, tous des hommes fort riches.

— C’est, ma foi, vrai, s’écria Tom. Écoutez donc, maître. C’est le dessus du panier : Lord Silas Norton…

— Grosse fortune en propriétés foncières, écurie de courses. Son dernier cheval doit lui avoir rapporté la coquette somme de trois cent mille livres, interrompit le détective.

— Mac Dougal, de la Dougal & Dunstan Bank.

— La haute finance après la noblesse !

— Ebenezer Fratt, Esquire.

— L’usure ! Un bien vilain monsieur, qui doit dormir sur un grabat bourré d’or et de bank-notes.

— Peter Johnson.

— Hum ! tout le monde s’appelle comme cela. Ce nom ne me dit rien ou beaucoup trop, ce qui est souvent la même chose.

— Et voici le très grand monde : le prince Sadoûr…

— Lui aussi ! Ce nabab d’Orient ! Rien d’étonnant en somme : on n’affiche pas impunément des solitaires qui valent un million pièce !

Harry Dickson s’approcha du mur qui séparait le parloir de son cabinet de travail et, par une petite ouverture savamment dissimulée, il examina ses visiteurs.

— Bien, Tom. Faites entrer Lord Norton, Mr. Fratt, Esquire, Son Altesse le prince Sadoûr et Mac Dougal.

— Et Peter Johnson ?

Harry Dickson sourit et secoua la tête.

— Pas encore ! À cet homme, qui porte un nom si plébéien, je désire réserver l’honneur d’un tête-à-tête !

Tom Wills s’inclina et, l’instant d’après, il introduisait les visiteurs.

Ce quatuor représentait, peut-être, l’élite de la fortune britannique ; pourtant les gens qui le composaient étaient bien différents.

Lord Norton, grand gentleman correct, à la mine sévère entra en inclinant légèrement la tête ; Mac Dougal roulait des yeux furieux et gesticulait : il aurait voulu devancer tout le monde ; Mr. Fratt, Esquire, se tenait peureusement derrière ses compagnons et distribuait à la ronde des petits saluts fiévreux, qui devaient s’adresser aussi bien au détective qu’aux chaises, à la table, et aux bibliothèques bourrées de livres.

Le prince Sadoûr, petit homme un peu obèse, souriait de toutes ses dents blanches et aiguës, en caressant sa belle barbe d’un noir d’ébène.

— Messieurs, dit Harry Dickson, après les avoir, du geste, invités à prendre place, excusez-moi de vous recevoir tous ensemble. Mais je crois qu’une même affaire vous amène devant moi.

— Je n’en sais rien, interrompit brutalement Mac Dougal. Moi, par exemple..

— Un peu de patience, monsieur Mac Dougal, dit Harry Dickson en souriant. Si vous le permettez, je vais parler d’abord, cela nous fera gagner du temps.

Lord Norton approuva de la tête, le prince hindou fit un geste gracieux de la main, Mac Dougal, rabroué, prit un air rogue, mais Ebenezer Fratt, Esquire, approuva, lui aussi, avec frénésie, en élevant des mains suppliantes.

— On veut vous faire chanter, messieurs ! dit Harry Dickson, d’une voix claire.

Une quadruple exclamation lui répondit :

— C’est vrai, monsieur Dickson !

— Vous devez tous avoir reçu une lettre à peu près identique quant à la teneur, mais différente, sans doute, quant à la somme exigée, continua le détective.

Quatre mains plongèrent dans les poches intérieures des habits et quatre feuillets dactylographiés furent tendus au détective, avec un ensemble parfait.

Harry Dickson les parcourut rapidement.

— La formule est la même : déposer à un tel endroit une somme telle, sous menace des pires représailles. Ces dernières seront exécutées sans pitié si vous n’obéissez pas à l’injonction. Au cas où vous préviendriez la police, vous ne feriez que faire mettre la main sur de vagues comparses, complètement ignorants des choses, et les représailles seraient à l’avenant.

» Vous, Lord Norton, on vous demande cent cinquante mille livres sterling. C’est la moitié de ce que vous rapportera Silver Heel, votre merveilleux cheval, n’est-ce pas ?

Le lord s’inclina en silence.

— Mr. Mac Dougal payera personnellement à un certain Mr. Simonson, qui se présentera à ses bureaux de Piccadilly Circus, une somme de deux cent cinquante mille livres, en billets de cent livres et en liasses de cent billets.

— Une balle dans le crâne, voilà ce que je lui servirai à ce Simonson du diable ! hurla Mac Dougal.

— Et probablement en recevrez-vous une dans la même journée, ou quelque chose d’approchant, répondit flegmatiquement le détective.

— Alors, je devrai payer ? tonna l’irascible banquier.

Harry Dickson fit un geste évasif et se tourna vers Mr. Fratt, Esquire, qui se recroquevilla comme un pauvre en faute.

— Cent mille livres, monsieur Dickson, gémit l’usurier, cent mille livres ! Où irais-je les prendre ? Je suis un pauvre homme !

— C’est une somme, concéda Dickson. Le maître chanteur semble être rudement au courant de vos fortunes respectives.

Mr. Fratt, Esquire, ne riposta pas. Il tremblait de plus belle et n’osait regarder le détective en face.

— Quant à Votre Altesse, notre inconnu exige de vous la remise de « l’Œil de Sundrâh ». C’est si je ne me trompe un merveilleux diamant bleu.

Le Rajah s’inclina, en souriant.

— Un diamant bleu, une pierre historique, monsieur Dickson, dit-il d’une voix chantante. Je n’hésite jamais à faire des cadeaux, mais non de cette façon.

— Il a une bien grande valeur, sans doute ?

Le nabab haussa des épaules dédaigneuses.

— On parle d’un million de livres, dit-il négligemment.

— Un million ! s’exclama Mac Dougal. Et bien ! il ne se mouche pas du pied notre voleur. Un million. Vous n’allez pas lui donner cela, hein, prince ?

Lord Norton lui-même daigna sourire à la sortie intempestive du banquier, connu, dans tout Londres, comme un véritable ours mal léché.

Harry Dickson s’était levé et, du regard, consultait un grand plan de la City.

— Où habitez-vous, monsieur Fratt ? demanda-t-il après quelques instants.

— Une petite maison, monsieur Dickson, une toute petite maison dans Cheapside. Je me demande qui viendrait y chercher cent mille livres, pleurnicha le Juif.

Dickson zébra la carte de quelques coups de crayon.

— Vous n’avez rien à craindre, monsieur Fratt, dit-il tout à coup. Le bandit s’est trompé quant à vous. Pour lui, vous êtes parfaitement hors d’atteinte.

— C’est vrai ? C’est bien vrai ce que vous dites ? s’écria Mr. Fratt.

— Puisque je vous le dis. Nous n’avons plus rien à nous dire, monsieur Fratt. Vous pouvez disposer.

L’usurier ne semblait pas croire à tant de bonheur, il tournait comme un caniche.

— Et… Monsieur Dickson, je suis un pauvre homme, mais… qu’est-ce que je vous dois ? balbutia-t-il.

Le détective se contenta de lui jeter un regard glacé.

— Soyez un peu moins dur aux pauvres gens, monsieur Fratt, et je me trouverai largement récompensé. Si, pour l’heure, vous êtes hors de l’atteinte d’un bandit, songez qu’il y a un Dieu qui vous voit et dont on n’achète pas le pardon avec cent mille livres.

Mr. Fratt, Esquire, baissa la tête. Il salua à la ronde et gagna la porte en gloussant de plaisir.

— Eh bien ! et nous, monsieur Dickson, dit Mac Dougal. Serons-nous moins favorisés que cette sale bête qui vient de partir. Franchement, il aurait pu ne pas y couper de ses cent mille livres ! Ce n’est pas moi qui l’aurais plaint !

Harry Dickson le regarda gravement.

— Hélas non, monsieur Mac Dougal. Vous habitez, je crois, Flower-Flat, une magnifique bâtisse dans le West-End. En plus, vous possédez des bureaux magnifiques. J’espère pour vous que tous ces bâtiments sont couverts par une solide assurance contre l’incendie. Sinon…

— Comment, il mettra le feu à mes propriétés ?

— N’en doutez pas ! Et je crains fort que nous ne puissions rien faire pour l’éviter.

— Mais pourquoi payons-nous des fonctionnaires de police en Angleterre ? hurla l’Écossais.

— Je ne suis pas de la police d’Angleterre, d’abord. Ensuite, je vous affirme que ces pauvres fonctionnaires n’y pourront rien, pas plus que moi. Lord Norton, la même menace vous concerne.

— Alors, c’est par le feu que le mystérieux forban croit avoir raison de nous ?

— Cela, je puis l’affirmer.

— Mais comment ?

— C’est tout ce que je sais moi-même. Du reste, le service urbain des pompiers a déjà été averti.

— C’est un peu fort ! rugit Mac Dougal. Alors, nous, gros contribuables anglais, nous ne pouvons donc pas compter sur la protection de notre gouvernement ?

— À l’impossible nul n’est tenu, répondit énigmatiquement le détective.

— Et moi, monsieur Dickson, intervint le prince Sadoûr, j’habite à l’hôtel…

— Mais votre yacht est amarré dans le Pool, altesse, et si je m’en rapporte à la rumeur publique, c’est un véritable palais flottant.

L’Hindou baissa son regard et un frisson nerveux parcourut ses belles mains aristocratiques.

— Ce qui est écrit est écrit, dit-il d’une voix basse, et nul ne va à l’encontre de la volonté de Dieu.

— Messieurs, dit Harry Dickson en se levant, voilà, hélas, tout ce que j’avais à vous dire. Je veux bien ajouter que le maître chanteur qui s’en prend à votre fortune n’est pas un aigrefin ordinaire, mais un scélérat disposant d’une force puissante, encore complètement inconnue. J’en ai eu, il y a quelques jours, une preuve aussi terrible que convaincante. Je ne puis rien pour vous, j’aime autant vous l’avouer immédiatement. De plus, je ne pourrais pas m’occuper de cette affaire, qui est complètement dans les mains de la police officielle.

— Alors, vous nous lâchez ? grogna Mac Dougal. C’est égal, je me faisais une autre idée de Harry Dickson.

Le détective tiqua sous l’injure, mais il garda son flegme.

— J’ai décidé qu’il en serait ainsi, dit-il sourdement.

Les visiteurs le quittèrent après des salutations brèves et glaciales ; seul, le prince Sadoûr se retourna sur le seuil de la porte et tendit la main au détective.

— Les hommes qui s’avouent impuissants contre les forces mystérieuses sont des sages, dit-il. Bien que vous ne puissiez rien pour moi, je vous garde toute mon estime, monsieur Dickson.

Lorsqu’ils furent partis et qu’on eut entendu la porte de la rue retomber sur une dernière exclamation de fureur de Mac Dougal, Tom Wills, qui avait écouté en silence, se tourna véhémentement vers son maître.

— Eh bien ! moi aussi je ne vous reconnais plus, monsieur Dickson ! s’écria-t-il, rouge d’indignation. Comment vous…

Mais il n’en dit pas plus long, en voyant les regards narquois de son maître se poser sur lui.

— Voyez-vous ce petit coq qui se fâche tout rouge ! plaisanta Dickson.

— Alors, ce n’est pas vrai ? s’écria joyeusement le jeune homme, vous n’abandonnez pas la partie.

— Oubliez-vous le pauvre Loggan ? dit simplement le détective. Mais en voilà assez pour le moment. Faites donc entrer cet excellent Mr. Johnson.

Ce fut un gentleman correct, vêtu de sombre, à la mine avenante et intelligente, qui entra dans le cabinet du maître.

— Monsieur Dickson… commença-t-il, en un anglais très pur. Mais le détective lui coupa la parole du geste.

— Commencez par me dire comment va mon excellent ami Livois, chef de la Sûreté parisienne, dit-il.

L’homme en resta tout pantois.

— Vous savez déjà ? s’écria-t-il, la mine inquiète. Mon arrivée vous aurait donc été signalée. C’est à n’y pas croire !

— Mais non, rassurez-vous ! Et je ne vais pas vous dégoiser mille et un tours à la Sherlock Holmes, pour vous dire comment je vous ai reconnu tout de suite. Je ne vous dirai que ceci : c’est que les quais de Douvres ont la spécialité d’une certaine poussière graniteuse, qui résiste aux plus solides brossages, puis que les Français ont une façon très caractéristique de s’impatienter pendant les trop grandes attentes, en jouant avec leur chapeau. Surtout les gens qui n’aiment pas attendre ou qui n’y sont guère habitués, les membres de la police par exemple.

Le visiteur se mit à rire.

— Je me présente donc, monsieur Dickson : Pierre Pernet, inspecteur de la brigade étrangère auprès de la Sûreté française. Si j’ai pris un nom d’emprunt, c’est que je ne voulais lever mon incognito que devant vous. C’est en effet M. Livois qui m’envoie…

— Pour voir si monsieur André Harroteaux, de l’Institut, ne se trouve pas en Angleterre ?

— Oh ! c’est un peu fort ! haleta Pierre Pernet.

— Mais non, les choses d’Angleterre sont plus vite connues en France que par nos propres concitoyens. Il y a des bavards partout… Même à Scotland Yard ! Et l’aventure de la flamme verte a dû, à juste titre, émouvoir le ministère de la Guerre français.

— C’est cela, monsieur Dickson, murmura le Français. Savez-vous quelque chose de monsieur André Harroteaux ?

— Harr… Harr… intervint Tom Wills. Oh ! Monsieur Dickson, continua-t-il avec un accent de reproche, vous saviez donc ?

— Dès la première minute, mon garçon. Monsieur Harroteaux, qui est un savant distingué et l’un des plus célèbres « radio-telluriens », s’était illustré ces dernières années dans l’étude des transports d’énergie à distance au moyen des ondes. Il aurait même dû présenter un appareil inouï au ministère de la Guerre de son pays : appareil permettant de frapper au loin les grosses unités ennemies. Mais, soit dit sans offense pour votre pays, monsieur Pernet, on se montre très défiant en France pour les innovations trop audacieuses. Vraiment, je ne saurais vous donner tort : mais, cette fois-ci, cette défiance fut bien malheureuse car elle permit à un coquin de spolier un grand Français d’une formidable découverte, pour l’employer à des fins criminelles.

— Alors l’appareil est perdu ? gémit Pernet.

— Chut ! N’allons pas si vite en besogne !

En quelques mots, Harry Dickson mit le policier au courant de la nuit tragique d’Epping et des manœuvres de chantage dont avaient été victimes les visiteurs qui venaient de sortir.

— Vous croyez que c’est le détenteur de la flamme verte qui est le maître chanteur ? demanda Pernet.

— Sans aucun doute, et je m’attendais de sa part à une action dans ce sens. Une fois qu’il aura glané les fortes sommes, il offrira probablement son engin de mort à une nation étrangère. Et cette nation ne sera ni la vôtre ni la mienne, cela va sans dire… Vous devez me comprendre.

Pierre Pernet se prit la tête dans les mains.

— Le ministre de la Guerre en personne m’a chargé de cette mission, gémit-il.

— Ne perdez pas tout espoir, mon ami. Je pense bien que je pourrai vous faire voir la terrible lueur verte ce soir, si vous voulez bien rester dîner ici et passer la soirée avec nous.

— Et où irons-nous pour cela ? s’enquit Tom Wills.

— Nous ne quitterons pas la maison, répondit Harry Dickson, en souriant. Nous nous contenterons de monter à l’étage.

» Maintenant, Tom, vous allez dire à Mrs. Crown de mettre un couvert de plus et de monter de la cave une bonne bouteille de vin de France.

Le repas fut cordial et M. Pernet, qui était pourtant fort prévenu contre la cuisine anglaise, se confondit en éloges devant le talent culinaire de la bonne gouvernante. Les huîtres furent trouvées grasses et parfaites, le gigot à point, le pâté de pigeons délectable. Le généreux vin de France anima le teint des convives, on but à la santé d’Old England et du beau pays de France.

Puis, Harry Dickson ramena la conversation sur l’affaire qui les occupait tous.

— Je ne connais André Harroteaux que de nom, dit-il. Si vous m’en parliez un peu, mon cher Pernet.

— Un solitaire dans sa bauge, monsieur Dickson, répondit le policier français. Il habite, ou plutôt, il habitait, puisqu’il a disparu, une petite maison dans une des plus affreuses banlieues parisiennes : la rue d’Aubervilliers, au tournant de la rue Riquet, face au chemin de fer de l’Est.

» Une petite demeure lépreuse mais agencée, à l’intérieur, en un laboratoire des plus curieux, où personne n’avait accès. Ses collègues de l’institut sont unanimes à affirmer son génie, tout en se plaignant de sa sauvagerie extraordinaire.

— Dites donc, maître, fit tout à coup Tom Wills, croyez-vous que ce soit cet Harroteaux lui-même qui ait fait le coup ?

Harry Dickson se mit à rire et Pernet prit un air froissé.

— Non, mon garçon. Je n’ignore pas que le savant français dédaignait la fortune et même les honneurs. Témoin son dernier geste : il a offert gratuitement son invention à son pays. N’est-il pas vrai, monsieur Pernet ?

— C’est vrai, monsieur Dickson, répondit fièrement le Français.

— Alors, qui est-ce ? demanda Tom.

Harry Dickson se mit à rire à gorge déployée.

— Mon Dieu, Tom, voilà une question qui ne ferait même pas honneur aux pensionnaires des crèches pour nouveau-nés. Mais je veux bien vous la pardonner et n’en tenir rigueur qu’à ce merveilleux Pape Clément dont vous avez usé sans mesure !

Tom Wills rougit et cacha sa confusion dans un grand verre… d’eau minérale.

Le détective consulta les aiguilles du grand cartel de la salle à manger.

— C’est l’heure, dit-il en redevenant grave. Nous allons monter dans les combles et, malgré la nuit un peu froide, jeter du haut de la plate-forme un coup d’œil sur Londres qui s’endort.

L’immense cité s’étendait autour d’eux en un moutonnement confus de toits et de blocs de pierre. Une marée lumineuse passait et repassait sur elle ; les bruits devenaient, de minute en minute, plus confus et plus rares car la nuit avançait.

Le grand détective laissa errer ses regards sur les lointaines perspectives ; ce n’était plus le joyeux convive de tout à l’heure. Son front était sombre.

— Nous sommes ici en spectateurs, hélas impuissants, d’un drame sur lequel bientôt le rideau se lèvera, dit-il. Le crime va frapper les trois coups du régisseur. Voyez-vous cette haute bâtisse toute blanche, à notre gauche, qui semble s’isoler parmi cet énorme pâté de maisons… et s’isoler dangereusement ? La flamme verte aura beau jeu.

— C’est la Douglas & Dunstan Bank, murmura Tom Wills.

Harry Dickson hocha la tête.

— Tout me fait croire que c’est par elle que débutera le bandit. Ah ! regardez donc !

Il avait à peine fini de parler qu’une étrange flammèche sautilla sur la haute plate-forme de l’édifice.

— La flamme verte ! s’écria Tom, terrifié.

— Le feu d’Harroteaux comme nous l’appelons, murmura Pernet.

La flamme resta un moment immobile, puis elle s’amplifia tout à coup, devint une affreuse clarté livide, et soudain, bien que la banque fût toute en béton armé et en fer, ce fut un embrasement.

Une haute flamme claire fusa dont on entendit le sifflement malgré l’éloignement.

La sirène des pompiers se mit à mugir longuement.

— Attendez ! fit Dickson.

Comme une immense vague, l’obscurité envahit brusquement tout le quartier : toutes les lumières venaient de s’évanouir à la fois.

— On a coupé le courant du secteur ! s’écria Tom Wills.

— Sur mon ordre, dit Dickson d’une voix sombre… Mais voyez, cela n’aide en rien.

En effet, au sein du brasier, qui s’élevait de l’édifice, on voyait une longue traînée verte comme un noyau d’aurore.

— Le bandit avait prévu la riposte, dit le détective. S’il avait été branché sur le courant de la ville, son appareil aurait été inerte. Il l’alimente sur une source particulière. Il est fort le gaillard, puisqu’il prévoit.

À présent, une immense torche fusait vers le ciel, où voyageaient des légions de tisons ardents et des myriades d’étincelles.

Harry Dickson détourna son regard et le fixa longuement sur le quartier encore lumineux du West-End mais tout y resta paisible.

— Lord Norton aura payé, murmura-t-il.

— Et Fratt ? demanda Tom. Comment avez-vous pu lui promettre la sécurité ?

— Parce que Fratt occupe une masure à deux sous, bien tranquillement blottie à l’abri des hautes maisons voisines. L’inconnu a voulu lui faire peur et s’attend, sans doute, à ce que l’usurier s’exécute en voyant l’exemple des autres.

— Le prince aura-t-il cédé « l’Œil de Sundrâh » ? questionna Tom.

Harry Dickson braqua ses jumelles dans la direction du port.

On n’y voyait pas grand-chose, si ce n’est une grande masse ombreuse, à peine piquée des vagues et pauvres lumières de Wapping, quartier de misère.

— Je suis tenté de le croire, murmura Dickson, pourtant…

— M’est avis que dans son fatalisme, cet Hindou a dû se dire : « Advienne que pourra » et garder son caillou, hasarda Tom Wills.

Le détective haussa les épaules.

— On ne peut jamais savoir, murmura-t-il, en réglant sa lunette.

Tout à coup, une haute gerbe de feu s’élança vers le ciel, parmi les ombres du port, et quelque temps après une détonation assourdie leur parvint… Un nuage rougeâtre continua à planer au-dessus de l’horizon.

— Et lui aussi ! gronda Harry Dickson.

CHAPITRE 3

MAISON DE SCIENCE

Harry Dickson, M. Pernet et Tom Wills remontèrent des souterrains du métro de la rue de Flandre et s’engagèrent dans la rue Riquet.

C’est une rue sombre et maussade, qui joint le port de la Villette à la banlieue d’Aubervilliers.

Une fine pluie complétait la grisaille du paysage, des ombres frôlaient les détectives, avant d’entrer dans les assommoirs aux inquiétantes lueurs.

Une fois tourné le coin de la rue Riquet, ils suivirent la rue d’Aubervilliers, emplie de la suie des locomotives, puis s’arrêtèrent devant une petite maison, blottie dans un renfoncement des façades et précédée d’un jardinet hâve où s’effilochaient les dernières brindilles vertes des viornes.

— Brr, si c’est cela ce qu’on appelle la tour d’ivoire d’un savant ! marmotta Tom Wills en jetant un regard de dégoût sur les murs mal chaulés et zébrés de profondes lézardes.

— Je vous l’ai dit et je le répète : un sanglier dans sa bauge, répondit Pierre Pernet. Comment comptez-vous entrer là-dedans, monsieur Dickson ? Nous y avons déjà fait une brève visite, en nous faisant aider par un serrurier de la Préfecture.

Pour toute réponse, le détective montra un passe-partout minuscule, nickelé et brillant comme un instrument de chirurgie.

— Mes petits instruments suffiront amplement, dit-il en souriant.

Une odeur écœurante de moisissure, d’acide et de bois vermoulu leur monta au visage comme une haleine de mort.

Pierre Pernet tâta la muraille et l’on entendit le déclic d’un commutateur, mais tout resta sombre.

— On aura coupé le courant, murmura-t-il d’un air mécontent.

Harry Dickson se redressa soudain et renifla l’air ambiant.

— Très drôle, fit-il à voix basse.

— Quoi donc, monsieur Dickson ? demanda le policier français, impressionné par la façon dont son célèbre confrère venait de prononcer ces simples mots.

— Cela sent le métal surchauffé, répondit Dickson.

Ils parcoururent le long corridor à pas feutrés, comme si la maison n’était pas une demeure vide de toute présence.

À la lueur de leurs lampes de poche, ils virent devant eux un assez grand laboratoire, rempli d’appareils étranges, dont les ombres se dressèrent menaçantes, comme irritées de cette intrusion.

— Monsieur Harroteaux ne me paraissait pas s’en tenir à sa découverte de la flamme verte, remarqua Harry Dickson. Je me demande à quoi peut servir cette machine ?

Il se tenait devant un objet métallique aux formes grotesques qui, dans la lumière incertaine de leurs lampes, affectait d’étranges allures humaines.

— Ah ! ces savants, sait-on jamais avec eux… dit philosophiquement Pierre Pernet. Tudieu, je ne sais pas ce que c’est, mais ce n’est pas beau !

Tout à coup, Harry Dickson tomba en arrêt devant un socle vide.

— On a descellé un appareil, déclara-t-il. Remarquez l’endroit où il a dû être vissé sur le bois. On en voit parfaitement les traces.

Pierre Pernet s’approcha à son tour.

— C’est ma foi vrai. Nous ne l’avions pas remarqué. Du reste, nos recherches ne furent que très superficielles.

— Un tort, mon cher ami, je regrette de devoir vous le dire. Je crains fort que cela n’ait coûté la vie à un homme de grande valeur.

— Comment, monsieur Harroteaux serait mort ?

— J’en ai peur. Regardez-moi ce trou : la vis a dû être arrachée de force… Voici un endroit où l’appareil, qui devait être assez lourd, fut cogné sans ménagement. Ce qui démontre qu’il fut enlevé de force et fiévreusement, comme si les opérateurs craignaient une venue indésirable… Aïe ! voilà ce que j’attendais.

— Quoi donc, monsieur Dickson ?

— Du sang !

— En effet, du sang coagulé, vieux de bien des jours… Il se pourrait que l’un des intrus se soit blessé en maniant le mystérieux appareil.

— Non, ici il y a eu lutte, mais on en a fait disparaître les traces, pas complètement pourtant. Voici de la poussière de verre…

— Une éprouvette a pu être cassée…

— Monsieur Harroteaux était-il très myope et portait-il des verres légèrement teintés d’orange ? demanda Harry Dickson.

— En effet !

— C’est ce qui reste de ses lorgnons.

Pierre Pernet devenait inquiet.

— Je donnerais bien un mois de mes appointements pour savoir ce qui lui est arrivé, murmura-t-il.

— Il ne vous en coûtera pas autant… Ah ! monsieur Pernet, vous ne m’aviez pas dit qu’il y avait une cave dans cette maison.

— Non, je ne vous l’ai pas dit, pour le bon motif qu’elle ne présente rien d’intéressant. Elle est du reste très exiguë…

— Que non ! Je suis d’avis qu’elles sont spacieuses au contraire.

— Vous parlez au pluriel.

— Certainement, mon ami. Regardez-moi cette longue et fine fissure dans le parquet.

— Une trappe ! Mon Dieu, je crains que la Préfecture ne nous réserve un savon de taille, en nous accusant de négligence dans nos recherches.

— Votre tort unique, Pernet, fut de ne pas avoir cherché monsieur Harroteaux chez lui, au lieu de vouloir le trouver en Angleterre.

— Mais son appareil y est !

— L’appareil oui, le savant non, affirma brièvement Harry Dickson.

Entre-temps, Tom Wills était parvenu à ouvrir la trappe, qui avait offert quelque résistance. Les trois hommes s’engagèrent dans un étroit escalier en colimaçon, s’enfonçant en vrille dans les profondeurs du sol.

Il les mena dans une longue cave complètement vide.

— Nous l’avons repérée précédemment, dit Pernet, mais elle n’a aucune importance. Je me demande pourquoi monsieur Harroteaux la dissimulait si soigneusement.

Harry Dickson se mit à rire.

— Pour cacher un vol, dit-il simplement.

— Un vol ! s’écria le policier, stupéfait.

— Regardez-moi ce gros câble qui court le long de la muraille, et dites-moi s’il ne vous apprend rien.

— Mais, c’est un câble électrique !

— Justement. Ce bon monsieur Harroteaux puisait à tire-larigot le courant de la Ville de Paris, sans payer un sou au kilowatt.

— Ah ! bah ! marmotta M. Pernet, un peu choqué quand même.

— Excusons-le, dit Dickson avec bonhomie. La municipalité ou la compagnie d’électricité n’en sera pas plus pauvre, et la science s’est singulièrement enrichie grâce à ce larcin, fait pour le bon motif. Je suis, du reste, convaincu que ce fut l’unique forfait du bon monsieur Harroteaux, et il l’a caché comme s’il s’était agi des lingots de la Banque de France.

Soudain, Tom Wills, qui s’était avancé jusqu’au fond de la cave, poussa un cri de terreur.

— Maître, venez vite, il y a un homme caché dans ce coin… Je crois qu’il est mort !

Les détectives s’avancèrent vers une encoignure sombre où, en effet, une forme se tenait ramassée sur elle-même.

— Harroteaux ! s’écria Pernet.

— Mort ! dit Dickson d’une voix sombre : la tête brisée par un coup de marteau. Pauvre diable !

Bang !

Un coup sourd avait ébranlé les souterrains.

— La trappe vient de retomber, s’exclama Tom Wills.

— Mille millions de tonnerre ! rugit Harry Dickson. On l’a refermée au-dessus de nos têtes ! Voilà ce que c’est ! J’aurais dû me méfier.

Un bruit d’objets remués éclata au-dessus d’eux.

— On ne se gêne pas là-haut ! ricana Tom.

— Il y avait donc quelqu’un dans la maison ? demanda Pierre Pernet.

— Parbleu ! gronda Dickson. Et dire que j’en avais eu vent rien qu’en reniflant l’odeur du métal surchauffé : on venait de travailler au chalumeau oxhydrique dans cette tanière… Inutile de pousser la trappe, mon garçon, ajouta-t-il en voyant que Tom se meurtrissait les mains contre l’épaisse plaque de métal. On y a mis un poids lourd. Écoutez-les donc.

On entendait parfaitement un bruit de pas dans le laboratoire, ainsi que celui d’objets métalliques déplacés.

Pierre Pernet poussa un cri de rage.

— Pris comme des enfants, comme des écoliers, comme des rats ! Que faire ?

— Sortir d’ici, répondit froidement Harry Dickson.

— C’est vite dit, ronchonna le policier.

Harry Dickson se mit à exposer posément son plan d’évasion.

— Pour amener jusqu’ici ce câble clandestin, monsieur Harroteaux a dû percer la muraille jusqu’au fond du souterrain. Or, pour être un fameux savant, il n’était qu’un piètre terrassier, témoin, ces pierres disjointes qu’on aperçoit autour de l’entrée du fil conducteur. À l’ouvrage, mes amis. Je crois que nous déboucherons bientôt dans quelque trou d’égout, d’où il nous sera aisé de sortir.

Le détective avait raison : il ne leur fallut que peu de temps pour desceller quelques gros moellons de la muraille. Les couteaux de poche écartèrent la terre meuble et, au bout d’une heure, une assez grande ouverture béait devant eux.

— Je suis passé au travers, s’écria soudain Tom Wills, et j’ai laissé tomber mon couteau !

— À vous l’honneur de passer le premier, Tom, dit le détective.

Le jeune homme se glissa par l’étroit passage, dédaignant les éboulis, qui le meurtrissaient quelque peu. Enfin, il cria à ses compagnons qu’il avait pris pied de l’autre côté du mur.

— Laissez-moi passer, monsieur Dickson, dit Pierre Pernet. Nous devons, en effet, nous trouver dans quelque galerie d’égout, et j’y connais assez bien mon chemin. Ah ! la bonne idée que vous avez eue !

Dix minutes plus tard, les trois détectives longeaient un petit canal boueux, dont les ondes fuligineuses reflétaient la clarté de leurs lampes.

— Nous devons aboutir au port de la Villette, dit Pernet. Marchons toujours !

Ils prirent pied sur un quai désert de la Villette, après une demi-heure de marche par des méandres ténébreux.

— Et maintenant, au pas de course, commanda Harry Dickson. Nous retournons à la maison d’Harroteaux.

— L’oiseau se sera envolé ! marmotta Pernet.

— Et pour cause ! ricana Dickson. N’empêche que je m’intéresse fort au travail qu’il a dû y accomplir.

Ils trouvèrent, en effet, la maison de science déserte et le laboratoire bouleversé de fond en comble.

Une lourde batterie d’accumulateurs avait été posée sur la trappe, ainsi que deux grosses gueuses de fonte.

— Voyez donc, monsieur Dickson, s’écria soudain Pernet, ce coin-là n’était pas vide tout à l’heure !

Dickson se retourna vivement.

— Ah ! Notre bandit ne s’est pas contenté de la flamme verte. Il faut croire que ce laboratoire détenait encore un secret bien redoutable. C’est la singulière machine, devant laquelle nous sommes restés quelques instants en contemplation, qui a disparu !

— Dieu sait quels ennuis cela va nous réserver ! gémit Pernet.

Harry Dickson haussa les épaules. Il était furieux, car il se sentait en faute. Soudain, son regard s’arrêta sur Tom, qui se frottait la main d’un air maussade.

— Qu’avez-vous ?

— Je ne sais pas. En posant ma main sur la poignée de la porte, je me suis sali. On dirait de l’encre d’imprimerie. Cela ne s’en va pas.

Harry Dickson prit la main de son élève et l’examina à la lumière de sa lampe, puis il sifflota doucement.

— Du nouveau ? s’enquit Pernet.

— Et du nanan, j’ose le dire, répondit le détective avec satisfaction. Quelque chose qui va nous conduire droit au coupable, j’espère.

— Cette saleté-là ? demanda Tom.

— Qui est une excellente teinture capillaire du plus beau noir ! Je crois que nous pouvons retourner à Londres, les mains sales mais non vides de… preuves !

CHAPITRE 4

LA BRUTE D’ACIER

— Non, pas de lumière, Tom, dit Dickson, en rentrant dans Baker Street. Il ne faut pas que l’on sache que nous sommes de retour à Londres. Avertissez Mrs. Crown.

La bonne femme arriva bientôt.

— Alors, vous devez vous cacher dans votre propre maison, se lamenta-t-elle. Quel chien de métier avez-vous choisi vous autres, alors qu’il y a tant d’occupations honorables et rémunératrices pour des gentlemen habiles comme vous. Je parie que vous devrez dîner dans l’obscurité, comme les souris.

— Bien dit, madame Crown, répondit Harry Dickson en riant. En tout cas, nous serons prudents comme ces mignons rongeurs, et moins bruyants qu’eux, si possible.

» En attendant, baissez les stores bleus dans la chambre de Tom, qui donne sur la cour, de façon à ce qu’aucune lumière ne filtre au-dehors. C’est là que nous nous tiendrons pour le moment.

Un volumineux courrier attendait le détective et, jusque tard dans la nuit, il le dépouilla.

Lord Norton l’avertissait, en termes polis et glacés, qu’il avait déposé un paquet avec cent cinquante mille livres sous un banc de Hyde Park. Il ajoutait qu’au cas où Harry Dickson pourrait le faire rentrer en possession de son bien, il donnerait, outre de princiers honoraires, une partie de cet argent aux pauvres de Londres.

Le prince Sadoûr, dans une lettre fleurie d’expressions flatteuses, portait à la connaissance du détective qu’il ne s’était pas dessaisi de son magnifique diamant et qu’une des chaudières de son yacht avait sauté d’une façon inexplicable. Mais les dégâts ayant été vivement réparés, il avait décidé de reprendre la mer, pour une destination inconnue, dans l’espoir d’échapper à son mystérieux ennemi.

— Et de deux ! fit Harry Dickson. Voyons ceci maintenant… Bon, une lettre d’injures de Sir Mac Dougal… Mrs. Crown aura de quoi allumer son feu demain matin. Ah ! qu’est cela ?

C’était une enveloppe grossière, dont l’adresse avait été écrite par une main hésitante, avec mention « faire suivre ».

Mrs. Crown l’avait naturellement dédaignée, n’ayant reçu à ce sujet aucune instruction de son maître.

— Cette voix manquait au chapitre pour que le quatuor fût au complet, dit Harry Dickson quand, après avoir fait sauter le cachet, il regarda la signature : Mr. Fratt, Esquire. Que me veut-il ?… Tenez, voilà qui ne manque pas d’intérêt :

 

Très Honoré Monsieur Dickson,

Venez me voir d’urgence. Je pourrai vous dévoiler le nom du coupable. Mais usez de précautions pour venir chez moi. J’ai peur que mon cruel ennemi n’ait vent de la chose et alors, je serai un homme perdu.

Votre serviteur.

Ebenezer Fratt, Esquire.

P.S. Ne venez qu’à la nuit close et ne frappez à la porte que très doucement.

E.F.

 

Harry Dickson resta songeur puis, reprenant l’enveloppe, il examina le timbre, oblitéré à l’encre grasse.

— La lettre ne date que d’hier, murmura-t-il. Malgré ma volonté de revenir tout de suite à Londres, le préfet de police a réussi à me retenir quatre jours à Paris. Il n’est pas encore trop tard pour rendre visite à Mr. Fratt, Esquire, nonobstant la mention urgent.

Il jeta un regard sur Tom Wills, endormi après la fatigue du voyage.

— Je le laisserai dormir, dit le détective. J’espère que Mr. Fratt n’en aura pas pour longtemps. Citer un nom ne doit pas prendre une éternité.

Il inspecta d’abord longuement la rue obscure, vit que rien de suspect ne s’offrait à ses regards, puis, enfonçant son chapeau sur ses yeux et relevant le collet de son manteau, prit le chemin de Cheapside, où résidait l’usurier.

C’était une vieille et sordide demeure que celle de Mr. Fratt, Esquire, digne d’avoir, pour habitants, Gride ou Scrooge, sombres héros des livres de Dickens.

Ses fenêtres, petites et torves, semblaient autant d’yeux craintifs et fureteurs. Craintifs, parce qu’elles devaient veiller sur une éternelle crainte des voleurs et des assassins ; fureteurs, parce que, derrière elles, l’usurier guettait avidement ses victimes, à la façon des araignées. Car Ebenezer Fratt, Esquire, était une fameuse araignée, aux griffes puissantes qui dévorait les cœurs, les larmes et le sang des humains.

Le soir, des hommes très pâles sortaient de la demeure maudite, venant de signer des traites qu’ils paieraient à l’échéance de sept grammes de plomb et de maillechort dans la tempe, et par l’éternelle misère de leur femme et de leurs enfants.

Fratt, Esquire, traitait des affaires énormes, mais il ne dédaignait pas les petits bénéfices, même ceux qui ne lui rapportaient que quelques pence.

C’est ainsi qu’au rez-de-chaussée de sa maison s’ouvrait une échoppe de prêts sur gages, longue et étroite comme un boyau, où la lumière ne parvenait jamais jusqu’au fond, bourré de ténèbres et de moisissures.

Tout au long de la journée, des femmes venaient déposer des manteaux et des pardessus sur le comptoir en murmurant :

— Vous voyez, monsieur Fratt, qu’il est presque neuf. Vous m’en donnerez une livre…

Et Fratt, Esquire, répondait invariablement :

— Deux shillings.

Alors, les pauvres femmes fondaient en pleurs et racontaient des histoires attendrissantes de maris sans ouvrage et de petits enfants malades.

Mais Mr. Fratt répondait :

— Deux shillings ! Ou bien filez avec votre palace à mites.

La plupart du temps, le mari arpentait vainement les quais de Gravensend, sans trouver à gagner les quelques pence nécessaires pour payer le pain et le thé. Et, réellement, un pauvre gosse toussait et râlait dans une cave de Wapping ou de Whitechapel.

Les femmes, alors, prenaient les deux shillings et partaient sur des paroles peu variées :

— Que Dieu vous punisse !

Ou bien :

— Dieu vous maudira !

— Dieu vous voit, scélérat, youpin, sale voleur !

Mais Mr. Fratt, Esquire, piquait une étiquette sur les vêtements et se moquait de Dieu.

C’est cette ignoble demeure que Dickson visita ce soir-là, avec un dégoût peu dissimulé : il lui répugnait en effet de répondre à l’appel d’un être aussi vil que l’usurier.

— Si le mystérieux voleur de la flamme verte avait attaqué Mr. Fratt, Esquire, en lieu et place de Mac Dougal, je n’aurais pu lui en vouloir, murmura-t-il.

La rue était déserte, à peine étoilée par quelques chétifs becs de gaz ; Dickson se glissa dans l’encoignure de la porte et frappa doucement à l’huis. Aucune réponse ne vint.

Il répéta sa tentative, en frappant un peu plus fort cette fois, mais ce fut tout aussi inutile. Il chercha la sonnette et la trouva ; un carillon grêle éclata dans le silence de la vieille demeure endormie… Rien.

— Ayons recours au chant du rossignol, ricana Harry Dickson. Ni les cœurs, ni les portes fermées ne lui résistent.

Le passe-partout fit jouer la serrure mais la porte resta close : les verrous étaient mis.

— Cela ne me dit rien qui vaille, monologua le détective.

Il fit le tour du pâté de maisons et avisa une muraille basse d’où dépassaient des branches d’arbre dénudées. L’instant d’après, il tombait sur le sol meuble d’un jardin laissé à l’abandon, d’où il gagna un mur menaçant ruine, donnant sur des courettes intérieures. Il s’orienta.

— M’est avis, murmura-t-il comme il s’installait sur le faîte moussu d’une cloison de briques, que cette lumière doit brûler dans une des chambres basses de la maison de Fratt !

Sur une des petites cours herbeuses et moisies s’ouvrait, en effet, un carré de clarté.

Harry Dickson n’hésita plus et se laissa choir dans la cour voisine ; un aboiement hargneux retentit dans l’ombre et le détective se hâta de se hisser à la force des poignets sur l’autre mur, se rapprochant ainsi de la maison de l’usurier. La fenêtre éclairée était plus proche ; Dickson pouvait déjà entrevoir un intérieur sordide, des meubles dépenaillés, puis une table malpropre, contre laquelle s’appuyait une forme immobile… trop immobile au gré du détective.

— Il n’y a pas mal de crasse sur les vitres, murmura-t-il, mais je parierais volontiers une livre que c’est Mr. Fratt en personne qui se tient là, si singulièrement tranquille.

Assis à califourchon sur les tuiles faîtières, il tâcha de scruter plus attentivement l’intérieur de la chambre.

Ce qu’il prenait pour la personne de l’usurier se tenait en dehors du cône de lumière qui s’évadait d’un épais abat-jour en fer-blanc.

Prudemment, le détective se laissa glisser à terre.

Aussitôt, un formidable carillon ébranla le silence et fit faire la grimace au détective.

— Allons bon, j’aurais dû me méfier, j’ai touché un fil d’alarme… Diable, Mr. Fratt ne semble pas très curieux de voir ce qui se passe.

Sa main toucha, en effet, un fil qui longeait le mur à la hauteur de ses chevilles. D’un coup sec, il le rompit et la sonnerie cessa.

— Pourvu qu’il n’y ait pas d’autres embûches, soliloqua Harry Dickson en faisant jouer sa lampe de poche… Hum, je m’en doutais : un piège à loup, et puis, encore un. La confiance règne ici !

La fenêtre n’était plus qu’à un pas ; Harry Dickson y colla son visage.

Mr. Fratt se tenait là, le menton sur la poitrine, les bras ballants, le regard vitreux.

— On m’a devancé ! gronda le détective. Ici également j’étais dans mon tort en promettant à cet Harpagon la sécurité absolue… Il est vrai que je ne pensais qu’à la flamme verte, et le mystérieux inconnu semble avoir plus d’une arme.

D’un coup de coude, il fit voler une vitre en éclats, puis il manœuvra l’espagnolette et sauta à l’intérieur de la pièce.

C’était une arrière-boutique sordide, sentant le suint et le barège, tout le remugle de la misère.

Avec un peu de dégoût, le détective posa la main sur le front livide de l’usurier, affalé sur une chaise ; il sentit le froid atroce de la mort.

« Cela doit remonter à quelques heures déjà, se dit-il, probablement vers la fin du crépuscule, au moment où Fratt a allumé sa lampe. »

Il jeta un regard inquisiteur autour de lui.

— Comment voir si l’on a fouillé dans cet inimaginable bric-à-brac, gémit-il. Voyons toujours comment l’homme est mort.

Il y avait des taches sombres, gluantes et suspectes, sur la miteuse houppelande du défunt.

« Un coup de poignard en plein cœur, je présume », se dit Harry Dickson en touchant le corps étriqué de l’homme assassiné.

Alors, une scène affreuse se déroula, scène jaillie d’un cauchemar sans nom, épouvante parmi les épouvantes.

Le mort se leva d’un bond et, avant que Dickson ait pu faire un mouvement de recul, les deux mains glacées du cadavre se saisirent de ses poignets et les broyèrent avec une force incroyable.

— Fratt ! hurla Dickson. Vous êtes fou…

Mais l’usurier ne dit mot, et ses terribles mains continuaient à meurtrir les avant-bras du détective.

— Fratt ! Lâchez-moi… ou je vous tue !

Rien ne bougea dans l’atroce figure immobile du mort ; ses yeux vitreux fixant un point dans l’espace, il semblait ignorer sa victime ; seules, ses mains continuaient à presser les poignets d’Harry Dickson.

De toutes ses forces, le détective lança un coup de pied dans les tibias de son adversaire, mais aussitôt il poussa un cri de souffrance, comme s’il venait de frapper un bloc de fer.

Fratt était un petit homme grêle et fragile, qu’une chiquenaude aurait dû envoyer rouler les quatre fers en l’air ; Harry Dickson tenta de se dégager par une ruade désespérée. Il aurait tout aussi bien pu essayer de renverser une muraille d’église ! Fratt ne bougeait pas d’un cran.

Une lueur se fit dans le cerveau de Harry Dickson. Il demeura immobile et examina l’étrange créature qui le tenait prisonnier.

Les yeux étaient bien ceux d’un mort, et la chair glacée des joues bleuissait déjà. Soudain, le détective prêta attentivement l’oreille : un murmure bizarre se faisait entendre à l’intérieur de ce corps privé d’âme mais animé d’une vie infernale et redoutable.

Une minute s’écoula, longue et affreuse, puis Harry Dickson poussa un cri d’épouvante : la bouche venait de s’ouvrir démesurément dans cette face de cadavre, mais au lieu des chicots de vieil ivoire du vieux Fratt, une fantastique denture canine en acier luisant se découvrit, tandis que la tête, faisant un mouvement brusque, tentait de mordre Dickson à la gorge.

Et le mort se mit à parler !

Une abominable voix de crécelle lui sortit de la gorge, psalmodiant, sur un mode monotone et féroce, des mots sempiternels.

— Je vais te tuer Dickson… Dickson, tu va mourrrir… mourrrir.

Les r roulaient comme des rouages mal graissés.

— Dickson, tu vas… mourrrir… mourrrir…

— Un automate ! s’écria le détective horrifié.

Alors, dans son esprit, la lumière se fit.

Il revit la singulière machine qui les avait tant intrigués dans le laboratoire de la rue d’Aubervilliers, l’appareil enlevé pendant leur brève captivité dans les caves de la petite maison d’Harroteaux.

— Un homme mécanique… Le bandit a mis la chose au point pendant le répit que lui donna mon absence. Ayant assassiné Fratt, il a affublé l’automate de ses habits !

Tout cela, Harry Dickson se le disait, pendant que la tête postiche, imitant parfaitement les traits répugnants de l’usurier, soudain animée d’une vie frénétique, tentait de se rapprocher de celle de sa victime en happant dans le vide avec des claquements secs des mâchoires.

— Je vais te tuer, Dickson… Tu vas mourrrrir… mourrrir, glapissait le phonographe dissimulé à l’intérieur de l’automate.

Les yeux venaient de s’allumer à leur tour, jetant une fulgurance verdâtre, douée d’un singulier pouvoir hypnotique, auquel Harry Dickson tenta vainement de se soustraire.

Lentement, il sentait ses forces diminuer et sa raison chavirer… Bientôt, il ne put plus qu’esquisser de vagues réflexes de défense ; mais pourtant son subconscient travaillait. Aussi remarqua-t-il une sorte de tumeur ronde, bosselant la houppelande du mort à l’endroit du cœur.

Quelque chose lui disait qu’il fallait atteindre cette bosse. Mais les mains d’acier ne lâchaient pas prise ; Harry Dickson fit un effort inouï et son doigt effleura la bosselure.

Les dents de fer faillirent à cette minute lui enlever l’oreille droite… Mais sa main reposait à présent sur le vêtement englué de sang.

Une des tranchantes canines lui lacéra la joue.

De toutes ses forces défaillantes, Dickson appuya.

Ah ! L’automate venait de se rejeter en arrière ; ses mains s’ouvrirent, lâchant sa proie qui s’écroula, gémissante.

L’infernale créature mécanique se mit à déambuler dans la pièce d’une démarche saccadée et incertaine, brisant des meubles, défonçant des cloisons.

Dickson ne perdit pas de temps ; saisissant son revolver, il se mit à en canarder voluptueusement le monstre.

Il entendit un bruit d’horlogerie brisée et, comme un pantin cassé, l’automate tomba lourdement sur le sol, où ses membres continuèrent à s’agiter d’une façon grotesque.

Harry Dickson se leva en gémissant. Il était à bout de forces. Une seule pensée, une unique volonté s’imposait à son esprit : fuir cette demeure maudite, comme si un autre danger y planait encore.

Il en était ainsi, car, à peine le détective eut-il fait quelques pas en trébuchant dans le corridor, qu’une aveuglante lumière verte l’entoura.

Il sentit la morsure d’une flamme, un tonnerre l’assourdit et, comme par une catapulte, il fut lancé en avant.

Mais ce fut son salut, car il heurta la porte de la rue.

Rapidement, il chercha les verrous ; une haleine de fournaise lui soufflait dans le dos, ses cheveux commençaient à grésiller.

Avec un véritable hurlement, il se lança au-dehors, au moment même où la maison de Mr. Fratt, Esquire, se mettait à souffler du feu par toutes ses fenêtres.

Harry Dickson ne songea même pas à donner l’alerte. Comme s’il avait eu le diable à ses trousses, il s’était mis à courir.

Derrière lui, le ciel rougeoyait sinistrement et les rues s’emplirent de clameurs et d’appels de sirènes d’alarme.

Le détective regagna Baker Street au pas de course et se jeta dans sa maison comme dans un havre de salut.

Ses yeux avaient repris leur tranquillité, bien que d’inquiétantes lueurs d’orage s’y fussent allumées.

— Maintenant nous allons agir, dit-il à haute voix, dans les ténèbres du vestibule.

Et sa voix était singulièrement décidée et menaçante.

CHAPITRE 5

HERR DOKTOR BREITENSTEIN

— Eh bien, Goodfield, m’apportez-vous les renseignements demandés ?

— Peu de chose, monsieur Dickson, concéda le superintendant. D’abord, on ne trouve nulle part trace du yacht du prince Sadoûr ; nous craignons que Son Altesse n’ait payé son funèbre tribut au mystérieux inconnu à la flamme verte.

— Vraiment ? répondit le détective avec indifférence. Le contraire m’aurait étonné, je vous l’avoue, Goodfield.

— Oui, le bandit a dû avoir beau jeu, en pleine mer, pour capter le malheureux navire du prince dans son faisceau meurtrier.

— Bien. Et après ?

— Vous m’avez demandé quels sont les agents allemands, suspects d’espionnage, qui se trouvent en ce moment sur le sol britannique. Ce n’est que du menu fretin, monsieur Dickson.

— Dites toujours.

— Bauer, Lockman, Sibenschläfer et Polwolski. On me signale également Kirsch et Lebewohl. Enckel et Eisenschmidt sont repartis pour l’Allemagne.

— Hum, rien d’intéressant, du menu fretin comme vous le dites, murmura Dickson d’un air mécontent.

— C’est ce que j’ai pensé, répondit Goodfield en se rengorgeant. Pas la peine de lancer un mandat d’arrêt contre un de ces pantins.

— Quels sont les navires suspects en route pour nos ports ?

— Navires allemands ?

— Oh ! non, finlandais, estoniens ou suédois.

— Il y a le Sturmfeder

— Non, pas celui-là.

— Le Aland, le Peter Gramm.

— Passons ceux-là.

— Le Trygvason, mais c’est un norvégien.

— Il bat pavillon de Norvège, c’est tout. C’est un damné petit coquin de mer, ce cargo, qui s’entend comme pas un pour débarquer des passagers indésirables dans tel ou tel pays. En route pour où ?

— Golle, sur l’Aire, il vient chercher du charbon.

— All right ! Mais il fera bien une petite escale à Hull avant de s’engager dans le Humber. Vous allez y envoyer Briggs et Tom Wills l’accompagnera.

Le lendemain, deux jeunes dockers désœuvrés arpentaient les quais, poudrés de fraisil, du grand port charbonnier anglais.

— Hello, boys, leur cria un grand diable de foreman, voulez-vous du turbin ?

Les deux fainéants se consultèrent du regard.

— Non, répondit l’un d’eux d’une voix traînarde. Faudra faire ton boulot toi-même, mon vieux. On a encore de quoi s’offrir du gin pour trois jours au moins. Faudra repasser !

Le foreman s’éloigna en bougonnant et en secouant la tête.

— C’est ça la jeunesse d’aujourd’hui, murmura-t-il d’une voix mélancolique. Ça veut devenir millionnaire sans travailler. Où allons-nous de ce pas, mon doux Seigneur ? De mon temps…

Le reste de ses doléances se perdit dans le vent accouru du large.

Une heure plus tard, un petit cargo de six à sept cents tonnes accosta et un donkeyman sauta sur le quai.

— Eh ! camarade, y a-t-il du boulot dans ton sabot ? s’écria un des deux dockers, animé tout à coup d’un désir d’activité surprenant. Tu sais, il y aura une pinte de porter et même deux pour toi, si tu nous embauches.

— Nous allons à Golle, répondit l’homme, et ne chargeons pas ici.

— On peut toujours prendre un verre ensemble.

— Pas le temps, mon brave. Faut que j’aille chez le capitaine du port faire viser nos papiers.

— Puisse-t-il t’envoyer son encrier sur la tête, eh ! ballot, cria le docker mécontent.

L’homme haussa les épaules et fila dans une des rues étroites s’ouvrant sur le quai.

— Ne le lâchons pas, Briggs, c’est lui, dit l’autre garçon.

— Vous l’avez reconnu, monsieur Wills ?

— Non, il se maquille trop bien, l’oiseau… Tout de même, cette jambe gauche, qu’il traîne un peu, ne m’est pas inconnue. C’est bien lui !

Ils le suivirent jusqu’au bureau du port, vieille bâtisse branlante, ouverte à tous les vents.

— Pourtant, il entre chez le master !

— Mais il y a une sortie sur les chantiers de Halett.

— Diable, je n’y pensais pas. Filons par-là…

Ils eurent juste le temps de contourner le bâtiment et de s’abriter derrière une pile de bois de mine, pour voir l’homme sortir et jeter un regard méfiant autour de lui.

— Mais ce n’est pas le même ! s’écria soudain l’inspecteur Briggs.

— Il a déjà changé d’aspect, je vous le concède, dit triomphalement l’élève de Harry Dickson. Mais a-t-il changé de jambe ?

— C’est vrai.

L’homme qu’ils suivaient à présent n’était plus un donkeyman hâve et poisseux, mais un marinier cossu, en bonne vareuse de cheviotte bleu marine.

— Il ne s’en tiendra pas là, dit Tom Wills, ce n’est pas la première fois que je le file, et je connais quelques-uns de ses tours. Ah ! le voici qui entre chez Gilchrist, le costumier juif. Il est capable d’en sortir en bonne d’enfants ou sous les traits du prince de Galles en personne. Vite, Briggs, l’automobile car le bonhomme ne fera pas une halte de plus de cinq minutes chez le Juif.

Briggs joua des jambes et, quelques minutes plus tard, une confortable conduite intérieure, portant la plaque municipale des taximètres de Hull, s’arrêta devant Tom Wills, transformé pour la circonstance en un alerte petit chauffeur.

— Au cas où je le charge et où vous me perdez de vue, on se retrouvera chez Mr. Goodfield, dit rapidement Tom. Au revoir, Briggs !

Il se mit en devoir de changer une de ses roues, tout en ne perdant pas de vue la maison de Gilchrist.

Un gentleman, en pardessus noisette, en sortit bientôt, caressant d’un air satisfait une barbe brune.

— Taxi, mon prince ? demanda Tom Wills d’un ton obséquieux.

— Tenez, ce n’est pas une mauvaise idée, répondit l’homme en souriant, tout en jetant un regard perçant au jeune homme.

Mais Tom ne broncha pas et l’étranger parut satisfait de son rapide examen.

— Les temps sont mauvais pour nous, se lamenta Tom. Voulez-vous que je vous fasse voir la ville ? Je la connais comme ma poche, et tout le comté de York aussi. Je ne vous écorcherai pas, je vous le jure, milord.

L’homme à la barbe brune se mit à rire.

— Et si je vous emmenais à Londres ? demanda-t-il.

— À Londres, fit Tom Wills abasourdi, en voilà une course ! Alors, il faudrait me payer mon retour ! Monsieur m’achète !

— Nenni, mon petit. Allons, en route.

Mais Tom secoua la tête d’un air méfiant.

— Faudra me donner une avance, murmura-t-il. Vous savez, ce n’est pas pour vous froisser, mais un de mes camarades a été arrangé l’autre jour de la même façon par une sale teigne de matelot… « On va à Golle », avait dit la veste goudronnée et voilà qu’à mi-chemin il fait arrêter l’automobile sous prétexte de s’acheter du Navy-Cut pour sa pipe… Mon pauvre diable de collègue l’attend encore. Faut pas m’en vouloir, milord, mais je travaille pour un patron, et si une pareille aventure m’arrive, il me balancera et je ne trouverai plus nulle part à m’embaucher encore comme chauffeur de taxi.

L’étranger avait écouté Tom Wills avec patience. Loin de se formaliser des exigences du jeune homme, il sembla, au contraire, y puiser une certaine satisfaction.

— Voici un billet de cinq livres, mon ami, dit-il tout à coup. J’espère que cela calmera vos inquiétudes !

Tom Wills regarda soupçonneusement le billet puis, quand il eut vu que c’était une belle coupure de la Banque d’Angleterre, son visage s’éclaira.

— Montez, milord, dit-il en ouvrant la portière et en saluant bien bas. Vous serez mieux là-dedans que dans un pullman ! Je vous conduirai comme si vous étiez le duc de Westminster en personne.

L’auto fila sur la route de Londres et, de temps en temps, Tom Wills y alla d’une petite chanson joyeuse, comme l’aurait fait un chauffeur devant une aubaine pas ordinaire.

Le soir même, Tom Wills entra en coup de vent dans le cabinet de travail de son maître et y trouva Mr. Goodfield, attablé avec Harry Dickson devant deux magnifiques highballs.

— Breitenstein est descendu à l’hôtel Jackson près d’Holloway-Station ! Seulement, il s’appelle Pilgrim, dit le jeune homme d’une haleine.

— Quoi ? Qui ? haleta Goodfield, Breitenstein ?

— Le fameux espion allemand, pour vous servir, ricana Harry Dickson. Vous avez bien travaillé, mon petit Tom.

— Que faire ? murmura Goodfield. Ce diable est vilainement madré.

— Mais tout simplement lancer un mandat d’arrêt en due forme !

— Pour que, demain, je doive le relâcher avec des excuses, sur l’intervention de l’ambassade d’Allemagne ! s’exclama le chef de police.

— Pas du tout, mon ami, dit doucement Harry Dickson. Rédigez-moi votre papier au nom de Mr. Pilgrim.

— Et pour quel motif, je vous prie ? demanda Goodfield d’une voix acerbe.

— Détention de fausse monnaie, répondit Harry Dickson. N’est-il pas vrai, Tom ?

— Certain comme deux et deux font quatre, monsieur Dickson, dit joyeusement son élève. Le petit portefeuille se trouve dans la doublure de son pardessus. Il y a douze coupures de dix livres, toutes fausses comme la voix de Miss Singleton quand elle chante à Drury Lane.

— Comment le savez-vous ? demanda Goodfield.

— Parce que je les y ai mises moi-même, répondit simplement le jeune homme.

Mr. Goodfield se mit à rire tellement que les larmes lui jaillirent des yeux.

— Ah ! elle est bien bonne, monsieur Dickson ! Donnez-moi vite de l’encre et un porte-plume, pour que je vous fasse ce petit papier.

— Que l’on garde Breitenstein ou Pilgrim pendant trois jours au secret à Newgate, et tout sera dit, affirma Harry Dickson.

— Tout ? Que voulez-vous dire ?

— Tout, en ce qui concerne la flamme verte et celui qui la manie. Le bandit mystérieux ira prendre alors la place chaude du bon Mr. Pilgrim dans la cellule, foi de Harry Dickson !

— Encore un verre sur cette bonne parole ! s’écria Goodfield en signant d’un large paraphe le mandat d’arrêt.

— Et maintenant en route ! dit Harry Dickson.

*
* *

— Monsieur Pilgrim ?

— C’est moi-même, que me voulez-vous ?

L’homme interpellé caressait calmement sa belle barbe soyeuse.

— Police, se présenta Goodfield. J’ai ordre de vous arrêter.

L’étranger ne broncha pas, mais une lueur malicieuse s’alluma derrière ses lorgnons.

— Et pour quel motif, monsieur l’agent de police ?

— Je suis le superintendant Goodfield, dit sèchement le policier, et ces deux messieurs, qui m’accompagnent, sont des inspecteurs. Je vous arrête sous l’inculpation de détention de fausse monnaie. Je vous préviens que tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous.

— Phrase traditionnelle, objecta froidement Mr. Pilgrim. Quelles preuves avez-vous contre moi ? De la fausse monnaie ? Aha ! Elle est bien bonne !

Pour toute réponse, Goodfield décrocha un ample pardessus pendu à une patère, le fouilla et en sortit un petit portefeuille dont il tira des bank-notes.

— Fausses ! dit-il simplement.

Mr. Pilgrim poussa un juron.

— C’est une infamie ! s’exclama-t-il. Mais aussitôt, il reprit son calme.

— Je désire être mis en présence de mon avocat.

Goodfield secoua la tête.

— Cela ne se peut. J’ai ordre de vous mettre au secret. Dans trois jours, vous pourrez choisir un conseil.

Le visage de Mr. Pilgrim se rembrunit.

— Je vois ce que c’est, gronda-t-il, et pourtant, cela ne se passera pas comme cela. J’ai le droit d’écrire…

— À personne ! dit tout à coup une voix claire, qui fit sursauter le prisonnier.

C’était un des inspecteurs qui venait de prendre la parole ; il s’avança vers Pilgrim et le regarda bien en face.

— À personne, m’entendez-vous ? Et je vous conseille de vous tenir tranquille, de ne pas essayer de nous jouer un de vos tours, Breitenstein !

— Hein ! sursauta l’homme.

— Oui, je ne répéterai pas votre nom. Qu’il vous suffise de savoir qu’à la moindre tentative, qu’au moindre geste suspect, il pourrait vous arriver un… mettons un accident.

— Voire ! goguenarda l’homme d’une voix pourtant enrouée par l’inquiétude.

— Vous trouver pendu dans votre cellule, par exemple !

Breitenstein-Pilgrim eut un geste d’effroi.

— Soit, dit-il après une minute de réflexion. J’ai compris. L’affaire, qui m’a conduit à Londres, est perdue… Je me résigne, je vois que vous êtes au courant.

— Et comment ! Et si vous vous obstinez à vouloir vous en mêler, cela ne vous aidera qu’à être accusé de complicité de meurtre, d’incendie criminel et de chantage. Bref, tout ce qu’il faut pour être pendu d’ici trois semaines.

L’espion frissonna.

— Mon pays n’en demande pas tant, dit-il. On y a encore besoin de moi.

— Bien, restez tranquille et d’ici trois jours on vous priera, bien qu’à regret, d’aller vous faire pendre ailleurs. Car, d’une façon ou de l’autre, vous ne couperez pas à la corde finale. Mais pour l’heure, ce n’est pas notre affaire.

— Bon, j’accepte, dit Breitenstein.

— Et vous faites bien. Nous quitterons l’hôtel comme si nous étions de bons vieux amis.

— Je suppose que Pilgrim ne sera pas bien longtemps absent de l’hôtel Jackson ? railla l’espion.

— Vous êtes un homme intelligent, dit l’inspecteur en riant. Ainsi, faites contre mauvaise fortune bon cœur !

— À propos, sir, il me semble que vous ne m’êtes pas tout à fait inconnu, dit Breitenstein, mais je ne puis mettre aucun nom sur votre visage.

— Mettez-y celui de Harry Dickson, si vous voulez, lui répondit-on avec bonne humeur.

L’espion eut un geste d’effroi et ses yeux s’agrandirent ; pourtant, on aurait pu y lire une certaine admiration.

— Je m’en doutais, murmura-t-il. Dans ce cas, je baisse pavillon : je me rends !

— Et c’est une capitulation honorable, ajouta Goodfield avec un large rire.

Une heure plus tard, l’espion était enfermé au secret dans une cellule forte de Newgate, sous surveillance spéciale.

Pourtant, on ne remarqua rien à l’hôtel Jackson, puisque, dans la soirée, Mr. Pilgrim y revint, se fit servir un bon souper, arrosé d’une bouteille de vin, et s’endormit du sommeil du juste dans son bon lit blanc.

Le lendemain, il ne quitta pas sa chambre, disant qu’il attendait quelqu’un.

La matinée se passa toutefois sans que personne se présentât.

Mr. Pilgrim se fit servir à déjeuner et fit largement honneur au rosbif anglais, agrémenté de pickles et de Worcester Sauce.

Vers trois heures de l’après-midi, le téléphone de l’hôtel se mit à sonner.

— Une dame demande Mr. Pilgrim, lui dit l’employé de bureau.

— Faites monter !

Mr. Pilgrim tourna le dos à la lumière de façon que la visiteuse dût paraître en pleine clarté, tandis que lui resterait dans l’ombre.

Un doigt toqua contre le bois de la porte.

— Entrez !

Une dame entra, drapée dans un grand manteau de fourrure ; une épaisse voilette lui couvrait le visage.

— Madame, dit brusquement Pilgrim, ceci n’est pas dans nos coutumes. Veuillez ôter votre voile.

La visiteuse hésita.

— Sinon, vous pouvez disposer sur l’heure. Et, pour votre gouverne, je désire repartir ce soir-même. C’est vous dire que l’affaire doit se conclure avec célérité.

D’une main tremblante, elle releva alors son voile et l’homme put voir un beau visage de femme, aux yeux très noirs, mais dont les joues et le front disparaissaient littéralement sous une épaisse couche de fard.

Mr. Pilgrim se mit à siffloter doucement.

— Parlez, dit-il.

— Mais…

— Vous savez bien comment commencer, dit-il brutalement.

— Fratt, dit-elle doucement.

À cette minute, Mr. Pilgrim remarqua un étrange vacillement dans son regard ; son esprit se mit à travailler avec une force incroyable, il connaissait cette expression du mensonge.

— Non ! dit-il, ce n’est pas le mot.

Il vit que l’inconnue soupirait d’aise. Ses yeux se firent plus calmes.

— Aubervilliers, dit-elle comme dans un souffle.

— Bien, parlez maintenant.

— Monsieur Pilgrim… c’est bien votre nom, n’est-ce pas ?

— Peu importe ! Ce n’est pas mon nom ! Mais appelez-moi Pilgrim ou Walter Scott, peut me chaut. Parlez vite, je n’ai pas de temps à perdre.

— « Il » ne peut pas vous livrer l’appareil en terre étrangère. Pas en Angleterre, en tout cas.

— Bien. En Allemagne ? ricana l’homme.

— Non plus, dit-elle, vivement. En Hollande…

— Ah !

— Le bateau qui le transporte se trouve déjà dans les eaux hollandaises.

Mr. Pilgrim réfléchit.

— Alors ?

— C’est tout ce que je puis vous dire. J’ai répété textuellement ce que j’avais à vous transmettre.

— Vous êtes des malins, ricana Mr. Pilgrim, mais la chose peut se faire. Quand m’indiquerez-vous la position du navire ?

— Demain, par téléphone.

— Bon, j’y serai avec… l’argent. Livres ou dollars ?

— Dollars ?

— Entendu, vous pouvez partir. À propos, pourquoi ne pas me le dire maintenant ?

— Nous ne serons en communication avec le bateau que cette nuit.

— Allez !

Sans ajouter un mot, après un bref salut de la tête, la visiteuse partit.

À peine Mr. Pilgrim, entendit-il ses pas décroître dans l’escalier qu’il ôta, d’un coup sec, sa belle barbe brune ; une épaisse perruque suivit le même chemin, et Harry Dickson apparut.

— Pourquoi perdre mon temps à attendre ? grogna-t-il. Ce qu’il faut comprendre, c’est que l’appareil partira cette nuit à bord de quelque bateau extra-rapide. S’ils pensent que Dickson est né d’hier.

Quelques instants plus tard, il était sur le perron de l’hôtel pour voir une puissante limousine démarrer en quatrième vitesse.

Une auto de course se rangea aussitôt devant la façade du Jackson.

— Ne la perdez pas de vue, Tom ! ordonna Dickson au chauffeur, en prenant place à l’intérieur.

— Fiez-vous à moi, maître !

La limousine avait pris quelque avance, mais Tom Wills la tenait.

Ils purent voir, alors, que ses passagers craignaient d’être filés car ils firent des détours sans nombre.

Heureusement, la cohue servait les poursuivants, ainsi que le crépuscule d’hiver complètement dépourvu de brouillard.

Cela durait déjà depuis près de trois quarts d’heure et l’auto poursuivie longeait West King Road pour s’engager ensuite dans Hammersmith. Tout à coup, à la hauteur des Ornemental Grounds, elle fit un brusque crochet pour s’engager dans un dédale de rues plus étroites.

Une peur affreuse étreignit le cœur du jeune conducteur, quand il vit devant lui la rue vide ; à l’intérieur de la voiture, il entendit une exclamation dépitée de son maître.

— Ce serait trop malheureux si nous la perdions.

Ils la revirent dans Hay Street, ralentissant son allure.

Soudain, elle tourna l’angle de Grey Hound Road et se mit à remonter vers Hammersmith.

— Elle veut nous semer, la gueuse ! gronda Tom Wills.

De nouveau, les dernières verdures des Ornemental Grounds se profilèrent devant eux et Tom commença à s’énerver.

— Les bêtes, qui rentrent au gîte, tournent souvent en rond, ricana Dickson dans le dos de son élève. C’est d’un naturel accompli, Tom ; jamais l’alouette ne retombe directement sur son nid et bien d’autres petites bêtes inoffensives en font autant. Que serait-ce, alors, des rapaces humains ?

» Bon, elle tourne. La voici qui longe le cimetière d’Hammersmith. Nous revoici dans Grey Hound Road. Attention !

La machine ralentissait visiblement, elle côtoyait maintenant les terrains de récréation de Fulham, sur lesquels tombait la nuit.

Enfin, elle fit halte dans Little Road et les détectives virent la femme en descendre, puis l’auto repartir à toute vitesse.

Harry Dickson était sur les talons de l’inconnue.

Mais elle ne semblait guère se méfier et, d’un pas délibéré, s’approcha d’une belle maison toute neuve, dont le bel étage laissait percer quelque lumière aux fentes de ses volets.

Harry Dickson la vit sonner, puis entrer.

Il laissa s’écouler quelques instants, puis, d’un mouvement rapide, il enfonça son passe-partout dans la serrure et tourna.

On ne devait pas se méfier à l’intérieur car la porte s’ouvrit, les verrous n’ayant pas été mis.

Une lampe brûlait en veilleuse dans le corridor, dont l’épais tapis de haute laine feutrait les dalles de marbre.

À peine le détective eut-il fait quelques pas, qu’il se trouva, nez à nez avec un serviteur hindou, coiffé d’un haut turban blanc qui, à sa vue, ouvrit la bouche pour crier.

Il n’en eut pas le temps : un formidable coup de poing en pleine figure le fit chanceler, et un direct à l’estomac le plia comme un canif.

Harry Dickson lui fourra un épais bâillon dans la bouche, sortit une fine et solide cordelette de sa poche, le ficela comme un colis, puis le déposa derrière un large banc-coffre qui longeait une des murailles.

Un bruit de voix venait de l’étage supérieur.

En tapinois, le détective se mit à gravir les marches du grand escalier de marbre, dans l’incertaine lueur d’un très haut plafonnier en verre opalin. Les voix se précisaient à présent, l’une grave et ironique, l’autre tour à tour furieuse et suppliante.

Harry Dickson s’approcha de la porte derrière laquelle une querelle semblait s’amorcer.

CHAPITRE 6

HARRY DICKSON CONTRE HARRY DICKSON

— Misérable ! grondait une voix de femme. Misérable !

Harry Dickson dressa l’oreille : les gens, derrière la porte, parlaient un dialecte hindou : le bengali. Le détective connaissait très bien l’Inde, et ce curieux idiome chantant n’avait guère de secrets pour lui.

— Vous vous préparez à partir, continua la voix de femme, à aller toucher en pleine mer le prix de vos crimes et à me laisser là.

— Mais j’ai besoin de quelqu’un ici sur place, Saïda, répondit l’autre voix d’une manière persuasive. Vous me rejoindrez après.

— Où cela ? Chez les démons ? ricana la femme. Non, mon ami, j’ai partagé votre vie tissée de forfaitures sans nombre. Je suis enchaînée avec vous sur la roue du destin. J’ignorais même, jusqu’à ces derniers temps, qu’au lieu d’être un voleur qui, devant nos dieux, peut encore passer pour un homme honorable, vous étiez un effroyable assassin et un incendiaire.

— Vous employez de biens vilains mots, dit la voix, qui se fit soudainement sarcastique et mauvaise.

— En méritez-vous d’autres ?

Une fourmi lumineuse sur le panneau de la porte indiquait le trou de la serrure, Harry Dickson y colla avidement un œil.

Il ne pouvait voir qu’une partie de la chambre, admirablement meublée au goût de l’Orient, ainsi que l’un des acteurs de la scène : la femme.

Bien qu’elle fût débarrassée de son fard, il reconnut immédiatement sa visiteuse de tout à l’heure, à l’hôtel Jackson.

— Une Hindoue, murmura-t-il. Je m’en doutais bien.

Il ne pouvait voir l’homme, qui se tenait hors de son champ visuel, mais sa voix sonnait contre la porte.

— Eh bien, oui ! ma petite Saïda, je les mérite, et, bien plus encore ! Je m’en fais un sujet d’orgueil ! Jetez donc le regard de vos beaux yeux vers les petites fenêtres, elles vous en diront bien plus long !

Harry Dickson vit deux mignons panneaux glisser sur le mur, panneaux qui obturaient deux petites vitres en cristal, enchâssées dans la pierre.

Ces hublots étaient rouges comme du sang !

On aurait dit deux minuscules tableaux, apposés contre le mur, et représentant de lointaines scènes d’épouvante.

— Le feu est dans Brompton ! ricana l’homme invisible. Il marche tout droit vers Knigtsbridge… Je devais bien cela en guise d’adieu à cette chère City !

— Monstre !

— Très honoré ! Mais enchanté en même temps, petite Saïda aux yeux de velours, car de pareilles injures justifient, amplement, ma décision de ne plus vous emmener dans mon sillage.

— J’irai à Scotland Yard…

— C’est ce que nous verrons, dit tout à coup la voix avec une horrible intonation de haine et de fureur.

Harry Dickson vit une ombre passer devant le trou de la serrure, puis entendit un cri de douleur.

— Crève, chienne…

— Pas encore, prince Sadoûr, riposta une autre voix, suivie d’un bruit de lutte s’achevant sur un râle.

Harry Dickson se tenait debout au milieu du salon hindou, qu’éclairait, outre la douce clarté d’une lampe, le reflet sinistre de l’incendie lointain.

Sadoûr était étendu à ses pieds, la bouche ouverte, les dents brisées, un couteau sanglant dans sa main crispée ; sur un divan, Saïda gisait immobile, la poitrine percée d’un coup de poignard.

— Enfin, je vous tiens, Sadoûr ! gronda le détective en croisant les bras et en jetant un regard de mépris sur l’homme immobile. Il m’a certes fallu un peu de temps pour savoir qui était derrière toutes ces diableries. Il a fallu qu’en fin de compte ce brave Tom Wills se poissât la main d’une certaine teinture capillaire, d’un noir assez déconcertant, qui n’était pas de provenance européenne. Ah ! vous avez le téléphone ici ? Cela détonne un peu dans ce décor, mais cela va me servir.

Harry Dickson se dirigea vers un appareil téléphonique furieusement nickelé, qui étincelait sur un guéridon, et il forma le numéro de Scotland Yard.

— Allô ! Goodfield ? Ici Harry Dickson.

— Oui, oui, oui.

— Comment…

Clac ! La communication venait d’être coupée.

Inquiet, le détective reposa l’appareil, flairant le piège, et tout aussitôt il poussa une imprécation.

Le prince Sadoûr avait disparu !

— Damnation !

— Dieu vous entend, monsieur Dickson. Pas de gros mots. C’est un grave péché pour un homme bien élevé et croyant comme vous !

La voix était étouffée et semblait sortir d’une des lourdes draperies masquant une des murailles.

— Vous êtes pris, mon cher monsieur Dickson… Comment, vous ne saviez pas que ce téléphone communiquait avec mon standard ! Vous vous êtes appelé vous-même et je vous en exprime ici toute ma reconnaissance !

Harry Dickson bondit vers la draperie mais, tout aussi vite, son cœur se glaça de terreur.

De la lourde étoffe écarlate, deux mains venaient de surgir, lui immobilisant les poignets.

Le détective connaissait bien cette emprise, trop bien hélas… Car le cauchemar de la maison de l’usurier Fratt lui revint à la mémoire.

Il regarda les mains qui le tenaient ; elles étaient longues et fines, étonnamment musclées. Il les reconnaissait, n’osant pourtant les situer dans sa mémoire, tant cela lui paraissait effroyable.

On aurait dit que c’étaient ses propres mains, qui immobilisaient les siennes ! Alors, l’épouvante, d’incertaine encore, se précisa.

Lentement, les rideaux de velours s’écartèrent et Harry Dickson poussa un cri de terreur.

Il lui semblait regarder dans une glace, d’où auraient jailli les mains d’acier. Sa propre image se tenait devant lui, le fixant avec des yeux morts et lui brisant lentement les bras.

— Eh bien ! que dites-vous de cette surprise ? gouailla la voix lointaine du prince Sadoûr. Quelle ressemblance, n’est-il pas vrai, monsieur Dickson ? Admirez mon génie qui, de l’informe machine de ce vieux fou d’Harroteaux, fit une créature aussi accomplie. Harry Dickson contre Harry Dickson, c’est un véritable fratricide !

Les mouvements du nouvel automate étaient plus précis que ceux de celui qui représentait la falote figure de Mr. Fratt, Esquire. D’un geste brusque, la brute de fer avait attiré contre lui son sosie en chair et en os, et, lentement, il le pressait contre sa poitrine formidable.

— Inutile de chercher le déclic sauveur, monsieur Dickson, ricana la voix du prince. Cette fois-ci, il se trouve dans le dos. Tâchez donc de l’atteindre.

Déjà, l’air n’arrivait plus aux poumons du détective. Le monstre mécanique allait être plus expéditif que son prédécesseur.

— Je ne mens pas en disant que je vous attendais, monsieur Dickson, continua Sadoûr, car j’avais préparé votre sosie à cet effet, mais je n’osais espérer que vous alliez vous présenter à domicile. Vous êtes vraiment un homme aux attentions charmantes. Je veux que vous acheviez votre vie sur un concert de louanges. Adieu, monsieur Dickson… Inutile de vous en dire plus long encore : je crois que vous ne m’entendez plus guère.

C’était vrai, la dernière lueur de raison allait s’évanouir dans le cerveau du grand détective ; sa vue se brouillait, une volée de cloches lui sonnait furieusement aux oreilles… Il comprit que sa fin était venue.

Alors…

Harry Dickson jeta autour de lui des regards égarés : il n’était donc pas mort ? Il gisait sur le tapis, le corps meurtri, mais délivré de l’atroce emprise.

Il leva sa tête douloureuse : son terrible sosie se tenait devant lui, immobile, mais, derrière lui, quelque chose bougeait.

C’était Saïda… Elle était venue au secours du détective, faisant fonctionner le déclic qui se trouvait dans le dos de la monstrueuse mécanique.

Rassemblant toutes ses forces, le détective se releva et prit dans ses bras la femme gémissante. Elle l’écarta.

— Je vais mourir, murmura-t-elle. Il m’a tuée… Mais je veux me venger… Ainsi vous êtes Harry Dickson !

Silencieusement, le détective acquiesça.

— Je sais où il se trouve, continua la blessée, dans un souffle. Venez…

Elle lui fit signe d’écarter la draperie et, d’une main tâtonnante, pressa sur un fleuron de la boiserie.

Un pan de muraille glissa, mais ne découvrit qu’un autre pan de mur d’un blanc écru. Dickson voulut s’élancer ; elle lui fit signe de rester en arrière. S’approchant de l’automate, elle pressa par trois fois un point sur l’omoplate du mannequin.

Alors, Dickson assista à une scène inoubliable.

L’infernale créature se lança contre la cloison et passa au travers comme s’il se fût agi d’un cerceau de papier.

Un cri de stupeur retentit, suivi d’un hurlement atroce.

— Il l’a pris ! hurla Saïda, Sadoûr reçoit son compte. Je suis vengée.

Elle tenta encore de retenir le détective, mais celui-ci se jeta en avant, pour reculer aussitôt devant une scène d’horreur.

La brute d’acier déchiquetait, à grands gestes furieux, un corps humain qui pantelait encore.

Harry Dickson entendit le bruit affreux des os brisés et des fibres déchirées, puis, une tête dont la barbe venait d’être arrachée, roula devant ses pieds.

— Mais ce n’est pas Sadoûr ! s’écria le détective.

Saïda eut un sourire douloureux.

— George Markham ! murmura-t-elle.

— Ah ! je crois comprendre, dit Dickson à voix basse ; et le véritable prince Sadoûr ?

— Markham avait été son secrétaire aux Indes. C’était un homme prodigieusement instruit, il venait en Europe pour s’entretenir avec le savant Harroteaux, qu’il admirait beaucoup, et qu’il voulait aider financièrement. J’étais au service du prince.

— Et vous étiez la maîtresse de Markham ?

Saïda baissa la tête.

— Une nuit, dans la mer Rouge, il assassina le prince et jeta son corps par-dessus bord. C’était un homme habile dans l’art de se transformer : il prit la place du prince.

— Mais pourquoi eut-il recours à d’autres crimes, la fortune du prince devait lui suffire ? demanda Harry Dickson.

La blessée secoua la tête.

— La fortune du prince consistait en de fabuleuses pierreries… On ne les retrouva jamais. Alors, Markham eut l’idée de s’emparer de l’invention du savant français pour la vendre à une puissance étrangère, mais il s’en servit d’abord à d’autres fins.

— L’appareil se trouve-t-il déjà à bord d’un bateau ?

— Je le crois… Le yacht du prince doit croiser au large de la Hollande.

— Croyez-vous ?

— Oui, mais faites attention, le capitaine, un nommé Wright, est l’âme damnée de George Markham.

— Attention, l’homme de fer va brûler ! Sauvez-vous !

Les yeux du monstre d’acier, qui s’était tenu immobile, une fois son crime accompli, venaient de s’illuminer sinistrement.

Harry Dickson connaissait la signification de l’effroyable regard de feu vert. Il souleva Saïda, qui protesta faiblement.

— Fuyez, monsieur Dickson, laissez-moi ici, mes instants sont de toute façon comptés. Sauvez-vous !

L’homme de fer n’était déjà plus qu’une terrible torche de tôle rougie à blanc ; une chaleur formidable s’en dégageait et des flammes se mirent à courir sur les boiseries.

Harry Dickson prit la blessée dans ses bras et se rua dans les corridors… Déjà, de longues flammes rousses s’étaient mises à lécher l’escalier.

L’auto de Wills attendait au coin de la rue. Harry Dickson installa Saïda, inerte sur les coussins et sauta sur le siège à côté de son élève.

— À l’hôpital, vite !

L’auto démarra. Dickson inspecta le ciel.

— Tiens, le feu n’est donc pas à Brompton ?

Tom Wills le regarda d’un air étonné.

— Mais pas le moins du monde, maître !

Le détective se frappa joyeusement le front :

— Les hublots étaient truqués comme tant de choses dans cette maison infernale ! Ce que j’ai pris pour un vaste incendie, ravageant tout un quartier de Londres, n’était qu’un jeu de lanterne magique !

Tom Wills regarda son maître sans comprendre.

— Je vous raconterai cela tout à l’heure, dit Harry Dickson, le cauchemar touche à sa fin. Ce que je sais à présent, c’est que l’appareil d’Harroteaux vogue tranquillement dans les eaux hollandaises.

Ils s’arrêtèrent devant l’hôpital voisin.

Trop tard toutefois, pour pouvoir secourir Saïda, qui venait de mourir.

CHAPITRE 7

LA DERNIÈRE FLAMME VERTE

Jusqu’au moment où le feu tournant de Vlaardingen clignota à l’horizon, le sous-marin E–22 de la Royal Navy avait navigué en surface.

Mais à ce moment-là, les manœuvres de plongée s’exécutèrent.

Dans le poste de commandement exigu, bourré de cartes et d’instruments, Harry Dickson se tenait aux côtés du capitaine Wilkins.

Une odeur aigre et suffocante d’acide et d’huile chaude emplissait le petit espace ; l’eau s’engouffrait dans les ballasts avec un long bruit funèbre.

— Nous allons sortir le périscope, dit le commandant.

Harry Dickson vit devant ses yeux une large plaque de verre opalin se brouiller et il discerna la phosphorescence des hautes vagues.

— Il se peut très bien que le yacht L’Œil de Sundrâh vogue tous feux éteints, opina le marin. Dans ce cas, nous devrons donner dedans pour le voir car la nuit est fameusement sombre.

Harry Dickson ne répondit pas, le pli du souci barrait son front.

— Le voilà ! s’écria tout à coup l’officier. Il a ses feux de position.

Le détective vit le miroir se piquer d’une double étoile lointaine, rouge et verte, bâbord et tribord.

Le capitaine allait lancer un ordre dans le tube acoustique quand, tout à coup, il poussa une exclamation de dépit.

— Ils se sont aperçus de notre présence, gronda-t-il.

— Comment cela ? s’enquit Harry Dickson.

— Ils devaient être parés à toutes les éventualités… Quand on travaille pour les Allemands, on laisse peu de choses au hasard. Ils ont tout simplement immergé des microphones et maintenant, ils entendent fort bien le battement de notre hélice !

En effet, un large pinceau blanc tourna dans le miroir.

— Ils font donner le projecteur !

Alors, ce fut au tour du détective de pousser un cri de colère.

— La flamme verte !

Une sorte de fantôme livide dansait au loin sur la crête des vagues et, presque à la même minute, une vision dantesque emplit le champ du miroir du périscope.

Là où la flamme verte touchait la mer, les eaux se mettaient à bouillir sauvagement ; d’immenses jets de vapeur fusaient vers les nuages, les vagues mugissantes se levaient en trombe.

— Stop ! ordonna le commandant.

— Pensez-vous que la flamme puisse nous atteindre jusque sous le niveau des eaux, commandant ? demanda Harry Dickson.

Le marin haussa les épaules.

— Je ne connais pas la puissance de cet engin diabolique, mais ce que je puis affirmer, c’est que, si nous sommes pris dans un pareil remous, notre bateau ne résistera pas !

— Même en descendant ?

Le capitaine Wilkins branla la tête.

— La mer du Nord est peu profonde en ces parages, encore dix mètres de plongée et nous reposons sur le fond. Regardez-moi cette trombe, elle vous noierait le phare d’Eddystone jusqu’au-dessus de la chambre des feux !

Harry Dickson réfléchit.

— Nous ne pouvons nous emparer de l’appareil mais nous pouvons le détruire, dit-il d’une voix sombre.

— Bien ! Nous devrons nous approcher du yacht pour pouvoir agir, répondit le capitaine et, dans ce cas, nous risquons la mort, car leurs microphones nous découvriront en plongée, comme leur projecteur le ferait en surface.

— Il le faut, dit farouchement le détective. Il s’agit du salut de l’humanité tout entière. Pensez donc, une arme pareille aux mains du militarisme allemand !

Le capitaine salua.

— J’ai reçu ordre de vous obéir aveuglément. C’est vous qui commandez ici, monsieur Dickson. Mais personnellement, je suis content que vous en décidiez de la sorte.

Sans dire un mot, le détective serra la main du vaillant officier.

— Marchez ! commanda le capitaine dans le tube, et, d’une voix brève, il donna l’angle de direction à la timonerie.

À bâbord devant, une affreuse lueur livide courait à présent sur les flots, au milieu d’une mer en furie.

Le sous-marin roula violemment. Un cri s’éleva de la chambre des machines.

— L’acide jaillit hors des accus !

Une odeur âcre et délétère envahit le petit submersible.

— Parez à l’attaque ! dit froidement le capitaine, dans le téléphone.

» Torpille 2 !

Dickson crut entendre vaguement une voix lointaine susurrer : « Fin prêt », ou quelque chose d’approchant.

De nouveau, le commandant lança un chiffre.

Quelques minutes s’écoulèrent dans le silence ; le miroir était empli d’une sinistre clarté verte et des houles furieuses accouraient dans son champ de vision.

— Feu !

Harry Dickson entendit un « floc » très doux.

— La torpille est partie, murmura le capitaine, regardez, vous pouvez suivre son sillage… Heureusement, ils ont éteint leur projecteur. Bravo, elle marche droit dessus.

— Machine arrière ! ordonna-t-il d’une voix claire.

Plusieurs minutes s’écoulèrent dans un silence angoissant ; le front du capitaine était barré de plis profonds.

Il consulta le chronomètre enchâssé dans la cloison devant lui.

— Elle devrait déjà être arrivée ! murmura-t-il.

— Cela rate donc quelquefois ? demanda Dickson d’une voix altérée.

— Parfois ! Il se peut aussi qu’elle plonge sous le but visé. Cela s’est vu…

Tout à coup, une flamme aveuglante jaillit de la nuit et presque aussitôt un bruit sourd roula sous les eaux.

— Touché ! jubila l’officier. En surface !

Le petit bateau prit l’angle et remonta allègrement.

Mais quand Harry Dickson et les marins, déverrouillant la trappe d’acier, se ruèrent sur le pont étroit, lavé par la houle, ils ne virent plus qu’une mer sombre, roulant des lames crêtées d’écume.

Le yacht criminel, ayant à son bord la formidable machine à tuer d’Harroteaux, s’était enfoncé dans le gouffre, avec son équipage complice et son fantastique secret.

*
* *

Quelques jours plus tard, deux visiteurs furent annoncés par Mrs. Crown à Harry Dickson.

— J’ai déjà vu ces particuliers, ronchonna la bonne dame. L’un d’eux a un visage un peu plus réjoui qu’alors.

C’étaient Lord Norton et Mac Dougal.

— Monsieur Dickson, dit le lord, le feu n’est pas parvenu à détruire complètement la demeure de Little Road. Certes, le hideux automate est perdu, mais on a découvert que le coffre-fort était intact. Le paquet que j’avais abandonné dans Hyde Park m’a été restitué. Je viens ici parce que je désire tenir ma promesse.

— Et moi, claironna Mac Dougal, je savais bien que le grand Dickson ne nous abandonnerait pas. L’assurance m’a complètement dédommagé et je viens remettre l’obole de ma gratitude.

— Pour moi, je ne veux pas un penny, dit Harry Dickson en serrant la main de ses visiteurs. Mais des victimes sont tombées, et le pauvre Loggan laisse une nombreuse famille… Merci, messieurs !

LE MONSTRE BLANC

CHAPITRE PREMIER

L’HOMME QUI AVAIT VU LE DIABLE

Le docteur Shere, un des sous-directeurs du grand asile d’aliénés de Londres, Bedlam, faisait les honneurs de son établissement à quelques visiteurs de marque. Il y avait là le professeur Jorgessen de Copenhague, le savant anthropologiste Bellin de la Faculté de Montpellier, Tuscher d’Iéna, Palkowski de Varsovie, bref, le dessus du panier du grand congrès qui venait de se tenir à Londres.

Comme le groupe des professeurs s’attardait dans la salle commune des enfants arriérés, à discuter des méthodes pédagogiques susceptibles de rallumer leur intelligence vacillante, le sous-directeur s’approcha d’un des visiteurs, qui se tenait un peu à l’écart, semblant ne s’intéresser que médiocrement aux pédants discours.

— Vous ne voulez pas que je vous présente, monsieur Dickson ? demanda-t-il.

— Comme une attraction supplémentaire ? goguenarda le célèbre détective.

L’aliéniste rougit et se mordit les lèvres.

— Excusez-moi… Excusez-moi, balbutia-t-il d’un air très malheureux.

— Vous êtes tout excusé, mon cher docteur. Mais les membres du congrès auront de plus belles choses à admirer qu’un détective trop curieux, la colonne de Nelson dans Trafalgar Square, par exemple, répliqua Dickson en souriant.

— Bien, bien, je vous laisse garder l’incognito. Mais comme vous avez suivi avec tant d’attention les savants travaux du congrès, je croyais…

Harry Dickson le renvoya à ses hôtes célèbres d’un petit signe de la main accompagné d’un gracieux sourire et se rapprocha de son élève Tom Wills, qui ne semblait guère s’amuser dans cette maison de la grande détresse.

— C’est vrai, dit Dickson, j’ai suivi conférences, discours et discussions avec le plus vif intérêt, je crois même avoir appris l’une ou l’autre chose. Quant à la visite d’aujourd’hui, qui clôture en quelque sorte la savante réunion, je l’ai suivie en simple curieux. Je crois du reste que je vais bientôt brûler la politesse à ce groupe de bavards.

On avait quitté la salle des jeunes arriérés, pour traverser une grande cour dallée de pierres grises où poussaient quelques maigres viornes dans de rares carrés de terre meuble.

— Quelle tristesse ! murmura Tom Wills, désagréablement surpris par l’aspect sinistre des lieux. Je crois qu’il y a des prisons qui sont plus gaies.

Des êtres bizarres déambulaient dans la cour, les yeux fixes et mornes, faisant des gestes incertains, s’adressant à des personnages invisibles.

— Ceux-ci, expliqua le docteur Shere, sont inoffensifs. Chacun a sa marotte. Regardez ce gentleman en chapeau haut-de-forme orné d’une plume de faisan, et brandissant une petite hache en papier : c’est un ancien instituteur de province. Il s’imagine être Griffe-de-Lynx, chef des Araphoës, sur le sentier de la guerre contre les Delawares et les Hurons.

» Bonjour, Griffe-de-Lynx ! dit-il d’une voix engageante au pauvre dément.

— Mon frère le visage pâle est un grand chef, répondit gravement le malheureux. Il m’a sauvé par trois fois du poteau pourpre des supplices. Je lui donnerai un collier de griffes d’ours et un sachet en cuir de daim rempli de pépites d’or.

Un petit homme chafouin s’approcha du docteur Shere et lui fit un signe mystérieux.

— Le vent souffle du sud, n’est-ce pas ? s’enquit-il d’un air important.

— Pas du tout, il est au nord ! répondit le sous-directeur.

— C’est bien heureux, répliqua l’homme, rasséréné, sinon la flotte de Napoléon traverserait le détroit et entrerait dans la Tamise. N’oubliez pas que nous n’avons que trois canons à Sheerness et le lord-maire en a volé les boulets pour s’en faire des chaînes de montre.

— Il vit dans la terreur de voir la flotte napoléonienne débarquer en Angleterre, dit Shere en se tournant vers ses hôtes en souriant, puis il rassura le fou :

— Soyez tranquille, commodore, on vient d’apporter de nouveaux boulets.

— Ah, voilà qui fait plaisir à entendre. Vous allez me mettre le lord-maire aux arrêts, et j’irai lui reprocher moi-même sa faute, dès que j’aurai déjeuné.

— Maladroit ! gronda un jeune homme en menaçant du doigt le professeur Jorgessen. Vous alliez marcher sur moi et m’écraser, comme si vous ne saviez pas que je suis une fourmi rouge !

Les congressistes étaient habitués à ce genre de sorties de la part de malheureux que la raison avait abandonnés, et les énormités qu’ils énonçaient comme des vérités premières ne les firent nullement sourire.

Tout à coup, le docteur Shere fit halte et invita le groupe à se rassembler autour de lui.

Du regard, il indiqua un homme, jeune encore, affalé sur un banc et dont les yeux atones suivaient la course des nuages dans le ciel.

— Je vais vous présenter un cas assez bizarre, dit-il. Il y a un mois, on nous a amené cet homme, trouvé errant sur un quai de Woolwich. Il était atteint d’amnésie, ne se souvenait de rien, pas même de son nom. Au bout de trois jours, il retrouva l’usage de la parole, mais seulement pour raconter une histoire abracadabrante. Il prétendait être descendu en enfer, dont il donne du reste une description curieuse, qui ne varie jamais. Or, le corps de cet homme est littéralement couvert de cicatrices provenant de brûlures singulières, dont nous ne pouvons expliquer la nature.

— Ce cas n’est pas unique, intervint le professeur polonais.

— Non, en effet, mais ce qui est pour le moins curieux, c’est la description très nette et immuable qu’il donne du lieu de supplices d’où il est revenu, et surtout des personnes qu’il prétend y avoir rencontrées.

— Ah ! vraiment, remarqua, avec un fort accent du Midi, le docteur Bellin. Il y a des siècles, Dante a décrit cela avant votre malade, mon cher confrère. C’est ainsi qu’il fit la rencontre de Virgile, de…

Mais le docteur Shere secoua vivement la tête.

— C’est très différent, cet homme prétend avoir rencontré des gens qui ont disparu mystérieusement de Londres et d’ailleurs, depuis tout un temps.

— Les noms, je vous prie, dit une voix claire, les noms de ces disparus.

Le docteur Shere se retourna et se trouva nez à nez avec Harry Dickson.

— Cela aurait-il le don de vous intéresser ? demanda-t-il, mi-figue, mi-raisin.

— Certainement… Beaucoup même.

Le docteur Shere tenait sa revanche ; il esquissa une grimace ironique et répliqua :

— Ne craignez-vous pas de retenir l’attention des congressistes sur un cas d’amnésie fort ordinaire, alors que tant de choses restent encore à voir ?

Harry Dickson marqua le coup et s’inclina.

— Je me permettrai alors de me séparer du groupe des visiteurs. Vous voudrez bien, docteur Shere, m’envoyer ici un de vos assistants, au courant de la maladie de ce malheureux.

Le détective s’y entendait comme pas un pour se faire obéir, il savait user d’un ton qui ne tolérait pas la réplique ; Shere fit un bref signe d’assentiment et s’éloigna, suivi des savants qui n’avaient pas compris grand-chose à ce rapide échange de paroles.

Dickson et Tom restèrent seuls au milieu de la lugubre cour en briques rouges ; un des déments s’approcha de Tom et lui tira les cheveux.

— Maintenant que le gardien est parti, je vais vous dévorer vivant, ricana-t-il. Ne saviez-vous pas, malheureux, que je suis le tigre royal du Bengale ? Et il y a assez longtemps que l’on me nourrit de haricots et d’herbes amères. Je veux de la viande fraîche… hou ! hou !

— À moins que l’on ne vous donne du tabac, dit gravement Harry Dickson. J’ai parcouru longuement les Indes et je puis vous affirmer que le tigre royal préfère le tabac à la chair humaine.

— Vraiment ? demanda pensivement le fou. Dans ce cas, donnez-moi du tabac, car le tigre ne doit pas attendre.

Harry Dickson lui tendit sa blague et le dément se confectionna une chique avec un art consommé.

À ce moment arriva l’interne Wade, un jeune médecin fraîchement émoulu de la Faculté, et tout heureux de pouvoir étaler son savoir devant un visiteur de marque comme le détective.

— Shere m’a mis au courant, dit-il en tendant cordialement la main au maître et à son élève. Vous vous intéressez à C 118 ? C’est le seul nom par lequel on puisse le désigner. Venez, il est d’ordinaire assez bavard quand il s’agit de l’enfer et du diable, dont il prétend avoir été l’hôte.

— Quels sont les noms des disparus dont il fait mention ? demanda Dickson.

— Lord Hardmour, Archibald Grygges, Miss Esther Darras…

Harry Dickson sifflota doucement.

— Disparitions qui n’inquiètent pas seulement l’Angleterre depuis des mois et des mois, mais l’Europe entière. Hardmour était un célèbre philologue, Grygges un de nos meilleurs peintres de marines, Miss Darras, la plus belle diva du monde.

Le docteur Wade approuva du geste.

— Allons voir le malade, dit-il.

L’homme se tenait toujours immobile sur son banc, arrachant de temps à autre une branchette aux viornes voisines, le regard perdu au loin.

— Bonjour, le rescapé du royaume de Satan, dit joyeusement l’interne en l’abordant. Comment va Old Nick aujourd’hui ?

Une lueur incertaine s’alluma dans les prunelles troubles du dément.

— Aha ! Old Nick, vraiment… bégaya-t-il.

— Voici un gentleman qui aimerait bien savoir comment l’enfer est fait, continua Wade en riant.

— C’est très profond, répondit l’homme avec une volubilité soudaine. C’est noir, mais il y a des boules de feu qui éclairent. Il y a aussi l’ogre de fer et de feu qui mange les hommes. Il y a trois hommes qui vont être mangés et une femme. Je les connais, Hardmour, Grygges…

Il se tut tout à coup et une expression d’intense terreur se répandit sur son visage.

— Croyez-vous que le diable nous écoute ? demanda-t-il à voix basse.

— Pas du tout, répondit Wade d’une voix calme, vous savez bien qu’il ne peut entrer dans cette maison.

L’infortuné poussa un soupir de soulagement.

— Il y a un chat rouge à Shadwell, dit-il tout à coup d’un air important.

Harry Dickson le regardait en silence et un pli lui barrait le front.

Tom Wills connaissait la signification de la mine de son maître : Harry Dickson ne s’intéressait guère aux divagations de l’homme mais, derrière les vaines paroles, il découvrait autre chose.

Jusqu’ici, C 118 avait tenu les yeux fixés sur le docteur Wade mais, après avoir parlé, il se mit à regarder les hautes fenêtres dans le mur d’en face et, de nouveau, une vive terreur envahit son visage.

— Il est là… Old Nick ! hurla-t-il. Le diable !

Était-ce une illusion ? Tom Wills se retourna vivement et son regard suivit celui du fou… Là-haut, à une des lointaines fenêtres en ogive, une forme venait d’apparaître et de s’évanouir aussitôt. Le jeune homme ne distingua qu’une ombre passagère, mais ce qu’il perçut fort bien, ce fut la double flamme d’un regard effroyable dardé sur eux.

— Ta ! ta ! dit Wade sur un ton apaisant, il n’y a personne, je vous dis !

Tout à coup, Harry Dickson poussa une sourde exclamation et s’approcha vivement du dément, une lueur de triomphe dans les yeux.

— Ackroyd ! s’écria-t-il en posant une main sur l’épaule de l’homme.

Celui-ci sursauta.

— Ackroyd ! Jack Ackroyd, répéta le détective.

L’homme poussa un profond soupir et son regard sembla devenir moins incertain.

Il leva sur le détective des yeux éperdus ; on voyait que sa pauvre intelligence faisait un effort énorme, cherchant à se souvenir.

— Har… Harry… Dick…

— Tonnerre ! hurla le détective en se précipitant vers lui pour le soutenir.

À l’étage, un coup sec venait de claquer, et Jack Ackroyd, l’homme que Dickson venait de reconnaître, s’effondra, tué raide d’une balle au milieu du front.

Laissant l’homme abattu aux soins du docteur Wade, Harry Dickson et Tom Wills se ruèrent à l’étage d’où le coup de feu était parti.

Tandis qu’ils gravissaient quatre à quatre l’escalier aux larges marches de pierre bleue, Tom Wills dit quelques mots à propos de l’étrange figure apparue à l’une des fenêtres.

Harry Dickson ne répondit pas, continuant sa rapide ascension. Ils se trouvèrent bientôt sur un immense palier aux fenêtres poussiéreuses.

— Ce n’est pas ici, grommela Tom. Voyez, ces fenêtres ne donnent pas sur la cour que nous venons de quitter. Quel labyrinthe, mon Dieu ! Et nous nous sommes lancés là-dedans sans guide ! L’assassin aura beau jeu pour jouer la fille de l’air !

— Par ici ! ordonna Dickson d’une voix mécontente en désignant un couloir s’ouvrant sur sa gauche.

Une longue série de salles vides se présentèrent en enfilade, toutes donnant sur d’autres cours que celle qu’ils venaient de quitter.

— Nous sommes dans une partie désaffectée de l’asile, murmura le détective, et, d’une certaine façon, cela nous facilitera la tâche. Regardez donc la couche de poussière qui couvre les planchers : le moindre passage devrait y laisser une trace.

Tom Wills poussa une large porte à deux battants et grogna aussitôt de satisfaction.

— Voici la cour, maître… tenez, on emporte Ackroyd…

Harry Dickson regarda autour de lui et secoua la tête.

— Il n’y a pas d’empreintes ici, marmotta-t-il et pourtant, il n’y a pas de cire plus fidèle que cette poussière… Tudieu, elle est épaisse d’un pouce ! Depuis des années, personne ne doit avoir pénétré dans ces pièces.

— Et moi, je vous assure, maître, que c’est à cette fenêtre-ci que la silhouette est apparue. Je la reconnais fort bien à cette vitre fêlée et à cette autre d’une teinte un peu verdâtre.

— Une silhouette, Tom ? Expliquez-vous !

Le jeune homme frémit.

— C’est beaucoup dire, en effet, répondit-il à voix basse, car je n’ai vu que des yeux… et quels yeux !

Harry Dickson parcourut rageusement la longue salle, tirant sur les poignées et les espagnolettes des fenêtres.

Toutes étaient solidement fermées, et leurs jointures soudées par la rouille et la crasse.

— Aucune de toutes celles-ci n’a été ouverte, finit-il par avouer d’une voix irritée, et pourtant, c’est d’ici que le coup de feu est parti !

— Et c’est à cette fenêtre que j’ai vu les yeux ! ajouta Tom Wills.

Ils consacrèrent encore un quart d’heure à parcourir l’aile désaffectée, mais sans rien trouver. Partout, le tapis de poussière s’étalait, gris et uniforme, ne trahissant pas le moindre passage, ne livrant aucune empreinte.

— Impossible ! impossible ! grondait Dickson en un leitmotiv de stupeur et de découragement.

Quand ils eurent regagné la partie habitée de l’établissement, ils se trouvèrent devant des gens atterrés, ne sachant où donner de la tête.

— Un assassinat chez nous, et commis d’une façon aussi incompréhensible ! gémit un des directeurs.

— Et en présence de Harry Dickson encore ! ajouta le docteur Shere d’un ton hautain.

Le détective ne releva pas la réflexion désobligeante et se contenta de demander quelques explications au sujet de la partie désaffectée de l’asile, d’où le coup de feu devait être parti. Explications qui ne lui apprirent d’ailleurs rien.

Comme le détective allait s’éloigner du groupe des congressistes, un des infirmiers lui fit un signe discret.

Le détective feignit de muser dans un des couloirs, puis il tourna à angle droit dans un autre, de façon à échapper à la vue de tous.

Deux minutes plus tard, l’infirmier vint l’y rejoindre.

— Mr. Dickson, dit l’employé, puis-je me permettre de faire une remarque ?

— Certainement, mon ami.

— Avez-vous compté le nombre de congressistes qui sont entrés ce matin pour visiter l’asile ?

Le détective regarda l’infirmier d’un air un peu interloqué.

— Sincèrement, non, avoua-t-il.

— Il y en avait trente, Mr. Dickson… Si vous voulez vous donner la peine de contrôler à présent, vous verrez qu’il n’y en a plus que vingt-neuf.

Dickson lui tendit une couronne que l’autre refusa en rougissant.

— J’ai fait partie de la police dans le temps, murmura-t-il à voix basse. J’aurais fait un bon policier, paraît-il, car j’étais observateur comme pas un. Malheureusement, le whisky…

Il n’acheva pas et baissa la tête.

— Votre esprit d’observation vient probablement de me rendre service, dit brièvement le détective. Je vous revaudrai cela. Votre nom ?

— Forbes.

— Je m’en souviendrai.

Rapidement, Harry Dickson regagna l’aile désaffectée. Une idée venait de germer dans son cerveau.

Quand il atteignit l’escalier principal, il leva la tête vers les hauts plafonds plongés dans la pénombre et écouta : on marchait là-haut d’un pas précautionneux dans les salles vides et sonores.

Dickson se glissa dans l’ombre des murailles et, à pas de félin, gagna l’étage.

Les pas résonnaient plus proches à présent, inquiets et nerveux, et, soudain, le détective entendit une voix sourde et furieuse qui monologuait :

— Maudit ! Maudit !

Dickson redoubla de précautions ; un moment, il regretta de ne pas avoir emmené Tom Wills, car, sans pouvoir se l’expliquer, il avait conscience d’un danger tout proche, invisible et monstrueux.

Il venait de longer un corridor interminable et allait en tourner le coin, quand il fit halte, frappé de stupeur.

Le professeur Bellin, de Montpellier, se tenait devant lui, tremblant, les yeux hagards, un revolver à la main.

— Mr. Dickson ! s’écria le professeur, je…

Il se mit à balbutier des mots sans suite.

Harry Dickson secoua la tête.

Non, ce n’était pas le professeur Bellin qu’il s’attendait à voir là, et ce n’était pas de cet homme tremblant et penaud que pouvait émaner cette impression de danger imminent qui ne le trompait jamais, et que l’on avait souvent dénommé à Scotland Yard et ailleurs le sixième sens de Harry Dickson.

— Ce n’est pas moi… ce n’est pas moi ! gémit le professeur.

— Aussi, je ne vous accuse pas, répondit Harry Dickson. Pourtant, je voudrais vous demander pourquoi vous avez un revolver à la main et à qui s’adresse cette amère épithète de maudit ?

Le professeur Bellin poussa un profond soupir et Dickson put voir la glotte monter et descendre dans sa gorge maigre. Une sueur abondante coulait de son front et poissait sa cravate d’un blanc douteux.

— Je vais vous dire, oui, je vais tout vous dire, mais c’est tellement invraisemblable…

— L’invraisemblable masque les pires vérités !

— C’est vrai… Eh bien, monsieur Dickson…

Une lueur fulgurante aveugla le détective, en même temps qu’une souffrance violente lui labourait la face.

Il tomba à la renverse, mais avant qu’il s’évanouisse, ses yeux s’emplirent d’une vision de folie.

Le docteur Bellin fit un bond gigantesque jusqu’au plafond, comme si des ailes invisibles venaient de lui pousser aux épaules, tandis que deux yeux de tigre s’allumaient dans l’ombre et fondaient sur le détective comme les phares d’un train…

CHAPITRE 2

LE MANUSCRIT INACHEVÉ

Lorsque Dickson s’éveilla du cauchemar fantastique où il avait vu les savants congressistes se transformer tour à tour en vampires et en renards volants, et s’allumer d’immenses rangées d’yeux flamboyants, il distingua autour de lui des figures inquiètes mais familières.

— Dieu merci, le voilà qui s’éveille ! s’écria Tom Wills en essuyant ses joues rougies par les larmes.

— Ce n’est qu’une égratignure, remarqua le superintendant Goodfield. La balle a ricoché sur l’os frontal, il n’a eu qu’une très forte commotion, dont il se remettra en moins de deux. Hello ! Vieil ami, ce n’est pas encore aujourd’hui qu’on vous aura, hein ?

Harry Dickson sourit faiblement mais, déjà, son cerveau travaillait, douloureusement encore, mais lucidement.

— Le professeur Bellin ? demanda-t-il.

— Ce n’est pas lui l’assassin mystérieux, répondit Tom.

Harry Dickson sourit de nouveau.

— Je n’en ai jamais douté… Pauvre diable !

— Vous pouvez le dire, monsieur Dickson, affirma Goodfield. On l’a retrouvé à vos côtés, le cou broyé, comme si une roue d’auto lui était passé dessus.

Harry Dickson ferma les yeux, mais aucune expression d’étonnement ne parut sur son visage, comme s’il s’attendait parfaitement à l’affreuse nouvelle. Après une courte pause, il demanda :

— Et dans la poussière du plancher, nulle trace, sans doute ?

— Les vôtres, monsieur Dickson, et celles du malheureux savant français.

— Je n’en doute pas, dit Dickson à voix basse.

— Comment ? Vous saviez donc ? s’écria Goodfield.

— Je ne sais rien… Mais j’imagine des choses… des choses…

— Qui donc a tué Ackroyd ? demanda Tom.

— Qui a tiré sur moi et m’a manqué de bien peu ? questionna Dickson en guise de réponse.

— Un être qui ne laisse pas de traces, bougonna l’inspecteur de Scotland Yard. Voilà ce que je ne puis admettre !

— Il le faudra pourtant, mon cher Goodfield.

— Bellin tenait un revolver dans sa main crispée…

Harry Dickson acquiesça doucement :

— Mais il n’y avait aucune cartouche brûlée dans son arme.

— En effet ! Pourtant, cela me semble louche, dit Goodfield.

— Non, murmura Harry Dickson, le professeur Bellin était un brave, et même un brave parmi les braves. Sa mort nous prive d’un collaborateur précieux entre tous, car il devait savoir certaines choses qu’il a emportées à jamais dans la tombe, le pauvre homme.

— Monsieur Dickson, demanda Tom Wills, c’est vous qui avez reconnu l’homme atteint d’amnésie et trouvé un soir, errant sur les quais de Woolwich. Qui était donc cet Ackroyd ?

— Quelqu’un dont on ne doit pas trop regretter la perte. Un mauvais sujet, que Goodfield connaît mieux sous les noms d’emprunt de Bobby Bates, de Sol Foggles…

— Ciel ! s’exclama le superintendant, cet affreux chenapan ! Si je ne me trompe, il fut condamné par deux ou trois tribunaux du royaume à la peine capitale, par contumace car le bandit glissa chaque fois à travers les mailles du filet. L’assassin n’a fait que se substituer au bourreau de Londres.

— Je me demande pour quelle raison, fit Tom Wills.

Harry Dickson réfléchit.

— Je puis me l’imaginer : Ackroyd a dû faire un séjour dans quelque endroit d’épouvante, comme aide et complice des maîtres du lieu.

Sa fourberie a dû attirer sur lui les foudres de ceux qui l’employaient. Sans doute était-il promis à des supplices sans nom, qu’il avait déjà vu appliquer à d’autres. Alors, il s’est enfui, mais la terreur a obnubilé son esprit et il a échoué à Bedlam, privé de mémoire, la pensée encore hantée pourtant par des souvenirs confus et monstrueux.

— Alors, Ackroyd est vraiment revenu du fond de l’enfer ? s’écria Tom Wills.

— C’est plus que je n’en puis entendre, s’écria Goodfield, monsieur Dickson, il faut nous mettre en campagne.

Harry Dickson fit une grimace douloureuse.

— Un peu de patience, mon vieux Goodfield, je ne demande pas mieux, mais il faudra d’abord que ma pauvre tête consente à ce projet. Je suis d’autant plus pressé de partir à la recherche de ce lieu de damnation, qu’il détient des hommes comme Hardmour et Grygges, des malheureuses comme Esther Darras et d’autres encore, sans doute !

— Pensez-vous qu’une nuit de repos… ? hasarda Goodfield.

— Amplement suffisante, mon cher, répondit Dickson en riant. Et maintenant, laissez-moi dormir, voulez-vous ?

*
* *

Dickson fut debout dès l’aube, et Mrs. Crown lui apporta du thé et des rôties beurrées. Une vilaine cicatrice déparait son front, mais il affirma en riant qu’un peu de fond de teint serait le meilleur remède, aussi bien pour la faire disparaître que pour la guérir.

Il finissait à peine son thé et se mettait en devoir de donner quelques instructions à son élève, quand la sonnette tinta avec frénésie ; Goodfield s’annonça.

Le brave superintendant avait ce petit air mystérieux qu’il adoptait volontiers quand il avait du nouveau à communiquer au grand détective.

— Savez-vous qu’une double disparition vient de nous être signalée, monsieur Dickson ?

— Qui donc ?

— Jerry Copeland et sa femme, la belle Turkestane Wanda.

— Ah ! cet original de Copeland, un grand voyageur et un écrivain non sans mérite, qui habitait par fantaisie le misérable quartier de Wapping.

— Shadwell, pour préciser, rectifia Goodfield.

— Shadwell ! s’écria Dickson. Diable ! Ackroyd a parlé de Shadwell, si je ne me trompe.

— En effet, pour nous raconter qu’il y existait un chat rouge.

— Ah ! fit le grand détective, dont le front devint soucieux.

— Depuis plusieurs jours, les voisins s’inquiétaient de son absence. Il habitait une vieille bâtisse dans une des rues les plus ténébreuses de ce quartier de misère.

» Tous ses voisins le tenaient en grande estime, sans doute pour sa charité bien connue.

» Nous nous sommes introduits dans la maison et l’avons trouvée vide de toute présence – si l’on excepte celle des cancrelats et des souris, bien entendu.

» La maison semble avoir été bouleversée de fond en comble et, dans un des foyers, nous avons découvert une masse de papiers réduits en cendres ; mais de nombreux feuillets d’une œuvre à peine commencée avaient à peine été entamés par les flammes. À titre de curiosité, je les ai pris avec moi.

— Donnez, dit brièvement le détective.

Il se plongea aussitôt dans leur lecture, et Goodfield et Tom Wills virent qu’au fur et à mesure qu’elle avançait, son front se faisait soucieux, sa mine grave.

Quand il eut achevé sa lecture, il se leva.

— Prenez donc connaissance de ce manuscrit, dit-il à Tom. Cela en vaut la peine et nous rapproche singulièrement du but que nous nous proposons. Sa lecture vous prendra tout juste le temps qu’il nous faudra, à Goodfield et à moi, pour filer jusqu’à Shadwell et y jeter un coup d’œil dans la demeure de Copeland, où je compte découvrir quelques renseignements indispensables.

» À propos, Goodfield, Copeland passait-il pour être riche ?

— Certainement, monsieur Dickson. Il l’était même fabuleusement, paraît-il.

Harry Dickson se frotta les mains.

— Fort bien, fort bien, lisez donc ce bout de roman, mon petit Tom. Certes, il y a là-dedans, des choses sorties directement de la belle imagination de l’écrivain Copeland, mais ce n’est pas tout… Ah ! fichtre non, ce n’est pas tout !…

Il sortit vivement, Goodfield sur ses talons, tandis que Tom dépliait les pages froissées, sentant encore le roussi, et se plongeait à son tour dans leur effarante lecture.

 

LE MANUSCRIT DE JERRY COPELAND

 

… De mes voyages, j’avais gardé l’aversion des villes ; aussi, quand je vis, à la quatrième page d’un journal de province, qu’une petite propriété était à vendre en pleine région forestière, je ne fis ni une ni deux : je m’y rendis.

J’avais un peu d’argent – oh ! si peu – mais, grâce à une satanée combinaison d’assurance sur la vie et de billets souscrits, je devins propriétaire d’une ignoble petite ferme en pierre grise, en pleine forêt, et de deux hectares de mauvais taillis adossés à une énorme roche lépreuse d’où sourdait une eau glacée.

Bien que le prix en fût ridiculement bas, le notaire, qui était un honnête homme, me prévint que ce n’était pas une bonne affaire, car la propriété ne donnerait pas une livre de revenus par an.

Je l’achetai quand même et, à l’apposition de ma signature au bas de l’acte notarial, le tabellion haussa les épaules et prononça les lapidaires paroles de Ponce Pilate.

Je ne fus pourtant pas malheureux ; la grande voix du vent dans les arbres, la fuite invisible de la petite faune dans les broussailles, l’égouttement de clepsydre de ma source, tout cela créait autour de moi l’intense vie des solitudes, qui paye les audacieux de leur courage, mais qu’à leur tour ceux-ci payent trop souvent de leur raison ou de leur vie.

Je mangeai d’étonnants ragoûts de ramiers aux cèpes bruns ; les soirs de bombance, je faisais cuire, selon de mystérieuses recettes indiennes, de belles truites, prises à l’ombre des pierres moussues, au milieu des torrents rageurs.

Les jours de disette, je goûtais la chair âcre et parcimonieuse des geais et le réconfortant bouillon de corbeau.

En été, je m’improvisais guide pour touristes. J’avais toujours un petit coin caché, inédit, panorama ou gorge sombre, à montrer aux plus généreux ; cela me payait mes cartouches, mon tabac et mon petit verre de rhum ou de whisky.

Un soir d’hiver, d’obscurité complète et de grande bourrasque, un petit cri plaintif retentit dans les hautes branches des arbres proches.

— Voilà le grand-duc de la chênaie qui saigne un de mes ramiers, ronchonnai-je.

Le lendemain, je trouvai en effet les plumes ensanglantées d’un ramier tout près de ma maison.

Ennuyé de cette intrusion dans mon maigre garde-manger, je résolus de tuer, à la première occasion, le rapace que je savais nicher au sommet de la grande roche.

Le soir suivant, des hurlements affreux éclatèrent dans le taillis et se terminèrent en une longue plainte.

Mon chien Snow, une formidable bête des steppes, dont le père était un loup gris, Snow, qui m’avait suivi à travers mes pérégrinations asiatiques et dont je n’avais pas eu le cœur de me séparer, aboya avec violence, mais ne manifesta aucune envie de sortir, ce qui m’étonna.

Au petit jour, je trouvai le cadavre du grand-duc, cruellement déchiré, dans les broussailles.

— Snow, dis-je, quelle damnée bête a donc le courage de se régaler de la carcasse puante d’un vilain hibou des roches ?

Alors, Snow eut une bizarre attitude qui m’intrigua ; il courut vers le rocher, renifla, poussa un cri plaintif et vint se réfugier près de moi, la queue basse, les oreilles pendantes.

Snow, que j’avais vu égorger un loup gris dans la steppe, Snow, qui harcelait l’ours brun dans les montagnes de l’Oural, Snow avait peur !

La bourrasque n’avait pas quitté la forêt depuis plusieurs jours ; c’était un beau tintamarre que celui des branches brisées comme verre et du sinistre craquement des bouleaux que la tourmente abattait tandis que, de loin en loin, un cerf bramait de frayeur.

J’aiguisais une hachette auprès d’un feu de brindilles, quand Snow poussa un hurlement et me sauta contre les jambes, au risque de se faire entailler par mon couperet.

Je levai les yeux et je crois que je criai de terreur avec mon fidèle compagnon.

Dans l’encadrement sombre de la fenêtre, une figure d’épouvante venait d’apparaître.

Une tête à peine humaine, une affreuse tête de vieillard tricentenaire, d’une blancheur de neige, aux immenses yeux nyctalopes, dont les flammes vertes clignotaient à la lueur du foyer.

La bouche s’ouvrait en un formidable rire muet sur de terribles dents noires.

La vision disparut dans un bruit de branches froissées, mais j’avais eu le temps de la reconnaître.

— Snow, m’écriai-je, c’est elle, la Bête, c’est la Bête blanche !

La Bête blanche ! Le mystérieux monstre des antres insondables de la montagne turkestane !

Les peuples nomades qui vivent dans les déserts en parlent tout bas, sous la tente en poil de chameau.

Les bandits tartares, qui ne craignent ni Dieu ni diable, ont une vilaine teinte terreuse sur leurs figures cruelles quand on évoque son nom devant eux.

De hardis mineurs qui sont descendus dans les gouffres ténébreux, au fond desquels mugissent des torrents, pour y chercher l’or et les pierres précieuses, ne sont jamais remontés, mais d’autres explorateurs ont retrouvé leurs corps effroyablement déchiquetés.

C’est la Bête, la Bête blanche qui a fait le coup, le monstre inconnu qu’une Providence aux desseins insondables a peut-être préposée à la garde des trésors souterrains.

Un professeur français, un drôle de bonhomme, qui parlait avec un amusant accent du Midi, qui ne cherchait pas les richesses mais se contentait de cailloux, de plantes ou simplement d’histoires de bonne femme, nous parla un jour d’étranges bêtes blanches aux yeux de chat ou complètement aveugles, qui habitent les grandes profondeurs de la terre, où ni la chaleur ni la lumière du soleil ne peuvent les atteindre.

On retrouva un jour son piolet et ses jumelles Goerz à l’entrée d’une grotte, mais on ne retrouva pas le professeur français, dont j’ai oublié le nom.

Mais que diable cette créature d’enfer venait-elle faire à des milliers de lieues des montagnes désertiques du Turkestan ?

Je tournai mes recherches du côté des rochers, et je ne tardai pas à découvrir une étroite fissure de la hauteur d’un homme, que je ne me rappelais pas avoir jamais vue.

Le souffle froid des cavernes en sortait et je résolus de l’explorer.

Je gavai ma lanterne d’huile et je m’aventurai dans l’anfractuosité.

Elle était profonde ; je suivis longtemps un étroit couloir qui, peu à peu, s’élargit en une grotte assez vaste aux parois fuligineuses.

Depuis quelque temps, une rumeur confuse me parvenait dans laquelle je croyais distinguer le bouillonnement d’une eau rapide.

Le sol, de sable fin, était en pente et, soudain, l’abîme fut devant moi.

Je me penchai, avançant ma lanterne, mais ce n’était qu’une pauvre étoile jaune qui ne perçait pas à vingt pas les ténèbres du gouffre.

Une humidité glacée montait par bouffées d’une eau courante, une eau mystérieuse, fleuve de l’éternelle nuit souterraine, à une profondeur vertigineuse.

Je fis rouler une grosse pierre et j’attendis : des secondes s’écoulèrent avant que j’entendisse un floc doux et lointain.

Un calcul grossier où je combinai au hasard la vitesse de la chute des corps et la remontée du son, me fit conclure à une profondeur de plus de mille pieds.

Je reculai, effrayé par le fantôme du vertige.

J’allais faire demi-tour, quand un scintillement connu frappa mes yeux.

Je crois que j’ai chancelé et que j’ai crié :

— De l’or !

De l’or… ici, en Angleterre, à quelques lieues de Londres !

C’était une pépite en forme d’amande et grosse, grosse !

Mais d’autres points jaunes s’allumaient dans le sable de la roche : je me ruai, mes doigts saignaient, j’arrachais des pépites et encore des pépites, faiblement encastrées dans la gangue brunâtre de la paroi.

Quand je revins à la lumière du jour, j’étais en possession de soixante-cinq pépites d’un poids total de onze livres !

Alors commença une exploitation fiévreuse.

Le pic mettait à nu « poche » sur « poche », toutes plus riches en pépites les unes que les autres.

J’eus des journées de plus de cinquante livres de métal jaune !

C’est, je crois, le vingt-huitième jour après ma trouvaille, que je fus désagréablement frappé par une odeur fade, qui régnait dans le couloir.

Au milieu de ma besogne, elle devint tellement écœurante que j’en eus des nausées et, tout à coup, je me trouvai en face de la bête.

Elle ricanait hideusement à deux pas de ma figure !

Je ne pus faire un mouvement, elle était sur moi.

Ah ! l’atroce, l’immonde contact !

Imaginez-vous un cadavre flasque, mou, glaireux, d’une consistance douteuse, d’un froid plus mordant que celui de la glace, qui vous étreindrait avec la force d’un boa constrictor.

Pourtant, le monstre avait les mouvements gauches ; je compris que la lumière de mon photophore fiché dans la paroi rocheuse l’aveuglait.

Je lui décochai quelques coups de piolet qui portèrent mal sur cette chair caoutchouteuse.

Soudain, je poussai une exclamation de désespoir : la lumière de la lanterne s’éloignait comme si une main infernale l’emmenait au galop.

Je roulais rapidement sur la pente, enlacé au monstre, qui prenait de seconde en seconde l’avantage des ténèbres sur moi.

Du fond de la nuit, le rugissement du gouffre m’arrivait, et je roulais… je roulais…

Combien de pas encore m’éloignaient de la chute finale ? Vingt, dix, un seul ?

Je fis un effort terrible en invoquant Dieu.

J’eus la sensation de sentir mes muscles éclater, et je me dégageai de l’affreuse étreinte.

Autour de moi, il n’y avait qu’une nuit opaque et la bête me voyait, alors que moi, j’étais aveugle !

Grand Dieu ! Deux effroyables lucioles s’étaient allumées en face de moi : les yeux du démon de l’abîme !

Heureusement, je n’avais pas lâché mon piolet ; je rassemblai toutes mes forces et je frappai un coup violent entre les flammes vertes.

Et, tout à coup, éclata un immense cri de douleur, une plainte humaine, une voix pleine de détresse qui suppliait dans une langue inconnue, une lamentation de femme blessée, qui m’allait au cœur et qui allait m’attendrir !

Oh ! ces sanglots, cette voix presque harmonieuse, cette langue incompréhensible mais qui pleurait des choses douces, des promesses peut-être…

Était-ce une nouvelle, une ultime arme de cette infernale créature ?

Je ne pus en entendre plus long… je fis un brusque demi-tour et me mis à courir, droit devant moi, dans les ténèbres…

Quand je revins à moi, Snow me léchait les joues. Comment étais-je sorti de la caverne ?

Je l’ignore ; les rayons d’un pâle soleil d’hiver jouaient dans mes yeux…

 

Tom Wills déposa le manuscrit et resta rêveur.

— Quelle folle aventure ! murmura-t-il. Ou bien alors, nous sommes devant une œuvre de pure imagination de Jerry Copeland, ce qui n’aurait rien de surprenant. Je serais bien étonné si le maître pensait autrement.

Un bruit de voix dans l’escalier lui fit dresser la tête : c’étaient Dickson et Goodfield qui revenaient.

— Eh bien, Tom, mon petit, s’écria Harry Dickson, que dites-vous de cette histoire ?

— C’est un conte pas trop méchant, qui pourrait avoir du succès dans la page littéraire d’un magazine, à moins que ce ne soit un début de roman.

— Les meilleurs romans s’inspirent de la vie réelle, dit sentencieusement le superintendant Goodfield.

— Comment, vous aussi, monsieur Goodfield, s’écria Tom Wills d’un ton de reproche, vous allez accepter cette sornette comme de la monnaie sonnante ?

— Et trébuchante, monsieur Wills, répondit Goodfield d’un air malin, bien trébuchante, c’est le cas de le dire.

— Et ceci, est-ce du roman ? fit Harry Dickson en jetant un lourd objet sur la table, objet qui rendit un son mat.

Tom s’en empara et faillit hurler de stupeur.

C’était une énorme pépite d’or pur, pesant plus d’une livre.

— Impossible ! haleta le jeune homme.

— Voici ce que Copeland a trouvé dans la mystérieuse cache de la forêt, dit gravement Dickson.

— Alors, l’histoire que je viens de lire…

— Doit contenir une grande part de vérité !

— Mais…, hasarda Tom, mal convaincu.

— Et autour de cette merveilleuse trouvaille, ainsi qu’autour de cette effroyable et mystérieuse Bête blanche, s’est tissée une intrigue abominable et criminelle.

— Que nous allons déjouer ! s’écria Goodfield, plein d’enthousiasme.

— Découvrir d’abord, répondit sèchement le grand détective, et croyez-moi, nous sommes encore loin du but, car la nature et ses monstres sont aidés dans cette affaire par des hommes dénués de tout scrupule, dépourvus de sentiments humains et probablement armés d’une puissante intelligence !

CHAPITRE 3

DES YEUX DANS LA NUIT

Harry Dickson avait raison : le but était encore loin.

Tom Wills et Goodfield s’en rendirent compte quand, après d’innombrables coups de téléphone, recherches et rapports de limiers, ils se retrouvèrent dans Baker Street.

Le superintendant de Scotland Yard était déçu. Tom Wills ne l’était pas moins ; seul Harry Dickson semblait garder un semblant de bonne humeur.

— Voyez-vous, disait Goodfield, jusqu’ici, l’affaire ne fait pas grand bruit dans Londres, bien qu’elle comporte cinq disparitions et deux assassinats…

— Jusqu’à présent, en effet, interrompit Dickson.

— Vous êtes encourageant, au moins, Mr. Dickson ! s’écria le brave policier. Cela suffit amplement, il me semble !

Le détective sourit et se contenta de hocher la tête.

Goodfield continua son exposé.

— Or, les statistiques affirment que quotidiennement, huit individus disparaissent à Londres, sans laisser de traces. N’était la qualité de nos disparus, tout serait déjà oublié. La police n’a rien communiqué à la presse quant à la mort d’Ackroyd, dont la fin est plutôt un débarras pour notre service, vous en conviendrez ; de plus, cela fera certainement plaisir à la direction de l’asile d’aliénés de nous savoir si taciturnes.

» Selon le diagnostic des membres du congrès d’anthropologie, le pauvre Mr. Bellin est mort d’une rupture d’anévrisme. De cette façon, les recherches policières seront moins entravées et le congrès évitera au moins d’être tourné en ridicule par les journalistes et les chansonniers de revue.

» L’affaire ne fait donc que peu de bruit hors des murs de Scotland Yard, mais, en haut lieu, on semble vouloir s’en mêler… Malheur à nous, les propos aigres-doux, les reproches voilés, les jérémiades sans nombre vont nous pleuvoir dessus… Voilà où nous en sommes.

— Voilà où nous en sommes, répéta comiquement Harry Dickson. En réalité, nous sommes un peu plus loin tout de même, continua le détective. Voici la situation en aussi peu de mots que possible :

» Un homme, un dément, est tué dans Bedlam par un être mystérieux, au moment où il pourrait commencer à se souvenir.

— Par quelqu’un ne laissant aucune trace sur un plancher pourtant bien garni de poussière, ajouta Tom.

— Sur le plancher, en effet.

— Ni ailleurs…

— Voilà un jugement un peu prématuré ; des traces peuvent être relevées…

— Où cela ?

— Mais… au plafond, par exemple !

Tom et Goodfield se mirent à rire.

— Alors, l’assassin marchait au plafond, comme les mouches !

— Quelque chose d’approchant ! dit gravement Dickson.

— Vous voulez rire, monsieur Dickson ! s’exclama le superintendant.

— Pas du tout ! Je vous laisse libre d’aller examiner le plafond en question, Goodfield, vous y trouverez les traces, que je ne désire même pas voir, parce que je sais qu’elles y sont !

Goodfield secoua la tête, mais n’osa répliquer.

— La sinistre créature tua Ackroyd, mais ce fut par pur hasard, car elle n’était pas venue pour lui !

— Et pour qui donc ?

— Pour le professeur Bellin de Montpellier !

» Et maintenant, voici en vrac preuves, raisons et arguments :

» Que remarquez-vous dans le manuscrit de Copeland ? Des allusions au Turkestan, et d’un ! La mention d’un professeur français qui disparut dans un des antres hantés de la montagne. Ce professeur était le docteur Bellin, je n’en doute pas, et Bellin a fait la connaissance de la Bête blanche ! Ce monstre légendaire apparaîtrait dans le voisinage des gisements d’or… Or, Copeland découvre de l’or, et en Angleterre ! Il s’y trouve face à face avec le démon blanc…

» Autre chose : la femme de Jerry Copeland est turkestane. Cela a-t-il un rapport avec l’affaire qui nous occupe ? Peut-être bien que oui, peut-être bien que non, comme disent les Normands.

— Mais qui a tué Ackroyd et le professeur Bellin ?

Harry Dickson, après une minute de silence, prononça gravement :

— La Bête blanche !

Goodfield et Tom Wills se levèrent dans un même geste d’incrédulité.

— Voyons, c’est de la fantasmagorie !

— Non ! s’écria Harry Dickson, c’est fou, c’est invraisemblable, c’est du domaine du fantastique, et pourtant, j’ose affirmer qu’il en est ainsi !

Harry Dickson ouvrit un tiroir de sa table de travail et en tira une coupure de journal qu’il tendit à ses amis.

 

Southampton, 10 mai 19…

Un vol peu ordinaire vient d’avoir lieu à bord du paquebot Empress of India. Parmi les voyageurs se trouvait un certain Mr. Bellin, professeur à la Faculté des Sciences de Montpellier, revenant d’Asie Mineure.

Le savant rapportait notamment un être mystérieux, enfermé dans une grande cage, et sur la nature duquel il gardait le plus profond secret. D’aucuns affirmaient que c’était un ptérodactyle vivant que Mr. Bellin était parvenu à capturer dans les montagnes du Turkestan. Or, lors de l’arrivée à quai du vapeur, on constata la disparition de cette cage. Malgré toutes les recherches et la grosse récompense promise par le professeur Bellin, on n’est pas parvenu à retrouver l’encombrant colis. On se perd en conjectures…

 

— Et ce serait la Bête blanche qui aurait habité la fameuse caisse ? s’écria Tom Wills.

— Pourquoi pas ? demanda son maître. Cela expliquerait beaucoup de choses.

— Beaucoup ? Hum, c’est pour le moins exagéré, protesta Goodfield.

— Non, mon cher inspecteur, je suis certain que vous serez de mon avis quand vous aurez parcouru la liste des passagers de l’Empress of India pendant cette traversée. La voici !

Goodfield se mit à examiner le papier que lui tendait le détective, et tout à coup, il poussa un cri de surprise :

— Lord Hardmour ! Sir Archibald Grygges ! Miss Esther Darras !

Harry Dickson reprit la liste et la replaça avec la coupure de presse, dans son tiroir.

— Cela crée une grande confusion dans ma tête, gémit Goodfield. Et vous, monsieur Dickson, y voyez-vous clair ?

— Certainement, répondit froidement le détective.

— Oh ! dites…

— Le moment n’est pas venu. Bien que voyant parfaitement clair dans cette ténébreuse intrigue, je vous avoue que nous sommes encore loin de la belle finale que je me propose d’apporter à cette criminelle épopée.

— Je ne puis admettre l’intervention de ce monstre blanc, se révolta Goodfield. Une pareille créature se sert-elle d’un revolver ?

Harry Dickson poussa une exclamation joyeuse.

— Bravo, Goodfield ! Voilà au moins une parole intelligente ! Non, cette abomination faite chair ne devrait, en toute logique, pas se servir d’une arme à feu, mais pourtant elle l’a fait ! Et qu’est-ce que cela démontre ?

— Oui, qu’est-ce que cela démontre ? répéta Goodfield, qui ne comprenait pas très bien.

— Que ce monstre était intelligent, susceptible de perfectionnement jusqu’à un certain point… et que des hommes l’ont aidé dans cette voie, pour s’en faire un épouvantable instrument.

Goodfield et Tom Wills étaient atterrés au-delà de toute mesure, et ne pouvaient trouver de mots pour répondre ; ce fut Harry Dickson qui reprit la parole :

— À propos, Goodfield, tout à l’heure, sur la foi des statistiques, vous m’affirmiez que huit personnes disparaissent journellement de Londres, sans que personne les retrouve. Certes, vous ne semblez pas attacher autant d’importance à l’éclipse des pauvres gens qu’à celle des grands ; mais pouvez-vous me dire si, ces derniers temps, des disparitions insolites ont été signalées dans les quartiers misérables ?

Le superintendant réfléchit.

— En effet, dans les dernières semaines, un certain nombre de jeunes gens ont disparu de Wapping !

— Nous y sommes, dit brièvement Dickson, et une flamme sombre brilla dans son regard. Nous aurons pas mal de crimes à venger, Goodfield !

*
* *

— Eh bien, Tom, et votre tournée chez les notaires ?

Tom Wills secoua la tête.

— Aucun notaire ne se souvient d’avoir vendu une propriété à Mr. Jerry Copeland, monsieur Dickson.

— Hum, fit le détective en bourrant rêveusement sa pipe, cette partie du manuscrit serait-elle de la pure fiction ? Cela ne me paraît pas le cas.

Une heure, puis deux s’écoulèrent sans que le détective desserrât les dents, si ce n’est pour envoyer des ronds de fumée au plafond.

Tout à coup, Dickson déposa sa bouffarde, étira les bras, poussa un petit gloussement bizarre et se leva.

— Ça y est, mon petit Tom ! dit-il d’une voix joyeuse.

— Quoi donc, maître ?

— J’ai trouvé l’entrée de « l’enfer », Tom, voilà tout !

— Comment cela, monsieur Dickson ?

— En réfléchissant, mon garçon ! Certains problèmes trouvent leur solution entre deux bonnes pipes de tabac Navy Cut ! Et tel fut le cas aujourd’hui.

» Rappelez-vous ce que disait Ackroyd, peu d’instants avant que la balle mystérieuse mît fin à sa criminelle existence : « Il y a un chat rouge à Shadwell. » Un chat rouge, et à Shadwell encore ! Mais c’est le portrait tout craché de Pat O’Neil, un effroyable rouquin irlandais, ancien notaire qui tâta du tred-mill dans son jeune âge, et qui continue en cachette son métier de vendeur de maisons… et quelles maisons ! Et à quelles conditions !…

» En bon voisin, Copeland a dû s’adresser à lui, pour l’acquisition d’une affreuse petite bicoque de campagne. Au fond, O’Neil n’est qu’un intermédiaire marron, mais cela ne fait rien à l’affaire. Seulement, en écrivant son histoire, Copeland a idéalisé son personnage, ce qui n’est pas étonnant, en somme ; du courtier interlope, il a fait un brave tabellion de campagne.

» Allons, my boy, manteaux, chapeaux, revolvers, et en route pour Shadwell ; ou je me trompe fort, ou nous y trouverons le guide du parfait touriste de l’empire de Satan !

Shadwell est un affreux quartier de misère et, une fois de plus, les deux détectives déambulèrent à travers le dédale des ruelles sordides respirant la détresse et le crime.

La maison qu’occupait Patrick O’Neil était une bâtisse lépreuse, menaçant ruine, située en retrait des demeures voisines et précédée d’un jardinet hâve, envahi par l’ivraie et les plantes rudérales.

Harry Dickson poussa une grille qui hurla sur ses gonds rouillés, monta trois marches de pierre branlantes, et tira le pied-de-biche gluant du cordon de sonnette. Une petite cloche fêlée se mit à tinter dans le corridor, mais personne ne répondit à l’appel.

— Frappons, dit Tom Wills, cela s’entendra mieux que ce carillon fantôme.

De toutes leurs forces, ils heurtèrent l’huis ; le bruit de leurs coups roula dans la maison sinistre, éveillant les échos, mais personne ne vint.

Enfin, une fenêtre s’ouvrit à l’étage d’une maison d’en face et une voix criarde de femme s’éleva.

— Vous fatiguez pas à faire du potin, conseilla-t-elle. V’là des jours et des jours qu’il ne répond pas. Y’a des chances pour qu’il soit crevé là-dedans et que les rats lui aient grignoté le gigot. C’est ce qui pouvait arriver de mieux à cette sale bête d’Irlandais !

La fenêtre se referma avec bruit, et Harry Dickson et Tom s’en allèrent.

— Que faire maintenant, demanda le jeune homme.

— Un petit tour, jusqu’à ce que la bonne femme d’en face se soit couchée, et puis nous entrerons chez Pat sans sonner ni frapper, répondit Harry Dickson.

Ils parcoururent quelques ruelles transversales, firent semblant de s’intéresser aux lamentables prouesses d’une paire de bateleurs ivrognes, entourés d’un maigre auditoire, puis regagnèrent la maison de Pat O’Neil.

La rue était silencieuse et complètement endormie ; pas un seul lumignon ne tremblotait aux fenêtres d’en face.

Harry Dickson toucha Tom à l’épaule et lui montra la façade de la maison où ils allaient pénétrer.

— Ne voyez-vous rien, Tom ?

— Diantre ! ce bas-relief tout près de la porte… Je ne sais quelle sorte d’animal on a voulu représenter dans cette sculpture.

— Un chat, mon petit, et sans doute, dans le temps, ce chat fut-il peinturluré en rouge ! Qui se ressemble s’assemble, et Pat O’Neil et le chat en pierre sculptée ont fait bon ménage. C’est bien ici que nous devons être… le passe-partout, mon garçon !

La porte ne résista pas longtemps aux outils de Harry Dickson et, quelques instants plus tard, ils se trouvaient tous deux, le maître et l’élève, dans un long corridor dallé de pierres effritées et creusées, où flottait l’horrible remugle des vieilles maisons sinistres.

Prudemment, le détective laissa filtrer un rayon de lumière de sa lampe de poche et la promena dans tous les sens.

Partout où se projetait le mince halo lumineux, on ne distinguait que la lèpre hideuse des murs, le chemin argenté des limaces ou la fuite apeurée des faucheux et des cancrelats.

Tom frissonna.

— Quel antre ! murmura-t-il.

Il entendit tout à coup son maître pousser une sourde exclamation de dépit :

— On nous a précédés ici !

Dickson fit plus de lumière, et les deux détectives distinguèrent une porte grande ouverte à leur gauche et donnant dans un cabinet de travail complètement bouleversé.

Certes, c’était un titre bien pompeux que celui de cabinet de travail ou de bureau, pour l’affreux petit réduit en question.

Il y avait là une table boiteuse, recouverte d’un tapis usé et lourd de crasse, quelques chaises dépenaillées, une pile de cartons verts poussiéreux et maculés et, sur la cheminée de faux marbre, un grand buste en plâtre de Socrate, auquel un saute-ruisseau facétieux avait autrefois peint des moustaches et des favoris à l’encre violette.

Mais tout cela était sens dessus dessous et, dans le foyer, s’accumulait une masse de papiers noircis, réduits en cendres.

Harry Dickson ricana.

— Nous perdrions notre temps à chercher un acte de vente quelconque, car tout a été soigneusement détruit. Les coquins ont eu plus de temps que chez Copeland.

— À moins de retrouver Patrick O’Neil, opina Tom Wills.

Le détective sifflota doucement et tendit le doigt vers une grande tache sombre sur le plancher.

— Du sang ! s’écria Tom avec horreur.

— Pat, le chat rouge, a eu son compte, dit Dickson d’une voix sombre.

— Et son cadavre ?

— Les bandits ne doivent pas avoir été en peine de lui trouver une sépulture.

» Allons-nous-en, my boy, nous n’avons plus rien à faire par ici.

Mais Tom s’obstinait et, soudain, il se baissa et ramassa une sorte de peluche d’un blanc douteux, comme faite d’une sorte de laine bourrue.

Harry Dickson la regarda, la flaira et eut un geste de dégoût.

— La Bête blanche ! murmura-t-il. Elle a signé son passage !

Une heure plus tard, un taxi les ramenait dans leur home de Baker Street.

Harry Dickson ne cachait pas sa déception.

— Toutes les pistes ont été soigneusement brouillées ou effacées, grognait-il. Je me demande vraiment par où nous pourrons commencer notre descente vengeresse dans le monde des ténèbres !

— Je commence à douter de son existence, dit Tom Wills.

— Et moi, moins que jamais, mon cher !

Tom Wills se gratta l’oreille d’un air perplexe.

— Eh bien, dit-il, je donne ma langue au chat… ou plutôt à la Bête blanche…

Il avait à peine achevé sa phrase qu’il poussa un véritable hurlement de frayeur.

À la fenêtre, une monstruosité venait d’apparaître.

Une affreuse figure entourée d’une épaisse toison neigeuse se collait contre la vitre, d’immenses yeux de nocturne clignotaient sauvagement à la lumière des lampes.

Cela ne dura qu’un instant : le verre vola en éclats et une formidable patte jaillit dans la chambre.

Harry Dickson tournait le dos à la fenêtre ; il n’avait pu voir le danger : une griffe hideuse chercha sa gorge.

Mais Tom Wills avait déjà levé son revolver et, en trois secondes, il en vida le chargeur sur l’apparition.

Un affreux regard de feu vert chercha le sien, la griffe hésita et manqua le détective qui se jeta contre le sol.

La nuit avala le monstre qui sembla tout à coup se volatiliser dans l’air brumeux de la nuit.

Alors, une longue plainte éclata, déchirante, humaine, un grand sanglot d’enfant blessé.

Les deux détectives se lancèrent vers la fenêtre et l’ouvrirent, braquant leurs armes.

Mais il n’y avait plus devant eux que la rue vide, les ténèbres et les vitres closes des maisons endormies…

CHAPITRE 4

LES SEPT PORTES

Trois jeunes gens ont disparu cette nuit de Wapping. Comme ils venaient de marauder le long de la rivière, et abordaient un des derniers quais du Pool, ils furent soudainement happés par des formes indéfinissables.

La police fluviale, qui les surveillait, accourut mais ne trouva plus que leur barque plate et leur maigre butin de la nuit.

Tel fut le message qui parvint le lendemain à Harry Dickson, et qui était contresigné par Goodfield.

— Tom, dit le détective en se tournant vers son élève qui beurrait posément d’appétissantes rôties, lisez donc ceci, et dites-moi si cela vous plairait d’excursionner pendant quelques soirs dans ce doux quartier de Wapping. Oui ! Vous pouvez partir sur l’heure et vous y faire des amis, pour quelques shillings ; cela ne sera pas bien difficile !

— Chouette ! s’écria le jeune homme, je commençais à me morfondre et à me sentir vieux !

Une demi-heure plus tard, un affreux petit voyou, la casquette crasseuse sur l’œil, le mégot éteint aux lèvres, prit congé de Dickson.

— N’oubliez pas, lui dit le maître, que notre ami Sol Reeves, qui tient une épicerie dans Hermitage Street, sera toujours charmé d’avoir de nos nouvelles, et que dans son arrière-cuisine, à l’insu de sa clientèle, il a le téléphone.

— Entendu ! ricana Tom, et à la revoyure !

Ce ne fut que le lendemain dans l’après-midi que Dickson eut de ses nouvelles. Le téléphone tinta soudain avec frénésie et, à l’autre bout du fil, le détective entendit la voix joyeuse de son élève lui annoncer :

— Il y a un particulier à grande barbe noire, qui ne me semble pas tout à fait inconnu, mais que je ne parviens pas à situer dans ma mémoire, qui m’a offert comme cela d’aller faire une petite visite nocturne dans une maison dont les proprios sont absents. Rendez-vous ce soir à dix heures dans High Street, à « La Belle Frégate ! »

— All right ! répondit simplement Harry Dickson.

Il connaissait « La Belle Frégate », un odieux bouge à matelots, que fréquentait la pègre de la rivière et des quais de Londres.

Vers l’heure dite, un marinier, roulant et tanguant sous les houles du whisky, déambulait dans la sinistre High Street.

Des filles en blouse rose et en chapeau vert pomme l’abordaient :

— Viens, Gov’nor, et paye-nous pour un petit sou de gin !

Mais l’homme, malgré son ivresse, restait sourd à leurs offres, et sa mine rogue les repoussait.

L’une d’elles s’obstinait toutefois.

— Viens à « La Belle Frégate », le punch n’y est pas plus cher que l’eau dans Lower Pool !

L’ivrogne dressa l’oreille.

— Du punch qui ne coûte pas plus cher que l’eau ! ricana-t-il d’une voix avinée. Faites-moi connaître ce bel endroit, ma chère, et votre fortune est faite !

La fille poussa un petit cri de plaisir et, d’une main preste, elle entrebâilla la porte du bouge.

Le cabaret « La Belle Frégate » était un long et étroit boyau, dont les murs s’ornaient d’effroyables marines peintes au bleu outremer. On y voyait des clippers fendre des vagues monstrueuses sous le regard sanglant d’un phare en équilibre sur une roche pointue comme un bonnet ; des cargos sombrant dans la tempête, entourés d’épaves et de noyés ; des yachts chamarrés d’or serrant de près le vent du large ; des schooners au repos dans les rades des îles heureuses…

— Tudieu ! On se croirait dans un musée ! admira le marinier.

— Vous n’êtes jamais venu ici ? demanda la belle de nuit. Eh bien, c’est que vous n’êtes pas familiarisé avec le grand monde, captain !

L’homme approuva.

— J’dépasse rarement Woolwich avec ma péniche, dit-il.

Le cabaretier posa un saladier de punch brûlant devant eux et la fille se servit copieusement, tandis que son compagnon laissait errer ses regards sur les mines hâves et sinistres des autres consommateurs.

L’air était lourd et fétide, une écœurante odeur de tabac vulgaire et d’alcools frelatés flottait dans la salle.

Dans un des coins, devant une table poisseuse, sirotant un poison violemment coloré, un jeune voyou s’isolait, le regard au loin.

Quand la jeune femme le reluqua, il lui lança une injure.

Le marinier voulut s’interposer, mais sa compagne l’en empêcha.

— Laissez donc, le patron n’aime pas les histoires ! Ce jeune mec n’est pas un familier de l’endroit et ne connaît pas les usages. Vous aurez toujours l’occasion de lui casser la figure quand il sortira.

Le marinier approuva avec enthousiasme.

— C’est ça… quand il s’en ira, j’irai lui dire deux mots à la rue. J’veux qu’on respecte les dames, voilà comment je suis fait, moi !

La porte s’ouvrit et un homme aux larges épaules, habillé à la façon des dockers du Pool, entra ; une épaisse barbe noire lui mangeait les trois quarts de la figure.

Le marinier vit sa compagne sursauter.

— Qu’est-ce que c’est que ce particulier-là ? demanda-t-il.

La femme lui jeta un regard craintif et secoua la tête sans répondre.

Le docker regarda autour de lui, comme s’il cherchait une place libre, puis, d’un pas assuré, se dirigea vers la table du jeune apache.

Quelques minutes plus tard, ils avaient lié connaissance et trinquaient avec de nouvelles boissons.

— Quand ils sortiront, je les suivrai, gronda le marinier, et je démolirai la figure à ce bambin ; tant pis pour le barbu s’il se mêle de la chose !

La jeune femme fit un geste d’effroi.

— Gardez-vous-en, matelot, dit-elle vivement. Cet homme-là a le mauvais œil !

Son compagnon se mit à rire.

— Allez au diable avec vos histoires de vieille femme ! J’vous dis que je ferai son affaire au clampin !

La fille hésita, puis elle murmura à voix basse :

— Laissez les choses aller leur train, je crois que le barbu se chargera bien de lui faire son affaire… Écoutez, il vient tout le temps relancer des jeunes gens, par ici… et puis on ne les revoit plus.

Le marinier approuva d’un geste indifférent.

— Shanghai ! dit-il simplement.

— Comment ?

— Je connais cela ; ça veut dire embarquement clandestin. Le barbu embarque le jeune coco sur l’un ou l’autre sale sabot, où on le fera trimer pour presque rien, sans compter les brimades. L’homme à la barbe touchera une commission. Mais cela ne m’empêchera pas de donner un acompte au gamin, sur ce qui l’attend plus tard.

— Alors, vous irez seul ! s’écria la belle enfant, je ne vous accompagnerai pas !

— À votre aise, ma fille, restez loger ici, si cela vous chante… Ah ! voilà qu’ils se lèvent ! Adieu !

Le marinier lança une pièce de monnaie au patron, qui l’attrapa au vol, et s’en fut dans le sillage du couple, sans plus s’occuper de sa compagne mécontente et déçue.

Le docker barbu et le jeune homme traversèrent lentement High Street, devisant d’une manière animée ; le marinier qui les suivait vit le petit voyou donner des signes de vive approbation, puis de jubilation extrême.

Devant les entrepôts de Wapping, le barbu fit halte, s’approcha du quai et, prestement, se mit à descendre une des échelles de fer menant vers l’eau ; l’instant d’après, le marinier entendit un bruit de rames.

Il vit le couple s’éloigner de la rive à bord d’une petite barque plate, que l’obscurité avala bientôt.

Alors, le poursuivant se dressa et lança un coup de sifflet modulé d’une façon singulière.

Presque aussitôt, une étoile verte s’alluma au-dessus de l’onde noire du fleuve et un canot à moteur silencieux accosta.

— Police de la river ! dit une voix venant du bateau.

— Harry Dickson ! répondit le marinier.

L’équipage du canot de police salua respectueusement.

— Une barque plate montée par deux hommes vient de traverser, dit brièvement le grand détective.

— Elle file dans la direction de Bermondsey Wall, répondit le pilote.

— Cap dessus ! ordonna Harry Dickson, et le canot fendit rapidement l’eau sombre de la Tamise.

En débarquant, il vit devant lui les ombres des deux hommes poursuivis s’éloigner rapidement par Salisbury Street, tourner à angle droit dans Paradise Lane et se diriger vers Southwark Park.

— Vont-ils me promener à travers Londres ? maugréa le détective.

Il n’en fut rien car, devant la grille du square, ils hélèrent un taxi et s’y installèrent.

Quelques secondes plus tard, Harry Dickson en avait arrêté un à son tour.

— Une livre pour vous, chauffeur, si vous ne perdez pas ce tacot de vue !

— Entendu, inspecteur ! répondit le conducteur, flairant un homme de la police.

L’auto qui transportait le docker barbu et son jeune compagnon fit une courbe dans Park Lane, remonta dans Bermondsey, se mit à suivre Long Lane et, après des tours et des détours, s’engagea dans Borough Road.

Le conducteur du détective suivait fidèlement la piste de son confrère.

— J’espère qu’il ne va pas prendre dans Black Friars, ronchonna Harry Dickson en voyant s’ouvrir à sa droite cette longue avenue.

Mais l’automobile décrivit un quart de cercle dans le carrefour et fila à toute allure dans London Road.

« On veut semer des poursuivants éventuels, se dit Dickson, mais la manœuvre est bien grossière. »

— Bon, voici que l’on prend la direction de Kensington Park, grommela le détective, ont-ils l’intention de passer la nuit en taxi ?

Après avoir suivi l’interminable Walworth, l’auto, tournant à droite, s’engagea dans Manor Street et ralentit.

Le détective en vit distinctement descendre les deux hommes, qui s’éloignèrent au pas de gymnastique, tandis que leur voiture démarrait en quatrième.

— Manor Street, murmura Dickson en se glissant derrière eux dans l’ombre des maisons riveraines, je me demande…

Tout à coup, il poussa un léger cri de surprise.

Les deux hommes s’étaient arrêtés pendant l’espace d’une seconde devant une vieille maison d’aspect cossu bien que vétuste et, soudain, ils s’étaient évanouis dans l’ombre.

— Le barbu avait la clé, cela va de soi, autant dire qu’il y est entré comme chez lui, monologua Harry Dickson, mais cette maison, je la connais…

» Diable, mais c’est la demeure de Lord Hardmour, le disparu !

Il colla l’oreille contre le panneau de bois de chêne, mais n’entendit rien derrière la porte close.

— À moi, mes petits serviteurs ! railla-t-il en sortant son passe-partout.

Après quelques efforts, la serrure céda avec un léger déclic.

Un immense vestibule s’ouvrait devant l’intrus, une faible lueur tombait du vantail sur les dalles de marbre, mais ne parvenait pas à chasser l’obscurité ambiante. Toutefois, le détective remarqua un lointain reflet venant de l’étage. Ses yeux s’habituaient vite à l’ombre, il allait avancer quand soudain une odeur de tabac chaud le frappa.

Il fit halte et regarda le sol autour de lui.

Un faible rougeoiement était perceptible dans un coin de l’escalier.

Vivement, le détective se baissa et ramassa un minuscule bout de cigarette sur le point de s’éteindre.

Harry Dickson sourit, mais l’instant d’après, son front devint soucieux.

C’était un signal formidable que ce petit mégot encore tiède, un signal que le détective ou son élève ne laissaient qu’à la dernière minute :

— Grand danger, là où je me trouve, disait la cigarette !

L’escalier se dessinait vaguement dans l’ombre, feutré d’épais tapis, orné de lourdes lattes de cuivre.

Pendant de longues minutes, Dickson resta en contemplation devant lui… et, tout à coup, son visage s’éclaira.

Faisant demi-tour, il s’approcha d’un porte-manteau, s’empara d’un jonc à pomme d’argent et se mit à appuyer sur les marches avec la canne.

Quand il eut touché la cinquième, un bruit métallique se fit entendre et la marche disparut, découvrant un trou obscur qui avala le jonc comme l’eût fait une gueule.

Deux secondes s’écoulèrent, puis le détective entendit un bruit de chute et un clapotis d’eau courante.

— Moins une ! ricana-t-il. Celui qui entre là-dedans ne devra guère songer à la remontée !

Bravement, il enfourcha la rampe d’escalier et grimpa tout au long jusqu’au palier de l’entresol.

« Je me demande si cette embûche est la seule », se dit-il, mais il ne trouva pas d’autre signe de danger.

Devant lui, un couloir aux murs ripolinés luisait doucement à la lueur d’une lampe en veilleuse.

Des portes donnaient dans ce corridor. Harry Dickson n’en compta pas moins de sept… laquelle choisir ?

« C’est à peu près ainsi que ça se passe dans les contes du temps jadis, se dit-il. Voyons laquelle… »

Soudain, tous ses nerfs frémirent ; un cri strident retentit, suivi de l’appel d’une voix bien connue :

— Maître ! Au secours !

C’était Tom Wills.

D’où le cri sortait-il ? Il y avait sept portes dans le couloir, et il semblait avoir retenti derrière chacune d’elles.

Le détective grinça des dents, furieux de la perte de temps inévitable, puis, le revolver brandi, il ouvrit la première.

La chambre dans laquelle il venait d’entrer était éclairée par un petit lustre de cristal répandant une douce lueur dans un petit salon vieillot et puéril, aux meubles désuets, aux tentures déteintes. On eût pu supposer qu’il attendait la présence de ses familiers : de petits rentiers tranquilles et mesquins.

Harry Dickson, après un coup d’œil circulaire, se retrouva dans le corridor.

Les sept portes étaient là, visage heptachrome du mystère…

À ce moment de suprême hésitation, un détail frappa le détective.

Instinctivement, son regard était allé vers la cinquième porte, parce que le nombre cinq s’imposait à son esprit, en rapport sans doute avec la cinquième marche, qui cachait un piège mortel.

Or, au moment où il était revenu dans le couloir, il lui avait semblé voir une rapide traînée lumineuse jaillir de cette porte, comme si elle venait de se refermer brusquement.

Harry Dickson fixa longuement le panneau de bois sombre ; soudain, il remarqua une fine ligne de feu le parcourant de haut en bas : une fente, révélant un éclairage intense à l’intérieur de la chambre.

Le détective n’hésita plus. À pas feutrés, il s’approcha de la porte et colla l’œil à la fente.

Il lui fallut toute sa force de caractère pour ne pas crier d’épouvante.

Au milieu de la pièce inondée du torrent de lumière que répandait un gigantesque plafonnier, l’horreur en personne se tenait debout, dardant sur la porte des regards flamboyants.

La Bête blanche !

Harry Dickson ne pouvait voir qu’imparfaitement un corps lourd, hérissé d’une toison bourrue d’un blanc douteux, mais la tête, il la distinguait d’autant mieux. Jamais cauchemar ne put inventer pire objet d’épouvante ; c’était une face vaguement humaine, fendue par une bouche démesurée, d’où dépassaient des crocs noirâtres. Les yeux brasillaient de fureur.

Harry Dickson, une fois la première frayeur surmontée, s’offrit un instant de réflexion.

Au fond, il tenait le monstre à sa merci, puisque lui le voyait, tandis que la bête attendait seulement sa venue.

Ce fut en abaissant ses regards le long de la fente que Dickson se décida : il venait d’apercevoir deux bras terminés par des griffes fantastiques, longues et luisantes comme des lames : celui sur qui elles s’abattraient serait un homme perdu.

— Ne lui laissons aucune chance, murmura Dickson. Empaillée, elle offrira l’avantage de ne pouvoir s’enfuir du musée qui lui donnera asile !

Son revolver se leva le long de la fente, s’arrêta à la hauteur des yeux de la Bête blanche et, par trois fois, aboya contre la porte.

À l’intérieur de la chambre s’éleva un tumulte d’enfer, Harry Dickson vit l’épouvantable créature s’effondrer et, résolument, il poussa la porte.

Au milieu d’un petit salon à peu près semblable à celui que le détective venait de quitter, le monstre blanc se tordait dans les affres de l’agonie.

Dickson abrégea ses souffrances en lui tirant les dernières balles de son chargeur dans la tête.

L’être poussa un dernier rauquement, une étrange plainte humaine ; sa vilaine toison blanche se teignit d’écarlate, puis le corps velu resta sans mouvement.

Dans l’angle de la pièce, le détective aperçut un appareil téléphonique et il s’en empara aussitôt.

Ce fut la voix de Goodfield qui lui répondit.

— Venez à Manor Street chez Hardmour, ordonna Dickson. Faites-vous accompagner de quelques hommes. La Bête blanche est morte, mais Tom Wills me paraît être en danger. Faites vite !

Le détective quitta le téléphone et, sans plus se soucier de la monstrueuse dépouille qui gisait sur le plancher, se mit à explorer la maison.

C’était une vieille demeure, modestement meublée et n’offrant aucun mystère, à l’exception de la trappe dans l’escalier qui donnait dans un puits très profond. En vain, le détective la parcourut, bouleversant les placards, sondant les murailles, jetant même un grappin au fond du puits… Nulle part, il ne trouva trace de Tom Wills.

Un terrible découragement commençait à s’emparer de lui quand il arriva dans un parloir exigu, faisant suite à une nouvelle série de pièces piteusement meublées. Il y avait là quelques meubles en rotin, une glace tavelée ; une ampoule pleine de crasse éclairait mal le misérable réduit.

Harry Dickson écartait du pied les meubles vétustes, quand son regard tomba sur un paquet de hardes abandonné dans un coin.

C’était une épaisse barbe postiche du plus beau noir et une vareuse de docker. Dickson siffla entre ses dents.

— Les dépouilles du guide de Tom, gronda-t-il. Ah ! voici la casquette du malheureux garçon ! Le docker a dû changer de personnalité dans ce parloir… Serait-ce d’ici qu’est parti l’appel au secours de Tom ? Comment est-il arrivé si clairement à mon oreille, dans ce cas ?

Songeur, il alluma sa pipe et soudain, son regard s’arrêta sur la flamme vacillante de l’allumette.

— Il y a un souffle d’air par ici ! murmura le détective. Il semble provenir de cette glace. Voyons un peu…

Cela ne lui demanda que quelques secondes ; le grand miroir pivota et un courant d’air glacé frappa le détective en plein visage.

Il poussa une exclamation de surprise et de colère : une ruelle de traverse s’étendait devant lui ; au loin, un réverbère faisait une tache rousse dans le brouillard. Harry Dickson grogna, furieux et déçu :

— J’ai cherché des trappes et des murailles creuses, alors que le garçon avait tout simplement été enlevé par une sortie clandestine ! Son cri montait de la rue ! Seigneur, voici une dure leçon pour mon orgueil ! Quant au docker barbu, il n’a pas dû accompagner le ravisseur, mais il s’est mis dans la peau d’un nouveau personnage pour jouer un autre rôle. Je me demande lequel !

Un bruit de pas et de portes battantes le tira de sa méditation ; il quitta le parloir et retourna vers les salles du rez-de-chaussée.

Goodfield et trois inspecteurs l’y attendaient.

— Vous dites que la Bête blanche est morte, monsieur Dickson ! cria le superintendant de Scotland Yard. Montrez-la vite, il me tarde de voir d’un peu plus près ce monstre fantastique.

Harry Dickson précéda les policiers à l’étage et, quelques instants plus tard, ils entouraient le hideux cadavre.

— Ciel, qu’elle est vilaine ! murmura Goodfield. Je me demande pourquoi le Seigneur a permis une telle abomination !

— La dame Tussaud paiera gros pour avoir ce sujet dans son musée d’horreurs, certifia l’un des inspecteurs.

Harry Dickson regardait attentivement la sanglante dépouille étendue à ses pieds ; tout à coup, il poussa un juron et, se baissant vers elle, arracha d’un coup sec la peau blanche.

Goodfield et ses hommes poussèrent une exclamation de stupeur.

Il n’y avait plus devant eux de Bête blanche, mais le cadavre d’un homme au visage troué par les balles.

— Forbes ! s’écria Goodfield. Je connais ce coco, il a fait partie de ma brigade dans le temps. Un damné coquin !

— Forbes, murmura Harry Dickson… Tonnerre, l’infirmier de Bedlam ! Maintenant, je me rappelle où j’avais vu naguère les yeux du barbu ! C’étaient ceux de l’infirmier du lunatic asylum !

— Une fière canaille, qui doit avoir pas mal de crimes à son compte, dit Goodfield ; en tout cas, j’appelle ceci du bon ouvrage, et puis cela rend l’affaire beaucoup plus claire. Forbes a tué Ackroyd dans la cour de l’asile, puis le professeur Bellin dans l’aile abandonnée du bâtiment, puis..

Mais Harry Dickson l’arrêta d’un geste impatient.

— Non, Goodfield, je vous dis, moi, que cela complique singulièrement les choses.

— Mais pourquoi donc, monsieur Dickson ?

— Parce que Forbes ne sait pas marcher au plafond, comme les mouches, répondit le détective.

CHAPITRE 5

LA MINE HANTÉE

Des jours d’une angoisse infinie suivirent pour Harry Dickson.

Il se reprochait d’avoir envoyé Tom au-devant d’un danger dont il ignorait lui-même l’étendue.

Le home de Baker Street était devenu morne et hostile ; tout y rappelait l’absence du pauvre garçon.

Mrs. Crown faisait de furtives et larmoyantes apparitions et ses yeux étaient pleins de reproches.

— Comme s’il n’y avait pas d’autres moyens sur terre pour gagner son pain, que de risquer sa vie en pourchassant les bandits, gémissait-elle.

Harry Dickson connaissait l’antienne et, en tout autre temps, il se serait vertement moqué d’elle, lui aurait même fait un brin de morale sur la grandeur de son sacerdoce, mais, à présent, il ne s’en sentait pas le courage, et il n’était pas loin de lui donner raison.

Goodfield, après ses heures de service, venait fumer une pipe en formulant de vagues consolations : ce n’était pas la première fois et Harry Dickson et Tom Wills en avaient vu bien d’autres.

Mais au fond, le brave policier était aussi malheureux que le détective lui-même, car il s’était fortement attaché au jeune homme.

Un soir – il y avait alors huit jours que Tom avait disparu, et Dickson avait en vain battu tout Londres pour le retrouver – le détective sursauta soudainement et se frappa le front.

— Quoi de neuf ? questionna Goodfield en reposant sa pipe pour regarder le maître avec curiosité.

À sa vive stupeur, le détective souriait et un éclair de joie luisait au fond de ses yeux gris.

— Tom n’est pas mort ! s’écria-t-il.

— Je l’espère bien, répondit Goodfield, mais comment le savez-vous ?…

— Raisonnement, mon bon Goodfield, déduction si vous voulez. On s’est trop servi de ce mot prestigieux ces dernières années quand il s’agissait des exploits d’un détective. Pourtant, je vous affirme que la déduction nous est d’un immense secours. Tom n’est pas mort parce que l’on a besoin de lui, comme des autres jeunes gens enlevés dans Londres.

— Où cela ?

— Où ? Voilà la question ! En « enfer » comme disait Ackroyd.

— Alors, toute cette histoire n’est pas une légende inventée par l’écrivain Copeland ?

— Moins que jamais, mon cher Goodfield ! Je vous dis qu’à l’heure qu’il est, Tom et ses compagnons d’infortune sont devenus des chercheurs d’or !

— Hein ?

— Au travail dans l’étrange mine découverte par Copeland et décrite dans son étonnante nouvelle ! All right ! Si même je dois descendre jusqu’au centre de la terre comme les personnages de Jules Verne, j’irai les y chercher !

— Tout beau, mais…

— Pas de mais ! Forbes, leur criminel racoleur est mort…

— La Bête blanche !

— Tut ! Tut ! fit mystérieusement Dickson. Pas si vite, mon ami, j’ai dit Forbes !

» Mais cela ne fait pas l’affaire de ses « patrons », qui continueront à avoir besoin de main-d’œuvre ! Goodfield, mon ami, dès que de nouvelles disparitions d’hommes valides seront signalées, faites-les-moi connaître sans retard.

» Et je vous affirme qu’il y en aura ! C’est dans l’ordre logique des choses !

Médusé par l’assurance du grand homme, Goodfield approuva en silence.

— Et maintenant, je vais me mettre au lit, dit gaiement Dickson. Je vais pouvoir enfin goûter un peu de repos. À demain, mon brave ami !

Dickson achevait à peine sa toilette, le lendemain, que Goodfield était devant lui, brandissant un journal.

— C’est bien vrai, monsieur Dickson, criait-il, lisez-moi ce canard, vous m’en direz des nouvelles !

— Qu’y a-t-il donc ? demanda le détective en prenant le Newcastle Dispatch. Ah, cela vient de la région des mines !

— Lisez, mais lisez donc ! hurla littéralement le policier en désignant un article, encadré au gros crayon bleu.

— Diantre ! s’exclama Harry Dickson en lisant le titre.

 

LA MINE HANTÉE

 

Depuis quelques jours, les esprits sont fortement alarmés dans les districts miniers de Newcastle-upon-Tyne.

Dix hommes ont disparu de la mine de Foreland d’une façon mystérieuse. À la descente de la benne, les mineurs avaient, comme toujours, été comptés, mais à la dernière remontée, deux d’entre eux manquaient.

On fit des recherches dans toute la mine. Aucun accident, éboulement ou coup de grisou ne s’était produit.

Le lendemain, trois hommes disparaissaient de nouveau de la même façon.

Avant-hier, on en était au dixième disparu !

Les moindres fosses ont été explorées, même celles qui étaient abandonnées par l’exploitation, mais sans aucun résultat.

L’énervement est très grand parmi la population ouvrière et, hier, un grand nombre de mineurs et de porions ont refusé de descendre dans la mine.

Les esprits superstitieux – et ils sont nombreux dans la région – parlent de fantômes malveillants, de démons, de brownies ou esprits impurs de la terre. Les autorités se perdent en conjectures, les unes plus invraisemblables que les autres, et ne savent quelles mesures prendre pour assurer la sécurité des travailleurs.

 

— Hip, hip, hurrah ! fit Dickson, voici le gibier contraint de démasquer sa tanière ! Une mine, et encore le Foreland Mine, une des plus profondes de notre île ! Encore un couple de jours, mon bon Goodfield, et je vous promets la fin de toutes ces énigmes !

— Dieu vous entende, monsieur Dickson !

— Vite, l’indicateur des chemins de fer… Parfait, j’ai un train rapide dans une heure ! À bientôt !

*
* *

Le pays noir s’allongeait, sombre et triste sous un ciel bas et pluvieux.

Entre les cônes des terrils, de hautes cheminées fumaient ; les villages de mineurs, qui ne sont pas des plus riants, étaient plus mornes que jamais. Non seulement l’averse et la brume les accablaient, mais également une épouvante sans nom : des fantômes hantaient la grande Foreland Mine et enlevaient les hommes à leurs familles.

— C’est un signe que les temps sont révolus ! criait un illuminé, parlant à un auditoire d’hommes sombres et de femmes anxieuses, massé devant un pâté de maisons ouvrières. Mes frères, il faut prier ! Il faut confesser ouvertement vos fautes ! Déjà nos bois étaient hantés par la Bête qui crie et qui pleure, et les enfants ne se hasardaient plus à aller glaner le bois mort dans ces lieux maudits. Aujourd’hui, c’est dans la mine même que la chose d’épouvante est apparue pour voler les hommes ! En vérité, je vous le dis, les temps sont proches…

— La Bête qui crie et qui pleure murmura Harry Dickson qui, mêlé à la foule, avait écouté le discours. Très bien… l’exploration des bois m’aurait certainement appris quelque chose, mais voyons la mine d’abord.

Le directeur de la grande entreprise le reçut comme un sauveur.

— Sauvez nos hommes, monsieur Dickson, implora-t-il, mais sauvez-nous également de la ruine !

— Vos hommes veulent-ils encore descendre dans les puits ?

Le directeur secoua tristement la tête.

— Ceux du puits n° 2, les derniers, ont déposé leurs outils aujourd’hui en disant qu’ils préfèrent mourir de faim que d’être assassinés par le démon.

— Pourtant, il faut qu’ils descendent demain !

— Impossible, monsieur Dickson ! Il n’y a du reste pires têtus que ces gens, surtout depuis qu’on leur parle de fantômes et de diableries.

— Les disparus sont-ils mariés ?

— Sur dix, il y en a sept qui sont pères de famille.

— Bien, réunissez vos hommes cet après-midi sur le carreau de la mine, et ayez soin que les épouses et les enfants des disparus soient présents.

À l’heure convenue, une foule sombre et inquiète était rassemblée dans la cour.

Tout à coup, un bref coup de cloche retentit et le directeur, accompagné de ses secrétaires et d’un homme de haute taille revêtu du costume des houilleurs, parut sur le perron de la salle des machines.

Un grognement mécontent et hostile les accueillit.

Le directeur leva la main pour demander le silence.

— Mes amis, commença-t-il, mes amis…

Mais une voix sarcastique s’éleva du groupe des mineurs.

— Nous ne sommes pas vos amis ! Qu’avez-vous fait pour garantir notre sécurité au fond de votre damnée mine ?

Le directeur allait répondre, quand l’inconnu fit un geste impétueux et prit lui-même la parole.

— Dans ce cas, moi, je suis de vos amis, dit-il d’une voix profonde. Je ne sais si certains d’entre vous me connaissent, mon nom est Pratt, oui, Mandalay Pratt des mines de Cardiff. Je suis un travailleur comme vous et je viens vous dire que ce n’est pas la première fois que des choses étranges se passent dans les mines.

— Que venez-vous faire par ici ? s’écrièrent des voix mauvaises. N’y a-t-il plus de charbon à Cardiff ?

— Il y en a, mais il n’y a plus de démons comme il y en avait jadis !

— Ah ! fit la foule, sidérée par ces étranges paroles.

— Il n’y en a plus parce que je les ai fait disparaître en les obligeant à rendre saines et sauves leurs victimes captives.

— Eh bien, allez-y ! On ne vous retient pas, dit une voix mal convaincue.

— Je veux bien, mais il faut y aller aussi !

Une tempête de vociférations éclata aussitôt.

— Vendu ! C’est un truc des directeurs ! hurla-t-on.

— Irez-vous ? demanda l’homme avec calme.

— Non ! Mille fois non !

— Bien, j’irai seul alors ; mais dans ce cas, je dirai que vous êtes tous des couards et des lâches ! Je dirai aux mineurs de Cardiff que leurs frères de Newcastle sont des êtres sans cœur et sans âme !

— Hou ! Hou ! fit la foule, mais déjà les opinions flottaient ; il y avait des hommes qui ne voulaient pas passer pour des lâches.

L’homme sentit que sa cause allait être gagnée et résolut de frapper le grand coup.

— Et si je ne réussis pas tout seul, je vous accuserai devant ceux-ci ! tonna-t-il.

À ce moment parurent sur le perron les femmes et les enfants des mineurs disparus.

Un silence formidable plana sur la foule et ici et là des sanglots éclatèrent ; un vieux mineur sortit du groupe et marcha sur celui qui venait de parler.

— J’ai travaillé dans les mines de Cardiff et je ne connais pas de Mandalay Pratt, dit-il à voix basse. Pourquoi mentez-vous ?

— Qui êtes-vous ? demanda l’homme de Cardiff.

— Je suis Bunny Toots, le plus vieux mineur de la région… (Le vieillard se redressa.) Le plus vieux, entendez-vous, et j’ai fait la guerre ! (Puis, plus bas, comme en un murmure, il ajouta :) – J’avais trois fils, ils sont morts tous les trois sur la Somme… Maintenant, vous savez qui je suis. Dites-moi maintenant si je suis un lâche !

L’autre regarda silencieusement le vieux héros puis, se penchant vers lui, il lui dit simplement quelques mots à l’oreille.

— Eh bien, à vous seul je dirai qui je suis. Mon nom est Harry Dickson !

Le vieillard chancela et lui tendit une main tremblante.

— Dieu nous bénisse, Harry Dickson ! Et vous êtes venu au secours du pauvre monde !

Lentement, il se tourna vers la foule et, après s’être recueilli pendant quelques instants, il dit d’une voix forte :

— Mes amis ! Je descendrai demain dans la mine avec le camarade ici présent ! Que ceux qui ne veulent pas s’attirer les reproches qu’il vous a faits tout à l’heure nous suivent !

Il n’y eut qu’une voix alors dans la multitude :

— Nous irons !

CHAPITRE 6

LE MINEUR SOLITAIRE

Harry Dickson et Bunny Toots s’arrêtèrent devant des cloisons de briques noircies obturant l’entrée de quelques couloirs.

— Voici la partie abandonnée de la mine, expliqua le vieux mineur. On l’appelle aussi la vieille Foreland car, depuis des années, on ne l’exploite plus.

— Pour quelle raison ? s’enquit le détective.

— D’abord à cause du grisou et surtout à cause de la pauvreté des couches de houille.

— Personne ne s’y hasarde plus ? Et y a-t-on fait des recherches ?

— Pour ce qui est des recherches, elles ont été faites avec soin ; je faisais partie de l’équipe de secours et je puis vous affirmer que rien n’a été négligé, mais on n’a rien trouvé du tout, pas une trace… rien, les disparus n’ont pas passé par là. Du reste, l’air y est à peu près irrespirable et le Grizzli n’y rôde que muni d’un appareil respiratoire.

— Grizzli ? Qui est-ce ? demanda Dickson en dressant l’oreille.

Bunny Toots se mit à rire.

— Un vieil original, qui se dit ingénieur des mines, et qui l’est peut-être ; il s’est mis en tête de découvrir de nouveaux gisements dans cette partie abandonnée, et on l’y laisse courir à ses risques et périls.

— Et la direction autorise cela ?

Le vieillard haussa les épaules.

— Pourquoi pas ? Le Grizzli est venu s’établir dans un petit cottage des environs, il y a quelque huit mois. Il s’est présenté un jour chez les directeurs, et il devait avoir de bonnes références, puisqu’on l’a écouté.

» Il prétend que les couches de houille sont loin d’être épuisées, et a entrepris de faire les recherches à ses frais et à ses risques. Comme il y a peut-être de l’argent à gagner, la direction le laisse faire.

— Depuis combien de temps pénètre-t-il dans cette partie de la mine ?

— Depuis bientôt deux mois, je crois, mais je l’entrevois bien rarement, seulement quand il prend place avec nous dans la benne.

— Quel genre de bonhomme est-ce ?

— Ben, on n’en voit pas grand-chose, si ce n’est une grande barbe grise ; cela et son air grognon – car il n’est pas bavard pour un sou – l’ont fait surnommer le Grizzli par des gens de chez nous qui ont vécu en Amérique.

— Ai-je des chances de le rencontrer, si je fais un tour par là ?

— Peut-être bien, mais ayez soin de vérifier votre appareil respiratoire avant d’y risquer un pas ; il ne fait pas bon se promener par là. Pour ce qui est du Grizzli, je ne sais s’il est descendu aujourd’hui. Moi, je n’ai pas le droit de vous accompagner au-delà de la séparation de briques, rapport aux assurances !

Harry Dickson lui serra chaleureusement la main.

De loin lui parvenaient le halètement sourd et régulier des bennes, le bruit pénible des machines à air et le roulement étouffé des petits chariots poussés dans les tranchées. Il eut une sensation réconfortante de sécurité, mais sentit qu’une fois la cloison de briques franchie, celle-ci cesserait complètement.

— Adieu, Bunny Toots !

— Que Dieu vous garde, monsieur Dickson, répondit le vieil ouvrier d’une voix émue.

Une étroite ouverture bâillait dans la séparation. Dickson s’y engagea, levant haut sa lampe de mineur. Devant lui s’ouvrait un monde de ténèbres.

Il suivait un couloir assez haut et presque rectiligne ; à ses pieds, il sentait les aspérités d’un rail rouillé, presque enfoui sous les décombres. Pendant deux ou trois cents mètres environ, la marche lui fut aisée, puis il sentit sa poitrine s’oppresser, emplie d’un air lourd et méphitique.

Le souffle vivifiant des grandes machines à air n’arrivait plus jusque-là.

Vivement, il s’affubla de son masque à gaz, fit jouer les manettes de ses cylindres d’air comprimé, et, allégé, respira…

Continuant sa route, il se souvint des derniers conseils du vieux Toots :

— Prenez garde de ne pas vous égarer, avait dit le mineur. Pendant six cents mètres environ, vous sentirez les anciens rails sous vos pieds. Puis, vous arriverez à un carrefour où ils finissent et où s’ouvrent cinq ou six galeries.

» Fiez-vous alors à votre boussole : les tranchées remontent vers le nord-ouest ; votre direction de retour est droit sur l’est, ne l’oubliez pas !

Harry Dickson parvint sans encombre au carrefour et se trouva devant les gueules béantes des nouvelles galeries.

« Si je marche au hasard, je risque de perdre un temps précieux, se dit-il. Pourtant, je ne sais sur quoi me baser pour choisir l’un ou l’autre de ces couloirs. »

Il promena la clarté de sa lampe autour de lui sur le sol.

— La terre de la galerie de droite, la deuxième à ma main, me paraît plus battue que celle des autres, monologua-t-il. Serait-ce que l’on y marche plus souvent ? Ce n’est pas impossible. Tentons notre chance de ce côté !

— Voici des traces d’éboulis frais, murmura-t-il encore. Des travaux récents y ont été exécutés, peut-être est-ce l’œuvre de ce fou de Grizzli… Raison de plus pour rester dans ces parages.

Mais soudain, il s’arrêta, tendant l’oreille vers le néant noir qui s’ouvrait devant lui.

Il avait entendu la chute légère d’une pierre sous un pied.

Prudemment, il éteignit sa lampe et, la main sur la paroi charbonneuse, se mit à parcourir le couloir dans les ténèbres.

Il marcha ainsi plus d’un quart d’heure, sans que le bruit qui l’avait fait sursauter se répétât.

C’est alors qu’en étendant les deux bras, il sentit que la galerie s’était singulièrement élargie.

Quittant la paroi qui lui servait de guide, il fit un quart de tour sur place et marcha droit devant lui, faisant des enjambées d’un mètre.

Il lui en fallut cinquante pour toucher une nouvelle muraille, ses pas pourtant feutrés faisaient un léger écho, comme s’il marchait dans une crypte.

« Une sorte de clairière souterraine, si je puis m’exprimer de la sorte, se dit-il. Si je risquais un jet de clarté dans cet univers inconnu ? »

Déjà son doigt touchait le bouton de commande de la lampe électrique, quand il sursauta.

Là-bas, loin devant lui, à une très grande hauteur, une étoile venait de s’allumer. C’était un pauvre petit point de lumière vacillante.

— Parbleu, c’est un homme qui porte une lampe et qui marche d’un bon pas, murmura le détective. Serait-ce le Grizzli ? J’ai tout lieu de le croire.

La lumière s’avança vivement à sa rencontre.

De nouveau, Dickson entendit un bruit d’éboulis, des pierres roulèrent sous une marche rapide.

« Je vais lui épargner la moitié du chemin », se dit le détective en avançant à son tour dans les ténèbres.

La clarté s’approchait ; déjà, une vive lueur se répandait sur le sol. Harry Dickson voyait des pieds chaussés de lourdes bottes s’avancer dans le halo bas de la lampe.

L’inconnu n’était plus qu’à dix pas de lui quand il leva sa lanterne à hauteur de ses yeux, comme s’il voulait mieux inspecter les environs.

Le détective vit une longue barbe grise surmontée d’un masque protecteur.

L’homme avait fait halte ; il accrocha son fanal à une aspérité de la roche et regarda autour de lui.

Harry Dickson put voir alors qu’il se trouvait en effet dans un espace assez grand, au plafond surélevé et empli d’éboulis de roche et de charbon, une sorte de grotte naturelle à laquelle les couloirs avaient abouti.

L’homme solitaire était revêtu du costume des mineurs ainsi que d’un casque de cuir bouilli.

Tout à coup, Dickson le vit tirer une allumette de sa poche et l’enflammer.

« Gare au grisou ! » se dit le détective avec un frisson.

La petite flamme jaillit claire et belle.

— L’air est donc parfaitement respirable dans cette partie de la mine, murmura le détective. Par où peut-on bien pénétrer alors ? C’est une question d’importance dans le cas qui nous occupe.

Le mineur mystérieux devait penser de même car, d’un geste rapide, il ôta son appareil à air comprimé et son masque et respira longuement, mais, ce faisant, la grande barbe grise tomba.

Harry Dickson eut peine à retenir un cri.

Dans son abri d’ombre, il resta pourtant parfaitement immobile, le regard sombrement fixé sur l’homme qui venait de révéler son véritable visage et qu’il reconnaissait.

Le faux Grizzli grommela quelque chose entre ses dents et se mettait en devoir de remettre sa barbe postiche, quand ses yeux s’ouvrirent tout grands de terreur : des ténèbres épaisses, que trouait à peine la lueur de son photophore, une main venait de jaillir, braquant un gros revolver sur sa poitrine, tandis qu’une voix glaciale l’interpellait.

— Les mains en l’air, Lord Hardmour, ou je tire !

Le mineur solitaire fit un bond en arrière, mais l’arme le suivit…

Péniblement, il leva alors les mains mais, tout à coup, ses bras battirent l’air et, avec un cri sourd, il tomba à la renverse.

— Tonnerre ! s’écria Harry Dickson en s’élançant vers lui. Les dieux se tournent-ils contre moi ?

Car il venait de se rendre compte qu’aucun juge humain ne pourrait désormais punir Hardmour, qu’une rupture d’anévrisme venait de tuer !

*
* *

Rien ! Rien ! Rien !

Harry Dickson était désespéré.

Pendant des heures, il avait parcouru la mine abandonnée sans qu’elle révélât son secret.

Plusieurs fois, au cours de son exploration, il revint à la grotte fatale où le mort semblait se moquer de ses vaines tentatives.

Tête basse, il retourna vers la partie occupée de la mine.

Les directeurs et Toots l’y attendaient, en proie à une anxiété bien compréhensible.

— Eh bien, monsieur Dickson ? s’exclama-t-on.

— Que l’on mure à jamais la vieille mine, ordonna le détective, et je vous jure bien qu’il n’y aura plus jamais de disparitions. Veuillez également faire arrêter sur-le-champ n’importe quel savant qui se présenterait encore devant vous dans le but de l’explorer.

— Est-ce que Grizzli.., commença Toots, mais Harry Dickson posa un doigt sur ses lèvres.

— Plus tard ; le danger est passé pour le moment, car je crois que le second fou, ou criminel, qui voudra s’y risquer attendra pour le faire ; maintenant, il faut que je vous rende vos hommes.

— Seraient-ils encore vivants ? demanda le directeur principal.

— J’ose vous le garantir. Voulez-vous me prêter Bunny Toots, ainsi que quelques centaines de mètres de bonne corde ?

— Tout ce que vous voudrez, monsieur Dickson !

La benne les ramena vers la faible clarté du crépuscule, qui tombait sur la région désolée.

— Bunny, dit Harry Dickson quand ils se furent chargés d’un véritable matériel d’alpiniste, où se trouve le cottage du Grizzli ?

— En plein bois, monsieur Dickson, adossé à la roche qui pleure.

— La roche qui pleure ?

— On dit cela parce qu’une petite source en sort.

Harry Dickson se passa la main sur le front.

— … Une petite maison adossée à une roche d’où sourdait une source, murmura-t-il en se remémorant une phrase du conte de Jerry Copeland.

Un éclair de joie brilla dans ses yeux.

— C’est plus que je n’osais espérer, mon vieux Bunny, dit-il. En route maintenant pour le pays de l’or et des monstres.

Le vieux mineur ne comprit pas, mais, en voyant rire Dickson, il s’esclaffa à son tour, comme si le détective venait d’en dire une bien bonne !

CHAPITRE 7

LE BAGNE DU GOUFFRE

Bunny Toots tendit la main vers l’horizon, à l’ouest où traînait une dernière lueur rougeâtre.

— Cette grande ombre qui fait tache sur le ciel, c’est un contrefort avancé des Pennines. Je ne sais ce que les touristes trouvent de beau dans ces vilaines solitudes. Un petit bois dévale vers la plaine, c’est là que le Grizzli habite.

— Ou plutôt habitait, murmura Dickson. À propos, Bunny, avant la venue de cet original, qui occupait la maison forestière ?

— Un autre fou, c’est tout ce que j’en sais. A-t-on idée de venir se nicher dans un pareil repaire de brigands, alors qu’il y a des maisons convenables par toute la terre ! Une question, monsieur Dickson, si toutefois il vous convient d’y répondre : à quoi cela a-t-il servi de faire descendre tout le monde dans la fosse aujourd’hui ?

— Pourquoi mettez-vous un ver à votre hameçon, monsieur Bunny, quand vous allez à la pêche au goujon le dimanche ?

— Diable ! Alors, nous étions en quelque sorte un appât ? Brrr…

— Auquel on n’aurait pas touché en tout cas, j’ose vous l’affirmer !

En devisant de la sorte, les deux hommes avaient parcouru la lande lépreuse et triste qui les séparait de l’orée du bois.

La nuit était venue et Harry Dickson exprima des doutes sur la possibilité de continuer le chemin, mais Bunny protesta.

— J’ai des yeux de mineur, et cela veut tout dire ; vous n’avez qu’à me suivre et mettre la main sur mon épaule si vous hésitez, déclara-t-il. Mais pourquoi n’emploierions-nous pas nos lanternes ?

— Nous aurons besoin de tout notre luminaire tout à l’heure, répondit le détective. Soyons économes !

Sous le couvert, la nuit était profonde ; on n’entendait que le friselis mélancolique des feuilles et la fuite de la petite faune dans les fourrés. Puis, au fond du silence, le murmure d’une source leur parvint.

— C’est la roche qui pleure ! murmura le mineur, voici la maison du Grizzli !

Harry Dickson distingua vaguement dans l’ombre un cube de maçonnerie grise, troué par la noirceur d’une porte et de deux petites fenêtres : il s’approcha de l’huis et saisit le loquet d’une main ferme.

La porte s’ouvrit immédiatement ; elle n’avait pas même été fermée à clé !

— Le particulier là-dedans ne doit pas craindre les voleurs ! gouailla Bunny.

Dickson alluma sa lampe et promena le jet de lumière à travers la pièce basse ; Bunny Toots poussa un cri de surprise.

— Mais cette maison n’a pas été habitée depuis des mois ! Regardez-moi ces meubles et ce lit, il y a deux pouces de moisissure, et les limaces peuvent se récolter à la pelle sur le sol !

Harry Dickson se mit à rire.

— Je m’y attendais, Bunny, car cela prouve que le Grizzli avait une tanière autrement confortable que cette affreuse cambuse !

— Où cela, monsieur Dickson ?

— Je vais tâcher de vous y conduire, mon vieux Bunny ! Examinons la roche qui pleure. Vous avez plus que moi l’habitude de ces sortes d’explorations ; il s’agit de trouver une fissure qui conduit à un couloir souterrain.

Bunny dirigea le pinceau de sa grosse lampe électrique sur les parois suintantes de la roche.

— Hum, fit-il, je ne vois rien pour le moment, mais voilà un petit tapis de terre qui me semble avoir été rudement piétiné. Cela forme presque un sentier qui escalade ce diable de rocher. Voyons ça…

Il gravit le rocher jusqu’à mi-hauteur, puis il fit entendre un rire satisfait.

— Voici l’entrée demandée, monsieur Dickson. Est-ce que l’on prend des tickets ?

Le détective le rejoignit et, quelques minutes plus tard, ils parcouraient un couloir sinueux dont le sol s’inclinait rapidement.

De nouveau, le conte de Copeland revint à la mémoire de Dickson : c’était bien là l’étrange passage décrit par l’écrivain ; toutefois, le détective eut beau promener sa lumière sur les parois fuligineuses, il ne découvrit nulle part l’étincelle jaune du métal précieux.

« Copeland aura fait une moisson complète, se dit-il, à moins qu’on ne l’ait aidé dans son entreprise, ce que je crains fort. »

— Cette route s’éternise, marmotta le mineur. À mon avis, nous sommes déjà à une bonne profondeur, sentez-vous comme l’atmosphère s’échauffe et s’alourdit ?

Harry Dickson acquiesça, le front soucieux. Il sentait qu’on approchait du mystère de la montagne : tout à coup, il fit halte et retint son compagnon par le bras :

— Attention, Bunny !

— Pourquoi ? demanda le mineur, interdit. Il n’y a pas de danger ici, il me semble ?

— N’entendez-vous rien ? demanda le détective.

Tous deux prêtèrent attentivement l’oreille ; un murmure très doux leur parvenait.

— On dirait un ruisseau, quelque grande eau souterraine, opina le vieil ouvrier.

— C’est bien cela ! Une grande eau souterraine, mais qui coule au fond d’un gouffre ! Bunny, c’est ici que commence le danger !

— On le verra toujours à temps, grogna le vieil homme.

— C’est ce qui vous trompe, car nous devrons éteindre nos lampes et ramper vers le bord de l’abîme ; il ne faut pas que l’on nous aperçoive d’en bas !

— Comment ? s’exclama Toots, nous apercevoir d’en bas ! Croyez-vous qu’il y ait du monde au fond de cet enfer ?

— J’en suis convaincu, mon ami. Je vais me coucher sur le sol et ramper, faites-en de même, derrière moi, tout en ne perdant pas le contact. Prêt ?

— All right, monsieur Dickson ! C’est diablement curieux, ce que nous faisons là !

— Vous en verrez bien d’autres, Bunny, avant que nous soyons plus vieux d’une heure ! répliqua Harry Dickson en riant doucement.

Pendant plus d’un quart d’heure, ils progressèrent à une allure de tortue, puis, brusquement, Harry Dickson s’immobilisa : la main qu’il avait tendue devant lui venait de manquer d’appui et battait dans le vide.

— Ne bougez pas, Bunny, ou plutôt commencez par préparer nos cordes, et surtout, pas de lumière ! ordonna le détective à voix basse.

Avec mille précautions, il s’approcha de quelques pouces du bord du précipice, jusqu’à ce que son regard pût plonger dans les affreuses ténèbres de l’abîme. Tout d’abord, il ne put rien voir dans la monstrueuse obscurité, mais bientôt, ses yeux distinguèrent des points lumineux se déplaçant lentement à très grande profondeur. Leur nombre s’accrut. Dickson en compta bientôt une quarantaine.

— La mine en plein activité ! ricana-t-il. Bunny, approchez, mais soyez prudent, et regardez-moi cela.

— Dieu du Ciel ! s’écria le vieux mineur, lorsqu’il eut regardé à son tour, qu’est-ce que cela peut être ?

— Ce sont vos compagnons, Bunny, et quelques autres encore, qui y sont au travail.

— Pour quoi faire, Seigneur ?

— Ils cherchent de l’or ! dit Dickson.

— C’est-à-dire qu’ils sont devenus fous ?

— Pas du tout !

— Je renonce à comprendre, surtout que vous dites cela si sérieusement ! Mais peu importe, je suppose que l’on va descendre et aller les examiner d’un peu plus près. Nous ne manquons pas de corde, bien que le fond de ce trou me paraisse terriblement loin de nous.

Les câbles, très fins, mais très solides, furent attachés l’un à l’autre puis se déroulèrent lentement dans le gouffre.

— Cela semble vouloir durer jusqu’à demain, maugréa le mineur en tâtant d’une main inquiète l’amas de cordes lovées qui fondait rapidement. En aurons-nous assez ?

Soudain, la corde déroulée s’amollit dans ses mains.

— Elle a dû toucher le fond, monsieur Dickson !

— Bien, je passe le premier… Comptez jusqu’à trente et puis descendez à votre tour !

Harry Dickson devait se souvenir plus tard de cette descente dans les ténèbres comme du pire cauchemar de sa vie.

Plus il glissait dans les profondeurs, plus les oscillations de la corde s’amplifiaient ; il lui semblait être à l’extrémité d’un immense pendule. La peau de ses mains s’enlevait comme sous la morsure d’une flamme, un hideux mal de mer lui soulevait le cœur.

Il grinça des dents et tint bon mais, à tout bout de champ, il craignait la chute de son compagnon.

Pourtant, Bunny descendait avec une aisance de grand alpiniste et, à peine Harry Dickson avait-il senti, avec un soulagement indescriptible, le sol ferme sous ses pieds, que son vaillant compagnon était à ses côtés.

Pendant une longue minute, ils restèrent immobiles, s’étreignant les mains et reprenant haleine, puis ils se retournèrent.

Bunny jura à voix basse ; Harry Dickson sifflotait légèrement entre ses dents ; tous deux étaient profondément frappés par l’étrange spectacle qui s’offrait à leurs regards.

Ils se trouvaient dans une spacieuse salle souterraine, qu’illuminait faiblement l’éclat d’une quarantaine de lampes de mineurs.

Devant eux, une eau coulait, rapide et bouillonnante, sur un lit de gros galets noirs ; et, dans cette eau, pataugeait un groupe de gens hâves, retirant des flots glacés de larges tamis métalliques, dont ils triaient le contenu à la lueur de leurs lampes.

De nouveau, Bunny Toots jura, mais cette fois-ci, c’était la colère.

Ces hommes qui lavaient de l’or gémissaient, se traînaient comme des esclaves, torturés comme les forçats du temps jadis, un gros boulet de fonte enchaîné à l’une de leurs jambes.

Tout à coup, un coup de sifflet retentit et un projecteur inonda de lumière la lamentable scène.

— Un quart d’heure de repos ! cria une voix méchante. Défense de parler ou de changer de place ! Vingt coups de fouet à celui qui désobéit !

Harry Dickson et le mineur s’abritèrent dans une anfractuosité de la roche, d’où ils purent distinguer tout ce qui se passait devant eux.

Dans la lumière insolente du projecteur, ils virent les captifs s’effondrer sur le sol, terrassés par une immense fatigue, tandis que deux gardes-chiourme armés d’un long fouet à lanière de cuir se promenaient parmi eux, le cigare au bec.

— Je reconnais les amis, gronda soudain Bunny Toots, voilà Purser, et Jones, et puis Whiterbey. Ciel ! comme on a arrangé ce malheureux ! Et celui-là qui tient sa tête dans ses mains, c’est Mac Sett…

— Et moi, je connais les canailles qui jouent les gardiens de ce triste troupeau, répondit Harry Dickson d’une voix qui tremblait de colère contenue, ce sont deux infâmes repris de justice, qui doivent encore une dizaine d’années de tred-mill au gouvernement. Mais voilà une chose qui va leur valoir la corde !

— Ils ne sont que deux, murmura Toots. Si l’on intervenait ?

— Patience ! Un moment encore…

Mais les événements se précipitèrent ; soudain, un des gardiens s’élança en poussant un affreux blasphème vers deux des prisonniers.

— Je vous y reprends à bavarder avec ce seigneur à la manque ! hurla-t-il. Ah ! clampin, vous voulez goûter du fouet ? Eh bien en voilà !

La longue lanière siffla et un cri de douleur s’éleva.

Harry Dickson poussa un grondement de fureur.

— C’est Tom Wills que l’on frappe ! gémit-il, et l’autre, c’est le pauvre Jerry Copeland. Ah !

De nouveau, le fouet venait de s’abaisser, cinglant Tom en pleine figure ; un atroce cri de souffrance s’éleva.

Ce fut plus que la vue de Dickson n’en pouvait supporter, surtout que le second gardien venait de s’approcher et se mettait à son tour à fouailler le jeune garçon, ainsi que l’infortuné romancier.

La flamme de la vengeance s’alluma dans le regard de Dickson ; il leva son revolver, visa les bourreaux et fit feu par deux fois !

Deux cris… et les bandits roulèrent sur le sol, le crâne fracassé !

— En avant, Bunny ! cria le détective.

En quelques bonds de chèvre, sautant d’un galet à l’autre, ils avaient traversé le cours d’eau souterrain et prenaient pied sur la rive, au beau milieu des captifs.

Des voix suppliantes s’élevèrent, mais Dickson imposa immédiatement le silence.

— Pas un mot, les amis, nous sommes là pour vous délivrer, mais ne donnez pas inutilement l’alarme.

— Maître ! pleura Tom Wills en se jetant au cou du détective.

Ce fut une minute d’extrême émotion, que Dickson surmonta rapidement ; le temps pressait, il fallait agir.

— Commencez par délivrer tous ces malheureux de leurs boulets et de leurs chaînes, Bunny, ordonna-t-il. Et les premiers libérés aideront les autres.

» Vous avez des pics et des bêches. Très bien, ce seront de bonnes armes dont vous vous servirez si les bandits arrivent avec du renfort.

— Pas de danger, monsieur Dickson ! dit Tom Wills. Nos gardes ne sont que deux pour le moment. Je sais que, de l’autre côté du mur, ils sont en conférence en ce moment.

— Qui sont ces « ils » ?

— Des rupins, des gens en smoking, répondit le jeune homme.

— D’infâmes bandits, qui m’ont volé un secret, dit Jerry Copeland à son tour.

— Celui de l’or, n’est-ce pas ? demanda Dickson.

L’écrivain acquiesça.

— Monsieur Wills m’a tout raconté, dit-il, depuis votre découverte de mon manuscrit, qui n’était pas une fiction, jusqu’à sa capture. Dès lors, nous avons vécu dans l’espoir de l’heure qui vient d’arriver.

— Pouvez-vous m’indiquer le lieu de réunion des « gens rupins », comme Tom vient de dire ? demanda Dickson.

— Certainement ! Suivez-moi.

Les autres captifs venaient d’être délivrés et s’étaient emparés de leurs lourds instruments de travail.

— Les hommes de la Foreland sont au complet, monsieur Dickson, dit Bunny, mais ils disent que parmi les jeunes gens venus de Londres, beaucoup ont succombé à la fatigue et aux mauvais traitements.

— Nous allons les venger ! dit Dickson en regardant la terrible troupe qui se groupait derrière lui. Toutefois, vous n’interviendrez que sur mon ordre. Silence ! Et marchez doucement !

Tom précéda son maître dans un large couloir rocheux et, au bout de quelques minutes, il s’arrêta devant une lourde porte bardée de fer.

— Elle est fermée, dit-il, mais l’un des gardiens avait les clés dans sa poche ; les voici !

La porte s’ouvrit et Harry Dickson eut un geste de surprise.

La mine avait disparu comme par enchantement ; il était dans un petit vestibule peint en blanc et éclairé par une jolie lampe arabe.

— Chut ! fit Tom en posant un doigt sur ses lèvres.

Un bruit de voix animées leur parvenait d’un corridor, dont le fond était masqué par une lourde draperie de velours incarnat.

Le détective s’approcha et risqua un coup d’œil par une fente de la tenture ; il eut un rire silencieux.

— Des messieurs en smoking et en habit, qui semblent dans l’attente de quelque chose, murmura-t-il. Eh bien, je vais attendre avec eux, mais je veux faire un brin de toilette pour paraître devant une si noble assemblée.

Il venait de remarquer, dans un coin du vestibule, un petit vestiaire où pendaient quelques vêtements de bon faiseur.

— Voilà qui m’ira comme un gant, dit-il en s’emparant d’un habit de soirée.

— Connaissez-vous quelques-uns de ceux qui sont à l’intérieur, monsieur Dickson ? demanda Copeland.

— Tous ! La fleur de la haute pègre londonienne, tous des gens qui ont des comptes à rendre à la justice de leur pays. Me voilà prêt !

Derechef, il s’approcha de la draperie, juste au moment où la scène changeait.

Dans un salon meublé au goût oriental, cinq ou six individus élégamment vêtus se tenaient dans l’attitude nerveuse de gens qui attendent fébrilement quelque chose ; l’un d’eux portait une sorte de turban enroulé autour de son front.

— Sâr Arruba, murmura Dickson, une fameuse crapule que je tiens enfin !

Soudain, une porte s’ouvrit et un vieillard à barbe blanche parut, poussant devant lui une jeune femme d’une remarquable beauté vêtue à la façon des Orientales.

— Wanda ! gémit Jerry Copeland. C’est ma femme !

— Silence ! ordonna le détective à voix basse, et ce vieux, c’est Grygges, le peintre, si je ne me trompe.

— Voleur, bandit ! gronda Copeland, mais Tom lui posa la main sur la bouche.

— Cette maudite femelle ne veut rien savoir, glapit Grygges, et le monstre blanc devient de plus en plus rétif.

— Nous avons le moyen de l’obliger à nous obéir ! crièrent les autres.

Sâr Arruba se mit à baragouiner une langue que seuls Wanda, Dickson et Copeland comprirent.

— Écoutez, Wanda, la Bête blanche est devenue dangereuse ; hier, elle a tordu le cou de la belle Esther Darras. Bon débarras, entre nous ! Une de moins avec qui il faudra partager ! Mais, par contre, vous pouvez l’amadouer, Wanda, le monstre aime entendre votre voix. Le fleuve souterrain est moins riche en or que nous l’avions cru. Nous perdons un argent inutile à donner à manger à nos imbéciles d’ouvriers. Nous allons devoir en supprimer quelques-uns par économie, ajouta-t-il avec un gros rire.

— Bandit ! rugit la jeune femme.

— Ce n’est qu’une opinion, ma belle amie, dont vous reviendrez certainement le jour où j’aurai l’honneur d’obtenir votre main, quand ce gribouilleur de Copeland aura cassé sa pipe dans notre mine.

— Jamais !

— Oh ! Oh ! Mais là n’est pas la question pour le moment ; il faudra décider le monstre blanc, qui ne nous obéit plus, à nous montrer de nouveaux gisements d’or.

— Jamais, au grand jamais ! hurla Wanda.

Un des bandits s’approcha de la jeune femme et la jeta rudement sur le sol en lui appuyant son revolver sur la tempe.

— Alors, on la supprime, Grygges ? demanda-t-il d’une voix rauque.

— Pas encore ! grinça le vieillard, nous avons mieux.

Il appuya sur un bouton dissimulé derrière une tenture et une trappe s’ouvrit brusquement dans le sol à côté de la malheureuse. Une sorte de longue plainte en monta.

— Écoutez ! C’est la Bête blanche qui parle, ricana Grygges. Mais elle est encore un peu loin, à plus de cent pieds, je crois. Promets-nous de nous obéir, ou tu iras la rejoindre par le chemin le plus court, satanée femelle !

— Je vous ai dit non ! répéta Wanda. Tuez-moi plutôt !

— Dans la trappe alors ! cria Grygges, blême de rage.

— Non ! tonna une voix formidable.

Harry Dickson, revolver au poing, était devant les bandits.

— La comédie est finie, messieurs ! cria le détective. Au nom de Sa Majesté le roi, je vous arrête ! Le premier qui bouge est un homme mort !

Un hurlement de rage lui répondit et, de toutes parts, des armes se levèrent.

Mais les forbans n’eurent pas le temps de s’en servir, brusquement, la grande draperie du fond fut arrachée et le salon s’emplit d’un terrible tumulte.

Une foule formidable venait de l’envahir ; c’étaient les captifs qui accouraient, ivres de rage et assoiffés de vengeance.

Des pioches et des pics se levèrent ; il y eut des bruits atroces, des coups affreux et des cris d’agonie.

Avant que Dickson eût pu intervenir, le drame était achevé.

Les bandits gisaient sur le sol, crânes fracassés, poitrines défoncées. Sâr Arruba venait d’être décapité d’un formidable coup de bêche que lui avait lancé un mineur gigantesque. Seul Grygges était encore debout, livide, tremblant.

— Je me rends ! Je me rends ! balbutia-t-il d’une voix brisée.

Tout à coup, il poussa un hurlement de dément et tous reculèrent d’horreur.

Des ténèbres de la trappe, un immense bras d’un blanc sale venait de saisir Grygges aux jambes et l’attirait.

— La Bête blanche ! cria Tom Wills.

Pendant un quart de seconde, Harry Dickson entrevit une figure de cauchemar aux yeux verts…, puis il entendit un rugissement de fauve suivi d’un bruit de chute. Grygges avait disparu dans la trappe, emporté par l’effroyable et mystérieuse créature.

Harry Dickson et les rescapés se regardèrent en silence, les yeux agrandis par l’épouvante : Wanda sanglotait doucement dans les bras de son époux.

Mais, soudain, la jeune femme prêta l’oreille et poussa un cri de terreur.

— Écoutez ! Écoutez !

Un grondement sourd venait des profondeurs, suivi d’un bruit lointain de cataracte.

— La bête fait sauter la mine ! Les eaux du fleuve vont monter ! Fuyons ! Par ici !

— De l’ordre ! commanda Dickson. Il y va de notre vie à tous ! Suivons la lady ! Vite ! Vite !

Ils parcoururent une vaste galerie éclairée par de puissantes lampes électriques, dont les lueurs baissaient rapidement.

— L’eau entre dans la salle des machines ! cria Copeland.

Ils étaient arrivés devant un grand mur sombre qui barrait la route.

— Attendez ! cria Wanda.

On la vit s’élancer contre la muraille et actionner un levier.

Un mécanisme secret cliqueta et la paroi de pierre pivota, découvrant un grand espace obscur.

— Allumez vos lampes !

Tous s’engouffrèrent dans une sorte de grotte souterraine encombrée d’éboulis de roche.

— La vieille mine de la Foreland ! clama Harry Dickson.

— Je connais le chemin ! cria Bunny Toots. Que l’on me suive !

Derrière eux, un grondement menaçant s’élevait.

— Le fleuve arrive !

Une course éperdue s’ensuivit. Harry Dickson laissa passer tout le monde devant lui, formant l’arrière-garde du groupe fuyant la mort.

— Vite, plus vite !

— Les cloisons de briques ! Aux pics, aux pioches, camarades ! hurla Toots.

Quelques secondes plus tard, les frêles murs d’argile étaient en miettes et on courait dans les basses galeries de la Foreland…

Quand Dickson monta dans la benne – le dernier – l’eau lui venait aux genoux.

ÉPILOGUE

— Tout ce que vous avez dit est vrai, monsieur Dickson, dit Wanda quand Harry Dickson eut terminé son récit.

» Le professeur Bellin avait capturé la Bête blanche, et l’avait emmenée en Europe. Quand je dis capturé, c’est une façon de parler : la créature le suivit de son plein gré. Qui était-elle ? Je ne puis le dire, c’est un mystère ; elle vivait au Turkestan, non pas crainte et redoutée comme mon mari l’a décrite, dans sa fougue de romancier, mais plutôt honorée, car elle n’était pas méchante. Ce que je vous dirai aussi, c’est que je ne crois pas que c’était une bête, mais un homme, monstrueux, difforme au-delà de toute expression, une créature intelligente et même douce.

» Mais elle possédait un étrange pouvoir : elle avait le sens de l’or ! Elle sentait la présence du métal jaune, comme les fauves flairent le gibier.

» Bellin en parla à bord du paquebot qui les ramenait en Europe, notamment à Lord Hardmour, à sa maîtresse Esther Darras, une immonde créature assoiffée de richesses, et au peintre Grygges. Ils volèrent la Bête blanche et l’amenèrent en Angleterre dans une propriété de Hardmour dans les Pennines.

» Là, elle découvrit de l’or.

» Mais les voleurs la rendirent méchante en la faisant boire. L’alcool en fit un monstre ivre de crimes ; il en fait souvent autant des hommes. Ils exploitèrent alors son intelligence, sa ruse, sa force, son agilité incroyables, et son pouvoir de voir clair dans la nuit, car elle était nyctalope.

» C’est ainsi qu’introduite dans Bedlam par Forbes, elle tua son premier maître, Bellin.

» Vous m’avez parlé d’Ackroyd. C’était un des gardiens de la mine, qui tenta de fuir après avoir volé une ample provision de pépites.

» La bête le rattrapa au moment où il arrivait à la lumière ; elle possédait l’étrange propriété des silures, et c’est ce qui engendra les étranges brûlures découvertes sur le corps d’Ackroyd. Mais la vue de la terrible créature priva Ackroyd de sa raison.

» Par hasard, mon mari acheta la petite propriété sylvestre et y découvrit un passage vers les mines secrètes. Son conte vous explique le reste. Pour exploiter une mine d’or, il faut du personnel ; vous savez comment Hardmour et ses complices s’en procuraient. Beaucoup de ces malheureux hommes, hélas, ont succombé.

» Vers la fin, toutefois, la Bête blanche devint hargneuse et méfiante et ne voulut plus obéir à ses nouveaux maîtres ; moi seule gardais un peu d’autorité sur elle, parce qu’elle comprenait ma langue. Esther Darras, qui tenta de la séduire par son charme féminin, trouva une mort hideuse.

 

— Holà, Tom, qu’avez-vous à faire le mystérieux ? dit Harry Dickson le lendemain de leur retour dans Baker Street.

— J’ai voulu emporter quelques pièces à conviction de la mine à jamais envahie par les eaux souterraines, répondit Tom, et je me suis à tout hasard emparé de ce sac de cuir. Ciel, comme c’était lourd, surtout qu’il a fallu courir avec ce fardeau sur les épaules !

— Diable de petit homme ! s’écria Dickson en voyant le torrent de pépites que son élève venait de déverser sur le plancher.

— Cela me dégoûte, fit brusquement Tom. Elles ont fait couler trop de sang. Je crois que l’on pourrait répartir cela entre les familles des malheureux qui ont trouvé la mort dans « l’enfer » que nous venons de quitter ?

Harry Dickson serra longuement la main de son élève et ne répondit pas.

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Juin 2025

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[1] Sic. (Note du correcteur ELG.)