Albertine Sarrazin

Albertine Sarrazin

LA TRAVERSIÈRE

1966

 

 

À feu mon ex-père

CHAPITRE I

« Nous sommes trop vieux… »

C’est tout ce qu’il parvenait à sortir, mon père adoptif.

Mais qu’attendait-il donc ?

Qu’attendait-il pour me maudire et me refiche à la poubelle comme il l’avait fait devant les Commissions rogatoires, pour intercaler son éternelle diatribe entre celles du procureur et de l’expert psychiatre, allait-il flancher maintenant ?

Je reconnaissais mal ce vieillard tremblotant sur la barre, penché, oscillant ; je ne lui savais pas cette pauvre toute petite voix poussiéreuse, imperceptible, flottant dans le prétoire comme les dernières volutes d’un mégot qui va mourir.

S’il avait dit : « Nous sommes très vieux, mais… », s’il avait accepté de me reprendre chez lui ; que j’aie l’avantage de m’en évader encore ; s’ils avaient accepté de nous larguer, qu’on ait la joie de les faire à nouveau courir… Mais non : les mots ne sont jamais venus et, après lecture du verdict, la mention « avec sursis » n’est pas venue non plus.

Dix ans après j’en suis encore à les attendre, ils manquent ces mots, ils appartiennent à un manque plus vaste, et plus ancien, irrémédiable, que ni lui ni moi ni personne n’aurait eu pouvoir de combler ; même en sautant par-dessus la balustrade du box, échappant aux gardes pour aller me finir à ses pieds, même en reniant ma fugue, le voyou que j’avais suivi jusque dans cette salle d’Assises, mon délit, ma prison, c’était trop tard : il n’y avait plus rien à faire.

Le grand cadre noir vidé de son Christ derrière les magistrats rouges, leur office sans ferveur, les péchés capitaux dansant allégoriques contre les murs, les fidèles recueillis, tout dans cette espèce de cathédrale lugubre faisait comme une grand-messe tout écarlate et toute grise, une messe privée de communion, couronnée par quatre mots hésitants qui faisaient l’holocauste de ma jeunesse : nous sommes trop vieux.

Mon père s’étant refusé à tous frais de défense et d’assistance pendant mes vingt-trois mois de préventive, on m’avait collé un avocat d’office – ce qui ne l’empêchait pas de me prodiguer des conseils hors de prix : il était tout neuf mon avocat, encore stagiaire, très ému à l’idée de plaider pour la première fois en Assises la cause d’une fille de dix-huit ans :

« Emportez un oignon s’il le faut mais pleurez, bon sang, pleurez : on ne va pas aux Assises pour chercher la compréhension mais, dans la mesure du possible, la clémence. Il faut pleurer tant qu’on peut. »

Je ne l’ai pas écouté, j’ai oublié l’oignon, mais je n’en ai pas eu besoin : imaginant mes adoptifs après le procès, traversant le pont Saint-Michel dans le brouillard gelé de novembre, regagnant à pas effarés leur wagon-lit tout confort pendant que nous regagnerions nos cellules de Fresnes, Lou aux Hommes, moi aux Mineures ; pensant à la lame de rasoir qui m’attendait bien cachée pour me trancher les radiales, à mon amour et ma vie qu’il allait falloir quitter, j’ai eu tout à coup un mal au cœur immense, irrésistible, j’ai commencé à pleurer et à trembler jusqu’aux fesses, tremblant que les gardes ne me voient trembler, à pleurer comme plus jamais je ne pleurerai, de rage, de pitié, de dérision, de dégoût ; j’ai trempé le box, le panier à salade, la paillasse, j’ai pleuré toute la nuit.

Et puis, au matin, je n’avais réussi qu’à me cisailler un ou deux tendons, on me l’a recousue la vilaine bouche que je m’étais ouverte sur le poignet ; j’ai regardé le jour gris escalader mes barreaux et j’ai bien fini par hausser les épaules, par retrouver le rire.

J’ai retrouvé Lou, aussi, à la fin des longs hivers ; on avait été bien sages, on avait gagné tout plein d’indulgences – on les a vite reperdues : depuis dix ans on n’en finit plus d’entrer et de sortir de prison, de se marier, de se séparer, de s’assister, de se remarier.

Mais aujourd’hui, sortant malheureusement la première d’un repos forcé de dix-huit mois, j’ai décidé que ça allait changer.

Le linge, dans la valise qui m’étaie les mollets, est certainement plus fatigué que moi. Hep, porteur !

Il n’y a pas de porteur : il faut que je me débrouille toute seule, que je porte mon baluche jusqu’à la gare, que je porte ma tête, bien haut, jusqu’à en avoir des crampes.

Mais oui, ville proche, pays froid de la prison immédiatement limité dans mon dos et dont je ressens encore un peu le souffle moisi, me revoilà.

Vous allez savoir comment je m’appelle.

 

De mes nom et prénom authentiques, pour commencer : Albe, ça fait peut-être un peu mélo populaire mais enfin, c’est à moi. Cette fois je ne veux plus me faufiler par la bande, falsifiée, nocturne, je dépose mon bilan d’ermite et de voleuse : je rentre au jour, en plein, de face, me faire briser ou applaudir. Pour ne plus vous avoir sur les talons je ne vous donnerai plus de coups d’étrier. J’ai eu assez de temps pour apprendre à marcher en renard, en danseuse, en bulldozer : selon l’opportunité… Je ne tremble plus des fesses, je ne me suicide plus. Vous gardez Lou en otage au pays froid, c’est bon : tant qu’il le faudra je serai docile, je marcherai en rond, au pas, un, deux, cent passages devant sa porte ; au printemps prochain vous serez bien forcés de me le rendre, on n’empêche pas comme ça le printemps de revenir.

Alors au lieu de nous enfermer les portes nous accueilleront, nous ferons des kyrielles de moutards, des enfants de papier et puis des vrais, nous élèverons les uns et irons vendre les autres…

Albe, ma fille, il semble que tu commences déjà à te marcher sur la barbe. Tu perds ta vigilance, ton attention s’égare entre les clous de la chaussée, sur la silhouette des gens : rien qu’un doigt à approcher et on touche les choses, offertes, véritables tout à coup… c’est toujours comme une naissance, une innocence, lorsque je sors de prison : la veille, les détenues vous chouchoutent comme une convalescente, à en croire ces femmelettes on ne devrait pas tenir en l’air, tituber, s’abattre comme un oiseau ivre… L’air bénit la bouche comme vin pulvérisé, c’est vrai, mais on s’y tient très bien : on voudrait lui appartenir et s’y fondre, s’envoler dans le matin encore effiloché, on se sent devenir légère, légère… c’est le prime été aujourd’hui, c’est le seigneur juin qui me reçoit.

Comme tout pâlit vite, projets méticuleux, itinéraires exacts, l’envie de beaucoup manger, de dormir des masses, à telle table, dans tel lit, les urgents-urgents, les indispensables ! Il n’y a plus rien que l’espace… J’ouvre les doigts et le temps d’hier se rouille et se brise dans le gravier, une-mi-nuit-de-plus-et-tout-est-cham-bou-lé, quel bel alexandrin je viens de pondre là ! La honte sur moi ! Je jure toujours de la passer à genoux ma veillée d’armes, les jours de malice je projette même de me faire élargir par voie d’huissier au beau milieu de la nuit – ce qui est mon droit le plus strict : au douzième coup, attention ! Appelez-moi madame je vous prie ! Je ne suis plus votre petite détenue ! Je suis hautaine, drapée, insolente : à minuit je vais mettre en branle tous les carillons, leur casser le morceau à tous, enfin…

Et puis, à force de répéter mes tirades, je m’assoupis : à cette ineffable seconde je dors, voyageuse passant la frontière dans son wagon-paillasse.

Me voilà à quai, avec mon teint diaphane d’endive de cave, ma dent à faire plomber dans le fond en bas à gauche, mon chandail et mes collants remarquables pour la saison… bah, ma petite mère me verra avec les yeux de l’amour… étant séparée de ma vraie mère depuis le jour de ma naissance, je me suis collé sur les bras un tribut considérable de filialités envers quantité de mères d’emprunt : toutes celles qui d’une manière ou d’une autre m’ont langée, parée, asticotée pour que je fasse « quelque chose », « quand même », de « tous ces dons du ciel » que j’entendais bien lui restituer dans le même état ; mes petites mères petites sœurs de la prison, et les grand-, les Notre, les Révérende…

Mais ma petite mère du jour c’est ma mère des Assises, celle qui m’a successivement achetée puis revendue, en monnaie judiciaire, à l’Assistance publique : histoire de pouvoir de temps à autre me réadopter par les voies affectives sans doute, ces gens-là m’ont fait retirer leur nom une fois pour toutes par les voies légales ; ce qui fait que, côté famille, mon état civil mentionne maintenant, à « né de » « et de », deux traits laconiques, tout noirs.

Je ne leur en veux pas pour autant : lui est mort, et elle… épouse tardive, à la maternité rendue impossible par ses organes douloureux, stériles et finalement ectomisés, elle n’a sans doute jamais espéré d’autre joie, parmi celles du mariage, que de pouponner l’enfant d’une autre et, passé l’âge du pouponnage, l’enfant d’une autre lui a donné des coups de pied dans le ventre. Et pourtant, à chacune de « mes frasques » scolaires ou sentimentales ou même illégales, après un temps de digestion variable elle m’est toujours revenue, avec ou sans l’approbation de son colonel d’époux qui ne gaspillait pas la tendresse. Maman qui a passé l’âge de ma grand-mère, que Lou a baptisée Mother – ce qui traduit très bien tout ce que comporte d’« étranger » mon sentiment filial, maman un peu spéciale mais la seule femme que j’aie jamais appelée ainsi, après tout : ça compte, pour elle surtout.

Maintenant que l’intransigeance du chef de famille a disparu en même temps que celui-ci, mother a recouvré le droit d’être bonne, bonne comme elle avait toujours rêvé de l’être : bonté allègre, engageante, souvent châtiée, toujours confiante, bonté chrétienne à laquelle ne résiste aucune vacherie. Elle a pu enfin m’écrire et m’assister sans avoir à planquer son écritoire ni à maquiller sa comptabilité, hautement approuvée au contraire par toute la communauté.

Oui : désespérant de voir revenir pour câliner son veuvage une fille disparue dans le siècle – ah l’amour ! L’amour éternel, la prison séculaire ! – mother n’a eu, pour assumer les pièces vides, la vieillesse et le chagrin, d’autre secours que de prier, prier au plus proche des sanctuaires, ne fréquenter que des gens de religion ; finalement elle a liquidé tout son bazar, ne gardant qu’un strict « fonds de maison », argenterie et linge brodé pour notre problématique retour et notre nuit de noces sanctifiée – enfin ! – par Dieu ; puis a déménagé pour une maison de repos gérée par des religieuses, dans un tranquille village de Provence, un couvent en somme ; et depuis des mois elle m’invite à venir à ma libération partager sa cure d’âme. Après avoir, bien sûr, pris conseil de la mère supérieure, qui s’est écriée :

« Mais certainement ! Faites-la venir, la pauvre petite. »

Mother a donc aménagé en chambre d’enfant prodigue le cagibi attenant à sa chambre, a tant insisté que Notre Mère a fini par en accepter « pour ses œuvres » le loyer, le couvent est absolument pauvre et mother relativement riche, ils font très bon ménage.

Je ménage, pour ma part, les rares personnes qui m’aiment en connaissance de cause, sans partage de leur part ni de la mienne : en rupture de stock, l’amour, j’ai tout distribué, je n’ai grain d’amour en solde ; mais je suis passée maître en gentillesse, souriants baisers, formules embaumées : j’ai promis à mother tout ce qu’elle a voulu.

L’algarade paternelle me sera épargnée, il est mort le saint homme, il ne gueulera plus comme à l’armée ; et surtout j’ai encore une année à tirer d’ici la sortie de Lou, année-lumière, lumière pâle et peu nourrissante : au couvent je pourrai toujours croûter en attendant.

Donc, c’était bien d’accord, je passais ma première nuit de liberté dans une de ces maisons d’accueil où les bonnes sœurs font un peu snack et auberge pour les clientes exéatées de frais ; le temps de dénicher un permis de parloir, d’aller visiter Lou, et je prenais immédiatement après le train pour le Midi, le car pour le couvent. De justesse, j’ai réussi à dissuader mother de m’envoyer mon billet en couchette première : une banquette en seconde suffit à mes fesses endurcies par le bat-flanc et le tabouret, et la différence vaut d’être empochée.

Au début, j’avais bien essayé de différer ces retrouvailles de quelques semaines : si d’autre sollicitation ne me faisait signe avant l’automne, au retour des frimas, disponible, je serais allée faire ma cure d’eau bénite comme on prend, l’été, les eaux minérales ; mais sortir de prison pour entrer le surlendemain au couvent, c’était à mon sens troquer un peu trop vite le droguet pour la bure. Et puis, j’avais envie d’aller faire une petite reconnaissance dans nos affaires, entreposées en totalité chez des amis calaisiens au moment de notre arrestation, tout ce que mother nous avait confié par la voie coûteuse d’un déménagement routier – des tas de draps, de couverts, de tapis hauts, de livres de prix, de tableaux cernés de dorure – en nous recommandant bien de ne jamais rien revendre, de lui demander quand on avait besoin d’argent… mes amis, sont d’honnêtes gens bien sûr, mais ils ne savent pas faire le ménage : un époussetage s’imposait.

Quelques jours de patience encore, chère maman, écrivais-je : aussi bien, vous m’attendez depuis si longtemps.

Mais… intraitable, mother ! Avec la divination de l’innocence, elle redoutait mes gambades, les incitations, les dérapages… s’il est vrai qu’à ses yeux je fais figure de génie et de démon, il est également vrai qu’elle me confond souvent avec le poupard faiblard que j’ai été : mes amis garde-meubles ne devaient plus être à un an près, a-t-elle rétorqué par retour de courrier, tandis que pour moi (et pour elle) c’était l’occasion ou jamais de se faire un peu de bon temps : je suis seule au monde, apparemment fauchée, arrachée à cette espèce de voyou rose qu’elle se résigne mal à appeler « gendre », ni même Lou, cet article provençal ! Ce nom de soutien-gorge ! Comment peut-on s’appeler Lou ? Elle écrit « Loup », ou encore « ton mari », en observant certaine réserve dans le tracé.

Je m’étais donc résignée à différer mes visites de contrôle et à prendre le voile dès ce soir ; mais la Loi, comme toujours, m’a été secourable.

Au Greffe, tout à l’heure, le patron m’a remis, en même temps que mon reçu de frais de Justice et mon bulletin de levée d’écrou, un passeport un peu spécial qui m’interdit de passer les ports et de paraître dans une demi-douzaine de départements – dont celui de mother et celui du snack catholique : on appelle ça un carnet d’interdiction de séjour. L’Interdiction, ce loup-garou ! ne prend corps qu’à sa date de notification : en général on vous libère, on vous laisse courir un mois ou un an ; puis un beau jour on vous convoque pour vous remettre le plus courtoisement du monde cette pièce d’état post-pénal, certificat de peine accessoire dont il importe de ne se séparer ni jour ni nuit. Allons, je vais devoir « ne pas résider ni paraître » pendant cinq ans, faire estampiller ce carnet de mort tous les deux mois au commissariat du coin… ah ! ils n’ont pas traîné pour m’interdire ma mère, pour m’interdire Paris et sa banlieue (et c’est surtout ça qui me chagrine), ils ne nous oublieront jamais nous ! Eh bien, puisque c’est comme ça je vais m’y mettre tout de suite, en infraction !

J’avais fait filer en lieu sûr, à mesure que je les rédigeais, les éléments d’un manuscrit traitant évidemment de la vie en prison, et je comptais me les faire expédier chez mother ; mais je vais aller les récupérer immédiatement, mes paperasses : j’ai trop tremblé pour elles, en les écrivant, en les trimbalant sur moi jour et nuit, en les confiant à un avocat qu’au fond je connais à peine.

Si mon désir d’écrire remonte à l’enfance, il ne s’est pas concrétisé par les moyens ordinaires : l’inspiration, l’imagination, le silence, les litres de gros rouge entonnés devant une machine à écrire d’occasion, les pelouses folles d’une résidence secondaire où l’on médite, allongée toute vacante en suçant des herbes, le milieu des gens de lettres, le grave bureau à dossiers, téléphone et fétiches, connais pas. L’imagination ? Je n’en ai pas. Le tout-France littéraire ? Je l’ignore et il me le rend bien. Le matériel ? Un papier de cantine entraînant le Bic entraînant les doigts entraînant les mots. Autour de moi étaient le merveilleux et le sordide, le temps volé à reconquérir d’urgence, l’oubli instantané à gagner de vitesse, le rien à arracher au néant. J’ai essayé d’en parler, le soir, de traduire le creux des heures sous l’ampoule nue ou le vasistas maigre.

À vrai dire, le déclic m’a été donné à l’occasion d’un vaste canular : l’an dernier en prévention, une fille qui avait même avocat que moi, lisant comme c’est l’usage par-dessus mon épaule, avait remarqué que je torchais magistralement les bafouilles des camarades et les lettres aux autorités. Elle me monta tout un bateau : un frère à elle, travaillant dans la publicité, lui avait rapporté d’Allemagne un appareil photo dissimulé dans un Pantabille ; nous étions dans la prison la plus merdeuse de France, il suffisait d’ameuter, l’opinion publique pour nous en faire sortir. Moyennant sur honoraires on faisait rentrer l’engin par l’avocat, elle prenait les scènes et les recoins particulièrement insolites cependant que je rédigeais les articles assortis, toujours par l’avocat on faisait passer ça à quelque journal à scandale et toute la France, indignée, montait à l’assaut de la taule pour nous délivrer sur les épaules. Le plus fort c’est que dans ma candeur naïve et ma frustration spirituelle j’ai cru à cette histoire et que je me suis mise à clicher.

Bien entendu le Pantabille miracle n’arriva jamais, mais moi j’étais lancée : les articles devinrent chapitres, je continuai à gribouiller tout au long de ma prévention, envoyant jour à jour les épreuves à l’avocat qui, un peu attendri et surtout bien arrosé, avait consenti à entrer dans le jeu.

Et maintenant, je suis parfaitement tranquille : lorsque j’aurai mis ça au propre ce sera le document du siècle, le livre qui me donnera ma revanche sur l’ombre et que se disputeront les éditeurs du monde entier. Je serai imprimée aussi sûr qu’aujourd’hui je suis interdite, mais alors interdite jusqu’à l’os. Pauvre mother n’a décidément pas de chance : à l’instant précis où elle cesse d’être mère de taularde, voilà qu’elle devient mère de tricarde. Oh ! bien sûr, elle va arranger ça, elle a ses petites relations : elle a bien su trouver les conseils autorisés pour me faire désadopter et boucler – parce que, avant les Assises, j’ai fait grâce à la « Correction paternelle » un petit stage d’adaptation en Bon Pasteur –, puis une langue et une plume lorsque, catastrophée par l’avance inexorable de la machine qu’elle avait contribué à mettre en route, elle alla supplier la Justice, l’Intérieur et même le Vatican d’en arrêter le dommage, cependant que je me laissais broyer tout entière avec une sorte de ferveur, pas « le goût morbide pour le châtiment », non, mais l’amour des expériences pleinement abouties. Mother invitera madame la Préfète à prendre une tasse de thé, madame la Préfète vantera à son époux l’excellence du thé et, à eux tous, ils arriveront bien à me faire cloîtrer quand même.

Mais en attendant je suis tricarde, tri-ca-a-a-arde, adieu ma mère, je sautille entre mes valises, je vais vadrouiller, me griser de Paris, d’infraction et d’alcool, ah ! c’est bien toujours la même chose : quelque chose à neutraliser, quelque chose à franchir, ma vitalité peut-être, ou ces mois à venir, sécheresse, pari de fidélité – gageure stupide : oui Lou, je me garde tu es gardé nous nous gardons pour l’un l’autre, nous ferons l’amour autant de fois que nous nous sommes rêvés, tu crois qu’on aura assez de toute la vie ? et toute cette liberté dont je n’ai que faire puisqu’elle m’est jetée comme l’os au chien, le pécule, les fringues, le carnet, le balluchon, beaux cadeaux !

Liliane m’avait promis de venir me chercher ce matin : j’y croyais comme au Pantabille, en ménageant la marge du toujours possible mais en voulant oublier les paroles d’une chanson trop connue. Liliane, ma « tante affectionnée » comme « oncle affectionné » est mon oncle, c’est-à-dire de la cuisse gauche : pour les besoins de la censure, signaient ainsi une ancienne camarade de prison et un vieil ami – pour lequel j’eus dans le temps quelques bontés, j’avoue… Moi, encore une fois, je suis née d’un contexte de traits : à part mon mari, tous les membres de ma famille sont des membres bidon.

Témoin à notre mariage, oncle a pu constater le lucide et le définitif de notre Oui : son amour pour moi a capitulé en affection pour nous. Il s’est mis à chérir Lou comme un fils, moi comme une fille – ou une femme, peu importe : apparemment a-t-il oublié mon corps et moi je me souviens de ses lettres laborieuses, fidèles, de ses petits mandats, de ses visites aux avocats…

Mon ex-père l’aurait sans doute accueilli avec la cérémonie méprisante qu’il réservait aux illettrés, aux ouvriers – dits « o-vo-ro-riers », cette expression décortiquée, crachée, qui m’égratigne encore l’oreille –, mais je me suis bien gardée d’envoyer oncle à la maison : « Je t’en serre cinq », « Ton pote qui t’aime bien », voilà des formules que j’apprécie mieux que les déballages d’érudition.

Oncle se dessèche dans la solitude, grille des bribes de jeunesse attardée sous le soleil de mille chantiers : en Afrique, en métropole… fin chirurgien sur mécanique lourde, aussi expert que vous, mon colonel ! En amour comme en affaires vite dupé et toujours entreprenant, oncle a l’intention de cesser l’an prochain ses déplacements : il reviendra vers l’automne, au terme de son dernier contrat ; il prendra un petit commerce, ou bien une affaire de transports ; il achètera une grande maison dans une région clémente, une maison au soleil où nous sommes depuis longtemps chez nous. Trio étrange mais loyer minime, projet confortable quoique lointain : la matérielle, l’ennui vague d’accepter, il me faut concilier tout cela, maintenant. Pourquoi me mouiller alors que, maternelle et dévote, ou bien mâle et païenne, leur affection me nourrit ? On me suppose un cœur, une disponibilité pour la gratitude ? Je paierai donc mon écot par le jeu des apparences : j’ai l’habitude.

Il faut bien, en famille, se rendre de temps à autre un petit service, se faire par-ci par-là un menu cadeau : la date de libération de Liliane coïncidant avec celle des congés de l’oncle, j’avais décidé l’hiver dernier de les unir pour une saison.

Liliane avait accueilli ma proposition d’un air distrait :

« Et c’est quoi, votre adresse ? » avait-elle demandé à l’heure de la toilette, tout occupée à examiner les fourches de ses cheveux. La plupart des détenues entretenaient une crasse complaisante entre les douches réglementaires : repos de la peau, rompez. Nous, en revanche, nous nous lavions beaucoup plus que ne l’exige l’hygiène : avec enthousiasme jusqu’au fond des oreilles, avec une sorte d’instinct de conservation acharné. L’attrait vaguement lesbien que j’éprouvais pour Liliane était peut-être né d’une odeur de Cadum : ce soin « gratuit » d’entretenir ses mains et ses cheveux, de faire chaque jour le tour complet de sa superficie… surtout elle, si grande… une chevelure longue et des ongles longs, longs… « Par hasard » côte à côte au lavabo, on répétait longuement les gestes de la toilette, on s’éclaboussait « par mégarde » de quelques gouttes de mots :

« Eh bien, j’ai un oncle qui…

— Un oncle ?… Mais… pardonnez-moi, Albe, je croyais que vous étiez de l’Assistance publique ?

— Et Lou alors ? Il est de l’Assistance, Lou ? A pas le droit d’avoir des oncles ?

— De toute façon, faut pas vous casser la tête pour moi, vous savez… »

Elle n’était pas chaude, Liliane, jamais ; jamais chaude pour rien. J’aimais sa distance.

Elle semblait toujours, regardant les gens du haut de ses cent soixante-dix centimètres, se moquer, ou faire une complaisance ; et moi, rase-bitume, j’appréciais l’aisance qui la portait au-dessus de mon monde, le délié de ses hautes cuisses après la grâce un peu molle des chevilles et des mollets, j’envisageais des jarretelles précieuses, des parfums intimes… J’ai tous les vices dans la peau, on me l’a assez dit, mais je ne cultive que les plus honorables : Liliane m’attirait comme le reflet, le prolongement tout en jambes d’un Moi inavoué. Je ne l’ai observée que quelques semaines – elle avait une petite peine de rien du tout – mais de façon intense : je crois qu’elle n’a ni volonté ni gratitude, qu’elle n’« appartient » pas, que son obstination apparente n’est qu’un mal aveugle d’indépendance, que son refus à lever le petit doigt (en prison on appelle ça de la fierté) n’est peut-être tout simplement qu’une paresse crasse : mais, ainsi, elle me plaisait. Elle contrastait avec les chahuteuses et les apathiques, les corps intacts ou éprouvés, les ailes épinglées ou rognées : elle se taisait, obstinément, lisant ou rêvassant à longueur d’heures, semblant porter dans la langueur de ses silences on ne savait quelles cicatrices. L’insistance égarée et soudaine de son regard, parfois, révélait sous ce flegme une inquiétante résille de nerfs.

J’étais malheureuse, mal à l’aise de ne lui parler qu’à voix haute de banalités audibles pour tout l’atelier : l’intervalle de nos propos en révélait d’autres où je m’obstinais à chercher un secret… pourtant, l’histoire de Liliane est tirée à des milliers d’exemplaires, partout où sont enfermés ceux qui, avant ou après leur majorité, ont d’une manière ou d’une autre dérapé ; je connais bien ces histoires de Bon Pasteur. Le père divorcé et remarié, l’affection doublement frustrée ; la fugue ; et ensuite, le traîne-godasse de court séjour en brève évasion, les parcours en stop toujours acquittés en nature, les vêtements grotesques dont seule la recapture permet de changer, le désir des hommes et leur indifférence après, les levers de soleil au bord des routes, la toilette d’un coin de mouchoir au lavabo du restaurant ; et l’escale, toujours la même, Fresnes, ou Chevilly-Larue, et le juge des enfants, et puis la vingt-et-une et la Roquette et la correctionnelle… peuh ! Ces libertés informes ne me tentent plus. J’ai fait comme tout le monde ma petite fugue mais je ne casserai plus mes liens, je ne veux plus me faire trop mal en me débattant. Je guette, immobile, l’heure où la liberté passera devant moi, une liberté pas n’importe laquelle, une silhouette nette et sûre : il y a Lou, Lou solide, Lou là hier et demain, mais aujourd’hui je suis seule et je marche pour deux, je veux marcher avec patience, avec certitude, vers la liberté définitive. La liberté c’est peut-être une histoire de serrures débouclées, c’est peut-être une histoire de maîtrise spirituelle, à moins que ce ne soit tout simplement une histoire de gros sous, mais je ne pense pas que ça puisse être une histoire de vagabondage.

J’admets les nuits blanches et glaciales, s’il y a la douche chaude et un bon plumard au bout, je suis maintenant trop vieille – eh oui, la trentaine arrive à grands pas ! – pour partager avec des Liliane les retours d’émotion et d’errance… supposons que je n’aie pas dormi cette nuit dans le grabat ni ailleurs, que je n’aie pas dormi du tout, que je traîne mes semelles à côté des tiennes, oh ! Liliane, on va rentrer, dormir… Nous croisons des gens qui ont sommeil, eux aussi ; mais eux, dans une heure ils seront tout à fait réveillés, ils travailleront jusqu’au soir, ils auront gagné leur journée et ils regagneront leur lit, leur lit… plus doux que guitare, plus paradisiaque que liberté, le lit, lorsqu’on n’en a pas.

Je crois que pour cette nuit je vais m’aiguiller vers celui de l’oncle : je ne peux quand même pas aller coucher à l’Armée du Salut et, avec cette histoire d’interdiction, les auberges « officielles », bonnes sœurs, mother, Pont de l’Alma, Claridge des Champs-Élysées, toutes me ferment la porte au nez. Je vais rejoindre Liliane dans le lit où je l’ai envoyée, faisant au portrait d’oncle mille aimables retouches pendant les dernières séances de lavabo ; d’ailleurs oncle est un peu comme les caméléons, il prend la teinte de la fille sur laquelle il se couche, elles l’ont fait de toutes les couleurs les filles !…

Garantie grand teint, apparemment infroissable, pas trop décatie Liliane… je ne doutais pas qu’oncle acceptât de relire certaine histoire sur les traits d’une grande fille désenchantée, envoyée précisément par l’héroïne de première lecture.

Et en effet, mon plan se trouva bientôt radieusement confirmé par des lettres plus brèves, distraites : après m’avoir fait – à mots censurables – le récit tout détaillé de son « dépannage », oncle ne m’envoyait plus que des formules machinales, des affections bâclées d’homme en vacances ; je savais bien qu’il n’y avait chez lui d’autre chambre que la sienne, et je riais de constater qu’il essayait de m’y cacher Liliane, comme si dormir avec l’amie de sa pseudo-nièce avait été une variété d’inceste.

En février dernier, oncle reprit l’avion pour l’Afrique, laissant ses clefs à Liliane, en attendant qu’elle ait obtenu les papiers nécessaires pour le rejoindre – et l’épouser, bien entendu. Ce départ m’a fait l’effet d’une trahison : depuis des années on joue à cache-cache oncle et moi, même pour bourrer le portemonnaie aux limites, ajouter, à la future maison une fenêtre ou deux, il n’avait pas à déserter avant ma sortie. En pays froid on est facilement exacerbé et jaloux, on entend ne pas être oublié et conditionner les gens, à distance, à ses propres volontés.

Mais oncle n’a jamais résilié un contrat, jamais fermé les oreilles au réveille-matin ; il aime moins son salaire que son travail, la chemisette et le bleu de chauffe lui vont mieux que le complet-cravate ; moi, toute flemme ou sursauts, je comprends mal qu’il accepte de satisfaire jusqu’au dernier jour ces engagements, à charge pour des maîtresses ou des neveux également désintéressés de lui en sucrer le salaire ; – je comprends mal le travail, de toute façon… j’ai été voleur, je veux être écrivain : toute autre activité est à mon sens imbuvable. Mais, à la pince et à la plume, oncle préfère la clef à bougies : il dit qu’ainsi ses heures de vol ne lui coûtent rien, au contraire elles lui sont remboursées par la maison, et toute la gamme de ces plaisanteries titi dont, né à Belleville, il a le génie.

Au bout d’un mois de cet exil économique et consolateur, bien rare qu’il n’arrive pas une embrouille. Cette fois-ci, il arriva des lettres : au printemps elles avaient repris le rythme empressé de naguère ; au souci des chers neveux un autre semblait superposé, un peu comme la perplexité de quelqu’un qui aurait pris la porte en oubliant de la fermer à clef : Liliane tardait à obtenir ses papiers, tardait à répondre…

Je suis instigatrice de l’ère Liliane et donc responsable de son éclat ; oncle m’attendrit avec ses malheurs et sa gentillesse ; d’autre part j’ai besoin d’un paddock. Je vais donc profiter du sursis mothérien pour aller éclairer ma lanterne et voir dans quel sens orienter mes mensonges à l’oncle : manquerait plus que cette grande dingue ait mis le feu à ses affaires.

CHAPITRE II

Pigeonnier pour amoureux montmartrois, balcon sur Paris gai qu’un touriste américain irriguerait de canalisations en or, la chambre-cuisine cuisine-couloir d’oncle est la plus haute, au faîte d’un colimaçon obscur. Nous les avons trébuchés cent fois ces escaliers, au retour des nuits, les semelles collées de sommeil : oncle, toujours à droite et à gauche, nous laissait le soin d’aérer, (et nous permettait d’enfumer), son logement. Il y a, si je me rappelle bien, la clef simple au milieu, la sûreté en haut : l’un fourrage dans la serrure et l’autre attend, appuyé au poste d’eau du palier.

Je grimpe seule, matin, allègre, sans autre soutien ni tremplin que mes pieds presque nus : dans le train je me suis débarrassée de mes pelures d’hiver, j’ai retrouvé des espadrilles au fond d’une valise. Nous ne grimperons plus ensemble, Lou, nous sommes tricards à présent : nous ferons en province le somptueux déballage des aurores – s’il nous reste encore assez de cœur, après une si longue restitution, pour emballer quelque chose…

Je tapote la porte de façon classique : les signaux n’ont plus cours, je reviens en tricheuse, en danseuse, chassant-croisant ce qu’ils appellent les amours, je pose les lèvres contre le panneau, j’ai envie d’éclater de rire contre le bois bien gratté contrastant avec la crasse écaillée des murs.

Dans l’entrebâillement de la porte je reçois en plein regard la haute stature de Liliane, que j’avais un peu oubliée :

« Albe !… C’est pas vrai ? Mais comment…

— Comment quoi ? On ne m’a pas laissé rempiler, voilà tout !

— Mais enfin, c’est demain que vous deviez sortir ! Moi qui me faisais une joie d’aller vous chercher ! »

Les cheveux de Liliane, que je savais sombres et sans relief, s’étalent en anneaux nuancés sur les épaules d’une blouse fantasque ; ses jambes sont fuseaux de rilsan, ses pieds nus dans des nu-pieds et, sous le hâle, le picotis roux de sa peau s’est unifié en ambre lisse… là-bas, le soir, dans le dortoir glacé, nous échangions en frissonnant des souvenirs de baignades salées, de dînettes, de siestes accablées ; nous avions le teint pâle et soufflé à force de manger des tartines d’ombre ; oncle soucieux de ses varices ne va jamais à la piscine… Dans quelles eaux nages-tu ma vieille ? Ah ! il me semble que tu t’es faite bien vite aux politesses, aux excuses, aux menteries, tu es neuve, rayonnante, tu n’es plus mon amie blessée du pays froid, tu consommes, tu as l’air d’une chatte qui a fait ses petits !

Du palier où je reste plantée entre mes valises, j’embrasse d’un coup d’œil les détails de la pièce : paires de bas en boule dans des escarpins éculés, tasses au fond collé, vêtements mixtes embrassés en désordre sur le plancher ; après seulement j’avise les pieds de l’homme, je remonte jusqu’aux jambes serrées dans un blue-jean, aux coudes appuyés sur les genoux, au visage de gitan pâle supporté par les paumes.

Un instant nous fige tous trois dans le silence, nous prenons nos mesures, puis Liliane énonce :

« Mais entrez donc, Albe ! Je vous présente Henrique : un ami. »

Sans se lever, le gars me tend une main, gardant l’autre autour de sa joue : ne sachant trop que dire, je m’assois à côté de lui sur le divan et je cherche mes cigarettes. Liliane s’épargne toute question, tout air gêné, elle s’active, sort des bols pas trop sales du placard :

« J’espère que vous n’avez pas bu la bibine ce matin…

— Je leur en ai fait cadeau… par contre j’ai payé très cher celle du buffet de la gare : aussi infecte que l’autre, d’ailleurs ! »

La vue de la cafetière, le maniement du briquet retrouvé, Paris qui grimpe ses rumeurs par la fenêtre soudain s’imposent à moi dans leur réalité triomphale : mais c’est vrai qu’il n’y aura plus ni marcs dix fois rebouillis, ni allumettes coupées en quatre, ni la lourde chanson du silence, la vie sera une brassée de détails aimables jetée sur d’immenses feux de joie…

« Henrique n’a pas de piaule en ce moment, explique Liliane en versant le café dans les bols posés à terre ; il dort là le jour et, la nuit, il traîne… pour tout arranger il est malade, regardez-moi cette bouille ! Il doit faire un abcès sous son bridge, c’est dimanche, ça tombe mal pour le dentiste. »

Donc, le secret le Liliane, c’était ce minet au museau enflé.

Puisqu’on ne m’attendait que demain, il est logique que les placards ne recèlent rien qui puisse constituer un balthazar : grand seigneur, Henrique nous propose un restaurant de quartier où, assure-t-il, on déguste des petites côtes d’agneau pas trop sales.

Comment va-t-il faire pour manger sans bistouri, celui-là ?

À mesure que je reprends pied dans les bars familiers, je me sens devenir de plus en plus insouciante : les heures se sont remises au rythme du déjà, la matinée défile à toute allure, je n’aurai pas le temps d’aller reprendre mon manuscrit chez l’avocat… bah, demain : aujourd’hui c’est pour du beurre, on enterre tous les morts, on enterre la vie d’enterrée.

Je me dis, avec un vague écœurement mitigé d’admiration, qu’il n’a pas fallu cent sept ans à Liliane pour se trouver un remplaçant. À chaque instant dans ses propos perce un défi sous-jacent : j’ai été sa confidente là-bas, pourquoi irais-je la dénoncer maintenant ? Et au fond qui a raison, sinon ceux qui restent, qui narguent, qui mettent le mouchoir par-dessus les scrupules ? Et moi-même, sans mari en taule, sans carnet de trique, est-ce que je ne choisirais pas le débraillé commode, comme ces deux-là qui font l’amour pendant que nous faisons ceinture ? Je rentre dans le rang, je me localise, parce que j’ai le souci heureusement provisoire de vivre pour deux, d’être à la fois dedans et dehors ; mais les yeux et les questions m’enragent, je voudrais leur échapper ou alors m’imposer à eux en triomphe, je voudrais m’étirer, je voudrais courir.

… Restaurant, puis deux heures de pellicule insipide : des alibis.

« Va falloir que je me débrouille pour trouver une piaule cette nuit », dit Henrique au sortir du cinéma.

Moi, avec ce type au milieu, le lit de Liliane ne me dit plus rien du tout. D’autre part j’ai toujours été pour la paix des ménages :

« Pourquoi une piaule ? Restez où-vous êtes, il n’y a pas de raison de vous gêner pour moi. C’est moi qui vais débarrasser le plancher : j’ai un train pour Calais à vingt-deux heures. Et, comme j’ai pas mal de trucs à voir là-haut…

— Comme vous voulez, dit Liliane ; Qu’est-ce que vous préférez, ce soir ? On retourne au restau ou on fait la tambouille à la maison ? Henrique ne se défend pas trop mal…

— Oh ! à la maison, pourquoi pas ? »

Ils se mettent à faire un marché somptueux, toute la soirée nous nous invitons dans les bistrots, je claque un argent fou, j’atteins la limite du pécule réservé à la foirida… Je suppose que l’oncle a dû laisser à Liliane quelques espèces, car son gitan se désargente à vue d’œil cependant que Paris s’allume, la faisant resplendir. Je m’agace, je m’intimide, je ne sais par où commencer ce que j’ai à dire – et je suis incertaine d’y parvenir sans bredouiller, je ne veux pas payer ma tournée en boniments, ils sont bien mignons tous les deux… Et pourtant, il faut que je sois fixée : au retour, tandis que notre cuistot remue ses gamelles dans l’entrée et que Liliane, assise par terre, me laisse l’avantage, je me décide à attaquer :

« Dites, Liliane… vous faites ce que vous voulez, bien sûr ; mais ça ne devrait pas vous empêcher d’écrire à l’oncle – ne serait-ce qu’à titre de loyer…

— Comment ? Mais je lui écris comme d’habitude, voyons ! Il y a des grèves en ce moment : moi non plus, vous savez, je n’ai pas beaucoup de courrier.

— Écoutez-moi bien : vous êtes libre, je le répète, mais j’aimerais que vous remettiez tout en place pour quand oncle rentrera. Vous avez le temps, vous avez encore plus d’un an. Mais pensez à tout ce que nous avons rêvé là-bas, à tout ce que nous pouvons monter ensemble plus tard…

— Mais qu’est-ce que vous allez chercher ? C’est Henrique qui vous tracasse ? Mais Henrique est un copain, je le dépanne ; c’est pas vous qui allez me le reprocher ? Il est un peu emmerdé en ce moment, mais ça ne va pas durer : on cherche une chambre tous les jours, demain on se remet en chasse…

— Et les sous pour bouffer ? »

Liliane fait un pfhhou des deux joues accompagné, de manière superfétatoire, d’un tourbillon de la main dans le vague :

« Les sous, ça peut toujours se trouver… je ne peux pas laisser tomber Henrique, c’est… c’est un très vieux copain. Un copain « d’avant ».

— Et oncle, dans tout ça ?

— Il n’en saura rien, à moins que vous ne lui racontiez… mais je sais bien que je peux compter sur vous ! »

Aïe Liliane, tu sais bien que je suis le tombeau, le tombeau neutre et tu m’infliges ta confiance, là, comme on laisse retomber une dalle !

Que dalle moufterai, donc, n’en penserai rien et le moins souvent possible, parce qu’en ce genre de recel je ne suis pas spécialiste.

Henrique a confectionné une ratatouille – tout ce qu’il y a de « niçoise » bien sûr : il pose la poêle persillée au centre de la table, moyeu où convergent nos appétits et la table tourne un peu, parce que je n’avais rien bu depuis un an et demi, soûle de longue nuit et de breuvages faibles, la piquette du rêve… et une fois de plus mes ruminations capitulent devant la réalité d’être là, près de gens qu’on appelle amis, la réalité dispersée dans le brouillard de nos cigarettes ; j’aimais avec Lou me lever à la nuit, légère, ayant faim et soif, retrouver les autres ; écouter des disques autour de bouteilles, en boire le doré lentement, jusqu’à nous accepter, nous aimer énormément, éternellement…

Hier encore je ne retrouvais aucun visage, aucune promesse consistante, je me demandais s’ils me reconnaîtraient même, les amis ; leur ronde me laissait immobile, leur rire m’était insonore, grelot sous vide : fanés, retombés, tous.

Et voilà que le chaud velours de l’alcool à nouveau les rapproche et m’entortille, l’heure du train passe et me dépasse… il faut dire que j’ai oublié depuis longtemps le geste de l’œil vers la montre :

« Oh là là, plus que dix minutes pour arriver à la gare !… Faut que je me tire.

— Bah ! dit Liliane, qui s’est disposée sur le lit et enchaîne le verre à la cigarette au verre à la cigarette dans un ralenti régulier, il n’y a pas un train plus tard, ou demain matin ? C’est si urgent que ça vos chtimis ? »

Ce n’est pas urgent. Rien n’est urgent, pas même la recherche d’une chambre pour Henrique : nous finissons par nous écrouler presque habillés, trois ectoplasmes frères ratatinés par l’alcool, dans le lit complaisant d’oncle.

C’est moche, ma première nuit civile.

Au matin, l’hydre ancienne et familière me taraude les encéphales, mes yeux pèsent une tonne, j’ai des lunettes toutes brouillées à l’intérieur des orbites ; je soupire au réveil de la prison, cristallin dans la grisaille pure et glacée.

Liliane m’apporte au lit un grand bol de café :

« Je vais rejoindre Henrique, on nous a signalé des chambres de bonne de l’autre côté de Paris, à Vaugirard. Reposez-vous tranquillement, on rapportera de quoi déjeuner : vous n’allez pas partir comme ça, sans rien dans le coco.

— Ah ! reprend-elle, j’ai lavé mon pantalon des dimanches : si vous voulez vous me l’étendez à plat sur la table, pour ne pas qu’il se déforme. Il est dans la cuvette sur le fourneau. »

On s’embrasse, pour l’amour d’oncle, et Liliane s’éclipse.

Aussitôt je saute du lit, aïe, je me sens enflée partout, j’ai la langue arrachée, où est l’Alka Seltzer dans cette maison ?

Je me mets à fourrager.

L’Alka est un prétexte, je suis indiscrète de nature, je pense que l’indiscrétion est un sens au même titre que la vue et j’ai rencontré peu d’aveugles en ce domaine : mother, professeurs, surveillantes, flics m’ont explorée, confisquée, sondée jusqu’aux limites (« Mais enfin Albe, ce mutisme ? Ce petit air suffisant ? Tu vas vider ton sac, oui ? Déshabillez-vous »), et outre ces marques de sollicitude, personnellement dirigées je remarque sans cesse le furetage des yeux, l’avidité, l’inindulgence ; j’ai dansé un peu à l’écart de la ronde, et les autres se sont arrêtés pour me dévisager et me frapper, ils m’ont frappée mais ils m’applaudiront, et moi en attendant je les ai bien fouillés à mon tour. Non seulement pour dégotter leur fric – incroyable ce que les gens deviennent ingénieux lorsqu’il s’agit de parer à mon génie ! – mais aussi parce que leur odeur m’intrigue : je me moque de ce qu’ils font mais je suis hantée par ce qu’ils sentent, exhalent, reniflent et ressentent, quand j’étais môme j’aurais voulu voler la peau des autres et m’y tapir.

Je suis peut-être une cossarde, mais à mesure qu’avance ma petite perquise je commence à penser qu’en veulerie Liliane va plus profond, plus inélégamment que moi : cette pièce n’évoque presque plus rien d’oncle-le-méticuleux, plus rien du tout de Liliane-des-douches. Cols gras, peignes portant moins de dents que de cheveux, tiroirs bouleversés. Parfum de négligé, halo de gâchis. Liliane, fière sous les verrous, pourquoi, ici, cette défaite ?

Je décide d’aller chercher de l’eau et de m’attaquer à la pile de vaisselle.

Dans le mouvement d’un immeuble comme celui d’oncle, où les installations vitales – cabinets et robinets – se trouvent à l’extérieur des logements sur le palier commun, il est des inévitables, des déclenchements rituels.

Ainsi, lorsqu’un usager omet de tirer la chasse, sa sortie des lieux déclenche l’ouverture d’un vasistas situé juste au-dessus, une tête de mégère pas peignée en surgit et une voix réglée avec autant de précision que celle d’un coucou suisse se met à hurler :

« Et alors ?… Et la chasse ?… On voit bien que c’est pas vous qui supportez les ZAUDEURS ! »

De même, pour un peu qu’on ne fasse pas assez précautionneusement en tournant le loquet, qu’on heurte le broc ou laisse cliqueter la clef, la voisine d’oncle, qui s’appelle madame Rivière et en a le débit, sort comme au bout d’un ressort, fait « Oh ! pardon » et exploite cet heureux hasard aussi longtemps qu’elle le peut. Rivière est seule dans la vie et arrache à la vie des autres, par-ci par-là, quelque bribe de chaleur : c’est le loyer du voisinage, la charge non incluse dans l’acte de vente mais qu’il importe d’acquitter sous peine d’être empoisonné de calomnies et de ragots ; autant écouter de bonne grâce ceux qu’elle échafaude sur les épaules des autres.

Dans ma description à Liliane, je lui avais précisé ce point essentiel du contrat ; mais, à la façon fébrile dont Rivière m’accroche à ma première tentative en direction du robinet, il semble que la belle enfant en ait quelque peu négligé l’importance :

« Madame Albe ! Alors qu’est-ce que vous deveniez, on ne vous voyait plus ! »

(Tu sais bien, vieux jeton, que je n’étais visible que pour la famille, touriste au pays froid, tu l’as vue dans le canard et certainement bien retouchée, ma photo !)

Les formules de welcome une fois débitées à toute allure, Rivière baisse le ton pour attaquer le plat de résistance :

« C’est qu’il se passe des drôles de choses, maintenant, chez votre oncle… Mais entrez donc cinq minutes, on sera mieux – vous reboirez bien une tasse de café. »

Avec la tête carillonnante que j’ai ce matin, c’est trente tasses de caféine pure qu’il me faudrait ; mais le café de Rivière est toujours aussi pâle (« Excusez c’est de la repasse, pour moi vous savez j’en fais pas du frais tous les jours ») et sa cuisine a le même relent de soupe refroidie et de charbon attisé ; le jour tombe par le vasistas à faire coucou, été comme hiver aussi avare, aussi graillonneux.

« Voilà, commence Rivière en s’affalant confortablement devant la toile cirée, c’est depuis qu’il a amené cette fille… tant qu’il était là, encore, ça allait à peu près : elle avait l’air correct, elle me saluait, elle ne faisait pas de bruit. C’est bien simple, madame Albe, à part le poste – mais ça j’avais pris l’habitude avec vous – on aurait dit qu’il n’y avait personne. »

(On a fait bien pire que du bruit, nous, devant ta porte des centaines de transistors ont défilé muets, et des cigarettes à la tonne et l’or des vitrines, pendant que tu ronflais…)

— Ah bon ! Et maintenant ?

— Oh alors là !… (Rivière lève une main et la rabat devant son nez, comme si elle voulait chasser une mouche ou se clore elle-même le clapet) là, y a plus moyen de fermer l’œil… et cette espèce de manouche… y crient, y se disputent, y se courent après dans l’escalier… Voulez-vous que je vous dise ? Moi, j’ai l’impression qu’ils boivent…

(Moi aussi.)

— Et le poste d’eau, normal que ceux qui s’en servent le nettoient et épongent derrière eux, pas ? L’autre jour c’était plein d’eau, je lui ai fait la remarque et… vous savez pas ce qu’elle m’a répondu ?

— …

— Elle m’a fait : « Moi, madame, je ne vis pas sur le palier ! »

Mais, Liliane, tu es cinglée ou quoi ? Si tu aimes te cuiter et te faire battre, vis ivre morte et prends autant de tourlouzines qu’il te plaira, on est en République, mais n’en fais pas jaser ! Toi d’avant, la voix rare et calculée qui ne galvaudait pas les paroles, n’ayant soif apparemment que de connaissances… le Commissariat au bas de la rue, où Rivière pourrait bien se rendre aux Objets trouvés : « J’ai perdu le sommeil… »

Il est temps, je crois, de disparaître du secteur.

Je termine poliment la purge, prends congé et me barricade.

Hier, entre deux verres, j’ai quand même réussi à envoyer les coups de fil urgents : la mâle Centrale de Lou m’attend un de ces dimanches, ils sont bien aimables à Clairvaux, mother attend des lumières, Jac et Peer – mes garde-meubles de Calais – j’aime autant qu’ils ne m’attendent pas : je monterai les surprendre ce soir, après avoir vu l’avocat porte-documents.

D’ici là j’ai bien le temps de tortiller la lavougne de mes hôtes, aérer, grattouiller comme là-bas en Service – les honteux chiffons de la cellule désertée au petit matin !

C’était quelque chose, toute cette hideur, de la solide matière première, de la bonne merde constructive, ça colmatait bien les journées…

Un peu avant midi, Henrique arrive, seul : « Liliane fait un marché terrible, elle ne va pas tarder à rentrer. En attendant, si vous permettez je vais me décrapouiller un peu : on est parti comme des dingues et on a marché toute la matinée. Quelle chaleur ! »

Dans un peignoir frais de nos réveils que j’ai retrouvé dans l’armoire, les omoplates contre le cosy, je gribouille sur mes cuisses une lettre pour Lou : je me sens neuve, tranquille, le gitan est très loin de moi. Du coin de l’oreille j’accroche machinalement le floc humide du gant giflant la peau, le crissement mousseux de la brosse contournant les dents ; la porte est tirée, j’écris tout cela à mon amour.

C’est seulement lorsque Liliane apparaît, le cabas passé au coude, l’avant-bras fléchi et les doigts repliés sur le porte-monnaie que je vois, que je nous vois comme par-dessus son épaule ou à travers ses yeux : Henrique, en slip et maillot de corps comme un mannequin de vitrine entre deux présentations ; moi dispose, un peu ailleurs, comme après la joie. Avant même qu’elle ait ouvert la bouche je sais ce qu’elle va dire, mais elle ne dit rien : elle pose les provisions dans la cuisine, s’assoit face à moi et se met à fumer avec hauteur, l’œil distant, les doigts frémissants. Déconcerté, Henrique reste là, oscillant sur les chaussettes, la chemise à la main ; et moi j’attends la suite, tenant mon stylo à la manière d’un cigare, avec un vague fou rire qui me grabouille dans le bas des joues.

À la fin Liliane parle, d’une voix aussi blanche que doit l’être son visage sous le hâle, ses yeux tournent comme présure au soleil – elle est probablement du genre « coléreuse-livide » –, tableau vivant, statue de l’Écœurement-assis-de-trois-quarts ; je sens qu’on va avoir droit à la grande scène du Quatre.

« C’est dé-gueu-las-se… commence-t-elle. Tout est dégueulasse… »

Je comprends très bien que Liliane, arrivant dans cette chambre au contexte intime, peignoir, savon, matinée, lit et cuvette, ait pu se voir à ma place ou plus exactement me voir à la sienne, mais je m’étonne qu’elle n’ait pas su se tenir dans le léger, les bords du silence, voire la grosse boutade. L’air clinique et la voix posée, j’entreprends de « délabyrinther ses sentiments », je lui tortille un petit exorde par persuasion, une proposition bien divisée et je conclus que « tu perds complètement le ciboulot », que « si tu peux penser que vingt-quatre heures après ma sortie je vais me remettre à la java… » du coup je tutoie tout le monde, je tombe des nues de l’innocence, je suis au point de clivage de l’horreur et de l’interrogation, tout est dégueulasse, c’est vrai…

Henrique a enfin réussi à boutonner sa liquette, il s’avance :

« Liliane est un peu nerveuse en ce moment : aussi, elle ne sort pas assez, elle lit trop, elle fume trop… Faites pas attention… »

Si, je fais attention, très attention où je mets les pieds et je ne les remettrai pas de sitôt dans ce panier à crabes, je m’en vais, je…

Alors Liliane sans prévenir se jette à mes genoux, j’ai sous les doigts le flou de ses cheveux, sa tête sur mes jambes comme un petit chien à long poil et, par terre, sa grande carcasse brisée. Ça devient gênant :

« Pardon, Albe, sanglote-t-elle, oh ! pardon… Henrique a raison, je suis folle… Mais comment est-ce que j’ai pu penser une chose pareille… pardon… »

La retombée du rideau : échevelée, trempée, tempête risible et dingue, c’est pour cette apothéose que j’ai risqué et perdu vingt-quatre heures de chère liberté ! J’en ai le cœur tout fade…

Je remets Liliane sur ses pieds, je les embrasse avec tout l’élan possible, elle et mon amant présumé, et je me sauve avec soulagement vers la gare, vers la grande banlieue où mijote ma paperasse, vers l’avocat qui lui a sauvé la vie – il faut l’espérer. Paris m’a hébergée de façon plus provisoire que naguère, malheureusement pour l’amour que je lui porte, heureusement pour l’infraction que je lui ai faite. Pour moi, beaucoup de villes représentent seulement les détentions que j’y ai accomplies et je suis en elles comme en lande étrangère, bien que j’en connaisse parfaitement certains intérieurs ; mais Paris, c’est tout ensemble la familière et la mystérieuse, la redoutable et la prometteuse, les Assises et la magistrature debout ; l’éditeur et les lecteurs assis…

 

Mon gentil bavard s’est fait une salle d’attente tout ce qu’il y a d’intimidante pour ceux qui viennent le consulter avé le biau costume et le saucisson dans le cabas ; mais moi, tous ces Dalloz et gros cendriers me laissent à l’aise, j’en ai payé une partie. La secrétaire vient me tenir la jambe quelques minutes, son Maître « va me prendre tout de suite », elle a maintes fois traduit et calmé nos jérémiades et nous connaît bien – sur papier – comme de redoutables emmerdeurs : très amène elle m’interroge sur les devenirs de Lou et les miens propres, déclare qu’elle va chercher mes mômes dans les archives et s’éclipse, après m’avoir introduite dans le sanctuaire.

L’avocat, qui ne m’a jamais vue qu’en disgrâce, me complimente sur ma bonne mine (ma mine, hum… disons que le pantalon me révèle mieux que le droguet), pas tellement au coup des réglementations tricardes il croit que j’ai quarante-huit heures pour quitter les secteurs interdits et semble disposé à me garder jusqu’à demain matin.

Mes écrits, manifestement, l’intéressent moins :

« Qu’est-ce que vous en pensez, maître ?

— C’est bien, c’est très bien », dit-il distraitement, distraction compréhensible puisque, ce disant, il s’apprête à crachoter dans son dictaphone, jetant des coups d’œil affairés vers la porte de son collaborateur qui a emplâtré l’unique – et heureusement portatif – téléphone.

Je me mets à feuilleter, en diagonale, les liasses de notes sur papier quadrillé noirci patte de mouche qu’il vient de me restituer… Eh bien, quand je pense que le bavard avait soi-disant contacté des lecteurs de maisons d’édition, des rédacteurs de journaux, m’avait fait placer quelques poèmes dans de futures collections !… Magnifique bateau qu’il ne se donne même pas la peine de couler : tout est rangé dans l’ordre exact où je le lui ai envoyé ; il y a même, entrelardées, des lettres dans leurs plis… et nul, je suppose, ni peut-être lui-même, n’y a jamais fourré la pupille.

Ça ne fait rien : mon cabas est lourd de fortune, à présent. Mes « vagissements littéraires », comme disait une bonne âme qui voulait mon bien, l’ironie, l’indulgence ou la perplexité, la censure ou le scepticisme, je m’en charge. Ricanera bien qui ricanera le dernier.

« Et maintenant, qu’allez-vous faire, madame ? » me demande le bavard, prenant mes mains dans les siennes sur le seuil du bureau, comme pour s’excuser d’avoir bâclé sa péroraison.

(Des enfants, maître, des enfants à la tonne, de beaux livres où je raconterai vos perfidies.)

« Oh ! dis-je, je vais me faire tirer le portrait et acheter des pull-overs pour mon mari. Je n’ai pas d’autres projets dans l’immédiat. »

Il me faut des photos pour le permis de parloir et les trois « identité » remises hier par le Greffe sont vraiment trop moches – tirées au Commissariat après une nuit de question : le cheveu batailleur et l’œil défait – même au surveillant-portier je ne veux pas me présenter dans cet état-là. J’aurai mieux pour un franc au Self de la gare. Les pulls, j’en ai vu aux étalages parisiens, des synthétiques, des aériens, des enveloppants, ça m’émeut toujours d’acheter des trucs chauds pour mon bonhomme, mais remontons pour cela au septentrion : on oublie vite la qualité du froid intérieur…

 

J’attrape de justesse le rapide Paris-Amiens-Calais, il y a des couchettes vacantes, tant pis pour la dépense, je m’en offre une : parmi tout ce que Jac a récupéré chez nous – le lot d’argenterie de mother, sa vaisselle et ses bibelots, mes bijoux, tout notre baluchon enfin – je trouverai bien quelque chose à fourguer. Une brave fille Jac, l’amie des mauvais jours à venir, complice, commode, refuge : quand on avait travaillé toute la nuit, qu’on se sentait ivres morts de fatigue, crasseux, desséchés par la tension nerveuse, on venait souvent frapper à son carreau. Elle ouvrait aussitôt, comme si elle nous avait perpétuellement attendus ; elle préparait le café, les oreillers propres – amidon, cafetière, emblèmes de chtimi ; éperdue à nos bribes de récit, Jac, intriguée par nos apparitions brèves, pressées, nos éclipses soudaines, nos balades mystérieuses, notre harassement… La malhonnêteté et la triche semblaient l’exciter : je crois qu’elle serait volontiers venue nous donner un petit coup de main… mais des femmes, surtout des mères de famille, dans un boulot comme le nôtre on n’en a pas besoin : on les laisse tricher à leur manière, en ménage par exemple.

Et ça, Jac ne s’en est jamais privée. Mais elle avait beau parsemer ses propos de surprenantes citations classiques, avoir des gaîtés d’ouvrière, elle ne faisait ni drôle ni sérieux ; elle faisait plutôt un peu hystérique sur les bords, un peu pitoyable aussi : une veuve même joyeuse c’est toujours pénible lorsqu’il y a trois mômes sous les jupons.

Lou est parrain du petit dernier ; il avait promis, sans grand enthousiasme… puis, se trouvant comme par hasard en prison au moment de la naissance, il avait pensé « Bon prétexte » ; mais Jac, toute fofolle qu’elle soit, a parfois de la suite dans les idées : elle est venue récupérer Lou à la porte, son païen sur les bras. Lou a bien été obligé de se laisser faire : maintenant, en décembre, vers la Noël, on va cambrioler les magasins de jouets. C’est tout une responsabilité d’être parrain, surtout parrain d’un bâtard : aveuglement ? Pardon ? Complaisance ? Je ne sais pas ; toujours est-il que cet enfant a été reconnu par le mari légitime de Jac. Triste mari ! Bien avant son décès il sentait fortement le cadavre, affligé de trachéotomie il parlait par le cou à travers un tube de métal, il n’avait pas la parole prépondérante, le pauvre ; et sa mort fut terne, fatale, assortie à lui.

Pendant ce temps, Jac, elle, se mourait pour son dernier amant, Peer, le père du troisième, un type que je connais peu mais que je soupçonne d’être une parfaite ordure. J’ai mes raisons : Jac nous écrivait en prison sous le couvert d’une parenté quelconque, et nous suivions au fil de ses lettres le progrès, les sursauts, les éclipses de cette idylle, les réapparitions et les fugues prolongées de Peer ; nous on voulait bien, on acceptait ce pauvre amour et ses espérances : du moment que Jac continuait à nous envoyer aussi du linge propre !

Puis, en décembre dernier, alors que Jac nous avait déjà demandé nos préférences pour le colis de vivres autorisé pour le réveillon, ses lettres cessèrent brusquement de nous parvenir, le silence, crac, que nous attribuâmes pendant longtemps au barrage de la Censure : le coup de la « tante affectionnée », ça n’a qu’un temps.

Et un beau jour, au début de cette année, voilà qu’on m’appelle au parloir, hors horaires conjugaux – Lou n’était pas encore à Clairvaux, on habitait la même maison et on se voyait tous les dimanches une grande demi-heure –, évidemment je demande quoi et la gardienne, dont j’avais fini par récupérer à coups de flagornerie, la sympathie et la discrétion, me chuchote :

« Vous savez bien que j’ai pas le droit de vous le dire : c’est la police… »

Moi, la police ? Moi bien jugée, immatriculée, n’attendant plus rien que le plouf d’un jour sur l’autre ?

Quoi me tombe sur le coin de la figure ? Quel délit oublié ? Quelle funeste erreur ?

Il m’a fallu souvent rendre grâce à la prison : cette fois encore, elle allait me fournir un alibi incontestable.

J’avais demandé à Jac de récupérer également notre voiture, je lui avais fait passer par l’avocat de quoi renouveler le bail chez l’assureur ; c’était au sujet de cette guimbarde que la police voulait bavarder un peu avec moi. Jac ne sait pas conduire, mais Peer doit être un excellent chauffard : négligeant l’assurance, le changement de propriétaire et le respect du bien d’autrui, il m’avait fait un beau petit carambolage – heureusement limité à des dégâts matériels – et mis les voiles sans laisser d’adresse, laissant par contre la voiture complètement caput-mortuum sur les lieux. La carte grise restant à mon nom, j’avais donc en principe la responsabilité civile de la chose : ces messieurs, bien obligés de convenir de mon innocence (« Je ne suis pas ubiquiste » leur ai-je dit pour les faire travailler un peu), m’ont chatouillé savamment la luette pour que je crache le nom du pilote, obstinément je les ai renvoyés à Jac, découragés ils ont cessé leurs visites et m’ont laissé finir tranquillement mon temps. Ah ! mais, j’aime bien m’occuper toute seule de mes affaires.

 

… Je réussis le dernier bus pour la banlieue de Calais, où Jac habite un pavillon de grand ensemble genre cabane à lapins, je réussis également l’effraction sans douleur d’une de ses fenêtres : pas méfiante, cette femme. D’ailleurs, je ne tarde pas à constater qu’elle n’a plus grand-chose à se faire voler : cette baraque a une mauvaise odeur miséreuse, on renifle aux quatre coins des pièces la débâcle et la navrance. Il y a dans un placard des cartons et des valises que je reconnais ; mais je n’ose pas les ouvrir.

J’ai peur. J’ai peur de savoir ce que déjà ma nappe sur la table, mes draps brodés, la broderie au pied dans les lits-fouillis des gosses, un reste de bouilli dans une de mes marmites et leur crasse marinant dans ma lessiveuse me laissent pressentir. Par contre, je lis avec la plus grande attention une liasse de papiers trouvée au fond d’un tiroir : convocations, sommations, avertissements, tout le crescendo de la dèche couronné d’une menace de saisie.

Minute, l’huissier : on va d’abord tirer les puces et les poux. Encore une amitié qui se fait payer… c’est malheureux, je crois aux êtres, j’espère toujours qu’ils sont gratuits et, tôt ou tard, j’en reçois la facture. Aujourd’hui l’ardoise est chargée, elle m’accable, et je ne peux la régler qu’avec des mots, je n’ai plus rien d’autre. Plus rien, ni abri ni véhicule ni amie ni richesse, rien que les mots que je porte lourds dans les tripes, ceux que je n’ai pas encore écrits et qu’il faudra bien que je crie un jour, rien que cet amour prisonnier que je veux porter à bout de bras au-dessus du temps et de la noyade, que je veux approcher, réaliser à chaque seconde. C’est vrai pourtant, chaque seconde, même médiocre, même lasse, insensiblement, inexorablement me ramène à Lou. Et merde pour le reste, pour le gîte que j’espérais trouver ici dans l’attente du permis mothérien, pour le garage désert, pour la volaille triste, merde pour tout.

Mais je sais la force essentielle du silence : lorsque c’est trop tard, lassant, fichu d’avance, il n’y a aucune raison de hâter les comptes pénibles. Aussi mon sourire ne défaille-t-il pas lorsque, tard dans la nuit, la clef tourne dans la porte d’entrée et que, précédant leur mère, les trois gosses font irruption dans la cuisine où je me suis installée pour relire quelques pages de mon manuscrit en les attendant ; les premiers ils m’aperçoivent, ensuite Jac, leurs huit bras hésitent, leurs quatre bouches font « Oh ! Albe ! », puis ils se jettent sur moi avec ensemble…

Je me laisse interroger et câliner, je donne de mes nouvelles, des nouvelles de parrain, je distribue baisers et bonbons ; j’attends que Jac ait envoyé les enfants au lit ; et, ensuite, légèrement, je lui pose les questions…

Jac répond à côté, eux ils ont dîné chez des amis mais « vous, Albe, il faut manger, vous êtes toute maigre », elle me fait cuire des œufs, me les écale, m’enfonce dans les pavés plusieurs centimètres de saucisson, du pain beurré, du bœuf froid et des cornichons… je suis à la cote basse, j’avale, j’écrase, j’ai sommeil, je gamberge dans des dessous trente-sixièmes ; mais cette fatigue oubliée, née de la marche et de l’insomnie, cette poignée d’amertume jetée en plein dans le cœur peu à peu me réveillent, me ressuscitent mieux que le mortel repos. À mesure que la nuit avance je reprends forme, je décide de rire, encore une fois.

Il faut être adroite, funambule… j’ai trop à faire : je n’ai ni le temps ni l’envie d’aider encore, fût-ce d’un lever de petit doigt, ces êtres qui soudain m’apparaissent archi-morts, murés jusqu’au cou dans le sordide : je me sens devenir granit, un granit qui rigolerait. J’ai eu depuis hier tout ce qu’il fallait pour me fiche en l’air le moral et la force ; je n’ai trouvé chez Jac et Liliane – mes amies, mes espérances d’avant-hier – que trahison et navrance ; pas ma faute si je suis un peu en retard de saloperie et s’il me faut payer des leçons particulières. Mais ce n’est pas si cher, après tout : que m’importent ces gens minables, ce ramassis d’objets ? Dans les bagages – que Jac veut ouvrir à ma place, prévenant ma surprise, interposant des explications précipitées –, tout ce qui avait quelque valeur monétaire a disparu : il traîne au fond d’une valise quelques livres, deux trois torchons et c’est tout. Je n’ai plus une bague à me mettre. Passons aux vêtements, ouvrons l’armoire : ils nous dépassent d’une tête, (je veux dire que Peer a une tête de plus que Lou et Jac une tête de plus que moi, nous ne sommes jamais longtemps dépassés nous, si ce n’est par la bassesse), ils n’auront peut-être pas eu le courage de se mettre en couture… mais si : Jac, la chère osseuse, a repincé mes décolletés à ses mesures, elle a rétréci les ceintures et rallongé les jambes des pantalons de Lou. Tiens, cette robe en velours écossais, très chère ; que je me rappelle avoir portée deux ou trois soirées… au moment où je la retourne sur le lit pour examiner la martingale, Jac me l’arrache littéralement des mains :

« Mais ce n’est rien, je vous referai l’ourlet, la mode est courte cette année… J’ai eu un accident avec Peer, je vais vous expliquer… »

Pas mal : elle m’a fait deux robes en une et tenté de les raccorder avec ce qui ressemble à de la petite ficelle ; et toute nos fringues, également tachées, trouées, brûlées, trahissent les bonnes muflées qu’ils ont dû se prendre avec l’argent de l’assurance et que Jac me raconte, essayant tour à tour le ton « Ah ! c’qu’on a rigolé » et le larmoiement pitoyable :

« Au début, il venait régulièrement, il était sobre, gentil comme tout avec les enfants, il parlait de mariage… ah oui, ça a duré quelques semaines le grand amour… et puis il a recommencé à vadrouiller… maintenant il s’en va huit jours, quinze jours, il revient sans prévenir, il mange, il prend du linge propre, et il repart, sans un mot… et jamais il n’apporte un sou, pas même un litre de lait pour les gosses, rien… j’ai des dettes partout… »

Je dis :

« Pourtant, je vous ai fait envoyer de quoi ? Puisque vous n’avez pas payé l’assurance vous l’avez bien croqué ailleurs ce pognon ? À moins que vous ne me l’ayez placé ?

— Comment ça ?… Mais je n’ai jamais reçu d’argent de vous, je vous assure ! »

En même temps que mes papiers l’avocat m’a remis le récépissé du mandat, je l’ai là, dans mon sac, mais ça me fatigue de le sortir. La pièce flotte de plus en plus, je n’ai plus l’habitude de bagarrer si tard : que Jac me prête son lit, que je m’étire bien dans les draps de mother et ça ira comme ça pour aujourd’hui.

Le lendemain, je plante mon écritoire dans la cuisine sur la toile cirée ; le vent rebelle, perspective de baignade gelée, fait onduler les rideaux, bouscule mes enveloppes ; les deux aînés, Toupi et Éric, tournent autour de moi, en mon honneur Jac les a dispensés d’école, ils m’asticotent, me grimpent dessus :

« Laissez-moi écrire, mes chéris…

— Tiens, Albe, dit Éric, prends un chewing-gum, c’est du qui fait des grosses bulles : tu le mettras dans ta lettre pour parrain. »

J’explique de mon mieux les tabous du règlement, je leur donne toute ma monnaie, je leur promets de les mener tantôt à la plage… ah ! je ne serai jamais, même pour un jour, bonne mère des enfants des autres, moi !

Jac est partie tout échevelée, de grand matin, son rejeton puîné sur les bras : je la soupçonne d’être allée prévenir Peer de mon arrivée ; de son côté elle doit bien se douter que, malgré mes serments de discrétion, je vais raconter à Lou ce que j’ai vu ici. La lettre à mon mari, c’est pour la bonne bouche : d’abord, faire une demande d’autorisation de séjour chez mother, pour appuyer le bon thé à madame la préfète ; puis, en raison des lambinages préfectoraux, toujours possibles et même toujours probables, brancher toutes religieuses visiteuses, assistantes aux libérés et fonctionnaires de toutes convictions pour qu’ils me trouvent une chambre dans le département de Lou, à Troyes par exemple.

Et enfin, je préviens Lou de n’avoir pas à s’effrayer, de ne pas s’imaginer qu’il a grossi ou qu’il s’est tassé lorsque, au printemps prochain, il réenfilera les quelques nippes que j’ai réussi à lui rescaper dans le désastre général de notre vestiaire. Lou, pauvre ! Il ne leur fera pas grand-mal cette année, qu’ils dorment bien tranquilles les amants calaisiens : à son retour Lou décidera s’il convient de les assassiner ou de les laisser vivre, ce dernier châtiment étant à mon avis le plus cruel. Oui, qu’ils se débrouillent, qu’ils crèvent sans notre aide, qu’ils vivent sans notre aide s’ils le peuvent, ah ! je te la laisse, Jac, ta cloche d’existence, je ne m’éparpillerai plus en rages vaines, je te dissocie à jamais de nos bons souvenirs, ton bon café, ton bon accueil : tu es une infidèle, je le savais pourtant, vous êtes toutes les mêmes, le cul vous emporte la tête, mais je ne vous en veux même pas.

Je ne t’en veux pas Jac, je suis plus riche que toi et tout ce que j’éprouve pour ta lope de salope de bonhomme – car tu t’es laissé dégueulasser par lui, je sais bien – tout ça se tassera bien aussi. Tes enfants sont là qui me sourient de leurs dents encore pures, mais je ne veux pas du chantage aux enfants, je redoute leur innocence qui virera, heureusement, à ton exemple…

L’après-midi je trimbale mes marmots à la plage, nous marchons sur la jetée où j’ai tant de fois respiré avec Lou, les matins d’insomnie, de douce iode. J’avais un vague espoir de baignade mais, en fait de naïades, il n’y a sur la plage déserte que deux ou trois malheureux dingues en slip et col roulé, des Anglais sans doute. On s’en retourne, Toupi nous égare dans des ruelles, gavés de beignets et de bonbons nous cabriolons comme trois gosses, les chaussures pleines de sable ; mais j’avoue que cette joie des gambilles se double d’une sourde et totale indifférence, j’ai la sensation que tout s’est éventé, pourri, à croire que j’ai toutes papilles brûlées…

Nous faisons halte au square : mes gosses donnent leurs derniers caramels aux cygnes du bassin, cependant que le carillon léger du beffroi, les saccades de l’horloge-fleur me traversent atténués, délicieux, irréels…

À la maison je fais manger ma petite famille, je la lave, lui montre comment se servir des brosses à dents – reléguées tout en haut de l’armoire de toilette, et je préside au coucher.

Je me gourais bien des intentions de Jac, outre les besoins naturels et matériels elle a ceux-de la confidence : revenez mon chou, m’écrivait-elle, revenez qu’on puisse parler, ah ! comme la vie sera belle… je t’en fiche ! elle est allée chercher Peer parce qu’elle crève de trac, c’est évident.

Au milieu de la nuit, alors que je roupille étalée dans les profondeurs à la place du maître, celui-ci fait irruption, allume brusquement le plafonnier : j’ouvre un œil, récupère à temps les résolutions de prudence et serre poliment la main du voleur. Que n’ai-je les doigts acérés, empoisonnés, électrisés !…

Jac, éclipsée dans la cuisine, tarde à venir soutenir la thèse de son marlou. Tant pis, j’attaque cet être seul et sans défense, et les longues et secrètes rancœurs ne tardent pas à remonter, à emporter tout : après dix minutes d’entretien le gars se retrouve proprement ratatiné sous l’avalanche, baptisé de cave et de salaud ; tout en parlant, je nous vois dans le miroir invisible, moi calée à l’oreiller froide et rigolarde, lui assis au pied du lit, gesticulant, volubile :

« Mais j’ai mis tout ça en lieu sûr, je vous dis ! Lou ne me reprochera pas de lui avoir pris une fourchette ! Vous n’avez qu’à venir avec moi pour faire l’inventaire ! »

(C’est ça, pour que tu me liquides à mon tour.)

Peer se lève, théâtral, marche en rond dans la pièce, avise une carte de France d’agenda postal punaisée au mur ; frappant de l’index de nombreuses villes soulignées en rouge, il hurle :

« Toutes ces taules-là je les ai faites ! Pensez si je connais la musique !

— Quel honneur ! Des contraintes, je suppose ? »

Peer fait un geste vers moi, ma mort approche… Puis il se détourne, arrache la carte d’un grand revers de main, la froisse, l’émiette, l’éparpille, continue à vociférer. Je dis :

« Criez pas si fort, vous allez réveiller vos enfants.

— Mes enfants ? J’ai un enfant ici ! Les autres j’en ai rien à foutre ! »

Finalement, le prince capitule et se retire dans la chambre voisine après avoir brutalement ordonné à sa servante – qui, de la cuisine, ponctue les éclats de voix de petits reniflements terrorisés – de le rejoindre immédiatement ; on m’apporte Toupi endormie, on la jette sur le lit, on l’enfourne à mon côté et on claque la porte.

Toupi ronfle, me donne des coups de pied ; sans doute les deux font-ils maintenant l’amour, de l’autre côté de la cloison où l’emplacement des prisons de Peer fait un rectangle déteint.

… J’ai mon compte de ce temps d’automne, de ces touristes anglaises traînant sur la chaussée une godasse appréciable de calibre et de crasse, des tartines beurre et leurre de Jac, de ses dents cariées dans son sourire fuyant : le lendemain de l’algarade j’emballe le reste de nos affaires – ça fait tout juste une petite valise que j’emporte à la gare en taxi ; je la fais voyager par le train cependant que je me fais moi-même la valise en stop en direction de Troyes, la ville qui vaut, après Bar-sur-Aube dont je ne veux pas, pour être à honnête distance de Clairvaux.

Ma tante affectionnée serait satisfaite de me voir en évadée de Bon Pasteur, pouce implorant au bord des routes, ou tapant sur les doigts des chauffeurs, entreprenants, ou encore solitaire, désespérée d’attente dans la poussière de l’été.

Enfin, j’arrive à Troyes. Dans un bistrot, je gribouille à Lou mon odyssée et mes baisers quotidiens : j’écris mal, appuyée à mon sac, lappant un apéritif – qui n’ouvrira rien d’ailleurs ! Je mangerai quand j’aurai mérité mon pain !

Dans la foule distraite, les solitudes, les groupes, les couples, je mesure soudain la discontinuité, le décalage entre l’apparence et la vérité profonde de nos rapports, cette mince feuille de pauvre actualité et l’immense bouquet de nos espérances ; entre toutes ces heures et tous ces kilomètres, et la présence constante, obsédante, de l’amour qui tour à tour nous donne et nous demande protection. Lou est ma veilleuse là-bas, ma veilleuse vaillante cependant que je me démène dans la nuit, me heurtant partout : les valises à traîner, le carnet de trique à faire estampiller au plus vite, la chambre urgente que les logeuses me refuseront, parce que je n’ai pas de travail, pas de références, pas de passé à raconter, pas de mari à présenter… ah ! Lou, puisses-tu me prêter ta cellule et m’y laisser dormir à ta place jusqu’au jour de luminance !

J’ai dû ramasser sur les routes une fameuse angine, je me trimballe toute fébrile et brouillardeuse, mon nez occupe toute ma tête ; mais les yeux pleins de larmes et les orteils en plomb il faut rire et avancer quand même… Je me mouche avec énergie (penser à racheter des kleenex), je range l’écritoire et je reprends mon porte-à-porte. L’après-midi s’avance, heureusement que les jours sont longs.

Je me perds dans le vieux Troyes à gros pavés et étais baroques ; dans la douceur auboise… pas du gâteau, cette chasse au gîte !

Je commence par essayer le processus classique : demander aux taulières et aux vendeurs des magasins J-j’y-gagne, me rendre au siège du quotidien local pour me faire préciser les adresses des Petites Annonces… que faire d’autre ? Mes charitables correspondants n’ont peut-être pas encore touché mes lettres ; et rester chez Jac pour attendre leur réponse, impossible, impensable.

Vers sept heures, je crois avoir trouvé : dans un faubourg fleuri je tombe sur une logeuse d’un âge certain, frisée de roux et pantalonnée de vert, une vieille perruche qui se met aussitôt à jouer les juges d’instruction, je maintiens sans coupure ma déposition, finalement nous nous retrouvons assises sur le lit de ma future chambre, fumant par le nez et bavardant comme de vieilles potes. Je lui explique que mon mari est en Afrique en ce moment, il prospecte et reviendra l’an prochain avec les gros sous, nous nous achèterons des meubles et une douzaine de bambini… Tout en bonimentant j’envisage, pour la vraisemblance, de me faire envoyer des lettres avunculaires que je ferai passer pour conjugales… et tout à coup, au moment où nous allons tomber d’accord, je pense que peut-être l’autorisation pour le couvent n’arrivera jamais, que je serai encore ici au moment de poser la Conditionnelle de Lou, je pense au certificat de domicile à joindre obligatoirement à la demande, à la tête de ma logeuse quand je lui demanderai cette pièce… du coup sa pièce à elle ne me dit plus rien du tout : je me sauve poliment, en déclarant que je vais réfléchir.

En fin de journée, épuisée, tirant la patte, j’aperçois de l’autre côté d’un parking une silhouette noire dans le crépuscule, à contours de vêtements ecclésiastiques, qui s’apprête à grimper dans une 2 CV : et si c’était une dominicaine de Béthanie, de celles qui visitent les galères et relogent volontiers les sinistrés de la prison ?… Priant le Ciel pour qu’elle n’embraie pas sans moi, je fonce… la dame n’est pas de Béthanie ; elle m’écoute néanmoins avec bonté :

« Montez, mon petit, me dit-elle. Je vais vous emmener à la Maison diocésaine. »

Pendant le trajet, pour la mettre bien à l’aise je lui parle de mother, des écoles libres que j’ai fréquentées, de la grande confiance que j’ai gardée en Dieu à travers l’épreuve…

(Ah ! ma mère, faut-il que je sois crevée !)

À la Maison diocésaine, une secrétaire genre vierge et Junon m’invite, d’une voix câlinement boudeuse et enduite de compassion, à prendre une chaise : à la gueule que je dois avoir, elle a certainement compris que c’était le premier secours à me proposer dans l’immédiat. À nouveau, j’expose mon indigence :

« Bon, dit-elle, je vais voir si l’assistante sociale du palais de justice est encore là. »

Elle y est même si bien que, de ma chaise, je peux l’entendre hurler dans le récepteur, « qu’est-ce qu’elle vient foutre ici celle-là encore, Troyes n’en peut mais avec tous ces interdits de séjour », etc. Pendant ce temps la secrétaire me sourit gentiment, nous adresse, au récepteur et à moi, des mimiques apaisantes ; l’orage calmé, elle m’obtient un rendez-vous pour demain quatorze heures au Palais.

Ça me réconforte un peu de regarder une belle fille qui sait certainement où elle couchera ce soir.

En sortant, je me jette dans le premier hôtel venu – qui m’a vaguement l’air « exemplaire dit de passe », mais qu’importe ; enfin clapoter, allumer et remuer librement, enfin horizontale au bon contact des draps un peu rugueux, enfin dormir jusqu’à l’heure d’affronter la redoutable salvatrice.

Le lendemain, je néglige le concierge du Palais, je m’égare dans les salles d’audience – bien nouveau pour moi, la Correctionnelle sans magistrats au milieu ! – je fais irruption dans le cabinet d’un juge d’instruction, qui me réaiguille aimablement… pour vérifier je refais le tour de ce Palais de poupée, vieillot, poudré de gris ; j’arrache et croque une pêche dans le jardin puis, rectifiée, humble, je frappe à la porte de la panthère. Qui bien sûr déverse illico sur mésigue les restes de sa soupe au lait. Je laisse passer les premiers bouillons, après quoi le tintamarre m’empoigne et je me mets à gueuler à mon tour : avec ces furies-là, suffit souvent de surenchérir… et en effet, elle ne tarde pas à me faire un sourire lavé, elle s’excuserait presque, et elle entreprend de me faire une description fort riante du Foyer où elle va essayer de me caser.

Bienheureuse prison, merci encore une fois, toi qui permets de faire admettre dans cet asile à naufragées une femme jeune, ingambe et que rien apparemment ne diminue ! Mon adoption ratée, mes études interrompues, la suite d’erreurs navrantes, de faux départs et de faux retours, tout ça n’est rien à côté d’un mariage maudit, d’un beau carnet de trique flambant neuf ! Je ne pense pas trouver dans cette boîte, réunie en une même pensionnaire, une telle somme de disgrâces ! Je ne suis pas loin, avec mes pieds douloureux et mon sommeil d’ennui, de me juger la plus abandonnée, la plus blessée, la plus pitoyable… Ah ! Lou, faut-il que je t’aime, pour accepter de me mettre au repos – ou au boulot – dans cet antre du gâtisme et de la difformité !…

Enfin, le permis mothérien arrivera peut-être, et sous couleur de te rapprocher de moi je te ferai transférer dans une geôle au soleil…

L’assistante sociale me fait un mot de recommandation pour la directrice de cette boîte à bonbons bénits, qui travaille au dispensaire de Troyes, j’assure de m’y précipiter – dès que j’aurai fait viser mon carnet : eh mais, c’est que ça va barder pour mon matricule, depuis cinq jours que j’ai disparu dans la nature ! Comme je m’y attendais, furieux de ne trouver aucun tampon dans les cases, les inspecteurs épluchent minutieusement mon emploi du temps des derniers jours, farfouillent dans mon sac (heureusement, j’ai laissé mon manuscrit à l’hôtel) : allez allez arrête tes salades, qui as-tu été voir ? Des amis !… C’est ça ! On sait ce que ça veut dire !… Tu as de l’argent ? Ah ! oui, ton pécule ! Et il va falloir trouver du boulot et en vitesse ! Parce qu’on n’a que faire de toi dans le secteur !

Pendant deux heures ils m’interrogent, me minutent, me mesurent, me photographient : au dernier accord de piano je suis littéralement groggy… mais ce n’est pas fini : apprenant à quel hôtel j’ai dormi ils repartent dans les cris, me font défense d’y remettre les pieds – mon impression était donc la bonne – va immédiatement chercher tes affaires et file au Foyer !

J’objecte que, n’ayant pas retiré lesdites affaires avant midi, le prix de la journée me sera compté de toute façon, que je n’ai pas de pognon à perdre, que… mais ces gens-là n’admettent aucune rouspétance même logique : je baisse le nez, j’empoche mon carnet enfin en règle et je file au dispensaire. Cette directrice pourra peut-être panser au moins mes ampoules, quoique… toutes ces gueulantes m’ont mis bourdon en tête, j’imagine très bien un nouveau dragon hurlant des prescriptions à de malheureux syphilos suant peur et virus par tous les chancres, m’accueillant à coups de stéthoscope ou de spéculum.

Surprise, c’est une élégante-sobre à lunettes discrètes, son regard brille de clairvoyance mais aussi d’humour : on ne peut pas dire qu’elle me saute au cou, mais enfin elle ne m’enguirlande pas non plus.

Elle me dit d’aller coucher à mon hôtel sans m’occuper du veto et de venir la voir, demain dans la journée, au Foyer :

« Parce qu’il me semble que pour le moment, ce que vous avez de mieux à faire c’est de vous reposer un peu… »

Je me demande si les nombreux verres absorbés sur le trajet préfecture-dispensaire pour enterrer ma vie de Juive errante font à ce point relief sur mon front : pour m’en dissuader j’en vide encore quelques-uns sur le trajet dispensaire-hôtel, eh mais, c’est que demain je reprends la vie de moniale, c’est petite mother qui va être contente !…

… Je suis toujours surprise par la quantité de ferraille muselant les portes, que ce soient les couvents, les communautés, les prisons, les pensions : que leur a donc fait la liberté, à tous ces maniaques du verrou ? Ici encore c’est l’énorme trousseau de clefs, l’air méfiant et fouinard de la concierge qui m’accueillent ; on me guide jusqu’au bureau de la directrice, qui jette un regard volontairement neutre sur mon accoutrement : je suis arrivée toutes voiles dehors, en pantalon collant et chemisier noué sur l’épigastre, autant les habituer tout de suite…

La directrice m’invite à prendre place et me met un peu au coup des institutions en vigueur. Les pensionnaires du Foyer, m’explique-t-elle, sont triées d’après la forme physique, l’âge et l’activité ; dans chaque section règne un règlement plus ou moins clément, éprouvé, un bon règlement en plastique souple qui s’adapte exactement aux mesures de chaque prototype d’humanité : il y a les mémés, les adultes et les mineures.

Les mémés occupent la partie clinique de l’établissement : impotentes, elles vivent dans leur pieu ou ne s’aventurent guère au-delà ; on leur sert à manger, on leur lave les fesses, et les auxiliaires chargées de cet entretien se recrutent dans la section Adultes – celle dont je ferai partie et où je pourrai demeurer aussi longtemps que je pourrai également déambuler, me nourrir et me nettoyer sans l’aide de personne.

« La section qui nous donne le plus de mal, poursuit la directrice en baissant la voix, c’est celle des mineures… »

En somme, le Foyer, c’est un mâtiné de pension et de prison : ces demoiselles mineures n’ont plus de famille ou n’en veulent plus, ou bien c’est leur famille qui ne veut plus d’elles ; placées là par le juge des enfants, elles étudient, apprennent un métier ou vont travailler en ville.

« Elles sont libres, quoi !

— C’est-à-dire… elles doivent rentrer à l’heure le soir : un retard non justifié entraîne immédiatement un renvoi automatique. Mais à choisir entre l’exactitude et la maison de correction, vous pensez bien qu’elles n’hésitent pas ! »

La directrice se lève, fait posément le tour de son bureau et, dressée devant moi, elle enchaîne :

« Évidemment, vous, vous êtes libre d’entrer et de sortir ; de faire ce que vous voulez ; mais comme il n’y a qu’une entrée pour tout le monde, je suis obligée de vous demander de respecter vous aussi l’heure de la fermeture : la concierge ferme le portail à vingt heures, vous voyez, ce n’est pas trop méchant. Ah ! il faudra aussi que vous soyez exacte aux repas, à moins que… je crois que vous envisagez de chercher du travail ?

— Mais comment ! dis-je, car je commence à manquer d’air.

— Je pense pouvoir vous aider à trouver quelque chose, je connais beaucoup de monde en ville. À ce moment-là, on vous gardera vos repas à la cuisine… eh bien, madame, je crois que c’est à peu près tout. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à venir me voir : je suis au Foyer le mercredi et le vendredi toute la journée. »

Elle me remet la clef de ma piaule et nous allons la visiter : c’est tout de même de la prison améliorée. Là-bas, le fin du fin pour la surveillante est de demander, le soir avant de vous boucler :

« Vous avez tout ce qu’il vous faut ?… »

Ici j’ai tout, j’ai même un lit de trop : deux lits jumeaux, deux armoires, double chambre, la seule disponible pour l’instant dans ce garde-meubles humain.

Restée seule, je panique un peu : cette directrice trop courtoise, cette chambre morose qu’il va falloir aménager et entretenir – je n’ai d’autres handicaps physiques qu’un poignet artistement recousu, une arcade sourcilière fendue autrefois dans un accident de voiture et parfaitement recollée, deux subtils traits roses ponctués, ça ne suffit pas pour avoir des bonnes : les auxiliaires qui briquent les mémés n’entreront pas chez moi, la pelle et la balayette appuyées au poêle me l’ont fait savoir.

Et ce réfectoire à affronter… zut, je boufferai dans ma chambre. Ou pas du tout.

Il faudrait que je repère quelques trucs : un bar-escale, la bibliothèque de prêt… mais d’abord, les achats d’urgence, dans l’anonymat de quelque Prisunic : dans une ville pourvue du tout-à-l’égout, il existe toujours un Prisunic pour collecter les transis, les esseulés, les fauchés, les tire-laine, les indécis.

J’ai l’impression d’aller faire des emplettes pour un colis de prisonnière ; l’assistance aux libérés, les maisons d’accueil, tout ce simulacre qui pourrait laisser croire que le détenu sortant de taule est un petit verni, je m’étais bien promis de ne pas m’y laisser prendre, pourtant. Je sais trop de quoi il retourne : si on n’a ni famille cousue d’or, ni biens à l’ombre, ni appuis personnels, ni pécule solide, on se retrouve sur le trottoir avec deux possibilités : courir présenter au commissariat du coin le bon pour dix francs qu’on vous a épinglé au bulletin de sortie, courir écluser au bistrot d’à côté pour dix francs de vin rouge, courir se rejeter dans l’engrenage ; ou alors, accepter cette semi-liberté semi-prison, les dortoirs de l’Armée du Salut, la concierge du Foyer, les boulots répugnants, le salaire de crevé, les tampons sur le carnet de trique, la risée, l’engueulade. Et moi, bonne pomme, j’ai suivi la filière, je suis là, menacée pour l’horaire, en train d’acheter une serviette éponge pour ne pas user le torchon du Foyer, des séries Poche pour tuer les veilles, tout juste si je ne ramasse pas les mégots !… Les mains amies m’ont laissé tomber, des mains commisératrices me ramassent, allons-y : je passerai dessus, je passerai dessous, mais je passerai.

Je contourne les rayons dans la pâte molle de la foule, je renifle sa mauvaise odeur chaude, parfum, poussière, sueur, charcuterie, mal lavé ; la rengaine de fond des haut-parleurs, les appels publicitaires des micros, la lingerie Chose et la margarine Machin, toutes affaires exceptionnelles m’enrobent de leur sirop. Je tripote, hésite, je me retarde : ce soir je partagerai avec Lou le grabat, cette escale est un vide noir, mon lit un désert de draps à filets bleus comme ceux des hôpitaux, tu vois chou nous partageons les beaux draps, je me fabrique de la taule et t’expédie ma liberté.

CHAPITRE III

Je cours au lavabo avant les premiers remuements dans le couloir, je me lave en vitesse et je retourne me barricader dans ma chambre. Je me suis acheté hier une casserolette et du café soluble, j’essaie de tirer du poêle assez de chaleur pour faire bouillir l’eau. Pas d’autre combustible en vue que mes cartons d’emballage, ça ne veut pas prendre, ça fume, ça m’étouffe, j’aère, je ventile avec mon torchon…

On frappe à la porte puis, sans attendre, on se met à tourmenter le loquet. Je vais ouvrir et je me trouve devant une blouse déteinte abritant des seins considérables.

La fille a quarante ans comme soixante, les cheveux coupés en gerbes raides sur le front et les oreilles : une espèce de verrue géante en émerge sur le versant gauche du crâne. Elle triture la poignée de la porte d’une main gercée cependant que son œil furette, par-dessus mon épaule, dans le désordre de la table et du lit :

« C’est l’heure du café… comme vous êtes nouvelle on m’a dit d’aller vous chercher. »

Elle me récite ça d’une voix traînante et fêlée, elle se dandine…

« C’est où, le réfectoire ?

— En bas, à côté des cuisines. Dites donc, faut pas mettre le feu ici.

— C’est où, le charbon ?

— Faut demander en bas, aux cuisines. Mais en cette saison, on vous en donnera pas.

— Ah ! bon. Merci bien. J’achèterai un réchaud alors. Le café, moi, j’aime bien le boire au lit. »

La souris me dévisage comme si j’avais sorti une obscénité, abandonne à regret le bouton de porte et disparaît sans ajouter un mot.

« Eh bien. Ça commence », dis-je au miroir qui me reproduit, au-dessus de la table, agrémentée de petite vérole et de points moisis.

Je passe la matinée en astiquage et en rangements ; puis, moins affamée que désœuvrée, je descends au réfectoire.

Un assortiment, un désassorti de femmes de tous âges et de toutes vêtures est agglutiné autour de tables en simili-marbre portant deux, trois ou quatre assiettes ; celle de ce matin, l’œuf sur le crâne, me guide jusqu’à une table de côté, juste sous le poste de télévision. Je songe un instant à installer un système de miroirs, puis je me rappelle que je n’aime pas la Télévision, sourire plaqué d’un côté de l’écran, soutires béats et digérants de l’autre. Pendant qu’elles avaleront de la péloche moi j’élaborerai de belle prose, j’entreprendrai à tâtons sur les écrans de mon cinéma personnel de divagants voyages, je m’embrasserai à ma bouche…

Le service est compartimenté : d’abord le pain – la distributrice a du soleil dans la bouche : « Combieng de paing ? » – puis le quart de rouquin bouquet bouchon, les plats un par un et enfin le café, si on en veut et si on peut appeler ça du café. Le tout dans un invraisemblable charivari de chariots, couvercles, brocs, couverts grattant le fond des assiettes, rumeurs.

Celles qui travaillent en ville arrivent vers le dessert par petits paquets, vont chercher leur ration à la cuisine, leur serviette dans le casier : elles ont l’élégance ingénieuse et sommaire des filles qui triment pour s’habiller, frisures roulées serré, chignons étriqués ou gonflés, laqués ou brillantinés, maquillage superposé toute la semaine par-dessus la douche du samedi.

Jamais je ne travaillerai, ne vivrai ni ne m’amuserai comme elles à la petite semaine, je n’aurai jamais leur gaîté gouailleuse, leur parler haut, leur façon de pouffer derrière la main, de toiser ; mais peut-être le sain Travail (« Il va falloir en trouver et en vitesse ! ») me donnera-t-il appétit à cette table qui, ma foi, n’est pas si mauvaise, avec des détails d’assaisonnement et de présentation qui masquent la simplicité bourrative des éléments de base : du bouffer pour travailleuse, qui « colle au corps » et qui, si l’on a rien de mieux à faire pour le brûler, incite rapidement à somnoler : ce que je fais jusqu’au soir, me réveillant à la tombée de la nuit ; j’aime vivre quand les autres dorment, toujours le crépuscule me fait signe…

Je me mets à lire, le noir envahit la fenêtre, j’allume, les heures passent… la garde de nuit marche dans le couloir, la voilà qui frappe à ma porte, à travers la cloison je lui demande ce qu’elle veut :

« C’est que j’ai vu votre lumière, j’ai cru que vous étiez malade. Il faut appeler, vous savez ! »

Je hurle que je vais très bien, que lorsque je serai malade j’éteindrai. C’est elle qui paie l’électricité ou quoi ? Elle va m’empoisonner comme ça toutes les nuits ?

Pour décourager les avances et la curiosité, je me fais la plus maussade, la plus insolente que je peux. J’attends dimanche, je compte les heures qui me séparent du parloir… enfin il arrive, ce jour où je vais pouvoir recharger ma pile à regarder mon amour, le mordre des yeux. Je me suis levée avant le jour ; j’ai bu café sur café, j’emporte en un grand sac plein d’accessoires : malgré trois chaudes heures de car je me veux nette, pour Lou je me fais belle même pour lui téléphoner, même pour lui écrire, même pour penser à lui.

La route Troyes-Clairvaux est affreuse et merveilleuse : affreuse par ses accotements bosselés et défoncés qu’à cinq mois de l’hiver il serait superflu de restaurer, on est secoués comme dans un shaker, on roule au pas… merveilleuse parce que verdoyante et vide, passé Bar-sur-Aube j’ai envie de hurler de joie : j’approche, Lou, je reviens, les poignants miradors apparaissent par-dessus l’interminable ceinture des murailles…

Je fais l’escale-beauté au bistrot du bas de la côte où le car fait terminus ; puis je monte la rampe, ralentissant chaque pas, le cœur battant dans la gorge… D’autres épouses, d’autres parents aussi attendent devant le portail, des valises et des paquets à la main. Je donne mes papiers au surveillant-portier et je m’assois sur une borne du porche, dans la chaleur, face à la chapelle Cézanne, le dos tourné aux familles : je n’ai pas de colis de linge moi, je préfère envoyer des paquets postaux avec beaucoup de scotch et d’emballages pour embêter la personne chargée de les défaire – on a des bonnes en prison, on ne décachette, on ne dépapillote jamais rien sans l’aide du Personnel – et puis, ça m’ennuie de gaspiller même une seconde de précieux parloir pour m’entretenir de trous de chaussettes avec mon mari.

Oh ! Lou, je viens à toi timidement, presque religieusement, j’entre en ta prison comme en un grand sanctuaire, j’avance ailée sur les graviers de la nef…

… Il semble qu’on ait toujours été là, qu’on y sera toujours, les doigts passés dans les trous du grillage, à s’échanger les yeux et les lèvres en silence, retrouvés au-delà des pelures – le droguet et le brassard-matricule, la robe toute neuve – loin du bourdonnement des autres qui enchérissent leurs gueulantes pour se faire entendre, loin de cet alignement de tête-à-tête, de cet enchevêtrement de duos. Le long de la ferraille, à travers le ciment de la ruelle, à travers l’air notre courant circule et se rejoint, la joie étincelle au contact de nos regards, nous sommes unis par le tiède brouillard de vie qui émane de nous et nous entoure, par le frémissement continu qui nous maintient debout sur les quatre socles de nos pieds, par la senteur familière crésyl-tabac-poussière qui nous embaume.

C’est ma plus belle récompense d’être Sarrazine : ma vie est bâtarde et tricarde mais aucune prison au monde n’a pouvoir de m’interdire sa porte, si mon mari légitime y est enfermé. J’entre, et sors, je suis Madame, je suis touriste au Val d’Absinthe ; tout à l’heure en sortant, j’irai voler des médailles à saint Bernard, en manière d’oraison.

Aie pas peur Lou, je t’arracherai de l’abbaye, bientôt. Je vais travailler dans ce sens ma chère mother : dès qu’autorisée à la rejoindre je te fais appuyer une belle requête, invoquant la nécessité de te rapprocher de ton épouse… Au ministère, on n’aime guère que le détenu s’évade de sa résidence ou tente de s’en faire élargir avant la date, mais on l’en change assez volontiers : on a ainsi une chance qu’il s’en tienne là de ses sollicitations.

Tu viendras te goberger dans une prison méridionale, Nîmes ou Les Baumettes, tu seras tout le jour au soleil des promenades, tu mangeras de l’ail dans la pitance, tu joueras à la belote avec les gardiens…

Je dévale la pente, pleine d’allégresse : comme il n’y a pas de car pour Troyes avant le soir, je me mets pedibus en route vers les Forges de Clairvaux, hélant les rares voitures ; et, chance, sans trop de footing ni tentatives papouillardes, je me retrouve à Troyes à moins de dix-sept heures. J’ai le temps d’aller faire un tour avant la soupe, buvons et cavalcadons gaîment, je me sens en même temps vidée et lourde de joie. Je vais dormir comme une vache.

… Le lendemain, l’éducatrice des Mineures – pas du tout le genre habituel « fraîche licenciée en droit, vierge ou violée », qui semble avoir trente-deux couronnes Jacket dans le sourire et quelque entendement dans le chou – vient m’annoncer qu’au Prisunic on demande d’urgence des vendeuses « même débutantes », que si ça m’intéresse elle peut me chaperonner auprès du directeur de la boîte, elle dira que je suis sa nièce, elle se portera garante… décidément, quoi que j’en veuille je ne suis pas oubliée dans la maison !

Je m’apprête à refuser ; puis je réfléchis que ce boulot sera une manière de rassurer les flics et un passe-temps comme un autre : sans sorties, sans exercice, je m’engourdis dans ma chambre et les nuits sont longues, au pas traînant de la garde qui vient toutes les deux heures vérifier si aucune mineure ne s’est évadée, si aucune mémé ne s’est oubliée, à la moiteur de l’air, à la lecture qui m’entretient l’insomnie. Et puis, si peu que ce soit, je gagnerai ma croûte : l’argent que mother et oncle continueront bien sûr à m’envoyer aura le cachet de la fantaisie et non plus celui du besoin… et après tout je n’ai jamais travaillé, c’est une expérience à vivre : je m’habille et je suis ma « tante » – encore une – au bureau du Directeur.

… En deux temps trois mouvements me voilà engagée, le chef de rayon m’accueille comme une vieille pote et me remet aux mains d’une vendeuse de poids : je me mets à trotter comme un petit chien sur ses talons… d’abord, me fringuer : après des essais nombreux – je marche sur tous les ourlets – on finit par me dégotter une blouse ciel boutonnée sur le côté style infirmière : je mets mes affaires dans le vestiaire de ma mère adoptive et me laisse guider jusqu’au supermarket.

Je commence à déballer religieusement des pots d’aliments infantiles Jacquemaire, comme on m’a montré… tout à coup, hep !…

Je crois que « vendeuse auxiliaire » est un euphémisme pour « bouche-trou » : voilà qu’on me vire au rayon savonnettes, Gibbs, etc., c’est près de l’entrée donc fréquenté, malheureusement ! La mauvaise grâce des vendeuses aux approches de la fermeture, leur façon distraite et excédée de fourrer objet et ticket dans le sac donneraient à penser que le client est un tyran et que, passé l’enfance, jouer à la marchande n’est pas une sinécure ; mais pas du tout. Les clients jouent avec moi, mon effarement les attendrit, ils me guident, me dictent les prix : sans eux, j’en serais encore à tourner mon premier ticket, à chercher dans les rayons voisins cette sacrée monnaie dont on manque toujours : « Zavez pas deux centimes, s’il vous plaît ? »

Je commençais tout juste à me débrouiller lorsqu’on m’arrache à la crème à raser pour me bombarder aux sous-vêtements masculins… Là, moins drôle, parce que la vendeuse en chef me gueule dessus et que j’ai pour principe de ne jamais traiter avec les cris : je croise les bras et je m’assois, butée, au bord du bac à chemises. C’est pas marrant, d’avoir affaire à des slips vides.

Enfin, après encore quelques déménagements, on m’a casée au Libre-Service, rayon crémerie : cinq jours sur sept j’emballe et déballe des fromages à l’ail, aux herbes, au poivre ; des « chèvre » croisillonnés dans des feuilles de châtaignier, des camemberts plâtreux, des yaourts multicolorés par des procédés chimiquement naturels ; je coupe du gorgonzola, je fais des paquets de cancoyotte, des puzzles avec les triangles de Brie… pouh ! J’en ai les mains et les narines empoisonnées jusqu’à la fin de mes jours.

Avec tout ça, j’oubliais, je me gagne quatorze francs quatre-vingt-seize centimes par jour : de quoi payer mes cigarettes, mes timbres, l’alcool pour oublier, le « pain dermatologique de Vichy » pour me laver. On pouvait gagner dix, cent ou mille fois plus avec Lou, en une seule nuit ; j’ignorais le gain quotidien et j’aurais aimé n’en faire jamais l’apprentissage : si le vol ramène souvent à la prison, c’est parce qu’on a volé avec présomption ou maladresse ; le vol en soi est outil d’indépendance et de liberté. Avec Lou j’étais insoucieuse de toute contrainte, de tout horaire, de toute obéissance : je me contentais d’être docile, passive même dans nos activités, j’exécutais les ordres et, après, dans la douceur intime, je me laissais enseigner les soumises, les impérieuses, les harmonieuses dévotions.

Mais les dévotions du Prisunic sont tout autres, elles n’ont rien de commun non plus avec celles de mother : on ne prie pas mais on sollicite, on n’adore pas mais on ne vous en demande pas tant, on se dévoue, on se désavoue et on dit Vous.

Le déshabillage ne s’accomplit pas pièce par pièce, amoureusement, avec des interludes : on n’a que ses mains hâtives pour faire quatre fois par jour du strip-tease dans un vestiaire à placards métalliques ; je mets à neuf et quatorze heures, j’ôte à douze et dix-neuf heures, la blouse pastellisée qui, après les blouses bleues du pensionnat, les blouses à carreaux du Bon Pasteur et celles, bariolées, de nos étés, me sert d’uniforme : celle-ci n’a qu’une poche exiguë pour le mouchoir, on doit tout laisser au vestiaire et, si l’on dissimule un bonbon, il faut le croquer accroupie sous le comptoir parce que les chefs de rayon guettent et que – à leur sens – si une vendeuse mange en service, c’est qu’elle mange ce qu’elle est chargée de vendre.

Aussi bien, nous, les auxiliaires, les débutantes, nous travaillons courbées : courbées à regarnir les rayons, courbées sous les ordres des vendeuses qualifiées qui sont là depuis dix ou vingt ans, chaque matin exactes à peser sur le levier de la pointeuse, qui recèlent dans leur dossier des centaines de cartes chiffrées, longues comme le ticket de caisse des bonnes clientes et où l’argent se traduit en temps.

Deux fois par jour, grimpant dans la bousculade l’escalier du Personnel, j’approche de l’infâme machine, son « pam » de marche en marche me perfore plus lourdement les oreilles, pointeuse maudite qui m’oblige à arriver avant l’ouverture des magasins, à sortir alors que tous sont déjà fermés… Je dois faire des acrobaties sur le chemin de la poste, je n’ai même plus le temps de choisir à la bibliothèque des livres qu’aussi bien je n’aurais pas le temps de lire : la ville est devenue un treillis de rues mal éveillées ou déjà endormies, bordées de grilles, barrières, tabliers, portes résistantes vers lesquels se hâtent, desquels se sauvent des points ou des poignées de points qui trottent, ou pédalent, ou encore chevauchent, pieds immobiles et bots, un Solex ; un pointillé qui ressemble à une piste de fourmis, notre itinéraire vers le Boulot.

Au vestiaire, entre l’instant où la chute de la blouse disqualifie la mieux qualifiée et celui où le vêtement civil, prestement réenfilé, vous dénonce ou vous élève dans la hiérarchie-du-chic, il est un instant où la combinaison révèle les omoplates pâles, l’élastique fatigué du soutien-gorge : à cette minute de vérité où naissent les grandes solidarités, l’une ou l’autre de mes collègues – émue peut-être par la révélation de mes os menus entortillés dans la dentelle – m’apostrophe gentiment, me demande de quel côté je crèche, « parce que si on va au même endroit on pourrait s’attendre et faire la route ensemble, ce serait plus marrant… »

Le Foyer n’a pas bonne cote dans la ville (« Là-dedans c’est toutes des gouines et des sucre-les-fraises »), je prétexte « un rendez-vous », et mon petit ami imaginaire rend les copines à une discrétion complice et parsemée de joyeux sous-entendus : si elles savaient, les mignonnes, comme je me suffis pour jouir de la rage et de l’espérance, quand la carcasse pleure comme je sais la consoler sans l’aide de personne, comme je suis loin du derrière ! Mais allez leur expliquer ! Elles insistent tant que je finis par exposer à mother ce problème des raccompagnements : j’aime trop le Foyer, chère mère, pour ne pas désirer le réintégrer au plus vite ; et vous, née turbineuse, mais à qui trente années de conjugalité bourgeoise et de mépris o-vo-ro-rier ont inculqué l’esprit de classe, vous pressentez le danger de ces fréquentations que vous n’êtes plus en mesure de sélectionner ; vous n’ignorez pas les pièges de la basse luxure, des bals et des cinémas ; vous savez mes relevailles laborieuses, ma volonté paresseuse…

Mother, qui craint également Dieu et ses adversaires, me conseille par retour du courrier d’acquérir quelque deux-roues – dont elle acquittera évidemment la facture, en à-valoir sur mon salaire. Il n’y a pas une semaine que je me suis offert un Solex – sur des grattages de pécule et d’argent de poche ; avant de déclarer mon engin, j’attendais que mother estimât les périls de la route à leur juste valeur, qu’elle me proposât elle-même le moyen d’y parer : elle sait que Prisunic ne me paiera qu’à la fin du mois, elle ne doit pas savoir de combien de boîtes de Tonimalt et de quêtes dominicales je me suis dispensée – non seulement pour échapper aux collègues, mais pour éviter les six heures de car aller-retour Clairvaux et passer loin de la ville mon jour de congé hebdomadaire.

Après le parloir je roule, sans but, des kilomètres, le Solex tout chaud et pétaradant entre mes jambes, jusqu’à ce que la fatigue et le soleil fassent danser le paysage, je m’épuise de route pour éloigner l’insomnie et le cafard ; je m’arrête à des plans d’herbe ou d’eau solitaires où je m’étends, vidée de toute pensée, sans envie, écoutant le fourmillement indifférent des choses, immobile jusqu’au retour de la fraîcheur ; j’ai les yeux pleins du visage de Lou, de son corps secret sous le droguet, coupé à mi-cuisse par la murette, je caresse l’herbe en souvenir de son herbe blonde, l’herbe coupée dans le rasoir à la salle de bain, l’herbe vivace et cachée… Oh ! j’en ai marre, il faut qu’il arrive quelque chose, que l’autorisation préfectorale descende des limbes, qu’une amnistie libère mon amour, que le temps escamote trois saisons… je ne peux plus continuer à emballer des fromages calcinés, à vivre au sursaut du réveil qui carillonne chaque matin au rectangle de la fenêtre un lever transparent, cependant que le merle se gave de solfège dans la forêt enchevêtrée des toits : foin des rues, du boulot, des horaires, des géométries !

Mais bien qu’en été les routes et leurs possibles se multiplient, je ne peux qu’emprunter chaque matin celle qui mène au Prisunic, chaque dimanche celle qui mène à Lou, et deux mois coulent ainsi… aux heures de pointe, on m’appelle en renfort au rayon « Légumes », on m’apprend à déchiffrer le cadran des balances, à fourrer délicatement les sacs en papier – qui portent en exergue la recommandation d’en manger – avec les pêches fragiles, les salades altérées, les poireaux dont il faut replier la tignasse ; et lorsque en fin de journée la clientèle se fait moins compacte, moins âpre à l’entassement forcené dans les sacs et les chariots, lorsqu’enfin elle a pillé et bouleversé tous les étalages, Sainte Bouffe abandonne ses droits aux vendeuses qui remettent les choses en état pour l’assaut suivant : on nettoie, on réassortit, on porte les emballages à la destruction – dans le sous-sol, il y a un employé qui ne fait que ça, pilonner du matin au soir caissettes et cartons.

Là-dessous, je resquille les meilleurs moments du jour ; dans le dépotoir géant je brasse du frais, les appartements frigorifiques vaporisent sur mes bras nus une buée glacée, je m’en frictionne, m’en caparaçonne avant de regagner l’étuve où les fromages moites, les légumes blessés s’abandonnent sur les clayettes, attendant d’être remis au froid pour se resserrer, reprendre forme et couleur pour la présentation du lendemain.

Ça sent le poulet durci et la saucisse mourante, l’odeur de congelé moisi m’accompagne jusque dans ma chambre, me colle aux fringues, imprègne mes draps, s’incruste dans ma peau ; j’ai beau me frotter, je reste entartinée de gruyère, je fleure l’éther comme une orange heurtée…

Pour les oranges, les mineures du Foyer sont mes meilleures clientes : elles viennent m’en acheter par prétexte en même temps qu’un paquet de chips et une robe à vingt francs, bavardent un peu avec moi lorsque le chef de rayon a le dos tourné, volent au passage les coûteux eye-liners et s’envolent, mineure vole, gentil-gentil du bout des doigts – vers leur technologie, leur mécanographie, leurs carbones, rajustant jusqu’au soir le sourire déférent que j’ai bien été forcée d’adopter moi aussi :

« Et pour cette dame, ce sera ?… »

Ma figure se déforme en rictus aimables, mon dos en courbettes, ma bouche en forme de formules, j’ai des crampes plein le corps et la tête ; et lorsque dans la rue un sourire ou une voix m’accroche je sursaute, abrutie, je regarde les gens comme d’une passerelle vitrée, insonore… j’oublie ce qu’est la joie, le repos, j’oublie même la rage, je ne suis que lassitude, automatisme, toute compagnie me rebute : les vendeuses ? Que leur raconter, à part des histoires de prison ? Je n’ai pas envie de me faire fiche à la porte, je n’ai d’autre moyen de m’anesthésier que le forcing et la courbature ; les filles du Foyer ? Celles qui ne travaillent pas traînent toute la journée au réfectoire ou sur les bancs du jardin, lisant, cousant et cancanant jusqu’au retour des autres, du repas, de la Télé : leur désœuvrement meublé de tricots et de feuilletons, leur curiosité mielleuse me font battre en retraite vers ma double chambre, dès que j’ai fini de dîner en tête-à-tête avec un journal ou un bouquin ; il resterait les mineures, ces terribles mineures qui « donnent du mal à la direction »… ça me rappelle mon séjour en Bon Pasteur, les malédictions du colonel : « La maison à barreaux, ma petite ! C’est ça qui t’attend ! », fréquenter les mineures c’est retrouver l’adolescence, c’est aussi une façon intérimaire de revenir en prison. Oh ! je n’ai pas de penchant particulier pour les gens habitués ou destinés à la prison : l’attrait abstrait pour le bandit maudit et la fière crapule, c’est bon quand on a quinze ans. J’ai épousé un taulard, d’accord, mais je n’en ai épousé qu’un. Si j’en ai bavé, là-bas, ce fut moins à cause des barreaux et du Personnel, objets rigides mais neutres, que par les filles fades ou féroces, jalouses, égoïstes, versatiles, bavardes, vantardes, taulardes en un mot – pardon, mes petites sœurs ! Vous ne m’avez jamais fait aucun effet mais vous m’avez confisqué, vous m’avez empoisonné le peu d’air qui m’était laissé.

Mais maintenant je voudrais donner ma part d’oxygène retrouvé, je respire trop, je respire en vain, l’ancienne sensation d’un déséquilibre énorme et irrémédiable me revient à regarder, le soir, la porte close du dortoir des mineures ; je me sens proche, tellement plus proche de cette porte que des cercueils à pattes du réfectoire…

J’aime bien croiser les mineures dans les escaliers, leur parler cinq minutes, leur « prêter » du shampooing au lavabo ; elles font retentir les couloirs de galopades, sifflets, brides de rengaines, je me frotte au tonique de leur turbulence, de leur insolence arrondie pour moi en fous rires furtifs, en considérations vertes sur leur état de prisonnières, sur la vacherie des juges, des patrons, des éducatrices : dans les cours de récréation je ne suis plus la petite, la dédaignée qu’on envoie jouer, ni le cas-zà-part – une drôle de détenue celle-là, qui n’a ni bande ni souteneur mais passe son temps à bouquiner ou à gribouiller Dieu sait quoi dans son coin, je suis une fille mûre qui a eu des pépins et des gros noyaux : pour l’instant, je me contente de ces références.

Peu à peu le cercle des mineures resserre sa confiance, vérifie sur moi le reflet de ses mirages, m’asticote l’inertie, m’invite à chantonner, à me tortiller sur la piste des paliers, à me foutre de tout, à désobéir encore une fois : je fais des brouillons pour les flirts, j’écoute les anges et, bribe à bribe, je me raconte dans le style qu’elles souhaitent. Pour gagner le leur je déserte le jardin des Adultes, j’y passe mes soirées… si bien que la directrice me fait convoquer :

« Madame, je ne vous ai peut-être pas précisé ce point du règlement, veuillez m’en excuser : il est interdit de communiquer d’une section à l’autre. À plusieurs reprises on vous a vue parler aux mineures et aller dans leur jardin. Si vous désirez prendre l’air, vous avez dans le jardin des adultes tout l’espace voulu. »

J’essaie d’être spirituelle :

« Excusez-moi, madame, mais je pensais qu’un air en valait un autre…

— Je sais bien, reprend la directrice sur le mode « compréhensif-humain », les mineures sont plus gaies, et en un sens plus assorties à vous. Mais je ne peux pas le permettre, vous comprenez.

— Non, je ne comprends pas. Enfin, madame, je ne vois pas en quoi je peux leur nuire ou leur être utile ! Elles sortent, elles n’ont pas besoin de commissionnaire ni de facteur, si c’est ça que vous voulez dire. »

Je déteste être traitée en brave démon un peu simplet. Lorsque je me sens subalterne sans me sentir inférieure pour autant, mais bien plutôt opposée – provisoirement certes, mais le système étant provisoire pour chacun, cela l’autorise à subsister pour tous – il ne me reste d’autre politique que celle du renard irrité : à cette minute je gamberge pour la directrice des tourments impossibles, des tourments chinois… alors qu’entre les mineures et ma solitude je n’hésiterais pas : elles se faufilent dans ma chambre, le soir, après le départ de l’éducatrice et avant l’arrivée de la garde de nuit, et c’est vrai que j’ai souvent envie de les mettre à la porte : elles trifouillent mes paperasses et mes journaux, brouillonnent, font jeu de tout, je leur prête ma porte et elles voudraient la fille tout entière, à leur égal rieuse, bruyante, fatigante, elles me voudraient complice de leur enfantillage, elles se croient les premières… à leur sens je dois être une vieille, pas assez désinvolte, trop ordonnée… elles me tapent sur les nerfs, mais puisqu’on me les défend je mets les nerfs au placard, je ne vais pas, tout de même, faire ma soumission : j’avertis mes mineures d’avoir désormais à se méfier de la plus « chouette » éducatrice, de l’auxiliaire la plus neutre, du lavabo le plus désert ; je ne leur parle plus qu’en guettant par-dessus la rampe, ou en postant une sentinelle dans l’escalier, mais c’est encore ma chambre le lieu de rendez-vous le plus sûr : je suis l’oursonne qui lit ou tape à la machine (vingt francs par mois, une location qui, vu son format, semble faire du bruit même au repos), je suis celle qui n’aime pas qu’on lui casse les pieds, et qui n’a jamais faim ni mal nulle part.

Je sais bien que les mineures ne tarderont pas à me délaisser pour des distractions neuves, tandis que je m’obstinerai au feston régulier de la lecture et du tapotis de la machine à écrire, aux routines d’affection machinale – oncle, mother –, à la lettre conjugale quotidienne et au parloir hebdomadaire, aux jours désespérés de longueur et vibrants quand même d’espérance – et au boulot, l’indispensable, le tyrannique, le vampire !

Je ne parviens toujours pas à calculer justement avec la balance, encore moins à manœuvrer la manivelle des caisses : aussi m’a-t-on fichue dehors. Pas à la porte, non – ce serait trop beau –, à l’extérieur sur le trottoir, devant la vitrine, au stand des glaces. Je range ma recette dans des valises de poupée : une rouge pour la tireuse italienne, une bleue pour les Gervais, Miko-Mystère-Portatives-Tranches-Petits pots.

(« Et la petite cuiller ?… » « Oh ! pardon, la voici. »)

Ici l’odeur de la foule est moins concentrée, ventilée ; je me distrais au brassement des gens et des voitures, aux sens différents de leur affairement : la volée d’affamés qui au Self s’abattait sur mes victuailles dehors s’égaille et se divise en flâneurs, préoccupés, précipités, stagnants. J’ai dû batailler ferme avec le chef de rayon pour qu’il remballe sa caisse enregistreuse et me concède mes valisettes : quoi ! Je ne peux pas, aux heures d’affluence, en même temps confectionner de belles glaces artistement lovées et en tirer les tickets : j’ai pas quatre mains, le client n’est ni patient ni indulgent, et préfère certainement une glace joliment montée à un ticket de caisse – même destrement tourné.

Car ma glace n’est pas raclée dans une pâte dure et crissante, catapultée en demi-sphères toutes identiques par une louche à ressort ; on n’est pas obligé de l’enfoncer de la langue si l’on veut en avoir, jusqu’au bout : c’est un ruban de souple vanille ou de fluide framboise que je déroule et coupe sous un levier chromé et qui coule droit au fond du cornet. J’emplis celui-ci à ras bord, puis je le chapeaute d’arabesques et de rosettes – deux ou quatre, selon que le client souhaite une « simple » ou une « double ». Je suis pâtissière et fleuriste, je fignole ou brutalise mes créations à la tête du client : pour les gosses j’en mets un bol pour le prix d’une cuiller, pour les râleurs j’arrête sec au niveau-étalon.

Malheureusement je ne vois pas toujours arriver le chef de rayon, il semble surgir du sol celui-là, il me pince en flagrant délit de générosité, n’en mettez pas tant, si je continue le Prisunic va faire faillite – s’il voyait, le gars, toute la vanille que je lèche ou fais lécher aux collègues sous les comptoirs !

Mais tout de même, si cette manipulation me rafraîchit de celle du calendos, elle ne me donne pas l’âme venderesse pour autant. Je ne dois pas être douée…

À l’étal d’à côté, la réclame du jour se compose d’un lot de saucissons et d’une montagne de poulets : les clients accourent, happés par le boniment de la vendeuse qui braille de toute sa conviction comme si le produit de la vente devait lui entrer intégralement dans la poche, avec une sorte d’énergie du désespoir comme s’il y allait de sa place et de son honneur que le tas de boustifaille ait disparu avant midi.

Elle a bien du courage ! Moi, je me contente d’attendre le client, je ne racole pas, je ne suis pas payée à la tête, après tout. Je mets mes valisettes hors de portée du voleur, je me cale les reins contre le bac à Gervais, je regarde en bâillant les expositions concurrentes sur le trottoir d’en face : d’autres poulets anémiques dans leur résille rouge, d’autres saucissons congestionnés… je ne trouve rien de plus obscène qu’une grosse bonne femme en train d’acheter de la barbaque, et Dieu sait si elles sont bien grasses dans l’ensemble, les ménagères ! Je suis curieuse des hideurs, je remarque plus volontiers les bras affaissés, les cous en cascade, la marque boudinante du soutien-gorge… tout me semble moche et frelaté dans ce Prisunic, la fièvre machinale, les invites truquées, les poulets pâles, les ourlets qui craqueront à la deuxième lessive, le règne de l’économique et du stomacal. Vendre des rosettes glacées c’est ce qu’il y a de moins laid sans doute, mais quand même : je voudrais me faire assez large pour dissimuler le bac, la tireuse, la pancarte où mes différents modèles de glaces sont dessinés en couleurs succulentes, faire oublier aux gens que si je suis là, c’est pour leur vendre ma camelote. Je ne leur fais aucune avance, je ne déclenche mon sourire que sur interpellation ; je voudrais qu’ils s’en aillent, laissant la même glace se moudre indéfiniment dans le réservoir, n’avoir plus à recharger ma machine, à la nettoyer, ne plus devoir trimballer du sous-sol au trottoir, quatre par quatre, les boîtes de cinq kilos de soupe à la vanille, soupe à la framboise, ne plus les percer, ne plus les hisser : le couvercle du réservoir est tout en haut de ce coffre-fort plein de purée sucrée qui mesure bien deux mètres, il faut que je l’escalade en m’arc-boutant de l’autre côté à la vitrine du magasin, sans lâcher ma boîte qui me dégouline sur la blouse, c’est pas présentable une blouse aussi sale, on m’envoie me changer, j’arrive au vestiaire la tête basse, aussi honteuse qu’une grande fillette qui a pissé au lit.

Au sous-sol, les boîtes de glace sont entreposées dans la même chambre frigorifique que la boucherie-charcuterie, tout derrière la penderie saisissante des bœufs dépecés, ça sent la carne fraîche là-dedans, ça ruisselle la graisse et le sang figé. Sur des étagères de côté, gracieusement disposés sur des plateaux en plastique, s’offrent des rôtis, des côtelettes, toutes sortes de cochonnailles bien engageantes… je n’hésite pas : j’attrape un des bœufs à bras-le-corps, je trie dans ses entrailles un beau bout de maigre et rran, un bon coup de dents, je tiraille, j’arrache, je mâche… et allez votre bonne bidoche ! Je gagne mon bif mais je le vole aussi ! Faut se soutenir que diable, moi je vous fais ça directement du producteur au consommateur ! Et comme il faut toujours prévoir son menu pour le soir je fais razzia sur les plateaux, je m’enveloppe dans le mouchoir deux tartares sous cellophane ou une paire de sauciflards, je me les fourre dans la culotte et je remonte, un peu réconfortée, rentrant le ventre sous mon cataplasme de viande, portant comme une plume mes vingt kilos de framboise.

Ah ! Vivement la fonte des glaces, vivement la fin de l’été, la fin de l’année, la fin du mauvais hivernage !

J’ai un jour de congé par semaine, en général le jeudi, ça me fait deux week-ends que je débute par le grand nettoyage de ma tireuse, faut que ça brille, ils n’admettent pas que j’oublie la moindre éclaboussure, ils me passent une revue détaillée… j’imagine un instant le chef de rayon écorché et découpé en quartiers ; pendu la tête en bas dans le frigo, embroché par les chevilles… puis, comme j’aime bien précéder l’obligation, je propose de donner un coup de main au Self pour lessiver les clayettes, déplacer les boîtes de conserve et faire l’inventaire du solde de camembert : ça ne me rapporte rien – si ce n’est l’intérêt des collègues dont je n’ai que fiche – mais ça retarde d’autant ma rentrée au Foyer, la bifurcation obligatoire après la halte dans quelque bistrot : intimité factice, chaleur de l’alcool renouvelé, et l’aiguille de la pendule au-dessus du compteur qui approche son doigt raide du chiffre-limite… l’aiguille, la pointeuse, je suis tombée plus bas que le temps perdu, j’en suis au temps compté, à l’argent décompté – pas trop mais régulièrement – dans les valisettes du Prisunic, je suis peut-être la seule vendeuse de tout le magaze à pouvoir léser mon patron aussi facilement : piquer ça va, mais truquer une caisse ce doit être autrement calé… je n’ai pas besoin d’argent, mother et oncle m’en envoient, je n’ai pas besoin de tartare le Foyer me nourrit : je pique comme ça, pour me venger, en pourboire, ou pour boire.

Oui, il me semble que je prends goût à la gobette, pas pour me stimuler, pas pour me caloriser, pas pour le bonheur ni l’oubli : tout simplement, tout bêtement, pour dormir, « pour franchir endormie les jours et les nuits, pour arracher l’aiguille de la montre, pour éteindre le soleil qui me nargue là-haut pendant que Lou a froid dans sa prison. Je capitule, je ne peux plus rester sur ma lucidité, je vois des espaces blancs partout, sur le trottoir aux glaces, dans les draps de mon double lit, sur la page enroulée à ma machine avec sa phrase en cours depuis des semaines, le gris reproche de chaque soir… je n’écris plus rien en ce moment, je ne peux plus. Il manque quelque chose, un déclic, un Pantabille bidon, une nouvelle catastrophe peut-être, un état d’urgence comme celui de là-bas, la rage qui me poussait, me-forçait à poursuivre page à page un duel serré quadrillé… mais le Bic m’échappe, les mots m’échappent, toute ma tête se vide par les oreilles comme de l’eau trouble.

Comme dans les entrepôts glacés je vaque, je me retarde, je resquille des parcelles de temps dans l’espoir indistinct de quelque échappatoire définitive ; j’écarte la précision impitoyable de la page à tourner, du manuscrit à finir ; je me fais indisponible exprès, par lassitude, je sais pourtant qu’on n’écrit bien que par lassitude, par réaction, par compensation, mais encore faut-il mettre la bouteille au placard… j’ai beau gamberger, je n’avance pas d’une virgule, je suis comme le niveau de la bouteille, je baisse : être présentable dans ma lettre du jour, arriver jusqu’au parloir le dimanche, et le reste du temps l’inconscience, le travail de brute, le triage et le décornage gâteux de mes brouillons, l’onanisme désespéré, le sur-place…

Dans les couloirs, au réfectoire, le matin, à midi, je m’expose bien droite, nimbée de pure vanille, je paie d’avance ma rentrée du soir – beaucoup moins digne : quelques verres de trop dans le nez, ça me rend épidermique et pleurarde comme une vierge chatouillée. Je regagne ma double chambre, attention, le sourire « sobre » à la concierge qui frime mine de rien derrière son rideau, attention aux rencontres de couloir, l’haleine, la démarche…

Vite je me boucle, j’expédie les rangements, je remonte le réveil, j’ai envie de le jeter par la fenêtre le réveil, je fais la lettre à Lou ; puis, lentement, irrésistiblement, je me mets à tourner autour du pot, autour de la bouteille dissimulée au fond de mon grand sac, je la sors, je la dépose au centre de mon décor… je la cache… je la coche… je la regarderai seulement, c’est juré…

Et, à mesure que je bois – eh oui, quand même ! – méthodiquement, quasi-rituellement, j’observe l’apparition d’une Albe seconde, appliquée, un peu gaga ; bientôt ma pensée cesse de creuser le champ de la conscience, s’éparpille en légers angélus, laisse place à l’automatisme : je la regarde agir, cette Albe drôle, j’entends ma voix lointaine articuler des politesses dans les lavabos pour des gens imprécis, dorés, hilares, je sens à peine l’eau fraîche qui me baptise, je me pelotonne jusqu’au matin dans ma couverture opaque, ouf, encore une nuit, encore une aurore… mais je sais que je recommencerai ce soir, les heures défilent allègres, j’ai l’espoir certain du sommeil.

Mon foie tient bon : j’ignore même si j’en ai un tant il est docile, mon foie ! J’ai le teint transparent des buveuses de jus d’orange et, malgré l’été, malgré l’alcool (ou peut-être à cause de lui), j’ai la sensation de vivre dans un agréable congélateur, idées figées, carcasse immobile, aménorrhéique depuis des mois, vite essoufflée, vite maigrissante. Je titube au bord de chaque décision, de chaque déplacement, je reste fidèle à l’écritoire et au pari de fidélité parce que, même soûle, même morte, je ne peux qu’aimer Lou ; mais l’alcool délaie en moi tout autre énergie, me mange la tête… Albe, ma fille, si mother te voyait subtiliser de bienfaisant bifteck dans ta culotte et du verre vide dans la poubelle !… Se cuiter dans une boîte où tout le monde ne connaît que le quart de picrate ordinaire au repas – et garde donc en permanence une lucidité guetteuse – est un acte périlleux que je prépare, accomplis et masque avec la même roublardise, le décomposant en trois séries de stratagèmes dont le moindre n’est pas l’élimination des bouteilles. Je ne peux évidemment pas les jeter après usage dans les poubelles du Foyer : la concierge qui les véhicule sur son diable ne doit sûrement pas se priver d’y farfouiller, épluchures pour les bêtes, trouvailles insolites pour le rapport à la directrice… notre civilisation est moucharde, j’en tiens compte.

On n’imagine pas à quel point il est difficile de faire disparaître, en pleine ville, un vieux journal dissimulant un cadavre de flacon : il faut choisir un porche ou un caniveau déserts, poser le pakson sans ralentir, ou le glisser avec naturel dans la tirelire de l’égout…

Il n’avait pas prévu ce vice-là, mon adoptif, peut-être parce que c’était le seul qu’il aurait pu absoudre – et pour cause…

Chez nous, les dessertes et les buffets recélaient des dizaines de verres, coupes, flûtes, chopes, alignement fragile et vibrant que mother se contentait d’épousseter trois fois par an, en même temps qu’elle dépapillotait l’argenterie de ses papiers de soie pour la frotter au blanc d’Espagne : le père avait cessé de sortir et de recevoir en même temps que de travailler, et pour l’ordinaire on disposait d’une quantité-industrielle de verres à moutarde.

Mais, à la cuisine, certain coin de buffet offrait sur un plateau laqué un verre merveilleux, épais, incrusté en sa partie inférieure d’ogives et de facettes, somptueux réceptacle de cristal qui contenait bien la moitié d’un litre, abrité par un disque de raphia tressé ; et à côté, une bouteille de blanc ordinaire – mais bien titré.

Le colonel régnait en maître absolu sur cet ensemble qu’il avait dénommé « l’Abreuvoir », ne tolérant même pas que mother y fît le ménage, lavant et essuyant lui-même le verre, renouvelant le litron… et, régulièrement, toutes les heures environ, il quittait sa chambre et traversait l’appartement en direction de l’Abreuvoir.

Habituée à cette procession, je ne faisais aucun rapprochement avec les redoutables gueulantes du soir et les aller-retour vacillés : on m’aurait dit « Ton père boit », je n’aurais entendu là qu’une constatation d’évidence du genre « Ton père mange » : l’ivresse, qu’est-ce que c’est pour une gamine qui a encore du lait plein les trous de nez ? Pour moi, l’ivresse, c’était une terre maudite où il était impensable d’accéder à moins d’être ilote, ou-vo-ro-rier du samedi soir, clochard ou fêtard. Nous, les bourgeois, nous ne bavions point dans les caniveaux, fi mon cher ! La bourgeoisie ne s’enroule pas aux lampadaires ! Les dames lappaient poliment, dans de tout minuscules récipients, des liquides plus sucrés qu’alcoolisés ; et les messieurs, les messieurs !… avaient droit à un peu plus de gaîté, voilà tout !

Ah ! père, je croyais alors que tous les pères avaient l’haleine vineuse et entretenaient un abreuvoir sur le buffet de la cuisine ; que toutes les épouses surveillaient les pas de leur époux comme mother surveillait les vôtres, avec appréhension, l’air timidement désapprobateur…

Et maintenant, le regret un peu dégoûté de cet effluve d’enfance, têtu, amer, me réveille en sursaut après deux ou trois heures de sommeil compact, le cœur égaré, la bouche râpeuse : papa… vieil enfant au biberon doré… la terre qui vous a bu… est-ce que vous aviez picolé le jour des Assises, était-ce pour cela que vous ne teniez pas debout, ou bien étiez-vous soûl comme moi j’étais soûle, soûle d’horreur ? Est-ce qu’on boit de bons coups en Purgatoire, est-ce que je peux venir ?

Ah ! père, en cela au moins j’aurai été votre fille : j’aurai hérité de votre soif.

CHAPITRE IV

Le whisky on prétend que c’est bon pour le cœur, mais je ne connais rien de plus stimulant pour la circulation sanguine qu’une grosse terreur immédiatement convertie en hilarité.

Ce matin, j’étais passée à la poste pour lettre à Lou et mandat-lettre de mother, j’avais encaissé l’un et mandé l’autre ; j’avais pointé avec dix bonnes secondes d’avance ; la tireuse italienne ronronnait sagement et, malgré la rareté des amateurs de cassate, je faisais tout mon possible pour déborder d’activité, astiquant, rangeant et comptant mes esquimaux, plongée jusqu’à mi-corps dans le bac givré même maladroitement, même répréhensiblement, il importe d’être occupée. De toute façon, quoi qu’on fasse on le fait mal et les patrons vous incendient, mais qu’on se contente d’attendre le bon plaisir du client, ça, c’est inadmissible, absolument inconcevable.

À l’étalage d’à côté, les poulets et les saucissons ont été remplacés par des tatanes d’intérieur, spongieuses, « chinoises » affirme l’écriteau : ces denrées étant moins périssables, la vendeuse, ce matin, modère sa criée. Elle s’appelle Dédée la vendeuse, c’est une petite très dégourdie et très forte en gueule ; moi, la voix faible et les gestes rares, je préfère l’avoir à la bonne, puisque contrairement à « là-bas », il est impossible de s’entrecasser proprement la figure sans encourir un renvoi immédiat.

Nous bavardions donc, avec des « ma cocotte » gros comme le bras, lorsqu’un grand type s’approche du stand à godasses ; discrète, je m’éclipse : le rayon d’à côté c’est pas mon rayon – mais je suis bien obligée d’entendre ce qui s’y dit. Et là, c’est :

« Vous ne pourriez pas m’indiquer où je peux trouver Mme Sarrazin ?

— Sarrazin ?… fait Dédée. Connais pas ! »

Elle se tourne vers moi, le sourcil en l’air, et, le cœur serré, j’avoue être…

J’ai bien sûr reniflé sans mal la raison sociale de l’individu, mais la raison de sa présence me fait salement conjecturer : pourquoi ce flic, tombant en éclaboussure dans la flaque pâle de ma peinardise ? Quel œil m’a prise la main dans la valise ? Est-ce que je n’achète pas bien honnêtement mon pinard ? Qu’est-ce qu’il me veut ? Je dois être à cette minute aussi blanche que mon prénom, je fonds de trac.

Dédée nous fixe avec intérêt et semble disposée à prendre racine devant la tireuse ; j’attire donc mon poulet derrière le bac à lunettes solaires (3 F 50, fin de série), faisant mine de deviner immédiatement et bien haut de quoi il retourne :

« C’est pour l’autorisation de séjour dans les Bouches-du-Rhône, n’est-ce pas ? »

Dans ces cas-là on invente vite de quoi trouver leur présence naturelle : il n’y a pas que les valisettes, il reste tant de vieux forfaits impayés, indigestes sur la conscience…

« En tout cas, le supplié-je à tout hasard, monsieur, je vous demande d’être discret, parce qu’ici on ne connaît pas ma situation et… »

Chance, ça colle, c’est bien ça, c’est la lettre du Préfet, j’ai envie de serrer l’inspecteur sur mon cœur… le gars se montre magnanime, magnifique : apprenant que mon horaire laborieux ne me permet pas de passer à son burlingue aux heures ouvrables, il accepte que je signe son P.V. sur le tas de lunettes, il me remet un double de la lettre, mon autorisation m’attend là-bas chez mother, à la gendarmerie du village, j’y cours, j’y vole, j’ai le feu vert ! Je prends le train ce soir même ! Demain midi je sablerai le champagne avec la mère supérieure !

Ça fait un peu serré comme emploi du temps, mais en me grouillant je devrais y arriver : je brode vite fait pour Dédée – à charge pour elle de la diffuser dans les vestiaires et partout. – une histoire anodine de contredanse impayée, je fonce donner à la comptabilité mon congé définitif, ils se passeront de préavis, ma vieille mère se meurt, je donne l’adresse du couvent pour qu’on m’envoie le solde de ma paye arrêtée au 26 (je ne vais pas leur faire cadeau d’une semaine), je vais à la poste rédiger pour Lou et mother de substantiels télégrammes ; puis, en urgence, je rentre au Foyer. Je ferai deux fois en Solex le trajet Foyer-gare, une valise par trajet, j’ai pas les moyens de prendre un taxi – la deuxième fois je laisserai mon centaure en consigne et, revenant doucettement à pinces, j’irai à la P.J. faire pointer mon carnet et faire à ces messieurs des adieux polis. Une tricarde de moins dans l’Aube, ils seront bien soulagés et moi aussi.

À mesure que j’emballe mes affaires et que je retrouve, nu, le papier des étagères, je sens remonter le baromètre : ici je n’ai rien apporté, sinon chaque soir ma carcasse poussiéreuse et crevée que je m’en vais réchapper dès demain à coups de B 12 mothériens ; je n’ai rien sorti de la valise-détritus bouclée chez Jac une fois pour toutes jusqu’au Jugement dernier ; je n’ai rien éprouvé de bien rare – je lis toujours les lettres de mon mari « à l’extérieur » du décor –, je n’ai presque rien écrit mais au couvent je vais rattraper ça, je n’emporte rien d’autre que cette promesse de livre, rien que moi-même.

Traçons sur le temps aubois une croix de velours, une manière de scellé sur le boulot et la biture triste : je ne bosserai plus, je ne boirai plus, j’irai tout doux vers nous deux et la vie d’amante…

Mais en attendant je vais faire un détour, un retour par l’enfance. Je vais me taper près de sept cents bornes pour aller faire arrheu arrheu, je vais balbutier, bondieuser, je vais redevenir nourrisson et mother jeune adoptante : car je n’ai rien contre les voleurs, pas même les voleurs de gosses. J’admets très bien que l’adoption puisse faire le bonheur des petits et des grands, j’admets qu’on bifurque dans l’élevage lorsque le chemin de la maternité vous est barré, au risque que l’enfant volé ou acheté ou choisi gracieusement dans les parcs de l’A.P. ne s’avise rapidement de l’évidence de la triche, pour peu qu’il ait (comme c’était et c’est toujours mon cas) le caractère tocard et l’esprit tordu ; j’admets même que les parents remettent le gosse où ils l’ont pris lorsque le rôle de nounou a cessé de les arranger : vive l’adoption, vive la révocation, vive l’enfance, donc. L’expérience la plus ratée et la plus navrante que je connaisse dans le genre – la mienne – ne m’autorise pas à en condamner les éléments : j’étais une enfant remarquable et ils étaient d’admirables parents ; seulement, qui maldonne perd sa donne.

À ces souvenirs-là, je n’aime pas beaucoup penser ; j’en parle du bout des lèvres avec agacement ou ennui : le jour où je me suis avisée du monde réel et sans rêve qui m’entourait, mon enfance est devenue un paquet de lambeaux tristes.

Oh ! et puis parlons-en quand même, parlons-en quatre chapitres s’il le faut pour nous débarrasser du sujet, parlons-en à voix basse tout au long de cette nuit de train qui me ramène aux contes de Provence, retrouvons la voix de la petite Albinossette qui ne savait pas encore comment se fabriquent les mômes.

Je me pelotonne sur la banquette, je ferme les yeux : je reviens, ma mère, en deçà du charme noir de ces dures années, aux fées et aux enchanteurs qui, depuis que je savais imaginer, mangeaient dans mes assiettes, dormaient dans mon lit ; c’étaient les limbes de Lou, de l’enchanteur à Lou il a fallu franchir le pas essentiel, la fuite, le salut : me sauver, comme toujours j’en garde l’envie, me sauver de partout, de tout. Mais je ne pouvais rien encore contre le ruban des habitudes, la résille fragile et chatoyante de l’enfance qui m’emprisonnait, contre les examens à passer, contre la faim et la soif…

« Elle rentre ici pour manger et dormir ! Comme à l’hôtel, quoi ! Bourrique ! Papoue ! »

J’ai dix ans, je baisse le nez sous la hurlade et le mot « partir » se dessine sous mon front.

Cette nuit, chaque tour de roue ôte un jour à mon âge : passé Lyon je n’aurai même plus dix ans, à Marseille j’aurai retrouvé le ventre de ma mère.

J’ai perdu le jardin fleuri et désert, je ne gambaderai plus sous les orangers : nous venons de quitter l’Afrique du Nord, mon colonel a pris sa retraite et, pour s’éviter l’hôtel, on a loué le premier appartement venu, un meublé de quatre pièces à Aix-en-Provence – parce que là, je pourrai faire toutes les études qu’ils voudront.

Pour s’économiser le garde-meubles, mes adoptifs ont entassé leur mobilier par-dessus celui déjà en place, ce qui donne : la penderie touchant l’armoire qui condamne une porte, mon lit-cage joint par la table de nuit au lit de mother poussé sous la fenêtre ; les beaux bois bourgeois sont démontés dans le couloir et les pièces sont un fouillis d’objets à demi déballés, de tableaux en pénitence nez au mur, de dessus d’armoires supportant valises et cartons, d’étagères bourrées à bloc : Exodus, quoi. Un drôle de chantier la cambuse.

Moi, j’ai apporté mes fées, bien sûr.

Un jour comme un autre, un après-midi de vacances, que je passe accroupie sur un canapé crevé dans la pénombre du couloir où le bric-à-brac empilé jusqu’au plafond dresse pour moi un palais étrange, on se questionne et on se répond comme à l’ordinaire, ma cour et moi : je suscite ou j’évapore une foule scintillante et bienveillante, capricieuse, moi la fée je parle avec décision et grâce, les pieds cambrés dans des sandalettes, j’ai quinze centimètres de talons, un décolleté qui pigeonne…

Et soudain, ça casse, comme une lampe dans un électrophone. Un déclic arrive du profond de moi-même, faisant écho dans mon univers, et voici que j’amorce une chute interminable, sans retour, et au bout de la même seconde je reconnais ce que je suis : une fillette, assise devant un vasistas cadrant une cage d’escalier déserte, sur un canapé rococo dont la bourre fiche le camp, seule dans la poussière lourde d’un grenier en été, dans ma robe cousue par ma mère, avec mes ongles sans vernis, mes bras maigres, ma poitrine plate, les barrettes de métal terne qui retiennent mes cheveux : seule.

Peut-être y a-t-il dans le canapé des bêtes, qui vont me piquer, et ma mère va me gronder si je me gratte… à travers la double cloison du mur et de l’armoire me parvient le bruit somnolent de sa machine à coudre, il n’y aura d’autre bruit dans l’appartement jusqu’au soir que ce laborieux ron-ron ; et le père, claustré dans sa chambre, allongé dans son fauteuil une chaise sous les jambes, ne bougera qu’à l’heure du dîner : alors il ôtera ses lunettes, fermera son livre et arrivera, le dos rond, traînant la savate ; s’assoira résigné devant l’assiette que ma mère lui apportera bien fumante et qu’il repoussera dès la deuxième bouchée : « Ça me fatigue, Térèse… Enlevez ça… »

Ah ! oui, je crois bien avoir cet après-midi-là pleuré pour la première fois comme une grande, je n’ai pleuré qu’une fois depuis avec la même désespérance, c’était mon premier verdict : plus jamais la création ne te sera accordée, tu ne t’inventeras plus, tu es seule pour toujours dans l’étroite cellule de toi-même… Ah ! elles allaient bien rigoler à la rentrée, les filles du pensionnat, quand je leur parlerais de ma chanteuse vêtue d’étoiles, ma belle maman qui gagnait des millions par soirée, de mes grandes sœurs, du trou de la serrure de la chambre conjugale !…

J’en étais sûre, maintenant : je couchais dans la chambre de ma mère et mon père dans celle d’à côté, je réintégrais le morne et le pesant des jours, j’étais la fille d’un couple de vieux ; soudain tout m’ennuyait, me devenait pâle, j’avais des envies de casser et de battre, le chemin d’être grande s’étirait, infini… Alors, j’ai commencé à envisager des raccourcis.

En classe, paresseuse autant qu’indisciplinée, je parvenais tout de même à grimper bon an mal an l’échelle du secondaire sans trop me laisser doubler, grâce à mes facilités nombreuses et innées ; mais les bonnes notes, les bonnes joues et les bonnes mères ne me consolaient pas de tous les manques et de toutes les surcharges que je me découvrais. Ah ! si j’avais été moins ronde, si j’avais bénéficié comme les autres de régimes, de dispenses de sports, d’appareils à redresser les dents, si je m’étais cassé un bras l’été précédent, là, oui, je me serais jugée intéressante. Je rêvais aussi de parents jeunes, voyants, qui se fileraient au besoin de franches tourlouzines au lieu de s’envoyer à la tête des poignées de gros mots et d’allusions hermétiques ; qui prendraient mon parti envers et contre tous les non-parents, qui m’apprendraient à me bagarrer au lieu de me faire tendre l’autre joue… mais non ; quoi que je fasse « je ne faisais jamais qu’une faible partie de mon devoir », et si j’avais tout ce que je demandais, c’était parce que je ne demandais rien qui fût susceptible d’être refusé. Tout : ils ne me passaient rien comme gâteries, soins, encoconnage ! Patronage, piscine, Guides de France, oculiste et dentiste deux fois par an, cadeau à chaque examen et à chaque piqûre de rappel, huile de Ricin chaque mois ! Pour le reste, il fallait se débrouiller, truquer les horaires, gratter une heure par-ci, une demi-heure par-là, une minute ailleurs : je n’avais pas de goût spécial pour la rue, surtout pour les rues de ma ville où il n’y avait rien, Aix c’est bien mignon mais j’avais les yeux bouchés à toute vieille pierre, à tout paysage « pittoresque », je me moquais bien du bon air et du beau soleil, j’aimais la pluie, les larmes, je m’enfermais dans les armoires ou bien je m’échappais pour l’échappatoire ; j’emportais de quoi écrire et du papier que je rapportais vierge, je me gribouillais les yeux dans l’escalier : je voulais partir, mais où ? Séduire, mais qui ? Écrire, mais quoi ?

Mother, fouillant sans trêve dans mes affaires, découvrit des dessins « de folle », des cigarettes – petits étuis de dix blondes à l’usage des fumaillons – et puis des erreurs dans ses comptes – fallait bien dénicher de l’argent de poche – et le rapport consterné qu’elle en faisait au père installait au repas suivant des silences catastrophiques, où l’hostilité épaisse à couper au couteau se soulageait parfois en engueulades sensationnelles : mon père y maniait pour mon usage le calembour fielleux et, pour l’édification de tout le quartier, le franc-parler le plus militairement ordurier. Sur les sommets de son envolée il invitait par exemple à aller se faire-oui l’enfant qu’il avait tirée du ruisseau, agitait devant mes yeux légèrement éblouis le halo somptueux du vice, la dentelle glacée des bagnes ; mother faisait : « Oh ! Maurice ! Quand même !… » n’en finissant plus de saisissement, cependant que je me découvrais avec bonheur toutes sortes d’hérédités perverses, car, enfin ! j’avais compris : ces gens-là ne m’avaient pas faite, je ne pourrais – le voudrais-je – jamais appartenir à eux ni à leur monde ; je pouvais tout devenir, une crapule, une putain, une gloire mondiale, tout sauf leur digne fille.

Je ne tardai pas à estimer que mon seul bien était précisément celui qu’ils ne m’avaient pas donné – la vie – et pour le reste, bonne éducation et bonne nourriture, je leur vouai une rancœur qui alla grandissant, dans la proportion où ils mettaient en lumière mon ingratitude.

En classe, je n’avais aucune anecdote à raconter, aucune photo de famille glorieuse à exhiber, rien qui pût susciter l’amitié ou l’admiration ; je ne pérorais pas au centre des petits groupes, je me contentais d’écouter sombrement les autres. Parfois, pour venger mon effacement aux récréations, je me mettais soudain à lancer des vannes fort pointus, j’allais à des extrêmes de méchanceté, d’indiscipline et d’insolence ; j’étais punie et le dimanche mother pleurait et les voisins baissaient leur radio pour mieux profiter de la diatribe paternelle.

Quelques filles, pourtant, m’aimèrent assez pour me prendre avec ma famille, se laisser inviter chez moi sans faire de commentaires : deux ou trois filles, peut-être une seule… les autres ne revenaient plus, m’exposaient tout net pourquoi – « Chez toi on étouffe… » « Il sent le vin, ton père… » – ou se défilaient dans des silences sournois ou railleurs.

Nous nous sentions toutes alors responsables de nos parents ; ils appartenaient à notre panoplie d’écolière comme la qualité de nos vêtements et du cuir de notre cartable ; leur jeunesse, leur beauté, leur richesse augmentaient d’autant l’estime qu’on nous portait.

À ma carapace, celles qui m’aimaient attribuaient les couleurs du romanesque et du mystère, alors que la doublure en était tissée de honte et de ridicule… Je ne leur parlais plus de ma chanteuse ni du trou de serrure ; mais, ayant longuement feuilleté les dictionnaires médicaux à la maison, un mot m’en révélant d’autres auxquels je courais, j’avais acquis de définition en définition une honnête connaissance – toute théorique et fantaisiste – des questions sexuelles : et là, en classe, pour un peu qu’on connaisse un ou deux mots techniques on peut toujours tenir honorablement sa partie. À la rentrée des vacances, lorsque la conversation dévie des tennis et des baignades – sujets claironnés – pour virer au chuchotis intime et excité, il suffit d’assembler les mots du dico sur des canevas fictifs, d’imaginer et de raconter des débauches et des orgies fantastiques… à cet âge le corps révèle et fait pressentir des jeux inconnus, les enfants se comparent dans les fourrés du square ; je dépouillais la modestie apprise, je déshabillais d’un coup d’œil les filles et tous ceux qui m’intimidaient, et mes camarades rivalisaient avec trop d’extrême ou masquaient leur ignorance sous un air dédaigneux ou « bien élevé ». J’ai été de très bonne heure licenciée ex-cachotteries et vraisemblances, moi.

Nos mensonges bruissaient dans le silence des chapelles, dans le tapage gai des sorties de cours ; à la récréation nous marchions par deux ou trois, parlant d’un coin de bouche, bousculées par les petites, ignorées des grandes qui, marchant elles aussi en petits clans, se racontaient peut-être, elles, de vrais souvenirs.

Ainsi, à peine arrondie et tout juste réglée, j’empruntai mon premier traversier, une soi-disant précocité sexuelle – la seule invérifiable pour les camarades – sans entamer pour autant le solide hymen de ma candeur, de ma totale inexpérience. Bridée et épiée à la maison, chronométrée au pensionnat, il m’eût été bien difficile d’approcher les hommes ; mais aussi bien je n’avais aucune envie de flirter, de sortir en bandes, d’avoir comme certaines des « copains » ou des chevaliers servants pour frottailler dans les coins : clopiner avec précaution jusqu’au mariage ou la majorité, m’amuser en restant épousable ne m’intéressait pas. J’aimais les routes étroites et accidentées, je voulais bien donner ma vie à Dieu ou à une grande cause, pourquoi pas ! Mais je refusais la voie large et tiède où mordre par-ci par-là l’accotement n’empêche pas de regagner ensuite, sans remords ni opprobre, son couloir : c’était mon couloir que je voulais abandonner une fois pour toutes.

J’essayais parfois de faire participer mother à mon jeu, en usant d’un vocabulaire précautionneux, apparemment maladroit ; avant de savoir la vérité sur mes origines surtout, je lui parlais de ces choses encore obscures où je pensais qu’elle, femme et mère, m’aiderait à me reconnaître ; je la questionnais en bêtifiant, en prenant des biais, en attribuant mes propos à des camarades de classe : j’essayais de lui faire traduire, pour m’assurer de leur effarante réalité, les révélations glanées un peu partout, dans les revues médicales du père, dans les livres défendus, dans les conversations. Faut comprendre : j’ignorais encore que mother n’eût jamais accouché, qu’elle n’eût jamais connu du sexe que les maux et les corvées, qu’elle n’ait pas été comme moi une gosse tourmentée, insatisfaite, habitée par des désirs sans forme ni support.

Mais par la suite, je renonçai à ces tentatives, à ces ébauches d’abandon : puisque mes adoptifs savaient, puisque je ne savais pas trop moi-même, il valait mieux la boucler. Je ne me sentais aucune aptitude pour l’Enseignement auquel ils me vouaient – ni clarté, ni autorité, ni constance – j’étais cernée uniquement par les refus, l’ennui de grandir si lentement et d’ensuite devoir perdre ma vie – pour la gagner – en un boulot que je n’aimerais pas : je cessai ces élans, ces discutailleries toujours couronnées victorieusement par leurs arguments, plus sages et évidemment plus logiques que les miens. Il fallait partir, casser ce dialogue de sourds, m’enfuir en rejetant leur tendresse, en leur refusant la mienne…

Je me rends compte maintenant combien a dû être long et hésitant pour mother le chemin du pardon ; je la revois aux Assises, effondrée sur le banc des témoins, je l’imagine ouvrant le journal et lisant la toute dernière de son poupon ; j’entends sa voix déjà un peu tremblée par l’âge m’appeler « chérie », je vois ses yeux taris briller de tendre lueur maternelle, je sens dans mon sac le poids de l’argent qu’elle m’a envoyé… je voudrais soudain arrêter le train, arrêter et faire reculer le temps, donner à mother en échange du temps pleuré dix ans de joie, de la joie jusqu’à sa mort…

Mais non, j’enfantille, je me ramollis en des rattrapages tardifs et stériles : mother est bien au tiède dans son couvent, sa vie meurt paisiblement dans l’arôme des buis et du vin doux ; mother et tout le prieuré derrière elle prient à l’unisson pour le rachat de nos âmes, mother est trop âgée et moi trop loin du passé pour reconstruire autre chose, à coups de tendresse, sur les fondations précaires de l’oubli.

… En arrivant à Aix je téléphone, pour m’assurer que mother m’attendra comme convenu à la descente du car : le village est à vingt kilomètres, je n’ai pas voulu la faire trotter jusqu’ici.

C’est une voix inconnue qui me répond, une voix lointaine, hautaine, hors du siècle, une voix désincarnée de sœur tourière ; on me prie d’attendre un instant, l’instant s’étire en minutes, puis le récepteur là-bas fait crac-crac et enfin j’ai mother au bout de l’oreille : « Ma fille… ma petite fille… »

Léger apéritif au banquet des retrouvailles, ce coup de fil où l’émotion le dispute à l’incrédule joie : il me semble déjà renifler par le récepteur l’odeur du veau gras. J’assure que j’arrive tout de suite, je liquide mon pastis et j’entreprends de traverser la ville pour aller choper mon car ; je marche dans les rues d’Aix sans trop la reconnaître, cette ville point de départ qui s’est agrandie, haussée de cités neuves, réglementée en zone bleue… la route d’Avignon, elle, tant de fois parcourue à vélo, sent toujours les mêmes pins calcinés, les cigales par milliers s’y gobergent la boîte à stridule et moi, qui ai fui pour ne plus y étouffer ce décor de jeunesse au goût de perpétuel été, je m’y sens aujourd’hui revenir avec une certaine reconnaissance car j’ai froid, un peu trop, partout, pour la saison.

J’ouvre la voie, le train « spécial » me suivra vite, et Lou dedans. C’est pour caloriser au mieux le temps des froidures, pour cela essentiellement que j’ai passé cette nuit blanche avec les fantômes du train.

Le car stoppe sur une place de légende provençale : beffroi sonnant les quarts d’heure, ombres aiguës, fontaine qui s’envole.

Je saute à terre, je récupère mon Solex et mes valises et, soudain, mother est devant moi : seconde de grâce où tout bruit fait silence, toutes images s’avivent, tout revient à sa place… Je sens qu’il me faut m’élancer, mouiller un peu mes yeux, ôter ces lunettes de soleil, de starlette ; quitte à dévoiler l’émouvante cicatrice qui est, si j’enlève ma gourmette en toc de suicidée ratée, la seule séquelle visible de ce temps de dinguerie dont on ne parlera plus jamais, bien sûr : tout ça c’est « des frasques », des accidents, ça ne doit pas compter, mother reste aveugle et va essayer de me fermer les yeux à l’attrait des voies maléfiques dont tôt ou tard – la preuve – on revient ; elle vient la récupérer à petits pas, mother, sa grande fille qui ne sait plus par où avancer.… elle me tient à bout de bras, m’examine comme si j’avais grandi ou qu’elle ait elle-même rapetissé ; et de mon côté je constate que le veuvage lui va drôlement bien : elle en est presque élégante, ma parole.

Mother m’apparaît aujourd’hui comme une personne dont toute ma jeunesse n’aurait connu que le reflet ou l’esquisse, comme si la vie conjugale l’avait empêchée de se dessiner, de s’affirmer ; mother autrefois soumise, tremblante, toujours pleurante et affolée, sourit maintenant de toutes les dents qu’elle s’est fait remettre – alors que naguère les dents, les toilettes et tout ce qui aurait pu la rendre un peu plus acceptable restait au placard ; s’embellir était un outrage aux années, il était de bonne résignation chrétienne de paraître son âge ; je lui offrais pour la fête des mères des houpettes et des soutiens-gorge, mais en fin de compte c’était moi qui m’en servais. Mes pensées doivent être transparentes : « Mais oui, s’écrie mother, j’ai quelque chose de changé ! Tu l’as remarqué tout de suite n’est-ce pas ma chérie ! Toujours aussi observatrice, je vois ! »

Dans les lacs asséchés de ses prunelles, je distingue des paillettes, de petites flaques d’alluvions scintillantes ; et son teint, irrigué comme par dedans (et sans doute par des tubes et des tubes de Lumigérine) semble voilé d’une subtile pellicule de make-up.

Je dis, sur le ton de l’évidence :

« Je vous trouve rajeunie de quinze ans. »

Il y a quinze ans, mother vivait au-dessus de moi, au-dessous de son mari, partagée entre la dictature et l’esclavage, et d’un côté comme de l’autre avec rigueur et justesse. Nous n’étions égales que dans le grotesque : vêtements dix fois transformés, solennels conseils de famille pour déterminer les origines et la tenue sociale des filles que j’entendais fréquenter : toujours savoir où on met les pieds, surtout ! Je bâillais, des amours plein la tête, sous cette femme de cinquante ans mon aînée qui m’éduquait comme elle eût aimé l’être sans doute – elle n’était pas née chez les bourgeois, mais depuis son mariage elle les avait bien rattrapés… j’acceptais les fouilles, les abus de pouvoir, c’était pas ma mère après tout, ça m’était bien égal de me comporter avec elle comme je l’ai fait, par la suite, avec les gardiennes de prison. Je mitonnais seulement qu’elle subît de la part du colonel la même autorité sans défaut : ton père, Albe, le saint homme dont l’auréole ne ternissait jamais, même par gros temps. Lorsqu’il gueulait à faire tomber les murailles, le saint, pour les motifs les plus subtils et les plus imprévisibles, mother exprimait sa désapprobation, elle se rebellait même, en allant fermer la fenêtre au premier éclat de voix : c’était audacieux.

Il lui arrivait même de gémir :

« Maurice, je vous en prie… les voisins… »

Mais une fois les voisins à l’abri, la corrida commençait et mother y exécutait toute la série des passes : rictus, larmes muettes, immobilité prostrée ou marche en rond, vite, comme on fuit devant les cornes de la bête, jusqu’à bifurquer vers l’abri de sa chambre où sa joie de souffrir se déchaînait enfin dans l’oreiller en vagues de pleurs infinies, recommencées, qui se bousculaient sans devoir jamais, me semblait-il, se laisser endiguer. Mais malheur à moi si je disais un mot sur le saint homme ! C’était un malade ! Il ne fallait pas parler ainsi de son père !

Je dis :

« C’est peut-être tout simplement parce que vous pleurez moins qu’avant ?

— Oh ! Albe ! fait mother avec reproche. Je n’ai jamais tant pleuré de ma vie… ton père décédé… et toi là-bas, en plus… »

Mais mother est bien décidée à écarter les sujets tristes ou tabou et reprend le ton enjoué pour me condamner à la regarder encore, à chercher, à trouver « ce qui a changé », elle en minaude presque.

Ce doit être bien précis, ça brûle le regard, sûr que si je ne devine pas mother redeviendra comme avant, le père ressuscitera, Lou et moi en serons encore à nous chercher à tâtons, notre amour s’éparpillera comme un songe au réveil… ah ! non, retenons le radieux et le mouvant, restons dans la lumière, trouvons.

« Mon nævus, voyons ! Ce vilain nævus que j’avais au menton ! »

Ô l’indigne qui ne savait pas sa maman par cœur !

J’avais donc vécu quinze ans auprès de ce grain vilain sans en avoir conscience ? Je crois plutôt que je m’en suis dissociée instantanément comme de toute mon enfance, mon enfance enragée d’ennui et de mutisme dont ni l’entrée ni la sortie ne se démarquent, stage négatif dans l’immobilité des vieux, l’univers incompréhensible de ces gens assis, plaqués au sol par les années, qui parlaient de mourir aussi naturellement que je rêvais de vivre.

Je m’extasie docilement sur l’impalpable emplacement de cette verrue qui a peut-être empoisonné la vie de mother et que moi, chair adoptive de sa chair, je me suis permis de négliger. Pour me faire pardonner, je propose à mother de lui porter son sac, car visiblement elle commence à s’essouffler.

« Penses-tu, tu as déjà bien assez avec ton Solex et tes valises, mon Dieu mais ça doit être très fatigant de pousser tout ça ! On aurait dû prendre un taxi… »

Tiens tiens ! Mother s’offre des taxis maintenant. Avant c’était un luxe de vacances le taxi, un dépaysement loin des transports en commun, vers les villages estivaux où les chevaux ne passaient plus et le car une fois par semaine, ces villages ruinés et quasi-abandonnés des Basses-Alpes éclairés au pétrole et ravitaillés par les corbeaux où nous traînions nos étés. Rien n’avait jamais tellement marché chez mother, ni le ventre ni les jambes, elle s’embourbait vite ; mais le père était de ces marcheurs infatigables qui vous font Digne-Sisteron sans étape et qui, même la canne à la main, se souviennent de l’infanterie : « Mais vous n’y pensez pas, Térèse ! On est presque arrivés ! »

Au long de l’avenue, les platanes finissent d’éparpiller leurs feuilles, balançant entre les branches écailleuses des grappes de capitules velus : le couvent, le pensionnat annexe montent doucement vers nous. Je dis :

« Mais vous n’y pensez pas, maman ! On est presque arrivées !

— C’est surtout que je voulais bavarder un peu seule avec toi avant d’arriver au couvent. N’oublie pas de remercier Notre Mère, surtout : tu verras, c’est une sainte… et une véritable amie pour moi, pour nous toutes. Elle a beaucoup insisté pour que tu viennes, tu sais ? »

C’est peut-être ce qui vous a décidée ! Toutes les fois que vous passez l’éponge ouvertement, c’est qu’il y a derrière vous la poussée ou tout au moins l’approbation du voisin. Autrement vous vous cachez, vous vous cachez même si bien que je ne vous revois plus pendant des années ! Oui, il y a entre mother et moi des mois et des années de bouderie, de silence, de pénitence : elle ne m’accepte que repentante, ou malade, ou seule. Ah ! il va falloir en coller des étiquettes sur Lou, père des enfants qu’on aura, héros des livres que j’écrirai, gendre qui vous vénérera… je n’ai pas encore eu l’occasion d’introduire mon loup dans la pieuse bergerie, mother ne l’a vu qu’une fois, de très loin, il y a très longtemps dans la pénombre des Assises, elle doit s’imaginer le mec balaize, patibulaire, avec la casquette, les rouflaquettes et la pince-monseigneur à la main : il est balaize, mon Lou, mais il n’est pas patibulaire, oh non, il sait très bien baiser la main aux dames âgées ; et ses mains, à lui… aïe, ses mains !…

Mais aujourd’hui Lou est en taule et moi je vous fais ma soumission : n’est-ce pas la justification de vos sévérités, vos morales, vos anathèmes ? N’êtes-vous pas toujours bon prophète, ne m’avez-vous pas seriné pendant près de trente ans la prudence, la pruderie, la défaite ? Vous êtes contente, maintenant ?

Mother, à cent lieues de mes ruminances, m’explique qu’elle est arrivée au village un peu en avance pour faire « ces quelques courses » : elle désigne son sac, toujours le même ou un tout semblable, très spacieux, à compartiments, boîte à surprise en moleskine sans autre charme que son contenu ; c’est là-dedans que j’ai fait mes premières razzias… mais aujourd’hui, le sac me réserve d’autres biens :

« Nous avons une très bonne nourriture, saine, copieuse ; mais j’ai pensé que toi, après… enfin… tu aurais peut-être besoin de te remonter avec quelques suppléments : tu vois, j’ai pris du beurre, des fruits, du miel… ce que tu es maigre, ma chérie !

— Pourtant, je vous assure, je ne me sers plus de la poubelle individuelle ! »

La « poubelle individuelle », c’était une boîte à conserves vide que je me calais entre les cuisses aux heures des repas et où je détournais le contenu de mes assiettes : me trouvant « énorme », je fis entre treize et quinze ans plusieurs tentatives de régimes amaigrissants, j’achetai des pilules, je bus du vinaigre, je fis des nuits-de gymnastique.

Mais avec cette boîte plus besoin de se fatiguer, plus besoin de manger. Ça marcha très bien jusqu’au jour où, étourdie de dénutrition, égarée par la faiblesse sans doute, je perdis réflexes et prudence au point de laisser traîner ma poubelle, bourrée de bouchées de bif et de bons légumes au beurre, à portée de la vigilance mothérienne… quel scandale à la maison ! Et à chaque colis de vivres que mother m’a envoyé en prison, elle n’a jamais loupé l’allusion : souviens-toi ma fille de la poubelle individuelle, phrase qui m’a causé beaucoup d’ennuis avec la Censure que je n’ai jamais voulu mettre au coup, bien sûr : celle-ci aurait été capable de me faire couper la pitance.

Ou de se morfaler mon colis.

À mesure que nous bavardons, marchant à petits pas, nous arrêtant à petites pauses pour souffler, comme deux mémés, tout ce passé sournois, ridicule, désassorti, me repousse comme un cartilage ; il me semble en entendre comme l’écho amer d’un fou rire, en sentir le goût douillet de gros chagrin cajolé… et c’est vrai, à part « ma maigreur », je n’ai pas tellement changé depuis l’âge de quinze ans : je n’ai pas grandi, je n’ai pas attrapé de rides, rien n’est écrit sur mon front lisse, j’ai une belle petite peau entretenue à la margarine pendant des années, housse élastique recouvrant la docile mécanique des os, je suis enfin comme Lou m’a voulue et modelée : maigre et maquillée, et je vois, en filigrane au regard perplexe de mother, le rêve qu’elle dresse de me faire grossir et laver la figure, moyennant quoi elle rescapera sa maternité, elle retrouvera son petit, elle me fera sauter sur ses genoux.

Je devine le travail d’approche jamais interrompu, le dressage amoureux du coin-repos, les préparatifs depuis l’aurore pour arranger les fleurs du chapeau…

« On arrive », dit mother.

Dépouillées par contrat de toute richesse, briguant le viol et le martyre pour suprême couronne, qu’ont-elles donc à préserver les religieuses, pour s’entourer elles aussi de barreaux, de chaînes, de blindages compliqués ? Il faut sonner d’une manière particulière, attendre un bon moment, puis le judas vous zyeute et enfin une grosse clef tourne ; libérant une petite porte dans la grande :

« Ah ! bonjour, sœur Cécile ! dit mother. Je vous présente ma fille… »

Je me laisse embrasser et presser sur le gros giron de la sœur, qu’entoure une odeur comme boursouflée de propre, une onctuosité savonnée entortillant un arrière-relent de graillon : sœur Cécile ne dirige pas la chorale, mais la batterie de cuisine.

Voilà qu’elle se met à discuter marmites avec mother, faisant toutes sortes de gestes ronds et de mimiques gourmandes ; je reste là, plantée dans le corridor bien ciré, sous l’œil de trente-six Bons Jésus crucifiés sur les murs, à humer les bons effluves échappés des cuisines…

Je sens qu’on va bien bouffer : années choisies, tenues à bout de bras et dans lesquelles, perpétuellement retombée, je me noie avec une inertie fervente, années pécheresses exténuantes pour l’âme c’est peut-être la somme, multipliée par cent, des plus énormes crimes commis par l’ensemble des religieuses et des dames pensionnaires : c’est plus qu’il n’en faut pour qu’à mon retour on s’en fasse péter la sous-ventrière.

CHAPITRE V

Paraît qu’avant de se mettre boniche au couvent, la grosse Henriette a goûté boire, déboire et plaisirs : elle en garde un teint animé, des hanches fortement boudinées dans un tablier immaculé, un sourire écarquillé entre des joues hémisphériques.

À présent, elle assouvit sa vitalité sur le linge et les escaliers à frotter, la vaisselle à dégraisser, les plateaux à distribuer dans les chambres : les mémés dans l’ensemble dorment seules et avalent en collectif, mais il y a les impotentes, mais il y a mother : après quelques semaines de réfectoire, celle-ci n’a pas tardé à observer – et à faire observer à sa grande amie Notre Mère – certaines malpropretés intolérables : ses commensales s’exprimaient et mastiquaient comme elles pouvaient, les chères ; mais mother n’a aucune indulgence pour les propos vulgaires ni pour les dents branlantes, elle brandit son N.P.L.I. et son Stéramâchoire, et là elle menaçait sérieusement de ne plus paraître qu’à la chapelle, de faire la grève de la faim, de se laisser mourir d’inanition dans sa chambre… devant cet état de choses, Notre Mère – par dispense spéciale et moyennant sur-pension modique – a permis qu’on lui monte ses repas à domicile.

Moi je trouve ça bien dommage, à tout prendre j’aurais préféré le spectacle du réfectoire : j’y ai eu droit l’autre dimanche, on fêtait le centenaire de la doyenne et nous étions descendues partager le repas des fauves pour ne pas vexer la reine du jour.

Quelle réjouissance !

Le parking était bondé, une gerbe tout en son et lumières trônait dans le hall, l’escalier embaumait le poulet et la poudre de riz. Mother m’a poussée vers l’aïeule : elle a la feuille un peu dure et des taies de vague sur les prunelles, mais néanmoins se tient droite, chapeautée, cravatée et sanglée à merveille. J’ai serré avec un certain émoi sa relique de main… comme elle avait invité une trentaine de ses descendants, il a fallu les caser par petites tables dans le style coudes au corps. J’étais coincée entre une jouvencelle d’environ soixante-dix carats – heureusement paralysée de mon côté – et une belle vieille dame poudrée à frimas, couverte de bijoux authentiques ?… Je ne suis pas allée fiche le nez sur son poitrail pour mordre les clips, on sait se tenir, mais je m’en tortillais d’envie.

L’ennui, c’est qu’on mange « doux » à ces festins ; en tête-à-tête avec mother, je peux exhiber sans gêne aucune ma panoplie de condiments en tubes : moutarde, tomate, anchois, mayonnaise…

« Tu vas t’irriter les intestins », dit mother.

Nous nous empiffrons délicatement, en commentant la tenue et la saveur des plats ; et je revois les repas pénibles de la maison, mother allant et venant de sa chaise au fourneau, le père recrachouillant dans son assiette et moi dans ma poubelle individuelle, attendant sans mot dire la suite et surtout la fin de la cérémonie.

Je fuyais la table, laissant à mother le soin de la débarrasser : moi, mettre une assiette, l’enlever, la laver ? Le père avait chassé bonnes et ordonnances depuis longtemps mais j’avais gardé la saine habitude de me faire servir.

Mother me servait comme je la sers maintenant.

Je coupe les tartines, je veille à ce qu’elle reprenne de tout, je fais la vaisselle dans le lavabo, mother émue et surprise se tortille devant ma prévenance, elle traduit en bonne volonté repentante la seule gymnastique qui me soit permise dans son couvent : elle devrait se rappeler que j’ai appris à lavougner pour de plus gros effectifs, que moi aussi j’ai été boniche, en prison.

Laver deux assiettes, c’est le prix de ma pension où je verse également l’ennui de mes journées claustrées, les rendez-vous à la chapelle où je fais, pour étoffer un peu la chorale discordante, quelques variations en solo, je sais encore tous les cantiques, je me racle les genoux sur les échardes où l’on prie Dieu… mais je ne peux vraiment me raccrocher qu’à l’impiété, j’accomplis un temps de pénitence sans repentir, une retraite sans dévotion, je rassemble les bagages pour notre rentrée dans le circuit : mother n’aura pas le cœur de nous laisser repartir comme ça, tout nus.

C’est pourtant lorsqu’on en vient aux questions comptables que j’ai honte, honte à regarder mother qui ouvre son secrétaire de bois peint, s’installe devant le buvard et ajuste ses lunettes pour calculer les limites de sa générosité : limites que je fais de mon mieux pour rétrécir sans pourtant trop nous léser :

« Je n’ai besoin de rien, maman, je vous assure…

« Il ne faut pas vous priver pour nous… »

Mother ne m’écoute pas, elle additionne : la pension, les repas, les faux frais, la marge de sécurité, le percepteur ; elle soustrait les intérêts, calcule le reliquat et m’annonce enfin, en triomphe :

« Tu vois bien, chérie, même en vivant confortablement je peux encore vous aider : la retraite de ton père est une chose sûre, il n’a pas travaillé en vain toute sa vie… et moi, moi ? Qu’est-ce que tu veux que je fasse comme dépenses, à présent ?

— Je ne sais pas moi, des toilettes, des voyages…

— Tu n’y penses pas ! Je suis trop vieille ! Et je n’ai qu’un désir, vous aider à recommencer votre vie ton mari et toi, à repartir dans le droit chemin. Et la vie est chère, très chère, de plus en plus chère… »

La chère est chère, chérie. Couplet quotidien.

Mother examine nos lendemains avec angoisse, moi je les laisse venir avec sérénité : nous avons toujours trouvé, nous trouverons toujours de l’argent, nous ; j’explique mon indifférence à ce problème par la foi absolue que j’ai en mes futurs bouquins :

Vous verrez maman, un jour je serai célèbre, vous serez fière de moi, j’aurai plein de sous et le droit d’auteur c’est comme la retraite, c’est mieux même puisque ça vous survit !

— Oui, oui… tu disais déjà ça quand tu avais douze ans… » fait mother avec une moue indulgente : les chiffres parlent pour elle.

Autrefois, sur mes propos de ne faire « que » des livres – ou de la musique ou du dessin, j’étais un dieu en tout – sur mes projets de partir en des professions hasardeuses pour des sols vierges, elle jetait invariablement les bâches conventionnelles ; mon jeune âge, la nécessité de tra-vail-ler pour que leur vieillesse ait le temps d’en admirer les fruits, de vivre pour travailler : « l’Enseignement ma fille ! Il n’y a que ça ! »

Et la retraite au bout, mais oui ma mère, lorsque ma vie se traînera poussive comme celle de votre époux, de journal en livre, du fauteuil à l’abreuvoir, de souvenir ressassé en colère désœuvrée !

J’ai perdu. Provisoirement. Et mother a le triomphe modeste et généreux, elle me donne de l’argent pour assister Lou : oh, j’ai honte…

Par bonheur, tout ça ne va pas durer : ou bien nous ferons fortune, ou bien nous mettrons mother sur la paille ; mais, passé l’appoint du « redémarrage », nous n’avons rien de très gras à en attendre : par les confidences d’après-dînette, j’ai appris qu’après ma fugue avec Lou ils avaient entrepris, pour se remettre de ma disparition, de jeter leurs économies par les fenêtres, de dépenser comme ils se l’étaient refusé pendant quinze ans – les études supérieures, les livres… ils thésaurisaient pour moi, les pauvres !

Alors ils s’étaient mis à camper dans le luxe et l’hygiène, à vadrouiller à l’étranger, à commander leurs fringues sur mesure au lieu de rassembler deux loques en une ; ils avaient réappris un douillet remisé depuis ma venue, les essayages, les wagons-lits, les repas cuisinés et servis par d’autres. Ils avaient fait le jeune homme avec l’argent que j’avais méprisé, préférant déshonorer leur nom – qu’ils se sont empressés de me retirer des pattes pour l’aller faire blanchir à l’efficace lessive légale : nous avons eu la chance, dans nos malheurs, de ne pas être irrévocablement liés par une banale histoire d’état-civil, eux et moi. Y a pas, les tribunaux c’est parfois bien pratique.

Mother me confie ses ruses de sacrifice, les trucages pieux dans les relevés de compte, les calculs sous la lampe, afin que lors de mon retour – dont elle n’a jamais douté, au fond – on pût tout de même se réjouir un peu.

J’écoute ces récits, affectueusement accroupie aux pieds de mother, ou bien assise dans le fauteuil d’enfant qu’elle a conservé et où « ma maigreur » entre encore sans trop forcer ; je regarde en silence le plaqueminier éclater ses orangés par-dessus le mur du couvent, la vigne vierge y grimper de tous ses ors et se tortiller la pâleur acide des liserons. Je m’ennuie. J’aimerais avoir envie d’écrire et je n’arrive pas à en avoir envie. J’exerce mes mains à des poses de vieilles mains sages, sur ces ouvrages dont mother recèle une quantité dans son panier à couture : inachevés, repris, abandonnés selon l’humeur, la teinte de l’heure ; des trucs pour elle, pour l’autel, pour les travestis des mémés – car on est fort joyeuse au couvent, on est fofolle et espiègle, on se chatouille et on s’émoustille, on se déguise et on joue des saynètes, on s’invite d’une chambre à l’autre pour des goûters fous, des débauches de chuchotis et de risettes, de petits verres de Marie Brizard ou de mignonnes tasses de café arrosant des gâteaux, secs, ou frais, selon la retraite et le matériel dont on dispose. Mother est l’une des mieux pensionnées et gradées ; elle possède un passé de femme d’intérieur, animatrice de tombolas, infirmière bénévole aux côtés de son major de mari : au péril de sa modestie elle sous-entend donc que lui reviennent les initiatives, les responsabilités et – puisqu’elle dispose de locaux relativement spacieux – les invitations.

Moi qui, à la maison (quand on en avait une) cassais trois verres par soirée et n’avais jamais un œuf d’avance dans mon frigo, je retrouve avec stupeur, en caricature réduite, le cérémonial de mon enfance, l’importance du linge et des petites cuillers, les rires mignards ou systématiques ; je pense à tout ce que Peer nous a volé, à la tête que ferait mother si elle savait ; je pense aux nuits vautrées sur les tapis, aux désordres, à l’amour, à l’aube qui se lève pour les yeux cernés… ici on marche au chronomètre et chaque vingt-quatre heures pousse l’autre : c’est la prison canonisée.

Avant le jour mother saute du lit, tire le verrou qu’elle a soigneusement poussé la veille et se renfourre sous l’édredon.

Un peu plus tard Henriette arrive, porteuse des pichets du petit déjeuner, claironne un bonjour que mother lui rend mezzo voce – ma fille dort –, moi je m’enfouis vite fait le nez dans la draperie vert tendre dont mother a drapé le tour de mon divan, laissant dépasser un bout de bras abandonné ou de joue endormie : je n’ai plus la tutute pour m’assommer, je ne peux tout de même pas me cuiter à la Marie Brizard et les nuits sont encore plus mortelles qu’au Foyer, je suis réveillée depuis longtemps mais ça m’ennuie de dire bonjour. Dans les récipients que j’ai disposés la veille au soir sur la table Henriette verse trois glou-glou de café, deux glou-glou de lait, puis elle quitte le circuit par la porte du cagibi donnant sur les arrière-couloirs, évitant de heurter ses marmites et de faire crisser son tablier.

Je laisse à mother la joie de me sortir des limbes avec de doux appels et des bécots spongieux qui me mitraillent rapidement le front : j’ouvre des yeux embrumés, puis je la reconnais et je lui fais mon beau sourire des matins.

On passe à table.

Remarquable, l’appétit de mother ! Muselé pour cause de tension, sollicité et couronné par des variétés de gouttes et de pilules, toutes sortes de drogues pour la peau, pour les jambes, pour le sang, pour le cœur, pour l’état général et ceux particuliers – ordres du jour de son fonctionnement ; pour mother, manger est une manière de rite, de devoir dont elle exclut soigneusement toute nuance sensuelle ou frivole : elle se régale avec décence et mesure, elle se punit de toute incartade par un surcroît de médications préventives ou purgatives les jours où, la date le permettant, on s’écarte du minimum frugal pour se faire gambader sur les papilles quelque pâtisserie de sœur Cécile, arrosée de champagne ou de vin doux.

Entre les repas, mother va à d’autres activités.

Dans la matinée, après le passage du préposé dont elle guette le coup de clochette, elle bondit au rez-de-chaussée, s’empare de la pile de courrier et remonte la trier dans sa chambre, nom par nom, étage par étage ; puis va en faire la distribution ; puis panse quelque fillette du pensionnat voisin écorchée à la récréation ; puis repart piquer les fesses de telle ou telle mémé, administre çà et là toute la drogue dont son placard est bourré – la drogue, à la tête de mon lit, veille sur ma santé pendant que je repose.      

J’ai bu l’eau de Mélisse, j’ai bu l’alcool à 90, j’ai essayé l’alcool à brûler, il n’y a vraiment plus rien à boire dans ce placard.

Après le déjeuner, autre rite ; le « café-mother ».

Dès onze heures, l’escalier se peuple de bruits de portes, de serrures bouclées avec feutre méticuleux, de pantoufles descendant avec pause entre les marches, de trotte-menu allègres, de démarches lourdes et asymétriques avec le toc, en écho, d’une canne : les dames pensionnaires s’en vont au réfectoire, parfois bien avant la cloche du repas pour pouvoir s’installer confortablement, disposer leur serviette et le couvert que certaines conservent personnels – argenterie, chiffrée du temps de leur faste ou ferblanterie de bazar, mais qu’elles lavent dans leur lavabo, redoutant la négligence des vaisselles collectives.

Il y en a, des dames, suffisamment pour que les bruits du cortège se faufilant vers la mangeoire durent deux ou trois quarts d’heure : puis ça sonne, puis ça frappe à la porte du cagibi, c’est Henriette et le plateau, je vais ouvrir, je la débarrasse…

Mother est dans l’expectative, le couvert étalé au carré autour de l’emplacement de son assiette, son appétit s’éveille à l’heure comme tout dans cette maison : envie de manger, de prier, de dormir, de ne plus dormir.

La table est exactement encastrée dans l’angle de la fenêtre, de niveau avec celle-ci qui tient lieu de frigo pour les restes de beurre et de lait : protégées par le grillage à mouches nous faisons la dînette comme sur une terrasse d’automne, avalant des choses de réfectoire présentées en petits plats – avec supplément de viande pour « ma maigreur » – guettant en même temps le bruit des mémés pour avoir fini avant elles et nous préparer à les recevoir.

Mother n’admet à son zinc qu’un clan de dames assorties à ses préférences intimes et à la position sociale que lui a léguée le colonel : la marquise de Quelque-chose-d’encore-quelque-chose, la sœur du chanoine de notre ex-ville, et quelques autres qui se relaient au café-mother pour ne pas surcharger les lieux.

Elles arrivent toutes ensemble, s’étant attendues dans les étages ; et ce sont chaque jour des effusions comme au retour d’une très longue absence, des questions et des souhaits concernant la santé, une émotion très vive à se retrouver, là, toutes, bien vaillantes… il est vrai que pour leurs carcasses usées, essoufflées, menacées, vingt-quatre heures de vie supplémentaire sont chaque jour une belle prise.

Moi, la jeunesse du rond, la grande fifille, je m’empresse : dès la dernière bouchée de dessert je branche le réchaud, je dose le café dans une cafetière de métal qu’il faut retourner à l’ébullition en l’attrapant par ses deux poignées ; je dispose les tasses, notant bien où j’ai placé celle destinée à la sœur du chanoine : toutes, excepté elle-même, la suspectent et même l’accusent d’un cancer de l’intestin, et mother pense qu’il vaut mieux être prudente à l’endroit de ce crabe maléfique charrié en toute candeur par la vieille demoiselle.

Faut dire que rien dans son allure ne trahit la vilaine bébête : elle a plutôt l’air d’une souris inoffensive, elle en a la couleur sous le poil ras et gris de ses cardigans, la plume argentée de ses frisettes, ses bas gris-fin émergeant de la peau grise de ses bottillons.

Peut-être le chanoine n’a-t-il pas oublié mes frasques mais sa sœur les ignore ; et il y a bien seize ans que cet ecclésiastique ne m’a surprise dans les étages de son orgue, m’efforçant de gagner la corniche de l’église paroissiale à l’heure désertique qui suit l’extinction du Salut.

Il m’avait administré sans prévenir une baffe qui n’avait rien du léger soufflet du catéchisme, m’avait fait ramener chez moi par les oreilles entre deux agents appelés pendant mon ascension : ainsi, le clergé fut-il le premier à me présenter à la police.

Dans ma tête cette gifle sonne encore, se reforme en contours de crabe ; mais j’embrasse la souris sans crainte ni rancune, sûre que c’est plutôt elle qui a le trac de mes microbes.

J’ai beau rentrer sous le tapis mothérien, essayer que rien n’irradie de mes péchés, gesticuler avec mesure et surveiller mon argot, leur virginité rassemblée comme un blanc barrage fait refluer sur moi tous les démons ; je sais bien qu’elles prient pour nos âmes, qu’elles ont oublié l’amour, qu’elles en ont fait une espèce de gageure d’outre-tombe, que le caveau conjugal reste fleuri pour une éternelle nuit de noces… elles sont si proches de la mort qu’elles parlent déjà au passé de la vie de chair et de terre, la seule qui m’intéresse et que je veuille rejoindre.

Dans ce couvent où la menace est constante, on ne connaît pas l’angoisse, on fume son petit séquin de vie et lorsque l’une ou l’autre déserte on dit, précisément : « Elle s’est éteinte », avec une intonation douce, douce, un peu désolée mais à peine, meilleur dormir, allégement… pendant quelques jours les fumées de la défunte planent dans un pieux silence ; après quoi le clan des vivantes se resserre, on prie et rit de plus belle et mother encourage son état-major, piquant, administrant, distribuant, travestissant.

Et plus elles s’en vont les mémés, plus je sens ma vie devant moi, autour, derrière, toute ma vie galeuse et radieuse.

Mother s’imagine qu’on peut oublier, recommencer, cicatriser : acharnée à veiller sur ma santé, mother, délogeant en triomphe le plus infime virus, grattant jusqu’à l’âme ! Elle me met par moments dans des rages épouvantables avec ses « chérie », avec ses « ton père » et ses « ton mari », avec son huile de prière, avec son supplément de viande et son sale fric, l’assurance de son bon droit et de son paradis, je lui fais des scènes, je crie, on m’entend des cuisines, j’ai envie de tout saccager, je vois rouge…

Mother me regarde sans comprendre, abasourdie et un peu effarée par ce démon soudain jailli de son poupon :

« Mais enfin, Albe, calme-toi, voyons ! On va t’entendre… Mais mon Dieu comme ça t’a marquée, ma pauvre chérie ! Je n’aurais jamais cru que ça puisse te marquer à ce point… allons, allons, calme-toi… »

Vous ne voyez que ma colère, les bouillons de surface, les nerfs qui grouillent dans ma carcasse nouée parce que je n’ai plus mes règles, parce que je ne fais pas l’amour, parce que je ne peux pas écrire, parce que je ne peux pas bouffer la muraille ni la montre, seulement me bouffer le foie et vous bouffer le blanc des yeux, vous croyez que c’est ça, la marque !…

Vous ne savez pas le sceau véritable, le sceau indélébile et secret que la prison a fait en moi, ce recul, cette indifférence supérieure d’où je considère les gens et les choses, ce calme.

N’importe quel bonheur ou malheur ne pourra bien longtemps m’atteindre, désormais : ce sera gangue supplémentaire autour du noyau de mes certitudes. J’ai l’orgueil absolu de moi-même et de mes actes quels qu’ils soient, avant l’acte d’orgueil j’ai passé à la douche de tous les asservissements, j’ai dû me mettre nue, j’ai dû ramper. Mother ne comprendra jamais cela.

D’ailleurs, elle ne se donne plus le même droit de regard qu’autrefois : d’abord parce que j’ai passé trois fois et même quatre fois sept ans, ensuite parce que mes exploits dont elle ne connaît que les contours lui filent un peu le trac, m’éloignent d’elle, me cernent de limbes païennes comme ces nylons légers que je mets à sécher sur le radiateur du cagibi, ces cils relevés et collés et tout mon sale maquillage – que j’atténue pourtant depuis que nulle autour de moi n’en compose de semblable : seule, une très ancienne poétesse, recluse dans sa chambre et qu’on ne voit guère qu’à la chapelle se barbouille avec une ardeur caricaturale : mais le couvent tolère cette fantaisie d’artiste presbyte et puis, il faut bien que quelqu’un fournisse le fard pour les saynètes.

Le matin, quand j’ai fini de me laver, mother me remplace au lavabo et m’invite à passer dans la chambre :

« Pour te maquiller, tu verras plus clair devant l’armoire à glace. »

Elle me désintoxique en somme, elle m’accorde decrescendo quelques verres, elle espère que je vais réclamer mon eau bénite par émulation ! Mais bien sûr qu’on se mariera à l’église, qu’on se confessera, qu’on ne péchera plus ! Je fais sans hésitation les promesses les plus désassorties à mes résolutions, je regarde « avec courage et franchise » le terrain à rebâtir, j’accepte la rééducation, la sollicitude : j’ai frustré mother d’un gendre aimant, de petits-enfants honnêtement engendrés, je peux bien faire effort de filialité.

Par moments je fais ma dure, par moments j’ai envie de fondre : j’ai beau me dire qu’après tout mother emploie au mieux sa demi-retraite en nous en faisant croquer, que je suis là pour tirer les jours et non pour aimer les gens… mother est si patiente, si précautionneuse, si inquiète, elle me couve si maternellement…

« Es-tu bien, ma chérie ? Tu ne t’ennuies pas, vrai ? Est-ce que mes amies (ou Notre Mère, ou Mme Unetelle) te plaisent, est-ce que tu aimes un peu ta vieille maman ? »

Mais oui, là, je vous aime. Je ne suis plus un bébé vagissant sur les bras d’une mère de cinquante ans, vous avez beaucoup moins changé que moi depuis – et vous ne racontez plus aussi volontiers que je suis votre fille.

Disons que je pourrais vous aimer : intégrée dans l’amidon et l’odeur des cierges, vous me faites l’effet d’une parente âgée, une tante éloignée qui m’aurait donné un peu plus de bonbons et de baisers que les autres mais dont, à part le goût des bonbons, j’ai tout oublié ou tout ignoré.

Je ne vous veux ni mal ni bien : je ne vous veux pas, pardonnez-moi. Dans le cœur ni dans le ventre je n’ai rien pour vous : ce n’est pas ma faute !

Enfin, ici les semaines déboulent bien, c’est l’essentiel, le préfet ne se fait pas trop tirer l’oreille pour renouveler mon permis de séjour et les gendarmes me signent mon carnet sans faire d’histoires : je pense que je vais traînailler encore jusqu’au mois de janvier. Mother ne « me chasse pas », elle me garderait bien jusqu’à la sortie de Lou ; mais elle admet quand même que j’aie envie de démarrer un peu avant lui, nous trouver un gîte, préparer le plumard, etc…

Je la presse chaque jour pour qu’elle se dépêche un peu plus de m’aider à faire transférer Lou dans le midi : elle a des relations, qu’est-ce qu’elle attend pour les asticoter ? Mais non, toujours affolée, mother, à l’idée d’appeler l’attention des Grands sur nos insignifiantes personnes ! Et Lou qui y compte tant, là-bas, qui n’a que moi pour tenir la gageure ! En prison on s’imagine volontiers que la liberté donne tous les pouvoirs, je le lui avais promis dès l’an dernier ce transfert, avant le jugement même : ce n’est plus une affaire de Centrale plus ou moins dure, c’est une affaire d’honneur, mother ! Dépêchez-vous ! Montrez ce que vous savez faire ! Ah ! Lou, tu ne sauras jamais ce qu’il m’aura fallu de salive et de serments pour la décider…

Finalement j’ai mis le Père Noël dans le coup : je ne veux d’autre grâce, chère maman, dans mon sabot…

Ce qui ne m’a nullement empêchée d’y récupérer aussi une petite machine à écrire portative, la plus pastellisée, la plus silencieuse : mother a fini par remarquer que la broderie et le tricot ne valaient pas grand-chose pour mes avenirs et, sans aller jusqu’à croire que cette machine servira à taper le grand manuscrit du siècle, elle pense que le secrétariat m’ira mieux que la vanille-framboise.

Pour reprendre un peu de dextérité j’ai commencé par pianoter pour les dames, faire de belles bafouilles au tonton – je l’ai un peu négligé ces temps-ci le cher homme – copier des recettes de tricot, rédiger le courrier de mother : celle-ci n’a jamais aimé ni tellement su la grammaire, et comme c’est précisément la saison des écritoires, Bon et saint Noël, Bonne et sainte Année, ça l’arrange très bien.

Puis l’encre grasse m’est montée à la tête, j’ai ressorti mon embryon de chef-d’œuvre et j’ai entrepris d’y faire un peu le ménage.

Le déclic, le signal que j’attendais, c’était donc cette fois-ci le minuscule « clink » au bout d’une ligne dactylographique. Allons-y, frappons, bagarrons-nous du bout des doigts : je devenais dingue, à ce compte-fil et ce compte-mailles, ma tête était une boîte à ouvrage en désordre bonne à vider par la fenêtre ; maintenant il me semble que je recommence à exister, que chaque ligne mise au propre m’arrache et arrache Lou à l’absurde, je revis ma prison mais je ne la subis plus, je la survole en riant.

Ce qui est franchement comique, c’est quand je remets à mother quelques feuillets pas trop illisibles avec mission de me les dicter : elle a beau adopter une voix neutre et diaphonique, on y décèle de petites sautes étonnées ou contraintes lorsque ma verve s’en va folâtrer en des tangentes extra-classiques. Mother pensait peut-être qu’en taule on s’exprimait comme dans le salon de la colonelle, les premier et troisième mercredis. Elle commence tout juste à réaliser ce que peut être le contexte de ces salons-là, ceux où elle m’a fait débuter en toute innocence, croyant seulement que c’était un peu plus fermé… En Bon Pasteur ils continuaient à me payer des professeurs, à m’apporter des douceurs au parloir : ils ne pouvaient pas deviner !

« Ou vous me sortez de là ou je me tire… »

Le père ricanait avec ironie, il voyait les barreaux à la fenêtre, ça le rassurait… et moi, il a bien fallu que je m’évade, pour tenir parole. Le cercle est bouclé, je reviens avec ma moisson en vrac et mother m’aide à la mettre en bottes, non, c’est trop drôle.

Du coup je ne veux plus sortir même au jardin, le Solex ne quitte plus la remise ; et puis, au jardin, il faut croiser et saluer les dames qui trottent doucement, avec reconnaissance, dans le tapis pourri des feuilles d’hiver, s’arrêtant pour commenter une fleur de la serre ou examiner la carapace des platanes, émerveillées d’avoir franchi les orées de l’automne, d’avoir encore une fois accédé aux gâteries de Noël. Je me décourage d’aller jusqu’à elles, de devenir si croulante, de retrouver la puérilité de l’autre côté de tant d’années : si je veux renier mon enfance, elles n’ont pas oublié la leur, elles ! Elles la réintègrent accompagnées de leurs maux de décroissance – dont elles s’accommodent d’ailleurs très coquettement : de leurs maux elles se parent, se tartinent, elles les cultivent comme elles élèvent leurs bengalis, leur donnent toutes sortes de baumes et de poisons à manger ; et lorsque par hasard un mal les déserte elles ne se retrouvent plus, elles vaquent, elles, en vagissent d’un bonheur un peu dépité.

Seul, le crabe de la sœur du chanoine continue à œuvrer en silence, mithridatisé à tous les nécrosants – que la demoiselle ne songe d’ailleurs plus à absorber, elle se croit guérie depuis qu’on lui a cisaillé un bout d’iléon.

Le tapotis de ma machine, la saine lourdeur généreuse des repas, la sieste et le Salut apportent facilement le soir : mother pousse la fenêtre sur la vigne éteinte, nous dînettons, puis nous passons dans la chambre pour recevoir le cortège des élues.

Notre Mère, en tête, fait la bise à tout le monde, câline et se moque gentiment, apaise hésitations et effrois devant la longue nuit, leur donne rendez-vous à la chapelle demain matin ; elle réserve à mother des baisers plus profonds, plus graves, des accolades d’homme à homme si j’ose dire, comme si mother était la seule, dans le groupe de ses perruchettes, à deviner le côté responsable de son pieux simulacre ; après le départ des dames, elles mettent à jour les bulletins de santé…

Puis, Notre Mère se retire à son tour ; mother prépare son verre d’eau sucrée pour la nuit, met ses dents à tremper, évitant de prolonger ses préparatifs de l’autre côté du paravent « pour ne pas me déranger », et après des embrassades longuement étirées dans l’entrebâillement de la porte elle ferme complètement celle-ci pour que je sois bien tranquille, au risque de ne pas entendre si j’appelle au secours.

Par la fenêtre montent des heurts de vaisselle mêlés aux voix d’Henriette, et de sœur Cécile fredonnant un joyeux cantique ; j’expédie la toilette, à cause des digestions sonores du lavabo ; j’éteins très vite pour ne pas inquiéter le couvent par des débauches d’électricité et, bien calée en moi-même, je mets les voiles…

À l’extinction de la veilleuse, le décor du cagibi disparaît dans une touffe soudaine de noir opaque et revient, progressif, lunaire, à mesure que je m’accommode au clair-obscur du ciel, découpé et tamisé par le grillage à mouches, derrière la broderie fantasque des plantes en pot, la silhouette tombante d’une bouteille de Vals ; un à un, le demi-lavabo dévoilé par le paravent, les bols alignés pour les glou-glou d’Henriette, les vêtements vides entassés surgissent comme des échos sans poids de leur réalité diurne.

Parmi le flou des choses j’appareille pour les plaisirs d’enfance dont la prison nous a laissé le secret, je me dissocie, un délicat soleil s’allume… Alors j’éclate de rire, mother derrière la cloison ne sait pas, le couvent dort.

Il m’est bien égal de m’astreindre à toutes les feintes et à toutes les soumissions, même à celle-là : parcourir du bout des doigts, dans le noir, la gamme des créations et récréations païennes.

CHAPITRE VI

« Les choses lourdes au fond, ma chérie. »

J’entasse mes affaires dans la valise, dans l’ordre indiqué.

Ce matin, nous sommes allées farfouiller dans le grenier où les bagages des dames sont alignés – dans un ordre souvent définitif –, nous avons dépoussiéré et ciré la valise où je retrouve, collée dans le couvercle, manuscrite par mother, la liste de mes vêtements du pensionnat.

Oui, le pensionnat : après un été de palabres j’avais réussi à m’y faire mettre, prétextant que je travaillerais mieux dans une ambiance plus studieuse, moins dispersée : cette soif d’apprendre – qui ne s’était jamais exprimée dans les carnets de notes de l’externat – se manifesta avec constance jusqu’à ce qu’enfin le colonel se laissât persuader.

Loin de la surveillance, de l’inquisition inquiète, de l’odeur confinée de mes parents adoptifs, je n’avais plus à tenir le double rôle : le filial et l’autre, qui consistait à raconter à ma manière ma vie familiale… Je m’assortissais mieux ainsi, dans la similitude des horaires, des uniformes et des menus, dans ce collectif que je détestais pourtant, auquel je ne collais et n’ai jamais collé qu’en apparence, restant timide, intriguée, jalouse.

« Vous vous souvenez, maman, de cette vieille pourriture d’uniforme ? »

Au lieu de le faire faire comme tout le monde au pensionnat, mother l’avait bricolé elle-même, évitant de creuser les pinces et repliant d’amples ourlets.

« Oh ! Albe ! Comment parles-tu ! Il était très joli, cet uniforme…

— Un sac à patates », dis-je en haussant les épaules.

Hier nous sommes allées en Aix – en taxi bien entendu – emplettes de fin d’hiver pour toute la famille, Lou nous ruine en slips et maillots de corps, non tellement qu’il use, mais il troque du linge contre du tabac : avec cinq sacs par mois, lorsqu’il faut pallier à part quasi entière au bouffer et à l’hygiène de la prison, on ne va pas loin, faut trafiquer.

Maintenant je vais lui envoyer des slips de bain et de l’ambre solaire, eh oui, à force de boniments et de requêtes à droite et à gauche épaulés par les mystérieuses « relations » de mother j’y suis quand même arrivée : Lou est aujourd’hui à la Centrale de Nîmes.

Personne n’y croyait plus, les petits potes de Clairvaux le mettaient en boîte : tu penses, qu’est-ce qu’elle est, ta femme, pour pouvoir t’arracher d’ici ! Personne ne s’arrache de Clairvaux !

Et puis, en quelques heures, « le Mistral », le grand train rapide a apporté mon bonhomme tout cadenassé, ébloui par la douceur soudaine de l’hiver, et moi je me dépêche de faire mes malles pour l’aller rejoindre : pas à Nîmes, non, je ne veux pas être montrée du doigt dans la rue, je n’ai pas honte d’être femme de taulard mais pour l’instant j’ai besoin d’anonymat. Je vais m’installer à Alès, c’est peinard et Notre Mère y connaît des commerçants bien pensants et bien placés pour me trouver rapidement une piaule – et du travail, hélas ! Les flics, ma mère, tout le monde veut que je travaille !

Je chantonne dans mes emballages, je suis neuve des bottes à l’écharpe, pour faire plaisir à mother je n’ai pas renouvelé mon maquillage, j’ai ma figure pâle de la grande scène du Quatre, et les dames qui arrivent dans la chambre une par une toutes chapeautées et gantées sont sensiblement plus travesties que moi.

Mother a estimé qu’en voiture quatre voyages ne lui coûteraient pas plus que deux : elle offre une petite balade à Notre Mère et à l’élue du jour. Cette place a été très déclinée à voix haute et très convoitée in petto, après une heure de délibérations on l’a finalement tirée à la courte paille : les évincées nous escorteront jusqu’au taxi, attendront toutes palpitantes le retour des voyageuses – avec ces voitures on ne sait pas, surtout chauffeur soyez très prudent – et se feront narrer l’équipée dans les détails.

Le chauffeur attitré du couvent pilote les carcasses anciennes depuis plus de dix ans, il sait qu’il faut y aller mollo ; mais aujourd’hui, empêché, il a laissé le volant à son fils, une jeune brute qui foncerait bien à soixante et plus si l’une ou l’autre de la brochette ne le rappelait sans cesse à la modération.

Je me suis octroyé la place du mort et nulle ne me l’a disputée – mother trouve surtout que c’est, pour la pauvre chérie, la moins cahotée, faut pas que je me fatigue : les dames n’auront qu’à se laisser retrimbaler jusqu’à leurs chambres douillettes, mais moi je vais devoir me remettre en chasse jusqu’à la nuit, rendre visite à ces pieuses gens qui vendent, je crois, dans la tranche et l’aloyau – je pourrai toujours briffer chez eux, au fait.

J’emporte, pour planter mon nouveau décor, du papier et des punaises, des cintres et des formes à godasses, des bribes du stock domestique de mother : depuis l’alcool en tablettes pour le réchaud – une infusion chaude, le soir – jusqu’à l’éventail des tisanes, verveine, tilleul, menthe, sauge, fenouil – et aussi armoise, parce qu’on ne sait jamais, ça peut faire revenir tes règles, ouais ! Mes règles reviendront quand Lou reviendra !

Ni le chauffeur ni moi n’osons fumer avant l’escale, ça tousse facilement les mémés, pour nous passer l’envie nous suçons sagement des gommes et des pastilles : au couvent, tout le monde recèle dans son sac sa petite blague à bonbons.

« Vous vous arrêterez à la première auberge, chauffeur, dit mother. Nous prendrions bien un café, n’est-ce pas, Notre Mère ? On roule déjà depuis une heure et on n’est qu’à mi-chemin… c’est un peu fatigant, la voiture, à nos âges… »

À quatre-vingts ans, moi, je n’accompagnerai plus mes gosses en voyage, je me serai tuée cent fois en voiture, je vivrai, à la vitrine des libraires… je regarde la route, morte, le printemps encore secret dans l’atmosphère grise et coupante, le vert-jaune des chênes-liège, l’argent au revers des oliviers.

J’ai l’impression de rouler dans un corbillard.

À l’auberge, inévitablement « rustique », je vais fumer dans les Toilettes en attendant que les dames aient fini leur express : voiles et voilettes, gants et bibis, abattues sur le zinc comme une volée de vieilles oiselles, elles pépient en sourdine. On entoure mother, qui est triste : elle a pleuré, tout à l’heure dans la valise, peut-être parce que je chantais. Elle est dans le coffre la valise, le Solex est ficelé sur la galerie ; tout à l’heure je me déligoterai, je traînerai toute la nuit si je veux, je sauterai l’heure du plateau ou bien je mangerai trois paquets de chips « grand modèle », je me borderai toute seule, la liberté quoi, que l’engrenage Liliane-Jac-Foyer et l’exécution des devoirs filiaux ont différée jusqu’ici. Lou, mon amour, le temps des œufs durs touche à sa fin.

Nous passons à Nîmes sans nous y arrêter, ce n’est pas jour ouvrable à la Centrale : je repère la route pour la faire dimanche en Solex – si l’onglée le permet : c’est une départementale sans grand trafic ; sinueuse, pelée par-dessous la désespérante verdure…

Ma ville à moi est déserte, les rues sont mouillées, le néon zigzague dans les flaques du caniveau : une ville de mines défuntes dont le poussier colle encore aux maisons, avec par-ci par-là des poussées de béton, des grappes de vitrines jeunes, des vendeurs de bouquets, des adolescents agglutinés autour d’une Mobylette ; une ville qui recommence sur une province morte.

Dans le téléphone les bouchers sont « désolés », ils s’en vont raccompagner le fiston, si seulement vous étiez venues demain…

Je reviendrai demain : je remets mon monde en taxi, assurant que je vais me débrouiller pour trouver un hôtel bien convenable ; nous nous caressons sans fin, on me barde de recommandations, c’est l’arrachement.

« Si je peux, je reviendrai vous voir demain », dis-je à mother qui visiblement perd un peu les pédales, avant de reclaquer la portière du taxi.

Mon permis pour les Bouches-du-Rhône n’expire que dans trois jours et je ne peux tout de même pas, dès demain, me remettre au turf. Je trouve une chambre de coordonnées remarquables – à cent mètres du commissariat et deux cents du palais de justice, je n’aurai pas à marcher – isolée de la réception par un système d’escaliers et de cours intérieures ; de la fenêtre je peux voir tourner sur la place, selon le giratoire, les voitures dont l’une me laisse et éloigne mother : je me sens drôle dans mon nouveau rond, j’ai dans l’épigastre un creux léger, inconnu, une vague faim, une vague angoisse…

Je me mets à rédiger pour Lou la gazette quotidienne, en robe de nuit, les pieds trempant dans le bidet que chevauche la table en Formica : position parfaitement délassante. Il y a près de l’écritoire un verre à dents de vieux Bordeaux, un ravier de trucs en mayonnaise pâle et le cendrier de l’hôtel, réclame pour certain cognac que nous aimâmes, cher, autant l’un que l’autre : je vais m’y remettre, je ne le sais que trop…

Le lendemain, de grand matin, la pote de l’abbesse me reçoit dans le plus pur style « charité catholique », abandonne sa machine à laver et enfile son manteau pour me piloter chez des taulières qu’elle connaît : elles sont toutes complètes mais dans le quotidien local, on nous conseille de nous adresser à la Chambre de Commerce, on y fonce dare-dare et cette fois, je trouve tout de suite à me caser, dans la proche banlieue : le loyer est modique, la piaule n’est pas plus moche qu’une autre, et l’on respire l’air pur de nos Cévennes sur les dents de la logeuse qui visiblement en descend tout droit.

Après un rapide inventaire, je décide de retourner au couvent en auto-stop pour voler à mother les bricoles qui manquent ici, des draps de rechange, un rideau pour planquer l’affreux coin-cuvette, des gamelles, et surtout une couverture pour durer jusqu’à l’aube : sans feu ni eau, ah il est beau mon palace ! En prison, au moins, on est chauffé !

Je stoppe un routier, en montant dans la cabine je renifle :

« Dites donc, je ne voudrais pas vous vexer, mais… ça sent drôlement le poisson dans votre camion ! »

Gentiment le gars freine, se gare et me propose de visiter – en tout bien tout honneur – ses arrières : me voilà devant les battants du bahut, grands ouverts, et là-dedans, empilées, j’aperçois des caissettes et des caissettes présentant sur de la glace pilée toutes sortes de poiscailles et de coquillages ; ça vient, par quintaux, des Halles nîmoises.

Nous dégustons quelques petites bestioles, puis – comme j’ai par mesure préventive déclaré au départ que j’allais voir ma vieille mère et qu’elle m’aimait exacte aux rendez-vous – il me fait, avec un accent savoureusement aillé :

« Allez, choisissez, té, votre mère les fera cuire, ça lui fera plaisir… »

Je pouffe à l’idée de mother écaillant dans le cagibi ; confuse, je décline, il insiste… tant et si bien que je me retrouve au bord de la route, avec encore soixante bornes à faire et quatre limandes enveloppées sur les bras.

À mesure que nous quittons le nord et que midi approche, les bébêtes commencent à faire pipi et cocotter ferme : je dois assurer à mes convoyeurs que je me suis lavée ce matin, déplier les choses, les présenter, les ramasser de temps en temps, éponger… bref je monte chez mother par l’escalier de service, plus mortifiée que le vieil homme d’Hemingway.

Telle est ma première expérience de l’amabilité gardoise et cévenole, dont mesdames ma logeuse et ma bouchère me donnent les jours suivants d’autres échantillons : la bouchère me fait dîner, m’emmène tirer les Rois dans une sauterie patronnesse ; quant à mon hôtesse, elle a des qualités tout le tour du ventre ! Le colonel l’eût chantée en vers parnassiens – à moins qu’il ne l’eût traitée de bourrique pédezouille, en tout cas elle brode, coud, pique, cuisine, jardine, le grade en moins c’est une manière de mother, encore une mère que j’ai trouvée là !

Elle me colle le soir des briques chaudes sous les talons, me propose de croquer un biscuit, se désole parce que « vraiment, madame Sarrazing, vous n’êtes pas une grosse mannngeuse »… au quatrième biscuit je me carapate :

« Merci madame, une autre fois, j’ai pas le temps, j’ai une convocation… »

Bonne échappatoire ; on sait le respect des braves gens pour la Convocation.

Ils savent décidément tout, ces oiseaux-là : ma fiche de police était au Commissariat avant moi-même. Houlà, quelle prise encore une fois ! Me disent qu’ils n’ont pas besoin de tricards ici pour renseigner sur des coups les gangs marseillais, (! ! !), que puisque je viens soi-disant pour me rapprocher de mon Jules je n’ai qu’à aller crécher à Nîmes et leur foutre la paix à eux…

Je réplique froidement que si je les gêne c’est grand dam, mais qu’Alès m’étant secteur ouvert j’y suis j’y reste, à moins qu’ils ne me logent eux-mêmes à la Préfecture du chef-lieu, ce dont je ne leur saurai aucun gré de toute façon…

Vaincus, ils me couchent en maugréant sur leurs registres et je m’en vais, avec un pied de nez valable deux mois.

Maintenant, tout le jour, je grelotte stoïque dans ma triste chambre, empaquetée système cachot dans la couverture de mother ; un matin, enfin, Mme Pujol ma logeuse me découvre toute bleue, et me propose aussitôt de déménager chez moi le « feu continu » de la salle à manger dont elle n’a pas l’usage, puisqu’elle se chauffe et se restaure dans sa cuisine – à charge pour moi d’acheter le carbille : vaincue moi aussi, le nez gelé, je me laisse faire, j’acquiers douze francs de boulets chez le voisin – ex-mineur, il fait des prix – je vais acheter une bouilloire au Prisunic…

Plus de pointeuse, plus d’escalier du Personnel, plus de corvée de glace maintenant ! Je suis cliente et la cliente est reine ! « Servez-vous » me disent toutes les pancartes ! Eh bien, je me sers, avec rancune et délibérément : je ne volerai jamais autant de boustifaille que j’en ai vendu, de toute façon.

Je déclare quelques francs de marchandises et j’emballe le reste sous la caisse, dans mon grand cabas : alcools de marque, produits surgelés, boîtes fines, crabes, langoustines, escargots… tant qu’à faire !

J’ai rarement aussi bien bouffé qu’en ce moment : je me régale comme une petite sultane, le soir, bien calfeutrée, sourde aux appels de Pujol qui me convie à travers la porte à venir avaler un bol de soupe aux légumes, j’essuie mes doigts aux touches de ma machine à écrire… hélas ! la machine « à écrire » n’écrit pas comme lavent les machines à laver, elle est mon esclave et moi je retombe dans les même esclavages qu’au Foyer, je bois trop, j’ai la tête pleine de cafards et d’araignées, j’écrirais davantage si je picolais moins, je sais bien ; mais je n’ai d’autre refuge que le sommeil, je bâille les semaines, le temps parfois me brise le dos, surtout les dimanches au retour du parloir.

Il est préoccupé, Lou, quand je lui raconte mes exploits au Prisunic :

« Fais attention quand même, ma poule », dit-il.

Oh ! ça va, je suis grande fille, mieux vaut l’alcool que d’autres sources d’oubli, veut-il que je retourne casser ? Que je me prenne des amants ? D’ailleurs qu’est-ce qu’il en sait, mon mari ? Puisqu’il est en Afrique Noire !

Oui : je me suis entendue avec oncle, il inscrit « Envoi de monsieur Sarrazin » au dos de ses enveloppes. Bien que j’aie toujours évité le sujet, il a fini par apprendre – sans doute, grâce à une lettre charitable des voisins – les prouesses de Liliane, il sait bien qu’il ne l’épousera jamais sa petite fiancée parisienne, il est tout seul au monde encore une fois, il n’a plus que moi : il faut bien que je le console et le distraie en lui faisant me tartiner deux recto-verso par semaine ! Pour rassurer Pujol, je lui en lis des extraits à voix haute après le passage du facteur ; je m’arrange aussi pour que celui-ci me compte devant elle l’argent des mandats que mother et oncle m’envoient tous deux – l’un ignorant l’autre – avec la même régularité.

Ainsi, mon petit mari gabonais pioche sa géologie, là-bas dans les mines de manganèse, cependant qu’au parloir je lui recommande de se bronzer tant qu’il pourra à la promenade, pour que lors des présentations Pujol puisse constater l’authenticité de mes boniments : le « Père 100 » approche, nous lui tordrons bien le cou à celui-là aussi ; à travers la vitre du parloir nous en tremblons déjà, par toute la carcasse.

Le parloir, à Nîmes, est ingénieux et hygiénique, composé de deux rangées de compartiments frais repeints genre cabine téléphonique, les détenus d’un côté, les visiteurs de l’autre ; la cabine des Lou est accolée à celle des Albe, une triple vitre les sépare, une porte à glissière les isole du couloir où le surveillant se balade, distrait, les mains au dos.

Il n’y a pas de table d’écoute, Lou s’en est assuré : la Pénitentiaire a peut-être fini par admettre que nous avions droit aux armes orales, ou encore les a-t-elles jugées négligeables ; toujours est-il qu’on se raconte tout ce qu’on veut. On applique contre la vitre, pour se les faire lire ou noter, des lettres ou des numéros d’écrou : outre le trafic des slips, j’envoie des mandats à des camarades de Lou, au nom de leur famille qui en réalité les a laissé tomber ; les gars cantinent et mon mari fait gourbi avec eux. Tout mon fric y passe mais je n’ai pas le choix : j’aime voler, j’aime tricher, j’aime tout court.

On retrouve aussi des vices puérils : on se montre en cachette du surveillant des coins de peau et de dentelle, on s’écrase contre la vitre le nez, les mains, les lèvres, on a la bouche toute blanche de ces baisers de verre… et au signal on se redresse, sortant d’un rêve, excité, meurtri ; on tarde à la portière, on s’envoie pour la semaine de grandes embrassées de vide et on s’en va, mini-môme, malheureux, les pieds lents, le cœur enragé et saturé d’absurdité : cloisons dérisoires et si fortes pourtant, heures mortes d’avance, cocons grotesques… on s’en va chacun vers sa cellule, vers sa solitude, vers le rempart des couvertures pour l’éblouissement secret, les étoiles factices…

Le dimanche soir, Lou acquiert une triple ubiquité : en Centrale pour moi, en Afrique pour Pujol, chez Pujol pour les automobilistes : « Excusez-moi, mon mari m’attend », leur dis-je en leur serrant gracieusement la cuiller sur le seuil du portail où ils me raccompagnent avec empressement, dans l’espoir de le franchir avec moi sans doute ; ils m’embêtent, ils m’asticotent, ils essaient de m’embrasser, mais ça me stimule de me battre un peu avec les hommes, par contraste avec la tendre bagarre que j’espère et dont je me souviens, ça me donne l’impression de gagner mon parloir. Et il fait vraiment trop froid pour circuler en Solex, j’ai remisé mon centaure jusqu’au printemps, ne le sortant du garage Pujol que pour l’aller-retour en ville : je voudrais vivre emmurée, mais il faut bien que j’aille de temps en temps me réapprovisionner au Prisunic et à la bibliothèque, liquider les litrons dans l’égout, envoyer les lettres et les colis.

Sur place, on ne trouve que du biscuit, de la soupe et du charbon : la femme du voisin continue à me fourguer en douce une partie de ses réserves pour se faire quelque argent de poche – je n’ai jamais très bien compris ces trafics d’époux à époux, mais il apparaît décidément que ça se fait dans tous les milieux. De derrière mon volet j’observe Pujol qui coltine dans le jardin de pleines lessiveuses de boulets, l’œil traqué, la charentaise feutrée : à la nuit tombante, comme ça, elle doit se croire sur un casse.

Honnête femme ne vole pas un œuf mais gratte un boulet, belle mentalité !

Enfin, grâce à elle je marine dans un semblant de chaleur ambiante, écroulée entre deux phrases et deux verres sous le plafonnier qu’attriste une horreur d’abat-jour à fleurs et franges orange, rectangulaire avec des arrondis renflés aux angles, sous le plafond sale où pendillent des fragments de chaux, entre les bouquets passés de mes quatre murs… mais je n’ose virer Mme Pujol de chez elle par sa propre fenêtre, j’opère progressivement, avec tact : peu à peu je lui restitue les eaux-fortes grisâtres, la basilique sous globe qui pleut sa neige quand on la retourne, les chiffons entassés dans le haut de l’armoire.

Je commence à voler pour deux, à stocker de quoi arroser notre remariage avant la lampe close et le viol des antiques draps brodés, envoyés par mother « pour vous faire un joli lit » : le compte à rebours des semaines indique onze…

Pour essayer de faire sortir Lou en liberté conditionnelle, j’étais allée au palais de justice brancher la secrétaire du juge de l’Application des Peines, qui m’a précisé des clauses bien affligeantes, ma foi : assignation à résidence pendant un an à partir de la date de sortie initialement prévue, farfouillage discret dans l’emploi du temps, dans les itinéraires, dans les salaires… bouh ! Pour m’entendre dire ça, j’avais pas besoin d’aller faire banquette pendant une heure, d’aller faire la mendigote dans ce Palais pourri. On a renoncé. Qu’ils les gardent, leurs cadeaux.

On se les farcira comme des grands ces trois mois déjà écornés, ces trois marquets de rien du tout. On n’aura de merci à dire qu’au petit père Chronos, comme ça.

Tout l’été on ira aux douches municipales on se nourrira d’amour et de surgelés ; puis, un beau soir d’automne, oncle descendra du ciel dans sa Caravelle, on ira vivre tous les trois bien loin des saloperies du monde, on…

Un matin, le courrier m’apporte, outre la lettre avunculo-maritale, une enveloppe où je reconnais l’écriture de ma chère bouchère : elle m’envoie une petite annonce découpée dans le quotidien de l’avant-veille : « On demande d’urgence personne sachant rédiger, stop. S’adresser au journal, stop. »

J’écris docilement au journal, bien sûre que depuis quarante-huit heures, une offre aussi alléchante n’aura pas été sans trouver preneur : je déclare que je suis écrivain de métier, encore inédite mais ça ne durera pas, que j’ai trente manuscrits dans la tête et une pointe Bic en diamant… tout ça c’est par pure vantardise, je n’ai pas plus envie de rédiger que de vendre d’autre vanille ou taper des réponses à des honorées du tant ou pousser des braillards dans un landau : je ne veux plus voir le jour avant trois mois, je veux franchir soixante-dix-sept minuits sur les ailes des soupirs et, mon Dieu, attendre comme ces dames du Cantique des Cantiques que revienne « le temps de chanter ».

Mais la mère Pujol ne s’embarrasse pas de considérations bibliques, elle : le lendemain vers quatorze heures, alors que je bouquine vautrée dans le lit, elle entre sans frapper et, tout excitée, m’annonce d’un air gourmand qu’« un monsieur est là qui vous demande ».

Voleuse ne saurait attendre qu’un autre voleur, ou alors un gendarme : comme la première hypothèse je n’y crois pas beaucoup, un trac énorme me fait sauter du lit, rabattre les draps, enfiler ma robe de chambre, relever mon cil et prestement escamoter le type dans la pièce, écrasant la porte contre la masse de ma logeuse éberluée et déconfite.

Je m’empresse, avance la chaise la moins branlante, propose cigarettes, whisky…

Non, c’est à la p’tite pépée qu’il en veut : ma lettre d’hier à la main, il m’explique qu’il est le chef d’agence du canard en question, que le ton de ma lettre l’a accroché, que si ça m’intéresse et me connaît de gribouiller des piges, il m’embauche sur-le-champ… chiens écrasés… la locale… « le style est de dernière importance, le fixe est négligeable, le pourcentage à la ligne est dérisoire, les candidats sont rares, mais en général la pige c’est un travail d’appoint, et qu’est-ce que vous faites dans la vie à part écrire », etc.

Il parle, il parle, j’écoute dans un brouillard où tournoient des trois colonnes à la une, des linotypes, des blocs sténo et des téléphones et des monceaux de chiens hachés…

Alors on me guettait au virage, on me pousse encore une fois dans le boulot, le type est de connivence avec mother, c’est un coup monté !

Eh bien, je les feinte, j’accepte, à n’importe quel prix, là. Me voir imprimée c’est le rêve de ma vie, c’est un salaire bien supérieur à tout ce que je pourrais jamais gagner, vous ne le saviez pas, ça ?

Et le lendemain, ta prose servira à envelopper le poisson et à garnir la poubelle, et pour la carte de presse on va te demander ton casier judiciaire, d’ailleurs ce bonhomme-là va te rire au nez quand tu lui parleras de ton Tarzan dans les mines de gruyère, il connaît par cœur l’effectif de la Centrale, il mange tous les jours avec le Commissaire de police, tu ne le savais pas, ça ?

Tant pis. J’ai un vieux compte à régler avec les journaux, je risque le coup : rougissante, je m’entends répondre « oui », un vrai oui de mariée.

CHAPITRE VII

Je me présente à l’agence comme convenu le lendemain quinze heures, sapée au mieux, pas trop soûle, pour me faire signifier les directives ; mais mon nouveau patron en a l’air bien incapable :

« Promenez-vous dans la ville, observez, faites-moi un-papier quelconque sur un sujet que vous trouverez intéressant, je ne sais pas moi ! » me dit-il.

Calfeutré derrière une cloison de verre dépoli, il tamponne, classe, biffe et annote une pile de paperasses, flegmatique et absent ; de l’autre côté de la pièce, embusquée dans sa banque, une belle fille majestueuse armée de ciseaux, de crayon et de téléphone découpe en petits bouts le journal du jour, compte les lignes des différents articles, fait « allô oui ? » d’une voix suave et langoureuse : personne ne s’occupe plus de moi.

Je toussote et propose timidement ce que je trouve de plus original :

« Et si je vous faisais un reportage sur la bibliothèque municipale ? »

Mon supérieur fait un geste las :

« Un reportage sur la bibliothèque ! Mais ça a déjà été fait cent fois ! Enfin… faites ce que vous voudrez, je ne peux pas vous dire mieux ! »

Pas contrariant, le mec.

Je fonce à la bibliothèque et au musée de peinture qui sont situés, avec la maison d’arrêt et l’école de dessin, dans le même ancien fort construit par Vauban ; je fais parler les livres, leurs rayonnages et les tableaux en une saisissante prosopopée ; je fais observer avec finesse que, le propre des livres étant d’être écrits, ils devraient selon l’adage rester, mais qu’à notre époque ils ne restent pas, tout au moins pas en place : ils voltigent par air ou par rail d’un lieu à l’autre, grâce au « Prêt-Inter-Bibliothèque » ; je grimpe jusqu’à la maison d’arrêt pour interroger le portail, le drapeau tricolore qui flotte dessus, le bouquet fané déposé sous la plaque qui célèbre les Résistants de 44 ; et la porte, bien aimable pour une porte de prison, me dicte un petit laïus pas compromettant, excessivement laudatif, délayé à la flotte emphatique comme tous ceux que je vais devoir pondre maintenant, nuageux comme ces ciels brossés dont on m’envoie faire la critique d’art, obscurs comme ces histoires de Mutuelles Agricoles dont les membres s’empoignent à la Chambre de Commerce, cependant que je prends des notes, m’efforçant de ne pas bâiller, le genou droit passé sur le genou gauche et le bloc-notes appuyé sur la cuisse, tortillant le Bic au bout des doigts gantés – j’aime bien travailler en gants, c’est professionnel –, je me montre pleine de morgue : je suis la Presse, non mais ! Pressez pas, poussez pas !

En réalité c’est moi, le chien écrasé.

Écrasée par la lenteur des heures, écrasée par l’alcool et la nuit blanche, par une sorte d’appréhension sournoise, de menace imprécise mais omniprésente : partout, dans les rues, dans l’eau charbonneuse du Gardon, dans les cendres de mon poêle il y a comme un danger, un désastre imminent…

Écrasée d’importance, aussi : la pige ça donne tout plein de responsabilités, ça enrichit le lecteur à défaut de l’auteur… oh ! bien sûr, ce n’est pas exactement une manière d’échapper à l’éternel néant : si j’arrive à envoûter les lecteurs un jour, ce ne sera pas avec des statistiques de Mutuelles agricoles. Ce ne sera pas avec des articles de toute façon, mais avec des livres : je leur jetterai en vrac tout ce que j’ai dans les tripes, mes faiblesses, mes paresses, mes vices, mes amours, les gens me rendront la jeunesse qu’ils m’ont prise et peut-être, ensuite, tout doucement, les milliers d’inconnus brusquement entrés dans le plus intime de moi-même voudront-ils bien, aussi, me tendre la main…

Allons ma fille, te voilà encore partie à déconner à pleins tuyaux, comment serait-il possible que les gens te tendent la main ?

Fais ta pige, fais ton petit chien, écrase, trotte.

Je trotte, de conférence en exposition, du théâtre à la Mairie, de l’agence à la gare, je n’arrête pas de cavaler.

À onze heures, je cours porter le hors-sac au train, à dix-sept je fonce à la Mairie pour récupérer la liste des convois funèbres et, dans une petite boîte à lettres spéciale dont on m’a confié la clef, les communiqués sportifs et prières d’insérer de toutes sortes ; je termine ma tournée par le commissariat de police où m’attend, dans un classeur posé sur le zinc dans le local des « gardes à vue », la liste dactylographiée des faits divers de la journée. Le planton me barre le passage, je l’écarte avec hauteur, d’un laconique :

« Rapport de presse, monsieur. »

Le flic s’incline devant La Presse et je rigole in petto, en pensant que dans le local d’en-dessus, ses collègues « civils » m’attendent le mois prochain pour me tamponner mon carnet.

Heureusement, d’un étage à l’autre, c’est étanche, dans la police.

Mme Pujol n’en peut plus de considération lorsqu’elle aperçoit le matin mon blaze dans son canard au bas de quelque article folichon, genre « L’Amitié des aveugles du Gard a tenu hier son assemblée générale » ou encore « Les élèves alésiens, arrivés en classe de seconde, prennent conscience de leurs responsabilités » : du coup – le prestige de la chose imprimée supplantant la peur du voleur, Pujol a un trac épouvantable des voleurs – elle m’a confié un double de la clef du couloir, au cas où un reportage de film ou de conférence m’obligerait à rentrer après l’heure du couvre-feu.

Quant à mother et oncle, auxquels j’envoie des doubles de mes papiers, ils me voient déjà envoyée spéciale de Paris-Match.

Lou est probablement le seul à pouvoir mesurer l’immensité de la triche, tricherie avec la sobriété et la sincérité, avec la raison et la démence, avec les questionneurs et les contrôleurs, tricherie avec le style, tricherie partout.

Et tricher avec le style, ça, ça m’ennuie.

Le style « pigiste », je commence à m’apercevoir que c’est exactement celui qu’on nous reprochait en composition française ; les conférences doivent être, obligatoirement, « brillantes » ou « remarquables » ; aux châteaux où me mènent des sentiers (inévitablement « escarpés »), je suis toujours « sur les traces du mystère des Templiers », ou bien sur celles « du trésor des Cathares » – pourquoi pas, je vais peut-être finir par l’inventer ce trésor, à force de retourner le champ aride de la littérature pigiste.

Enfin, si mon boss est heureux avec ça, c’est le principal, au fond. Je m’attends parfois à être vertement réprimandée pour la teneur et la qualité de mon papier de la veille : au matin, à l’épaisseur de la migraine, au soin particulier que je m’aperçois avoir apporté au rangement de la turne, soin articulé dirais-je, je me dis que dans ma soûlographie j’ai dû en écrire de belles, que j’ai enfin traité à cœur ouvert et pour mon malheur de la médiocrité et de la navrance du monde… mais non, toujours il me congratule, cet homme !

Parfois il daigne descendre de sa lune, me jette – en même temps qu’une caresse de son œil vairon – quelques lumières sur le mouvement général de l’agence, la rédaction de la « locale », la façon de rectifier les communiqués :

« Vous barrez tout ce qui ne doit pas être inséré, même les « S.V.P. merci », parce que vous savez les typos s’en fichent, ils impriment tout… Vous escamotez les sigles, les propos tendancieux… »

Il doit bientôt prendre un mois de congé, et il semble que sa confiance dans les remplaçants soit fort limitée : vous comprenez, on m’envoie n’importe qui.

Hé ! hé ! Je me rengorge, je ne suis pas n’importe qui moi, vous allez voir comme je vais la faire tourner votre feuille de chou. Pas besoin d’être M. Raymond Cartier pour clicher trois « Écoutes du Pays Noir », coucher aux Faits Divers deux cyclomoteurs en purée et signaler un porte-clef égaré.

Il ne se passe jamais rien dans ce bled : à l’agence, Christiane, la belle secrétaire, bâille tout le jour sur des journaux de mode, attendant l’heure de téléphoner les papiers à Marseille ; et moi je gratouille et prospecte la ville, espérant le crime « crapuleux », le hold-up « audacieux », l’enlèvement « spectaculaire », ou simplement qu’un beau jour les parents d’élèves vont en venir aux mains à propos de la refonte scolaire, ou que les fiers clébards parqués à l’Exposition canine vont sortir de leur royale nonchalance et arrêter d’aboyer à la lune pour nous monter un petit coup de révolte ; une mutinerie canine, voilà qui ferait un papier sensationnel : chaînes brisées, badauds dévorés, rues pillées… mais non : c’est pour moi seule que plane la catastrophe, le pressentiment noir, cette boule de voiles funestes qui, de plus en plus, à mesure qu’explosent les bourgeons et s’amenuise l’éphéméride, tourne et se rapproche, m’entortille, me ligote : je suis saturée d’espérance, je vais craquer. J’ai refusé de souffrir, de mériter, de payer, je ne voulais pas de tous ces grands mots qui vous font crouler vite fait dans la dignité radotante : indigne je suis, indigne je resterai ; mais cette année étirée dans l’attente et le vide, à côté de moi-même et de mes passe-temps insipides, fait maintenant comme un gros pavé prêt à m’écrabouiller : j’arrive presque au but et le but s’éloigne, se dilue, c’est trop proche, ça m’étrangle, il me semble que je vais crever avant.

Allons Albe, tu t’es rongé les nerfs avec la gobette, t’as pas baisé depuis plus de deux ans, tu t’ennuies entre une logeuse possessive et un boulot qui ne te possède pas… pense un peu : dans un mois tu pourras plaquer la soupe de légumes et la littérature de basse voltige et tu t’en iras voltiger, toi, avec ton amour, jusque sous le ventre des étoiles…

Eh oui, en attendant, je continue à me gagner de cinq à dix francs par article, des articles qui me coûtent des heures de ratures et de brouillons, de mises et de remises au propre : je ne peux pas prostituer mon Bic comme ça, je ne veux pas « leur pondre une tartine », quoi que m’en conseille mon nouveau patron.

Sympathique, ce remplaçant : à soixante-dix ans bien tassés, il est surprenant de jeunesse et de vitalité, avec lui faut que ça saute ! Retraité, de l’Enseignement et spécialiste du papier exprès, il voudrait bien me voir délaisser mes affres de conscience professionnelle au profit de la célérité : il m’apprend à taper mes articles en direct, à manier le flash, il me trimbale partout… nous partons faire des reportages sur des gares désaffectées, escaladons talus et chemins en nous accrochant aux racines, nous allons interviewer des sculpteurs sur olivier, des peintres régionaux, des aubergistes nouvellement installés dans des coins perdus des Cévennes :

« Insistez bien, madame Sarrazin, sur l’aménagement de l’arrière-pays par des particuliers… »

Je me moque de l’arrière-pays comme de mon premier berceau, je suis accablée de balades et d’érudition, mon bonhomme est une caméra parlante, un Littré ambulant… ah ! comme je voudrais ne plus m’entendre questionner en toute bienveillance sur les activités de mon mari – « qui pourrait peut-être nous envoyer quelques reportages sur la situation minière au Gabon » –, ne plus devoir inventer sans cesse de quoi meubler cette énorme tranche de passé que je ne peux pas lui raconter encore, ne plus trébucher à chaque parole sur la corde périlleuse du mensonge ! Tout doux, je le prépare : j’ai un début de manuscrit dans mon tiroir, il est bourré de ratures mais aussi de vérité, c’est de la vie deux cents pour cent – la mienne –, seulement je ne peux pas vous le soumettre pour l’instant. Quand vous aurez fini votre remplacement, qu’on se reverra en potes… mais aujourd’hui, je ne suis que votre petite pigiste, je n’ose pas briguer votre amitié – et surtout j’ai pas envie que votre inimitié me fiche dehors : la pige c’est pas gai, mais enfin ça enroule bien la peine.

Il proteste :

« Mais vous n’êtes pas « ma petite pigiste », madame Sarrazin ! Vous êtes ma consœur, voyons ! »

Non, mon cher, je suis votre confrère : je serais votre consœur si vous portiez vous-même des jupons, parlons français, je vous prie… mais passons sur ces ergotages puristes, bons tout au plus pour mon ex-père : mon confrère n’habite pas Alès et, pour lui éviter de rejoindre son épouse aux aurores les nuits de pige prolongée, je me charge complaisamment de tous reportages passé vingt et une heures.

Je rentre, zigzaguant sur mon Solex, je pénètre feutrée dans la baraque, j’écoute ma logeuse ronfler régulièrement à travers la porte de sa chambre ; après quoi je regagne la mienne pour trier et amalgamer mes notes en une bonne béchamel bien digeste pour tout le monde.

La maison craque de toutes ses jointures, les braises du poêle sont mortes depuis longtemps, je travaille seule éveillée entre mes amis Bic et bouteille, mes doigts tremblent un peu, je ne sais pourquoi…

Allons, encore un ou deux trucs à piquer au Prisunic, et l’étagère des retrouvailles sera complétée ; ensuite, quatre semaines de jus d’orange, de gymnastique et d’écritoire, vingt-huit veillées d’armes sous l’amandier de la fenêtre pour chasser à coups de sagesse et de bonne vie saine cette vague peur qui me cerne, les oiseaux sombres de mon crâne…

Ce matin, un peu ratatinée par trois nuits de veille, j’apporte à l’agence l’avant-dernier compte rendu d’une série de conférences qu’un illustre professeur tient en ce moment en Alès : morale du cerveau, nerfs malades et foi chrétienne, sexualité, autant de sujets tous plus réjouissants les uns que les autres.

Ça commence à bien faire, mes paupières tombent, je donne mon papier et ensuite je m’en vais roupiller tout l’après-midi jusqu’à l’heure de l’ultime conférence – si je peux : arrivée à un certain niveau de crispation nerveuse et bourrée de toutes sortes d’alcools et de drogues stimulantes comme me voilà, j’ai l’impression que je pourrais tenir ainsi jusqu’à la sortie de Lou, larmoyante, titubante, somnambule ; je me sens transparente, un peu dingue…

À l’agence, le patron n’est pas encore arrivé : je remets mon truc à Christiane, qui se meurt à chaque fois d’admiration pour « le piquant » et « la clarté » de mes torchons – flatteur, cette beauté plantureuse éperdue devant mon petit griffonnage de rien du tout ! Je me demande bien comment je fais pour les écrire mes choses claires et piquantes, j’ai les yeux qui piquent, ça oui, mais les idées pas claires du tout !

Je lui dis « à demain » et déclare que je m’en vais faire mon marché.

« Comment se désintoxiquer par les discours cérébro-moraux » : voilà mon titre de ce soir trouvé, il me semble le lire en lettres fulgurantes sur les pancartes du Self-Service, en surimpression aux « Servez-vous », entendre les clients me le chuchoter à l’oreille… décidément, ma fille, ça va mal.

Allons-y, sortons notre liste d’achats.

Il peut bien me guigner le bout du chignon, le chef-vendeur juché sur son estrade, il peut bien me dévisager ce monsieur qui n’a pas de sac et renifle à cent mètres le poulet en veston : s’ils veulent ma photo je la leur enverrai, ce qu’ils ne peuvent pas voir c’est ma main qui dévie prestement la camelote du panier en plastique réglementaire vers le grand sac enfilé derrière et entrouvert, puis rabat la boucle – à grand-mal parfois tant j’ai entassé là-dedans de victuailles…

Arrivée à la caisse je pose le sac par terre, je déploie sous le nez de la caissière le filet à trous que mother m’a crocheté et j’y enfourne les quelques bricoles achetées en guise de passeport : le tapis roulant les pousse pendant que la dame en pianote avec grâce le montant toujours modique, j’ai pas d’argent à dépenser pour la vulgaire bouffe, et la cohue me pousse aussi, ouf, encore une fois sauvée, on les a eus, ils ne m’auront pas.

Je leur ai chouravé de tout, depuis le porte-documents haut exposé qu’un contrôleur ambulant m’a obligeamment aidée à décrocher, jusqu’au mignon pot de chambre en plastique jaune que j’ai emballé, l’air pudique, dans un grand sachet « Prisunic » apporté exprès. Mais maintenant fini, c’est la dernière fois, demain je ne touche plus à rien, même un cube de Viandox je ne le volerai plus, cette nuit j’entre dans le grave et silencieux prélude…

Soigneusement, en-bonne ménagère, je ramasse mon ticket de caisse et m’apprête à le glisser dans mon porte-monnaie, lorsqu’il me disparaît littéralement des mains cependant qu’une voix courtoise me demande :

« C’est bien votre ticket, n’est-ce pas, madame ?

« Un simple contrôle », poursuit la voix à l’intention des clients massés, derrière moi dans le couloir de la caisse et dont je sens les regards me vriller la nuque.

Le type me recommande de ne pas oublier le sac que je laissais au bon vouloir du balayeur – quelle étourdie je fais ! –, il m’aiguille avec une douceur perfide vers le bureau du directeur…

Eh bien, ça y est, c’est arrivé : je me suis fait mettre pendant près d’un an pour en arriver là, moi la casseuse et la braqueuse j’ai dégringolé jusque dans le vol à l’étalage, je suis une ivrognesse, une petite chapardeuse, une petite merde et je n’ai même pas été capable d’aller jusqu’à la sortie de Lou, je ne serai pas là ce matin de mai à l’attendre à la porte de la Centrale, il sortira sans moi et puis il se fera reprendre quatre semaines avant ma libération et ce sera toute la vie comme ça : le cache-cache, le bonheur encore et encore différé, l’amour tout seuls dans l’utérus humide de notre mère la Prison.

Ah ! je vais bien essayer de lui faire toutes sortes de cinémas, au directeur, parce qu’il y a toujours dans l’être ou l’événement le plus calamiteux un atome de chance, une milliseconde de charité : je ferai « Mais monsieur, c’est la ruine de ma carrière ! » en me tordant les mains, je tirerai mon mouchoir, j’agiterai des billets de dix sacs en lui proposant de lui racheter à n’importe quel prix tout ce que je lui ai pris – non, pas tout, ma fortune n’y suffirait pas, mais pour ce coup-ci je vais être bonne cliente, tenez je vous les paie trois fois et puis je vous les offre vos maudites denrées, je n’en veux plus, prenez. Je lui parlerai de ma vieille mère, elle en mourra c’est sûr, de mon mari qu’est-ce qu’y va me passer, je lui sortirai mes certificats d’ancienne vendeuse, je disserterai avec l’énergie du désespoir sur l’honneur et la générosité…

Mais je sais trop que l’effectif de la maison d’arrêt comptera quand même, ce soir, une détenue de plus : on ne laisse pas courir les gens comme moi, même en liberté provisoire, lorsqu’on a eu le bonheur de les surprendre en flag.

Tout soudain j’ai envie d’éclater de rire, de ce fou rire hystérique qui toujours m’envahit parmi les saccages, ça ressemble à un film américain mon histoire, tout était bien en place, là : ils allaient se retrouver, elle allait cesser de voler et puis crac, non, c’est trop bien amené, c’est du cinéma… je me sens dégagée d’un grand poids, aussi légère que certain matin de l’été dernier, je fais ma danseuse dans l’escalier qui me ramène à ce matin-là, les oiseaux noirs s’envolent de mon crâne, d’un tire-d’aile moqueur : mission accomplie.

Lou va avoir mal, je sais, mais il faudra bien qu’il encaisse comme moi j’encaisse et qu’on en sorte encore une fois. Au fond ça m’arrange de retourner en taule, car autrement si ç’avait été mon tour de téléphoner les papiers ce soir j’aurais dû dicter à la Rédaction le compte rendu de mon propre fait divers. Que Christiane s’en charge ! Moi, je me réserve la fine ironie du planton au commissariat : « Hé hé ! On vient pas chercher le rapport de presse ce coup-là ! », le surfin triomphe des civils au premier étage, la consternation de la porte de la prison : « Vous qui m’aviez fait une si gentille interview ! » et, à l’heure du casse-dalle de midi, dans la cage à poules, la dégustation méditative des chips et de la boîte de pâté pur porc qui vont certainement me coûter une surtaxe non prévue par l’écriteau – à moins bien sûr que ce malhonnête directeur, abusant de la situation, n’en profite pour me piquer également le contenu de mon filet.

CHAPITRE VIII

Dans ma prison personnelle il est plus de librairies et de bibliothèques que de cellules, plus de lecteurs que de détenus ; ma prison à moi ne se mesure ni en lieues ni en années, mais en feuillets et en volumes. J’avais de quoi en bâtir mille pages, je n’avais pas besoin de ce supplément d’information, de ce contact soudain avec la honte et le burlesque… pour la première fois devant un aréopage je sentais mes joues brûlantes et je baissais piteusement le nez :

« Héhé ! modulait le procureur. Des boîtes de crabe ! Des bouteilles de whisky ! Eh bien, on a bon goût dans la famille ! »

L’avocat – que je ne m’étais même pas donné la peine de choisir vu l’insignifiance et le ridicule de mon délit – a plaidé gentillettement, bien sûr : il avait de beaux yeux ce petit, mais pas beaucoup de présence en scène.

J’ai écopé de six mois ferme.

Allons, me disais-je, tu sortiras en octobre, à temps pour accueillir oncle à l’aéroport ; Lou t’a pardonné ; fais-leur cadeau d’encore un été, relève fièrement la tête et fais à la Cour ton sourire d’amour.

Mais Lou n’était pas d’accord : au premier rang des spectateurs je le voyais qui scandait « Ap-pel ap-pel » en frappant du poing droit dans la paume gauche, moi je faisais « non non » d’un languide mouvement du cou ; puis, alors même qu’il allait se ranger à ma décision je me suis rangée à la sienne, on en a appelé et on a bien fait.

On m’a transférée à Nîmes, Lou m’a pris le bavard le plus coté de l’endroit ; et, aux yeux meurtris qu’avait mon amour le matin de l’audience, à la gueule de chérubin que je m’étais faite avant de partir pour le Palais, à la grandiloquence de la plaidoirie appuyée par mes articles de pigiste brandis sous les nez des magistrats, aux sanglots désespérés dont j’ai réussi à inonder le prétoire, j’ai compris que ça allait être, que ça devait être gagné.

Et en effet, ils m’ont rendu deux mois, en m’en souhaitant bonne réception et en me recommandant d’en faire bon usage ; j’ai fait « Oh ! oui, m’sieur le président » en reniflant de plus belle ; et pendant le reste des quatre mois j’ai fait une cure d’écriture, de jouvence et de haricots rouges, j’ai chantonné tout au long des jours parce que quatre mois pour moi c’est négligeable, parce que les geôles du Midi sont miséricordieuses et que nous l’aurons quand même, cet été dont nous avons tant rêvé. J’ai passé les deux derniers jours à retoucher des maillots de bain : dès ce matin on va piquer une tête, on a mérité la récréation.

Lou n’a pas chômé depuis sa sortie : dans un coup pareil c’est lui qui a eu tous les ennuis. Il a fallu qu’il se mette tout de suite au turbin, en usine, la nuit, pour que l’avocat puisse agiter ses fiches de paye en même temps que mes articles – voyez ce courage, voyez ce génie, ne les séparez pas plus avant monsieur le président –, qu’il récupère le Solex abandonné devant le Prisunic et garé en fourrière, qu’il retrouve un logement… Mme Pujol, changeant brusquement d’optique je me demande bien pourquoi, s’est refusée à me garder ma chambre, m’a restitué le loyer qu’un jour de largesse je lui avais versé trois mois à l’avance et m’a fait signifier, par voie d’huissier s’il vous plaît, d’avoir à dégager vite fait tout mon bazar et de ne plus mettre les pieds chez elle.

Le chef de la prison – un miraculé celui-là – a accepté que mes affaires fussent coltinées dans une cellule inoccupée en attendant que Lou puisse venir les reprendre, il a ri au nez de Pujol lorsqu’elle lui a demandé qu’on prélève sur mon pécule de quoi régler le taxi convoyeur : comme elle ne m’avait pas déclarée au fichier « meublés », par crainte des représailles elle n’a pas insisté.

Quant à mother, je crois bien que ce coup-là elle est achevée : la fugue, la vie de barreau de chaise, Lou, les vols, les prisons, elle m’avait tout pardonné ; mais la poivrade, ça, non.

Je lui ai écrit, tous les jours ou presque, pendant près d’un mois ; j’ai imploré, j’ai pleuré, j’ai juré : rien à faire. Elle m’a fait dire par l’aumônier, que j’avais supplié d’intercéder que son amour et ses prières me restaient acquis, un point, c’est tout. Bah ! on se passera du reste, de l’emploi qu’elle devait trouver pour mon mari, de ses relations, de ses mandats. Je la connais bien mother, elle boude, elle fait sa tête de mule, c’est chaque fois pareil, et tôt ou tard je la retrouve dans un virage en train de faire du stop à mon affection. Je ne m’userai pas plus avant les griffes et la salive contre la forteresse de ses principes ; une forteresse se ferme, une autre s’ouvre, c’est juste, c’est logique : je choisis l’ouvert.

C’est vrai que j’ai fait une inadmissible faute d’attention et que Lou seul peut en comprendre l’irraison profonde : à lui aussi il est arrivé de boire, de voler, de rager, de foncer et de se casser la figure. Mother, elle, ne s’est jamais tapé plus d’une bouteille de Marie Brizard par an, elle s’est lancée à soixante-dix ans dans la bagarre antirides, elle ne sait voler que des Indulgences au Saint-Père : restons-en la pour le moment. En attendant le prochain pardon on se débrouillera d’une autre manière, de la même qu’avant s’il le faut.

Sortons, d’abord. Empoignons nos valises, changeons de crémerie.

En ce matin d’août tremblant de tendre clarté c’est une rose qui la première s’offre à moi, une Baccara fardée comme une aurore de l’orange au violet en haut d’une longue tige ferme et gracile, que Lou me tend au bout de trois doigts sur le seuil de la prison : ils semblent tout neufs, tout fragiles, ils vont à un mariage, mon mari et ma rose.

Je prends la fleur sans rien dire, les mots sont pétales trop lourds à cette seconde : il faut marcher un peu d’abord, dans le frais des rues matinales où descend peu à peu le rideau brûlant de la journée, décoller tout doucement de nous-mêmes et nous rejoindre sans hâte, tout à l’heure, ou ce soir après la baignade et les arènes, lorsque se seront apaisés le grand chahut soudain dans la poitrine, le métronome fou du respir et du cœur.

Dire seulement « Lou… » « Albe… » tout bas en alternance, en litanie, dissiper à nos prénoms retrouvés le mutisme, la gelure, l’aboiement métallique des matricules, les « Écrivez lisiblement signé le surveillant » et tout ce qui nous guette encore, peut-être… parce que c’est toujours à la porte que commencent les vrais problèmes : en état d’hibernation il n’y a pas de problèmes, il n’y a que de petites rages, de petits comptes, de petits bout-à-bout qui constituent bon an mal an le cordeau du temps : à cet égard le mot « élargissement » traduit parfaitement ce que je veux exprimer. Tout s’élargit soudain, l’horizon, les poumons, tout. Lou a déniché une chambre-cuisine à quelques kilomètres du centre-ville : nous décidons d’y faire un crochet sur le chemin de la rivière – juste le temps de poser les valises et d’enfiler les maillots.

Notre logis est accolé à celui des propriétaires, je franchis le jardin sur la pointe des pieds : j’ai mieux à faire aujourd’hui que de me laisser brancher par des pots de colle. Les logeurs, les voisins… de la glu en bâtons.

Mais c’est un fruitier, cette chambre ! Sur la table, dans le placard, par terre, toutes sortes de récipients débordent de pêches, de poires, de raisins ; des crus, des cuits, des croquants, des trop mûrs :

« C’est la seule chose que j’aie osé voler en t’attendant, dit Lou. Je fais les vergers au petit jour, en rentrant de l’usine. »

Je circule entre les fruits, hésitante comme en visite, je touche des objets, je regarde par la fenêtre le paysage tremblé, les tas de pierres dégringolant jusqu’au flou des garrigues… je sais, derrière moi, les draps brodés de mother entrouverts en triangle dans le lit somptueux comme une pochette de marié : je sens que la baignade va être remise à midi, ou à minuit, lorsque j’aurai réalisé sous les caresses combien longtemps j’ai été glaçon, chenille abrutie, lorsque renaîtra sur nous la chaude rosée du plaisir.

… Peut-être ne plongerons-nous jamais du haut du pont du Gard, ne ferons-nous pas le tour du monde et ne reverrons-nous que bien plus tard, ou pas du tout, ces gens auxquels, du fond de la paillasse, bien au noir, on rêvait de tordre le cou, dont on sentait le cou tiède sous les mains ; nous n’avons pas encore réalisé les ébauches, les projets fous, les inventions, les vengeances : nous avons oublié l’impatience, nous ne sommes pas pressés.

Nous laissons les lendemains venir à la rencontre du présent, notre présent oasis entre le froid et l’été où se reposent les démons. Nouveaux remariés, nous passons du temps frileux et ébloui à nous réapprendre l’amour, blottis entre le plaid mince et le matelas-galette où des auréoles pisseuses correspondent aux infiltrations pluvieuses du plafond, cependant que le mistral claque comme rideaux, se plaque aux murs, tirebouchonne la cheminée ; nous sommes allés une fois à la rivière, une fois à la piscine, une fois au cinéma, une fois aux courses de taureaux, tout une fois et ça nous suffit.

D’ailleurs, l’inénarrable propriétaire dont nous sommes affligés découragerait toute envie de sortir : ici encore, l’eau et les cabinets se trouvent à l’extérieur et, malheureusement, c’est aussi à l’extérieur, sur un banc devant sa porte, que cette dame passe le plus clair de ses journées.

Lou l’appelle « le Tam-tam ».

Le Tam-tam est une mélomane ex-pharmacienne et toujours diplômée, qui maintenant élève des oies et fabrique dans son antre, comme autrefois dans son arrière-boutique des potions panacées, du yaourt à la mode bulgare.

Posée sur les lattes de son banc comme un immondice géant sur le chemin de la fontaine, elle attend sa proie. Il est pratiquement impossible de lui échapper. Lou encore ça va, il part le soir pour l’usine, rentre au petit jour et dort toute la matinée ; mais moi, il faut bien que j’aille faire le marché et la corvée d’eau. J’ai beau préparer avec soin toutes mes sorties, guetter l’heure où le Tam-tam rentre pour manger ou siester ou regarder la Télé, économiser la flotte au maximum et retenir mes envies aux limites, tôt au tard je me fais prendre :

« Mais remettez-vous », me dit-elle, en désignant le peu de banc laissé disponible.

Dans le Gard, on « se remet » : je me remets donc. Toujours polie moi, je respecte les livres, les kilos, les quintaux.

Tout en subissant les récits, les théories pharmacologiques, les potins du temps où la dame connaissait le tout-Nîmes, fréquentait les opéras et les casinos, je me demande songeuse combien de tonnes de yaourt elle a bien pu assimiler pour arriver à atteindre pareil calibre ; me sont révélées les cent manières d’accommoder ce laitage en plat de résistance, en dessert, en boisson :

« Comme ça vous diriez du cham-pa-gne, ab-so-lu-ment du champagne… »

Je considère le résultat : ce corps monstrueux enveloppé de vêtements craqués mi-tricot mi-bâche de camion, péniblement supporté par les colonnes laineuses des jambes cascadant en bourrelets du genou à la cheville sur des pieds affublés de sandalettes de petite fille – elles sont bien anciennes les photos ocrées qu’elle me commente avec nostalgie et qui la représentent en taille, taille fine et mini-escarpins : maintenant elle progresse sa graisse à grand-mal, basculant de droite et de gauche comme une bambine géante à ses premiers pas. Pourtant son visage a gardé – toujours grâce au yaourt, sans doute – une grande fraîcheur et elle le sait bien, la mignonne ! Frisée, la bouche barbouillée, ainsi assise tout écartée, elle a la triste majesté d’une montagne éventrée couronnée d’épluchures – car il y a d’autres bébêtes à nourrir dans cette maison : un vieux chien aux hanches entortillées dans un chiffon innommable, Roméo il s’appelle, et un troupeau d’oies féroces qui prennent le relai de la patronne lorsqu’enfin je réussis à retrouver la route de l’eau, piquant mes mollets, piquant mon broc que j’essaie d’interposer en bouclier, voletant, claudicant, braillant, hargneuses, acharnées à me pourchasser.

Parfois aussi le Tam-tam se transforme en piano :

« Entrez, je vais vous jouer quelque chose… »

L’instrument trône dans une pièce obscure, peuplée de poules, d’oies, de verreries vieillottes, de meubles indistincts, de partitions en débris ; l’artiste s’installe majestueuse sur le tabouret complètement éclipsé sous la charge, feuillette un moment, laisse s’installer un prélude de silence solennel et soudain attaque, le petit doigt et le poignet précieux, la louche à fond sur le forte : la pièce est envahie d’accords vigoureux à gauche, de broderies mièvres à droite. Dans l’ombre j’écoute, le front penché, l’œil sur la montre.

J’ai trop salement pianoté dans ma vie – empreintes dactyles contre empreintes grasses – pour apprécier sans arrière-image ce genre de zizique. Je suis allergique au piano, à la caisse enregistreuse, même la machine à écrire me poisse les doigts et me fige la tête ; c’est pourtant à celle-ci que j’ai recours pour me délivrer de celui-là : après le concert je fais à la virtuose les compliments d’usage et déclare que « malheureusement il faut que je me sauve, j’ai du travail… »

Entre artistes on se comprend, elle prend un accent grave et confraternel pour murmurer :

« Ah ! je sais bien, allez : quand on est poétique… »

Je suis « poétique ».

Je lui ai raconté que je faisais dans l’odelette anacréontique et le petit roman d’amour – et c’est vrai que mon livre ne sera pas un grand roman de haine : de ma prison qui en est à la fois décor, sourcier et auteur je ne veux rien haïr, renier ni oublier sous peine de disparaître moi-même, je ne suis rien sans elle. La prison m’a enseigné le poids d’une seconde, la qualité d’un soupir, la force d’un sourire : je serai son truchement, je serai son nègre. Je déviderai les images enroulées sur la bobine et j’en broderai l’étoffe unie du papier.

Écrire des trucs n’est rien, le difficile c’est de les vivre : la vendange est finie, maintenant. Plus besoin de me casser les talons dans la pierraille, d’encaisser des coups de serpette sur les ongles.

Régulièrement ça bouillotte, ça se réchauffe, ça décante, ça éclate en bulles, bulles douces ou amères, bulles de larmes, bulles de rire ; et chaque jour j’en tire un peu, pour goûter. J’envisage un très grand cru, un très nombreux lu, je me tourne la tête à me relire, c’est comme si je buvais… du coup je ne touche plus à l’alcool, je m’en moque bien de l’alcool ! J’ai une bobine dans la tête, un prénom dans le cœur, du bonheur plein la carcasse, je n’ai plus besoin de bouteille dans le placard. Nous nous en tenons à l’inoffensive piquette de pays et, à l’occasion d’un tour en ville, nous mettons beaucoup d’eau dans un unique pastis : on n’en revient pas d’être si vertueux, c’est pas possible, ça ne va pas durer…

Encore imbibé des pieux conseils prodigués par les bons apôtres visiteurs de la Centrale, Lou m’a traînée – moins pour me désintoxiquer que pour me distraire, je crois – à la Croix Bleue : et j’admets que, mis à part les boîtes de crabe du Proc et les concerts du Tam-tam, je n’ai depuis longtemps vu quelque chose d’aussi réjouissant.

La Croix Bleue est une ligue anti-alcoolique de pieuse appartenance ; les repentis de la gobette viennent aux réunions pour faire tour à tour à voix haute le récit de leur déchéance et de leur conversion, renouveler leur serment d’abstinence et brailler en chœur des cantiques protestants à la gloire d’Antibacchus ; ils étalent sur leurs traits l’échantillonnage complet des divers stigmates de la poivrade qui – avant de se retirer, chassée par la foi et la prière – les a burinés, desséchés ou soufflés, jaunis ou vermillonnés, imprimés de couperose ou de turgescences… on voit de beaux tableaux, on entend de beaux morceaux de sincérité sinon d’éloquence, on boit de bons coups aussi : entre les séquences, on va se désaltérer sur le zinc à grandes rasades de jus de pomme ou de raisin.

« Et tchin ! Et à la bonne vôtre ! »

À les voir renverser la tête pour lamper la dernière goutte, empoigner et reposer leur verre avec satisfaction, j’ai vraiment l’impression qu’ils s’y croient encore. Oh ! bien sûr, il arrive parfois que l’un d’eux, porté sur les fourches des soixante-dix-sept démons, fasse irruption en pleine séance, zigzaguant, le litron à la main ; mais tout le monde comprend bien qu’un vice comme celui-là appelle les chutes et même les rechutes : on laisse le gars s’écrouler dans un coin, on fait ceux qui n’ont rien remarqué et on continue à assurer l’auditoire de sa sobriété distinguée.

Moi, je me garde sobre parce que ce coup-ci ça y est, je suis enceinte et que boire c’est pas bon pour le petit.

J’ai acheté toute une layette : de belles chemises pastel et du ruban bicolore, des trombones et des coins de lettre, des rames de papier machine et de papier carbone ; je tape, en trois exemplaires des pages nettes, gommées, numérotées, sélectionnées après mûre gamberge parmi l’amas de griffonnages, tapotis, cahiers, feuilles intercalées amarrées d’une épingle, les bis, ter, renvois, addenda… je cisaille dans ma forêt vierge, j’avance…

Assassinons sans hésiter les pâles raves qui m’ont fait gâcher de la péloche et encombrent ma route, exorbitons le détail puisque c’est la seule chose exorbitante en prison – excepté, peut-être, la prison elle-même… chut, ne nous faisons pas justicier pesant, ne redressons pas nos propres torts, ne courons pas le risque de nous juger : soyons moineau rieur et affamé dans les gouttières de l’indigence triste, dénichons-y le drôle et le nourricier.

Même dans ces quatre mois, il y avait des miettes à glaner : un rendez-vous convenu depuis plus de deux ans et annulé en une seconde – seconde de dérision recommencée sur des milliers d’heures – est plus exigeant, plus difficilement récupérable que des éternités manquées. Je l’ai écrit plus précipitée, plus désespérée, plus illuminée que jamais, ce chapitre ensoleillé parmi le livre d’ombre ; et la Pénitentiaire m’a aidée à l’achever par une phrase burlesque.

Votre Bic qui déroule un sillage hermétique et serré deux lignes sur une avec un grattement ténu, le froissement régulier de la page qui tourne, le cahier qu’on vous voit trimbaler partout, à la promenade, au dortoir et entre les gamelles, vos yeux embrumés, votre rire immotivé, vous avez beau raconter que vous faites des brouillons de lettre, tôt ou tard ça inquiète, ça fait jaser. Et ce coup-ci je n’avais plus de bavard à soudoyer : à la fin du délai de Cassation, défense nous est faite d’écrire cacheté à la Défense et, même pour une (problématique) complicité avocassière, je ne pouvais pas me permettre de faire casser le jugement d’Appel, de relancer sur le tapis une remise si miraculeusement obtenue : quoi ! Avec un casier comme le mien, je risquais aussi bien de prendre un an de rallonge.

Les doubles fonds de boîte d’allumettes, les tubes dentifrice et autres planques intimes ? Aurait fallu faire microfilmer mes documents et pour cela demander l’autorisation au Bureau ; par l’aumônier aurait fallu se confesser, par les surveillantes aurait fallu les convertir à la littérature : autant d’impasses.

Pour tout arranger, je m’aperçus après calcul des tours de garde que la surveillante chargée de me fouiller la veille du jour J était exactement celle qu’il ne me fallait pas : aussi miraud que coquette, cette dame se refusait également à porter lunettes et à user sur des écritures ses précieuses dioptries. Les paperasses des sortantes, m’apprit-on, elle les portait au Visa ou, plus simplement, à la poubelle.

J’eus beau tempêter, tisonner la révolte, brandir le Règlement – dont les détenues connaissent les charges mais ignorent souvent les possibilités –, les bonnes femmes firent « boh, boh » et, comme toujours dans les situations pathétiques, nous laissèrent tomber, mon œuvre et moi.

Il fallait pourtant le sortir, ce cahier : qui sait s’il ne contenait pas les pages les plus vraies, les plus lucides, les plus lyriques ? Qui sait si je n’allais pas être obligée de lui passer mon Bic à travers les tripes, à ma surveillante ?

En fin de compte, j’adoptai une fois de plus la politique du renard : je me mis à faire à cette personne une cour assidue, lui jetant plein les savates de compliments sur la clarté de son discernement et sur celle de son teint, jouant sous ses jupons les petits chiens extasiés, prévenant ses moindres aboiements ; je fis ma putain, mon esthéticienne, ma conseillère, ma dame de cour et de compagnie ; je brodai, admirai, rampai, léchai, bavai.

Et, peu à peu, autour des yeux archi-myopes de ma maîtresse le plissement se fit moins circonspect, l’expression s’en dégela comme corned-beef dans la marmite : à moment donné je crus même quelle avait fini par me distinguer… las ! Le contact humain ne saurait faire office de verre de contact : lorsque arriva le soir fatidique elle ne pouvait toujours pas me voir, ça crevait les yeux.

Nos chefs savent bien que, sur trois individus décidés à se gougnoter ou à fomenter quelque pernicieux dessein, il s’en trouvera toujours un pour balancer les deux autres : aussi interdisent-ils la cohabitation à deux. L’effectif féminin affichant cinq à l’époque, j’occupais donc toute seule un local prévu pour trois, cependant que les quatre autres se piétinaient et se respiraient dans les trous de nez à la cellule d’en face. Nous nous étions toutes mises d’accord pour solliciter cet arrangement : je n’ai rien contre la partie carrée, mais rien contre la solitude non plus.

Ce soir-là pour aérer un peu les lieux, notre bienveillante gardienne avait laissé toutes portes ouvertes pendant qu’elle procédait à mon épluchage. « À poil les mains dans les poches », je la regardais coltiner dans ma valise, en soupirant, ce que j’avais dès potron-minet disposé avec goût sur le lit : les slips en pile, les souliers bourrés de papier hygiénique en boule, les Paris-Match cantinés au cours de ma détention ; pour la fatiguer un peu au préalable c’est tout dessous – feuillets entrelardés système brochette avec des lettres censurées, des coupures de presse culinaire et d’anodins dessins – que j’avais placé le « 100 pages » objet de mes angoisses.

Elle y arriva enfin, se mit à le feuilleter à la manière d’une liasse de banknotes, en se léchant l’index :

« Censure, censure, bon… Et ça, qu’est-ce que c’est ?

— Des petits plats pour faire à mon mari demain, madame, et quelques patrons découpés dans Femmes d’Aujourd’hui. »

Mais il fallut bien qu’elle en arrive aussi aux pages manuscrites, qu’elle approcha de son nez comme pour flairer une mauvaise odeur :

« Mais c’est pas du français, ça ! » s’exclama-t-elle.

Ulcérée, j’oubliai toute prudence :

« Comment ?… Mais c’est du français madame ! Je regrette ! Du très bon français même !… Vous n’ignorez pas, poursuivis-je avec importance, que dans-le civil je suis journaliste : j’ai l’intention de faire cet automne, à l’occasion des vendanges, une série de reportages sur les excédents et le dirigisme vinicole dans la région. Alors j’ai rassemblé ces quelques notes, pour m’avancer. »

Alarmée par « journaliste » elle me dévisageait avec soupçon, les paupières en accordéon ; cette fois ma dernière heure approchait – ou la sienne : si tu fais un seul geste ma vieille, je t’arrache tes moignons d’yeux et je te sectionne les deux mains avec mon couteau de cantine. Bien le diable si après, en vingt ans de travaux forcés, je ne réussis pas à récrire ce que tu m’auras déchiré.

« Ah ! vous êtes journaliste !… Je savais pas… Mais je dois jeter un coup d’œil, c’est le règlement. »

(Ne jetez pas, madame : ça peut encore vous servir.)

Soudain, inspirée, la surveillante se tourna vers le palier et se mit à hurler :

« Bourdier ! Bourdier ! Portez-moi les lunettes, vite ! »

Bourdier était une vieille détenue, la seule de l’escadron à porter besicles, des « doubles-foyers » qu’elle prêtait serviablement à l’occasion : elle accourut en chemise, empressée et déférente elle déchaussa son vélo et le présenta à la dame, qui s’en empara en tâtonnant…

Là, ce n’était plus du Sarrazin, c’était de l’arabe, c’était du punique : cillant et larmoyant à faire pitié ma douanière ne tarda pas à capituler. Bourdier remballa ses lunettes, moi mon cahier et tout le monde prit congé.

Moi j’embrassais le bois de la porte que les verrous finissaient de racler, je caressais le métal froid de la serrure qui le lendemain fondrait pour moi ; je m’endormis le cahier en oreiller, littérairement fourbue, mais des aurores plein la tête.

Ainsi gagnai-je la première manche.

La seconde est pour bientôt : à ce train-là, j’aurai frappé le mot « fin » à l’automne, la saison prochaine sera une expectative fervente et, peut-être, un Noël exceptionnel nous est-il réservé. Je crois que chance et volonté finissent toujours par se synchroniser, j’ai sept en chance et trois en volonté, ça me donne ma moyenne quotidienne de miracle.

Pour nous, amants de papier qui avons surtout joui, par procuration, le miracle de notre actuel est l’aurore de chaque jour.

Lou travaille dans une boîte à conserves récemment inaugurée dans la région, la Libbys à Vauvert, qui se limite pour l’instant à l’industrie de la sauce tomate. Ah ! Maudite herbacée ! Je commence à en être jalouse ! Lou est cerné et noyé, embouteillé dans le ketchup, il en parle dans son sommeil, je lui dis chéri il me répond coulis…

À six heures du matin il rentre, les bleus de travail rougis, des éclaboussures sanglantes plein les cheveux, la silhouette insolite : et à mesure qu’il se déshabille je retrouve les formes que je sais, piliers bien modelés des jambes, hanches émouvantes après le triangle massif du dos et des épaules, cependant que roule à travers la pièce le contenu de ses doublures : boîtes de tomate en jus et en sauce, poires énormes aux contours baroques, grappes de raisin écrasées.

Je range la moisson, je sers le café ; puis, toute la matinée, tandis que Lou rêve carriage et dépalétiseurs sur le matelas minable, je tape à la machine, sur la pointe des doigts… Au réveil, Lou n’a droit à déjeuner qu’après avoir lu et critiqué mon travail du jour ; après quoi on mange, on se renfourre dans le lit tout tiède et on s’aime, on s’aime en plein dans le soleil de septembre, la nuit sera pour l’usine et la machine mais qu’importe, par-dessus le Tam-tam je te raccompagnerai au car de Libbys qui collecte à dix-sept heures les ouvriers dont tu fais partie maintenant, puis je rentrerai écrire encore un peu, puis j’aurai sommeil et tu me relaieras : nous accomplissons nos vingt-quatre heures, nous vivons à vingt-cinq francs et un dixième de chapitre par jour mais qu’importe ! Nous savons bien qu’avant d’étirer notre peau au grand soleil des flemmardises, il faudra encore la risquer, qu’il y a loin du meublé au palace d’honneur, de la conscience de sa valeur à la réhabilitation ; nous savons qu’il faut tenir, rassurer, faire un détour par la vie de cave avant de pouvoir fracasser la vie conventionnelle et nous en faire reconnaître ; nous gymnastiquons docilement pour la croissance car, pour le moment, nous sommes encore bien trop petits pour vaincre, à armes égales, ceux qui détiennent le bon droit.

CHAPITRE IX

Allons, c’est encore l’Assistance publique la meilleure, la plus fidèle, la plus généreuse des mères.

Comme je lui ai été restituée étant encore demoiselle, à mon mariage elle s’est fait un devoir de me doter : cinquante papiers que la Trésorerie, ironique – ou simplement ignorante de mon adresse, a fait parvenir à celle de mother, eh oui, mother me désadoptait mais par intérim me dotait !

« Qu’est-ce que j’en fais ? » m’a-t-elle écrit.

Étant comme par hasard sous les verrous à l’époque – nourrie mal couchée dur vêtue bure mais de façon régulière et suivie, pécule réserve complété, frais de justice acquittés, comblée de tous les biens en somme – je lui ai répondu « Faites en ce que bon vous semblera » : je n’aurais pas voulu, en lui demandant par exemple de m’assister avec, sembler donner à mon oseille droit de préférence sur la sienne ; et puis, dans les banques pénitentiaires, un hold-up légal est vite arrivé : petit coup de saisie ou de dommages-intérêts, collecte pour le Noël des vieux détenus indigents, que sais-je ?

Donc, mother a acquis avec cette dot la quantité correspondante de Bons du Trésor, elle s’entend à faire fructifier son talent, et comme moi les Bons quand j’en trouve je n’ai rien de plus pressé que d’aller les changer, je lui ai abandonné bien volontiers la gestion de mon petit magot.

Seulement, aujourd’hui, mother avait raison, « la chère est chère » : à partir du moment où l’on décide de ne plus toucher à rien, c’est fou ce que le portefeuille maigrit vite.

Le stock du Prisunic m’a évidemment été subtilisé : sachant bien que de toute façon la poulaille ne se priverait pas de perquisitionner une fois moi bouclée, j’ai préféré les mener tout de suite au placard pour assister aux opérations. Je voulais bien rendre à César, mais pas laisser les édiles curules se piquer le nez avec les biens de l’État : je ne connais que trop les effets parfois désastreux de l’alcool sur l’intégrité des individus.

Je ne sais pas qui les a éclusées en fin de compte ces bouteilles, des flics ou du directeur de Prisunic, peut-être tous ensemble à ma santé, en tout cas ma conscience à moi est satisfaite : il n’y a plus une goutte de bibine frauduleusement soustraite dans la maison. Le pastaga, les grands crus millésimés, le scotch et le Taittinger, tout ça nous l’avons acheté, ouais, avec l’argent de ma dot qu’après cogitation mûre je me suis décidée à réclamer.

Mother est honnête en affaires, je n’entends pas lui retirer cette qualité : dès le surlendemain je touchais mon mandat, les cinq cents francs plus les intérêts plus le paraphe, mais tout sec, sans « Bons baisers », sans « Ta maman… » ah ! Ça m’a fait mal.

Enfin, nous avons de quoi arroser le retour du tonton d’Afrique, ça cautérise un peu.

« Ma chère mère, avais-je écrit, on propose à mon mari une situation fort intéressante dans l’industrie du conditionnement de la tomate, nous allons certainement devoir déménager pour un logement mieux assorti à sa nouvelle position sociale, alors mandez-moi je vous prie de quoi acquitter la première semaine de loyer… »

Non mais, on a sa fierté.

En réalité, Lou a donné ses huit jours chez Libbys : nous avons suffisamment de tomate, liquide et en purée, pour assaisonner la croûte pendant des années ; et puis, oncle descend des nues aujourd’hui, il importait d’être frais et dispos pour l’accueillir, l’aller cueillir et ne pas nous faire cueillir, nous, à l’aéroport dont l’accès nous est bien entendu interdit.

Jusqu’ici tout s’est bien passé : ni dans le train, ni à la gare, ni dans le bus pour Marignane nous n’avons fait de fâcheuses rencontres ; et voilà maintenant que la porte de verre nous ouvre les bras, d’elle-même, la porte s’efface et le caoutchouc de son tapis nous met sous les semelles comme des ailes, nous propulse dans le luxueux et le gigantesque du hall… un peu paumés tout de même dans la résille affairée des gens qui s’en vont ou s’en viennent, lourds de rêves ou d’images – lourds de bagages aussi, nous nous laissons pousser jusqu’au large escalier de pierre douce bordé de vitrines publicitaires et couronné d’un parterre de plantes grasses, jardin japonais dix mille fois grossi : l’escalier du bar, qui nous mène à des verres plus hauts, plus épais, mieux remplis de boissons plus fortes, servis par des demoiselles tout droit descendues du ciel des affiches. Nous avons une heure d’avance pour nous ondoyer, regarder tourner dans le crépuscule le petit phare inquiétant piqué sur la queue des engins, les horloges électriques dégringoler un à un leurs quatre chiffres.

Il m’appellera bien au voyage un jour, le haut-parleur qui articule courtoisement dans toutes les langues les directives d’embarquement, le haut-parleur qui pour l’instant me donne plutôt sommeil, envie de rester là, étirée dans le cuir fauve et bleu des fauteuils, au bord des départs pour d’autre élément, d’autres continents : alors je déjeunerai sur des plateaux amarrés et délicats, je manierai le décapsuleur de poupée, le tube de moutarde miniature et le sixième de savonnette « avec les compliments d’Air France » qu’oncle ne manque jamais de me rapporter, en souvenir.

Qu’est-ce que c’est au juste à cette minute l’oncle, après des années d’enveloppes Avion, de baisers réduits à deux syllabes, de jours barrés chaque soir du fond d’une case malgache ou gabonaise au calendrier de l’absence ? Le tonton d’Afrique, le tonton volant est-ce bien pour lui que mon cœur s’accélère, que je guette les secondes qui tombent et me rectifie l’arc des cils ? Ce qui pour moi n’a été que passade sensuelle, amours vite faites volées à une nuit d’ennui, était-ce chez lui ancre si profonde dans l’eau limpide de l’affection pour qu’il puisse maintenant dire « mon neveu » et « ma nièce » avec la même intonation ? N’a-t-il jamais dit « Albe » en baisant Liliane, enfin ? Est-ce qu’on m’oublie de cette manière, moi ?…

Je sens que je vais encore me livrer à un de ces petits jeux troubles et cruels que j’affectionne… chut, plus tard, le voilà le tonton : soyons neveux trépignants de joie impatiente, approchons-nous du portillon qui injecte goutte à goutte dans le hall le contenu du gros requin ailé, cherchons des yeux, agitons les battoirs, reconnaissons, embrassons.

« Qu’est-ce que tu racontais, que les colonies ça ne rajeunit pas ? Mais tu es magnifique ! »

On l’étouffe de caresses et de questions notre cher oncle retrouvé, on lui demande le temps qu’il fait là-bas, le temps qu’il fait là-haut, on lui regarderait presque les dents, on le soulage de ses valises, on le porte jusqu’à la douane par-dessous les anses des bras.

Il a toujours son éternelle veste de cuir, son accent titi, son mouvement de lèvre inférieure qui avance un peu pour sourire, ses yeux de brave type qui en ont tant pris dans le ciel et dans la boue mais n’ont gardé que le ciel : le bonheur c’est comme le ciel pour lui, le temps d’une traversée. J’ai un peu honte d’être au bras de mon amour, d’être deux au lieu d’être une, au lieu d’être trois : Liliane…

Mais oncle s’attaque à mes pensées avec une gaîté parfaitement naturelle, un peu comme en sifflotant :

« J’espère que tu ne vas pas t’en faire pour une loquedu pareille ! Ça m’apprendra encore une fois à être trop chouette, voilà tout !

— Mais non oncle, je n’avais pas le droit de me tromper aussi lourdement, moi : moi qui me vante de n’être ni chouette ni miraud. »

Nous sommes installés au buffet de la gare Saint-Charles, où nous cassons une petite croûte en attendant l’heure du train. Oncle nous explique qu’il avait laissé à Liliane une procuration sur son compte en banque, qu’il l’a fait annuler dès qu’il a su que son fric servait à nourrir un matou, mais que la fille a quand même eu le temps de lui croquer quelques centaines de sacs.

Je me demande bien comment je vais faire pour lui rembourser tout ce pognon – parce que les mandats de ces derniers mois, il est bien entendu que je ne les ai jamais acceptés qu’à titre de prêt, j’ai une ardoise chez oncle et je compte sur lui pour la tenir à jour. Avec cette histoire en plus, mes futurs droits d’auteur vont en prendre un sacré coup, à moins que, d’ici là…

Il est impensable que mon bonhomme, qui n’est ni fainéant ni complaisant, accepte de vivre plus de huit jours sur la soie de mes amis, et a fortiori sur celle de mes ex-petits amis. Je suis la Sarrazine à présent, il se moque bien de mes fantaisies anté-conjugales, on tiendra le pari de fidélité, mais combien de temps tiendra-t-on le pari d’honnêteté ?

À cela près qu’on s’y crève la paillasse pour pas grand-chose, l’honnêteté c’est comme les vacances, il faut bien en revenir un jour : la route sociale nous est barrée une fois pour toutes par le rideau de fer du casier judiciaire, nous ne grimperons jamais – le voudrions-nous – à l’échelle des caves : c’est trop tard, trop indélébile, ce n’est pas pour rien qu’on appelle « tatouages » les condamnations ; et ceux qui nous acceptent avec nos tatouages, c’est parce qu’ils ne les ont pas encore vus, ou alors, comme oncle, parce qu’ils ont apprécié sous l’infamant stigmate le grain de la peau.

« Tu es bien songeuse, dit oncle. Tu ne dis rien, tu ne manges rien… ce que tu as pu décoller depuis quatre ans ! »

Si on me prend par « ma maigreur », on fait tout ce qu’on veut de moi : je mange, je bois, je ris docilement jusqu’à l’heure du départ. Nous avons retenu une chambre dans le centre de Nîmes, oncle y dormira et, dès demain, il se mettra en chasse pour la maison, la voiture et toutes régularisations urgentes, mangera chez nous bien sûr, apportera comme jadis les croissants chauds à l’aurore, cependant que je mettrai trois fois la cafetière « deux tasses » sur le butane de camping pour lui servir, maternelle, un grand noir comme il aime.

Les jours suivants sont quelque peu bousculés.

J’ai deux hommes à présent, double marché à faire, double gamelle à équilibrer sur le butane : oncle a beau prétendre continuer à laver ses slips dans le lavabo de l’hôtel, m’aider à éplucher les légumes, s’asseoir tout au bord de la troisième de nos uniques chaises et me dire : « Mais arrête donc un peu de grouiller, repose-toi cinq minutes ! » il me rend plus ponctuelle que dix pointeuses d’usine, plus attentive qu’un cordon bleu de Trois Étoiles qui devrait officier sans eau courante ni fourneau. Il y a bien une vieille cuisinière à charbon que Lou réveille chaque matin à grands coups de tisonnier ; mais allez faire grimper un soufflé à la vanille – ou à n’importe quoi – dans un four qui fait air de toutes parts !

Ainsi privé du plus clair de ses affaires, qu’il a fait acheminer ici dans une grande caisse qui n’arrive guère, de sa case spacieuse tout confort, des ses petites « lavadères » – car là-bas a bien fallu qu’il bouffe de la négresse – oncle fait peine à voir : empêtré dans des expressions et des habitudes de broussard, cet homme qui vient du chaud frissonne au mistral d’octobre, devant la cuisinière moribonde nous le serrons et le calfeutrons de notre mieux, préparons cent cafés… ou encore nous allons faire du footing en ville, le porte-à-porte des agences immobilières et des garages.

Le Tam-tam a capitulé devant l’aura coloniale : oncle a refusé sans douceur de se mettre à l’heure bulgare, lui a fait un cours sur la fièvre de Malte, puis, à nos prières, a bien voulu poser quand même pour une photographie historique, Roméo couché en travers de ses cous-de-pied, une oie sous chaque bras, et, à l’arrière-plan, répandue de part et d’autre de lui, ce qu’il faut bien appeler notre propriétaire. Du coup celle-ci, flattée et domptée, a cessé de nous raccrocher au passage.

On a trouvé une vieille Aronde pas trop lessivée, on a coiffé d’une galerie sa robe blanche, et maintenant on passe les jours en visites décourageantes : mazets trop isolés ou pas assez, pans de pierre aussi ruineux que ruinés…

Et un beau matin, en pleines Cévennes, d’un chemin qui tourne sec au-dessus d’un angoissant ravin, voilà qu’elle se jette dans nos yeux la maison : de toute sa caillasse noire et pointue, de toute sa masse compacte dressée sur la cuvette renversée des espaliers étroits elle nous fait signe, elle se fait reconnaître : « C’est moi qu’il vous faut » dit-elle, mais pas à l’aguiche, pas au clin d’œil ; comme une évidence, presque une menace. C’est comme une lourde pluie de caillou qui vous tomberait dessus en plein virage.

Le vendeur, que nous avions relégué sur la banquette arrière à côté de l’agent immobilier, retrouve sa faconde en même temps que le sol ferme ; il nous précède, court, gesticule, bonimente, pousse sa grosse brioche, dans les broussailles, sur les escaliers de chèvre menant, d’un espalier l’autre, jusqu’à la petite rivière qui – nous assure-t-il – ne tarit jamais même au plus fort de l’été : mais oui, ce filet d’eau, qui le croirait, hein, m’sieurs-dame ! Ah ! je regrette bien de devoir la vendre ma maison ! Et presque quatre hectares de bon terrain, vous allez pouvoir planter tout ce que vous voulez ! Cette maison, voyez-vous, plus vous y viendrez, plus vous l’aimerez… tenez, là, sur ce traversier…

Traversier ! Le mot m’accroche : obstacle, passage, ennemi, raccourci, traversier c’est un mot magique qui chante comme la flûte traversière, un mot croisillonné qui ressemble aux chemins de ma vie… mais ici, qu’est-ce que c’est ?

Les traversiers cévenols sont tout simplement les marches de cet escalier de géants étayé par des murettes en pierraille aiguë, luisante, la pierre même dont la maison est bâtie : des bandes de terre ingrate tout juste bonne, probablement – quoi qu’en dise le propriétaire – à faire pousser la vignette et la pomme à couteau. Aussi bien, toute culture a été abandonnée depuis longtemps : on aurait bien besoin de la machette du tonton pour s’ouvrir un passage dans ce lacis de ronces, d’herbe échevelée, de moignons de ceps desséchés.

« Sur ce traversier reprend notre camelot, j’avais commencé à construire un bac à truites… »

On s’extasie : des truites !

« Mais oui, c’en est plein : des truites, des écrevisses, de tout. Ah ! la pêche, l’été, la bouteille au frais dans la rivière ! Enfin… (soupir)… Tenez, je vous fais cadeau de tous ces parpaings, comme ça vous pourrez terminer le bac. »

Étourdis, égratignés, en nage, lorsque nous en arrivons aux intérieurs nous n’avons plus la moindre velléité de résistance.

On n’a pas le droit de faire son petit bec lorsqu’on vous l’a bourré de truites, d’écrevisses et de fraises des bois ; nos oreilles bruissent de source et de silence, on a les poumons rincés, le cœur agricole : qu’importe si le sol du premier étage plie et tangue sous les semelles, si le toit a l’air d’une passoire à l’envers, si tout est cassé, infiltré, pourri, branlant, désolant ! Ils ont des bras que diable mes petits hommes ! Tonton a des sous ! Nous avons tous du cœur au ventre !

« Alors Albe, ça te plaît, ici ? » me demande oncle, comme nous nous retrouvons assis tous cinq dans l’un des celliers autour d’une table incroyablement détritique, et que le gars de l’agence fouille déjà dans son porte-documents à la recherche des carbones.

Autrefois, quelqu’un – mon bon ange peut-être – m’a conseillé : « N’oublie jamais d’acheter le silence. » Je pense aux langues folles, à tous les silences que nous n’avons pas pu acheter ; je pense aux voisins, logeurs, passants, gardiens, tous ceux qui ont bavassé sur nous, nous ont marché sur la tête et sur les pieds, nous ont revendiqués, tripotés, empoisonnés ; ici, tout le jour sera au chantier et au chant, et chaque nuit sera silence, enfin…

Je considère les quatre hommes qui attendent ma décision : Lou fait sa petite moue nuancée, l’agent prépare son sous-seing privé, le vendeur rêve au chèque qu’il aura bien mérité et oncle regarde le plafond comme si ça ne le concernait plus. Je dis :

« Oh ! moi, tu sais… Du moment que vous vous sentez d’attaque, moi aussi ! »

Pour conclure le marché on s’en va toper-là avec quelques tournées de pastis, chacun la sienne, au bistrot du bled le plus proche : la maison en est à six kilomètres – et à soixante de la première grande ville : ouf ! On a la sensation d’être arrivés.

Mais où ?…

Au dernier jour du terme nous donnerons congé au Tam-tam, et d’ici là courrons les salles de vente et les Domaines pour acquérir quatre bouts de bois : je veux bien m’asseoir sur un parpaing mais pas dormir dans une caisse – celle d’oncle, enfin arrivée, est pourtant de taille, à nous contenir tous les trois : depuis qu’elle est là on ne peut plus se bouger dans la baraque. Mes hommes ont donc entrepris de la démonter après en avoir dépapilloté le contenu, soigneusement calé par des tissus, des cartons, du frison : des objets d’ébène et de merveille apparaissent, statuettes, masques, carapaces, cache-pots incrustés de manganèse, guitares de Mounana – sortes de trapèzes en bois découpés d’un carré de résonance ; tout ceci contraste péniblement avec la hideur de notre mobilier actuel, mais bientôt nous aurons toute une pièce et même toute une maison retapée dans le style cévenol et parée négresse ; nous nous baignerons dans la céramique, je tambouillerai dans une belle cuisine, je la veux jaune et aubergine ma cuisine, mais oui tu l’auras pour Noël, c’est comme si c’était fait.

Maintenant, sitôt le petit déjeuner avalé, Lou et oncle s’en vont travailler, ça leur fait beaucoup de fatigue et beaucoup de trajet : ils rentrent à des heures impossibles, mon dîner attend, enfin les voilà, poussiéreux, ratatinés, tout juste s’ils me disent bonsoir, et tout au long des soirées on n’entend plus parler que plâtre, ciment, Grappier, bacula…

Ça change un peu du coulis de tomates, mais je préférerais qu’on me demande parfois des nouvelles de mes propres restaurations : moi aussi je bosse, non mais ! Ainsi délaissée, je me venge sur ma machine et j’atteins des moyennes sensationnelles : mais la littérature ne saurait intéresser des hommes morts de faim et de sommeil, je sais. Lou, mon ami, vous êtes en train de devenir un affreux manuel, un o-vo-ro-rier, un plouk, mais ça ne fait rien : vous aurez quand même votre nom sur la couverture de mon bouquin, j’ai eu trop de mal à vous épouser je ne veux pas de pseudonyme, vous aurez votre histoire dedans, ma petite tête de caillasse ! Vas-y, colle-toi des cals cependant que j’attrape des doigts en spatule à force de te dédicacer mon abécédé !

Ils ont beau faire, les travaux avancent moins vite que prévu : à l’échéance de notre bail chez le Tam-tam, la pièce d’entrée – la future salle de séjour – n’est pas encore tout à fait prête, la cuisine annexée non plus ; mais comme on ne se sent pas capables de rester ici un mois ni même un jour de plus, on déménage quand même.

On s’installe en campement gitan dans la deuxième pièce du rez-de-chaussée : le lit conjugal, la table, le buffet achetés trois fois rien à la salle des ventes de Nîmes et coltinés l’un après l’autre à dos d’Aronde, le butane, les gamelles, les vêtements suspendus à une ficelle tendue dans un angle, les tabourets malgaches pour se taper le derrière devant la cheminée ; ça fait un peu fouillis, mais, d’ici un mois ou deux…

Quant à oncle, il a installé ses pénates dans le moins encombré des trois celliers et déjà truffé les meurtrières de son petit attirail maniaque, son savon à barbe, sa boîte à outils, ma photographie… Pour ne pas mourir de froid il s’est acheté un Thermix, heureux qu’on ait l’électricité, c’est d’ailleurs à peu près tout ce qu’on a.

Il gèle dans ce pays, il gèle blanc sur les pulls que j’étale à sécher la nuit, dans l’herbe, après les avoir rincés dans le ruisseau au prix d’une cuisante onglée, il gèle dans la maison, tout juste s’il ne gèle pas dans le lit.

Nous nous endormons à la lueur tiède de la cheminée, au filet inlassable de la source, nous nous sentons extraordinairement sereins… Mais pour ce qui est d’acheter le silence, j’ai l’impression que j’ai fait une mauvaise affaire : la nuit, toutes les sorcières des Cévennes se déchaînent dans les cheminées et l’armature ruinée du toit, hurlant, sifflant, secouant les portes ; on marche dans les pièces de l’étage, on y remue des gamelles, il y a des chocs, des chutes, toutes sortes de bruits et de cris indéfinissables… ah oui, cette maison pourrait bien faire peur à moins aguerris que nous.

Il faut être né sur place pour parler le langage des sorcières de la montagne et ne pas hésiter devant cette terre rebelle où le roc affleure partout, devant l’eau à tirer, le bois à scier : tous les jours Lou s’en va chercher, dans la montagnette d’en face dont une partie nous appartient, d’énormes fagots de châtaignier qu’il traîne jusqu’à la cave au bout d’un fil de fer ; puis descend à la rivière, bardé de toutes sortes de brocs et de gargoulettes qu’on transvide dans un grand cuveau posé au pied du lit ; ou encore monte des seaux et des seaux de sable pour oncle qui fait du mortier…

Je m’exaspère de le voir se gaspiller en ces corvées, alors qu’on vend du sable, des stères de bois et des pompes à eau chez les marchands : mais il me répond que s’il fait ça c’est parce que ça lui plaît, qu’il y a une progression parfois très lente à l’entendement des choses – chez oncle surtout –, qu’on ne va pas se plaindre maintenant…

Ça me fait penser à la réflexion pateline d’une gardienne de prison… c’était un matin d’hiver, je tirais à l’époque un quatre-vingt dix de mitard pour évasion : écroulée sur le bat-flanc que je gardais depuis un mois, lamentable, frigorifiée, pas coiffée, dartreuse, je recevais de ses mains gourdes la pisse d’âne du breakfast, je la dispensais d’y ajouter cette poignée de sucre fin : « Ben vous, au moins, vous serez pas difficile dehors ! »

Eh bien, si, précisément : j’entends être exigeante dans la mesure où j’ai été frustrée, impitoyable dans la mesure où j’ai été brimée, et ce qui me met en rogne dans cette baraque ce n’est pas tellement de vivre dans la merde – j’y ai vécu beaucoup plus profond, j’ai connu des merdes abyssales, des merdes propres, des merdes sales, des merdes colossales, non, la merde je ne la sens même plus, ce qui me tue c’est de ne rien pouvoir réclamer ni critiquer, de ne pas pouvoir avancer le mouvement, de piétiner dans le brouillon, l’indécision, le tatillon, oui bien sûr c’est la maison de l’oncle, c’est le carnet de chèques de l’oncle… il n’est pas millionnaire quoi qu’en dise la légende, aux colonies on gagne beaucoup de fric mais on en claque énormément, il calcule dans sa cave, il y passe les nuits… Qu’est-ce que ça peut me faire ? Est-ce que ça me donne ma cuisine aubergine ? On est bientôt à Noël et j’en suis toujours à déménager l’écritoire de la table pour éplucher les patates, à me faire éclabousser le manuss par la bassine à frites.

Pas question non plus de restaurer le toit avant le printemps : tu comprends, Albe, on ne peut pas découvrir en cette saison.

Si l’on en juge par les emplacements de foyers aux quatre coins des pièces, les claies grillagées entassées un peu partout et la renommée séricole de la région, les anciens locataires devaient être des magnans ; comme j’avais aperçu dans les pièces du premier une quantité industrielle de boîtes à conserves vides et mangées de rouille, je pensais qu’un magnan ça se nourrissait de sardines et de bœuf en gelée : erreur !

Au retour des pluies, nous avons compris : à chaque boîte correspond une fuite dans le toit, ça fait que par gros temps, outre la corvée d’eau, de bois, de lavougne et les autres, on va faire « la corvée des boîtes » : les vider dans un seau, vider le seau, recommencer à vider les boîtes… et, comme on ne peut tout de même pas y passer la nuit, au matin les boîtes ont débordé, inondant le plafond qui a goutté sur la penderie – on s’est quand même décidé à en acheter une – et je m’aperçois que tout le linge là-dedans est auréolé de brou de noix détrempé, allons, je vais encore être bonne pour la rincette au ruisseau…

Petits détails, certes, mais ça vous use une bonne femme.

Mes hommes sont des touche-à-tout : à part les cabinets que Lou a bricolés dans l’ancien four à pain et la porte du cellier qui maintenant enferme à clef les bricoles du tonton, rien n’est fini, c’est le chantier partout, le mégotage, l’ergotage.

On redresse un traversier pendant trois jours et le quatrième on déclare qu’on ne vit pas dans le jardin, on va chez le démolisseur commander mille tuiles qu’une fois livrées on laisse pourrir en rang d’oignons devant la maison ; on passe la nuit juché sur une échelle dans une position inconfortable à balancer de dérisoires lichettes de ciment sous les jupons d’une cheminée, et après ça on se déclare trop courbatu pour satisfaire les envies pourtant bien légitimes de sa femme.

Au début, j’ai bien essayé de me fatiguer aussi, d’aller faire trempette dans le courant pour empêcher les nerfs de bouillir, de popoter de petits trucs complexes et longs à cuire ; j’ai entrepris de nettoyer la pièce la plus vaste et la plus haute, située derrière la nôtre et baptisée « la chapelle » ; j’ai déblayé des seaux et des seaux de gravats, d’objets informes ou attendrissants que j’ai presque regretté de brûler, feuilletons découpés et rassemblés en livres, vêtements mités de tout petits gosses…

J’ai décortiqué les claies à vers à soie, enroulé les grillages, empilé les montants… voilà, oncle, tu ne dormiras plus en-dessous de nous, tu montes d’un cran, on se fera coucou à la cloison… mais oncle a dédaigné ma belle chapelle, il préfère sa crypte, eh bien qu’il y reste, j’aurai fait ce que j’aurai pu pour lui. Seuls continuent à hanter la chapelle les sorcières, les énormes rats étalés gracieuses souricettes : à l’occasion, ce petit monde émigre par-dessous la porte pour venir en pleine nuit nous chatouiller les trous de nez, moi ça ne me dérange pas, mais Lou a besoin de récupérer, la nuit il faut que tout le monde lui foute la paix, même moi.

Maintenant, j’ai renoncé : la main à la pâte de mes beignets de pommes et à elle seule. Je recommence à trouver le temps long, je passe des jours moroses, matelassée dans ma robe de chambre par-dessus deux pulls, assise au ras du feu, au ras du sol sur le tabouret nègre, le tisonnier aux doigts. La cheminée fait office de vide-ordures : cendriers, épluchures, emballages, tout y passe sans parvenir à chauffer la pièce au-delà de mes jambes. On ne me le fera pas de sitôt à la poétique, le coup du feu de bois !

Il faut bien aller de temps en temps au village pour acheter à manger et à fumer, je ne peux pas sortir la voiture, la neige a barricadé le sentier, bloqué les roues, alourdi le chapeau ; j’appelle, je dérange, on entame une bagarre serrée à coups de pelle et d’accélérateur, je patine, ça crisse, on me pousse… tout ça pour gagner une heure sur l’ennui, faire au retour une flambée vive, un déballage satisfait, un café que j’avale comme du feu liquide ; mes hommes viennent boire un coup de rouge, repartent à leurs bricolages jusqu’au dîner, je reste seule avec mon froid. Le soir c’est encore tout un cirque, je crie « À table ! » sans succès, ils n’en finissent plus d’arriver, de se laver les mains, de se chauffer le derrière en discutaillant poutres et chevrons, et pendant ce temps ma popote brûle, déborde, dégueulasse tout le butane… la nuit dégringole tôt sur la chrysalide enneigée des montagnes, les soirées s’étirent à l’infini.

Maintenant que nous nous sommes raconté nos quatre dernières années, les cases, les casses, le Gabon, la prison, il nous est absolument impossible de trouver un sujet de conversation commune : ou bien ils s’envoient de la plafonnette par-dessus ma tête, ou bien je donne à mon mari des nouvelles de mon gosse et l’oncle nous fait un nez jusqu’à l’assiette, ah ! les affres créatrices le laissent bien tranquille, lui ! Enfin, il déclare qu’il va « se faire dormir les yeux », on se lève, on se fait la bise, Lou va le raccompagner jusqu’à sa dernière demeure et j’en profite pour me taper en cachette le fond du litre de rouge, dans l’espoir d’endormir la gamberge : oui, je retrouve les insomnies et l’attente, ces temps-ci. Jamais contente moi, je ne peux pas vivre sans manque, sans question, et ce coup-ci la question est de taille : je me suis débarrassée ces jours-ci de mon dernier chapitre – en bâclant un peu, je ne peux pas cérébralement étinceler avec les pieds gelés –, j’ai emmailloté mon lardon dans la plus alléchante brassière que j’ai pu trouver à la papeterie du village et je l’ai expédié – recommandé avec demande d’accusé de lecture rapide, aux éditions Madrigall, les plus cotées paraît-il : autant entrer en littérature par le grand portail, et puis les éditeurs, moi, je ne les tolère que parisiens. La province, c’est tout juste bon pour les pigistes.

Et maintenant plus d’autre passe-temps que l’attente, l’attente fervente et troublante qui renonce chaque matin après le passage de la Mobylette du préposé :

« Le journal et c’est tout pour aujourd’hui… » vient m’annoncer Lou d’un petit ton malheureux qui se veut réconfortant.

Il croit en mon livre, lui aussi : je me souviens de l’enthousiasme voilé avec lequel nous en discutions au parloir, des termes incompréhensibles pour les oreilles ennemies que nous avions choisis, nous en parlions comme d’un enfant de ce manuscrit, nous l’entourions de langes, nous l’écoutions respirer… mais maintenant j’ai l’impression que mon mari néglige ses devoirs de père autant que ses devoirs d’époux.

La nuit, il me déserte pour un sommeil sans rêve ; moi je reconnais l’attente, je gigote d’énervement à côté de mon amour, j’ai envie de hurler à l’unisson avec les sorcières de la chapelle… j’ai d’autres aptitudes, d’autres goûts, d’autres chances que je pourrais utiliser, je sais bien ; mais j’ai la tête toute vide autour d’une question obsédante, un point d’interrogation vert ou rouge selon l’heure :

« Comment ne pas trouver éditeur ? Et le compte d’auteur ?

— Et l’acompte pour le compte d’auteur ?

— Et la pince-monseigneur ?

— Et si j’aime mieux l’éditeur que le compte d’auteur ?

— Votre casier judiciaire, auteur ?

— Es-tu ou n’es-tu pas auteur ? Es-tu à la hauteur de l’auteur ? »

Un point plutôt qu’une question précise, un point délicat comme une oreille, un point qui pense en moi comme dehors il neige.

Il est dans les prétoires, entre le retour des délibérants et la lecture du verdict, quelques secondes parfaites où une ondée de bonheur lisse vous nappe jusqu’à la pointe des ongles, vous reflue dans la gorge, chassant toute terreur et toute espérance quoi que puisse dire le juge il va le dire, et cette certitude vous pétrit de joie.

Aujourd’hui c’est d’un autre comité, d’un comité de lecture que j’attends ces secondes-là.

CHAPITRE X

Puisque la capitale n’est pas pressée de venir à moi, c’est moi qui irai à la capitale, pas à Madrigall, non, je le laisse arriver celui-là, mais en affaires c’est comme en édition : il n’est bon bec que de Paris.

Et nous avons toutes sortes d’affaires à faire.

D’abord, mettre en vente le logement de Montmartre : avec tout le raffut que Liliane a dû faire dans le quartier, il n’est plus question que le tonton y remette les pieds. La planque est grillée, les poulets sont sur le palier, et d’ailleurs mon titi de Belleville semble s’accommoder très bien de la vie de pédezouille. Mes hommes deviennent aussi creux que de vieux radis cévenols, cette maison a toutes leurs préférences, elle les possède, les dévore, leur suce le plus clair de leur énergie et de leurs ressources.

« Leurs » ressources ; façon de parler : tonton a quelques économies mais nos ressources à nous sont toutes virtuelles, Lou ne peut pas aller engager sa pince-monseigneur au mont-de-piété ni moi porter mon cerveau à la Banque de France.

Nous n’avons pas pu résister à l’envie d’accompagner oncle à Paris : d’abord il a besoin de moi, je lui rédige ses chèques, je lui tourne ses lettres d’affaires ; et puis il faut bien avouer que ça commençait à nous démanger un peu côté infraction, et j’ai tellement travaillé mon bonhomme que ça a fini par lui démanger aussi côté effraction. Ça ne peut plus durer, il faut qu’on trouve du fric-frac, du fric.

Et quelle infraction, quelle effraction pourrait-on bien commettre en nos bonnes Cévennes ! Les gendarmes du village sont tellement mignons, nous signent notre carnet avec une telle discrétion ! Sans gueuler ! Sans questionner ! On n’aurait pas le cœur de les fatiguer davantage !

Ah ! il m’a fallu bien de la constance pour rendre Lou à la raison ; pendant des soirées entières, après le coucher d’oncle, j’ai déployé avec rage ou doigté l’éventail complet des stimulants, des arguments, des entortillages et des entortillements ; j’ai fait appel à l’amour-propre, j’ai ressuscité le souvenir des aurores où nous jetions par la portière des poignées de pièces blanches, faisions des brasiers de chéquiers et laissions couler la joncaille entre nos doigts comme du gros sable ; j’ai été jusqu’à parler encroûtement, dégonfle et parasitisme, j’ai eu toutes sortes de paroles injustes et laides.

« Mais tu crois que c’est bien nécessaire de m’asticoter comme ça ? m’a dit Lou à la fin. Tu crois que ça peut avancer quelque chose ? Je ne suis pas assez grand pour savoir ce que j’ai à faire ? Il me semble qu’on les a méritées, ces vacances : la rentrée vient toujours assez vite, tu sais bien…

— Les rentrées ne nous tomberont pas toutes rôties, puisqu’il faut jouer sur les mots. Et si tu appelles ça des vacances, te crever au boulot comme tu ne l’as peut-être encore jamais fait !…

— Justement : je pense que j’en donne à oncle pour son argent. »

L’argent !… Je crois à l’argent : pas au salariat.

Je veux bien bosser comme une négresse pour la seule gloire, ou au contraire me laisser « cyniquement entretenir » ; accepter, empocher, piquer, mais non troquer, mais non me vendre. S’il m’est arrivé de travailler – et encore pas très longtemps, deux mois de Prisunic, deux mois de pige – ce ne fut jamais que pour venir à bout d’un temps d’ores et déjà perdu. Nous avons beau faire ici la boniche et le manœuvrier, j’estime qu’un litre de sueur n’a pas la densité monétaire d’une poignée de billets de banque : si j’aime palper le fric, j’en méprise la conquête – à moins d’aller le conquérir non pas au risque d’un coup de transpiration, mais au risque d’un coup de flingue ; et quand je me montre calculatrice et intéressée, c’est moins par paresse que par un obscur souci d’équilibre, de rééquilibration envers certaines absurdités de l’existence : être assistée comme une petite reine parmi la pauvreté matérielle et mentale la plus complète, être reçue maternellement par la femme qui vous a désadoptée, ça oui ; mais se faire engraisser par un mec qui a trimé toute sa vie pour s’acheter trois bouts de bois et quatre pans de muraille, ça non, ou alors à charge de revanche.

Et comme chez Madrigall ils m’ont l’air un peu fatigués de la plume, ma plume à moi, ma plume lyrique taillée dans un barreau se décourage, ma plume argotique, ma pince de cambrioleur s’émoustille, si je ne vis pas de celle-là je vivrai de celle-ci. La réponse de l’éditeur, le droit d’auteur balancé à pleine fenêtre, les journalistes ramassés à la pelle dans les traversiers, les caméras en alerte, les mains offertes, tout cela s’éloigne et s’embrume au fil des nuits, les sorcières chantent, les vieux démons reviennent en force…

Je l’ai cru possible, pourtant, cet arrangement en trio : toi, oncle, tu fais les frais de restauration et nous, on fait le marché. Et puis, qui sait ?… Un jour la fibre négresse te rechatouille, tu reprends l’avion et je reste seule avec Lou…

(Et toi, Albe, ma petite nièce chérie, une nuit Lou à force d’aller au marché se fait repincer la main dans le coffre-fort et tu restes seule avec moi…)

Je grabouille dans les abysses de nos subconscients, essayant de reconnaître dans celui des autres autant de noirceur que dans le mien : mais comment être bien sûre qu’oncle possède un subconscient, comment déterminer dans quelle mesure il n’a pas un pense-bête à l’emplacement du souvenir – c’est le genre de gars à ne jamais louper votre anniversaire –, un double-décimètre dans la jugeotte et un myosotis tous terrains greffé sur le zizi ?

J’en viens même à me demander s’il ne l’a pas égaré en Afrique dans quelque ventre d’ébène, son joujou : quoi ! La bise bi-quotidienne au centre exact de ma joue, les excuses précipitées et le recul en désordre lorsqu’il entre par hasard dans la pièce où je suis en train de me toiletter à poil, ses propos désabusés sur l’amour et le mariage, son absence totale de réaction aux femelleries des villageoises jeunes ou moins jeunes qui – le croyant probablement bourré aux as, elles aussi – le dévisagent avec une tendresse bovine, ça ne peut s’expliquer que par l’émasculation, ou alors, par une pureté de sentiments pour moi insondable.

C’est vrai que la voiture la nuit, le carrousel des arbres, l’avalement régulier de la bande jaune par le phare avant gauche favorisent l’éclosion du marmonnage pseudo-psychologique : il fallait cette route, cette nuit, cette intimité silencieuse de trois êtres dont chacun à tour de rôle conduit le destin des autres, cette pénombre moite et amicale striée de lumières au passage des voitures et des villes, pour que je retrouve le goût de la gamberge nette, cette envie de faire le point aveuglée depuis des semaines par l’autre point, l’interrogation fixe sous le mouvement distrait et bâillant des jours ; peut-être aussi ai-je conscience, obscurément, que nous roulons vers des choses graves qu’une seule maladresse peut faire verser dans le tragique, l’irréparable que Lou se trompe une seconde, et c’est la relègue, le gâchis définitif… que je braque un peu trop sec, que je freine un peu trop brusque, et le verglas nous envoie tourbillonner sur le septième cercle des Enfers ; que j’oublie de chantonner et de leur allumer des cigarettes, et ces deux hommes qui n’aiment que moi risquent de s’assoupir, saccageant mes os et peut-être ma vie.

Jamais je ne les ai autant aimés que cette nuit, regardé avec autant d’intensité le ballet de leurs mains sur le volant, la grâce lourde et précise de leurs pieds enfonçant lentement les pédales, aussi exactement pesé la réalité de nos trois corps avançant quasi-immobiles dans le périlleux de la nuit.

On casse une graine ensommeillée au restauroute de La Rochepot – on n’a pas arrêté de rouler depuis la maison – et on continue, en relai, on conduit en contrebracage sur la route savonnée par le verglas, dans le décor irréel des arbres livides de gel ; enfin, à l’aurore, Fontainebleau nous accueille dans la bourrasque et l’embouteillage, nous obligeant à gagner en roule-au-pas la Porte d’Italie.

C’était un doux voyage d’hiver, relativement rapide, mentholé, frisquet ; un aller qui semble nous promettre, nous désigner le retour.

À Montmartre maintenant, aussi vite que le permettent l’encombrement et la boue des rues.

… Lorsqu’on sait son gourbi dépourvu d’eau courante mais éclairé E.D.F. gazogéné G.D.F., on est surpris d’y découvrir au retour des vacances cent tronçons de bougie fichés au hasard dans des couvercles ou à même les meubles, des fagots d’allumettes consumées semées par terre et partout : tout d’abord on ne comprend pas.

Puis on réalise que l’oncle, en coupant les vivres à Liliane, lui a fait par voie de conséquence – puisqu’elle ne pouvait plus acquitter les factures – couper également le gaz et l’électricité. Henrique et elle ont dû vivre là jusqu’au mois d’octobre et s’enfuir à la limite, honteusement, emportant les derniers objets monnayables et nous laissant, en échange, les vestiges de leur civilisation personnelle : fourneau rehaussé d’une épaisse croûte graisseuse, eaux moisies, matelas auréolé, culottes sales, litrons vides.

J’essaie d’imaginer sur les murs l’ombre dansante du couple soûl, les soirées démentes dans la double obscurité, je vois les ombres s’étreindre, trébucher… Nous tournons tous trois dans la pièce dévastée, un peu ahuris quand même ; n’osant pas nous regarder : c’est la marche funèbre, le sinistre, la grande désolation.

Moi, je me sens à peu près en forme : je n’ai pas d’attrait particulier pour le dégueulasse et le saccagé, non, mais je constate toujours avec une certaine satisfaction l’immonderie du monde, ça me remonte dans ma propre estime, me désabuse encore un peu plus, m’en file un petit coup sur la clairvoyance – ah oui, parlons-en de ma clairvoyance ! J’avais de la peau de saucisson plein les mirettes et voilà le résultat ! Les yeux crevés j’avais, crevés de faim cherchant dans la prison quelque finesse ou quelque beauté, quelque encre sympathique pour recharger mon Bic, quelque visage à dévisager, à dévaliser et pour une expression, pour un mutisme, pour un sourire de Joconde privée de pinard je suis tombée adorante, éperdue, confiante !

Complètement écœuré, notre malheureux tonton s’est éclipsé pour faire rouvrir les compteurs, pour aller voir son notaire, pour pleurer dans les rues peut-être. Moi je gratte en maugréant les incrustations du fourneau à l’aide du couteau de poche de Lou, et celui-ci prend un acompte sur la prochaine nuit, qui va être changée pour lui.

À cela près que nous avons dû suspendre l’une des couvertures – crasseuse et brûlée – pour remplacer contre les carreaux les coquets rideaux évidemment disparus, que le plancher a foncé de deux tons de saleté et qu’il n’y a plus un mouchoir dans l’armoire, le décor de la chambre me paraît familier, il me refoule loin en arrière, au temps où nous n’étions pas encore tricards, pas encore retraités… ce sont les mêmes bruits d’eau sur les paliers, les mêmes cris des marchands de l’hiver et ce même homme entortillé dans le sommeil au bord de la dangereuse nuit, au bord des toits, au bord de la mort peut-être… Mais, comme toujours en ces heures de préparatifs, à la limite de l’action ou du verdict, je suis vide de toute peur, je passe de l’exaltation à l’absence, de l’automatisme à la minutie : c’est gantée qu’il faut recharger la torche électrique, mais c’est candide et gracieuse qu’il faut entrer chez le marchand :

« Je voudrais un arrache-clous, monsieur, s’il vous plaît. »

Bien polie, bien honnête, bien épouse que son bricoleur de mari a envoyée en courses, petite femme qui n’y connaît rien et que visiblement impressionnent toute cette belle quincaille, tous ces beaux quincailliers.

On me sort toute la boutique, on me vante les derniers modèles ; mais je repousse avec constance toutes ces tentations, je secoue la tête : c’est pas ça que mon mari veut. Je dis :

« Mais vous savez bien, ce truc qui fait ça, et ça… »

En même temps je dessine sur le comptoir un segment coudé, genre « virage trop ouvert pour être dangereux », et à ce moment-là c’est recta, le vendeur lève les paluches et s’écrie illuminé :

« Haab-bon ! mais alors c’est la pince-monseigneur que vous voulez dire !

— Boh ! pince-machin, est-ce que je sais, moi ! Appelez ça comme vous voudrez. Du moment que ça arrache les clous… »

Le gars me fait le paquet et, tandis qu’un grand silence attentif et plein de suspicion semble envahir mes oreilles et s’étendre à la ville entière, il se met à brailler en direction de la caisse :

« Et une pince-monseigneur, une ! »

Parfois, lorsque les gens du magase ont une tête par trop patibulaire, pour les endormir je me fais emballer en même temps un cent de broquettes à l’anglaise ou de vis en goutte de suif : eh oui, toute recherche de monnaie se réclame d’une mise de fonds préalable et le matériel est hors de prix cette année, mais que faire ? On ne peut pas, tout de même, se mettre voleur pour une plume.

Je me sauve comme une flèche, dans la rue je m’efforce de ralentir, regardant dans le rétroviseur invisible si personne ne me file le train : se trimbaler avec ça à la main et à plus forte raison en secteur interdit suffit très bien, quand on est noire comme du cirage, à vous faire payer double délit pour un seul.

Mais à qui faire faire la commission ? À oncle ? Surtout pas : nous ne voulons ni de ses empreintes, ni de sa présence, ni de sa voiture, ni de quelque complicité que ce soit. Tout au plus, pour l’alibi et la décence, je lui emprunterai son lit et je l’enverrai fermer les yeux chez sa vieille sœur, la seule parente qui lui reste au monde et qu’il n’a pas revue depuis deux ans.

Et demain pas plus qu’hier pas plus qu’autrefois, aucun de nous trois n’abordera le sujet. Je pourrais écrire le Guide du parfait casseur, le bottin des fourgues parisiens, un traité sur la peur et l’envie de courir, les mémoires d’une paire de gants ; mais même à mon journal intime, même à mon ombre je ne confierai jamais rien, faut pas qu’on y compte.

Le vol c’est comme l’amour, c’est des gestes et parfois l’éblouissement au bout, ça se fait en silence, la nuit, au chaud des maisons ou sous la bienveillance des étoiles, c’est comme Noël et le Père Noël n’a jamais publié ses mémoires. Le vol c’est aussi la tête trouée ou coupée, la vie tout à coup vidée comme des étriers, ou bien lentement, comme du sang, si on rate la montée en l’air, si on confond avec la nuit l’œil noir du revolver ; le vol, c’est les yeux au bout des gants, les yeux à chaque pore, les yeux et les ailes délicates sous chaque pas.

Je passe les mains sur votre visage, vous me respirez régulièrement dans les doigts, de derrière mon mouchoir je promène ma lampe chez vous, sur vous ; et si votre traversin est vide, si votre matelas est plein, après vous avoir fait ratisse, comme ça m’a donné faim et soif je vais faire une petite reconnaissance dans votre cuisine, je débride l’énorme bouton-pression de votre réfrigérateur et je mords à belles dents dans votre rosbif pour demain. Vos alcools je les bois plus loin, dans la voiture, en regardant le soleil se lever, triomphant, sur ma liberté.

Cette nuit, hélas ! je devrai me contenter de ces souvenirs : « dans mon état », on n’a plus le droit de commettre d’imprudence. Une femme enceinte – fût-ce d’un bouquin – ne prend pas le risque de faire avorter d’aussi magiques espérances.

Plus tard, peut-être, devenue poulain chez Madrigall, j’oserai lui demander la permission de retourner pondre en cabane mon petit deuxième ; mais pour l’instant je ne connais pas sa mentalité, c’est peut-être un escroc au manuscrit, un kidnappeur d’auteurs, un perceur de crânes : j’ai bien l’intention de rester dehors pour le surveiller un peu.

En attendant le rosbif du cave, nous allons nous restaurer en famille.

Tout à l’heure, en même temps que la plume j’ai acheté quelques victuailles, mais j’ai complètement oublié les fourchettes et les couteaux : ceux de l’oncle Liliane les a également emportés en souvenir – à moins qu’elle ne soit allée les vendre pour boire un coup, en tout cas je trouve parfaitement inconfortable de manger à trente doigts dans une assiette unique, surtout qu’ils ont de grosses pattasses mes hommes, mais ce n’est pas le moment d’aller taper Mme Rivière de son argenterie ou de tenter une sortie au restaurant.

Revenir à la mouillette après des années d’inaction vous rend, intact comme une primeur, un luxe oublié de prudence et d’émotion : on n’est pas débutants pourtant – il s’en faut –, mais on tient compte de la rouille, de la taxe à payer chaque fois un peu plus lourde, on devient vieux, possessif ; ce n’est pas qu’on hésite à relancer les dés, non, mais on ne supporte plus l’idée de perdre la partie. On s’est engagé dans des perspectives de confort et de gloriole et, avant la lettre, on en est avare…

(— On n’a pas été vous chercher !

— On n’a pas demandé à venir !

Réplique classique du répertoire taulard.)

La traversière, quelle est-elle ?

Si nous avons marché, longtemps, au découvert de chemins qui tôt ou tard nous ont montré le bout de l’impasse, ou à l’abri – mal goûté – des chemins de ronde, était-ce pour finir dans cette tanière de montagne Lou, oncle et moi, triangle boiteux mais dont les angles pourraient être arrondis, harmonisés avec un peu de bonne volonté, de temps, d’argent ? Est-ce seulement par accident, par urgence que Lou retourne cette nuit apprivoiser l’argent, ou bien tous les chemins, tous les traversiers des Cévennes et d’ailleurs nous ramenaient-ils, inexorablement, à cette nuit et à ses pareilles, à la nuit à perpétuité ?

J’ai envie soudain de capituler, de crier à mon amour : « N’y va pas, tant pis, on continuera à étirer des jours laborieux, sans autres histoires que nos petites tracasseries d’orgueil, on remontera les traversiers ou bien on les descendra jusqu’à la fin, jusqu’à la gloire ou jusqu’à la mort et quand oncle sera vieux on le poussera dans une petite voiture, mais n’y va pas : ne me confisque plus ta présence, ne m’ôte pas ta chère existence… »

Mais non, je sais bien que je ne dirai rien : j’ai trop ergoté là-dessus pour prêter maintenant le flanc au retour du boomerang et… je serai bien contente de farfouiller dans le butin ou de palper l’osier demain matin – ou les matins suivants : Lou m’a l’air dopé à bloc et bien décidé au forcing, ah ! malheureuse, tu l’as embobiné trop serré ton mari, t’arrives plus à défaire les nœuds !

Pendant que je gamberge mes hommes dévorent – avec tout ça on avait oublié de déjeuner à midi –, ils rigolent, chuchotent avec entrain : on dirait que ça les rajeunit, ma parole ! On ne va pas en surboum mes chéris ! Un peu de sérieux !

J’ai passé l’après-midi à essayer de remettre la piaule en état, de rendre notre gitanerie un peu plus élégante : l’électricité est revenue, les bouts de bougie et autres détritus sont passés dans la gueule de la salamandre qui brûlotte gentiment – Liliane nous a laissé un sac de boulets, elle n’a pas mauvais fonds cette fille, on se sent tout indulgent, tout rond, sommeilleux, le gel fleurit les carreaux et rien qu’à l’idée de bouger on a froid partout. Il le faut pourtant, faut se déplier, se dire à demain peut-être, s’en aller : les intermittences flâneuses, les arêtes vives de la douceur, l’indulgence du bonheur, ce n’est jamais bien longtemps pour nous.

… Mais rien ne va plus en Seine ni dans les départements limitrophes : deux matins de suite Lou revient épuisé, la gibecière à peu près plate ; les vitres au lieu de lui accorder passage lui ont incisé la viande de cruelles estafilades que je lave au cognac et panse avec les moyens du bord, enragée contre le monde entier, affolée par le sang qui ne veut pas tarir ; les gens aboient, les portes craquent, les coffres-forts servent à entreposer des dossiers ou la bouteille de lait pour les gosses, le chéquier et les valeurs nominatives sont partout. Ça ne veut pas marcher, la scoumoune est sur nos têtes…

En fin de compte, craignant qu’à la longue les gendarmes là-bas ne finissent par remarquer notre absence, nous décidons oncle et moi d’aller rouvrir les fenêtres en Cévennes et de laisser Lou nous rejoindre par le train, quand il voudra – et quand il aura trouvé de quoi payer sa couchette.

On bourre l’Aronde à bloc avec tout ce que Liliane a dédaigné : mobilier, cuisinière, gamelles, étagères, literie ; on prend la route de grand matin et, l’un reprenant le volant l’autre récupérant tous les deux cents kilomètres environ, on est rendus dans la nuit à la maison.

J’ai déserté la première : à l’arrivée il y a bien deux heures que je me suis écroulée endormie sur l’épaule avunculaire, que lui est encore frais comme un œil, prêt à décharger la came… ah ! il n’est pas pourri mon tonton, increvable dans l’ensemble et particulièrement lorsque monté sur pneus.

Jamais il ne dit sa fatigue et pourtant il n’arrête pas, jamais il ne titube et pourtant il boit de bons coups, jamais il ne rage à vide et pourtant beaucoup de ses proches ont été à leur manière des Liliane : devant les vacheries de l’existence il est bagarreur comme un méchant gosse et résigné comme un vieux sage.

Je n’ai pas tellement de considération pour l’élévation morale mais je suis bien obligée de considérer la sienne, de la considérer comme je m’efforce de considérer toutes choses : de haut ou de loin, mais… merde, suis-je donc si vieille, si négligeable pour qu’on me préfère un lot de principes, n’aurai-je donc jamais le plaisir de te taper sur les doigts, mon petit oncle chéri ?

Les soirs, après dîner, nous tisonnons machinalement le feu, le derrière sur notre tabouret antandrouille, nous racontant des souvenirs de jeunesse, lui des voyages, moi des casses : à chacun son passé ! Puis il m’embrasse et se retire, humble, vers la solitude moisie de son cellier cependant que j’installe ma machine sur la table qu’il a débarrassée :

« Je vais écrire un peu. »

Manière de le chasser – bien superflue d’ailleurs : il a trimé toute la journée dans ses traversiers ou dans son auge à ciment, il n’a d’autre envie que d’aller se faire dormir les yeux, eh bien va, va les faire dormir tes yeux innocents qui ne savent pas ce que c’est que de rester ouverts au long des nuits, de guetter l’ombre, de voir se découper les silhouettes fantastiques de la peur et de la mort.

Lou est présent dans chaque voiture qui passe, peut-être a-t-il touché le gros paquet et s’est-il motorisé, peut-être revient-il en stop sale et sanglant, qu’il revienne des fortunes plein les bras ou de la terre plein les ongles mais qu’il revienne, que ce soit lui… la voiture dépasse la maison, je me retourne dans le lit, je brasse les couvertures, je me lève, je déambule toute nue dans l’infiniment désertique de la chapelle, je grignote dans le buffet un croûton de pain dur, je bois un fond de litre…

Lou m’écrit tous les jours mais, postée d’hier, comment sa lettre pourrait-elle me rassurer ? Que lui est-il arrivé, cette nuit ? Chaque heure tout questionne, tout est remis en question, j’interroge en vain les rats et les sorcières du toit…

Il y a maldonne pseudo-conjugale avec tonton, cet inachevé des soirées, cette tendresse soudaine des tête-à-tête, cette intimité insoluble ; la lessive, la popote, les questions occupent mes jours, le travail occupe les siens : nous ne nous voyons qu’aux repas mais ça suffit à mes nerfs, je m’énerve à le regarder manger, à le regarder respirer, va-t’en oncle, reviens Lou, je vous aime bien mais Lou je l’aime d’angoisse, Lou risque sa liberté pendant que tu bouffes, pendant que tu dors pesant comme un vieux péquenot des Cévennes… pardonne-moi oncle, je crois que j’ai perdu, trop vite peut-être, l’habitude de rêver, l’habitude d’espérer.

CHAPITRE XI

J’ai passé le quart de ma vie en prison ; je suis passée au Tribunal pour enfants, en Correctionnelle, en Assises ; j’ai bagarré, j’ai soupiré, j’ai rigolé ; aussi je sais, du profond de ma certitude, que sous le boisseau enchevêtré des rocailles et des ferrailles, des nuits blanches et des heures grises, il est toujours un jour, un retour.

Lou a déblayé le boisseau, il est revenu.

Et l’habitude, et la routine aussi.

Il y est retourné, il y retourne régulièrement, il semble qu’il y retournera toujours maintenant : le seuil de sagesse, le rêve de peinardise, la vie toute simple dans l’auberge cévenole, tout cela est franchi. Il n’y avait pas trente-six solutions : c’était trouver de l’argent ou alors finir aux faits divers, rubrique « homicides par impatience ». Je n’en pouvais plus, je devenais toc comme une mauvaise gamine, je ne me mettais plus à table, je les servais avec mépris, je leur jetais les plats, je leur jetais des vannes, tous les démons se bousculaient dans mon crâne. Nous avons repris la route du tricheur, la route du desperado.

Oh ! ce n’est pas du travail spectaculaire, ce sont de petits mégots de butin, que j’accueille à l’aurore avec aussi peu d’émotion que les pêches et les poires de l’été dernier. Lou rentre du casse comme il rentrait de l’usine, ça appelle aussi peu de commentaires, aussi peu d’enthousiasme. C’est à croire qu’il n’y a plus de fric nulle part, que l’ère de la pince-monseigneur est terminée.

Lou prend mon Solex, ou bien la voiture de tonton, il ne se donne même pas la peine de se grimer ni de maquiller la plaque minéralogique :

« Ou ça se passe sans pétard et personne ne repère mon numéro, ou bien ça ne va pas comme je veux, et… »

Oui, qu’importent alors les alibis, les masques, les précautions ? La police n’est jamais venue chez nous par erreur, l’erreur-flic c’est comme l’erreur judiciaire : ça n’existe guère. C’est toujours nous qui les commettons, les erreurs.

Et le tonton, bien sage dans son cellier, blanc comme lys côté casier, qu’est-ce qui pourrait bien l’inquiéter ? Ma voiture, mon neveu, et alors ? Ma voiture n’est-elle pas en règle, mon neveu n’est-il pas majeur et vacciné ? Suis-je tenu de les surveiller la nuit ?

Ce n’est plus le carnet de chèques mais c’est la voiture qui marche, on lui doit tout en somme ! Il faudrait peut-être aller au refile ! Chaque affaire payante m’éloigne un peu plus de ce vieil homme complaisant, de ses yeux adorants, de ses manies, de ses économies, de sa baraque pas finie : maintenant je n’ai plus besoin de lui pour faire mon marché, et les quelques malheureux kopecks que Lou s’esquinte à voler passent à ça, le marché, la bouffe, l’accaparante et désolante Bouffe, ou les tuyaux pour amener l’eau, ou les chevrons pour le toit, on n’en finira jamais de restaurer, de se restaurer…

Je rêve parfois que les murs s’ouvrent comme cartes à jouer, que le ciel croule dans la pièce par le plafond éventré ; nous sommes tous trois nus, embusqués dans le manteau crevé de la cheminée, ou bien plaqués contre les ruines des murs sous le bombardement des tuiles et des gravats qui nous passent au ras du visage : la maison s’abîme dans un tonnerre de catastrophe, les traversiers l’ensevelissent, l’avalent…

En réalité, la charpente du toit se rénove, tout doux : oncle a embauché un maçon du village et son aide, ils bossent comme des dingues tous les quatre du lundi au samedi et mes hommes franchissent le week-end sans reprendre haleine. Je ne les vois plus, on n’a jamais fait un pique-nique, jamais été cueillir une fraise, si on sort c’est pour acheter du matériel, seuls les matins de casse me rendent pour quelques heures mon bonhomme qui dort pendant que je traîne dans la pièce, de la cuisinière au placard, désœuvrée… ah oui, la bouteille au frais dans la rivière, le piano inspiré de la machine à écrire à l’ombre du châtaignier, la cuisine aubergine, sable, poussière que tout cela !

Je passe mes journées dans les traversiers, prenant d’interminables bains de ruisseau ou de soleil, avec des lectures faciles, des ravaudages, des rêvasseries… le printemps monte, mes hommes se trimbalent torse nu et moi en bikini, il me semble que tonton me regarde avec un peu plus d’intérêt que cet hiver, je me joue de lui, je me joue de Lou, je me joue de tout, la vie me paraît longue comme une enfance.

Je ne guette même plus la Mobylette du facteur : j’ai l’impression que tout ça, les casses, les manuss, c’est de l’histoire ancienne, qu’on radote des aventures et des chimères de jeunesse.

Par moments, tout de même, le tintamarre me reprend : quoi, voilà déjà plus de cinq mois que mon manuscrit est en lecture, voilà Pâques, voilà bientôt mai et je n’ai toujours pas signe de vie de cet éditeur de mort ! Je vais attendre jusqu’à la saint Glin-Glin le bon plaisir de môssieur Madrigall, alors qu’il y en a dix autres qui l’éditeraient avec reconnaissance mon truc, ça les changerait un peu de leurs écrivains à gros bedon, de tous les génies-méconnus qui traînent sur leur paillasson, de tous les torchons qu’ils doivent s’ingurgiter à longueur d’année !

S’il n’en veut pas qu’il le dise, Madrigall, qu’il me le renvoie, mais non, c’est comme les demandes de recours en grâce au ministère de la Justice, ça reste oublié des mois et des années au fond d’un classeur ! Il fallait peut-être mettre un timbre pour la réponse !

Je me rappelle soudain « mon confrère », le vieux journaliste qui faisait le remplacement à l’agence d’Alès : curieusement, les hasards de nos déménagements m’ont amenée à habiter sa région, son arrière-pays cévenol bien-aimé ; c’est peut-être « les hasards », mais j’ai l’habitude de ne jamais négliger aucun hasard. Je vais lui écrire, à ce type. Aussi bien, il voulait absolument mettre le nez dans mon autobiographie – et je crevais d’envie de la lui montrer –, il souhaitait connaître Lou « à son retour du Gabon », il salivait d’enthousiasme devant mes piges magnifiques, il se faisait fort de me procurer dans les deux jours ma carte de presse, il me prédisait une carrière – « brillante » bien sûr – dans le chien écrasé à pedigree… Ça a dû faire un peu de schproume à l’agence mon arrestation ! Consternation générale ! On redemande d’urgence personne sachant rédiger, si picoleuse s’abstenir !

Christiane est montée tout de suite à la maison d’arrêt avec des Gitanes et des allumettes, elle voulait me les donner elle-même la pauvre chérie, elle croyait qu’on entrait dans une prison comme dans un moulin ! Le Chef l’a gentiment refoulée, mais il m’a quand même remis les pipes en m’indiquant leur provenance. Je ne pense pas que Christiane aurait pris toute seule l’initiative de cette démarche et j’ai tout lieu de croire que mon confrère n’est pas trop monté contre moi. Après tout il n’était que le remplaçant, je n’ai pas déshonoré sa boîte ni son journal, ce qui compte ce sont mes piges, et pas les bitures que j’ai prises : je suis la Sarrazine avec tout ce que cela comporte de soûlographies et de condamnations, mais je suis également madame Sarrazing la talentueuse pigiste.

Je lui tourne donc ma petite babille sur le mode penaud, ma soif de vérité y éclate à chaque ligne, des excuses réitérées la truffent de bout en bout : je ne peux plus, monsieur, supporter l’idée de votre mépris ; j’ai besoin, pour continuer à vivre, de votre pardon.

Largeur d’esprit ? Adaptation systématique parce que rajeunissante à l’anticonventionnel, attrait pour la mignonne crapule ? Je ne sais pas, toujours est-il qu’il me répond dans les quarante-huit heures, une lettre absolument délirante où il me gronde fort de ne pas lui avoir fait signe à l’époque, il aurait été voir le Proc, il m’aurait arrachée de là, je n’aurais pas fait quatre mois, je n’aurais pas fait un jour ! Ouais, et les félicitations du jury, pourquoi pas ? Enfin, peu importe, mes quatre marquets je me les suis tapés sans étape, un an est passé depuis, parlons d’autre chose mon cher confrère.

Il me donne rendez-vous à Ganges pour le lendemain : je m’y rends avec la tire du tonton, mon marmot deuxième exemplaire langé de neuf, bien sage à côté de moi sur la banquette. La prochaine fois, j’apporterai le mari.

Mon confrère m’attend sur la place du marché, il m’aperçoit, court à ma rencontre, me plaque sur les joues quatre bonnes bises à la paysanne et m’emmène dans sa propre voiture prendre le pastis à Sumènes.

Nous nous installons dans un bistrot tranquille, un de ces bars de village aux murs agrémentés par les aquarelles du fiston, aux cendriers Midi-Libre si bien imités qu’on a envie de prendre le journal, de le déployer – ou de se le fourrer dans la poche comme n’importe quel journal ou n’importe quel cendrier ; la patronne traîne de vieilles pantoufles, elle vous apporte les verres religieusement, en les tenant dans ses mains.

Nous bavardons longtemps, en confidence, en confiance : depuis le curé de ma paroisse et mon dernier juge d’instruction, je ne m’étais plus confessée à personne, c’est vrai. Mon confrère peut tout entendre, puisqu’il va tout lire. Il a pris mon manus, il le feuillette par-ci par-là :

« Tiens, il n’y a pas de titre, remarque-t-il.

— Non : c’est un livre sans titre. J’ai lu quelque part que trouver les titres, c’était l’affaire du directeur littéraire : pas de raison que je lui fasse son travail.

— Tenez, à propos de directeurs littéraires, je connais assez bien celui des éditions Prévaut…

— Seulement, moi, je ne connais pas les éditions Prévaut. »

Il se met à me réciter tout le catalogue, à me faire l’article pour le libéralisme et le côté « enfant terrible » de cet éditeur, enfin me kidnappe proprement mon mouflet :

« Je vais le lire attentivement : on ne peut pas faire connaissance avec un ouvrage, comme ça, dans un bar. Je vais le reprendre tranquillement, ce soir, à la veillée. Et si c’est valable, je l’enverrai en lecture chez Prévaut. Entendu comme ça ? »

Je ne sais pas encore si ce directeur littéraire est son ami d’enfance, s’il a comme lui une petite brioche et la boule à zéro, ou bien si c’est son ancien élève, un jouvenceau tout bardé de certificats de licences ; mais ça m’est complètement égal. Prévaut m’est égal, Madrigall m’est égal. Je suis fatiguée de faire le siège des maisons d’édition, qu’ils m’éditent une fois pour toutes et qu’on n’en parle plus.

Ce soir, pendant que je ferai la vaisselle, cette nuit pendant que je dormirai, (mon manus on ne peut le lire que d’une traite), un homme me découvrira, me dénudera comme une amante ; il fera l’amour avec mon livre, il aura dans les mains, dans les yeux, dans la tête ma vérité toute nue, enfin.

Comme c’est bon, comme ça fait battre le cœur, le premier lecteur, comme c’est meilleur qu’un éditeur ! J’en frissonne de joie et d’appréhension, c’est comme si j’allais perdre mon pucelage…

Comme il fallait s’y attendre, mon lecteur n’en a pas dormi de la nuit : le surlendemain il m’envoie une lettre encore plus brûlante que la première, il est « assis » par un tel réalisme, j’ai un ton saisissant, un style éblouissant, un sens inné de l’allitération, il y a un peu trop de personnages décrits avec un peu trop de détails, mais là-bas chez Prévaut ils sauront bien vous le faire rectifier, il l’envoie tout de suite ! Recommandé ! Sans me demander mon avis !

Il sait bien, le bougre, que je ne peux pas faire la fine bouche, que je n’ai pas le choix des moyens ni des conditions, lui qui a peut-être dans son tiroir, comme tout le monde, un petit roman refusé, quatre poèmes de jeunesse, une poignée de nouvelles inédites ; même si Lou me ramène un matin un coffre-fort bourré jusqu’aux écoutilles de billets de cinq cents francs je ne publierai pas à compte d’auteur, tout au plus ferai-je photocopier le dernier exemplaire qui me reste pour l’envoyer à d’autres boîtes, le Seuil, Minuit, Julliard, Pauvert, Gallimard, que sais-je ? C’est un éditeur que je veux, je-veux-un-éditeur, na. Je publierais au tarif pigiste, je publierais pour rien, pour des reliures, pour des couvertures à mon chiffre, pour passer dans une rue déserte, une nuit d’hiver, et découvrir soudain, entre les néons d’une vitrine, les trois syllabes de mon nom. Tant pis pour les conforts pécuniaires, je n’avais qu’à écouter mon père et aller faire la classe à des bâtards, je n’avais qu’à me mettre avocat, me mettre juge, me mettre éditeur, si je voulais seulement gagner ma croûte ! Je choisis l’auteur, je parie gagnant sur mon département, mon continent, mon néant ; au-delà de mes disgrâces et de ma mort je me remodèle et me survis, au-delà du droit d’auteur j’ai le droit de l’auteur : cambrioler dans la vie des gens, leur piquer leur histoire et leur mémoire, récupérer quelques bribes dans l’immense lot des paroles envolées, des existences perdues.

Depuis que mon manus a mis les voiles chez Prévaut, on n’entend plus parler que de ça, je retrouve la ferveur de cet hiver, Lou ne m’appelle plus que « l’auteur » :

« Du courrier pour vous, auteur », me dit-il un beau matin.

C’est une enveloppe blanche, tout ordinaire, de classique format rectangulaire, sans odeur particulière, avec une nef qui fluctue mais ne sombre pas et quelques fleurettes de lys dans l’écusson du timbre, les vaguelettes de l’estampille et la date d’hier dans le cercle. Madrigall n’a aucun papier de luxe, aucune enveloppe doublée, juste son nom écrit tout petit au verso ; ce n’est que ça, une réponse d’éditeur, un bout de papier banal que des mains distraites ont jeté à deux reprises dans une boîte aux lettres.

« Décachète, Lou… moi je ne peux pas. »

Je me sens toute faible, fourmillante, écrabouillée de joie et d’angoisse par ces cinq mots, du courrier pour vous auteur, par ceux qui vont suivre, par ceux que mon mari entreprend de me lire à voix haute…

« Madame,

« Le Comité de lecture et monsieur Madrigall ont été vivement intéressés par votre manuscrit. Avant de prendre une décision, M. Madrigall aimerait avoir quelques renseignements sur vous… »

— QUOI ??

Je saute sur mes pieds et j’arrache la lettre des mains de mon héros : eh bien il n’est pas gonflé celui-là ! Il me fait écrire par la secrétaire, il m’envoie un questionnaire ! Oui, attachée à la lettre il y a une feuille transparente avec toute une liste de questions et les blancs pour les réponses : nom, prénom, adresse, pseudonyme, situation de famille, études, voyages, métiers, et à quelles revues j’ai collaboré, et quels sont mes projets littéraires, et si j’ai eu des pièces de théâtre jouées, et avec quels critiques et courriéristes j’entretiens des relations amicales ! Pourquoi pas la liste de mes amants, pourquoi pas mon casier judiciaire, pourquoi pas mon tour de poitrine !

Alors c’est ça un éditeur, un curieux de plus, un juge d’instruction, un fouinard ! Mais qu’est-ce que ça peut bien vous faire, l’auteur, monsieur Madrigall ? Ça n’existe pas, l’auteur, est-ce que vous faites des enquêtes sur le passé de votre pointe Bic ? Je suis le Bic moi, rien qu’une toute petite pointe Bic avec des griffes et des dents ! Est-ce que par une étrange métonymie vous publiez, non des manuscrits, mais des auteurs, est-ce que vous allez me faire broyer toute crue dans vos linotypes ?

Je me suis posé des questions tout l’hiver, je n’en veux plus d’autres, je veux un oui ou un non ou un merde, d’ailleurs je ne parlerai qu’en présence de mon avocat, les agents littéraires ça n’est pas fait pour les chiens et je m’en vais de ce pas en consulter un : je n’ai ni pseudonyme ni amis courriéristes, je ne suis pas putain clandestine moi, on me prend sans questions, sans formulaire d’usine américaine sur la table de nuit, on me baise peut-être mais en tout cas on n’hésite pas !

Ils doivent sûrement se donner le mot dans les comités de lecture, ils font leur petite danseuse indépendante mais je les soupçonne fort d’aller laver leurs manuscrits sales en famille : le surlendemain, alors que j’en suis encore à gamberger si je vais accepter ou non de me mettre à table, d’aller arracher vaille que vaille ma ration de foin au grand râtelier de l’écurie Madrigall, voilà qu’arrive une deuxième lettre de Paris.

Cette fois l’enveloppe est longue, frappée au recto du chiffre de Prévaut en gracieux caractères rouges sur fond paille, elle est épaisse, cartonneuse…

Par hasard, mes hommes sont partis travailler dans les extérieurs avant le passage du préposé et c’est moi qui suis allée récupérer le courrier, dans la boîte à lettres fixée au marronnier à l’entrée de la propriété.

Je soupèse la lettre, je la triture, la tortille comme un paquet de cartes à jouer, je l’emporte dans la maison, je la jette avec dépit sur le lit, je marmonne : tous les mêmes ! Le questionnaire Madrigall, et maintenant le catalogue Prévaut ! Il m’envoie son catalogue en viatique, il me nargue, votre bouquin ne vaut rien mais voyez les nôtres, lisez-les, achetez-les !

Dix fois je reviens à l’enveloppe close. Je tourne autour du lit, je prends la chose en mains, je l’abandonne pour jeter un coup d’œil sur le journal, pour éplucher les légumes de midi…

Je l’ouvre tout de même, après une bonne demi-heure de valse-hésitation : je l’ouvre pour me débarrasser de l’espoir idiot qui s’obstine à me faire trembler les doigts, pour en finir une bonne fois pour toutes avec la conscience de mon génie et le verdict des autres, pour en finir avec l’avenir : je ne m’étais pas trompée, c’est un catalogue, élégant, imprimé sur vert pomme tendre d’une liste de titres et de noms où manque celui de Sarrazin.

Machinalement, avant de la jeter dans la cheminée, j’explore une seconde fois l’enveloppe et, soudain, mes doigts, puis mes yeux, entrent en contact avec le bruissant miracle : la lettre que je lis en rêve depuis que je connais mon alphabet, dont je suis sûre depuis vingt-neuf ans, que j’espérais du fond de ma cellule et peut-être dans le sein de ma mère comme on espère le jour de délivrance, la lettre qui m’adopte, qui m’enfante, qui me libère.

Je reste immobile, debout devant la table où la lettre deux fois repliée repose au milieu des épluchures, les ailes en l’air ; je ferme les yeux sous les mots gravés en étoiles dans mes paupières : nous avons le grand plaisir de vous annoncer que nous retenons votre manuscrit. Un gros balancier rythme dans ma poitrine des secondes solennelles et magiques, il peut s’arrêter maintenant mon balancier : mon enfant est né, il est sorti de moi par le pouvoir de l’éditeur, de l’enchanteur demeuré muet depuis dix-neuf années…

Lou ! Mon enchanteur, mon héros, mon amour !

Lou est occupé à planter des salades, tout en bas près de la rivière ; je niche la lettre de Prévaut dans la ceinture de mon slip de bain et je vais rejoindre mon mari, descendant posément de pierre en pierre, m’égratignant les cuisses à la broussaille ; j’ai toujours, aux moments de pointe, une sensation de trucage, de mise en scène : j’ai aujourd’hui l’impression d’aller vers une happy end de cinéma, je ne trouverais pas étrange que Lou jette sa bêche, se mette à grimper vers moi comme je descends vers lui et qu’on se rejoigne à mi-traversiers dans les projecteurs éblouissants du soleil d’avril, on poserait pour un gros plan enlacés et le mot « Fin » arriverait du fond du ciel.

Mais non, il ignore, Lou, il ne sait pas le trésor caché contre mon nombril : il me donne un bibi distrait, se met à me parler de ses laitues, me montre les callosités de ses mains ; on s’assoit par terre, on allume une cigarette : « Ouf, cinq minutes… Comment va mon auteur ? Au fait, le facteur est passé ? »

Je prends une voix aussi neutre que possible :

« Oui : le journal. Ah ! et puis ça, tiens. »

Sous le règne des portes et des menottes, sur la piste docile ou aride des voies royales et des voies traversières, sous le regard du judas, sous les yeux veloutés de la rose Baccara, nous avons goûté le tragique, le périlleux, le monotone, le drôle, l’émouvant ; mais jamais autant que ce matin nous n’avons eu l’envie de pleurer comme des gosses heureux qu’on a sortis du cabinet noir et qui ont découvert le chemin de l’étagère aux confitures, l’envie de gueuler notre existence à tous les échos de la montagne ; nous nous regardons souriants à travers un brouillard de larmes, nous sommes tout gagas de bonheur.

Prévaut m’envoie ensuite des compliments et des sentiments, formules standard bien sûr ; mais il ne peut quand même pas d’emblée me sauter aux yeux et me faire de gros bizous ; et si, passé la première phrase, la lettre perd un peu en transcendance, elle ne perd pas en diligence pour autant. Prévaut m’envoie également son directeur littéraire et ça, c’est plus de la formule, c’est du formel : le gars prend le train pour Nîmes ce soir même et me demande de lui téléphoner tout de suite en P.C.V. pour convenir d’un rendez-vous.

Champignon au plancher je fonce à la poste du village. J’ai des cigales plein la tête, des fourmis plein les artères, je me sens quelque peu mélangée, « dévariée » comme on dit en Cévennes : c’est donc par la voix et l’oreille qu’on va s’aborder, se rentrer dedans, la Littérature et moi.

… Le lendemain je fais une toilette de mariée, je recommence trois fois mon chignon ; Lou s’emmêle dans sa belle cravate et moi j’enfile le pull à rayures verticales qui me fait grille noire et blanche, poitrine sur fond de barreaux, hippotigrisse.

Je conduis en zigzags jusqu’à Nîmes, je réussis tous les virages ; je m’installe avec une bonne demi-heure d’avance dans un bar des Arènes – juste à côté de ma dernière prison : les surveillants ne vont pas tarder à quitter leur service pour aller casser la croûte, ils vont me voir au passage, bon appétit messieurs !

J’ai envoyé Lou boire un verre un peu plus loin : il reviendra tout à l’heure, quand j’aurai fait les premiers pas, les premières passes. Je ne peux pas faire convenablement ma danseuse avec un partenaire inconnu en présence de mon cavalier attitré.

J’ai beau me dire qu’un délégué d’éditeur n’est pas un homme, qu’il est probablement moins attiré par les beaux yeux que par la matière grise cachée derrière, c’est plus fort que moi : je me vérifie dans les glaces du bistrot, je me trémousse comme une petite dinde à son premier rendez-vous galant, je combine des phrases…

C’est le Premier Mai, aujourd’hui : aussi mon messager se présente-t-il tout d’abord sous l’apparence de trois brins de clochettes blanches sous cellophane ; puis tout bleu, rectangulaire, en format de contrat ; et enfin rose, filigrané « Société Générale » et parafé Prévaut, en texture de chèque.

Mais les mains qui m’offrent toutes ces gâteries, la bouche qui me les commente, je n’arrive vraiment pas à les réaliser ; étant môme, j’ai eu un mal fou à admettre que les religieuses qui me serraient dans leurs manches amidonnées et n’allaient apparemment jamais à la garde-robe recelaient sous leurs cotillons, à quelques poils près, les mêmes choses que moi sous mon tablier noir ; et aujourd’hui, le concept éditeur soudain concrétisé en une silhouette masculine m’apparaît tout aussi inconcevable.

Mon directeur littéraire n’est pas un pur esprit, pourtant : il boit le pastis comme n’importe quel mortel, il nous emmène faire un gueuleton à tout casser auquel il participe avec autant d’entrain que nous-mêmes…

Puis, au calme du salon de son hôtel, il rouvre mon manuscrit qu’il a annoté de toutes parts : là, le Bic aux doigts, comptant les lignes et les signes, contestant l’opportunité d’un temps, le grave ou l’aigu d’un accent, il me semble que je commence à l’entrevoir un peu mieux. Il est presque redoutable de technique et de précision, je me demande maintenant comment j’ai osé lui soumettre mon livre…

Tout l’après-midi on discutaille syntaxe et grammaire, distribution de chapitres, on invente des tas de titres tous plus sonores les uns que les autres, des hermétiques, des lyriques, des cosmiques, on finit par se décider ; j’apprends combien sont exactes la « fabrication » d’un livre et la correction des épreuves, quelle loterie est l’édition ; ce que sont la prépublication, les adaptations, le pilon ; je m’initie aux signes conventionnels des ratures typographiques… tout ceci arrosé d’excellente humeur – et d’excellent whisky.

Au retour à la tanière, je laisse le volant à mon héros : c’est pas le moment d’aller se fiche la figure dans les traversiers et je me sens tout à fait incapable de conduire droit. Trop de rêves béats, indulgents ou surmultipliés s’enchevêtrent sous mon front que chauffe tout doux le soleil crépusculaire du pare-brise. Je me sens ivre, ivre vivante.

D’ailleurs on a acheté tout plein de bouteilles et on a bien l’intention de se prendre ce soir, en famille – l’AUTEUR ! le mari, le tonton de l’auteur ! – la plus sensationnelle biture de tous les temps.

En attendant je me grise de projets, j’étourdis Lou de mes bavardages : je vais me gagner des fortunes, engager des architectes, des entrepreneurs, des maçons, des horticulteurs ; et quand la maison sera retapée de fond en comble, j’inviterai mother et madame la Préfète à venir pendre la crémaillère, à finir leurs jours ici si ça leur chante… j’inviterai le juge ! J’inviterai Madrigall ! Je veux bien remplir son questionnaire maintenant, je les espère, je les appelle les questions, les interviews, les photographes, je n’ai plus rien à cacher !

« Tu permets que je place un mot ? dit Lou.

— Deux même, si tu veux, mais pas plus : parce que je n’ai pas fini.

— Écoute-moi bien : faut quand même pas se gourer. Tu te rappelles tout ce qu’on nous a dit aujourd’hui ? Que si on arrive à tirer à dix mille, pour un premier livre ce sera très beau ? Que le succès peut arriver au dixième ou au vingtième bouquin, à cinquante, à soixante-dix berges ? Et… si jamais ça allait faire un bide épouvantable, ton livre ? »

Dix mille ! Pourquoi pas cinq cents, pourquoi pas vingt-huit ! Les gens sont des pessimistes, des timorés, les éditeurs en voient trop ça leur gâte le moral, et voilà maintenant que Lou aussi se constitue partie civile, se met à perdre les pédales, à douter de notre enfant !

Je ne doute pas, moi. Ce directeur littéraire, je ne l’ai pas vu de la journée, je le distingue encore moins maintenant, c’était peut-être un archange, un homuncule, une volute ; n’empêche que le brin de muguet planté dans le tableau de bord n’a pas surgi tout seul de l’essence du moteur. Et le carton bleu, le rectangle rose sont bien là, serrés dans mon cabas – je m’en assure tous les dix kilomètres.

Le muguet, l’encre des signatures fraîches sont bien réels dans mes narines ; et tout le reste, les autres parfums et les voix et les mains je les renifle, je les entends, je les serre déjà : je n’envisage pas de perdre mon pari, je ne peux pas.

Pas plus que je n’envisageais, autrefois, l’idée de perdre ma liberté, d’écraser, de fermer mon bec : et pourtant…

Admettons donc un instant l’inadmissible, pensons à l’impensable : je fais un bide, bon.

Mes milliers de jumeaux, ces tonnes de livres issues de quelques grammes de cervelle, tout soudain disparaissent éreintés, déchiquetés, pilonnés ; la critique me descend en flammes, l’éditeur fait faillite, le lecteur mécontent truffe de T.N.T. les matrices de la linotype…

Et alors ?

N’y a-t-il plus un seul cahier d’écolier chez le marchand, plus une seule aventure à vivre dans les cinq continents, dans le ciel ni dans les océans, plus rien nulle part à connaître, à créer, à écrire, le Bic aurait-il la tremblote, serait-il « trop vieux » lui aussi ?

 

Août-Novembre 1966

 

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