Walter SCOTT

HISTOIRE D’ÉCOSSE

Tome II

Traduction de M. Albert Montémont
1837

CHAPITRE PREMIER.

Proclamation des magistrats provisoires d’Édimbourg – Conduite modérée des Anglais. – Réunion des états. – Le duc d’Albany est proposé pour régent. – Mariage du comte d’Angus avec la reine douairière. – Il cherche à obtenir la régence du chef de sa femme, mais Albany lui est préféré. – Son caractère. – Angus et la reine-mère se sauvent en Angleterre. – Impopularité d’Albany. – Jugement et exécution de lord Home. – Albany retourne en France. – Meurtre du sieur de La Bastie. – Querelle entre les Hamilton et les Douglas. – Escarmouche dite le Nettoiement de la voie publique. – Albany revient de France et reprend les rênes du gouvernement ; il tente un infructueux effort pour envahir l’Angleterre et se retire de nouveau en France. – Surrey s’empare de Jedburgh. – Troisième retour d’Albany en Écosse ; il assiége Wark. – Après avoir honteusement abandonné ce siége, il repasse la frontière, congédie son armée et quitte l’Écosse pour toujours. – Intrigues de Henri VIII parmi les nobles écossais. – La reine Marguerite est de nouveau élevée au pouvoir. – Le roi Jacques gouverne l’état sous la tutelle de sa mère. – Haine de cette princesse pour son mari Angus, et son imprudente affection pour lord Methven. – Angus revient et se saisit de l’autorité suprême. – Il se montre tyrannique dans son administration. – Bataille de Melrose. – Bataille de Kirkliston. – Souverain pouvoir des Douglas. – Le roi s’évade de Falkland. –Les Douglas sont bannis de la présence royale, et forcés de fuir en Angleterre. – Comparaison entre la chute de la maison d’Angus et celle de la branche aînée des Douglas.

 

L’alarme qui se répandit en Écosse après la funeste bataille de Flodden fut aussi générale que profonde ; mais, heureusement, les hommes qui eurent à tenir les rênes de l’état dans des circonstances si fâcheuses, se trouvèrent capables de remplir leur tâche. Les commissaires qui exerçaient provisoirement les diverses magistratures d’Édimbourg, car le lord-prévôt et les autres magistrats en personne avaient accompagné le roi dans sa fatale expédition, donnèrent un noble exemple de fermeté. Il existe une proclamation d’eux dans laquelle, parlant de la catastrophe survenue à Jacques et à son armée comme d’une rumeur qui n’avait encore aucune certitude, ils ordonnaient que les femmes de qualité allassent dans les églises prier Dieu, que celles d’un rang inférieur s’abstinssent de pousser des cris et des sanglots dans les rues, et que tous les citoyens en âge de servir préparassent leurs armes pour, au premier son de la grosse cloche, se rendre auprès des magistrats et contribuer à la défense de la ville. C’est le langage de Rome quand Annibal était à ses portes.

On croyait donc que les Anglais victorieux se montreraient bientôt sous les murs de la capitale ; mais les soldats de Surrey avaient été réunis pour défendre leurs propres frontières, non pour envahir l’Écosse. Les vassaux de la couronne regagnèrent donc leurs foyers dès qu’ils eurent atteint le but pour lequel ils s’étaient mis en campagne. D’ailleurs, malgré la victoire qu’ils avaient remportée, une perte de quatre mille hommes au moins avait éclairci leurs rangs. Enfin, l’absence de Henri VIII préserva l’Écosse des rigueurs qu’il aurait sans doute adoptées contre elle s’il avait vu le royaume de son défunt beau-frère exposé par la dernière défaite à recevoir la loi d’un conquérant.

Une assemblée générale de la noblesse écossaise fut convoquée à Perth au mois d’octobre 1513 pour décider en quelles mains les rênes de l’état devaient être remises. Peu de nobles répondirent à l’appel, et le grand nombre des places qui restèrent vides montra l’étendue des pertes que l’Écosse venait d’éprouver. D’un commun accord on éleva la reine à la régence, et cette marque d’égards aurait pu disposer favorablement son frère Henri. Tel n’en fut cependant pas l’effet. De France arrivèrent des lettres dans lesquelles le monarque anglais commandait du ton le plus pressant et le plus péremptoire de poursuivre le succès de Flodden par des incursions répétées sur les frontières écossaises. Une guerre dévastatrice y fut donc maintenue, mais sans résultat définitif.

Poussé au désespoir par la sévérité de Henri, le parlement écossais ne tarda guère à tourner ses regards vers la France et à fixer les yeux sur un prince du sang royal qui alors y résidait et qui eût hérité de la couronne d’Écosse si Jacques IV était mort sans enfants. C’était Jean, duc d’Albany, fils de cet Alexandre duc de même nom, qui, frère de Jacques III et déclaré traître pour avoir embrassé la cause anglaise, avait terminé ses jours en France.

Il se forma donc en Écosse un fort parti pour donner la régence à ce duc Jean, car on ne voulait pas la laisser plus long-temps aux mains d’une femme et surtout d’une anglaise, sœur d’un monarque qui abusait si impitoyablement de sa victoire. Quelques efforts qu’on put faire pour maintenir Marguerite au poste où la volonté du feu roi l’avait appelée, ils devinrent infructueux par le mariage qu’elle contracta avec le comte d’Angus dès qu’elle fut remise de la maladie que l’accouchement d’un enfant posthume lui causa. Cet hymen, si rapproché de la mort de son royal époux, fut préjudiciable à sa réputation, et, mettant sa personne sous la dépendance d’un sujet, la rendit dès-lors incapable d’exercer la souveraine autorité de régente.

Il faut cependant le dire, son choix d’un nouveau mari n’aurait pu être meilleur sous certains rapports. Le comte Archibald d’Angus était petit-fils et successeur de celui que nous avons si souvent distingué par le surnom de Sonnette-au-Chat. Son père ainsi que son oncle avaient péri à Flodden, et son aïeul accablé d’ans était allé ensevelir dans l’ombre d’un cloître les chagrins que les désastres de l’Écosse et la mort de deux vaillants fils lui avaient causés. Le jeune Archibald se trouvait donc le chef de la seconde branche des Douglas, qui était parvenue à un degré de puissance capable de faire encore trembler le souverain. Le comte d’Angus possédait d’ailleurs tout ce qui peut séduire l’œil d’une femme ; splendide dans ses habits, dans sa suite et dans ses chevaux, il joignait à une belle figure le courage et l’énergie. Mais il avait les défauts de sa famille : l’ambition et la convoitise du pouvoir ; il avait aussi ceux de la jeunesse : ardent et fougueux dans ses passions, il menait la conduite la plus irrégulière et la plus désordonnée. Il ne témoigna point à la reine, qui était un peu plus âgée que lui, ce respect que Marguerite aurait pu espérer par bienséance, sinon par tendresse, et fut pour le moins un mari négligent et infidèle.

Il essaya de maintenir les droits de sa femme à la régence, bien que, nous l’avons déjà dit, elle s’en fut dépouillée par son second mariage : mais la noblesse écossaise trouva ceux d’Albany mieux fondés, et décida que c’était à lui, héritier présomptif du royaume, de le gouverner tant que le roi serait mineur. Cet Albany avait bien un frère aîné, mais comme après sa naissance un divorce avait eu lieu entre ses père et mère parce qu’ils étaient parents à un degré défendu, il passait pour illégitime. Les droits de ce prince au gouvernement absolu étaient en quelque sorte représentés par le comte d’Arran, chef de la maison d’Hamilton et allié à la famille royale par sa mère Marie Stuart, fille aînée du roi Jacques II, qui, après la disgrâce et la mort du favori Thomas Boyd, comte d’Arran, avait épousé le premier lord Hamilton. Le titre de son premier mari fut conféré par le second à leur fils commun, qui devint ainsi le premier comte d’Arran du nom d’Hamilton. Ce puissant seigneur, en se désistant des prétentions qu’il aurait pu lui-même élever à la régence, augmenta beaucoup les forces du parti qui soutenait les droits d’Albany. Le duc revint donc en Écosse et y fut installé comme régent. La même année, une paix que l’Angleterre signa avec la France et dans laquelle l’Écosse fut comprise, mit fin à la guerre qui avait si long-temps duré entre les deux peuples de la Grande-Bretagne.

Le régent Albany, élevé à la cour de François Ier, et même un des principaux favoris de ce monarque, était plutôt courtisan que guerrier ou qu’homme d’état ; et la vivacité de son esprit, la grâce de ses manières, séduisantes qualités qui chez les Français lui avaient valu la faveur et les applaudissements, furent perdues auprès de la rude noblesse d’Écosse. À son illustre naissance il joignait une fortune considérable, car sa femme avait été héritière du comté d’Auvergne ; mais il ne possédait que des talents d’un ordre inférieur et n’avait pas moins d’insolence que de pusillanimité.

Albany, une fois maître de la régence, ne tarda guère à user contre Angus et sa femme de l’autorité souveraine qu’ils lui avaient disputée. Il obtint du parlement l’ordre que les enfants royaux lui fussent remis. Après une vaine résistance, Marguerite fut obligée de confier aux soins suspects d’un ambitieux parent le jeune roi et son frère Alexandre qui vécut peu. Le comte d’Angus, cependant, gagna en toute hâte la frontière pour s’y concerter avec lord Home sur les moyens de résister aux rigueurs tyranniques du régent. Mais, en vain Arran lui-même abandonna-t-il la cause d’Albany pour servir celle d’Angus et de Home, le duc fut assez puissant pour déconcerter toutes leurs mesures. La reine-mère, déjà fort avancée dans une nouvelle grossesse, fut contrainte de passer en Angleterre où elle accoucha d’une fille dans la misérable tourelle d’un baron northumbrien, puis se réfugia à la cour de son frère. Toutefois, la circonstance d’être née sur le territoire anglais donna beaucoup d’avantage à lady Marguerite Douglas lorsqu’il fallut établir sa parenté avec la famille royale d’Angleterre.

Sur ces entrefaites le régent vit sa popularité s’évanouir. Le plus jeune des deux princes écossais confiés à ses soins mourut, et cette mort fut attribuée à un excès de négligence, sinon même au poison. Le peuple sympathisa aux malheurs et aux dangers de la famille royale ; le mécontentement qu’excitait l’administration d’Albany devint universel, et on lui retira la garde de la personne du roi pour en charger certains pairs dont la loyauté offrait toutes les garanties désirables. Le régent, dont la puissance était ainsi restreinte, trouva sa situation déplaisante et conçut le projet d’abandonner au plus tôt le rude royaume qu’il avait entrepris de gouverner. S’il en différa l’exécution, ce ne fut, sans doute, que pour avoir le temps d’essayer s’il ne pourrait pas, par quelque acte éclatant d’autorité, réduire à l’obéissance les turbulents seigneurs qui avaient sans cesse troublé son gouvernement. Le coup tomba sur lord Home qui, honoré de la faveur du dernier roi et chaud partisan d’Angus, avait excité les habitants de la frontière orientale à une révolte ouverte contre le régent, et entretenu de constantes communications avec les Anglais. Assez imprudent pour s’aventurer avec son frère dans une province où la puissance d’Albany était reconnue, il fut arrêté, condamné à mort et décapité. Mais cette mesure de rigueur ne servit, comme nous le verrons plus tard, qu’à enflammer le courroux des amis de la victime : qu’il l’eût immolée à la justice ou à la vengeance, peu leur importa. L’année de l’exécution du lord, Albany obtint ou extorqua du parlement la permission de visiter la France. Le titre de régent lui resta bien pendant son voyage, mais le pouvoir fut tout entier dévolu à un conseil, dont Angus, repassant alors en Écosse, devint membre. Sa femme, la reine Marguerite, fut accueillie, quand elle revint elle-même, avec toute espèce d’honneurs, et on espéra dès-lors qu’un gouvernement stable allait enfin s’établir.

Cet espoir n’était pas fondé. Antoine d’Arcy, seigneur de la Bastie, chevalier français de grand courage et de grand renom, à qui le régent avait laissé la charge importante de garder les frontières de l’est, s’en acquittait avec un soin scrupuleux. Mais Home de Wedderburn, puissant seigneur du nom, s’indignait qu’un poste ordinairement occupé par le chef de sa maison fût rempli par un étranger qui, créature du régent, avait mis lord Home à mort. Altéré de vengeance, il attira le nouveau gardien dans une embuscade. L’infortune d’Arcy, voyant tout-à-coup une troupe de gens armés l’assaillir, voulut gagner le château de Dunbar ; mais ayant eu le malheur d’engager son cheval dans un marécage près de Dunse, il fut atteint et tué. Wedderburn lui coupa la tête, l’attacha à l’arçon de sa selle par les longues boucles de cheveux qui avaient été tant admirées des dames, et la plaça sur les remparts du château d’Home pour montrer à tous la vengeance qu’il avait tirée de la mort du dernier possesseur de cette forteresse.

La paix du royaume fut aussi troublée par de continuelles discordes contre les deux partis d’Hamilton et de Douglas, c’est-à-dire entre les comtes d’Angus et d’Arran. Ils prenaient les armes l’un contre l’autre sans hésitation. Enfin, au mois de janvier 1520, le comte d’Angus se rendit à Édimbourg, où un parlement était convoqué, avec quatre cents hommes armés de lances. Les Hamilton, de leur côté, non moins ardents à la querelle, et, comme leurs adversaires, toujours prêts à se battre, y vinrent en nombre égal, sinon supérieur. Ils se réunirent dans la maison du chancelier Beaton, l’ambitieux archevêque de Glasgow, qui favorisait la faction d’Arran, parce que le chef de cette famille était marié à une de ses nièces. Gawin Douglas, évêque de Dunkeld, fils du comte Sonnette-au-Chat, et le célèbre traducteur de Virgile, tâcha d’empêcher les factions d’en venir aux coups. Il s’adressa à Beaton lui-même, comme tenu, par sa charge, de protéger les lois et la tranquillité du royaume. Beaton, posant la main sur son cœur, protesta qu’en conscience il ne pouvait prévenir l’engagement qui allait sans doute avoir lieu. « Ah ! monseigneur, s’écria le partisan de la paix, qui entendit une cotte de mailles retentir sous le rochet du prélat, il me semble que votre conscience réclame. » L’évêque de Dunkeld eut alors recours à sir Patrick Hamilton, frère du comte d’Arran, qui s’efforça volontiers d’inspirer à ses proches des sentiments plus pacifiques ; mais au milieu de ses exhortations, il fut grossièrement interrompu par sir James Hamilton, fils naturel de son frère, jeune homme d’un naturel ardent et féroce, qui l’accusa d’avoir peur de se battre. « Infâme bâtard, répliqua sir Patrick avec colère, je me battrai aujourd’hui en des endroits où tu n’oseras point te montrer ! »

Dès-lors on ne pensa plus à la paix. Les Hamilton, avec leurs amis et alliés de l’ouest, se précipitèrent avec furie dans les ruelles qui montent du quartier de Cowgate, où le palais de l’archevêque était situé, vers la grande rue, dont ils voulaient prendre possession. Mais les Douglas les avaient devancés ; ils occupaient déjà la rue principale, et purent attaquer leurs ennemis à mesure qu’ils sortaient en désordre des ruelles ou d’étroites allées. De plus, ceux des gens de la suite d’Angus, qui n’avaient pas de lances, en furent fournis par les citoyens d’Édimbourg qui leur en passèrent par les croisées. Ces longues armes donnèrent aux Douglas beaucoup d’avantage sur leurs ennemis, et leur rendirent facile de les terrasser, tandis que pêle-mêle et hors d’haleine ils luttaient entre eux à qui déboucherait le plus vite des petites rues. La fortune favorisa encore Angus autrement : Home de Wedderburn, qui était aussi un adhérent zélé de Douglas, arriva sous les murs d’Édimbourg pendant la bataille, et, y pénétrant par la porte de Netherbow à la tête de sa formidable bande d’habitants de la frontière, se montra dans la rue au moment décisif. Les Hamilton furent chassés de la ville, où ils laissèrent plus de soixante-dix morts, au nombre desquels était sir Patrick, l’avocat de la paix. Le comte d’Arran et son fils naturel coururent un si grand péril, que, rencontrant un cheval de charbonnier, il leur fallut décharger la misérable bête de son fardeau, et que montant tous deux dessus, ils s’échappèrent par un quai du lac qui alors défendait le côté septentrional d’Édimbourg.

Cette escarmouche qui, d’après l’humeur joviale du siècle, fut long-temps appelée le Nettoiement de la voie publique, eut pour résultat d’élever pendant quelques mois Angus à la tête des affaires. Mais en vain chercha-t-il à reconquérir l’affection de sa femme, la reine-douairière ; celle-ci, par haine contre son époux et par ressentiment de toutes les infidélités conjugales qu’il lui avait faites, sollicita plus instamment que personne Albany de revenir en Écosse. Il y débarqua en effet le 3 décembre 1521. Angus et ses principaux amis furent si alarmés de ce retour du duc, que, se rappelant le destin de lord Home et de son frère, ils quittèrent en toute hâte Édimbourg et se réfugièrent sur le territoire anglais. Suivit un nouveau changement d’administration ; mais l’Écosse n’en fut ni moins malheureuse, ni mieux gouvernée. Devenant le chef de ce qu’on pourrait appeler un parti français, Albany, soit qu’il ignorât les véritables intérêts du royaume, soit qu’il y fût indifférent, visa à gouverner de manière à servir autant que possible les vues de la France, sa puissante alliée.

La paix conclue avec l’Angleterre, et qui n’avait consisté jusqu’alors qu’en une suite de trêves dérisoires et mal observées, n’empêchait pas les habitants des provinces limitrophes d’exercer les uns contre les autres les plus horribles ravages. Albany se présenta sur la frontière de l’ouest avec une armée de quatre-vingt mille hommes ; mais, aussi lâche en temps de guerre que présomptueux en temps de paix, il consentit, après une seule entrevue avec lord Dacre, à remettre son épée dans le fourreau, et négligea cette occasion d’autant plus favorable pour rendre à son pays quelque signalé service, que le roi d’Angleterre n’avait pas de troupes à envoyer contre celles de l’Écosse.

Se sentant une seconde fois l’objet de la haine et du mépris général, le régent céda de nouveau à l’orage. Il laissa un conseil de régence soutenir tant bien que mal la guerre témérairement entreprise par lui, et avisa pour le mieux à la défense nationale dont il avait détruit et dissipé les moyens, puis se retira en France. Au printemps de l’année 1523, Henri VIII envoya le comte de Surrey vers les frontières avec une armée considérable pour punir, par une invasion en Écosse, celle dont Albany avait menacé l’Angleterre. Le hardi général résolut de parcourir d’un bout à l’autre la frontière écossaise, et de la ravager si impitoyablement, qu’elle devînt tout à fait inhabitable jusqu’à neuf milles dans les terres.

En conséquence, il marcha sur Jedburgh, malgré l’opposition qu’il rencontra dans un corps d’environ quinze cents hommes qui, habitants des districts envahis, escarmouchèrent courageusement avec l’avant-garde anglaise. Telle était leur intrépidité que Surrey déclara n’avoir jamais vu gens-d’armes plus audacieux, et qu’il ajouta que si quarante mille soldats pareils s’étaient présentés sur son passage, il lui aurait été impossible de continuer sa marche. Mais, chassant devant lui cette poignée d’Écossais, il atteignit bientôt Jedburgh ; et, en dépit de la vigoureuse résistance que cette place lui opposa, la prit d’assaut. La belle abbaye qu’elle renfermait fut aussi emportée après avoir vaillamment tenu jusqu’au soir. Ses ruines offrent encore les traces des ravages qu’elle souffrit à cette occasion. La ville elle-même, alors riche et spacieuse, fut livrée aux flammes par la soldatesque anglaise. Mais un caprice de lord Dacre qui commandait la cavalerie jeta une grande confusion parmi les vainqueurs. Il ne plut point à ce chef de conduire ses cavaliers dans les retranchements où Surrey lui-même avait résolu de bivouaquer avec l’infanterie. La conséquence fut que les Écossais surprirent les quartiers de lord Dacre à la faveur des ténèbres, et coupèrent les longes qui attachaient la plupart des chevaux à leurs piquets. Se trouvant libres, ces animaux se précipitèrent avec fureur au milieu du camp fortifié de Surrey, dont les soldats coururent incontinent à leurs postes, et, ne pouvant discerner la véritable cause de l’alarme, les tuèrent à coups de flèches et de fusils, comme s’ils avaient affaire à des Écossais. Beaucoup de montures furent emmenées par les femmes écossaises qui, dans la bagarre, n’eurent pas peur de les saisir. Il en fut tué ou pris un si grand nombre, que le lendemain on vit plus de mille cavaliers anglais marcher à pied.

Tandis que les deux royaumes luttaient ainsi avec acharnement, l’Écosse et l’Angleterre ne furent pas moins étonnées l’une que l’autre d’apprendre le retour d’Albany avec une petite armée française de quatre ou cinq mille hommes et quantité d’armes, quantité d’argent. Grâce à son or et à ses auxiliaires, le duc tâcha de décider les nobles Écossais à tenter un effort commun contre l’Angleterre, et parvint à obtenir du parlement la promesse d’un ferme soutien. En y comprenant son corps de troupes françaises, Albany rassembla une armée de soixante mille hommes, et avec une force si considérable, alla former le siége du château de Wark. Les assiégeants se rendirent maîtres de la première ligne de fortifications et en attaquèrent bravement la seconde ; mais, voyant le comte de Surrey déboucher du bois de Barmoor, le duc n’eut pas honte d’abandonner le siége et de se retirer à la tête de son armée aussi nombreuse que bien pourvue de munitions. Bientôt même il la licencia, revint à Édimbourg, acheva d’y dépenser les trésors qu’il avait apportés avec lui, et après avoir donné une preuve patente de son incapacité comme général, repassa pour la dernière fois en France, où il emporta les reproches et les malédictions du peuple dont ses ancêtres étaient sortis.

Après la fuite du régent, l’influence anglaise recommença à prédominer dans les conseils écossais ; car Henri VIII adopta dès-lors la politique de son père. Au lieu donc de chercher à conquérir l’Écosse et à l’incorporer dans ses domaines par la force des armes, il se contenta de viser à obtenir auprès des chefs de cette contrée un crédit qu’une nation riche et puissante peut toujours trouver moyen d’exercer dans les affaires intérieures d’une voisine plus pauvre et plus faible qu’elle. La dernière révolution sembla très favorable aux intérêts de l’Angleterre ; car Marguerite se trouva de nouveau investie d’une grande autorité dans le gouvernement écossais. Elle quitta Stirling, se hâta de gagner Édimbourg, et annonça que son fils, Jacques V, garçon alors de douze ans, était résolu à prendre les rênes de l’état entre ses propres mains. Beaucoup de pairs écossais n’apprirent pas plus tôt cette nouvelle, qu’ils s’associèrent pour protéger l’administration du jeune roi et déclarer Albany déchu de la régence. Il était clair néanmoins que l’autorité absolue d’un enfant qui venait à peine d’atteindre sa douzième année pouvait seulement être nominale, et que la conduite de Jacques serait à coup sur dirigée par les conseils de quelque personne chère ; or, quoi de plus naturel que de voir le fils suivre ceux d’une mère affectueuse ?

Le roi Henri et son ministre Wolsey souhaitèrent ardemment lors de cette crise que Marguerite consentît à se réconcilier avec son époux Angus ; car ils fondaient un immense espoir sur le dévouement du comte aux intérêts de l’Angleterre et supposaient que son génie masculin était indispensable pour aider la reine-douairière à supporter le fardeau du gouvernement. Mais, dans ses passions, Marguerite avait un peu de l’inconstance et beaucoup de la fougue de Henri VIII.

Gardant à son mari un profond ressentiment et même une aversion violente, elle ne dissimula point à son frère que toute tentative pour la décider à partager sa puissance avec Angus, bien plus, que la simple permission de revenir d’Angleterre, si elle lui était accordée, l’empêcherait elle-même d’user en faveur des Anglais de la prépondérance que la dernière révolution lui avait donnée dans les affaires d’Écosse. La vérité était que Marguerite avait eu la légèreté impardonnable de devenir amoureuse d’un jeune gentilhomme, nommé Henri Stuart, second fils d’André lord Evandale, et que déjà elle espérait se débarrasser d’Angus par un divorce, puis donner sa main au jouvenceau. En attendant, elle éleva le nouveau favori à la dignité importante de lord trésorier d’Écosse. Non contente de s’aliéner l’affection des nobles par une conduite si légère, Marguerite, comme si elle eût pris à tâche d’augmenter leur mécontentement, les exclut de ses conseils pour n’écouter dès-lors que son amant et d’autres jeunes hommes sans expérience.

Blâmant la conduite de sa sœur, et s’attendant à être plus fermement soutenu par le gouvernement d’Angus que ses malheurs devaient avoir rendu sage, Henri favorisa de tout son pouvoir le retour du comte ; car il se flattait toujours d’opérer un rapprochement, ostensible du moins, entre lui et la reine. Il échoua tout à fait ; et Angus, résolu à détruire la puissance de sa femme s’il ne pouvait la partager, s’efforça d’atteindre ce but, d’abord, par une escalade qu’il tenta contre la ville d’Édimbourg de concert avec Scott de Buccleuch et d’autres chefs de la frontière, ensuite par une coalition avec l’habile et rusé archevêque Beaton. Il se réconcilia avec lui, et tous deux formèrent une ligue pour affranchir le jeune roi de la tutelle de sa mère. La lutte se termina par une ordonnance du parlement qui confiait la personne du monarque aux soins d’une commission de pairs ; la reine avait droit de présider leurs séances ; mais elle ne conserva qu’un pouvoir plus apparent que réel.

Cette révolution venait d’être opérée, quand Jacques parvint à l’âge de quatorze ans, et fit choix d’Angus, qui par les caresses les plus attentives avait obtenu beaucoup d’influence sur son esprit, pour lui déléguer sa puissance royale. Cet état de choses permit au comte de prendre peu à peu un ascendant absolu. Alors, pour en quelque façon dédommager l’imprudente reine d’avoir ainsi perdu toute part au pouvoir, il cessa de s’opposer au divorce que Marguerite désirait si ardemment, et ils ne furent pas plus tôt divorcés que la royale matrone se hâta d’épouser son jeune amant, Henri Stuart, qui par la suite devint lord Methven.

Lorsqu’Angus eut atteint l’autorité suprême qui avait été si long-temps l’objet de son ambition, l’usage qu’il en fit ne répondit guère à la sagacité qu’il déploya pour l’obtenir. Il s’occupa beaucoup plus de favoriser et de pourvoir ses amis et ses partisans, que de gouverner le royaume en général au nom de la justice et de l’équité. Ses proches et ses vassaux savaient si bien que leurs licences devaient demeurer impunies, que, disait-on ouvertement, quelques plaintes qu’on eût à élever pour vol, pour rapine ou pour meurtre, il était utile et prudent de les taire si un Douglas ou quelqu’un de leurs dépendants se trouvait au nombre des inculpés ; et quoique Angus, quoique les lords de sa faction fissent des tournées dans le pays sous prétexte d’administrer la justice, de réprimer les tyrans et de punir les meurtriers, « néanmoins, dit l’honnête Pitscottie, il n’y avait pas au monde plus grands homicides et félons, que les gens qui chevauchaient en leur compagnie. »

Ce n’était donc pas Angus, mais, sa famille, mais sa faction, qui gouvernaient. Une telle administration, aussi injuste qu’oppressive, non-seulement excita des plaintes générales dans la contrée qui en pâtissait, mais encore devint odieuse au jeune roi qui voyait abuser ainsi de son nom et de son autorité. Angus, comme nous l’avons mentionné déjà, s’était d’abord concilié les bonnes grâces du souverain, en se faisant l’intermédiaire de tous les cadeaux qu’il arrivait à Henri VIII d’envoyer à son neveu, et en étudiant avec soin ses goûts de manière à prévenir et à satisfaire ses caprices ; mais, quand le comte se sentit ancré au pouvoir, il l’exerça sans plus condescendre aux désirs du jeune monarque, et souvent même se plut à les braver. En cela Angus fut guidé par les conseils de son frère sir Georges, qui aimait mieux gouverner par la crainte et la force, que par la douceur et la bienveillance.

Cet ordre de choses ne put long-temps durer, sans que le roi fît quelque effort pour se soustraire à un joug aussi pesant qu’ignominieux ; mais tel était en ce temps l’état de l’Écosse, qu’on y regardait la personne du roi comme le symbole de la puissance royale ; et, pourvu qu’Angus gardât Jacques lui-même en sa possession, il avait peu à s’inquiéter que le jeune homme lui portât de la haine ou de l’amour. Aussi, Jacques résolut en secret de lui échapper à tout prix, et forma plus d’un complot dans le but de conquérir sa liberté.

La première de ces tentatives éclata à Melrose le 25 juillet 1526. Angus y avait mené Jacques, afin de mettre ordre à quelques troubles qui s’étaient élevés sur la frontière ; mais, sortant de la ville et voulant ensuite y rentrer, il rencontra, comme il s’approchait du pont, sir Walter Scott de Buccleu à la tête de mille chevaux. Interpellé par le comte sur le motif qui l’amenait, le chef répliqua qu’il venait, comme les autres seigneurs de la frontière, montrer ses vassaux à Jacques, et l’inviter à honorer son manoir d’une visite. Il ajouta qu’il connaissait aussi bien qu’Angus les sentiments du roi. Aussitôt s’engagea une chaude action dans laquelle les Scott furent défaits et perdirent quatre-vingts hommes ; mais il y eut aussi beaucoup de morts du côté de leurs adversaires, entre autres sir André Kerr de Cressford, dont le meurtre occasionna une longue et terrible querelle entre ces deux clans formidables.

On soupçonna généralement que l’entreprise de Buccleuch avait eu Lennox pour instigateur. Se retirant alors de la cour, Lennox forma une ligue avec le chancelier Beaton à qui l’influence souveraine d’Angus, avait presque ôté tout crédit comme membre du conseil d’administration, et qui, par conséquent, ne voyait pas de bon œil le pouvoir des Douglas augmenter sans cesse. La reine-mère semble aussi avoir favorisé les vues de cette faction. Lennox, qui était universellement estimé et chéri, leva une armée considérable dans l’ouest et se dirigea contre Édimbourg. Il est probable que ce seigneur espérait obtenir en cette occasion l’appui du comte d’Arran, car le comte était son oncle et ancien rival d’Angus. Mais leur animosité s’était éteinte depuis le combat du Nettoiement de la voie publique ; et, au lieu de se déclarer contre Angus, ce fut pour le soutenir qu’Arran ordonna à ses vassaux de prendre les armes. Il marcha vers Lennox à la tête d’un corps de troupes aussi nombreux que celui des insurgés, et les rencontra dans le voisinage de Kirkliston. Ils en vinrent aux mains, et, dès qu’Angus l’apprit, quittant Édimbourg, il accourut soutenir Arran. Sir Georges Douglas le suivit de près, avec le jeune roi en personne et les citoyens de la ville. S’apercevant que Jacques ne se souciait pas trop d’avancer, car les détonations de l’artillerie qui se succédaient de part et d’autre, annonçaient que la bataille était chaude : – « Sire, s’écria le farouche Douglas, je lis dans votre pensée, mais je ne vous tromperai pas. Si vos ennemis vous tenaient d’un côté et que nous vous tinssions de l’autre, nous vous déchirerions plutôt que de vous lâcher ! » Paroles trop franches que le roi n’oublia jamais.

Lorsqu’ils atteignirent le théâtre de l’action, ils trouvèrent que la victoire s’était déclarée pour Angus. Lennox, après avoir été pris, fut tué par sir James Hamilton le bâtard, dont le naturel sanguinaire à été déjà mentionné. Arran versa d’abondantes larmes près du cadavre de son neveu, qu’il avait recouvert de son manteau écarlate. « L’homme qui est là gisant, disait-il, est le meilleur, le plus sage et le plus brave de l’Écosse ! »

Quand l’insurrection contre le gouvernement d’Angus eut été ainsi comprimée pour la seconde fois, le chancelier Beaton, après s’être quelque temps caché dans les montagnes sous des habits de berger, fut contraint d’acheter sa grâce par une copieuse distribution des deniers de l’état parmi les vainqueurs, et en leur accordant un grand nombre de bénéfices ecclésiastiques. Le jeune roi obtint à force d’instances qu’on n’inquiéterait pas sa mère, et l’autorité d’Angus devint plus forte, plus despotique que jamais. L’ambitieux comte ne tarda guère à prendre pour lui la charge de chancelier, et entoura le roi plus encore qu’auparavant de ses amis et de ses créatures. Jacques put les regarder dès lors plutôt comme des geôliers que comme des serviteurs. De quelque côté qu’il se tournât, ses regards rencontraient la sombre figure et l’œil vigilant d’un Douglas. Douglas de Parkhead commandait une garde de cent hommes, instituée moins pour défendre la personne du roi que pour épier tous ses mouvements. Son ministre Angus ne bougeait pas de sa présence, ou, s’il s’éloignait quelques instants, il le laissait sous la garde encore plus sévère de sir Georges.

Pour tromper une vigilance si continuelle, le jeune monarque n’eut d’autre moyen que de dissimuler et de paraître content de son sort. Cette ruse réussit à tel point, que les Douglas, croyant qu’il ne songeait qu’aux plaisirs et aux amusements de son âge, finirent peu à peu par ne plus suivre tous ses gestes avec autant de jalousie.

Dans les premiers jours de juillet, le roi était à Falkland, et, semblant ne rêver que chasse, il chassait du matin au soir. Angus en profita pour aller en Lothian, donner un coup-d’œil à ses affaires privées. Georges Douglas, son frère, quitta aussi Jacques pour se rendre près de l’évêque de Saint-André, et régler avec le prélat les conditions de certain casuel qu’il avait obtenu de lui. De son côté, Archibald Douglas, oncle du comte d’Angus, s’éloigna de la cour, et, dit-on, courut à Dundel y suivre une intrigue amoureuse. Enfin, Douglas de Parkhead resta seul, avec sa troupe de cent hommes, à garder la personne du roi. Jacques crut son évasion possible. Il annonça une magnifique partie de chasse pour le lendemain, et dans la soirée ne cessa de recommander à tout son monde d’être prêt de bonne heure. Mais, aussitôt qu’il se retira dans sa chambre à coucher, il y endossa ses habits de paysan, gagna les écuries sans être aperçu, monta à cheval avec deux domestiques qu’il avait mis dans la confidence de son projet, et galopa vers Stirling. Le gouverneur du château-fort qui domine la ville, reçut le prince avec beaucoup de joie et l’assura de sa fidélité personnelle. Mais Jacques avait une telle peur des Douglas, que, tout fatigué qu’il était de sa longue course à cheval au milieu de la nuit, il ne voulut pas se livrer au sommeil avant que les clés du château ne fussent déposées sous son chevet, pour être bien sur que personne n’y entrât à son insu ou malgré lui.

Les Douglas s’aperçurent au point du jour de l’évasion de leur royal captif, et prévirent l’anéantissement de la puissance dont ils avaient si long-temps joui. Ils convinrent cependant de marcher en corps vers Stirling, et d’avoir l’air de prendre la chose à cœur. Mais quand le roi apprit leur dessein, il défendit par une proclamation solennelle que le comte d’Angus ou aucun de ses parents, approchassent à six milles de lui sous peine de haute-trahison.

Un parlement fut ensuite convoqué, et Angus, avec tous ses amis et tous ses partisans, sommé de venir y répondre tant des divers abus qu’ils avaient commis de l’autorité royale, que de l’espèce de captivité dans laquelle ils avaient tenu la personne du roi pendant presque deux ans. Se défendre leur était impossible ; comparaître eût été courir à une ruine certaine ; le comte et ses adhérents se retirèrent donc en Angleterre. Ils étaient sûrs de la médiation de Henri auprès de son neveu irrité ; malheureusement, Angus ne daigna point recourir à cette mesure nécessaire, sans avoir fait quelque démonstration hostile. Il enferma donc des troupes dans son château de Tantallon, et prenant la campagne avec un beau corps de cavalerie il sembla défier son jeune roi. Jacques se hâta de mettre le siége devant le château, mais ne put s’en emparer. Il lui fallut honteusement battre en retraite ; et Angus, attaquant les derrières de l’armée royale, ajouta à tous ses torts celui de tuer un certain David Falconer, officier favori de Jacques. Ce fut en vain que le comte d’Angus montra beaucoup de modération, et s’abstint, ce qu’il aurait aisément pu faire, de saisir l’artillerie royaliste. Jacques se rappela avec un vif ressentiment les injures qu’il avait souffertes, et ne garda aucune reconnaissance de celles que son désobéissant sujet lui avait épargnées. Il jura dans sa colère que, tant qu’il vivrait et régnerait, nul Douglas ne trouverait de faveur ou d’appui en Écosse. C’est pitié que Jacques V se soit interdit par un tel serment d’exercer sa prérogative de pardon, car, dit un vieil historien, qui n’est cependant pas l’ami des Douglas, « je ne puis découvrir en quoi le comte ou aucun des membres de sa famille ont jamais manqué au monarque. Sans doute ils étaient cupides, ambitieux, tyranniques envers leurs voisins ; mais ils se montrèrent toujours bons, fidèles, dévoués à l’égard de Jacques, et souvent s’exposèrent pour l’amour de lui à de grands périls. »

Le comte d’Angus, voyant le roi si décidément résolu à ne pas lui pardonner, cessa son inutile résistance, et quitta l’Écosse avec son frère et son oncle. Henri VIII intercéda de tout son pouvoir en faveur du comte ; mais ce ne fut qu’après la mort de Jacques que les Douglas purent rester dans leur pays natal.

Les phases par lesquelles la maison d’Angus s’éleva à une puissance colossale et tomba, ne sont point sans quelque rapport avec l’élévation et la chute de la branche aînée des Douglas sous le règne de Jacques II. Mais les événements de la seconde de ces deux périodes historiques eurent beaucoup moins de gravité que ceux de la première. Tout le pouvoir du comte d’Angus lui vint d’être investi de l’autorité royale et d’agir au nom du roi ; ce fut, à dire vrai, un ministre usurpateur qui porta atteinte à la liberté de son souverain, et contraria souvent ses inclinations ; mais encore la puissance dont il abusa n’était que celle d’un ministre, comme le prouve la chute si prompte de sa famille, dès qu’elle cessa d’avoir la garde de la personne du roi. Le dernier comte de Douglas, au contraire, avait ouvertement levé l’étendard de la révolte ; il avait réuni une armée aussi nombreuse que celle de Jacques II, et on ne sait pour qui se fût déclarée la victoire, si le sujet eût livré bataille au monarque pour lui disputer le trône.

Il faut conclure naturellement que, puisqu’Angus, avec tous les avantages d’une longue minorité et d’une faible régence, avec autant d’ambition et plus de talent que Douglas, n’avait pu ni établir sa puissance aussi solidement, ni l’élever aussi haut, les mesures prises par Jacques II pour révoquer les concessions de terres au détriment de la couronne, pour empêcher ou restreindre l’érection de charges héréditaires, enfin pour affaiblir l’autorité de la noblesse, avaient produit un effet sûr, quoique lent, et que Jacques V posséda un degré de puissance inconnu aux monarques écossais avant que de telles digues eussent arrêté les envahissements de l’aristocratie.

La sanglante bataille de Flodden, où douze comtes, treize lords, et les fils aînés de cinq familles nobles succombèrent, contribua beaucoup à réduire le nombre des grands d’Écosse et à augmenter la puissance de la couronne à qui la plupart de leurs dignités et de leurs domaines retournèrent.

C’est à l’influence de toutes ces causes réunies, que Jacques V dut de pouvoir agir avec un degré d’indépendance auquel, dans l’opinion des nobles écossais, le monarque avait à peine droit, et, contrairement à son père Jacques IV, de n’être obligé ni à courtiser leur estime, ni à employer leurs services, mais d’avoir liberté entière pour prendre ses compagnons parmi les simples gentilshommes, et ses ministres parmi les membres du clergé, sans que de long-temps le mécontentement de ceux qui, par le fait de leur naissance, se croyaient des titres à partager, et ses amusements et l’exercice de sa puissance lui causât le moindre embarras.

CHAPITRE II.

Jacques châtie les habitants des frontières, favorise l’agriculture, établit l’ordre partout, et institue une cour suprême de justice. – Guerre de courte durée avec l’Angleterre. – Rétablissement de la paix. – Jacques temporise avec Henri. – Il épouse Magdelaine de France. – Mort prématurée de cette princesse. – Second mariage du roi avec Marie de Guise. – Exécution de lady Glamis. – On brûle plusieurs hérétiques. – Ambassade de Sadler. – Sage gouvernement de Jacques. – Ses défauts ; sévérité de son caractère ; son goût pour les favoris. – Son expédition contre les îles écossaises. – Sir James Hamilton de Draphane ; sa fin. – Mort des deux fils encore enfants de Jacques ; elle est regardée comme de mauvais augure. – Lois rigides contre l’hérésie. – Position critique de Jacques à l’approche de la guerre entre la France et l’Angleterre. – Il offense Henri en ne se rendant pas à une entrevue promise. – Guerre avec les Anglais. – Bataille de Haddon-Rig. – Les nobles écossais refusent à Fala Nuss de marcher avec le roi. – Incursion sur la frontière de l’ouest. – Déroute de Solway-Moss. – Jacques V meurt de chagrin.

 

Jacques V, après avoir, comme nous l’avons dit dans le précédent chapitre, obtenu le libre exercice de son autorité royale, conçut le désir de ramener dans l’ordre les formidables habitants de la frontière, à qui le comte d’Angus avait permis de s’abandonner impunément à toute espèce de violence. Le roi balaya leurs provinces avec une armée de troupes légères, réduisit leurs châteaux, et s’empara de leurs puissants chefs, dont la plupart ne concevaient pas que les excès qu’eux et leurs gens avaient commis fussent de nature à mériter le châtiment capital qu’on leur infligea sans miséricorde. John Armstrong de Gilnockie, Adam Scott de Tushielan, surnommé le roi de la frontière, et Piers Cockburn de Henderland, furent les principaux de ceux qui périrent en cette mémorable occasion. Après être ainsi parvenu à contraindre au repos les auteurs, et des guerres que l’Écosse avait à soutenir contre l’étranger, et des querelles domestiques qui éclataient dans son sein ; après avoir fait, suivant l’expression du chroniqueur, « qu’un simple lien de jonc protégeât une vache, » Jacques V couvrit les terres de la couronne, dans les districts qui avaient été si récemment en proie aux troubles, d’immenses troupeaux de bœufs et de moutons dont les produits augmentèrent de beaucoup son royal revenu des provinces frontières.

Quand le roi eut déployé ces rigueurs, il posséda, dit avec orgueil un contemporain, trente mille têtes de bétail dans la forêt d’Ettricke, et, quoique ce fût dans la contrée la plus sujette au désordre, ses bergers lui tinrent compte d’autant de gain que si ç’avait été dans les paisibles campagnes du Fife. L’Écosse semble avoir joui de plusieurs années d’un repos dont l’histoire de ce malheureux royaume offre peu d’exemples. Jacques, gardant le souvenir des souffrances qu’il avait éprouvées sous la tutelle d’Angus, ne mit que rarement à contribution les services de ses nobles, tant leur ignorance et leur vanité le dégoûtaient ! Plus volontiers employa-t-il les talents du clergé, et ce corps gagna ainsi assez d’influence sur le monarque pour le détourner de donner aux réformateurs l’appui qu’il avait d’abord paru leur promettre.

En 1531, Jacques V dota son pays de l’institution d’un tribunal suprême qui fut formé à l’instar du parlement de Paris. Jusqu’alors la justice n’avait été rendue que par des comités de membres des états qui ne s’acquittaient de leurs devoirs qu’avec irrégularité et souvent avec négligence. Ces juges, en quelque sorte, choisis au hasard, furent donc remplacés par des jurisconsultes de profession, que leur capacité seule fit nommer et qui n’eurent à s’occuper d’aucune besogne au détriment de leurs fonctions judiciaires. Cette cour posséda le droit suprême de juger en dernier ressort toute affaire civile, et elle subsiste encore aujourd’hui avec les changements et les améliorations qu’une expérience de trois siècles à suggérés. Le nombre des juges du nouveau tribunal fut fixé à quinze, moitié séculiers, moitié ecclésiastiques ; et on préleva sur les revenus de l’église la dépense de leurs appointements.

L’année 1533 vit une guerre, aussi courte que peu importante, éclater entre l’Écosse et l’Angleterre ; elle ne fut signalée que par de mutuelles incursions dans les provinces limitrophes, et se termina par une paix entre l’oncle et le neveu ; après quoi, Jacques reçut de Henri l’ordre de la Jarretière. Le monarque anglais avait dès cette époque, par des motifs bien connus dans l’histoire, déclaré ne plus reconnaître la suprématie papale, et désirait ardemment pousser le roi son voisin à une pareille déclaration. On dit même que pour le rendre docile à ses vues, Henri aurait été prêt à lui donner la main de sa sœur aînée Marie, et à lui accorder d’autres grands avantages. Il le pressait en outre, par lettres et par courriers, de consentir à une entrevue, car il ne doutait pas de pouvoir y exercer cet ascendant que la supériorité de puissance à toujours entre souverains sur une faiblesse relative, la richesse sur la pauvreté, l’âge mûr sur la jeunesse, et, supposait probablement Henri, l’habileté diplomatique sur le défaut d’expérience. Mais Jacques, malgré tout son désir de rester en bonne intelligence avec son oncle, ne put se résoudre à secouer comme lui le joug de l’autorité du pape. Il n’avait, à dire vrai, pu s’empêcher de sourire aux critiques assez malignes que Henri lui transmettait sur le caractère personnel des prêtres, sujet sur lequel l’église romaine ne s’est jamais montrée fort irritable. Mais il n’était pas disposé à rejeter une partie quelconque des doctrines religieuses dont son esprit avait été imbu dès l’enfance. Le clergé, qui, dans tout le cours de son règne, lui fut si utile, ne négligea sans doute rien pour le dissuader de suivre l’exemple de Henri. D’ailleurs Jacques, quoique loin d’être riche, vivait frugalement, et par cette raison, n’avait pas besoin, pour mettre ses revenus en harmonie avec ses dépenses, de recourir à une mesure aussi injuste que celle de confisquer les biens de l’église. Enfin, il sentit que, pour se joindre à son oncle dans une démarche qui était regardée par tous les princes de l’Europe comme impie et comme hérétique, il lui fallait renoncer à l’amitié de la France, ainsi que de tous les autres peuples, et se mettre complètement au pouvoir du monarque le plus hautain et le plus impérieux qui existât alors. Il temporisa donc, et s’abstint de refuser ou d’accepter l’entrevue qu’on lui proposait, car il ne se dissimulait pas qu’une telle conférence, faute de produire tous les effets désirés et attendus par Henri, devrait nécessairement rompre les relations amicales de l’Écosse et de l’Angleterre : ces liens, Jacques les voulait conserver dans leur état présent, mais non les resserrer.

Les mêmes motifs empêchèrent le roi de donner suite à la proposition qui lui était faite d’épouser la princesse Marie. Néanmoins, son peuple désirait vivement qu’il se mariât. Les années s’écoulaient, et Jacques, le dernier de sa race, n’avait pas encore pris de femme ; l’inquiétude publique était d’autant plus grande sur ce point, que souvent il hasardait sa personne dans des aventures particulières et nocturnes qu’il entreprenait tantôt pour veiller à une stricte exécution de la justice, mais tantôt aussi par amour du danger et de l’intrigue. Un coup reçu par Jacques au milieu des ténèbres, aurait pu replonger l’Écosse dans l’affreuse anarchie à laquelle un peuple est toujours en proie lorsqu’on s’y dispute la succession à la couronne.

Un contrat de mariage fut enfin conclu entre le roi écossais et Marie de Bourbon, fille du duc de Vendôme. Jacques passa le détroit pour aller lui-même chercher sa future épouse ; mais, quand il la vit, il fut mécontent du choix de son ambassadeur, et, au lieu d’épouser Marie de Bourbon, épousa Magdelaine, fille du monarque français. Leurs noces furent célébrées avec beaucoup de pompe, le premier jour de l’année 1537, et au commencement de mai, ils s’embarquèrent pour l’Écosse. À leur arrivée dans le port de Leith, ils y furent reçus avec de grandes réjouissances, qui hélas ! devaient quarante jours plus tard se changer en signes de deuil. Magdelaine, la jeune reine d’Écosse, portait dans sa constitution les germes d’une fièvre de consomption que rien ne put éteindre, et qui, en un si court espace de temps, l’enleva à son nouveau royaume et à son royal époux. La place qu’elle laissait vacante sur le trône fut remplie bientôt après par Marie de Guise, la plus célèbre des reines d’Écosse, si on en excepte sa fille Marie Stuart, encore plus fameuse par la beauté et le malheur. Cette seconde femme donna au roi deux superbes enfants mâles, qui tous deux, néanmoins, moururent de son vivant à peu d’intervalle l’un de l’autre. Marie, troisième fruit de cette union, ne reçut le jour qu’à l’époque de la mort de son père.

Pendant toute la durée de ce règne, les Douglas, qui, nous l’avons vu, s’étaient réfugiés en Angleterre, du fond de leur exil intriguèrent parmi les nobles écossais qui ne voyaient pas sans dépit le roi préférer à leur concours celui des membres du clergé pour la gestion des affaires politiques. Tant que James Beaton, l’archevêque de Glasgow, avait vécu, le monarque avait mis à contribution ses hauts talents diplomatiques, et à sa mort en 1539, il l’avait remplacé dans le conseil par son neveu David Beaton, qui devint par la suite cardinal et primat d’Écosse. On croit que l’ancien chancelier joua le principal rôle, celui d’accusateur, dans les deux procès que voici. Le fils de lord Forbes, qui avait embrassé la cause d’Angus, fut accusé de trahison par le comte de Huntley, jugé par devant la cour suprême, et décapité. Pareillement Jane Douglas, sœur d’Angus, veuve du lord Glamis, mère du jeune homme qui portait alors ce titre, et mariée en secondes noces à Archibald Campbell de Kepneith, fut avec son second mari, son fils et plusieurs complices, accusée d’avoir voulu par des sortiléges hâter la mort du roi. Condamnée à mort pour ce crime imaginaire, elle fut brûlée vive aux portes du château d’Édimbourg. Sa noble naissance, ses manières distinguées, sa charmante figure, et le courage avec lequel elle endura son terrible châtiment, émurent tous les spectateurs de pitié. Les historiens écossais reprochent à Jacques de n’avoir puni cette femme que pour satisfaire son ressentiment contre les Douglas : mais le crime de lady Glamis paraît avoir été complètement prouvé ; et, quoiqu’on n’admette plus aujourd’hui qu’il soit possible d’ôter la vie à un autre par des opérations cabalistiques, encore sait-on bien que dans les siècles d’ignorance, l’effet de la magie était souvent secondé par une dose de poison ; puis, les gens qui recouraient à ces moyens surnaturels n’étaient-ils pas, sinon de fait, au moins moralement, coupables de meurtre ? La punition de lady Glamis par le feu fut cruelle ; mais la cruauté en est au siècle, non au souverain. Son mari se tua par une chute en voulant s’évader du château d’Édimbourg où il était captif.

Le mode atroce de châtiment que la sœur d’Angus souffrit fut, sous le règne de Jacques, infligé sans miséricorde à un grand nombre d’hérétiques. Dès l’année 1528, un jeune homme de bonne famille nommé Patrick Hamilton, le premier qui tenta d’introduire en Écosse les doctrines de la réforme luthérienne, les scella de son sang. Il fut brûlé à Saint-André. Le roi qui était alors sous la tutelle des Douglas ne doit pas être accusé de cette barbarie ; mais cette exécution de sept personnes qui eut lieu en 1539 montre qu’il ne désapprouvait pas ces mesures sanguinaires et impolitiques. Il est toutefois certain que si Jacques laissa les lois établies du royaume avoir leur cours, il ne parut nullement satisfait ni de la répétition fréquente de ces rigueurs, ni de la conduite du clergé lui-même. Il témoigna en plusieurs circonstances des dispositions favorables aux doctrines réformistes, et son oncle Henri VIII, se fondant sur ces velléités de son neveu, ne rejeta jamais l’espoir de l’entraîner à suivre son exemple.

Sir Ralph Sadler, homme-d’état d’un immense talent, et qui n’était pas étranger à l’Écosse, y fut envoyé par le roi d’Angleterre en 1540 avec un présent de quelques chevaux et la mission délicate de décider Jacques à congédier ceux de ses ministres qui appartenaient au clergé catholique, surtout le cardinal David Beaton, archevêque de Saint-André, et de l’exhorter en même temps à confisquer les biens de l’église et à réformer par de sévères châtiments les mœurs des prêtres. La vieille proposition d’une entrevue personnelle fut remise sur le tapis. Le roi écossais répondit avec douceur aux instances de son oncle. Il déclara qu’il réformerait les abus des gens d’église, mais qu’il ne croyait pas pouvoir s’en autoriser pour saisir leurs biens, d’autant mieux que les membres du clergé lui fournissaient toujours de bonne grâce les sommes qu’il leur demandait de temps en temps. Sadler, de retour, avoua naïvement à son maître que le roi d’Écosse était obligé d’admettre des ecclésiastiques dans son conseil à cause de l’ignorance et de l’incapacité de ses nobles.

Pendant toutes ces intrigues, le caractère personnel de Jacques V apparaît sous le jour le plus favorable. Il ne put sans doute échapper à l’accusation de sévérité qu’on porte d’habitude contre les princes qui tâchent de rendre à la justice son cours ordinaire, après qu’il à été quelque temps interrompu ; mais son règne se distingua par des actes d’une rare intrépidité de la part du souverain et par une administration aussi sage qu’économe des deniers de l’état. Jacques encouragea la pêche sur les côtes d’Écosse, exploita des mines, défricha des terres incultes, protégea le commerce et commerça lui-même. Les palais qu’il fit bâtir sont dans un beau, mais singulier style d’architecture ; et parmi les pièces frappées à son effigie, on en remarque surtout une où la tête de Jacques est coiffée du bonnet national. C’est la plus élégante monnaie d’or que le seizième siècle nous offre. L’artiste qui grava le coin était probablement un étranger que Jacques avait décidé à se fixer en Écosse et qui mourut jeune. Pour peu qu’un graveur si habile eût vécu, il serait certes devenu célèbre.

Jacques, eu égard à ses ressources pécuniaires, se montrait fort libéral envers les ouvriers des autres pays, tant il désirait par leur secours introduire les arts mécaniques chez son peuple ignorant ! Sa cour était gaie, et les gens de mérite y affluaient. Poète lui-même, le roi donnait pleine licence aux muses et ne paraît pas s’être jamais blessé des traits de satire qu’on lançait sur ses intrigues galantes et sur son extrême parcimonie.

À beaucoup de vertus Jacques V joignait peu de défauts, mais ils étaient du genre le plus fatal. On ne doit pas compter dans le nombre sa répugnance à adopter une forme de foi inconnue de ses pères ; mais ce fut assurément un véritable malheur pour lui d’avoir rejeté la réforme. Les rigueurs et les persécutions qu’il laissa exercer contre les protestants paraissent avoir eu pour cause cette sévérité naturelle chez lui dont nous avons déjà parlé. Son aversion implacable contre les Douglas émanait de la même source. Aucun souvenir d’ancienne amitié, aucune considération de mérite, ne purent le décider à honorer de la moindre faveur un individu portant cet odieux nom. Sa haine ou son mépris pour sa noblesse le portèrent à admettre dans sa société des favoris qu’il comblait trop exclusivement de ses bonnes grâces : celui de tous qu’il aima le mieux fut Olivier Sinclair, jeune homme d’illustre origine, mais sur qui se reporta toute l’affection qu’il aurait pu témoigner avec plus de justice à certains de ses pairs.

La même année, Jacques entreprit une expédition vraiment digne d’un souverain patriote. Il rassembla une flotte assez nombreuse, y embarqua un corps de troupes suffisant, et fit par mer le tour de son royaume d’Écosse pour en bien connaître toutes les îles, tous les havres, tous les caps, tous les courants et toutes les marées. Dans les Hébrides il força les chefs les plus turbulents de lui donner des otages en garantie de la tranquillité de leurs tribus qui en général portaient alors les mêmes dénominations qu’aujourd’hui. C’étaient les Mac Donalds, les Mac Leads, les Mac Leans, les Mac Kenzies, etc. Dans cette tournée, le roi montra aux habitants de ses provinces les plus lointaines qu’il avait non seulement la volonté, mais aussi la force, de maintenir en tout lieu la dignité de la couronne et la stricte exécution des lois ; il imprima aussi une terreur salutaire aux chefs de clans qui se souciaient peu de reconnaître une autorité plus haute que la leur. Jacques partit de Leith pour cette utile expédition vers le 22 mai 1540 et débarqua à Dumbarton dans le courant de juillet, après un voyage qui, vu la science nautique d’alors, ne laissait pas d’offrir beaucoup de péril.

Nous avons plusieurs fois parlé de sir James Hamilton comme d’un homme intrépidement courageux, mais altéré de sang et inaccessible à toute pitié. Il était fils illégitime du comte d’Arran, et ce fut lui dont la violence précipita l’escarmouche du Nettoiement de la voie publique, lui encore qui assassina de sang-froid le comte de Lennox après la bataille de Kirkliston livrée entre Angus et son père. Cet individu, appelé d’ordinaire le bâtard d’Arran et quelquefois lord Evandale, occupa à une époque une haute place dans la faveur de Jacques V et obtint de lui entre autres domaines ceux de Finnart et de Draphane. Il dut cette distinction partie peut-être à son éclatante renommée de vaillance indomptable, partie à la délicatesse de son goût comme architecte. Le roi paraît avoir recouru à son habileté pour la reconstruction et l’embellissement des palais de Linlithgow, de Stirling, et de Falkland, dans chacun desquels on peut remarquer une architecture qui, pleine d’élégance et prodigue d’ornements, est un composé des styles gothique et classique analogue à celui qui prédomina en Angleterre sous le règne d’Élisabeth. Mais quand sir James Hamilton devint vieux, il perdit la faveur du roi, et se vit accusé d’avoir, dans le but de ramener en Écosse les Douglas qui étaient ses ennemis héréditaires, formé une conspiration contre la vie de Jacques. Coupable ou non, il fut condamné, et subit la mort à Édimbourg. Son accusateur fut un frère de ce Patrick Hamilton, le premier martyr de la réforme. Sir James avait, dit-on, persécuté avec violence le protestantisme.

En 1541, Jacques fut frappé d’une poignante affliction de famille. Les deux fils qu’il avait eus de sa seconde femme, Marie de Guise, moururent d’une maladie soudaine à peu de jours l’un de l’autre. Les protestants regardèrent ce double malheur comme une preuve que le ciel n’approuvait pas le monarque d’avoir permis la persécution de leur foi, et leurs écrivains rapportent un songe sinistre dans lequel le spectre de James Hamilton lui apparut au milieu des horreurs de la nuit, et lui secouant les deux bras tout en lui reprochant sa cruauté, le prévint qu’il reviendrait bientôt emporter sa tête. La superstition de Marie de Guise, fille dévouée de l’Église romaine, prit un tour différent ; et peut-être le roi s’accorda-t-il avec elle et les prêtres pour conclure que si Dieu lui avait envoyé une si grande calamité domestique, c’était pour le punir d’avoir mis trop de lenteur à extirper l’hérésie. Du moins, telle semble avoir été, d’après les mesures qu’il adopta dès lors, l’interprétation qu’il donna à la perte de ses deux fils.

Le livre des statuts renferme, avec la date de 1541, différents arrêtés fort sévères contre l’hérésie. Contester en quoi que ce soit l’autorité du pape est déclaré un cas punissable de mort, et toute discussion religieuse est interdite autant que possible. Les gens soupçonnés d’être hérétiques deviennent, par le seul fait d’un tel soupçon, incapables d’exercer aucun emploi ; bien plus, ceux même qui, après avoir adopté la foi nouvelle auraient abjuré leur erreur, ne peuvent plus lier conversation avec les catholiques. Les renégats, aux croyances de leurs pères sont assimilés aux coupables mis hors la loi ; toute relation avec eux est défendue, et des récompenses sont promises à qui les arrêtera. La rigueur de ces dispositions pénales montre du reste combien le cardinal Beaton, qui en est l’auteur, sentait que les opinions protestantes pénétraient profondément en Écosse, et que dans son opinion, elles n’y pouvaient être extirpées qu’à force de mesures énergiques. Mais plus le ministre redoubla de sévérité, plus les doctrines défendues semblèrent gagner de terrain ; et le clergé écossais ne vit bientôt plus de remède au mal que le périlleux expédient de pousser Jacques V à déclarer la guerre au monarque anglais, dont l’exemple avait contribué si puissamment à propager dans tout le nord le schisme religieux.

La situation de Jacques devint alors extrêmement critique. Quelque fût son désir personnel de la paix, ce prince ne semblait pas pouvoir rester neutre, tandis que l’Angleterre et la France se hâtaient d’en venir à une rupture. D’autre part, quelque parti qu’il embrassât, il avait toute raison d’en redouter la conséquence. S’il se déclarait envers et contre tous l’allié de son oncle, il lui fallait complaire à toutes les fantaisies de ce prince capricieux, changer la constitution religieuse de son royaume à l’exemple de l’Angleterre et confisquer les biens de l’Église, deux choses qui ne concordaient pas avec ses idées de religion et de justice, surtout congédier Beaton et ses autres ministres dont l’expérience l’avait si utilement secondé dans son administration. Il sentait aussi que ces sacrifices, qui à coup sur lui coûteraient l’alliance et l’estime de la France et de l’Allemagne, ne valaient pas la chance de la douteuse tendresse d’un oncle qui, malgré toutes ses protestations d’amitié, avait constamment protégé au détriment de l’Écosse, la famille exilée des Douglas, à qui non seulement Jacques portait une haine particulière, mais qu’encore, à cause de leurs nombreuses relations en Écosse, il avait quelque motif de craindre.

De l’autre côté, si Jacques refusait les offres d’amitié de Henri, il exposerait infailliblement son royaume à une catastrophe non moins terrible que celle qui avait accablé son père à Flodden ; ou s’il échappait à une telle calamité, toujours aurait-il à craindre les résultats d’une guerre à laquelle, malgré tous ses efforts, la désaffection de ses nobles ne lui avait pas permis de se préparer. Cette guerre faciliterait sans doute aux mécontents les moyens de former sous le patronage du monarque anglais une faction redoutable, car elle renfermerait dans son sein, outre les partisans chaque jour plus nombreux de la réforme, tous les seigneurs qui avaient conservé des liaisons avec Angus et ses compagnons d’exil.

Sur ces entrefaites, une nouvelle ambassade vint, de la part de Henri VIII, presser Jacques V plus vivement que jamais de prendre un parti définitif. Ennuyé alors par tant d’importunités, le roi d’Écosse promit d’une manière ambiguë, que si les affaires de son royaume le lui permettaient, il irait trouver son oncle à York, et que là tous deux s’arrangeraient amiablement ensemble. Henri, qui avait une très haute idée de son éloquence et de son talent pour la persuasion, fondait, à ce qu’il semble, un espoir extravagant sur l’influence qu’il comptait obtenir par cette entrevue ; il se rendit donc à York et y demeura six jours à attendre l’arrivée de Jacques. Mais le roi d’Écosse, certain que se rendre près de Henri sans être disposé à lui faire toutes les concessions que ce prince jugerait convenable de demander, ne serait que précipiter une rupture, écrivit qu’il ne pouvait aller à cette conférence. Le monarque anglais, regardant la conduite de Jacques comme une insulte personnelle, revint à Londres avec un vif désir de se venger, et dès lors le châtiment de son neveu devint l’objet de toutes ses pensées, de même que naguère, il ne songeait qu’à lui imposer ses opinions religieuses et politiques.

Enfin, après une multitude de petites incursions, la guerre éclata ouvertement, et sir Robert Bowes, avec tous les Douglas qui avaient été bannis, entra en Écosse à la tête de trois mille cavaliers. Le comte de Huntley, à qui Jacques avait confié la défense de la frontière, les rencontra près de Haddon-Rig. Les Anglais furent vaincus et laissèrent leur général, ainsi que plusieurs autres officiers, au pouvoir de l’ennemi. Angus lui-même aurait eu un pareil sort, s’il ne s’était débarrassé, au moyen de son poignard, d’un chevalier qui déjà mettait la main sur lui.

Jacques fut vivement encouragé par cet heureux début de la campagne, et fit donation des terres de Hirsel à sir André Kerr de Littledean, qui le premier lui apporta la nouvelle de la victoire. Mais il devait bientôt reconnaître que l’appui qu’il avait prêté aux rigueurs contre les hérétiques, comme on appelait les protestants, et l’obstination avec laquelle il avait exclu de sa faveur la noblesse du royaume, l’avait rendu tout à fait impopulaire. La présence d’une armée anglaise qui avait passé la frontière sous les ordres du duc de Norfolk, qui déjà avait brûlé les villes de Kelso et de Roxburgh avec environ vingt villages, et qui commettait partout les plus grands ravages, le força à réunir des troupes pour repousser l’invasion.

Il parvint à rassembler près de Borough-Moor une trentaine de mille hommes tous commandés par leurs différents chefs féodaux, et de là se mit en marche contre l’ennemi. Mais comme l’armée écossaise était campée à Fala-Muir, elle apprit que les Anglais, après avoir battu en retraite vers Berwick, avaient congédié la plus grande partie de leurs forces.

À cette nouvelle, les nobles écossais déclarèrent unanimement que le motif pour lequel ils avaient pris les armes n’existait plus, qu’ainsi ils ne resteraient pas davantage sous les drapeaux, et qu’ils allaient se préparer à partir avec leurs vassaux respectifs. Cette résolution inattendue causa au roi autant de chagrin que de colère. Henri avait eu l’insolence de lui écrire, entre autres menaces, qu’il avait encore les verges dont il s’était servi pour corriger feu son père. Par ces verges, il entendait le duc de Norfolk, qui, n’étant encore que comte de Surrey, commanda à Flodden où Jacques IV périt. Fils et successeur de ce monarque, Jacques V fut fort sensible à cette allusion aux malheurs de son père. Aussi, quand il savait le duc à quelques milles seulement de lui, quand il se voyait lui-même à la tête d’une armée assez nombreuse pour assouvir sa soif de vengeance, et qu’il souhaitait de tout son cœur l’appui de ses nobles, il éprouva une profonde douleur d’être abandonné d’eux. Mal sans remède, car dans une armée féodale d’Écosse, l’aristocratie était toute puissante, l’autorité du roi purement nominale ; et si par malheur la dispute avait dégénéré en une rupture ouverte, peut-être eût-elle fini par une seconde représentation de la scène qui, au temps de Jacques III, se joua sur le pont de Lander. Les chefs, en effet, commençaient à murmurer entre eux que, plutôt que de s’engager dans une guerre impolitique pour complaire au roi, ils pendraient les coupables ministres qui la lui avaient conseillée. Récompensant donc par des honneurs héraldiques John Scott de Thirlstane[1], qui, seul parmi tant de barons, lui proposa de suivre sa bannière, Jacques licencia sa rebelle armée qui s’allait licencier d’elle-même, et rebroussa chemin, le cœur rempli de tant de honte et d’indignation, que non seulement tout son courage l’abandonna, mais qu’encore sa santé en fut vivement affectée.

Les conseils royaux s’efforcèrent de trouver un remède aux blessures intérieures de Jacques, en lui montrant qu’on pourrait, sur la frontière occidentale, faire une autre tentative contre l’Angleterre. Un succès de ce côté bannirait, espéraient-ils, de l’esprit du roi le souvenir de la rébellion de Fala-Nuss. Lord Maxwell reçut le commandement d’une armée de dix mille hommes ; mais quoique ce seigneur fût lui-même ministre et favori de Jacques, il laissa maladroitement lever ces troupes parmi les vassaux de Cassilis de Glencairn et d’autres nobles de l’ouest, chez qui la réforme avait déjà fait d’immenses progrès, et qui, par conséquent, voyaient de mauvais œil une guerre entreprise suivant eux, à l’instigation du clergé papal, pour servir son intérêt. Ces raisons peuvent expliquer en partie la scène extraordinaire qui eut bientôt lieu.

Les troupes que Maxwell devait commander s’étaient réunies et avaient gagné la frontière de l’ouest. Là on les fit ranger en ordre de bataille, et Olivier Sinclair monta sur un bouclier pour leur lire l’ordonnance du roi qui nommait lord Maxwell général. L’apparition de ce favori impopulaire dans un moment si mal choisi, l’air important qu’il se donna pour remplir une commission toute simple, persuadèrent que l’ordonnance dont il allait faire la lecture était en sa propre faveur. À mesure que ce bruit s’accrédita, la confusion devint plus générale parmi les rangs, et beaucoup de soldats qui ne se souciaient guère de combattre sous les ordres d’un général si détesté, quittèrent l’étendard royal pour s’en retourner chez eux. Dacre et Musgrave, deux chefs des habitants de la frontière anglaise, qui étaient venus surveiller les mouvements de l’armée d’Écosse, furent témoins du désordre étrange qui, soudain et sans sujet apparent, y éclata. Se souciant peu d’en connaître la cause, mais prompts à en profiter, ils chargèrent avec tant de courage et de fougue, que la confusion des ennemis se changea bientôt en déroute. Beaucoup même d’entre eux se constituèrent prisonniers, car presque tous les chefs et les nobles aimèrent mieux se rendre aux Anglais que s’enfuir dans leur propre pays et s’exposer au courroux de leur monarque irrité. C’est ainsi que l’armée entière de Maxwell se dispersa sans coup-férir.

Jacques avait quitté Édimbourg et s’était avancé vers l’ouest pour recevoir plus promptement des nouvelles de l’expédition. Mais quand il apprit les détails d’une défaite aussi ignominieuse que celle de Solway-Moss, il jugea l’honneur de son royaume et la réputation de ses armes perdus à tout jamais, et la fierté naturelle à son caractère ne lui permit pas de survivre long-temps à une telle honte. Il regagna sa capitale, la quitta bientôt et s’en alla à Falkland ; mais en vain voulut-il se distraire, sa profonde tristesse augmenta toujours et se mêla aux secrètes sources de la vie. Enfin, la digestion du moindre aliment lui devint tout à fait impossible. Ce fut dans ce déplorable état qu’un courrier qui apportait à Jacques la nouvelle que sa femme, alors à Linlithgow, venait d’accoucher d’une fille, trouva le malheureux roi. « Est-il vrai ! s’écria le moribond en songeant au mariage qui avait placé la maison des Stuarts sur le trône ; alors que la volonté de Dieu s’accomplisse. La couronne est venue à ma race par une fillette, et ce sera une fillette qui la lui fera perdre. » Après avoir prononcé ces mots, présageant l’extinction de sa famille, il fit un signe d’adieu à ses courtisans et expira.

CHAPITRE III.

Projet de mariage entre Marie d’Écosse et Édouard, prince de Galles. – Régence du comte d’Arran. – Formation d’un parti anglais. – Demandes de Henri VIII. – Succès des intrigues du cardinal Beaton. – Rupture du traité avec l’Angleterre. – Incursion des Anglais. – Bataille d’Amaram-Moor. – Martyre de Wisheart. – Meurtre du cardinal Beaton. – Fiançailles de Marie et du dauphin de France. – La jeune princesse est envoyée dans ce royaume. – Arran se démet de sa régence et est remplacé par la reine-mère. – Paix avec l’Angleterre. – Partialité de la reine régente pour la France. – Ses querelles avec les nobles écossais. – Sa proposition au sujet d’une armée permanente est rejetée. – Progrès des doctrines protestantes. –Hamilton, archevêque de Saint-André. – Prétention de la reine Marie à la couronne d’Angleterre. – Réponse hardie des protestants à une citation de la régente. – Mort de quatre commissaires envoyés en France. – La reine forme la résolution de soumettre les protestants ; ils prennent les armes. – Accommodements sans cesse conclus avec eux et sans cesse violés. – Les réformateurs détruisent les bâtiments monastiques. – Violation du traité de Perth ; les protestants reprennent les armes. – Ils marchent sur Édimbourg. – La reine régente fortifie Leith. – Les chefs de la réforme promulguent un arrêté qui la déclare déchue de la régence.

 

La mort prématurée de Jacques V, car ce roi accompli mourut à trente et un ans, replongea l’Écosse dans une de ces longues minorités qui forment les lugubres périodes de son histoire ; et cette fois ce fut pour attirer sur elle plus encore de malheurs qu’à l’ordinaire.

Les Écossais, que Jacques avait engagés dans une guerre nationale, dont le motif n’intéressait nullement la nation, n’hésitèrent pas, dès qu’il rendit le dernier soupir, à s’adresser au roi Henri d’un ton pacifique et à lui représenter que maintenant ils parlaient en faveur de leur reine enfant, sa propre parente, qui ne pouvait avoir offensé personne, puisqu’elle ne connaissait encore ni le bien ni le mal. Henri VIII se montra, dit-on, assez sensible au trépas de son infortuné neveu ; il versa une larme sur le sort de Jacques, et imputa ses erreurs à de mauvais conseillers. Les monarques, néanmoins, ont peu de temps de s’abandonnera une sentimentale douleur. Le souverain d’Angleterre, perdant bientôt la mémoire des défauts et des qualités de son neveu, n’envisagea plus que les immenses avantages qu’il pourrait retirer des nouveaux événements pour augmenter et son territoire et sa puissance. La conquête même de l’Écosse avait paru facile à un prince d’un caractère entreprenant ; mais on l’avait maintes fois tenté depuis l’époque de l’empereur Sévère jusqu’à celle de Henri VIII, et toujours on y avait échoué. Il fallut donc que ce prince, malgré la fougue de son naturel, s’arrêtât au plan adopté par Édouard Ier, avant que la mort de la pucelle ou fille de Norwège n’eût contraint son ambition à prendre une allure plus sombre et moins déguisée. Une alliance matrimoniale entre son fils et la jeune héritière d’Écosse, lui sembla promettre tous les avantageux résultats d’une conquête et n’en avoir ni les risques ni l’odieux. Dans ce but, il tint les yeux constamment fixés sur les affaires d’Écosse, pour saisir, aussitôt qu’ils se présenteraient, tous les moyens de parvenir à l’objet de ses vœux.

Le gouvernement du royaume fut réclamé par le cardinal Beaton, qui avait été premier ministre du feu roi. Il appuya ses réclamations sur un testament de son ancien maître, mais la rumeur générale l’accusa d’avoir lui-même fabriqué une pareille pièce. Cet ambitieux prélat avait succédé à son oncle, le turbulent archevêque de Glasgow, dans le conseil de Jacques, et passait pour l’auteur de la plupart des mesures impopulaires du dernier souverain, entre autres, de celles qu’il avait prises pour l’extirpation de l’hérésie. Les nobles, qui ne se souciaient pas de perpétuer la puissance sous laquelle ils avaient gémi long-temps, rejetèrent, à l’unanimité, les titres du cardinal, et admettant ceux du comte d’Arran, qui était chef de la maison d’Hamilton et présomptif héritier de la couronne écossaise, ils l’élevèrent à la régence. Le régent arrêta tout d’abord Beaton, et pour empêcher cet ecclésiastique qui était passé maître en fait d’intrigues, d’entraver la marche de la nouvelle administration, il le fit retenir dans une espèce de captivité honorable. Arran put alors tenir d’une main sûre les rênes de l’état.

Il reçut bientôt de Henri VIII des ouvertures relatives au traité matrimonial que ce prince avait tant à cœur. Préalablement, Henri eut la précaution de se créer des amis dans le parlement d’Écosse. Ses ministres eurent donc ordre d’entretenir des rapports intimes avec les nobles écossais et les divers personnages de marque qui avaient été si étrangement faits prisonniers à la déroute du Solway-Moss. Parmi eux se trouvaient les comtes Cassilis et Glencairn, les lords Maxwell, Somerville, Oliphan et Grey. Ces seigneurs furent tous relâchés sans rançon par Henri VIII, mais ils promirent de favoriser ses vues en lui aidant à conclure le mariage qu’il désirait. Le monarque anglais eut encore de puissants alliés dans le comte d’Angus et son frère sir Georges à qui l’Angleterre avait si long-temps servi d’asile, et qui, dès que la nouvelle de la mort de Jacques V leur parvint, rentrèrent dans leur contrée natale sans attendre qu’on les y rappelât. Comme le parlement rapporta aussitôt la sentence de confiscation qui les avait privés de tous leurs biens, il fut évident que c’était la haine du roi, plutôt que la crainte de la justice, qui avait tant prolongé leur exil. Comme ces Douglas étaient redevables à Henri de la protection et des moyens de subsistance qu’ils avaient trouvés sur son territoire pendant un bannissement de quatorze années, ce monarque leur communiqua ses intentions avec plus de franchise qu’il n’en avait montré aux captifs de Solway-Moss, et tâcha par eux de former un parti anglais dans le parlement d’Écosse. Un tel moyen valait mieux pour servir ses intérêts que la force des armes ; car, une fois établie dans le sein de l’état, cette faction devait incessamment se grossir de toutes les personnes influentes qui avaient embrassé le protestantisme, et qui par cette raison ne portaient pas moins d’attachement à l’Angleterre que de haine à la France. Mais le caractère de Henri était trop impétueux pour attendre les avantages qui, avec un peu de calme et de patience, eussent certainement résulté de sa position vis-à-vis de l’Écosse, et des efforts d’un parti puissant et nombreux qui promettait d’agir unanimement en sa faveur.

Le roi d’Angleterre manifesta donc le désir le plus vif et le plus effréné que la personne de la reine enfant fût remise en sa garde. Vainement lui représenta-t-on que sa demande éveillerait à coup sûr l’ancienne jalousie qui avait si long-temps subsisté entre les deux royaumes ; ce ne fut qu’avec beaucoup de peine qu’il consentit enfin à lui permettre de rentrer en Écosse jusqu’à ce qu’elle eût atteint l’âge de dix ans accomplis. Henri prolongea tellement ces discussions préliminaires, qu’il laissa échapper l’instant favorable où les états d’Écosse étaient disposés à s’entendre avec lui au sujet du mariage, et donna à un adversaire politique le temps de reconquérir assez de puissance pour contrecarrer tout le projet.

Cet antagoniste fut le cardinal Beaton, devenu chef du parti catholique romain, car il dominait tant par sa haute dignité que par son talent tous les membres du clergé d’Écosse ; il était l’ami dévoué de la France et l’ennemi non moins implacable de l’Angleterre. Lorsque le régent retenait cet intrigant prélat prisonnier, et que la déroute de Solway-Moss, bientôt suivie de la mort de Jacques, avait frappé d’épouvante les nobles disposés à soutenir Beaton, Henri aurait eu peu de peine à conclure le traité matrimonial qu’il méditait. Mais du moment que l’artificieux cardinal se retrouva libre, faveur qu’il dut à lord Seaton, son influence commença de paraître. À force de prodiguer l’argent, car ses nombreux bénéfices ecclésiastiques ne lui en laissaient pas manquer, à force de réveiller tous les anciens préjugés contre l’Angleterre, à force enfin de s’appesantir sur la ténacité maladroite avec laquelle Henri avait défendu ceux des articles du traité qui n’avaient pas été admis, il parvint à former contre la faction anglaise un nombreux et fort parti de nobles qui compta dans son sein Argyle, Huntley et Bothwell. Quantité de barons, voyant combien l’indépendance nationale était menacée, embrassèrent la même cause par ce seul motif ; et le régent aussi, après une longue hésitation, qui dans une affaire moins sérieuse eût été très comique, vint se jeter dans les bras du cardinal. Huit jours après avoir ratifié le contrat de mariage, il se brouilla avec Henri et se déclara pour la France. Le changement qui s’opéra dans les opinions politiques d’Arran fut accompagné d’une révolution semblable dans ses idées religieuses. Il avait jusque-là témoigné un grand respect pour les doctrines de la réforme, et dès lors il se prêta à toutes les mesures que le cardinal voulut pour la combattre.

Henri n’était pas d’un caractère à souffrir impunément qu’on l’eût joué de la sorte. Par vengeance de ce qu’il appelait le manque de foi des Écossais, il résolut d’envahir leur contrée par terre et par mer. Il fit monter une armée redoutable sur une flotte nombreuse, et en donna le commandement au comte de Hertford. Ce général tomba à l’improviste sur l’Écosse, débarqua dans le golfe de Forth, pilla Édimbourg, ravagea le pays environnant, et força ainsi les nobles écossais de répudier pour un temps l’influence anglaise. Une suite d’incursions dévastatrices, qui peu après furent faites sur la frontière ne servit qu’à augmenter la haine des habitants de l’Écosse contre Henri VIII.

Angus lui-même, l’hôte, le pensionnaire, le beau-frère de Henri, car il avait épousé la veuve de Jacques IV, répudia l’amitié du monarque anglais pendant le cours de ces ravages, et prit la part la plus éclatante à une bataille dont l’issue les vengea presque. Voici comment les choses se passèrent.

Les dévastations des Anglais durant la campagne de 1544 furent systématiquement conduites par sir Ralph Ewers et sir Brian Latoun, tous deux gardiens des frontières anglaises, tous deux soldats d’un rare talent et d’une activité infatigable. Ils détruisirent ou brûlèrent cent quatre-vingt-douze villes, citadelles, châteaux-forts, et églises, tuèrent au moins mille Écossais, et firent plus de dix mille prisonniers. Dix mille bêtes à cornes et douze mille chevaux ne furent qu’une partie du butin qu’ils ramassèrent en l’espace de trois ou quatre mois, beaucoup d’habitants de la frontière occidentale d’Écosse, et en particulier les gens du Liddesdale, feignirent par nécessité de se soumettre à l’Angleterre, et il leur fallut aider les envahisseurs dans tous ces pillages.

Pour récompenser les deux gardiens de tant d’exploits, Henri VIII leur conféra en fiefs les comtés frontières de Morse et de Teviotdale. Sir Ralph, ainsi devenu lord Ewers, et sir Brian Latoun, se mirent en marche pour aller prendre possession de leurs nouvelles seigneuries à la tête, dit-on, de trois mille soldats mercenaires payés par le souverain et de deux mille habitants de la frontière dont une moitié étaient des Écossais enrégimentés sous la bannière anglaise. « Je leur écrirai une charte d’investiture avec des plumes pointues et de l’encre sanglante ! » s’écria le comte d’Angus, dont presque tout le domaine privé était compris dans cette libéralité, de son royal beau-frère. En conséquence, il pressa le régent de courir le plus tôt possible vers la frontière, n’emmenât-il que peu de soldats avec lui, et de mettre un terme à la dilapidation et au démembrement du royaume.

Un petit corps de trois cents hommes se rassembla ; mais ils ne purent, à cause de leur infériorité numérique, qu’observer l’ennemi, tandis qu’avec toutes ses forces, il se rendait de Jedburgh à Melrose où il pilla le magnifique couvent dans lequel reposaient les os de tant d’héroïques Douglas. Aux Écossais se joignirent pendant la nuit les Leslie, les Lindesay, et d’autres gentilshommes de la partie occidentale du Fife. Sans doute que les Anglais apprirent l’augmentation des troupes du régent, car au point du jour ils rebroussèrent chemin vers Jedburgh. Les Écossais les suivirent et manœuvrèrent de façon à les attaquer par le flanc gauche. Près du village de Maxton, ils rencontrèrent sir Walter Scott de Buccleuch qui se réunit à eux avec ses vassaux ; et ce chef, qui connaissait parfaitement les localités, qui surtout avait une longue expérience de la guerre irrégulière, conseilla au régent de simuler une retraite. Les Anglais firent halte, se formèrent en bataille, mais confusément, et s’élancèrent avec ardeur à la poursuite de leurs adversaires ; mais, ce à quoi ils ne s’attendaient pas, ils eurent affaire à des gens qui se tenaient sur leurs gardes, et essuyèrent une déroute complète. Les deux chefs périrent avec un très grand nombre de leurs soldats, car les vainqueurs montrèrent peu de pitié ; et les habitants du Liddesdale qui avaient accompagné les Anglais comme amis, jetant les croix rouges avec lesquelles ils étaient venus au combat, firent un horrible massacre dans les rangs où ils avaient été admis comme auxiliaires. Beaucoup de prisonniers furent faits, et on exigea d’eux d’énormes rançons, entre autres d’un alderman de Londres, nommé Read, que Henri VIII avait contraint de servir en personne pour n’avoir pas voulu payer sa part d’une contribution volontaire demandée par lui à la Cité ; en sorte que, si le monarque anglais ne pouvait pas prendre de force le bien d’un citoyen, il jouissait cependant d’un droit despotique sur sa personne.

Henri fut vivement irrité de la perte de cette bataille, et proféra de grandes menaces contre Angus qu’il accusait d’ingratitude. Le comte s’inquiéta peu de son courroux. « Quoi ! dit-il, notre frère se fâche de ce que j’ai puni sur Ralph Ewers l’injure faite aux tombes de mes ancêtres ? Ils valaient tous mieux que lui, et d’honneur je leur devais cette réparation. Le roi Henri en voudrait-il à ma vie pour cela ? Il ne connaît donc guère les montagnes de Cairntable ? Je peux y braver toute la puissance de l’Angleterre. »

Ainsi tous les nobles d’Écosse, même ceux qui étaient alliés de près à Henri VIII, et qui avaient reçu de lui les plus grandes faveurs, devinrent, tant il mit de fougue et de dureté dans sa conduite, opposés à un mariage qu’il désirait avec ardeur, qui en soi leur semblait digne d’approbation, et que naguère ils avaient été prêts à favoriser par tous les moyens en leur pouvoir. La perte qu’il fit de tous les partisans qu’il avait en Écosse ne fut pas même compensée par l’accident qui écarta de sa route le cardinal Beaton, obstacle principal qu’il eût rencontré.

Cet homme d’état n’était pas parvenu à l’autorité suprême sans se faire beaucoup d’ennemis privés, et surtout sans s’attirer la haine des gens qui le regardaient non-seulement comme le plus terrible adversaire de la foi protestante, mais aussi comme l’auteur de la mort des illustres martyrs qui avaient scellé de leur sang la religion nouvelle. Dans les derniers temps, Beaton avait encore fait périr une victime, et celle-là sous ses propres yeux, avec un raffinement de barbarie. Un prédicateur protestant, nommé Wisheart et né d’une bonne famille, était célèbre par son éloquence, par son savoir, et par une douceur, une amabilité de caractère, qui le faisaient généralement estimer. Quoiqu’il prêchât les doctrines réformistes avec beaucoup de succès, le régent lui-même refusa de le poursuivre et de donner à des juges l’autorisation de le juger. Le cardinal cependant parvint à s’emparer de sa personne au moyen d’une trahison, amena le prisonnier devant une cour ecclésiastique, et l’y accusa d’hérésie. Cette cour le déclara coupable et le condamna au supplice du feu. Beaton lui-même, accompagné d’un pompeux cortége, alla s’asseoir sur les remparts du château de Saint-André pour assister à l’exécution de la sentence qui eut lieu au bas des murs.

Quand Wisheart s’achemina vers le bûcher fatal, il aperçut son persécuteur pompeusement assis sur les créneaux pour être témoin de ses souffrances. Alors, soit par la conviction que le pays n’endurerait pas long-temps les violences du cardinal, soit par cet esprit prophétique qui, dit-on, inspire quelquefois les paroles d’un simple humain l’instant où l’éternité va commencer pour lui : « Regardez ce prélat superbe, s’écria-t-il en s’adressant à ses bourreaux ; eh bien ! avant peu de jours vous le verrez tomber avec ignominie du haut de ces murailles où il est maintenant environné de gloire ! » Le martyr mourut avec le plus noble courage, et probablement ses paroles ne laissèrent pas d’être recueillies.

Le cardinal, ne pouvant se dissimuler combien il courait de péril dans un pays où les épées des gens n’attendaient pas la sanction d’une sentence légale pour tirer vengeance d’injures vraies ou fausses, demeurait d’habitude dans le château de Saint-André, qui s’élevait sur une espèce de péninsule et était solidement fortifié. Il y avait précisément des ouvriers qui le réparaient et en augmentaient les défenses, lorsqu’un ennemi déterminé du prélat parvint à l’assassiner dans son enceinte. Norman Lesley, surnommé le Maître-de-Rothes, nourrissait pour quelque cause particulière un profond ressentiment contre l’évêque. Il s’associa une quinzaine d’individus qui partageaient sa haine pour différentes raisons, surprit avec eux la citadelle au point du jour, en chassa la garnison, et massacra l’objet de leur inimitié commune après lui avoir fait subir des tortures inouïes. Tout odieux qu’était cet assassinat, les meurtriers purent réunir environ cent cinquante hommes pour se soustraire au châtiment, et défier toutes les forces que le régent fit marcher contre eux. S’ils se rendirent à la fin, ce ne fut que grâce à l’habileté supérieure d’un corps d’auxiliaires envoyé par le roi de France au secours du comte d’Arran, et qu’à condition d’avoir la vie sauve.

Beaton était l’adversaire politique le plus redoutable de Henri, mais sa mort même ne profita aucunement aux affaires du roi. Il fut en effet, tant comme primat que comme conseiller du régent, aussitôt remplacé par un frère naturel de celui-ci. Le personnage en question, nommé John Hamilton, était abbé de Paisley, et, possédant une fermeté d’esprit peu commune, exerçait beaucoup d’influence sur le comte d’Arran. Enfin il était aussi dévoué à la France et à la cause catholique que le cardinal avait pu l’être.

Telle était la position de l’Angleterre vis-à-vis de l’Écosse : Henri VIII en avait détruit tous les avantages par son impétueuse rudesse, lorsque ce monarque fut appelé à rendre compte devant un terrible tribunal de la puissance absolue que Dieu lui avait déléguée sur la terre. Son esprit, toutefois, parut animer encore les derniers membres de son conseil. Jaloux de poursuivre la guerre entamée avec l’Écosse, le duc de Sommerset, nommé Protecteur de l’Angleterre, passa la frontière orientale avec une armée de soixante mille hommes, qui étaient pour la plupart des mercenaires espagnols et italiens. Ces bandes, composées de gens qui tous n’avaient d’autre métier que celui de soldat, étaient particulièrement formidables quand leur habileté, leur expérience et leur discipline s’attaquaient à des troupes aussi irrégulières que celles d’Écosse. Le régent, néanmoins, assembla une armée presque double en nombre de celle des envahisseurs, et, allant occuper une position défensive sur le bord septentrional de l’est au-dessus de Musselburgh, mit le lord Protecteur d’Angleterre dans un immense péril ; car il ne pouvait ni avancer sans être contraint d’engager la bataille à son désavantage, ni rester en place faute de provisions, et aurait eu de grandes difficultés à vaincre s’il avait tenté de battre en retraite. De la prudence et du temps eussent sans doute rendu l’Écosse victorieuse ; mais le testament militaire de Robert Bruce fut oublié encore une fois, et les Écossais, avec leur impétuosité nationale, renoncèrent à l’avantage de leur position pour tâcher de conquérir par la force des armes une victoire que la plus courte patience leur eut donnée sans qu’ils courussent le moindre péril.

L’armée d’Angleterre occupait la crête d’une montagne qui se trouve du côté méridional de l’Esk un peu au-dessus de Pinkie ; celle d’Écosse, divisée en trois grands corps, passa la rivière, et se mit à gravir, mais lentement, les hauteurs couronnées par l’ennemi. Bientôt la cavalerie anglaise chargea avec rage la première phalange des piquiers écossais, mais ils soutinrent si fermement le choc que les assaillants furent repoussés avec une perte considérable. On dit que ce commencement de la bataille parut de si mauvais augure à Sommerset, qu’il demanda des guides et faillit ordonner la retraite. Son secret rival, et, comme la suite le prouva, son mortel ennemi, Dudley, comte de Warwick, conçut un meilleur espoir. Il commença aussitôt un feu de flanc avec les canons de l’armée et les arquebuses des mercenaires, sur la masse compacte des piquiers. Angus, qui commandait l’avant-garde écossaise, s’efforça de changer de position pour éviter la canonnade. Mais en ce moment critique une partie des Highlandais de la seconde division rompit ses rangs pour se livrer au pillage, et la vue de leur désordre, jointe au mouvement rétrograde d’Angus, frappa de panique le reste de l’armée écossaise qui les crut en déroute. En même temps, le comte de Warwick, qui avait rallié la cavalerie anglaise, la ramena à la charge, et répandit dans les troupes à demi débandées des Écossais une terreur qu’il n’avait pu produire sur ces masses tant qu’elles avaient conservé leurs rangs. Leur nombreuse armée se mit donc à fuir dans une horrible confusion. Ainsi se termina la bataille de Pinkie ; elle n’avait été, comme on voit, ni longue ni sanglante. Mais les cavaliers anglais, irrités de l’échec qu’ils avaient reçu à leur première attaque, poursuivirent les fuyards presque jusqu’aux portes d’Édimbourg, et il y en eut tant de tués par eux, tant qui se noyèrent dans l’Esk dont la marée montante avait gonflé les eaux, que la perte des Écossais s’éleva en cette journée à dix mille hommes. Tout l’espace qui s’étendait entre le théâtre de l’action et la capitale fut jonché de cadavres et d’armes que les vaincus avaient jetés dans leur fuite.

Néanmoins cette grande bataille ne fut pas suivie de grands résultats. Le duc de Sommerset se contenta de fortifier la ville de Haddington où il laissa une garnison, et, après avoir reçu la soumission forcée de quelques chefs des frontières, ramena l’armée victorieuse dans ses foyers. D’autre part, la défaite de Pinkie, en jetant la nation écossaise dans le désespoir, l’obligea, pour ainsi dire, à demander le secours de la France. Les nobles se réunirent à Stirling, et décidèrent que, pour obtenir de leur ancienne alliée une assistance efficace, ils offriraient de donner en mariage leur jeune reine au fils du roi français. Ils proposèrent même de la remettre entre les mains de Henri II, père de son futur époux, à condition qu’il fournirait sur-le-champ aux Écossais les moyens de reconquérir Haddington ainsi que les autres places où l’Angleterre avait mis garnison, et de défendre le reste du royaume en cas de renouvellement des hostilités. Les propositions avantageuses librement offertes à la France, durent étonner d’autant plus, que le parlement d’Écosse avait naguère témoigné une répugnance invincible à honorer Henri VIII d’une pareille confiance. Mais, par suite des préjugés produits par mille ans de guerre, l’Angleterre et l’Écosse éprouvaient l’une à l’égard de l’autre une défiance qui ne s’étendait pas chez la première plus que chez la seconde aux nations du continent.

Henri II de France ne laissa point échapper une si belle occasion d’acquérir un nouveau royaume pour son fils. Il envoya aussitôt en Écosse six mille vétérans, sous les ordres de M. d’Essé, et ce fut dans le camp qu’ils établirent au bas des murs de Haddington que les articles du royal contrat de mariage furent définitivement arrêtés. La reine régente mit en jeu tout son artifice, toute son adresse, et nulle femme de son temps n’en possédait plus qu’elle, pour ranger à son avis les nobles qui étaient susceptibles de céder à l’influence de la persuasion, et intimider ceux qui ne pouvaient pas être gagnés par ce moyen. Le régent lui-même, le comte d’Arran, ne put que consentir lorsque Henri II le pria d’accepter en retour le titre français de duc de Châtellerault et une forte pension sur le trésor de France. L’opposition des personnages moins importants fut réduite au silence par des menaces fort significatives que proférèrent des gens bien capables de tenir leur parole ; la crainte des armes françaises au milieu desquelles on délibérait ferma aussi quelques bouches[2] ; et la fille de Jacques V, qui était encore tout enfant, portée sur la même flotte qui avait amené en Écosse d’Essé et ses troupes, aborda bientôt sur les rives de France. C’est ainsi que la pauvre Marie Stuart fut donnée en mariage, avant même de connaître le sens de ce mot, à un bambin maladif et stupide ; événement qui commença la longue suite de ses calamités.

Après avoir terminé cette importante affaire au profit du monarque français, son parent, la reine-douairière d’Écosse désira naturellement obtenir l’administration provisoire de ce royaume jusqu’à ce que sa fille atteignît l’âge de raison. Dans ce but, elle s’aboucha avec le comte d’Arran, toujours aussi indolent qu’indécis, pour qu’il lui cédât la régence. S’il y consentait, la pension qu’il touchait de la France serait augmentée ; on le comblerait, ainsi que tous ses amis, des plus grands honneurs, et on ferait reconnaître publiquement son droit comme héritier présomptif de la couronne écossaise. Telles furent les promesses libérales qu’on employa pour le séduire. Au contraire, la menace d’une enquête minutieuse au sujet de sa légitimité qui ne laissait pas d’être suspecte, un examen sévère de sa conduite pendant qu’il avait été régent, la malveillance de la reine et des partisans qu’elle avait dans l’état, furent des arguments jugés capables de l’ébranler. Il acquiesça en effet aux offres de la reine. Plus tard, sur les représentations du primat son frère qui le blâma sans pudeur d’avoir eu la faiblesse de lâcher les rênes du gouvernement, lorsque la vie seule d’une toute petite fille le séparait du trône, il se rétracta ; mais enfin il fit le sacrifice exigé de lui, et par conscience peut-être de sa propre impopularité, abdiqua en faveur de Marie de Guise la régence d’Écosse.

La nouvelle régente montra sur-le-champ beaucoup de vigueur et de résolution. À l’aide des troupes françaises de d’Essé, elle reprit Haddington sur les Anglais, et chassa toutes les garnisons qu’ils avaient mises dans d’autres petites places après la bataille de Pinkie. Cette campagne, où il ne se livra pourtant que de petites actions, fut fort sanguinaire. La plupart des officiers anglais, pendant que la fortune leur avait été favorable en Écosse, y avaient commis des brigandages et des cruautés dont les habitants devaient se souvenir ; et non seulement les Écossais ne leur accordèrent pas de quartier, mais plusieurs fois ils en rachetèrent que les Français avaient faits prisonniers, uniquement pour avoir, comme des sauvages indiens, le plaisir de les mettre à mort. Tant de mutuels ravages et de constantes injures avaient envenimé le ressentiment national de deux peuples qui, à part une ligne imaginaire de délimitation territoriale, n’en formaient réellement qu’un seul.

La victoire de Pinkie n’eut donc pas, en faveur de l’Angleterre, des conséquences plus avantageuses que celles qui étaient résultées de précédentes défaites des armées écossaises ; au contraire, elle servit à prouver de nouveau que, s’il était facile de porter à l’Écosse de terribles coups, il semblait malaisé ou même impossible de la subjuguer tout à fait. Après tant de sang répandu, tant d’argent dépensé, l’Écosse fut comprise dans une paix que l’Angleterre signa avec la France ; et parmi les discordes civiles, parmi les nombreuses factions qui déchiraient le royaume anglais, le duc de Warwick qui s’était emparé du maniement suprême des affaires, s’estima heureux d’accéder à cet article du traité.

La reine-régente d’Écosse eut, dans sa nouvelle acquisition du pouvoir, un immense désavantage. Elle était française, et quoiqu’elle désirât vraiment servir son pays et sa jeune souveraine, elle éprouva la plus grande difficulté à convaincre le peuple d’Écosse qu’elle ne voulait pas sacrifier les intérêts de la contrée qu’elle gouvernait à ceux de la patrie où elle avait reçu le jour. L’armée auxiliaire de d’Essé ne quitta point l’Écosse sans avoir réveillé les sentiments hostiles qui, en de précédentes occasions, avaient éclaté entre des troupes françaises et les Écossais qu’elles étaient venues secourir. Les airs de supériorité que les Français, braves et polis, mais vifs et arrogants, affectaient, blessèrent la rudesse, la pauvreté et la hautaine ignorance des Écossais. Même chose était arrivée du temps de Jean de Vienne ; mais une grande partie de la nation écossaise avait alors double raison de détester les soldats auxiliaires de d’Essé ; elle les haïssait non seulement comme étrangers, mais aussi comme papistes. Quelques coups de poing échangés entre un armurier d’Édimbourg et un soldat français, à propos d’une couleuvrine, déterminèrent une explosion à laquelle les deux partis s’attendaient depuis long-temps. Étrangers et indigènes se battirent dans les rues d’Édimbourg, et cette escarmouche coûta la vie au lord prévôt de la ville ainsi qu’au gouverneur de la citadelle. On eut beaucoup de peine à rétablir la paix, et l’insolente audace dont les auxiliaires s’étaient rendus coupables dans la capitale même de leur alliée augmenta terriblement la haine qu’on leur portait.

Quoique ces tristes querelles ne présageassent rien de bon, quoiqu’elles eussent dû mettre la reine-régente sur ses gardes contre le danger de paraître obéir à une influence étrangère, quoique l’exemple du duc d’Albany et le sort du sieur de la Bastie parussent devoir la convaincre de la répugnance des Écossais à être gouvernés par des étrangers, elle n’hésita ni à nommer des Français aux postes les plus importants et les plus honorifiques, ni à se conduire d’après leurs conseils. Ces nouveaux hommes d’état, à qui la constitution et les coutumes de France étaient plus familières que celles d’Écosse, persuadèrent à la reine que, pour consolider son gouvernement, elle devait imposer aux propriétaires fonciers des taxes suffisantes pour entretenir une armée permanente, et mettre des garnisons dans les principales forteresses du royaume dont les nobles avaient alors la garde ou par droit d’héritage ou par suite de concessions royales. La reine en référa au peuple ; mais il ne goûta nullement un projet éclos dans la cervelle des conseillers français. Tandis que la pauvreté de la nation s’alarma de la perspective d’un impôt territorial, son orgueil fut blessé de ce que l’on supposa que le pays serait mieux défendu si on en confiait la défense à des mercenaires plutôt qu’aux enfants du sol. Par manière d’essai, la régente pria le comte d’Angus de consentir à recevoir une garnison française dans son château de Tantallon. Quand cette demande lui fut faite, le comte y répondit par quelques mots dont il désirait que la reine s’appliquât le sens, mais qu’il eut l’air d’adresser à un faucon perché sur son poing. C’était une femelle, et il lui donnait à manger ! « Diable soit de la gourmande, s’écria-t-il, elle ne veut pas se rassasier. » Pressé de répondre d’une manière plus directe et plus formelle : « Tantallon, reprit-il, est aux ordres de votre majesté comme régente du royaume ; mais, par Saint-Bride de Douglas ! je dois, dans votre propre intérêt, garder moi-même cette forteresse, et je la garderai mieux que tous les étrangers qu’il vous serait possible d’y mettre. »

Lorsque l’idée d’établir des troupes mercenaires fut communiquée au parlement, près de trois cents barons du second ordre se rendirent en corps devant la reine, et protestant qu’ils étaient aussi capables que leurs pères de défendre leur pays, déclarèrent qu’ils ne permettraient pas que ce saint devoir, droit le plus honorable qu’ils dussent à leur naissance, fût rempli par des mercenaires ou des étrangers.

Le rejet de cette proposition, qui contenait en germe celle d’une armée permanente, ne fut pas plus mortifiant pour Marie de Guise que l’échec d’un autre projet que lui inspira une affection bien concevable envers son pays natal. Elle voulut, afin de servir les intérêts de la France qui était alors en guerre avec l’Espagne et l’Angleterre, entraîner l’Écosse dans la querelle. Mais, si elle parvint à opérer une rupture de la paix entre deux nations qui étaient également méfiantes et irritables, toutefois les Écossais, instruits par l’expérience, ne prirent-ils à la lutte qu’une part défensive ; et ni les sollicitations de Lecroq, qui commandait les troupes françaises, ni les prières de la régente, n’obtinrent d’eux qu’ils missent le pied sur le territoire anglais.

En 1558, le mariage de la jeune reine d’Écosse avec le dauphin de France fut célébré solennellement, et cette union dès long-temps arrêtée cimenta autant que possible l’alliance de deux peuples. Mais, dans l’intervalle, le sujet de la religion était devenu assez intéressant pour influer plus qu’à aucune époque précédente sur la politique nationale.

Trente ans s’étaient écoulés depuis le martyre de Patrick Hamilton ; et durant ce quart de siècle, les doctrines protestantes, qui étaient à portée des intelligences les plus ordinaires, avaient obtenu cette approbation que le bon sens et la franchise, en lutte contre la ruse et l’hypocrisie, finiront toujours par obtenir. Elles étaient propagées par une multitude de hardis prédicateurs qui démontraient avec une éloquence rude, mais facile, des vérités qu’ils étaient toujours prêts à sceller de leur sang. Le plus célèbre de tous fut John Knox, qui possédait au suprême degré le courage de l’esprit et le don de la parole. Grossier, à dire vrai, et quelquefois brutal, mais d’autant plus propre à exercer une grande influence dans une époque de ténèbres et de troubles, il était aussi capable de raisonner avec la noblesse plus sage, que de communiquer son zèle et son ardeur à la violente populace. La tolérance, et cette naïve bonté de l’âme qui nous rend d’ordinaire indulgents pour les préjugés de caste et de position, étaient complètement inconnues à cet homme farouche ; mais ce défaut même l’aida à jouer le rôle éminent auquel il était appelé. Ce n’était pas le reclus et le savant solitaire qui seuls écoutaient ces discussions théologiques. Les gens du monde et les individus les plus dévoués aux choses de la vie prêtaient une oreille attentive à des arguments contre les doctrines de Rome et à des déclamations qui peignaient l’avarice, l’orgueil et la débauche du clergé romain. Bourgeois et paysans étaient encouragés sans cesse à en appeler aux paroles de Dieu même contre ceux qui s’appelaient ses ministres ; chacun apprenait peu à peu qu’il avait droit de s’en référer à son propre jugement pour les affaires de conscience, et s’enhardissait à résister de tout son pouvoir aux rapaces exactions de l’église qui soutirait l’argent des fidèles, non seulement pendant toute leur vie, mais encore après qu’ils avaient cessé de vivre. Le noble qui était pauvre ne refusait pas de comprendre que le clergé qui possédait au moins une moitié de toutes les terres d’Écosse, usurpait ainsi la propriété des laïques ; et la perspective d’une route nouvelle qui menait aux cieux était d’autant plus agréable, qu’elle promettait, pour peu qu’on la suivît courageusement, de mener dès ce monde à un manifeste profit. Les vieillards n’avaient accueilli qu’à regret et à contre-cœur une croyance qui détruisait tout sentiment de crainte et de respect pour les pratiques du culte dans lequel ils avaient été élevés ; mais les jeunes gens, qui avaient grandi pendant que les discussions religieuses étaient la matière habituelle et commune de tout entretien, embrassaient les doctrines de la réforme avec autant de zèle que d’avidité.

Depuis la mort du cardinal Beaton, aucune tentative n’avait été faite par le gouvernement pour opposer la force des lois existantes aux progrès de l’hérésie. Hamilton, l’archevêque de Saint-André, quoique menant, dit-on, une vie trop irrégulière pour un ecclésiastique, était plus doux et plus modéré que son prédécesseur Beaton ; et la reine-mère avait trop de prudence, elle connaissait trop bien l’état de l’Écosse et le caractère du peuple, pour, de son propre mouvement, s’engager dans une lutte avec une secte aussi puissante que celle des réformés, qui alors prit le nom de congrégation. Mais, quand leur nièce devint reine de France, le célèbre duc de Guise et le cardinal de Lorraine représentèrent à leur sœur la régente que son devoir l’obligeait absolument à extirper l’hérésie écossaise. Leur zèle pour la religion catholique était sans doute des plus chauds, mais d’autres motifs encore leur inspiraient un tel langage.

Marie d’Angleterre venait de mourir ; et le royaume qui, à son avènement était retombé dans le papisme, avait de nouveau adopté la foi protestante lorsque sa sœur Élisabeth lui avait succédé. Les catholiques hésitaient à reconnaître cette grande princesse pour leur souveraine légitime ; ils la regardaient plutôt comme une fille naturelle que Henri VIII avait eue d’Anne de Boleyn, concubine pour qui ce monarque avait brisé les liens matrimoniaux qui l’unissaient à la reine Catherine, et répudié l’obéissance filiale qu’il devait au saint-père. À défaut d’Élisabeth, Marie, reine d’Écosse, héritait de la couronne anglaise du chef de sa grand-mère Marguerite, sœur de Henri VIII. Elle avait ainsi, aux yeux de tous les véritables catholiques, des titres, non-seulement éventuels, mais immédiats, à remplacer son homonyme Marie sur le trône d’Angleterre. Un tel droit offrait la plus brillante perspective aux deux frères de la maison de Guise ; car ils ne visaient à rien moins qu’à subjuguer l’Angleterre elle-même au sceptre de leur nièce par le moyen des catholiques anglais, corps nombreux et puissant. Mais pour y parvenir, il leur fallait décider la reine écossaise à détruire la ramification de la grande hérésie du nord qui avait pénétré en Écosse, et faire qu’elle parût entièrement dévouée à l’église romaine. Or, elle ne pouvait, sans inconséquence, ni se donner, pour bonne catholique, ni prétendre à rétablir le catholicisme en Angleterre, tant que l’exercice de la religion réformée serait publiquement permis dans son propre royaume.

La reine-régente, mère de Marie, fut donc entraînée quoiqu’elle comprît son imprudence, à chercher querelle aux réformés d’Écosse, et s’attira, par cette malencontreuse tentative, une suite d’infortunes qui empoisonnèrent la tranquillité du reste de sa vie. Le prétexte de la guerre qu’on déclara aux protestants fut quelques insultes qu’ils commirent envers les images de la foi catholique, et, particulièrement envers saint Gilles, patron d’Édimbourg, dont l’effigie fut d’abord jetée à l’eau, ensuite brûlée. Cette audace sacrilége demandait châtiment. Divers des prédicateurs qui jouissaient de la popularité la plus grande furent donc cités à comparaître devant la reine-régente et les évêques du royaume pour être jugés comme auteurs de la sédition. Les réformés résolurent de ne pas faire défaut. Mais, pour ne courir aucun danger, ils profitèrent d’une coutume, barbare si jamais il en fut, qui en Écosse autorisait un accusé à venir à la barre au milieu de tous les amis disposés à défendre sa cause. Le temps était propice, car une bande de gentilshommes de l’ouest, zélés protestants, se trouvait à Édimbourg. Ils revenaient de la frontière, où leur service militaire les avait appelés, et avant de regagner leur pays, ils prirent volontiers les armes pour protéger leurs pasteurs. En vain une proclamation leur ordonna-t-elle de quitter la capitale. Au contraire, ils se réunirent, et, oubliant presque tout respect, pénétrèrent de force jusqu’à la reine qui tenait alors conseil avec les prélats. Chalmers de Gadgirth, homme intrépide et fervent, parla au nom des autres : « Madame, dit-il, nous savons que l’ordre rendu contre nous est un stratagème des évêques et de ce bâtard (il désignait ainsi le primat de Saint-André) qui siége à vos côtés. Nous en prenons Dieu à témoin : il se passera du temps avant que nous obéissions. Ces fainéants que voilà, après nous avoir dépouillés, nous et nos vassaux, de notre argent, en veulent aujourd’hui à la vie de nos pasteurs et à la nôtre. Le souffrirons-nous davantage ? non, madame ? soyez-en sûre. » Quand il eut achevé, chacun des gentilshommes présents remit son casque sur sa tête. La régente fut obligée de recourir à de doucereuses paroles et à des prières, sans quoi, les ecclésiastiques qui l’entouraient eussent couru risque d’être massacrés sur l’heure. Mais elle révoqua l’ordre contenu dans la proclamation ; elle tint à Gadgirth et à ses compagnons les discours qui pouvaient le mieux les calmer, et le péril fut éloigné momentanément.

Les protestants écossais s’aperçurent de leur force, et s’enhardirent à oser d’avantage. Ils attaquèrent une procession qui parcourait les rues de la ville et poussèrent ainsi la populace au tumulte. Les images, qui, selon les insurgés, représentaient Satan et Belzébut, furent mises en pièces et tournées en dérision. « Quant aux ecclésiastiques, nous dit John Knox dans son histoire de la réforme, une si soudaine terreur s’empara d’eux, qu’ils se débarrassèrent au plus vite de leur croix, de leurs surplis, de leurs bonnets pointus et de leurs mitres. Les moines gris étaient bouche béante, les moines noirs respiraient à peine, les prêtres haletaient et prenaient la fuite. Heureux fut qui le premier regagna sa demeure ; car jamais dans le royaume d’Écosse la génération de l’Antéchrist n’avait été si complètement frappée d’épouvante. » La lie seule du peuple prit part à ce honteux exploit ; mais aussitôt après, les principaux membres de la congrégation formèrent une ligue, promirent sous serment de défendre leurs ministres, et résolurent de contraindre l’autorité à reconnaître le droit que tout homme avait d’écouter et de prêcher l’évangile. Beaucoup de personnages influents adhérèrent à cette déclaration de foi, et ne craignirent pas de signer qu’ils renonçaient aux doctrines catholiques comme inventées par Satan. Les mêmes chefs, qu’on appela dès ce moment les lords de la Congrégation, sollicitèrent à plusieurs reprises la reine-régente de leur accorder une protection légale ; mais, tout en ne voulant pas mettre la foi nouvelle sur un pied si ferme, elle eut la générosité de promettre que tacitement elle la protégerait de manière à rendre inutile une tolérance plus formelle. Une requête au clergé papiste pour l’adoucissement des lois portées contre les hérétiques fut, comme on le pense bien, rejetée avec mépris.

Un fait, qui arriva vers cette époque, tendit beaucoup à augmenter la défiance que la maison de Guise inspirait à tous les Écossais. Le parlement avait chargé huit de ses membres les plus illustres d’assister au mariage de la jeune reine d’Écosse avec le dauphin de France. Or, par une singulière coïncidence, il y en eut quatre qui moururent presque à la fois. La soupçonneuse crédulité du siècle imputa sur-le-champ leur mort au poison, et supposa qu’on avait voulu faciliter ainsi l’exécution de quelque plan formé par les hommes d’état français contre l’indépendance écossaise. Comme un tel crime aurait été sans motif, comme rien ne prouva qu’on l’avait commis, et que l’évêque d’Orkney, ami de la reine-régente, fut de ceux qui périrent, le soupçon paraît avoir été injuste ; et sans doute, il n’eut d’autre base que ce besoin du peuple d’assigner toujours des causes extraordinaires à des événements étranges. Cependant rien ne contribua davantage à rabaisser la reine dans l’estime d’une grande partie de ses sujets.

L’ardeur avec laquelle le duc de Guise et le cardinal de Lorraine ne cessaient de provoquer leur sœur à l’emploi de mesures violentes contre les protestants, rendit chaque jour sa position plus difficile. Par docilité pour les conseils de ses frères, Marie, oubliant l’affreuse scène qu’elle avait jouée avec Chalmon de Gadgirth, somma de nouveau les prédicateurs protestants à comparaître devant une cour de justice qui serait tenue, le 10 mai 1559, dans la ville de Perth. De nouveau, le zèle de la congrégation rassembla une espèce d’armée insurrectionnaire pour protéger ses ministres. Tous, John Knox à leur tête, furent fidèles au rendez-vous. Alors la reine, prévoyant le danger qui la menaçait, parut renoncer une seconde fois à son dessein, et promit de mettre un terme à la persécution des prédicateurs.

La duplicité que Marie de Guise déploya dans ces deux occasions ne permit pas de douter qu’elle adopterait cette fatale maxime de l’église romaine : Il n’est pas de serment qu’on doive tenir avec des hérétiques. Les réformés n’eurent pas plus tôt licencié leurs troupes, que la reine fit donner suite aux accusations lancées contre leurs chefs ; et, comme ils ne se présentèrent pas, ils furent déclarés hors la loi. Cette insigne perfidie de la reine les irrita profondément, et, après une véhémente diatribe de John Knox contre l’idolâtrie du culte papiste, à laquelle succéda une querelle entre un prêtre imprudent et un jeune homme emporté, l’exaspération des auditeurs se trouva telle, qu’ils détruisirent, d’abord, la cathédrale où le sermon avait été prononcé, puis les autres églises et monastères de Perth, brisant tous les ornements, toutes les images, et pillant les immenses provisions de tout genre dont les moines était munis.

Pendant ce temps, la reine avait réuni ses soldats français. Irritée encore plus vivement par les dernières violences de la multitude, elle se prépara à marcher sur Stirling, pour de là se rendre à Perth avant que les lords de la Congrégation pussent assembler leurs vassaux. Mais elle avait à faire à des hommes prudents et actifs qui ne voulurent pas être une troisième fois dupes des simples promesses de la régente. Ils réunirent leurs forces avec tant de promptitude, qu’ils purent sans présomption concevoir l’espérance de résister victorieusement à Marie de Guise, dont pourtant l’armée était forte de sept mille hommes. Néanmoins, les principaux nobles qui soutenaient la cause du protestantisme crurent qu’il valait mieux s’arranger avec la reine que précipiter la nation dans une guerre civile. Ils laissèrent Marie entrer dans Perth, à condition que ses troupes françaises n’en approcheraient pas de moins d’une lieue, que personne ne fût poursuivi à raison des derniers troubles, et que le parlement eût seul à juger tous les points de la querelle entre le gouvernement et les lords de la Congrégation. Mais à peine ce traité venait-il d’être conclu, que la reine le viola en destituant les magistrats de Perth et en introduisant une garnison de six mille hommes dans la ville. Pour pallier un tel manque de foi, elle allégua que ces troupes étaient composées, non de Français, mais d’indigènes soldés par la France. Cette excuse ne fut pas regardée comme valable ; aussi le comte d’Argyle et lord James Stuart se retirèrent à Saint-André, où le comte de Monteith, le laird de Tullibardine et d’autres sectateurs de la réforme les joignirent bientôt. Quoique cette ville fût le siége d’un archevêché, et que l’archevêque menaçât Knox, s’il osait monter dans sa propre chaire, d’une grêle de balles qui viendrait l’y accueillir, cet intrépide prédicateur harangua longuement les membres de la congrégation et les adjura de persévérer à défendre leur liberté de conscience. Comme il paraissait probable que la violation du traité de Perth serait pour les réformés un motif de reprendre les armes, la reine résolut de déployer elle-même tant d’activité, qu’ils n’en eussent pas le temps. En vain mit-elle, au bout de quelques jours, ses troupes, qui alors se montaient à environ trois mille hommes payés par la France, en marche contre Saint-André, où les principaux protestants s’étaient retirés ; elle fut encore déçue dans ses calculs.

Les lords de la Congrégation résolurent hardiment de livrer bataille à la reine-mère ; ils ne partirent de Saint-André qu’avec une centaine de chevaux ; mais, avant qu’ils eussent parcouru dix milles, une telle multitude de combattants se joignit à eux, que bientôt ils purent imposer des conditions à la reine au lieu d’en recevoir d’elle. Marie de Guise recourut de nouveau à la duplicité qui ne lui était que trop familière. Elle obtint un armistice, mais il fallut leur promettre de transporter ses troupes françaises sur la rive méridionale du golfe et d’envoyer des commissaires à Saint-André pour y traiter d’une paix définitive. Les Français furent en effet éloignés pour le moment ; mais, avec sa mauvaise foi habituelle, la reine n’envoya point de commissaires et ne prit aucune mesure propre à assurer la bonne intelligence.

Il en résulta que les protestants reprirent une troisième fois les armes et s’emparèrent de Perth par force. De là ils marchèrent en triomphe vers la capitale. Chemin faisant, le peuple des campagnes, surtout les citoyens des bourgs qu’ils traversaient, les secondèrent avec ardeur dans l’œuvre de la réforme. Ils les aidèrent principalement à détruire les monastères et à défigurer les églises en y saccageant tous les objets qu’ils regardaient comme propres au culte catholique. La reine céda au torrent et se retira à Dunbar pour y attendre que le manque d’argent et de provisions obligeât les lords de la Congrégation à licencier leurs troupes.

Elle n’attendit pas long-temps. L’armée des barons n’était composée que de leurs vassaux, qui suivant l’usage se défrayaient eux-mêmes. Quand les vivres qu’ils avaient apportés au camp, et jamais ils n’en apportaient pour plus de quarante jours, furent consommés, ils n’eurent aucun moyen de continuer la guerre et regardèrent la campagne comme finie. Les bourgeois avaient à vaquer à leurs affaires, et, si zélés qu’ils fussent pour la religion, ils se virent obligés, lorsque les jours et les semaines commencèrent à s’accumuler, de reprendre le chemin de leurs domiciles. Ces causes diminuèrent si vite l’armée de la Congrégation, que la reine-régente, s’avançant avec un corps compacte de troupes mercenaires, aurait pu prendre Édimbourg d’assaut si un troisième traité n’était intervenu. On le signa à la hâte, non qu’aucune des deux parties contractantes eut à s’en applaudir, mais on aima mieux s’y soumettre momentanément que précipiter la lutte définitive. Les articles de cette convention furent que les protestants évacueraient Édimbourg ; que la reine-régente y rentrerait, mais qu’elle n’y introduirait pas de garnison française ; que les réformés s’abstiendraient à l’avenir de la violation des édifices religieux, mais que la reine autoriserait le libre exercice de la religion protestante dans toute l’étendue du royaume et ne permettrait pas qu’il en fût ouvertement professé d’autre à Édimbourg. Ces conditions furent acceptées avec répugnance des deux parts. Les protestants désiraient que les troupes françaises, principal soutien de la reine-régente, fussent expulsées d’Écosse ; Marie de Guise au contraire était secrètement résolue à en augmenter le nombre et à leur faire jouer un rôle important.

Elle était d’autant plus disposée à suivre la politique violente à laquelle ses frères de Guise la poussaient, que la mort de Henri II et l’avènement de François et de Marie avaient rendu les oncles de la jeune reine tout puissants à la cour de France.

Recevant un renfort de mille soldats français, la régente, fidèle au plan qu’elle avait adopté, les employa à transformer en une place de guerre le port de Leith. Les lords de la Congrégation réclamèrent contre cette mesure, mais on ne tint aucun compte de leur mécontentement. Loin de là, influencée par les dangereux conseils de ses frères, les princes de Lorraine, et s’enfermant dans la ville qu’elle avait ainsi fortifiée, Marie de Guise prétendit orgueilleusement que la noblesse n’avait pas le droit de lui contester son privilége d’établir sa résidence où elle voulait et de la rendre sûre par tous les moyens qu’elle jugeait convenables.

Les prérogatives civiles de la nation écossaise, aussi bien que ses libertés religieuses, furent alors mises en question ; et aux protestants se joignirent le duc de Châtellerault et d’autres nobles qui demeuraient catholiques. Les uns et les autres, convoquant une assemblée aussi nombreuse et aussi puissante qu’un parlement écossais, firent de commun accord une démarche décisive. Ils prirent un arrêté par lequel, tout en protestant de leur respect envers leur jeune reine et le roi son époux, ils destituèrent solennellement la régente de ses fonctions comme coupable d’avoir enfreint les libertés et les lois de l’Écosse.

Parmi les nobles qui levèrent ainsi l’étendard de la révolte contre la plus haute autorité établie du royaume, le principal fut le lord James Stuart, qu’on appelait à cette époque le prieur de Saint-André, et qui, fils naturel du roi Jacques V, était par conséquent frère de la reine régnante. Si le hasard avait voulu que cet illustre personnage eût possédé un titre légitime à la couronne écossaise, il l’aurait probablement portée avec beaucoup d’éclat. En place, il fut jeté dans des circonstances où, comme on le verra, une ambition naturelle que stimula l’attrait de l’occasion, devint trop forte pour ne pas rompre tout lien de reconnaissance, pour ne pas briser toute affection de famille, et mena enfin un homme plein de talents et de vertus à une mort sanglante et prématurée. Son esprit supérieur avait tout d’abord accueilli avec conviction les doctrines de la réforme, et il se distinguait parmi les seigneurs protestants par son zèle, son habileté, son courage. Aussi, quoique le comte d’Arran, qui était duc de Châtellerault et qui avait autrefois exercé la régence, eût de nouveau embrassé la cause des lords de la Congrégation et fût honoré du titre de chef de leur ligue, néanmoins la confiance générale du parti reposait en la sagesse, la bravoure et la droiture du prieur de Saint-André. Argyle, Glencairn, et beaucoup d’autres, alliés de ce noble seigneur, étaient, comme lui, gens de courage et de sagacité. Surtout ils avaient cette espèce d’enthousiasme qu’inspirent une sphère plus large de pensée et d’action et le sentiment d’avoir secoué le joug de l’esclavage ecclésiastique.

CHAPITRE IV.

Désavantages des protestants. – Ils reçoivent des fonds d’Angleterre ; une forte partie en est interceptée par le comte de Bothwell. – Les reformés sont repoussés devant Leith et se retirent fort découragés à Stirling. – Ils reprennent courage aux exhortations de John Knox, et envoient Lethington à la cour d’Angleterre. – Aide est accordée aux protestants par Élisabeth. – Un détachement de Français ravage la côte de Fife. – Les protestants escarmouchent avec eux. – Arrivée inattendue de la flotte d’Angleterre. – Les Français battent en retraite.

 

Les lords de la Congrégation s’aperçurent bientôt que, lorsqu’ils avaient entrepris le siége d’une place aussi bien fortifiée que Leith et défendue par de vieux soldats admirablement disciplinés, ils avaient beaucoup trop présumé de leurs forces : ouverte du côté de la mer, la ville ne pouvait pas facilement être réduite par la famine ; et les insurgés, quoique fort braves sur le champ de bataille, étaient de beaucoup inférieurs aux Français pour l’attaque et la défense des places fortes. Brantôme nous donne lieu de croire que le talent du général français alors au service de l’Écosse était de premier ordre, et il affirme qu’à cette époque, il suffisait pour posséder un nom illustre dans les armes d’avoir assisté au siége de Leith.

Mais les nobles écossais avaient d’autres désavantages que leur infériorité sous le rapport de la science militaire. Un embarras encore plus grave provenait de leur manque d’argent pour solder une armée permanente ; sinon en effet, les troupes féodales des réformés devaient se disperser encore au bout d’un ou deux mois. Pendant ce temps, la suspension nécessaire des hostilités permit à la reine de désunir la ligue protestante. Elle intrigua auprès de chaque chef en particulier, et plusieurs d’entre eux, qui avaient résisté aux menaces du régent, ne se montrèrent pas inaccessibles aux promesses de la reine-mère. Pour obvier à des maux si pressants, les lords de la Congrégation résolurent d’invoquer l’aide des Anglais, seuls voisins assez riches et assez puissants pour que leur alliance ou leur secours contrebalançât la richesse et le pouvoir de la France.

La reine Élisabeth, qui n’aurait ni hérité du trône d’Angleterre ni été la fille légitime de Henri VIII, si son père n’avait désavoué hautement l’autorité du souverain pontife, avait épousé la cause de la réforme et la soutenait avec ardeur. Certes, à supposer qu’elle n’eût pas elle-même reconnu le péril qu’elle courait si le titre de la reine d’Écosse était déclaré plus valable que le sien, les princes de Lorraine eussent fixé son attention sur ce point ; car avec une arrogance particulière à leur famille, ils n’avaient pas dissimulé qu’ils prétendaient à la couronne anglaise pour leur nièce Marie Stuart. Des monnaies aux armes d’Angleterre avaient été frappées en France ; des proclamations avaient été faites aux noms de François II et de Marie, comme roi et reine de cette contrée, aussi bien que de France et d’Écosse ; enfin c’était d’une manière ouverte et avouée qu’on réclamait le trône d’Angleterre en faveur de Marie, et le seul moyen auquel on ne recourut pas fut de contester directement les droits d’Élisabeth. On savait les catholiques anglais favorables à ces vues. Il était donc naturel qu’Élisabeth, qui voyait les princes de Lorraine attaquer si ouvertement sa naissante légitimité et la valeur de ses titres héréditaires, approuvât et secourût les insurgés écossais qui avaient pris les armes pour déposséder leur sœur la reine-régente du gouvernement d’Écosse. En conséquence, malgré ses habitudes de stricte économie, elle se décida sans peine à prêter aux lords de la Congrégation des fonds considérables qui leur permissent d’assiéger Leith.

Leur entreprise fut d’abord très malheureuse. Une forte somme de l’argent fourni par Élisabeth tomba entre les mains du comte de Bothwell, dont le nom fatal apparaît ici pour la première fois dans l’histoire, et qui avait embrassé le parti de la reine-mère. Deux escarmouches dans lesquelles les réformés furent défaits remplirent les assiégeants de consternation ; ils abandonnèrent précipitamment le siége, et se retirèrent d’Édimbourg à Stirling avec des espérances presque déçues et une armée que la désertion diminuait chaque jour. Mais Knox, fulminant du haut de sa chaire, ranima leur courage ; il reprocha sévèrement à ses auditeurs de mettre leur confiance dans les armes charnelles, et leur promit la victoire dès qu’ils s’humilieraient à reconnaître la souveraine autorité du divin dispensateur des événements. Le farouche ministre, tonnant contre les erreurs premières des uns et les vues égoïstes des autres, contre la discorde qui régnait parmi les chefs et le manque de zèle qu’on remarquait chez les soldats, finit par rejeter sur les fautes et les folies de tous, les échecs que des gens d’un esprit plus timoré attribuaient à la supériorité de l’ennemi. L’éloquence de cet extraordinaire et intrépide prédicateur était de nature à puissamment agir sur les hommes simples et grossiers à qui elle s’adressait. Les lords de la Congrégation formèrent de nouveau le projet d’une résistance désespérée, et résolurent d’envoyer William Maitland de Lethington, un des plus habiles diplomates de son temps, exposer à la reine d’Angleterre l’embarras critique de leur situation et lui démontrer combien il était indispensable qu’elle les aidât se défendre, si elle ne voulait pas voir bientôt le parti protestant d’Écosse complètement abattu. Le négociateur choisi en cette circonstance avait naguère rempli les fonctions de secrétaire auprès de la régente ; mais, n’approuvant pas les conseils qu’elle recevait de Paris, et s’opposant avec fermeté aux mesures que son attachement pour sa religion et sa famille lui persuadaient, il encourut à tel point la haine et les soupçons des troupes françaises, qu’il pensa avoir tout à craindre de leur ressentiment. Croyant donc sa vie menacée, il s’évada de Leith et alla rejoindre à Stirling les lords de la Congrégation ;  mais, quoiqu’il professât la foi réformée, on ne lui supposa jamais beaucoup de zèle religieux. La haute renommée dont il jouissait comme politique reposait sur un talent réel, et ses judicieuses représentations déterminèrent aisément la sage Élisabeth à accorder les secours que ses commettants réclamaient d’elle.

Un des principaux caractères du gouvernement de cette grande princesse fut que, autant elle mettait de lenteur et de précaution à se décider aux mesures importantes, autant elle les exécutait ensuite avec promptitude et vigueur. Elle déploya en cette occasion toute l’énergie et la sagacité qui la distinguaient.

Cependant la reine-régente d’Écosse, qui avait reçu un nouveau renfort de France, et qui s’attendait à un envoi de troupes beaucoup plus considérables, résolut de prendre l’avantage sur ses ennemis avant que la puissance de l’Angleterre intervînt dans la querelle. Un corps français, qui, tant infanterie que cavalerie, montait à environ quatre mille combattants, fut envoyé dans le Fife, province la plus civilisée de l’Écosse, et dont les habitants étaient le plus dévoués à la foi protestante, pour y châtier les rebelles et abattre le pouvoir de leurs barons. Les étrangers passèrent le Forth sur le pont de Stirling ; puis, se dirigeant à l’ouest le long du golfe, détruisirent ou brûlèrent les villages et les maisons de plaisance dont ses rives sont abondamment garnies. Toutefois, ils rencontrèrent partout la plus énergique résistance. Le prieur de Saint-André, lord Ruthven, Kirkcaldy de Grange, gentilhomme de Fife pour son insigne courage dans un siècle où le courage était un attribut universel, et d’autres illustres chefs de la Congrégation, suivirent sans cesse la marche des soldats français, continrent leurs pillages, escarmouchèrent avec eux en toute occasion, enfin résistèrent avec tant de zèle et d’activité, que, malgré le petit nombre, car ils ne formaient qu’un total de cinq ou six cents hommes, ils remportèrent plusieurs avantages, et, à force d’ardeur, à force de bravoure, soutinrent, même dans des circonstances si difficiles, l’honneur de leur patrie et l’espoir de leurs partisans. Les deux armées continuèrent pendant quelques jours à se mouvoir le long de la côte ; les flammes des villes et des villages indiquaient la marche des troupes françaises, et les attaques aussi soudaines que vigoureuses des protestants interrompaient de temps à autre l’œuvre de dévastation, lorsque l’arrivée d’une jolie flottille qui entrait à pleines voiles dans le golfe de Forth fixa tout-à-coup les regards des deux partis. D’Oysel, le général français, crut voir les navires qu’on attendait de France avec les nouveaux détachements ; et, dans cette persuasion, donna ordre à ses soldats de saluer leurs compatriotes par une décharge générale de leurs mousquets. Bientôt, hélas ! il fut péniblement détrompé par la capture de deux d’entre ses propres bâtiments de transport qui côtoyaient le golfe pour approvisionner ses hommes, et après cet acte décisif d’hostilité, la flottille montra les couleurs anglaises.

Ce fut alors le tour des Français de fuir ; car, s’ils n’eussent pas rétrogradé, ils auraient couru grand risque de ne pouvoir rejoindre leurs amis sur le bord méridional du golfe. Au lieu donc de poursuivre sa route vers Saint-André et Dundee, deux villes qui avaient été spécialement condamnées au pillage et à la destruction, d’Oysel tenta de battre en retraite vers Stirling par une périlleuse marche dans la direction contraire. Les Écossais, dans l’espoir d’ôter à l’ennemi le moyen de revenir sur ses pas, avaient rompu un pont sur le Devon ; mais le général français, à qui la science de l’ingénieur était familière, en eut bientôt jeté un autre, au moyen des poutres du toit d’une église, provisoire, il est vrai, mais suffisant pour que lui et son monde pussent passer. Ils effectuèrent avec peine leur retraite sur Stirling, et de là atteignirent le Lothian. L’arrivée si opportune de la flottille anglaise fut regardée comme une intervention manifeste de la Providence en faveur des protestants, et augmenta le courage des lords de la Congrégation, qui assemblèrent des troupes de toutes parts. Une armée anglaise, qui s’élevait à six mille hommes, et que lord Grey de Wilton commandait, entra alors par terre en Écosse, selon la promesse d’Élisabeth, et joignit ses forces à celles des protestants. Les Français se retirèrent dans Leith, et résolurent de s’y défendre courageusement jusqu’à ce que les secours qu’ils attendaient de France arrivassent. La ville fut aussitôt bloquée du côté de la mer par la flottille anglaise, et du côté de la terre par les armées réunies de l’Angleterre et de l’Écosse.

Les yeux de toute la Grande-Bretagne furent fixés sur ce siége de Leith. Les Anglais et les Écossais, qui faisaient alors cause commune pour la première fois, le poussèrent avec une vigueur extrême. Les Français, de leur côté, qui passaient pour les meilleures troupes d’Europe, se défendirent avec une habileté et un courage dignes de leur réputation. Ils furent, il est vrai, défaits à Hawkhill, près du Loch-End, où la cavalerie anglaise les chargea avec une grande fureur, et obtint un avantage signalé ; mais la garnison de Leith se vengea peu après par une brillante sortie où elle tua le double du monde qu’elle avait perdu à Hawkhill. Il devint manifeste en cette occasion que les Anglais, qui n’avaient pas eu depuis long-temps de grande guerre nationale à soutenir, s’étaient fort relâchés dans la discipline. L’ennemi trouva leurs lignes gardées négligemment, et le terrain dans lequel ils ouvraient leurs tranchées, était choisi assez mal pour trahir l’inexpérience de leurs officiers du génie.

L’échec qu’ils avaient essuyé força les Anglais à plus de vigilance et de précaution ; mais les Français possédaient une connaissance tellement approfondie de la guerre défensive, que le siége n’avançait qu’avec lenteur. Enfin, on pratiqua une brèche, et on donna à la ville l’assaut le plus rude. Les échelles, toutefois, qui avaient été construites exprès, ne purent servir faute d’une longueur suffisante, et les assiégeants finirent par être repoussés avec une grande perte. Les Anglais furent d’abord désespérés de cette défaite ; mais le duc de Norfolk qui commandait dans les comtés du nord de l’Angleterre avec le titre de lieutenant, les encouragea à continuer le siége. Il leur envoya un renfort de deux mille hommes, et leur promit qu’ils ne manqueraient pas de monde tant qu’il resterait un seul individu capable de porter les armes entre la Tweed et la Trent. Le siége fut repris avec plus de vigueur que jamais ; mais on compta plus encore sur la famine que sur la force pour réduire la place. Cet espoir ne se réalisa point ; la garnison endura sans murmure les privations de toute sorte, et continua à se défendre avec une fermeté inébranlable.

Tandis que les affaires d’Écosse étaient en ce malheureux état, Marie de Guise, dont la mauvaise administration avait été cause de toutes ces discordes civiles, mourut au château d’Édimbourg. Cette importante forteresse nationale était restée pendant la guerre au pouvoir de lord Erskine, qui, se tenant neutre entre les deux partis, n’avait voulu ouvrir les portes de la place ni aux catholiques ni aux protestants. Mais lorsque le blocus de Leith recommença, la reine-régente, aussi malade de corps que démoralisée d’esprit, et incapable de supporter sa part des périls et des privations auxquels la ville allait être exposée, pria le gouverneur du château d’Édimbourg de lui donner asile dans les murs de cette citadelle. Lord Erskine exauça facilement sa prière, à condition que sa suite serait assez peu nombreuse pour que la sûreté du château n’en parût pas compromise. Là, son mal, qui était une espèce d’hydropisie, aggravé sans doute par les chagrins que les difficultés toujours croissantes de sa position lui causaient, augmenta graduellement.

Sur son lit de mort, elle désira avoir une entrevue avec le prieur de Saint-André et plusieurs des lords de la Congrégation ; ils cédèrent à son désir, et elle leur exprima sa douleur d’avoir suivi les conseils qui avaient plongé le pays dans l’abîme de maux où il gémissait alors. Elle écouta avec respect les admonitions de Willox, ministre protestant d’une haute célébrité ; non qu’elle songeât le moins du monde, comme on le pourrait croire, à abjurer sa foi, mais pour donner la preuve aux gens d’une autre religion qui l’entouraient, qu’après leur avoir manqué trop souvent de parole pendant sa vie, elle venait de leur parler en dernier lieu avec sincérité. – Telles furent les tristes circonstances au milieu desquelles mourut Marie de Guise, dont il à été justement dit que ses talents et ses vertus lui appartinrent, mais que ses erreurs et ses fautes furent l’effet de sa déférence aux avis des autres, et surtout de ses ambitieux frères.

À peine fut-elle morte, que la France proposa la paix. L’ambition des princes de Lorraine avait mis leurs compatriotes en guerre, non-seulement avec l’Écosse, mais avec toute la Grande-Bretagne ; et la mort de leur sœur les privait du crédit que Bothwell, Seton et quelques autres seigneurs influents leur avaient accordé jusque là dans le gouvernement écossais. La ville de Leith était alors réduite à la dernière extrémité ; et il lui fallait, ou être secourue puissamment, ou se rendre. Or, la France, vu la situation de ses affaires intérieures, ne pouvait envoyer une armée nombreuse au secours de cette place. La tentative d’Amboise avait découvert au grand jour une profonde et vaste conspiration contre la puissance de la maison de Lorraine ; et, quoiqu’on l’eût pour le moment étouffée, néanmoins les éléments en existaient par toute la France, et une seule étincelle pouvait soudain y allumer une conflagration générale. Ce ne fut donc pas la prudence seule, mais aussi la nécessité, qui obligèrent le gouvernement français, au lieu d’envoyer de nouvelles troupes en Écosse, à s’entendre avec les nobles de ce royaume pour qu’ils permissent aux soldats vétérans qui étaient enfermés à Leith d’en sortir pour regagner leur patrie, car leurs services y étaient devenus presque indispensables.

Pour mener à bonne fin cette négociation difficile où de son propre aveu la France avait le côté faible, les princes de Lorraine recoururent à deux hommes d’un talent consommé, à Monluc, évêque de Valence et au sieur de Randan. L’Angleterre fut représentée dans les conférences par Cecil et par Wolton, diacre de Cantorbery. On s’entendit bientôt sur le rappel des troupes étrangères, car la France ne désirait pas moins ardemment leur retour que l’Écosse leur départ. Les places de Leith, de Dunbar, et d’Inch-Heith, durent être rendues et leurs fortifications démolies. Un des articles du traité porta qu’à l’avenir il ne serait plus introduit de soldats étrangers en Écosse sans la permission du parlement. Le soin de gouverner l’état fut remis à un conseil de douze personnes, dont sept seraient nommées par le roi et la reine, et les cinq autres par le parlement. On stipula que toutes les personnes sur lesquelles des violences pendant la guerre civile avaient été commises par l’un ou l’autre parti, seraient indemnisées. Enfin, on déclara, quant à la religion, que le parlement présenterait au roi et à la reine ses avis sur ce sujet, et qu’en conséquence cette assemblée se réunirait sans autre inconvénient.

La France et l’Angleterre conclurent en même temps un traité par lequel François et Marie reconnurent de la manière la plus expresse le droit d’Élisabeth à la couronne anglaise ; de plus, la reine d’Écosse s’engagea à ne prendre désormais ni le titre ni les armes de celle d’Angleterre. Grâce à toutes ces conventions, qui furent appelées la paix d’Édimbourg, la guerre civile de l’Écosse eut un dénouement très favorable à la cause de la religion protestante et bien opposé à celui qu’on avait pu craindre d’abord.

CHAPITRE V.

Pétition au parlement écossais de la part des réformés. – Le parlement abolit le culte catholique romain, et prohibe sous des peines sévères la célébration de la messe. – Ces mesures ne rencontrent aucun obstacle du côté des évêques et des prélats catholiques, mais offensent beaucoup François et Marie qui ne reçoivent qu’avec froideur un envoyé du parlement. – Le système ecclésiastique de l’Écosse est modelé sur celui des calvinistes et des presbytériens – Les membres du nouveau clergé sont à peine rétribués ; ce sont les nobles qui gardent la majeure partie des dépouilles de l’église catholique. – Débats à ce sujet. – Caractère de l’église presbytérienne d’Écosse. –Destruction des édifices religieux. – Retour de la reine Marie en Écosse ; son accueil à Édimbourg. – Zèle intolérant des réformés ; il se manifeste par des mascarades et des émeutes et par les furibondes prédications de John Knox. – Ces troubles sont apaisés par la modération de lord James Stuart, prieur de Saint-André. – Rapports avec l’Angleterre. – Correspondance des deux reines.

 

Jamais le parlement d’Écosse ne fut si nombreux qu’en 1560, et ne s’assembla pour de si importants motifs. Sans contredit, la plus grave et la plus pressante des affaires sur lesquelles il avait à délibérer était une pétition signée des principaux membres de la religion protestante, qui le sollicitaient instamment de lancer un manifeste formel contre les erreurs et les corruptions de l’église romaine, contre l’excès de sa puissance et de sa richesse, enfin contre ses tyranniques atteintes à la liberté de conscience. Le parlement déclara, sans presque hésiter, que la domination du souverain pontife empiétait sur les libertés et les consciences de tout chrétien ; puis, pour donner encore plus d’évidence à son désaveu des doctrines de Rome, il publia une profession de foi dans laquelle il renonçait en termes les plus exprès à tous les dogmes qui distinguent l’église catholique des autres églises chrétiennes, et déclarait méconnaître non-seulement toute l’autorité du saint-père mais encore la hiérarchie papale. Le système ecclésiastique qui avait existé tant de siècles en Écosse et qu’on y avait tenu pour inviolablement sacré, fut en théorie et pratique, bouleversé de fond en comble par ces déclarations, et on lui en substitua un tout nouveau. Le culte romain, si long-temps celui du royaume et de toute l’Europe, fut soudain déclaré idolâtre ; et, selon une des pires doctrines de Rome même, on menaça de châtiments séculiers quiconque honorerait encore Dieu comme ses pères l’avaient honoré. La célébration de la messe fut punie du bannissement pour la première fois, de la confiscation des biens et d’une peine corporelle pour la seconde, de la mort pour la troisième.

Il est remarquable que les actes parlementaires qui autorisaient un changement si radical dans la religion et dans le système ecclésiastique du pays, passèrent sans la moindre opposition de la part des évêques, des abbés mitrés, et autres prélats catholiques romains qui avaient jusque-là conservé leurs siéges dans le parlement écossais. Ils furent confondus et effrayés de l’accord unanime avec lequel nobles, gentilshommes et bourgeois adoptèrent ces innovations. Comme leur zèle pour les dogmes de leur foi n’avait certes aucune espèce de désintéressement, on peut croire qu’aucun des membres du clergé papiste ne se soucia d’attirer individuellement sur lui la haine et peut-être la vengeance du peuple, prête sans doute à tomber sur quiconque s’opposerait au vœu général d’une réforme ; tous au contraire, pouvaient espérer que les arrêts du parlement fussent anéantis à défaut de l’approbation du roi et de la reine.

Ce n’était pas un trop mauvais calcul. En effet, sir James Sandilands, lord Saint-Jean, qu’on envoya communiquer à François et à Marie les mesures adoptées par ce parlement réformateur, fut très froidement accueilli à la cour de France, et les ratifications qu’il tâcha d’obtenir lui furent positivement refusées. D’autre part, l’insolente conduite des princes de Lorraine envers l’envoyé, la colère que leurs discours trahissaient en général, leurs levées de troupes, l’ordre qu’ils donnèrent à Seaton et à leurs divers agents d’Écosse de réunir ceux des habitants de ce royaume qui favorisaient encore la cause catholique, tout dénota qu’ils avaient l’intention d’y rallumer la guerre au printemps par l’invasion d’une flotte et d’une armée française. Mais leurs projets furent détruits par la mort soudaine de François II sur qui sa charmante femme avait exercé autant d’influence que les princes de Lorraine en exerçaient sur leur nièce elle-même. Charles IX, frère et successeur de François, fut entièrement gouverné par les conseils de sa mère, qui, jalouse de l’ascendant que Marie avait su prendre sur son défunt époux, se vengea, alors qu’elle eut le pouvoir entre ses mains, par tant d’insultes et de dédains, que la jeune reine douairière, accablée d’un tel revers de fortune, abandonna entièrement la cour et alla demeurer à Reims dans une profonde solitude.

Les protestants écossais apprirent avec joie un événement qui rendait impossible que leurs mesures de réforme fussent gênées par la France, et continuèrent avec pleine certitude de succès à édifier leur nouveau système religieux. S’ils adoptèrent de préférence les préceptes du célèbre Calvin pour base de leur constitution ecclésiastique, ce fut sans doute parce que ces doctrines semblaient le plus diamétralement opposées à celles de Rome. Cette forme de religion, qui était établie dans la ville de Genève où Knox et d’autres prédicateurs réformistes avaient fait leurs études théologiques, fut vivement recommandée par eux à l’imitation de leurs compatriotes.

Cette modification du protestantisme différait peu, en ce qui concernait les dogmes du culte luthérien, et moins encore de celui que l’Angleterre à fini par adopter. Mais, quant à l’organisation matérielle et pratique, le système presbytérien, tel qu’il avait été introduit en Écosse, s’écartait beaucoup de celui des autres contrées protestantes qui, quoique répudiant les doctrines religieuses du clergé romain, avaient cependant conservé en totalité ou en partie son ordre hiérarchique. Né dans un pays républicain, le presbytérianisme n’avait aucune espèce de rapport avec le gouvernement civil ; il en était aussi indépendant que possible, et ne reconnaissait pas de chef sur la terre. L’autorité supérieure qui commandait à cette église émanait d’une assemblée générale de ses ministres ; tous y assistaient, non en personne, mais par représentation, et ils admettaient parmi eux, avec voix délibérative, un certain nombre de laïques qui sous le nom d’anciens représentaient la communauté des fidèles. Dès qu’il fut question d’organiser l’église d’Écosse, on institua tout d’abord certains prélats nommés surintendants, qui, comme leur dénomination l’indique, furent investis d’un pouvoir spirituel analogue à celui des évêques. Une suite de règlements ecclésiastiques, appelés le Livre de Discipline, fut docilement consentie et approuvée par les chefs du parti protestant, car les réformateurs laïques ne firent aucune objection à tout ce que les prédicateurs proposèrent concernant les doctrines de la nouvelle église ou les formes de son organisation terrestre.

Mais, si jusque-là les membres du clergé et les laïques étaient demeurés en bonne intelligence, s’éleva ensuite une question à propos de laquelle ils se divisèrent de vues et d’intérêts ; ce fut touchant le mode dont il serait disposé des revenus de l’église romaine. En effet, les prêtres catholiques romains étaient parvenus d’une manière ou d’une autre à se rendre possesseurs de la plus belle moitié du royaume d’Écosse ; et les nobles laïques, qu’ils avaient surpassés en richesse et souvent même en faveur à la cour, enviaient leurs vastes revenus pour le moins autant qu’ils abhorraient leurs doctrines et détestaient leurs personnes. L’espoir de s’approprier la part principale dans un si riche butin, avait été sans doute envisagé par les nobles comme un dédommagement à la destruction de la vieille forme de système ecclésiastique qui leur offrait tant de bonnes places où colloquer des fils soit légitimes soit naturels et des proches qu’autrement ils n’eussent pas pourvus sans peine dans une contrée si pauvre. Après avoir vu cette ressource leur échapper, ils désiraient en échange s’adjuger les biens-fonds d’où elle provenait. Aussi, leur surprise égala-t-elle leur déplaisir quand le clergé presbytérien prétendit à les partager avec eux. Beaucoup des membres de l’aristocratie s’étaient déjà assurés de certains lambeaux du patrimoine de l’église par des contrats à rentes, des baux, et différents modes d’aliénation employés par des prêtres catholiques qui, toujours possesseurs légaux des terres, ne firent pas difficulté de les rendre ou de les transmettre par d’autres voies à leurs amis laïques. Sans donc vouloir porter une accusation d’égoïste cupidité contre tout le corps des laïques écossais qui se distinguèrent comme partisans de la réforme, nous pouvons dire qu’il y en eut un grand nombre dont le zèle pour leur intérêt privé égala au moins celui qu’ils éprouvaient pour les doctrines protestantes.

Ainsi résolus à tirer leur épingle du jeu, les hommes d’état écossais n’accueillirent qu’avec mauvaise humeur une proposition qui fut soumise à leur examen, d’après un rapport du clergé réformiste, et qui, divisant les revenus de l’église catholique en trois parts, en appliquait la première à rétribuer d’une manière décente les ministres de la nouvelle religion, la seconde à encourager la science par la fondation d’écoles et de colléges, la troisième à soulager les pauvres du royaume. Maitland de Lethington demanda, pour se moquer, s’il faudrait que les nobles se missent désormais la hotte sur le dos pour travailler à la construction de l’église ; avec l’audace qui le caractérisait, Knox répliqua que ceux qui se trouvaient déshonorés d’aider à bâtir la maison de Dieu, feraient bien de veiller à la sûreté des fondements de la leur. Néanmoins, les nobles finirent par voter que le projet en question était une idée pieuse, un système bien intentionné, mais visionnaire, et tout-à-fait inexécutable. Plus tard, le parlement n’eut pas honte, car c’est presque le mot propre, d’accorder au nouveau clergé de minces honoraires, payables sur les dîmes qui étaient ou demeurées entre les mains des évêques et des abbés de l’église romaine, ou tombées dans celles de propriétaires laïques.

Cet arrangement permit aux évêques, abbés et autres prélats, quoiqu’ils fussent privés de toutes dignités ecclésiastiques et de toutes fonctions dans l’église protestante, de vivre comme une certaine classe de propriétaires ; et restant ainsi possesseurs des revenus de leur église, ils purent à ce titre, et par vente, par bail, ou par autres modes d’aliénation, transmettre aux laïques nobles les domaines ecclésiastiques. L’arrêté du parlement portait que, toutes les propriétés de l’église catholique, sans exception, fussent-elles possédées par les évêques ou par des titulaires laïques, comme on appela ces acquéreurs, pourraient être imposées à un tiers de leurs rapports, et que les honoraires des ministres protestants seraient prélevés sur cet impôt. On chargea en effet une commission de fixer les émoluments auxquels chaque membre du clergé presbytérien avait droit ; mais elle les fixa avec tant de mesquinerie, que les fonds destinés à y subvenir, purent être rendus presque en totalité aux possesseurs ecclésiastiques ou aux laïques titulaires. L’égoïsme évident de ces mesures souleva la juste indignation du clergé. John Knox, que la cupidité de la noblesse irritait profondément, déclara en pleine chaire, à Édimbourg, que les deux tiers des revenus de l’Église étaient donnés au diable, et que le diable partageait encore le reste avec Dieu. Cent marcs d’Écosse, c’est-à-dire moins de cent-cinquante francs, furent les honoraires accordés au ministre d’une paroisse ; la dotation de quelques paroisses elles-mêmes, ne s’éleva qu’au triple de cette somme et le chiffre des traitements de toute l’église nationale, qui comprenait mille paroisses, ne dépassa point quatre-vingt-sept mille cinq cents francs. Bien plus, on ne paya avec aucune régularité ces maigres émoluments, et ils excitèrent de continuels murmures. Quand on réfléchit combien les premiers rois et gouverneurs de l’Écosse avaient été libéraux envers l’église de Rome, on reconnaît que sous ce rapport, comme pour tout ce qui concerne le dogme et la discipline, les réformateurs écossais cherchèrent à tenir une conduite diamétralement opposée à celle qui avait été suivie par leurs ancêtres catholiques.

Cette malveillante parcimonie à l’égard des prédicateurs protestants, leur fut d’autant plus sensible, que les principaux lords de la Congrégation et le prieur de Saint-André lui-même se trouvaient au nombre des commissaires qui avaient rétribué si mal les membres du clergé. « Eut-on jamais cru, s’écria l’impétueux Knox, que quand Joseph gouvernait l’Égypte, ses frères y viendraient chercher du grain et s’en retourneraient leurs sacs vides ? On aurait pensé, au contraire, que les magasins de Pharaon n’eussent plus renfermé un seul grain de blé avant que les fils de Jacob se trouvassent réduits à mourir de faim. » Wisheart de Pittarow, réformiste des plus ardents, fut chargé de percevoir l’impôt qui devait subvenir à l’entretien du clergé, et de lui en faire la répartition ; mais comme les pauvres ministres prenaient le ciel et la terre à témoin qu’ils ne pouvaient obtenir même le paiement de leurs chétifs honoraires, il passa en proverbe de bénir le bon seigneur de Pittarow comme sincère protestant, mais de l’envoyer au diable comme percepteur commissionnaire.

Tels furent les réglements originaires de l’église presbytérienne d’Écosse, église qui, à de courtes interruptions près, subsiste depuis plus de trois siècles, et dont les pasteurs ont généralement donné l’exemple de braves gens pleins de zèle, qui, se soumettant de fait à cette indigence que les moines ne connaissaient qu’en paroles, s’acquittaient de leurs importantes fonctions par conscience, non par amour du gain. Leur moralité égale et surpasse peut-être celle des ministres de toutes les autres religions du monde. Que si l’église d’Écosse à moins produit de savants profonds et d’illustres théologiens que celle de l’Angleterre sa voisine, c’est que les ministres de l’une quittent de bonne heure les bancs de l’université pour monter en chaire, et que ceux de l’autre ne manquent ni de colléges ni d’institutions où ils peuvent poursuivre le cours de leurs études, jusqu’à ce que leur intelligence soit pleinement développée. D’autre part, on rencontre peu de ministres écossais dont l’instruction profane et le savoir théologique laissent à souhaiter ; si, dans les premiers temps, le clergé presbytérien ne sut pas se garantir de quelques excès, la faute en fut à son ardent désir de ne rien conserver ni des doctrines ni des rites de Rome. Mieux eût cependant valu s’en tenir aux anciennes coutumes ; mais, parce que l’église catholique exigeait un culte splendide, prescrivait des formes spéciales de prières, et se servait de temples superbes, l’église presbytérienne négligea la décence du rite, au point d’abolir, même en public, la solennelle posture de dévotion que tout le monde prend en son particulier pour s’adresser à Dieu, et l’auditoire vulgaire murmura contre les prédicateurs qui, pour mieux remplir leur devoir, prenaient la peine d’écrire leurs discours avant de les prononcer. De même, parce que les prêtres catholiques accordaient facilement à leurs ouailles l’absolution des fautes qu’elles venaient accuser en secret au confessionnal, les pasteurs presbytériens insistèrent sur l’accomplissement d’une pénitence publique, même pour des cas qui étaient de nature à endurcir le criminel dans le crime, à blesser la délicatesse de la Congrégation, et à mener aux pires conséquences. Au lieu des pompes et des splendeurs mondaines dont l’église romaine s’entourait, les prédicateurs de la réforme ne purent se distinguer que par le rigorisme de leurs propres mœurs et de celles qu’ils exigèrent des autres ; conduite sage, mais qui, poussée à l’excès, put souvent avoir pour résultats l’hypocrisie et l’oppression spirituelle. Enfin, déclarant que les affaires politiques ne les regardaient en rien, les ministres écossais ne purent être accusés, comme les prêtres papistes, de rechercher la faveur des rois et un haut rang à leurs cours ; mais on ne saurait nier que d’abord ils intervinrent dans le gouvernement civil pour des cas où ils prétendaient la religion intéressée, intérêt facile à découvrir pour peu que le prédicateur voulût le chercher, et consacrèrent ainsi aux choses du monde un temps et une éloquence qui n’étaient dus qu’à Dieu. Néanmoins, le cours des années et le changement général des habitudes, ont à peu près détruit les erreurs de ce genre que l’église écossaise à commises, et qui, inséparables de toute institution humaine, ne provenaient que d’un zèle surabondant. Aussi, on espère et on croit que, malgré quelques excès qui ont été facilement réprimés, l’église nationale d’Écosse fut toujours et est encore animée des plus purs sentiments d’une fervente dévotion.

Quand tout l’édifice de l’église romaine eut été ainsi abattu, et que ses ruines offrirent seulement un abri aux prélats défroqués, aux acquéreurs laïques et aux autres nobles qui, à différents titres, s’étaient enrichis aux dépens des biens ecclésiastiques, les réformateurs résolurent de démolir les splendides monuments qui, à leurs yeux, avaient encouru condamnation pour avoir été témoins d’un culte faux ou idolâtre. La besogne fut confiée aux agents des zélateurs du parti, et une ignoble canaille, pour qui la dévastation était en soi un plaisir, se montra partout prête à les seconder. La plus basse cupidité dirigeait leurs chefs ; souvent ils ne les autorisaient à détruire, que dans l’espoir de tirer eux-mêmes quelque gain de la vente des vases sacrés, des cloches, du plomb, des charpentes et de tous les matériaux qui pouvaient faire de l’argent. C’est ainsi que par l’aveugle fureur de la populace et la sordide rapacité de la noblesse, « abbayes, cathédrales, églises, bibliothèques, archives, et jusqu’aux sépulcres des morts, dit l’éloquent Roberston, tout fut englouti dans une ruine commune. » On assure que John Knox lui-même, pour justifier cette destruction impitoyable, cita le fameux proverbe : « Faites tomber les nids et les corbeaux s’envoleront ! » Certes, il ne voulait désigner, par là, que les cloîtres et les moines. D’autres prédicateurs insensés citèrent, pour activer l’œuvre dévastatrice, les exemples rapportés dans l’Ancien Testament de la destruction des lieux où l’idolâtrie avait célébré ses rites. C’était, il n’est pas besoin de le dire, mal interpréter l’Écriture, et cette interprétation manifestement fausse, aurait paru, si on l’avait poussée à ses dernières conséquences, autoriser une guerre exterminatrice aussi bien contre les catholiques qui demeuraient fidèles à l’ancienne religion, que contre les édifices sacrés.

La seule cause raisonnable qu’on put donner à ces dégâts était que si d’antiques autels, si des images long-temps vénérées, si des reliques qui passaient pour avoir opéré des miracles, et de semblables objets d’un culte superstitieux, demeuraient exposés aux regards de la foule, ou avait à craindre qu’ils n’occasionnassent une rechute vers la foi romaine. Mais encore eût-il été possible, pour atteindre ce but, d’imiter les réformateurs d’Angleterre qui défiguraient les autels, enlevaient les images, et brûlaient les reliques papistes, afin de montrer que ces objets n’avaient pas en eux la vertu de se défendre ; mais qui épargnaient, afin de les consacrer à un culte meilleur et plus rationnel, les nobles édifices qui avaient reçu autels, images et reliques sous leurs voûtes. Lorsque les acheteurs et les vendeurs furent chassés du temple, le saint monument lui-même, quoiqu’il eût souffert une profanation, ne laissa pas d’être respecté.

La ruine des édifices religieux d’Écosse fut cependant presque universelle. Seuls les citoyens de Glasgow donnèrent l’exemple d’une judicieuse modération. Les artisans de cette ville prirent les armes sous les ordres de leur prévôt pour s’opposer à ce qu’on démolît leur vénérable cathédrale, mais en même temps proposèrent leur permission et leur aide pour détruire tout ce qui pouvait être l’objet d’un culte idolâtre. Quant à l’édifice proprement dit, il n’en fut pas détaché une pierre ; or, bien qu’on soit parvenu à le sauver, nous n’avons jamais su que le papisme ait relevé la tête dans l’ancien diocèse de Saint-Mungo.

Après avoir ainsi renouvelé de fond en comble le système de constitution ecclésiastique et de culte national, le parlement d’Écosse crut pouvoir rappeler de France l’héritière du trône écossais, dont les liens avec le pays avaient été rompus par la mort de son époux ; car naturellement il supposa que Marie, seule et dès lors privée de l’assistance française ne serait pas suspecte de songer à détruire en rien le nouvel ordre de choses religieux si unanimement adopté par ses sujets.

Dans cette vue, le lord prieur de Saint-André, frère illégitime de la jeune reine, et principal auteur de toutes les grandes innovations qui avaient eu lieu depuis le commencement de la régence de Marie de Guise, fut envoyé à Paris pour y négocier le retour de sa royale sœur. Les catholiques d’Écosse députèrent de leur côté un ambassadeur ; ce fut Lesley, évêque de Ross, que la fidélité qu’il garda à Marie pendant toutes ses infortunes à rendu célèbre, et qui passe pour un historien de poids et de mérite. Au nom de ses commettants il proposa en secret à la jeune reine de débarquer dans le nord de l’Écosse et de se mettre sous la protection du comte de Huntley qui, à croire les catholiques, la conduirait en triomphe jusque dans la capitale au milieu d’une armée de vingt mille hommes et rétablirait par la force des armes l’ancienne forme de religion. Marie refusa de suivre un conseil qui eût fait de son retour dans son royaume un signal de guerre civile, et accepta les propositions que le prieur de Saint-André lui apportait de la part du parlement. La jeune reine tint une prudente conduite, de l’avis même de ses oncles de Guise. En effet, contraints de renoncer aux ambitieuses espérances qu’ils avaient autrefois conçues, leur principal vœu était alors de l’établir dans son royaume natal sans opposition ni discorde, et son acceptation des offres de l’évêque de Ross aurait immédiatement produit un effet contraire.

Marie s’embarqua en 1561 pour la contrée où elle devait prendre une couronne, hélas ! garnie de tant d’épines. Élisabeth lui avait refusé un sauf-conduit, et la flotte anglaise avait, dit-on, ordre de l’arrêter au passage. Quand la veuve du dernier roi de France quitta le beau pays où elle avait si récemment régné, elle en témoigna le plus profond chagrin, et attacha sur la rive dont elle s’éloignait un long et pénible regard d’adieu. Un brouillard cacha ses galères aux vaisseaux de ligne anglais, et elle arriva saine et sauve à Leith le 19 août de la susdite année.

Ses sujets accoururent en foule au bord de la mer pour la saluer de leurs acclamations ; mais les préparatifs faits pour la recevoir avaient été trop précipités pour déguiser à ses yeux combien sa terre natale était nue et pauvre. La reine, à peine âgée de dix-neuf ans, pleura quand elle vit les misérables chevaux de louage, encore plus misérablement harnachés, qui devaient la conduire elle et ses dames à Holyrood, et les compara en idée aux magnifiques palefrois, recouverts de housses élégantes qu’en France elle avait eus à ses ordres. Quand elle débarqua, les Écossais, émus par le souvenir de tous les malheurs qu’elle avait déjà soufferts, quoique si jeune, et charmés non seulement de l’extrême affabilité de sa physionomie, de la délicatesse de sa beauté sans pareille et de l’air de santé qui brillait sur ses joues, mais encore de la finesse de son esprit furent presque ivres de joie. Dans l’accueil qu’ils lui firent, certaine circonstance fut sans doute inspirée par de très bonnes intentions, mais n’en eut pas moins de désagrément. Deux ou trois cents violons, joués probablement par de simples amateurs, concertèrent toute la nuit sous les fenêtres de sa chambre et ne lui permirent pas de goûter une seule heure de sommeil après les fatigues de la traversée. Marie, quoique cette maladroite sérénade l’incommodât fort, accueillit le compliment des « braves citoyens d’Édimbourg » d’aussi bon cœur qu’ils le lui offraient, et même se hasarda à laisser entrevoir qu’elle désirait une répétition du concert pour la nuit suivante.

On n’oublia cependant pas que la reine différait de religion avec la plus grande partie de son peuple, et il semble que les plus zélés de ses sujets protestants ne tardèrent pas à lui faire un crime de n’avoir pas, tout de suite et à jamais, abandonné la religion catholique dans laquelle on l’avait élevée, et que, suivant toute vraisemblance, elle n’avait pas même entendu attaquer d’un mot, d’un seul mot, jusqu’au moment où elle remit le pied sur la terre écossaise. Personne, à ce qu’il paraît, ne sut réfléchir qu’une conversion sincère ne pouvait résulter que d’un enseignement convenable et qu’un abandon instantané de sa foi première eût seulement indiqué chez la jeune reine une complète indifférence à propos d’une matière si sérieuse.

Les Écossais enthousiastes, dont la haine contre le papisme était devenue une frénésie, essayèrent aussitôt des reproches et des menaces sur leur souveraine, et ne voulurent pas s’en remettre à l’effet progressif des arguments et de la persuasion. Ainsi, on représenta devant elle des scènes propres à jeter du ridicule et de l’odieux sur la religion qu’elle professait, et des parades, qui semblaient n’avoir d’autre but que de la divertir ou de l’honorer, finissaient toujours par être un prétexte de tourner en dérision le culte catholique. Lorsque Marie Stuart fit son entrée solennelle dans Édimbourg, elle fut conduite sous un arc triomphal, et là un jeune garçon sortant d’un trou, mais censé descendre du ciel, lui présenta une bible, un psautier et les clés des portes. Il lui récita aussi quelques vers, aujourd’hui perdus, mais qui sans aucun doute étaient une exhortation indirecte au protestantisme. Le reste de la cérémonie figura d’une manière terrible la vengeance de Dieu sur les idolâtres. On vit Korah, Dathan et Abiram périr au milieu de leur sacrifice païen. Les auteurs de cette comédie emblématique, si expressive et si bien imaginée auraient voulu qu’on brûlât en effigie, il faut l’espérer, un prêtre disant la messe à l’autel et parvenu au moment de l’élévation ; mais le comte de Huntley empêcha que les choses n’allassent si loin. Tout ceci est extrait du rapport de Randolph, envoyé d’Angleterre, qui était présent, et qui semble avoir compris que par de tels procédés les protestants d’Écosse agissaient avec trop de précipitation et surtout dépassaient leur but.

Pourtant, ce n’était encore qu’un faible indice de la haine qu’excitait la religion de Marie. Les incidents qui suivent démontrèrent que les réformateurs les plus violents étaient résolus à ne pas laisser la reine jouir de la tolérance qu’eux-mêmes, il y avait si peu d’années, demandaient humblement. Lorsque le prieur de Saint-André était allé en France, les prédicateurs l’avaient averti que tolérer la célébration d’une messe dans le royaume d’Écosse serait plus fatal que d’y introduire une armée de dix mille hommes. Il est néanmoins probable que sir James n’avait pas hésité à promettre que Marie aurait le libre exercice de son culte ; elle se disposa donc à profiter de cette promesse.

Mais quand, le dimanche d’après son arrivée, on fit dans la chapelle royale les préparatifs nécessaires pour y célébrer le service divin conformément au rituel catholique, les réformés se dirent les uns aux autres : « Est-ce que la monstrueuse idolâtrie qu’on appelle la messe va ressusciter parmi nous ? – Non, il n’en sera rien. » Le jeune seigneur de Lindsay, montrant déjà ces dispositions farouches qui le distinguèrent par la suite, s’écria dans la cour du palais que le prêtre idolâtre mourrait de la mort ordonnée par la loi de Dieu. Le prieur de Saint-André eut beaucoup de peine à apaiser le tumulte, et à protéger le chapelain dont, sans lui, le sang eût arrosé les marches de l’autel. Mais se souciant peu d’avouer une intention si impopulaire, il fut obligé de feindre avec les réformateurs, et s’il convint d’être demeuré à la porte de la chapelle avec une épée nue, il prétendit l’avoir fait non pour défendre le desservant, mais pour empêcher qu’aucun Écossais vînt être témoin de la cérémonie païenne ou y prendre part.

Ce fut immédiatement après ce tumulte et la représentation de l’insultante mascarade mentionnée plus haut, que la jeune reine eut la première de ses célèbres entrevues avec John Knox, et qu’il la frappa assez rudement au cœur pour lui faire répandre des larmes. Le sombre apôtre du presbytérianisme ne garda en effet aucun ménagement ; il parut oublier qu’une conviction préalable est nécessaire pour que les reproches opèrent le repentir, et qu’à moins d’être doué d’une éloquence irrésistible ou du don d’accomplir des miracles, il ne pouvait prétendre à convertir sur le champ une catholique, en se bornant à lui assurer que les doctrines qu’elle avait crues vraies depuis sa plus tendre enfance, étaient fausses. « J’approuve plus les principes religieux de Knox, dit Randolph lui-même, l’envoyé anglais, que la manière dont il cherche à les propager ; j’approuve plus les textes de ses prédications, que les développements qu’il en donne. Ainsi, dans sa prière quotidienne pour la reine, il demande que Dieu veuille ouvrir des yeux obstinément fermés à la lumière divine, ou que, si telle n’est pas sa sainte volonté, il affermisse les cœurs et fortifie les mains de ses élus pour les rendre capables de résister à la rage des tyrans. » Ces oraisons, il en faut convenir, n’étaient guère de nature à gagner la souveraine qui en était l’objet. Cependant Knox témoigna par la suite un vif remords d’avoir trop mollement agi avec la reine, et de ne s’être pas opposé avec plus de véhémence à la célébration de la première messe. À ce compte, on peut et même on doit empêcher par force le chef d’un état de garder une forme de culte idolâtre, ou, en d’autres termes, l’exclure de la tolérance que ses sujets réclament comme leur plus cher privilége.

Des troubles éclatèrent aussi à Stirling au sujet de la religion professée par la reine ; mais, quoique sensible à cette injure, quoique témoignant par ses pleurs le chagrin qu’elle en éprouvait, Marie eut néanmoins la sagesse de l’oublier, et suivit les conseils du prieur son frère, qui, par sa grande influence auprès des réformés les plus sages, par des proclamations de bannissement contre toute espèce de moines, et par d’autres mesures populaires en faveur du protestantisme, obtint non sans peine qu’on tolérât la célébration des rites catholiques dans la chapelle royale. Marie, au reste, employa toujours son frère comme premier ministre, et ce fut lui particulièrement qu’elle chargea d’aller rétablir la paix sur les frontières. Il y exécuta un grand nombre de brigands, et ne laissa à l’Angleterre aucun lieu de plainte.

Les relations de Marie avec ce royaume avaient été toujours sur un pied délicat et douteux. Élisabeth désirait que le traité d’Édimbourg, qui en 1500 avait terminé la guerre de la réforme fût formellement ratifié, surtout en ce qui concernait l’article par lequel la reine d’Écosse et feu son époux étaient convenus de quitter, pour ne jamais les reprendre, et le titre et les armes de souveraine d’Angleterre. Si Marie avait accepté cette clause sans faire de réserves, elle eût virtuellement résigné le droit de succession à la couronne anglaise, qu’elle tenait du chef de son aïeule Marguerite, fille de Henri VII ; mais c’était un sacrifice auquel Élisabeth ne pouvait pas prétendre, auquel Marie n’aurait pas voulu consentir. Lethington offrit en conséquence de rétablir la clause de résignation si elle ne stipulait que pour la vie durant d’Élisabeth, car c’était là tout ce qu’on avait établi ou pu établir par le traité original. Mais, quand il s’agissait de son successeur, Élisabeth avait coutume de se renfermer à dessein dans l’obscurité la plus profonde ; et insister pour engager une discussion qui touchât par quelque point à ce sujet, était toujours lui causer une vive offense. Aussi ses ministres demandèrent-ils obstinément, que Marie résignât en termes généraux tous ses droits au trône d’Angleterre, et cela sans aucune réserve ni d’époque ni de circonstance. Pendant que leurs envoyés vidaient ce débat, les deux reines entretinrent une correspondance personnelle, où les plus grandes et les plus fastueuses protestations de l’amitié qui peut exister entre deux sœurs servirent à déguiser, comme il est d’usage en pareil cas, le manque de bonne foi et de sincérité qui régnait dans les rapports de deux femmes jalouses se soupçonnant l’une l’autre.

CHAPITRE VI.

Folie du comte d’Arran. – Le prieur de Saint-André est nommé comte de Mar ; cette nomination blesse le comte de Huntley – Son fils sir John Gordon viole la tranquillité publique. – La reine visite le nord de l’Écosse, mais elle y est froidement accueillie, et le château d’Inverness refuse de lui ouvrir ses portes. – Le comté de Murray est conféré à lord James en place de celui de Mar. – Rébellion de Huntley. – Bataille de Corrichie. – Prétendants à la main de Marie Stuart. – Elle se décide à consulter Élisabeth. – La reine d’Angleterre se comporte sans sincérité et lui conseille de prendre le duc de Leicester pour époux. – Les Écossais jettent les yeux sur sir Henri Darnley. – Ses titres du chef de sa mère au trône d’Angleterre. – Il vient en Écosse et plaît à la reine Marie. – Caractère de la reine à cette époque. – Son goût pour la vie privée. –Élévation de Rizzio à la cour écossaise. – Il remplace le secrétaire français de la reine et devient son favori. – Mécontentement d’Élisabeth à la nouvelle du prochain mariage de Marie avec Darnley. – Elle intrigue auprès du parti protestant d’Écosse. – Le comte de Murray abandonne la cause de la reine, et embrasse celle des nobles réformés. – Complots de Darnley et de Murray l’un contre l’autre ; ils échouent tous deux. – La reine épouse Darnley. – Murray et le duc de Châtellerault prennent les armes. – La reine rassemble une armée, poursuit les rebelles pas à pas et les force à se réfugier en Angleterre. – Ils sont mal reçus par Élisabeth qui les désavoue eux et leur cause. – Marie cherche à obtenir quelque tolérance pour les catholiques persécutés. – Elle accède à la ligue catholique de Bayonne.

 

La jeune reine d’Écosse, à peine montée sur le trône de ses pères, se conduisit avec tant de sagesse, qu’elle gagna bientôt une popularité générale. Elle réunissait souvent son conseil, et donnait une sérieuse attention aux affaires de l’état. Ses devoirs remplis, elle employait le reste du jour en parties de fête ; elle montait à cheval, chassait aux chiens ou au faucon, et partageait les soirées entre la musique et la danse. Ces amusements, si naturels à son âge, ne firent toutefois que scandaliser de plus en plus les prédicateurs protestants. Ces hommes en effet, menant une vie toute d’ascétisme et de privations, regardaient de tels plaisirs, sinon comme positivement criminels en eux-mêmes, du moins comme d’immanquables occasions de péché, et, lorsqu’ils écrivaient ou prêchaient contre des vanités de ce genre, ne laissaient pas d’ordinaire guider leurs plumes ou leurs langues par cette charité qui ne pense jamais à mal. Mais la majorité de la nation pardonnait à la reine d’être jeune, gaie, jolie, et, pourvu qu’elle s’acquittât d’une manière grave et royale de ses devoirs envers ses sujets, ne la blâmait pas de chercher à embellir la cour de son royaume natal, d’un reflet des fêtes qui l’avaient entourée sur le trône de France.

En 1562, le jeune comte d’Arran, fils du duc de Châtellerault qui avait été régent d’Écosse, dénonça un complot, formé, disait-il, par le comte de Bothwell et les Hamilton pour assassiner Lethington et le prieur de Saint-André, qui tous deux étaient les principaux ministres de la reine, et porter ainsi le trouble dans l’administration de l’état. Mais on ne donna aucune suite à cette affaire, car on reconnut que la tête du jeune homme qui avait découvert ce prétendu complot, était malheureusement dérangée. On le confina bientôt dans la forteresse d’Édimbourg, et, comme nous l’allons voir tout à l’heure, il finit par devenir victime d’une injuste confiscation et d’une cruelle tyrannie.

Des troubles plus sérieux éclatèrent la même année. Le comte de Huntley, nous l’avons déjà fait observer, était du petit nombre des nobles écossais qui professassent encore la religion catholique. Sa famille, qui avait toujours défendu la cause royale, avait été libéralement récompensée de ses loyaux services sous différents règnes, et les domaines, les droits, les priviléges dont elle jouissait dans le nord de l’Écosse, égalaient presque en importance ceux dont les grands comtes de Douglas avaient joui dans le sud. Toutefois, comme la source du pouvoir des membres de cette famille était plus éloignée de la cour, ils possédaient moins d’influence. Le présent comte s’était attendu, par conformité de foi, à occuper une haute place dans les bonnes grâces de la reine ; et, désappointé de voir Marie accorder toute sa confiance à lord James le prieur, il regardait ce ministre d’un œil jaloux et envieux. Vers le même temps, il arriva que la sœur conféra à son frère le comté de Mar et les terres qui en dépendaient. Cette générosité bien naturelle envers un parent si proche augmenta le ressentiment de Huntley, car ce seigneur s’était approprié certaines portions dudit domaine, les avait tranquillement possédées jusqu’alors, mais ne se dissimulait pas que lord James les lui disputerait en vertu de la concession royale. D’ailleurs, par suite de sa brillante position à la cour, le nouveau comte de Mar devait ne pas tarder à exercer dans le nord un crédit fatal à celui des Huntley, et porter atteinte à l’autorité presque souveraine que cette famille exerçait sur ces provinces. Dans le comté de Mar, le prieur de Saint-André avait obtenu un grand point ; mais son ambition n’était pas encore satisfaite, et il convoitait le comté beaucoup plus riche de Murray, aussi possédé par son antagoniste à qui la couronne l’avait octroyé en 1548. Ainsi, en réalité, Huntley courut risque de perdre une partie bien plus considérable de son patrimoine, qu’il ne l’avait craint d’abord.

Tandis que ces causes de discorde divisaient deux nobles si puissants, survint une de ces querelles féodales qui sont si nombreuses dans l’histoire d’Écosse et qui ont si souvent préludé à des actes de rébellion ouverte. En 1562, sir John Gordon, troisième fils du comte de Huntley, chercha querelle à lord Ogilvy, dans les rues d’Édimbourg, et le blessa dangereusement. La reine fit sévèrement emprisonner les deux perturbateurs, et on supposa que ce fut à l’instigation du comte de Mar, son frère, qu’elle se montra surtout rigoureuse envers le jeune Gordon. Nouveau motif de haine ; et sir John, parvenant à s’évader, se hâta de fuir vers les domaines de son père avec d’énergiques plaintes de mauvais traitements et des menaces de vengeance.

Pendant cette altercation, Marie avait résolu de visiter le nord du royaume. Il a été clairement prouvé que le nouveau comte de Mar avait proposé ce voyage pour servir ses propres vues. Prétend-on par là dire seulement que lord James désirait s’appuyer de la présence et de l’autorité de la reine, pour entrer en possession du domaine de Mar, ou plutôt, s’il était possible, du comté de Murray ? Ce soupçon peut être fort juste ; mais on à tout lieu de nier positivement qu’il pensât le moins du monde à user de violence envers Huntley, car il n’amena avec lui dans la province où son adversaire était tout-puissant, qu’un très petit corps de troupes du sud.

La reine fit une tournée fatigante, triste, ennuyeuse ; on ne la reçut partout qu’avec froideur, et il était aisé de voir que le mécontentement de Huntley contre son frère et son ministre avait ainsi disposé la multitude. Au lieu d’être saluée de joyeuses acclamations par des troupes de sujets fidèles et soumis, elle voyait à tous les habitants un air, sinon absolument hostile, du moins suspect, et les gens qui composaient sa suite peu nombreuse, étaient obligés de se tenir sur leurs gardes comme au milieu d’une contrée ennemie. Elle avait même amené si peu de soldats avec elle, qu’il fallait que chaque homme de son cortége, ambassadeurs et autres, montât successivement la garde ; mais la reine, loin de témoigner une peur de femme parmi tout cet appareil de guerre, se lamentait, car le sang de ses belliqueux ancêtres bouillait dans ses veines, de ce que son sexe l’empêchât de faire sa faction à son tour et de parader avec une cotte de mailles, un casque, un sabre et un bouclier. Quand elle atteignit Inverness, le château, qui était au pouvoir des Gordon, refusa de lui ouvrir ses portes ; mais la garnison, trop faible pour tenir long-temps, fut obligée de se rendre, et le gouverneur qui n’avait pas voulu recevoir sa souveraine subit la peine de mort qu’il avait bien méritée.

Cependant le prieur de Saint-André avait atteint le terme de ses efforts et obtenu de la reine qu’elle lui octroyât le comté de Murray en place de celui de Mar, auquel, disait-on, il avait été découvert que lord Erskine possédait un droit légal, bien avant que la concession en eût été faite à lord James. Ce nouvel arrangement, plus favorable encore que le premier au frère de Marie, fut le signal d’une complète hostilité.

Le comte de Huntley, irrité qu’on le dépouillât d’un domaine qu’il tenait de la munificence royale depuis 1548, s’imagina dès lors que la ruine de sa maison était résolue, et n’hésita point à prendre les armes. Réunissant ses vassaux, il menaça d’attaquer le nouveau comte de Murray et les troupes qui formaient l’escorte de la souveraine.

Marie, de son côté, gagna Dornoway, principal manoir du comté de Murray, mit son frère en possession des honneurs et des territoires qui appartenaient à cette grande seigneurie, et somma les barons et les clans du voisinage de se rassembler sous sa bannière pour protéger sa personne contre l’armée de Huntley. Les nobles amenèrent donc leurs gens à la reine, et le comte de Murray les conduisit contre les Gordon qui étaient postés près de Corrichie. Huntley, qui n’avait que sept ou huit cents hommes, comptait sur son influence auprès des barons du nord, qui, ostensiblement, s’étaient joints à Murray, mais qui, en réalité, lui portaient une haine implacable, et ne voulaient pas se soumettre à son pouvoir.

Le comte de Murray rangea sur une éminence la petite troupe de guerriers du sud en laquelle il pouvait se fier, et ordonna aux clans du nord, dont la foi était douteuse, de commencer l’attaque contre les Gordon. Ils obéirent, mais sans la moindre intention de porter un coup sérieux ; et abandonnant bientôt le combat, revinrent au pas de course, avec leurs antagonistes à leurs talons, vers les piquiers de Murray qui opposèrent un rempart de lances aux fuyards et à ceux par qui ils étaient poursuivis. Le choc des Gordon, fait à la mode highlandaise, avec des sabres nus et des rangs mal gardés, ne put enfoncer une phalange aussi solide. Les assaillants se retirèrent donc en désordre ; et dès l’instant de leur retraite, les clans voisins qui avaient entamé l’action, voulant s’assurer la faveur du parti victorieux, tournèrent leurs armes contre le parti vaincu, et cherchèrent à réparer leur fuite première par un massacre impitoyable de ceux devant qui naguère ils avaient reculé.

Les conséquences de la perte de cette bataille de Corrichie furent très désastreuses pour la famille de Huntley. Le comte lui-même tomba de cheval, ne put se relever à cause du poids de son armure et fut écrasé pendant la retraite. Son cadavre qu’on envoya à Édimbourg, dans un panier, fut ensuite porté au parlement qui rendit contre lui une sentence de haute-trahison. Son fils, sir John Gordon, condamné à la peine capitale, fut haché plutôt que décapité sur la place publique d’Aberdeen, par un exécuteur maladroit. La mise hors la loi fut prononcée contre tous les membres de cette puissante famille, pour n’être rapportée que le 19 avril 1569. On supposa que le dessein du comte de Huntley, s’il se fût emparé de la reine, aurait été de la marier avec un de ses fils. Mais comme rien ne prouve le fondement d’une telle accusation, on ne peut regarder le comte comme coupable que de ses projets avoués contre Murray, son ennemi mortel.

Excepté cette bataille, le règne de Marie s’était jusqu’alors écoulé au milieu d’une paix profonde, et à part les plaintes du clergé et des protestants les plus chauds, son peuple s’estimait heureux. Les Écossais conçurent naturellement le désir que, pour prolonger la race de leurs souverains, leur jeune reine formât un mariage convenable. Dès qu’un tel vœu était émis, une beauté qui avait un royaume pour dot, ne devait pas manquer de prétendants. L’archiduc Charles, troisième fils de l’empereur, l’infant don Carlos, alors héritier présomptif de la couronne espagnole, et le duc d’Anjou, frère de son premier mari, prétendirent à la main de la reine écossaise ; mais comme tous ces princes étaient étrangers et catholiques, les alliances qu’ils proposaient eussent encore une fois ravivé les craintes que l’Écosse avait conçues pour ses libertés politiques et religieuses, et sans doute attiré au pays les malheurs d’une guerre civile aussi bien que les dangers d’une querelle avec l’Angleterre.

Cette prudence était d’autant plus obligatoire que le clergé en masse et les réformateurs ardents ne cessaient de demander que la reine approuvât d’une manière formelle les changements introduits dans la religion nationale et le nouveau système substitué à l’ancienne organisation ecclésiastique. Le comte de Murray, titre par lequel nous désignerons dorénavant lord James Stuart, que nous avons appelé jusqu’ici le prieur de Saint-André, pensait, au contraire, que les protestants devaient temporiser avec Marie, accorder quelque chose aux préjugés de son éducation et attendre que les lumières de la foi lui ouvrissent les yeux sur l’excellence des doctrines de la réforme. À ce propos, il s’éleva entre John Knox et Murray, une discussion si vive, que l’apôtre renonça à l’amitié du comte, et que leur brouille dura deux années.

La reine sentait qu’au milieu de circonstances si délicates, il lui fallait respecter, pour le choix de son époux, non seulement les opinions, mais encore les préjugés des protestants, et ne trouva rien de mieux à faire pour atteindre ce but, que de consulter Élisabeth, dont l’avis ne serait sans doute pas combattu par les réformés écossais. Une autre puissante raison d’état commandait d’ailleurs qu’on prît en cette occasion conseil de la reine d’Angleterre. Les droits que Marie Stuart possédait à la succession anglaise étaient de telle nature, qu’Élisabeth, s’il lui plaisait, pouvait trouver moyen de les anéantir par un arrêté de son parlement ; et il était probable qu’elle n’hésiterait point à le faire si sa parente s’unissait à un prince étranger ou catholique. Au contraire, il y avait lieu d’espérer que, si la reine d’Écosse consentait à souscrire aux volontés de la reine d’Angleterre, Élisabeth reconnût Marie, dont elle-même aurait désigné l’époux, comme la légitime héritière du trône anglais. Sir James Melville, diplomate consommé, alla mettre toute sa ruse en jeu pour tâcher d’entrevoir quelles étaient, dans cette importante affaire, les dispositions d’Élisabeth.

Certes, s’il exista jamais un monarque qui, dans sa conduite sembla, selon l’idée des païens, obéir alternativement à deux volontés, et en quelque sorte, à deux âmes d’une nature tout à fait contraire, la supposition doit en être appliquée à Élisabeth. Presque toujours plus sage, plus magnanime, plus courageuse qu’il n’appartient même à un homme, elle trahissait en quelques malheureux moments une faiblesse et une méchanceté plus même que féminines. Il aurait été heureux pour les deux reines qu’Élisabeth, quand elle reçut la demande du conseil et du secours que lui adressait Marie, ne se fût pas trouvée sous l’influence de sa mauvaise planète. La souveraine anglaise eût alors, avec franchise et bonne foi, profité de l’occasion pour acquérir des droits à l’amour et à la gratitude de sa jeune parente, en lui conseillant le mariage le plus propre à favoriser les intérêts et la concorde des deux royaumes. Par malheur, Élisabeth se rappelait avec trop de ressentiment les injurieuses prétentions de Marie à la couronne d’Angleterre, prétentions qui étaient fondées, tant sur la faiblesse de son propre droit, que sur l’ambiguïté de sa naissance, et déjà elle regardait la reine d’Écosse, plutôt comme une rivale à vaincre que comme une amie à concilier. En outre, après s’être vouée au célibat, la reine d’Angleterre ne pouvait trouver aucun plaisir à s’entremettre de mariages, surtout de celui d’une princesse, qui vis-à-vis d’elle, était dans la désagréable position d’une parente, possédant des titres à son trône. Élisabeth sentait aussi que, voisines l’une de l’autre, que femmes toutes deux, et toutes deux reines, on devait nécessairement les comparer sans cesse, sous le rapport de l’esprit, des talents et de la beauté. Toutes ces réflexions jalouses poussèrent Élisabeth, une fois que Marie l’eut consultée sur le choix d’un époux, à tenir une ligne de conduite qui devait traverser, déjouer et brouiller toute négociation au sujet de ce mariage. En conséquence, après avoir bien fait des simagrées et des mystères pour gagner du temps, Élisabeth avisa que Marie ne pouvait agir plus sagement que de prendre le comte de Leicester pour époux. C’était un homme, disait-elle, à qui elle-même eût avec plaisir donné sa main, sans sa détermination de vivre et de mourir vierge.

L’ambitieux et beau Leicester, tout le monde le sait, était le favori d’Élisabeth. Son mérite ne consistait guère que dans les grâces de sa personne, et cependant la reine l’avait appelé aux plus hautes charges de l’état. Aussi, la soupçonnait-on, point assez chatouilleux, de lui avoir laissé prendre sur son cœur plus d’empire qu’elle n’aurait voulu l’avouer. Il est évident que par la proposition de ce seigneur pour époux de Marie, Élisabeth ne désirait que leurrer la reine d’Écosse par une perspective de mariage qui, tout en la détournant de porter ailleurs ses regards, ne produirait définitivement aucun résultat.

Marie Stuart approuva le parti qu’Élisabeth lui proposait en ce que c’eût été pour elle une occasion bien douce d’honorer de son choix un homme né dans la Grande-Bretagne, et un moyen sûr de n’exciter ni les soupçons de l’Écosse, ni le mécontentement de l’Angleterre par une seconde union avec un prince étranger. Mais beaucoup de motifs très plausibles la firent pencher pour une autre personne que Leicester, pour un de ses sujets, proche parent de la reine Élisabeth. Il y avait, dans l’origine et dans les liens de famille de l’individu préféré, des considérations qui rendaient un tel mariage extrêmement avantageux.

L’homme sur qui le choix de Marie tomba était Henri Stuart lord Darnley, fils aîné du comte de Lennox qui vivait exilé en Angleterre. Mathew, père de Darnley, était lui-même fils et héritier de ce Lennox qui avait péri, le 4 décembre 1526, en combattant près de Kirkliston contre les forces alliés d’Hamilton et de Douglas. Le comte Mathew avait sincèrement désiré conclure le mariage dont il avait été question entre Édouard et Marie lorsque celle-ci était encore enfant ; et quand le reste de la noblesse avait complètement abandonné ce qu’on appelait le parti anglais, il demeura fidèle à ses engagements avec Henri VIII. Plutôt que de les violer, et sûr d’être poursuivi s’il restait en Écosse, il passa en Angleterre et se mit sous la protection de ce monarque. Henri fut reconnaissant et ne négligea rien pour dédommager Lennox des chagrins de l’exil et de la perte de ses domaines écossais. Il octroya au noble banni le beau manoir de Temple-Newsome, près Leeds, et lui donna la main d’une de ses nièces. Cette dame était fille de Marguerite, sœur du roi Henri et reine-douairière d’Écosse, qui l’avait eue de son second mariage avec le comte d’Angus, et mère de la reine régnante Marie. Il faut se rappeler que la reine-douairière accoucha de lady Marguerite Douglas pendant qu’elle-même et son mari étaient exilés d’Écosse. Lady Marguerite était donc anglaise de naissance.

Or, au cas que la postérité de Henri VIII vînt à s’éteindre, les détails généalogiques et le fait d’être née en Angleterre concouraient à investir lady Marguerite Douglas d’un droit au trône anglais : droit qui, d’après les idées du temps, pourrait être jugé aussi valable que celui de la reine d’Écosse. Les considérations suivantes vont rendre la chose encore plus claire.

Si la reine Élisabeth mourait sans héritiers, la reine Marie Stuart devait prétendre au trône d’Angleterre comme petite-nièce de Henri VIII par cette même reine Marguerite, sa mère. Lady Lennox, elle, était propre nièce de Marguerite, et se trouvai par conséquent parente d’Élisabeth à un degré de plus que Marie. En outre, la comtesse de Lennox avait, sur la reine d’Écosse, l’immense avantage d’être Anglaise, et il était au moins présumable qu’en cas de compétition à la couronne, les jurisconsultes d’Angleterre donneraient à leur compatriote la préférence sur une étrangère. Il importait donc beaucoup à la reine Marie que pour augmenter sa chance de parvenir un jour au trône anglais, elle réduisît au silence les prétentions de lady Marguerite Lennox ; et il semblait si simple, si désirable de réunir ces deux titres par un mariage entre Henri Darnley et la jeune reine écossaise, qu’une idée de ce genre vint sans doute à l’esprit d’Élisabeth elle-même. Après avoir détaillé à Melville les nombreuses qualités qui distinguaient son favori Leicester, car elle s’obstinait à le recommander au choix de Marie : « Et cependant, ajouta-t-elle en montrant Darnley, vous lui préféreriez ce long garçon-là. » Un tel mot trahissait un soupçon qu’Élisabeth n’aurait pas vu sans déplaisir se réaliser, à savoir qu’on eût déjà des projets de mariage entre Marie et Darnley. Il ne paraît pas toutefois avoir été profondément enraciné ; car, dès que Lennox demanda à la reine d’Angleterre la permission d’aller en Écosse sous prétexte que sa femme avait, comme héritier mâle, des droits au comté d’Angus, elle n’hésita nullement à l’y autoriser. La vérité, probablement, était que, pour refuser une semblable requête, Élisabeth croyait trop bien avoir la puissance de faire échouer toute négociation matrimoniale que Marie entreprendrait, d’abord par son crédit sur la reine elle-même d’Écosse que sans doute elle s’exagérait, ensuite par l’influence que ses intrigues lui avaient gagnée auprès des nobles de ce royaume. Sous ce point de vue, permettre à Darnley, au fils de Lennox, d’aspirer à la main de Marie, ce n’était qu’un moyen d’embrouiller davantage une affaire qu’elle ne désirait pas terminer.

Profitant de l’autorisation d’Élisabeth, le comte de Lennox rentra en Écosse après vingt ans d’absence et y fut favorablement accueilli. À dire vrai, on ne reconnut pas pour valables les titres de sa femme au comté d’Angus qui, comme fief mâle, était entre les mains du comte de Morton, et que ce seigneur administrait au nom de son neveu Archibald Douglas ; mais la reine lui témoigna beaucoup de faveur, une concession de terres prises sur le domaine royal le dédommagea de la seigneurie d’Angus, et on rapporta la sentence de mort et de confiscation qui avait été autrefois rendue contre lui.

Peu de mois après, Henri lord Darnley, fils unique du comte, s’embarqua pour l’Écosse avec la permission d’Élisabeth, et le 16 février 1564 ou 65, il fut présenté à la reine au château de Wemys, entrevue qui devait leur être si fatale à tous deux ! Il n’y avait rien dans l’extérieur de Darnley qui pût faire hésiter Marie à prendre pour époux, comme la politique le lui ordonnait, ce jeune et illustre seigneur qui, du chef de sa mère, pouvait un jour être en droit de lui disputer la couronne anglaise. Loin de là, Henri lord Darnley, quoique d’une taille extraordinaire, était parfaitement bien proportionné ; il avait d’agréables manières et une noble mine ; il séduisit les yeux et le cœur de la reine par la grâce qu’il déployait dans tous les exercices du corps, tels que la danse, la chasse, le maniement des armes, et gagna la faveur des courtisans par une fastueuse libéralité qu’il déployait, grâce aux richesses de sa mère.

Enfin, les sourires de Marie elle-même et la bienveillance avec laquelle on l’avait reçu à la cour l’enhardirent à déposer l’hommage de son amour aux pieds de sa souveraine. La pudeur de Marie s’en effaroucha d’abord, mais elle devint bientôt de meilleure composition.

Pour mieux juger des événements qui vont suivre, il faut faire ici un rapide examen du caractère de Marie et de la conduite qu’elle avait jusques alors tenue. La meilleure source de renseignements à laquelle on puisse recourir, n’est autre que les mémoires de sir James Melville, protestant zélé, courtisan accompli, et certes celui des contemporains de la reine qui à eu les occasions de la connaître le mieux. Ces mémoires, dont l’authenticité ne saurait plus aujourd’hui être suspecte, peuvent à bon droit avoir place parmi les plus précieux matériaux de l’histoire de la Grande-Bretagne.

Depuis son arrivée de France, Marie avait mené une vie si sage, si honorable, si digne enfin du trône qu’elle occupait, que sa réputation s’était répandue dans toute l’Europe. Elle était en même temps si gracieuse et si affable, que, sauf les prédicateurs protestants, dont la prévention contre une reine papiste ne saurait être douteuse, elle avait gagné l’amour et l’approbation unanime de ses sujets. Irréprochable dans sa conduite publique, cette charmante reine aimait à vivre dans une sorte de retraite ; mais toujours elle y était en compagnie de ses dames, toujours les ambassadeurs qui résidaient à sa cour pouvaient parvenir jusqu’à elle. Lorsque Randolph, l’envoyé anglais, venait en de pareils moments lui parler d’affaires politiques : « Je vois, lui disait-elle, que la manière dont je vous reçois ne vous satisfait pas. Mieux vous vaut garder pour une autre fois votre gravité diplomatique, retourner à Édimbourg, et réserver tous vos importants sujets d’entretien jusqu’à ce que la reine y revienne ; car je vous promets, pour moi, ne savoir ni ce qu’elle est maintenant devenue, ni quand elle remontera sur son trône et rentrera dans la salle de conseil. »

Il semblerait que Marie elle-même sût qu’elle avait trop de penchant à plaisanter de la sorte, et craignit d’aller quelque beau jour trop loin. À dire vrai, ce fut ce qui arriva pour un certain Chastellar, aventurier français, à moitié poète, à moitié courtisan, et tout à fait fou. La reine s’amusait souvent de l’originalité de cet homme, et il eut la sottise de se croire autorisé par le sans-gêne dont elle le traitait à se cacher une nuit dans son appartement. Elle le découvrit et le congédia avec de sévères réprimandes, ce qui n’empêcha point notre aventurier, dont le cerveau était détraqué, de recommencer une autre fois ; mais pour cette seconde tentative, il fut condamné à mort et décapité. Différentes circonstances de son exécution dénotèrent bien sa folie. Il refusa les secours spirituels d’un prêtre, se prépara à mourir avec les vers du poète français Ronsard, et lorsqu’il s’agenouilla pour poser la tête sur le billot : – « Adieu, s’écria-t-il, à la plus belle et à la plus impitoyable reine qui ait jamais vécu ! » Telles furent ses dernières paroles.

Tant que la prospérité de Marie dura, sa réputation n’eut rien à souffrir de l’extravagante conduite de Chastellar ; cependant la triste fin du pauvre poète dut vivement affecter la reine et avoir été cause de la prière qu’elle adressa un jour à Melville. Après lui avoir représenté combien elle était jeune et avait de propension à rire, elle lui imposa la tâche délicate de la reprendre toutes les fois que, s’oubliant, il la verrait prête à dire ou à faire une chose peu convenable. Melville prétendit que ce soin regardait Lethington ou le comte de Murray qui tous deux siégeaient dans le conseil de Marie ; mais la reine le força d’accepter auprès d’elle l’office de censeur : « J’aime mieux, dit-elle, les censures d’un ami désintéressé que celles de mes ministres d’état. »

Il y avait alors à la cour de Marie un individu nommé Rizzio, natif de Turin, appartenant à une famille pauvre, mais qui toutefois avait reçu une bonne éducation et qui entre autres talents excellait dans l’art de la musique. Il vint en Écosse à la suite d’un ambassadeur de Savoie ; mais, comme son assistance fut trouvée précieuse pour les concerts particuliers de la reine, il quitta le service de l’envoyé pour celui de Marie. La connaissance que Rizzio possédait de différentes langues, lui fut une recommandation auprès de sa royale maîtresse. Elle l’employa à tenir sa correspondance étrangère, et le trouva si utile, si capable, si intelligent, que, lors du départ d’un secrétaire qu’elle avait amené de France, elle promut le Piémontais à ce poste confidentiel. Cette position, bien entendu, lui procura un facile accès chez Marie et de fréquents tête-à-tête avec elle. La familiarité avec laquelle la reine le recevait naturellement, comme un homme de peu d’importance, dont elle utilisait l’aptitude aux affaires et aimait le talent musical, blessa l’amour-propre de la fière noblesse écossaise. Elle remarqua avec indignation que c’était le secrétaire étranger qui en vertu de son office présentait à Marie tous les papiers auxquels il lui fallait apposer sa signature ; et quelques seigneurs haussaient les épaules ou fronçaient les sourcils en le rencontrant chez Sa Majesté. D’autres, qui avaient des faveurs à obtenir de la cour, remarquèrent aussi la prérogative dont jouissait Rizzio ; mais, tenant une conduite opposée, ils s’adressaient à lui pour mener leurs intrigues à bonne fin, de sorte que les cadeaux qui pleuvaient sur le secrétaire l’enrichirent promptement.

Néanmoins Rizzio s’aperçut qu’il était entouré d’ennemis, et confia à Melville son dégoût d’une place qui le rendait en butte à tant de haines. Melville, avec son bon sens habituel, lui conseilla de ne plus donner à personne la preuve de son crédit auprès de la reine, et, pour éviter de paraître trop familier avec elle, d’avoir garde de lui parler bas en présence de ses nobles. Mais Rizzio revint quelques jours après dire à Melville que la reine Marie lui ordonnait de mettre dans leurs relations la même liberté qu’autrefois. Aussi sensé que fidèle, Melville informa alors la reine des deux conversations qu’il avait eues avec son secrétaire et de l’envie que sa faveur attirait sur un homme qui n’était pas d’un caractère à l’endurer. Marie ne s’offensa point d’une telle réprimande, mais répliqua qu’elle n’employait Rizzio que comme elle avait employé son prédécesseur, et ne voulait nullement qu’on la gênât dans sa correspondance privée.

Si imprudente que fût la conduite de la reine, le seul reproche que ses rapports avec son secrétaire semblent lui avoir attiré à cette époque de sa vie était d’accorder trop d’influence politique à un étranger de basse naissance qu’elle avait tiré d’un rang obscur ; mais plus tard on se le rappela pour en faire le texte de graves accusations.

La puissance du signor David, comme on appelait ordinairement Rizzio, passait pour si vaste, que Henri Darnley, pour parvenir à la main de la reine, jugea prudent de s’assurer l’appui de cet homme. Or la supposition qu’il pouvait avoir du crédit en pareille circonstance augmenta singulièrement sa vanité.

Cependant, Élisabeth fut non moins surprise que dépitée d’apprendre que la jeune reine d’Écosse avait formé avec Darnley un engagement qui allait se terminer par un mariage. La souveraine d’Angleterre avait sans doute espéré qu’en permettant à Darnley de visiter l’Écosse, elle ne faisait que mettre en scène une nouvelle marionnette qu’il lui serait toujours loisible de retirer. En effet, comme toutes les propriétés anglaises du comte de Lennox étaient en sa puissance, elle s’imaginait être maîtresse de régler à son gré les moindres mouvements et du père et du fils. Son erreur l’irrita fort. À son instigation, les membres de son conseil privé rédigèrent une liste de prétendus périls auxquels s’exposerait Marie par son mariage avec Darnley ; et un ambassadeur extraordinaire se rendit à la cour d’Écosse pour y appuyer du poids de tous les arguments possibles les objections qu’Élisabeth et ses ministres élevaient contre le choix d’un souverain qui ne dépendait pas d’eux. Marie se fut montrée reine trop faible et femme de trop bonne composition, si elle s’était soumise à cette insulte. Elle avoua son dessein d’épouser Darnley, se justifia avec dignité de prendre un tel époux, affecta en même temps un vif désir de réconcilier la souveraine sa sœur avec cette union, et parvint à démontrer clairement que l’homme par elle choisi réunissait toutes les qualités qu’Élisabeth, au commencement de leur négociation, lui avait tant recommandées comme indispensables. Elle proposa même de différer la cérémonie nuptiale au cas qu’elle pût par ce sacrifice obtenir l’approbation de sa chère parente et alliée.

Le ton ferme de la réplique de Marie prouvait qu’elle était résolue à ce mariage. Élisabeth ne vit plus d’autre moyen de le rompre que d’exciter les Écossais eux-mêmes à s’y opposer. Rien ne semblait lui être aussi facile ; et d’abord, elle jouissait d’une vaste influence auprès de tous les zélés protestants d’Écosse, qui, depuis l’invasion française de 1560, la regardaient comme leur amie dévouée, comme la plus ardente protectrice de leur foi. Ce qui augmentait beaucoup l’influence d’Élisabeth à l’époque dont nous parlons, était que le comte de Murray venait de quitter la cour et déclarait s’opposer en tout point au mariage projeté.

Ce seigneur était demeuré jusques alors premier ministre de la reine, et avait dirigé les affaires du royaume avec autant d’habileté que de bonheur. Mais il entrevoyait, dans la prochaine union de Marie et de Darnley, la perte de sa puissance. D’ailleurs, il avait été vivement offensé de ce que le comte de Bothwell, son ennemi implacable, qui même avait été banni pour avoir soi-disant conspiré contre ses jours, eût obtenu la permission de rentrer en Écosse. Pour détruire un tel sujet de plainte, on avait de nouveau exilé Bothwell ; mais rien n’avait pu décider Murray à consentir au futur hymen de sa sœur. D’autre part, Darnley, avec l’imprudence et la folie de la jeunesse, s’était montré peu bienveillant pour le frère de sa fiancée. Jaloux de le voir tout-puissant, il lui enviait encore les vastes domaines que cette toute-puissance lui avait acquis. Il en exprimait hautement son déplaisir, et ne se taisait même pas en présence des gens les plus capables de rapporter ses paroles au ministre qu’elles intéressaient particulièrement. Prévoyant donc que le mari agréé par la reine chercherait à le perdre et à lui ravir son autorité, Murray, en même temps, ouvrit, et cela tout d’un coup, les yeux sur l’imminent péril auquel ce mariage exposerait sans doute la religion protestante. Jusques alors son zèle ne s’était pas alarmé de l’exercice que le culte catholique recevait dans l’intérieur de la reine ; nous l’avons même vu en personne, son épée nue à la main, défendre l’entrée de la chapelle particulière de sa sœur pendant qu’on y célébrait la messe. Mais maintenant que Marie allait prendre pour époux un de ses co-religionnaires qui néanmoins n’était pas un papiste bigot, il partageait l’avis des exaltés qui regardaient la célébration d’une messe comme plus dangereuse à l’état qu’une invasion de dix mille hommes. Murray et John Knox, qui deux années avant s’étaient brouillés à cause de l’indulgence du comte envers Marie, se réconcilièrent ; et comme ils n’étaient plus divisés sur ce point, ils purent de nouveau envisager du même œil les affaires tant religieuses que politiques.

Murray appuya donc dès lors les ministres de la religion protestante, qui, par un acte rendu dans une assemblée des représentants de tout le clergé national, demandaient formellement que la reine n’eût pas plus droit qu’aucun de ses sujets d’assister à la messe. Cette extravagante pétition était suivie de la requête plus raisonnable, qu’on assignât quelques moyens de subsistance aux pasteurs réformés sur les revenus et domaines de l’église catholique. Venait ensuite la condition que le reste des biens de cette église, après qu’on en aurait déduit les émoluments du clergé presbytérien, fût employé à secourir les pauvres et à doter des écoles. Qu’on accédât à cette demande qui eût beaucoup appauvri les nobles, car presque toutes les propriétés ecclésiastiques étaient passées entre leurs mains, c’était fort improbable ; mais à celle-là en succédait une que le train dont les choses vont sur la terre rendait radicalement impossible, car elle exigeait la complète suppression du vice et de l’immoralité. À ces requêtes la reine répondit avec une extrême douceur qu’elle n’était pas encore convaincue de l’idolâtrie de la messe, et réclama de fort bonne grâce qu’on la laissât jouir elle-même de la liberté de conscience qu’elle accordait volontiers aux autres. Elle promit de faire droit aux réclamations des prédicateurs, et de régulariser le paiement de leurs honoraires. Pour le reste, elle le passa prudemment sous silence.

Les concessions et les efforts de Marie obtinrent d’un très grand nombre de nobles qu’ils consentissent à son mariage ; mais Murray demeura inébranlable. Le duc de Châtellerault embrassa sa cause dans la crainte que l’élévation de la famille Lennox n’amenât la ruine de la sienne, car il existait une vieille inimitié entre la maison de Lennox et celle d’Hamilton. Peut-être aussi le duc se souvenait-il de ses propres droits au trône si la reine mourait sans héritiers.

La haine que les deux partis se portaient éclata d’abord, d’après le caractère de l’époque, par de secrètes conspirations du genre le plus odieux. Darnley forma le dessein d’assassiner Murray ; et Murray dressa une embûche pour faire Darnley et la reine prisonniers, avec l’intention de livrer le futur époux à Élisabeth et d’enfermer Marie dans quelque lieu sûr. Ces deux complots devaient réussir, mais plus tard et par des moyens différents de ceux qui furent alors employés ; pour le moment, ils échouèrent tous deux.

Tandis que l’horizon se rembrunissait ainsi, la reine résolut d’accomplir sans retard le projet qu’elle méditait, et qui, appuyé d’abord par des considérations politiques, était ensuite devenu une affaire à laquelle son cœur s’intéressait vivement. Le 29 juillet 1565, elle épousa Darnley. Une dispense du pape avait été préalablement obtenue, et la cérémonie se célébra d’après les formes du culte catholique. À leur union il fut déclaré roi d’Écosse.

Aussitôt, Murray et le duc de Châtellerault, avec Argyle, Glencairn, et Rhotes, tous, excepté le duc, zélés partisans de la religion protestante, prirent les armes. Mais, avant qu’ils pussent rassembler deux mille chevaux, ils furent attaqués par l’armée de la reine, car au premier signal de Marie, les vassaux de la couronne étaient accourus nombreux et pleins d’ardeur se ranger sous sa bannière. Elle-même, revêtue d’une légère armure et portant des pistolets à l’arçon de sa selle, caracolait à la tête de ses troupes. Les rebelles furent, obligés, à mesure que la reine avançait, de se sauver d’un lieu dans un autre ; ils battirent en retraite devant elle, sans paraître avoir d’autre but que d’échapper à sa poursuite, et cette circonstance fit dire qu’ils avaient moins fait la guerre que joué à cache-cache. Enfin, ils se virent si rudement pressés, qu’il leur fallut débander leurs forces et se retirer en Angleterre. Comme ils avaient pris les armes à l’instigation d’Élisabeth, ils espéraient trouver aide et protection sur son territoire. Murray et l’abbé de Kilwinning, l’un de la part des réformés, l’autre au nom des Hamilton ses parents, reçurent de leurs amis communs la mission de se rendre à Londres pour y exposer leur détresse, et réclamer les secours qu’ils se croyaient en droit d’attendre de la reine anglaise.

Mais l’accueil qui leur fut fait trompa toutes leurs espérances. Élisabeth ne vit plus en eux que des gens qui ne pouvaient lui rendre aucun service immédiat ; d’ailleurs, elle désirait se soustraire aux accusations des ambassadeurs de toutes les principales puissances d’Europe, qui lui reprochaient de trahir la cause des souverains en général, par l’encouragement qu’elle avait donné aux rebelles d’Écosse.

Mécontente de se voir en butte à des reproches auxquels ses propres opinions sur l’autorité royale la rendaient particulièrement sensible, Élisabeth résolut de se conduire avec les envoyés des lords bannis, de manière à se débarrasser elle-même du scandale aux dépens de leur honneur.

Dans ce but, elle fit secrètement prévenir le comte de Murray et son collègue qu’ils perdraient sur-le-champ et à tout jamais la faveur et la protection de la reine d’Angleterre, s’ils osaient prétendre à des secours en vertu d’un arrangement quelconque passé entre elle et eux avant leur révolte. Les envoyés furent contraints d’en passer par cette humiliante alternative ; mais sans doute ils espérèrent qu’Élisabeth se souviendrait d’elle-même des promesses que par obéissance pour ses ordres ils s’abstiendraient de lui rappeler.

En conséquence, lorsque Murray et l’abbé de Kilwinning se rendirent auprès de la reine, elle manda les ambassadeurs de France et d’Espagne, et, devant eux, exhorta les réfugiés écossais à confesser qu’elle ne les avait nullement excités à la rébellion ; puis, après s’être ainsi disculpée elle-même : « Vous venez de dire la vérité, s’écria-t-elle en leur tournant le dos, car ni moi ni personne en mon nom ne vous à poussés à la révolte contre votre souveraine. C’est pourquoi, sortez d’ici, traîtres que vous êtes ! » Malgré une réception en apparence si sévère, les bannis furent autorisés à vivre de pillage du côté méridional de la frontière, et sous main Élisabeth leur distribua de l’argent. Les Hamilton avaient marché sous la même bannière, mais non vers le même but que Murray et ses partisans. L’insurrection des uns avait un motif tout différent de celle des autres. Le duc de Châtellerault négocia pour lui et les siens, indépendamment de Murray, et ce fut avec beaucoup de peine qu’il obtint de la reine d’Écosse, moyennant soumission, un pardon séparé.

Marie fut alors au comble de ses vœux ; elle avait épousé l’élu de son cœur ; toute opposition à sa volonté était vaincue ; enfin, il lui suffisait d’intenter une poursuite judiciaire contre Murray et ses complices, pour que leurs domaines fussent confisqués et eux-mêmes à jamais bannis d’Écosse.

La reine assembla un parlement à cet effet, et conçut l’espoir d’obtenir, du moins des membres de cette assemblée qui professaient sa religion, un peu de tolérance, un peu de relâchement aux rigueurs de l’autre parti. Tout naguère, le jour de Pâques, un prêtre catholique avait été saisi au moment où il disait la messe, revêtu des habits sacerdotaux, et un calice entre les mains, on l’avait attaché à la croix de la grande place d’Édimbourg, et là couvert d’ordures et de boue. « Ce furent ses œufs de Pâques, » dit l’historien de la réforme. Quand de si honteuses violences étaient permises, on peut pardonner à la reine d’avoir désiré que ses co-religionnaires fussent à l’abri du péril et de l’insulte.

Mais on ne saurait pareillement excuser Marie d’être entrée dans la ligue de Bayonne, dont le but, de la part de la France, de l’Espagne, et des autres puissances signataires, était la ruine et la destruction absolues du protestantisme, par tous les moyens de fraude et de force que le hasard offrirait comme plus favorables. Par son accession à cette ligue, Marie s’arrogeait le droit d’imposer ses doctrines aux consciences des autres avec cette injustice et cette tyrannie dont elle s’indignait tant lorsqu’on l’employait contre elle et les catholiques. Mais, quelques mesures que la reine projetât de prendre en faveur des Écossais de sa communion, il se préparait une série d’événements qui devaient priver Marie, comme souveraine, de toute puissance, soit pour le bien soit pour le mal.

CHAPITRE VII.

Caractère de Henri Darnley. – Ses querelles avec Marie. – Il conçoit de la haine contre Rizzio, qui est assassiné. – Le roi abandonne et désavoue les conspirateurs qui se réfugient en Angleterre. – Murray revient d’exil et se réconcilie avec la reine. – Discussion sur la culpabilité ou l’innocence de Marie. – Ses continuelles disputes avec Darnley, qui menace de passer en pays étranger, et donne à sa femme d’autres sujets de plaintes. – Bothwell s’élève dans la faveur de la reine. – Son histoire. – Il reparaît à la cour lors du bannissement de son ennemi Murray, et se raccommode avec lui lors de son rappel. – Mécontentement d’Élisabeth lorsque Marie accouche d’un fils. – Bothwell est nommé gardien du Liddesdale. – Il est blessé. – Marie le visite au château de l’Hermitage. – Apparente réconciliation de Marie et de Darnley. – Darnley est assassiné. – Conséquences de ce crime. – Acquittement de Bothwell. – Mariage de la reine. – Insurrection. – La reine se sauve à Dunbar. – Elle s’avance avec une armée jusqu’à Carberry-Hill. – Fuite de Bothwell. – La reine se rend. – On l’emmène à Édimbourg. – La populace l’insulte. – On l’envoie prisonnière à Lochleven. – Elle abdique. – Le comte de Murray est déclaré régent.

 

Le caractère faible mais violent de Darnley fut la principale cause des infortunes de Marie ; car, jusqu’à son mariage avec le malheureux prince, sa vie avait coulé d’un cours facile et calme, et pendant les deux dernières années, son gouvernement avait été comme prospère et fortuné. À dater, au contraire, de cette triste époque, ce fut pour elle une suite presque constante de malheurs.

Pourtant, à ne considérer que la surface des choses, l’union qu’elle avait conclue se recommandait à beaucoup d’égards. Dans son titre à l’héritage de la couronne anglaise, s’en confondait ainsi un autre qui aurait pu être préféré au sien. Son mari était beau, vermeil de santé, enfin doué de tous les agréments physiques. Quant aux qualités morales, la reine, le jugeant avec l’indulgence qu’on éprouve toujours envers l’objet aimé, lui supposait au moins la dose la plus commune de bon sens et de reconnaissance.

Malheureusement, l’époux qu’elle s’était choisi avait quatre ans de moins qu’elle-même ; et, plus malheureusement encore, c’était un fou qui joignait tant d’impatience et tant de vanité à des passions si violentes et à un jugement si faux, qu’il n’eût jamais pu se donner le nom d’homme, dans la vraie acception du mot, s’il avait vécu avant le déluge. En vain la reine, dans l’excès de sa tendresse, avait-elle partagé son rang suprême avec lui, il ne la payait que d’ingratitude ; et, sans être reconnaissant des faveurs dont elle le comblait par amour, il se montrait maussade et bourru dès que la moindre chose lui était refusée. Il ne reconnaissait nullement l’autorité de son père ; aussi le comte de Lennox tarda peu à quitter la cour de dégoût. Le vieillard souffrait trop de voir son fils s’abandonner non seulement aux plaisirs, mais encore aux vices de la jeunesse ; et cela, avec une absence de toute retenue, qui forçait Marie à rougir d’avoir fait choix d’un jeune homme si dissolu et si grossier, si relâché de mœurs et si emporté de caractère, pour l’asseoir près d’elle sur un trône comme celui de l’Écosse. Insolent et impérieux de son naturel, Darnley ne pouvait endurer les remontrances, avec quelque douceur qu’elles fussent faites ; et il réclama ses prérogatives matrimoniales, c’est-à-dire une part de souveraineté égalant celle de la reine, avec un avide empressement qui dégoûta beaucoup Marie. Enfin, elle se lassa de la société d’un homme qui ne savait pas se conduire lui-même et ne voulait être gouverné ni par sa bienfaitrice ni par personne. Quoi de plus simple ! tandis, en effet, que Marie ne négligeait rien pour lui plaire, Darnley, de son côté, s’obstinait à ne pas lui céder sur le plus petit point, et de la sorte, ne lui témoignait ni affection comme époux ni déférence comme sujet.

Voyant qu’il perdait chaque jour dans l’affection de la reine, Darnley fut disposé, comme c’est l’usage des gens de son caractère, à imputer plutôt ce refroidissement progressif aux suggestions de quelque ennemi privé qu’à ses propres démérites. La personne qui encourut principalement ses soupçons fut Rizzio ; cet étranger avait été son ami avant son mariage, et avait favorisé son amour le plus qu’il avait pu ; mais, depuis lors, il s’était permis d’adresser des représentations qui avaient été mal reçues. Une telle audace augmenta la malveillance du roi ; et, dès qu’il se mit à attribuer au secrétaire italien le retard qu’on mettait à l’investir de la moitié du pouvoir royal, il n’hésita plus à tirer une vengeance terrible de l’insulte dont il se croyait atteint.

Le jeune roi communiqua donc ses projets au comte de Morton et aux autres membres de la famille Douglas, qui, alliés à sa mère du chef de son aïeul Angus, avaient vu son élévation avec beaucoup d’intérêt. Ils s’enorgueillissaient tous d’un parent qui avait obtenu la main de leur souveraine, et l’Écosse était une contrée où l’on faisait si peu de cas de la vie, qu’ils étaient passablement disposés à lui complaire en le débarrassant d’un misérable musicien qui s’était immiscé dans les affaires de l’état, et osait se poser comme le patron ou l’adversaire des nobles. Ils se prêtèrent d’autant plus volontiers à rendre un tel service au jeune roi, que Rizzio passait à leurs yeux pour le principal instigateur des sévères mesures dont le comte de Murray et les lords bannis étaient menacés, et pour un chaud partisan de la religion catholique.

Quand il eut été résolu que Rizzio mourrait, on discuta sur la manière dont il serait mis à mort. Morton, Ruthven, et d’autres de leurs complices, voulaient qu’on saisît le secrétaire dans son logement ou lorsqu’il traverserait la cour du palais, et qu’alors on le traitât comme on avait traité Cochrane le jour où le chef de la famille Douglas acquit le surnom de Sonnette-au-Chat. Mais la seule proposition qui obtint l’assentiment de Darnley, fut qu’on s’emparât de la victime en présence même de la reine, pour que la pauvre femme conçût une vive épouvante et entendît les sarcasmes dont il se proposait d’accabler son favori. Lorsqu’on pense que Marie, à l’époque où cette scène de violence et d’horreur allait se passer devant elle, était enceinte de sept mois, on ne frémit pas moins de la brutalité de celui par qui fut imaginé un plan si atroce, que de la barbarie de ceux qui, de sang-froid, entreprirent de l’exécuter.

Ce fut le 9 mars 1566 que l’œuvre de sang s’accomplit. La reine soupait dans une petite pièce voisine de sa chambre à coucher avec la comtesse d’Argyle, Rizzio, et une ou deux autres personnes. Soudain Darnley entra, et, sans saluer la compagnie, sans prononcer une seule parole, il lança à Rizzio un regard sombre et vindicatif. Après lui venait lord Ruthven, la figure pâle et cadavéreuse ; car, malade depuis long-temps, il avait quitté son lit pour prendre la principale part au meurtre projeté ; le reste des assassins les suivaient. Ruthven somma Rizzio de quitter incontinent une place qu’il n’était pas digne d’occuper. Le malheureux Italien, comprenant que l’arrivée si soudaine de ses ennemis devait ne lui présager rien de bon, se leva en sursaut, retint la reine par le bas de sa robe, et implora sa protection. Darnley le força bientôt de lâcher Marie. George Douglas, bâtard de la famille d’Angus, arracha au roi le poignard qu’il portait à sa ceinture, et en frappa Rizzio, qui fut alors entraîné dans l’appartement extérieur où on le perça de cinquante-six blessures. La reine s’épuisa en prières et en supplications pour sauver la vie de son serviteur ; mais quand elle apprit que l’infortuné était mort : – « Je vais sécher mes larmes, s’écria-t-elle, et songer à la vengeance ! » Pendant que le meurtre se consommait, Morton, le chancelier du royaume, dont le devoir était de donner force aux lois, garda les portes du palais avec cent soixante hommes armés pour que les assassins ne fussent pas dérangés dans leur sanguinaire besogne.

Aussitôt que cet abominable forfait fut commis, Darnley se trouva en proie à l’irrésolution et à la crainte qui, dans des esprits comme le sien, succèdent souvent à des actes de folle violence. Il se fût alors estimé heureux de n’avoir trempé en rien dans le crime dont lui-même avait conçu l’idée ; aussi, pour expier en quelque sorte le chagrin que la reine avait souffert, il l’aida et l’accompagna dans sa fuite d’Édimbourg au château de Dunbar, où la rejoignirent aussitôt Huntley, Bothwell, et d’autres de ses plus fidèles courtisans. Elle fut bientôt à la tête d’une armée de huit mille hommes, force contre laquelle les meurtriers de Rizzio ne devaient pas espérer tenir. Au fait, tous les plans que les conspirateurs s’étaient promis d’exécuter après l’assassinat de leur victime, échouèrent par la défection de Darnley et par son raccommodement inattendu avec la reine.

Cependant, à la nouvelle du succès de la conspiration contre Rizzio, les comtes de Murray et d’Argyle qui, on le sait, étaient bannis, avaient quitté l’Angleterre dans l’espérance de voir Morton et Ruthven en possession de l’autorité suprême ; mais loin de là, ils les trouvèrent réduits à toute extrémité et sur le point de fuir dans les états d’Élisabeth. Toutefois, Murray et son compagnon tirèrent cet avantage du malheur de leurs amis, que la reine oublia tout-à-fait leur rébellion pour ne se souvenir seulement que de l’insulte plus récente et plus mortelle qu’elle avait reçue, et ne témoigna guère d’éloignement à leur pardonner leur trahison, pourvu qu’ils abandonnassent la cause de Morton et de ses complices. Ce fut ce que Murray n’hésita point à faire. Il rentra donc en faveur près de Marie ; au contraire, Morton et ses partisans allèrent occuper les manoirs northumbriens qui avaient naguère servi d’asile aux seigneurs compromis dans la guerre dite de cache-cache.

Quand Marie et Murray se revirent, la reine pleura. Peut-être sentit-elle en ce moment combien il lui en avait coûté de n’avoir pas suivi le conseil de son frère, et de s’être abandonnée à sa subite passion pour Darnley. Le comte ne fut pas moins ému ; et si une entière confiance s’était alors établie entre eux, ils n’auraient sans doute ni l’un ni l’autre péri d’une mort sanglante. La réputation de Marie était encore exempte de tout reproche, car on peut regarder comme une imposture de plus fraîche date l’accusation grossière d’une criminelle intrigue avec Rizzio[3]. Certes, pour ne pas la croire dénuée de tout fondement, il faut, malgré l’opinion de toutes les personnes qui approchèrent Marie, s’être persuadé que cette pauvre reine fut un monstre de dépravation. Le comte de Murray, de son côté, n’avait pas encore pris d’engagements si indissolubles, qu’il lui fallût de toute nécessité en venir à une guerre ouverte contre la personne et la puissance de sa sœur. Mais une profonde méfiance s’était emparée de chacun d’eux, et probablement ils n’osaient plus compter désormais sur la sincérité l’un de l’autre.

Voici que nous atteignons un endroit de l’histoire d’Écosse où nous devrons, à une controverse qui à produit déjà de nombreux volumes, en ajouter un nouveau, ou resserrer dans une narration concise les détails de ce lugubre épisode, énoncer l’opinion individuelle qui est résultée pour nous d’un consciencieux examen des faits, et renvoyer les lecteurs qui, doutant de la justice de nos conclusions, désireraient pouvoir porter eux-mêmes un jugement, aux ouvrages dans lesquels la reine est, soit attaquée, soit défendue. La vérité est que toutes nos enquêtes et toutes nos recherches n’ont eu pour résultat ni de nous autoriser à conclure aussi positivement que beaucoup d’auteurs la culpabilité de Marie, ni de nous mettre à même de la proclamer du ton triomphant de certains autres, innocente de toute participation directe ou tacite à la mort de son époux. Raisonnant donc sur des probabilités, à défaut de pouvoir le faire sur des indices assez certains, nous avons fini par adopter une opinion analogue à celle que les jurés écossais veulent exprimer lorsqu’ils rendent un verdict conçu en ces termes : – « La chose n’est pas suffisamment prouvée. » C’est-à-dire que si, d’une part, il y a insuffisance de preuves pour avérer le crime d’un accusé, de l’autre, cependant, existent des soupçons trop graves pour qu’on l’acquitte sans constater d’une manière formelle les doutes qui planent sur sa culpabilité ou son innocence. Ces précautions prises, nous continuons notre récit.

Par une déclaration que la reine décida Darnley à publier, il désavoua effrontément toute complicité à l’acte de violence qu’il avait néanmoins ordonné de commettre. Mais cette lâche démarche ne lui attira que haine et mépris. La reine fit poursuivre sept des meurtriers de Rizzio ; mais, et on ne saurait trop louer sa clémence, deux hommes de basse condition furent seuls exécutés pour un complot du genre le plus odieux dans lequel tant de personnages influents avaient trempé. Marie ne se montra-t-elle si indulgente que pour empêcher le scandale qu’eussent produit des conspirateurs d’un rang plus élevé, si, pour se défendre, ils avaient allégué l’ordre du roi ? Elle fut mal payée, en tout cas, d’avoir sacrifié son propre ressentiment pour sauver l’honneur de son mari. Il retomba dans ses habitudes vicieuses et dégradées ; se livra sans plus de contrainte qu’autrefois à son penchant pour la mauvaise compagnie et la plus vulgaire débauche ; enfin, dans ses moments d’arrogance et de grossièreté, arracha souvent, même en public, des pleurs aux yeux de la reine.

La naissance d’un fils, dont Marie accoucha le 19 juin de la même année, et qui ne fut autre que Jacques VI, n’amena aucun raccommodement entre ses père et mère. Darnley, avec son naturel égoïste et capricieux, était incapable d’exercer assez d’empire sur lui-même pour ne pas saisir les nombreuses occasions qui se présentaient d’offenser Marie ; et Marie, reine et femme, souffrait d’autant plus vivement des nouvelles insultes qui lui étaient faites chaque jour, qu’elle n’avait pas encore oublié que l’homme, que le simple sujet, avec qui elle avait partagé son trône, avait tout récemment introduit une bande d’assassins dans sa chambre à coucher pour y poignarder en sa présence un de ses plus chers serviteurs. Il en résulta entre eux des querelles qui devinrent journellement plus violentes.

Odieux à la reine, le roi n’était pas moins détesté des nobles, et non-seulement de ceux qui portaient un entier dévouement à Marie, mais de beaucoup d’autres, que leur parenté avec Morton et ses complices, bannis à cause du meurtre de Rizzio, rendaient avides de punir Darnley d’avoir abandonné leur cause. Dans un de ces accès de colère que lui causaient le dédain général et le rôle insignifiant auquel il était réduit, le sot et pétulant jeune homme résolut de quitter le royaume. Son père, le comte de Lennox, communiqua ce projet à la reine, et s’efforça en vain d’obtenir de lui qu’il y renonçât. Marie recourut aux raisonnements et même aux prières pour décider du moins son fantasque époux à expliquer le motif d’un voyage qui serait préjudiciable à leur honneur commun. Il s’obstina au silence ; et voyant qu’il avait un moyen de l’affliger, demeura aussi insensible à ses caresses qu’aux représentations des membres du conseil privé.

Pendant tout cet intervalle, les torts qui occasionnèrent les brouilles domestiques du roi et de la reine, du moins le scandale de la publicité de leurs querelles, semblent devoir être exclusivement rejetés sur Darnley. Il murmurait qu’on ne lui accordât que si peu de puissance, si peu d’autorité ; et cependant, quel funeste emploi, quel horrible abus n’en avait-il pas fait ! Il se plaignait de n’avoir ni une escorte ni une suite convenables à son rang. Pour réfuter cette objection, Marie répondait que ses propres domestiques étaient toujours aux ordres de son époux, mais qu’elle ne pouvait pas forcer les nobles à se rendre auprès de lui, car c’était son affaire personnelle de se les attacher par sa courtoisie et sa politesse. À ces griefs de Darnley, des historiens en ont ajouté un autre qu’il n’élevait pas lui-même, à savoir qu’on le laissait manquer d’argent et du simple nécessaire. Mais, loin de là ; les registres du trésor établissent que Darnley, en trois semaines, avait plus dépensé que la reine en six mois. Le Croc, l’ambassadeur français, nous apprend qu’à cette époque, où certes Marie à été grossièrement calomniée par ceux qui prennent à tâche de la faire paraître aussi coupable que possible, il ne vit jamais Sa Majesté l’objet de tant d’affection, d’estime et de respect, et que jamais non plus il n’avait tant régné d’harmonie à sa cour ; résultat qui ne devait être attribué qu’à la prudence de sa conduite. Si cet heureux état de choses changea bientôt, ce fut que, malheureusement, elle dévia des principes qui l’avaient produit.

Parmi les courtisans s’élevait alors un favori nouveau, à la mauvaise influence de qui on peut imputer les principales erreurs de la vie de Marie Stuart et les plus grandes infortunes de son règne. Le comte James de Bothwell était né d’une puissante famille et occupait la charge de lord grand-amiral d’Écosse. Il professait la religion catholique, et était le seul noble, excepté lord Seton, qui fût resté fidèle à Marie de Guise pendant la guerre de 1559 ou 60. Dans les troubles qui éclatèrent ensuite, il avait uniformément servi la cause le plus en accord avec les vœux de la reine. Du reste, hardi, plein d’ambition, et fougueux de caractère, il était sans cesse engagé dans des querelles que souvent il ne pouvait soutenir. Sa plus récente dispute de ce genre avait été avec le puissant comte de Murray qui l’accusa d’avoir voulu l’assassiner. Bothwell, faute de pouvoir prouver qu’il n’était pas coupable, se sauva en France. Il repassa en Écosse vers 1564 ou 65 ; mais Murray insista encore pour qu’il subît un jugement ; et comme l’accusateur proposa de comparaître avec une armée de cinq cents hommes, l’accusé, qui ne pouvait lutter avec un antagoniste si redoutable, s’exila une seconde fois. Lorsque Murray tomba en disgrâce pour s’être opposé au mariage de la reine avec Darnley, naturellement ses ennemis regagnèrent la faveur de Marie. C’est ainsi que lord Gordon, dont le père était mort dans la bataille livrée à Corrichie contre Murray, fut réintégré dans ses titres et ses honneurs, et Bothwell rappelé de France. Leur différend avec Murray, pour lors banni à son tour, fut une recommandation près de la reine ; et Bothwell obtint la charge importante de gardien et de lieutenant-général de toutes les frontières. À l’époque du meurtre de Rizzio, Bothwell tenta de déjouer les projets des conspirateurs ; ses efforts furent infructueux, mais ensuite il aida matériellement Marie à gagner Dunbar après s’être évadée d’Édimbourg, et lui amena la presque totalité des troupes qui la mirent à même de revenir vers la capitale et de contraindre Morton à l’exil. En récompense on le nomma gouverneur des châteaux de Dunbar : comme cette forte citadelle est située dans le Lothian oriental où il avait tous ses vassaux et tous ses domaines, ce poste était pour lui d’une énorme importance. Enfin, lorsque la reine se réconcilia avec Murray et Argyle, elle mit pour condition que ces seigneurs se raccommodassent avec Bothwell et Huntley.

Toutes ces marques de distinction accordées à Bothwell n’avaient rien que de fort simple. Il était au contraire naturel que la reine favorisât un sujet de si haut rang, qui toujours avait servi sa cause, lorsque tant de nobles avaient travaillé par tant d’outrages et de violence à détruire son autorité. Mais avant les couches de Marie en juin 1566, Bothwell n’avait pas encore pris beaucoup d’ascendant sur ses actions. En effet, à cette intéressante période, lorsque lui et Huntley désirèrent qu’on leur permît de loger dans le château d’Édimbourg, l’entrée leur en fut refusée par Murray, sans que la reine manifestât aucun déplaisir du refus fait à leur demande. Il n’est cependant pas douteux que Bothwell, peu après cette date, ne soit parvenu à une éminente faveur près de sa souveraine. Insolent de caractère et dissolu dans ses mœurs, il était, dit-on, généralement détesté. Il semble probable que la réconciliation de Murray et de ce nouveau favori ne fut sincère ni d’un côté ni de l’autre, et que le premier se conforma seulement au désir de la reine par l’espoir que la témérité de Bothwell, l’entraînant bientôt dans quelque nouvelle intrigue, donnerait lieu à de nouvelles accusations contre lui. C’est du 19 juillet 1566, époque où se termina le mois de retraite occasionné à Marie par ses couches, au commencement d’octobre de la même année, que sa passion pour Bothwell se développa, disent ses accusateurs, et devint tout à fait criminelle. Les choses purent-elles aller si vite ? nous voudrions le nier. Toutefois, qu’on réfléchisse aux termes où en étaient la reine et son mari : le temps fut certes assez long pour que Bothwell atteignît un degré de faveur capable de stimuler l’audacieuse ambition d’un homme présomptueux et de le pousser, pour la satisfaire, aux mesures les plus téméraires. Cependant, d’autres personnes encore devenaient chaque jour plus intéressées à perdre la malheureuse Marie.

Jamais Élisabeth, sa puissante voisine, n’avait regardé de bon œil la reine d’Écosse ; mais la reine d’Angleterre pensa que la naissance d’un fils donnait à sa rivale tant de supériorité, qu’elle ne put, quand elle apprit l’événement, dissimuler son dépit. Elle était de l’humeur la plus gaie et dansait de tout cœur lorsqu’elle reçut la nouvelle en question ; mais aussitôt qu’elle en fut instruite, adieu plaisir et gaîté. Élisabeth abandonna la danse, s’assit, appuya la tête sur sa main, et ne cessa de répéter tristement à ses dames que la reine écossaise avait mis au monde un beau garçon, tandis qu’elle-même n’était qu’une souche stérile. À dire vrai, elle reprit le matin suivant cet empire d’elle-même qui lui était habituel, et, affectant la plus grande joie de l’heureux accouchement de sa chère sœur, dit que le plaisir qu’elle éprouvait d’une si bonne nouvelle avait dissipé une indisposition qu’elle ressentait depuis quelques jours. Elle eut l’air d’accepter très gracieusement l’honneur d’être marraine du nouveau-né, et renfermant sa colère dans son cœur, tâcha de paraître aussi bonne parente qu’alliée fidèle.

Le secret dépit d’Élisabeth ne provenait pas exclusivement d’une jalousie de femme. La naissance d’un héritier aux prétentions de la reine d’Écosse leur donna, en Angleterre même, un poids et une popularité qu’elles n’avaient pas eues jusques alors. Des émissaires de Marie, par leurs efforts auprès des principaux personnages tant catholiques que protestants du royaume, parvinrent à y fomenter en faveur de leur maîtresse une faction qui d’un jour à l’autre était capable de contraindre Élisabeth, ce dont elle ne se souciait nullement, à reconnaître sa parente d’Écosse comme héritière de la couronne. Bientôt même se forma au sein du parlement d’Angleterre un parti qui proposait d’apaiser par une telle reconnaissance l’anxiété générale qu’excitait l’incertitude du droit de succession dans le cas où la reine régnante vînt à mourir. Cette espèce de vœu national fut encore pour Élisabeth une raison de détester Marie et de désirer cordialement embrouiller assez les affaires domestiques de sa parente pour qu’elle n’eût pas le loisir de faire valoir ses titres au trône anglais. La fatalité, les infortunes de Marie, ou même ses fautes ne tardèrent pas à servir les projets d’Élisabeth mieux qu’elle n’avait osé sans doute le souhaiter.

Parmi les différentes dignités qui avaient plu sur le nouveau favori, Bothwell avait reçu l’importante charge de garder le château de l’Hermitage et la vallée de Liddesdale. Au commencement d’octobre 1566, il partit pour ce district qui était un perpétuel foyer de troubles. Le 7 du même mois, il fut blessé par un habitant de la frontière qui avait été mis hors la loi et qu’il voulut faire prisonnier de sa propre main. La nouvelle de sa blessure et la tête du bandit furent aussitôt envoyées à la reine qui n’était pas encore très éloignée de l’endroit où l’événement avait eu lieu, car, d’accord avec les membres de son conseil, elle était arrivée le 8 à Jedburgh, où elle se proposait de demeurer une semaine, afin de surveiller les actes d’une cour de justice qui était en tournée et devait y tenir une session. Le 16, elle alla de Jedburgh au château de l’Hermitage, dont la distance est de vingt milles, visiter Bothwell, et, particularité qu’il ne faut pas perdre de vue, revint le même jour. Ses accusateurs représentent ce voyage comme une démarche qu’une maîtresse ne peut, dans son inquiétude, s’empêcher de faire à son amant qu’elle savait blessé ; les gens, au contraire, qui sont toute indulgence pour Marie, attribuent sa visite à un sentiment de considération pour un seigneur qu’elle regardait comme un de ses plus fidèles sujets, et à un désir de rechercher elle-même la cause du sanglant outrage fait à son autorité. Une circonstance certainement favorable, et que les ennemis de la réputation de Marie Stuart ont passée sous silence ou mal interprétée, est que sa visite ne fut pas aussi prompte qu’on l’a dit, mais que huit jours au moins durent s’écouler entre l’instant où elle apprit que Bothwell était blessé et son départ pour le château de l’Hermitage. Une course entreprise après un tel laps de temps n’a point l’air d’être faite à l’instigation de l’amour, mais semble plutôt avoir eu quelque motif politique, et la promptitude de la reine à prendre les armes en personne, soit avant la bataille de Corrichie, soit lors de la guerre dite de cache-cache, explique comment elle osa entrer dans une de ses provinces où il venait d’éclater des troubles. Il n’est donc pas besoin de supposer qu’elle céda à l’impulsion d’un amour criminel, ni même qu’elle témoigna une affection extraordinaire à son serviteur blessé. Que la reine eut beaucoup d’estime pour Bothwell, on n’en saurait douter. Il s’agit de savoir si elle la portait à un point convenable ; et réellement nous ne pouvons dire que cette courte visite au château de l’Hermitage, qu’elle rendit une semaine au moins après avoir su que Bothwell était blessé à la main, car il est important de remarquer que la blessure n’était pas dangereuse, nous induise à conclure ce que d’autres en ont conclu. Après sa fatigante course, car elle alla le matin et revint le soir, toujours à cheval, Marie tomba gravement malade, faillit mourir, et ne fut pas retenue moins d’un mois dans la petite ville de Jedburgh, avant d’être assez forte pour continuer son voyage.

Pendant tout le temps que la reine demeura entre la vie et la mort, Darnley ne se rendit pas près d’elle. Aussi ne faut-il guère s’étonner que, lorsqu’il arriva enfin à Jedburgh, le 28 octobre, il y fut accueilli avec tant de froideur et se vit l’objet de si peu d’attention, qu’il en repartit le lendemain. Tout trahissait la discorde qui ne cessait de régner dans le royal ménage, et les nobles qui approchaient la reine ne cherchaient plus qu’à rompre d’une manière ou d’une autre, une union si mal assortie. Maitland de Lethington, Huntley, Argyle, Bothwell, pour ne citer que les principaux, trempaient dans ces sombres desseins, et nous ne pouvons croire que Murray les ignorât complètement. Ils décidèrent qu’on ferait prononcer le divorce entre Darnley et Marie, et qu’en retour d’un tel service, la reine pardonnerait à Morton et à tous ceux qui étaient bannis pour avoir conspiré contre Rizzio.

Cette décision, que le plus grand nombre des conseillers de Marie approuva, lui fut communiquée pendant qu’elle résidait au château de Craigmillar. Elle refusa péremptoirement de divorcer, et la raison qu’elle en allégua fut que cette mesure, non seulement serait fatale à sa propre réputation, mais encore jetterait des doutes sur la légitimité de son fils. Mais pendant les fêtes qu’on célébra à Stirling lors du baptême de Jacques, Marie prêta l’oreille aux diverses sollicitations qui lui furent adressées en faveur de Morton et de ses complices, et leur accorda un entier pardon. Elle n’en excepta que James Douglas, le postulant, comme on l’appelait d’Aberbrothock, qui avait porté le premier coup à Rizzio, et se promit, à ce que Melville rapporte, de revenir au doux et gracieux mode de gouvernement qui avait suivi son arrivée en Écosse. « Mais, hélas ! dit ce fidèle serviteur, elle avait trop de mauvais conseillers autour d’elle. » Ils résolurent entre eux qu’en place du divorce projeté, on recourrait à un assassinat pour débarrasser la reine de son mari. Bothwell parut lier amitié avec Morton, et si plus tard Morton prétendit avoir désapprouvé le meurtre que Bothwell méditait, encore est-ce une preuve qu’on l’avait mis de la confidence.

Darnley assista au splendide baptême de son fils, mais sans attirer l’attention ou les regards de personne. Après avoir demeuré une semaine environ au milieu des fêtes auxquelles il ne prenait point part, il alla rejoindre son père à Glasgow et y gagna la petite vérole. La reine envoya son médecin le soigner, mais ne se rendit pas elle-même près de lui ; la santé de son fils fut la raison qu’elle en allégua. À la fin cependant, vers le 24 ou 25 janvier, Marie alla d’Édimbourg à Glasgow, fut amicalement accueillie par Darnley, et dès lors sembla vivre avec lui en d’assez bons termes. Si ce fut une contrainte imposée à la reine, elle n’eut pas long-temps à l’endurer.

Marie et Darnley quittèrent Glasgow de compagnie et arrivèrent ensemble à Édimbourg le 31 janvier. On prétexta la récente maladie du roi pour le loger hors du palais où sa femme et son enfant résidèrent. Une maison isolée qu’on appelait l’Église-du-Champ, et qui s’élevait dans le faubourg de la ville, à l’endroit où s’élève aujourd’hui le collége, lui fut désignée pour habitation. La reine l’y visitait régulièrement et quelquefois y couchait. Le lundi d’avant le meurtre dont il périt victime, elle passa la soirée avec lui jusqu’au moment où il fallut qu’elle se rendît à un bal masqué qui était donné au palais à l’occasion du mariage d’une de ses dames. Vers deux heures du matin, par conséquent le mardi, Bothwell, avec une troupe de scélérats dont il était sûr, ouvrit, au moyen de fausses clés, les caveaux qui régnaient sous l’Église-du-Champ et y alluma une mèche qui communiquait à un monceau de poudre qu’on avait disposé d’avance sous la chambre à coucher du roi. Après quelques minutes d’attente, Bothwell, n’entendant pas d’explosion et s’impatientant, envoya un des brigands qui l’accompagnaient voir si la mèche ne s’était pas éteinte. L’homme exécuta sans hésiter cette commission, et revint dire que la mèche qui brûlait toujours allait dans quelques secondes atteindre la poudre. Dès lors les complices attendirent tranquillement que la maison sautât, et quand ce fut fait, Bothwell s’en alla, convaincu qu’au prix de cet énorme crime, il avait acheté un titre à la main d’une reine. Tout porte à croire que la plupart des seigneurs de la cour avaient été instruits du complot. Ainsi, le comte de Morton confessa à l’heure de sa mort qu’il avait su le danger du roi, et son cousin, le fameux Archibald Douglas, ministre titulaire de la paroisse de Glasgow, assistait à son exécution. Quant à savoir si Marie elle-même fut complice de cet énorme forfait, c’est là un point de l’histoire d’Écosse qui a été long-temps sujet à controverse et sur lequel nous appellerons plus loin l’attention spéciale du lecteur.

L’énergique caractère de la reine, l’activité qu’elle avait mise jusqu’alors à détruire toute opposition qui se manifestait à ses volontés, enfin, l’impulsion que la machine gouvernementale avait reçue d’elle, neutralisèrent quelque temps l’effet du terrible émoi porté par cet abominable meurtre, qui néanmoins fit une impression profonde sur l’esprit public. On eut pitié de la fin sanglante du jeune roi ; elle lui valut, malgré le peu d’amour et de respect qu’on lui avait porté sa vie durant, une sorte de popularité posthume ; et le désir de voir son meurtre vengé devint bientôt un sentiment général. On afficha sur presque toutes les places de la ville des placards qui accusaient Bothwell du crime, car il était l’objet du soupçon universel ; et on entendit, pendant le silence de la nuit, des voix qui criaient que la reine n’avait pas été ignorante de la conspiration tramée contre la vie de son époux. La mésintelligence où elle avait vécu avec Darnley et la haute faveur à laquelle Bothwell était monté concouraient à accréditer un tel bruit.

Lennox, le père de la victime, avait naturellement partagé la disgrâce, mais non les torts de son fils. Il vint demander vengeance à la reine, et déclara qu’il soupçonnait Bothwell. Pour mettre un terme aux importunités du vieillard, le conseil privé, dans une réunion qui eut lieu le 28 mars, décida que Bothwell répondrait, le 13 avril, à l’accusation d’avoir assassiné le roi. Lennox, l’accusateur, se plaignit de ce que le jour des débats fût si rapproché, et insista pour que l’accusé, si on ne le retenait pas en prison lorsqu’il s’agissait d’un si grand crime, fût au moins, par décence, banni de la société de la reine-veuve.

Le jugement eut néanmoins lieu à l’époque fixée, et ce fut en vain qu’on réclama contre tant de précipitation. Bothwell parut à la barre au milieu d’amis armés et de soldats mercenaires. Lorsqu’il entra dans la salle d’audience, il était soutenu par le comte de Morton d’un côté, par Lethington de l’autre. Lennox, voyant bien qu’il ne pouvait pas tenir tête à si forte partie, protesta, par l’organe d’un des gens de sa suite, contre la continuation d’une procédure qui violait toutes les lois. Mais le tribunal décida que malgré la requête de Lennox, on passerait outre aux débats de l’affaire ; et comme nul accusateur ne se présenta, comme nulle preuve ne fut produite à l’appui de l’accusation, Bothwell se trouva absous par le fait. Lennox, persuadé que sa vie était en péril lorsqu’un homme d’un caractère si violent et si corrompu que Bothwell pouvait triompher des lois, se hâta de fuir en Angleterre.

La reine continua de traiter Bothwell comme si on l’avait acquitté de la manière la plus complète et la plus honorable. Dans une séance du parlement qui eut lieu deux jours après le procès, il porta le sceptre devant la personne de la reine, et cette assemblée lui confirma tous les dons, tous les honneurs que Marie lui avait prodigués, même la garde du château d’Édimbourg, qui était la plus importante forteresse de l’Écosse. En même temps furent ratifiées diverses concessions faites à d’autres nobles, et elles étaient tellement nombreuses que le royaume sembla partagé entre le favori de la reine et les grands qui jusque-là avaient prêté la main à son élévation, mais qui dès lors attendaient le moment où sa chute serait d’autant plus terrible et plus rapide qu’il avait atteint à plus de hauteur.

Ce fut à l’instigation de Bothwell que la reine se décida à une démarche qu’elle avait long-temps remise, long-temps éludée, et qui était tout-à-fait en désaccord avec le motif de son accession à la ligue de Bayonne, ligue en effet conclue pour la défense formelle de la foi catholique. Un acte que rendit le parlement et qui reçut l’approbation de la reine, confirma et ratifia dans les termes les plus formels les doctrines réformées et le nouveau système ecclésiastique. Cette concession importante que nulle requête des protestants n’avait pu, même dans les circonstances les plus critiques, arracher à la reine, l’influence de son ambitieux amant avait tout d’un coup décidé Marie à y consentir. Bothwell, sans doute, espérait que la sanction légale ainsi donnée contre toute attente à la foi presbytérienne, imposerait silence aux clameurs des ministres, et que cette garantie, qu’il avait, lui, obtenue après que tant d’autres l’avaient demandée si vainement, le rendrait populaire aux yeux de leurs ouailles. Quand il crut s’être suffisamment préparé les voies, pour faire sans blesser l’opinion publique le dernier pas qui le séparait encore du trône, l’audacieux Bothwell se décida à marcher plus directement vers l’objet de ses vues.

C’est pourquoi, dès que la séance du parlement fut levée, il invita les principaux membres de ce corps à un magnifique banquet dans une taverne. Là, il avoua sans détour qu’il comptait épouser la reine, et qu’elle voulait bien l’honorer de sa main ; puis, il proposa à toutes les personnes présentes de signer une adresse à Marie, pour le recommander chaudement comme l’époux le plus sortable qu’elle pût se choisir, au cas où elle daignerait penser à partager sa couche avec un de ses sujets. Bothwell tira la pièce toute rédigée de sa poche et en donna lecture. Elle commençait par reconnaître qu’il avait été parfaitement disculpé de toute participation au meurtre du feu roi, et le proposait ensuite pour mari à la reine dans les termes les plus flatteurs.Les signataires promirent en outre de favoriser ledit mariage, au risque de leur vie et de leurs biens. Il est probable que les principaux des individus présents s’attendaient à de telles propositions et y étaient préparés. Ceux de moindre importance furent obligés de suivre leur exemple ; car l’heure et le lieu ne permettaient guère qu’on usât du libre exercice de sa volonté. Ce fut dans un cabaret, appelé ordinairement le Souper d’Ainslie du nom de l’hôte qui le tenait, que huit évêques, neuf comtes, et sept lords, signèrent l’adresse en question ; Morton et Maitland de Lethington sont du nombre. Se croyant donc soutenu par un fort parti, Bothwell se disposa à tenter un dernier coup pour mettre le comble à son élévation.

Réunissant un millier de chevaux sous prétexte d’aller défendre la frontière, il se mit à leur tête, s’embusqua à un endroit appelé la Fontaine du Pont près d’Édimbourg, et y guetta le passage de la reine qui revenait de Stirling. Dès qu’elle parut, il alla droit à elle, prit son cheval par la bride, le dirigea du côté qu’il lui plut, enfin sembla s’être rendu maître de sa personne et diriger tous ses mouvements. Les hommes de la suite de Bothwell ne manquèrent pas de dire que cette violence était un jeu concerté avec la reine, et que Marie leur en saurait gré. Les Écossais eurent en général l’air de supposer la même chose, car eux qui jusqu’alors avaient toujours été prêts à prendre les armes pour protéger leur souveraine lorsqu’elle était en péril, la virent cette fois emmener captive à travers la partie la plus riche et la plus populeuse de ses domaines, avec surprise sans doute mais en silence. Ce fut de cette manière, sans rencontrer d’obstacle, sans être poursuivi, que Bothwell conduisit la reine au château de Dunbar ; et il se vanta, quoi qu’on pût dire et quand même elle n’y consentirait point, d’en faire promptement sa femme.

Pour ajouter un autre trait dégoûtant à cette ignoble façon d’agir, il faut apprendre au lecteur que Bothwell, pendant tout ce temps-là était marié à lady Jane Gordon, sœur du comte de Huntley, et demandait devant la cour consistoriale, qu’il leur fût permis de divorcer comme parents. La comtesse de son côté, qui paraissait être tout-à-fait d’accord et de connivence avec son digne époux, avait aussi présenté une demande en divorce pour motif d’adultère. Leur mariage fut doublement rompu à quelques jours d’intervalle.

La nation attendait dans un silencieux étonnement l’issue de ces bizarres intrigues, et si en réalité Marie fut une reine envers qui un audacieux sujet se permit le comble de l’insulte et de la violence, quel n’était pas son malheur de ne trouver parmi son peuple personne qui voulût croire que la contrainte qu’elle semblait endurer n’avait rien de volontaire ! Ses amis demeuraient plongés dans une profonde affliction ; ceux qui la jugeaient le plus favorablement, la croyaient entraînée par cette aveugle frénésie qui caractérise quelquefois l’amour d’une femme. Au contraire, le parti puissant et nombreux qui soupçonnait la moralité de la reine parce qu’il la croyait irréligieuse, recueillait avec soin toutes les légèretés dont elle s’était rendue coupable depuis son retour de France, et les citait comme des exemples de dépravation, qu’il se prétendait autorisé par la conduite actuelle de Marie à interpréter au plus mal.

Au bout de douze jours, le comte de Bothwell laissa sortir la reine de Dunbar, l’emmena au château d’Édimbourg, et parut lui rendre sa liberté. Le premier usage qu’elle en fit fut de déclarer que, toute mécontente qu’elle était de l’espèce de captivité dans laquelle le comte l’avait récemment retenue, néanmoins vu ses anciens services et ceux qu’on pouvait attendre de lui pour l’avenir, elle était non-seulement prête à lui accorder un entier pardon, mais encore à l’élever à de plus hauts honneurs. Et elle tint parole, car après avoir octroyé à Bothwell le titre de duc d’Orkney, et fait solennellement publier leurs bans de mariage, elle lui donna sa main le 15 mai 1567 ; union qui put être regardée comme fatale et malheureuse sous tous les rapports, sans même recourir à la superstition populaire, empruntée par les Écossais aux auteurs classiques, qui croient que se marier en mai est un signe de sinistre augure.

La seule excuse que les défenseurs de l’infortunée reine ont donnée de cette grande et irréparable faute est que, comme elle n’était pas restée plusieurs jours entre les mains d’un homme aussi audacieux et aussi brutal que Bothwell sans que sa réputation en souffrît, elle se trouvait réduite à l’épouser plutôt par nécessité que par choix. D’autre part, ceux qui regardent Marie comme coupable s’appuient sur cette union si malheureuse, si inconvenante, et si mal choisie, comme sur une preuve manifeste qu’elle était complice de la mort de son époux et de tous les résultats du meurtre[4].

D’un autre côté, la conduite que Morton, que Lethington, et divers conseillers de la reine, tinrent en cette circonstance, donne fortement à soupçonner que, traîtres autant qu’ingrats, ils trempèrent dans le complot, qui était à la fois de détruire la renommée et la puissance de leur souveraine. Une fois graciés par la reine de leur complicité dans le meurtre de Rizzio, meurtre qui avait engendré tant de crimes, plusieurs d’entre eux étaient devenus confidents des projets de Bothwell sur la main de Marie, et avaient juré de l’aider aussi bien à rompre le mariage de la reine avec Darnley qu’à conclure le sien avec elle. Ils avaient travaillé à ce double résultat de tout leur pouvoir ; et, quand la mort fut substituée au projet du divorce, ces dévoués complices ne parurent pas s’en alarmer. Ils soutinrent le meurtrier après le crime, et le suivirent au tribunal lors de son jugement. Ils signèrent l’adresse du Souper d’Ainslie ; pas un d’entre eux n’appuya les énergiques remontrances que le brave lord Herries osa adresser à la reine contre son mariage avec Bothwell ; pas une lance ne fut mise en arrêt, pas une épée ne sortit du fourreau pour soustraire Marie au pouvoir de cet infâme brigand. On la laissa sans plus d’avertissement ni d’opposition s’unir à cet homme indigne, et ce ne fut que quand l’honneur de l’épouse devint inséparable de celui de l’époux, que les mêmes conseillers changèrent de ton, sonnèrent l’alarme dans toute l’Écosse, et en appelèrent à tous les vrais Écossais pour arracher leur souveraine des mains de Bothwell.

Il est impossible de ne pas soupçonner que ces ambitieux, voyant avec quelle ardeur Marie avait en de précédentes occasions été soutenue par le peuple tout entier, avaient résolu de ne pas l’arrêter dans sa carrière de folies, avant qu’elle eût assez indissolublement lié son sort au sien pour qu’il lui fallût partager sa ruine. Morton n’ignorait pas que se défaire de la reine Marie, serait causer à sa patronne la reine Élisabeth le plus sensible plaisir et élever son parti, peut-être lui-même, à la direction supérieure des affaires d’Écosse.

Ces considérations montrent pourquoi Morton et Lethington, ne tentèrent pas le moindre effort afin de sauver la reine, en empêchant son mariage ou du moins en le blâmant. Bothwell de son côté montra bientôt à tous les yeux, et l’étendue de son ambition et l’excès de son ingratitude envers Marie. Sa conduite dans le palais, où il avait si peu mérité de parvenir à une place si haute, était celle d’un soldat débauché qui n’avait aucune retenue dans le sujet de ses discours, aucune décence dans le choix de ses expressions, et qui ne témoignait ni égard ni respect à sa royale compagne. Bientôt il forma le projet de se rendre maître de la personne du jeune prince, pour attenter sans doute à sa vie ou à sa liberté ; et comme la reine malgré tout le délire de sa passion ne voulut pas satisfaire cette fantaisie de Bothwell, il l’accabla d’un tel torrent d’injures, qu’on entendit la pauvre mère, au comble du chagrin et de l’indignation, menacer de se donner un coup de poignard ou de se jeter à l’eau.

Le comte de Mar, qui avait logé l’enfant royal dans le château d’Édimbourg, veilla soigneusement à ce que ni la personne de Jacques ni cette importante forteresse ne tombassent entre les mains de Bothwell, quoiqu’il en eût été nommé gouverneur. Il ne manquait pas de prétextes spécieux pour exciter aux armes un peuple aussi guerrier que les Écossais. Par exemple, délivrer la reine du joug de Bothwell, et affranchir l’héritier du trône de l’espèce de captivité et des périls où il se trouvait sous la tutelle du meurtrier de son père, étaient de suffisants motifs pour appeler la nation sous les drapeaux. Morton et la plupart des seigneurs protestants réunirent bientôt une armée et marchèrent contre Édimbourg. Bothwell et la reine furent presque surpris pendant qu’ils étaient en festin au château de Borthwick dans le voisinage de la capitale, et ne parvinrent qu’avec peine à se réfugier dans la forte citadelle de Dunbar, où Marie convoqua ses sujets autour d’elle comme en de précédentes occasions : ils vinrent, mais ce fut sans la moindre ardeur pour la servir.

Les nobles confédérés se dirigèrent à l’est contre Dunbar ; mais la reine, avec son activité habituelle, rassembla des forces aussi nombreuses que les leurs, et les rencontra à Carberry-Hill. Lorsque les deux armées arrivèrent en vue l’une de l’autre, l’ambassadeur de France, qui s’appelait Le Croc, s’efforça de négocier un arrangement entre les parties, et parvint en effet à empêcher l’action. Dans les conférences qui suivirent, Bothwell eut la fanfaronnade d’offrir de prouver son innocence par un combat singulier, mais chercha de mauvaises chicanes et se rétracta lorsque plusieurs des insurgés s’empressèrent d’accepter le défi. Cependant, la reine sentit tout son courage l’abandonner quand elle vit la répugnance avec laquelle ses troupes se préparaient à combattre et qu’elle entendit Kirkcaldy de Grainge, déclarer de la part des confédérés qu’ils étaient prêts à la respecter et à lui obéir comme à leur souveraine, pourvu qu’elle chassât son nouveau mari de sa présence et de ses conseils. Elle congédia donc Bothwell, qui se retira dans les Orcades, et qui chassé de ces îles, se permit d’attaquer des navires danois. Il fut enfin pris et enfermé dans le château de Malmoc en Norwège, où il mourut après dix jours de captivité.

Durant tout ce temps-là, la reine, qui s’était rendue sous condition à ses sujets rebelles, était loin de recevoir d’eux l’obéissance et le respect que Grainge avait promis. Une soldatesque armée se pressait sans cesse autour d’elle, et ne lui épargnait ni les gestes menaçants ni les expressions injurieuses. L’autorité même des chefs ne pouvait contenir ces bandes dans le devoir. Lorsqu’elle atteignit Édimbourg, la multitude devint encore plus insolente, et les rues de sa capitale résonnèrent d’ignobles propos contre elle ; on alla, pour lui prouver combien on la méprisait, jusqu’à déployer devant ses yeux une bannière où était représenté le malheureux Darnley avec son fils agenouillé près de lui et demandant par ses prières la vengeance du ciel. Tandis que Marie avait à endurer ces ignominieux traitements de la part du peuple, les seigneurs confédérés se formèrent en une commission de gouvernement, et ordonnèrent que la reine serait conduite sous bonne escorte au château de Lochleven, qui était situé sur une petite île dans le vaste lac de même nom, pour y être confiée à la garde de sir William Douglas, parent de Morton, propriétaire du manoir, et de sa femme, la mère du comte de Murray, qui prétendait avoir été légitimement mariée à Jacques V, quoique de fait elle n’eût été que sa concubine, et qui, par cette raison, était l’ennemie implacable de la fille qu’il avait eue de son véritable mariage avec Marie de Guise. Cette conduite envers la reine violait toutes les conditions que les rebelles lui avaient accordées lorsqu’elle s’était rendue à Kirkcaldy près de Carberry-Hill, et ce brave chevalier leur reprocha vertement d’avoir manqué de parole à l’égard de Marie. Ce qu’il avait surtout à cœur était d’avoir servi à la tromper. Mais à ses reproches les confédérés répondirent que les termes favorables en question n’avaient été seulement accordés à Marie, que pour le cas où elle interromprait tout rapport avec Bothwell ; or, affirmaient-ils, elle lui avait, dans l’intervalle, écrit des lettres fort affectueuses, elle s’était engagée à toujours partager son destin, et avait ainsi perdu le bénéfice des conditions avantageuses qu’ils eussent tenues volontiers, si, selon sa promesse, elle avait positivement renoncé à lui.

Cet état de choses ne pouvait durer long-temps. Les Hamilton et beaucoup d’autres nobles qui jouissaient d’un immense crédit ne contestaient pas la justesse des mesures prises par les insurgés en ce qui touchait l’expulsion de Bothwell, mais ils pensaient qu’après l’avoir banni du royaume, on devrait rendre à la reine Marie, son autorité suprême. De leur côté, les seigneurs de la confédération qui avaient tout lieu de croire que ses talents et l’intérêt que son infortune inspirait dans le pays la mettraient bientôt à même, si elle recouvrait sa liberté, de punir ceux qui la lui avait ravie, résolurent de la détrôner comme coupable de mauvaise administration, et de la contraindre à abdiquer en faveur de son fils, pour que pendant la minorité de ce prince, l’état fut gouverné par un régent.

Cette importante charge était réservée au comte de Murray. La raison du silence que nous avons depuis quelque temps gardé sur cet influent seigneur, est son absence du théâtre de l’action. Il était resté en Écosse jusqu’au jour où il avait vu les disputes conjugales de Darnley et de Marie se terminer par le meurtre du premier. Il avait alors demandé et obtenu la permission de passer en Angleterre, puis de là en France où il était demeuré pendant la dernière insurrection. Il semblait, toutefois, en devoir retirer le profit principal puisque, comme nous l’avons dit, les seigneurs confédérés lui destinaient le poste de gouverneur suprême au nom du prince enfant. La reine élèverait sans doute contre lui moins d’objections que contre tout autre qui aurait pu être proposé, car il se trouvait hors du royaume quand on avait conclu le traité de Carberry, et c’était la violation des promesses stipulées en cette circonstance, qui avait surtout exaspéré Marie contre les rebelles. Peut-être, aussi, espérerait-elle en l’affection de son frère et en sa reconnaissance pour toutes les faveurs dont elle l’avait comblé.

Rappelé en Écosse pour y jouer un rôle si important, le comte de Murray regagna en toute hâte son pays natal, et s’installa, quoiqu’en manifestant une répugnance convenable, dans les fonctions de régent. La reine avait beaucoup compté sur la tendresse et sur la gratitude de Murray ; mais, dès leur première entrevue, il lui reprocha ses fautes avec tant de dureté, que les liens d’attachement qui les unissaient pour cause de parenté ou de services mutuels furent à jamais rompus. On avait déjà, non sans recourir à la violence, obtenu de la malheureuse reine qu’elle souscrivît à son abdication, et signât la reconnaissance de son frère comme régent. Murray, par son habileté et son adresse, renversa bientôt les plans des nobles qui favorisaient Marie, obtint possession du château d’Édimbourg, et prit tout à fait entre ses mains les rênes de l’état. Le parlement sanctionna tous les actes qui venaient de se consommer, ratifia l’avénement du fils enfant à la place de sa mère captive, et approuva que Murray fût chargé de la régence pendant la minorité du roi.

CHAPITRE VIII.

Marie s’évade de Lochleven. – Bataille de Langside. – Fuite de la reine Marie en Angleterre. – Marie propose de se justifier auprès d’Élisabeth. – Comment on profite de cette offre. – Commission judiciaire d’York. – Question de suprématie ramenée sur le tapis et abandonnée. – Proposition d’un mariage entre la reine d’Écosse et le duc de Norfolk. – Le siége de la commission est transféré à Westminster. – Accusation de Murray contre Marie. – Élisabeth refuse de porter un jugement, mais retient Marie prisonnière. – Était-elle innocente ou coupable ? – Aveu de Morton. – Preuves fondées sur les sonnets et les lettres. – Elles ne sont pas concluantes, et pourquoi ? – Déposition du nommé Pâris. – Conduite d’Élisabeth envers Marie. – Il se forme en Écosse un parti pour la reine. – Kirkcaldy et Lethington se déclarent pour elle. – Murray livre Norfolk à Élisabeth. – Emprisonnement du duc. –Assassinat de Murray par Bothwellbaugh. – Incursion sur les frontières.

 

Le destin réservait encore à la reine Marie une chance de réparer sa mauvaise fortune. Dans le château de Lochleven elle était entourée de personnes qui avaient le plus à cœur les intérêts des comtes de Murray et de Morton et qui désiraient le plus vivement les maintenir au faîte de la puissance où ils s’étaient élevés. Mais il y avait parmi elles un individu qui voyait sa captivité et son infortune avec un œil de compassion. C’était un jeune homme du nom de George Douglas, frère du lord de Lochleven, qui, captivé par les charmes de la reine, ému de ses chagrins, et séduit par ses promesses, résolut de la faire évader. Toutefois cette résolution fut découverte par son frère sir James, qui chassa le conspirateur du château.

Loin d’être déconcerté par ce premier échec, George Douglas erra plusieurs jours sur les bords du Lochleven pour aider la reine dans le cas où elle chercherait de nouveau à s’échapper. Cette nouvelle tentative ne se fit pas attendre long-temps. Marie se déguisa en buandière et entra dans une barque ; mais, grossiers comme le sont ordinairement les hommes de leur état, les bateliers voulurent lever son voile, et tandis qu’elle résistait à leurs efforts, la blancheur de ses mains et de ses bras montrèrent qu’elle n’était pas une femme d’un rang aussi humble que son costume l’annonçait.

La reine fut donc ramenée dans sa prison insulaire, mais peu après elle gagna un autre des gens de la garnison et le décida à seconder sa fuite. C’était un garçon de dix-sept ou dix-huit ans, qui s’appelait William Douglas, mais qu’on désignait moins souvent par ce prénom de William que par l’épithète de Petit, et qui sans doute était comme son homonyme, parent du seigneur de Lochleven.

Le petit Douglas, qu’on nommait ainsi à cause de son âge ou de sa taille, aida la reine, que de profondes ténèbres favorisaient, à sortir du château et de l’île où elle était retenue. Voici comment il y parvint : il vola un soir les clés de la citadelle, mit en liberté la royale captive quand sonna minuit, referma soigneusement les portes qui étaient en fer pour que personne ne pût les poursuivre, et jetant le trousseau dans le lac, rama vers la terre. Marie trouva sur la rive George Douglas dont nous avons déjà parlé, lord Seton, et presque tous les membres de la famille Hamilton, qui la menèrent en triomphe à la ville ainsi nommée. Là ses amis se hâtèrent de réunir des troupes et formèrent une association pour sa défense. L’engagement fut souscrit par neuf comtes, autant de lords, et beaucoup d’illustres personnages.

Plaçant la reine au centre de leurs bataillons nombreux, ils quittèrent Hamilton pour se diriger sur Dunbarton. Leur dessein était de déposer Marie dans cette forteresse imprenable, et alors de chercher le régent pour lui livrer bataille. Mais par l’activité de ses mouvements, Murray déjoua leurs mesures. Il était alors campé près Glasgow et n’avait que peu de soldats ; néanmoins il se mit à leur tête et alla couper le passage à l’ennemi qui s’avançait vers le nord. Les avant-gardes de chaque armée rivalisèrent de vitesse et luttèrent à qui prendrait possession du village de Langside. Elles l’atteignirent ensemble, et, animées d’un égal courage, se recevant l’une l’autre avec leurs lances en arrêt, cherchèrent mutuellement, comme deux taureaux qui luttent, à se repousser. Le choc fut si terrible des deux parts, et les piques des soldats du premier rang s’enfoncèrent avec tant de force dans les armures de leurs adversaires, que les bois formèrent une espèce de grillage sur lequel s’entassèrent des poignards, des pistolets et d’autres armes qu’on s’était lancées comme projectiles. Tandis que les deux premières lignes demeuraient ainsi enchevêtrées, Morton alla avec un petit corps attaquer le flanc des Hamilton, et décida la victoire en sa faveur. L’armée de Marie essuya une déroute complète ; elle-même fut obligée de fuir l’espace de soixante milles sans prendre de repos et ne s’arrêta qu’à la porte de l’abbaye de Dundrennan en Galloway.

Là, contre l’avis de ses plus sages conseillers, la reine faisant pour la dernière fois acte de volonté libre, résolut, ce qui était le comble de l’imprudence, de se réfugier en Angleterre, dans le royaume d’Élisabeth sa rivale et son ennemie.

Cette princesse, remarquable à tant d’égards, n’était pas une femme qui dût hésiter le moins du monde, par scrupule pour la foi publique ou l’honneur privé, à recueillir les avantages que l’occasion mettait ainsi sous sa main. Ce fut avec les plus grands témoignages de respect que les officiers anglais reçurent Marie à la frontière, et Élisabeth ne se fit pas faute de prodiguer par lettre à sa malheureuse sœur les plus vives assurances d’amitié et de secours.

Mais quand la pauvre reine d’Écosse insista pour avoir une entrevue avec Élisabeth, on l’informa qu’une telle faveur ne pouvait lui être accordée, et cela à cause des crimes dont certains de ses sujets avaient prétendu qu’elle était coupable. Naturellement et tout de suite Marie proposa de se justifier des accusations portées contre sa royale personne, quelle qu’en fût la nature. Par là, certes, elle ne voulait qu’offrir à la reine d’Angleterre des explications d’amie à amie, que se disculper vis-à-vis d’elle des bruits fâcheux répandus sur son compte, et n’entendait ni accepter Élisabeth pour juge, ni descendre de sa dignité au point de repousser, à la barre d’une femme qui n’était que son égale, les charges que ses sujets osaient élever contre elle. Élisabeth cependant avait obtenu un avantage dont elle était décidée à ne pas se dessaisir. Elle devait même s’en faire une excuse, bonne ou mauvaise, pour s’arroger le pouvoir de décider si la reine d’Écosse était innocente ou criminelle. Assurément le point de droit n’était point soutenable ; car, toutes les fois qu’une rébellion avait éclaté dans les états de sa voisine Marie, la reine d’Angleterre avait reçu dans son propre royaume les rebelles fugitifs, elle avait pourvu à leurs besoins, elle leur avait fourni aide et secours et n’avait voulu ni permettre leur extradition ni connaître de leurs crimes. Au contraire, maintenant que la reine d’Écosse venait d’être forcée de chercher un aide sur le territoire de sa bonne sœur, on imputait sa fuite d’Écosse aux plus infâmes motifs, et Élisabeth sa soi-disant fidèle alliée, s’apprêtait aussitôt à jouer le rôle d’un sévère et terrible juge.

La reine d’Angleterre ordonna qu’une commission qui aurait le duc de Norfolk pour président se réunirait à York et y ferait une enquête sur la culpabilité ou l’innocence de la reine Marie. Le régent, Morton, Lindsay, l’évêque des Orcades et surtout le secrétaire Maitland, Machiavel de l’Écosse, se présentèrent comme accusateurs devant ce tribunal entièrement composé d’Anglais. De leur côté, l’évêque de Ross, lord Herries, lord Boyd, et tous les principaux amis de Marie, vinrent défendre leur souveraine.

Norfolk commença par demander que le régent Murray fît hommage à la reine d’Angleterre comme reine suzeraine d’Écosse, puisqu’il était volontairement venu plaider sa cause devant des commissaires d’Élisabeth. Cette reconnaissance du droit de suzeraineté, contre lequel l’Écosse s’était débattue tant de siècles et au prix d’une si grande quantité de sang, aurait fort simplifié la tâche d’établir sur quel principe reposait la juridiction d’Élisabeth ; si, en effet, on l’eût admis, elle serait restée, tout en se chargeant de juger la querelle entre la reine et le peuple d’Écosse, dans l’exercice légal du pouvoir que son titre de suzeraine lui donnait. C’était en cette qualité là, on se le rappelle, qu’Édouard Ier avait décidé la controverse entre Bruce et Baliol. – À cette demande inattendue d’hommage, le rouge monta au visage de Murray, et pendant quelques minutes il ne sut que répondre. Lethington, qui avait plus de présence d’esprit, s’en chargea. « Que l’Angleterre, dit-il, restitue à l’Écosse le Cumberland, le Northumberland, et la ville de Berwick ; alors nous lui rendrons comme autrefois hommage pour ces possessions. Mais quant au royaume, quant à la couronne d’Écosse, continua-t-il, leur indépendance est plus assurée que ne l’était récemment celle de l’Angleterre lorsque vous payiez encore au pontife de Rome le denier de Saint-Pierre. »

À la seconde séance de la commission, le débat au sujet de la suprématie ne fut pas continué, et le duc de Norfolk l’abandonna tacitement. On peut observer du reste qu’il y eut répugnance de la part du régent et de ses complices à se disculper de la révolte dont ils furent accusés contre Marie, en la chargeant des prétendus crimes d’adultère et de participation à l’assassinat de Darnley ; la vérité était que le fertile cerveau de Lethington avait déjà imaginé un plan d’après lequel les deux parties intéressées au procès devraient agir, et qui, pensait-il, abrégerait la besogne de la commission d’une manière dont Élisabeth ne se doutait guère. Le plan consistait à faire casser le mariage de la reine d’Écosse avec Bothwell, et à la marier au duc de Norfolk. Ce seigneur, riche, brave, accompli en tout point, était à la tête d’un puissant parti formé au sein de la noblesse anglaise et composé tant de protestants que de catholiques, qui pour diverses raisons n’approuvaient ni le gouvernement ni les projets de Cecil, premier ministre d’Élisabeth. Parmi ces mécontents, les deux comtes de Westmoreland et de Northumberland, jouissant d’une si grande puissance dans le nord, étaient spécialement redoutables.

Le régent, qui avait en perspective cette union de Marie et de Norfolk, dut naturellement réfléchir que, si la reine remontait sur son trône par cette voie, elle y serait mieux affermie et plus forte que jamais, et que, si dans ce moment peut-être le plus critique de sa vie, elle le voyait se présenter comme son accusateur devant la commission d’Élisabeth, elle se montrerait plus tard, une fois qu’elle aurait reconquis la couronne, tout à fait implacable envers lui. Il temporisa donc, et, au lieu de produire aussitôt ses charges contre Marie, disputa longuement avec Élisabeth sur les termes dans lesquels l’accusation devait être portée. Enfin cette reine eut le dépit de s’apercevoir que le régent, loin de persister à accuser sa sœur, montrait quelque penchant à se raccommoder avec elle, quoiqu’il lui eût reproché naguère des crimes si monstrueux.

Contrariée de voir que Murray hésitât, Élisabeth résolut de changer le théâtre de l’action, et ordonna que les commissaires tiendraient dorénavant leurs séances à Westminster ; elle voulait ainsi, elle et son ministre Cecil, ne rien perdre de vue. Dans le même dessein, sans égard pour les réclamations ou les prières de la reine d’Écosse, elle la fit transférer de Bolton à Turmbury, afin de l’éloigner davantage de ses domaines et des districts frontières où elle avait beaucoup d’amis. Jusqu’alors on la traitait honorablement, mais on ne négligeait aucune précaution pour qu’elle ne reconquît pas sa liberté.

Cecil, rusé comme il l’était, obtint bientôt une connaissance détaillée de la négociation ouverte entre Norfolk et Murray, et donna à entendre au régent que s’il continuait à reculer devant la tâche d’accusateur ou à suivre encore son système d’hésitation qui n’aboutissait à rien, il s’aliénerait complètement sa protectrice Élisabeth sans avoir l’avantage de se concilier Marie, qu’il avait trop offensée pour qu’elle lui pardonnât jamais. Intimidé par de telles mesures, Murray produisit enfin son accusation contre la reine dans les termes les plus outrageants. Il accusa Marie d’avoir participé au meurtre de son époux et comploté la mort du jeune prince son propre fils. Quand les commissaires d’Élisabeth entendirent ces charges qu’aucune preuve n’appuyait, ils furent aussi étonnés que mécontents. Ils demandèrent une audience à leur souveraine, et protestèrent que si on ne les mettait pas mieux à même d’éclairer leur conscience, ils ne se réuniraient plus. On somma alors le régent de prouver ce qu’il avançait. Cette sommation amena un incident fameux dans le débat. Pour démontrer l’existence des crimes dont il accusait la reine, le comte de Murray déposa sur le bureau des commissaires une cassette d’argent pleine de lettres d’amour, de sonnets et de contrats que Marie, disait-il, avaient échangés avec Bothwell du vivant de son défunt époux Henri Darnley, et soutint que ces pièces, jointes au décret du parlement, suffisaient, d’une part, pour établir la culpabilité de la reine d’Écosse, de l’autre, pour justifier la conduite de ceux qui, après avoir pris les armes contre son autorité, s’opposaient maintenant à ce qu’on lui rendit la couronne.

En forçant Murray à des démarches si décisives, Élisabeth atteignit l’objet principal de ses vœux. Elle avait, autant qu’une ignoble accusation peut produire un tel résultat, détruit la bonne renommée de la reine Marie, et obtenu le privilége de la traiter comme une femme sur qui planaient les soupçons les plus odieux et que le droit même des gens ne devait pas protéger. Ce point acquis, elle résolut d’éviter de prendre sur elle la tâche délicate de déclarer Marie coupable ou innocente. Elle informa donc le régent qu’elle regardait certes comme autant d’impostures tous les bruits qu’on avait répandus contre sa loyauté et son honneur ; mais que néanmoins elle ne pouvait se déterminer à croire qu’il eût avancé contre Marie aucune preuve assez concluante de culpabilité pour nuire à sa sœur d’Écosse dans la bonne opinion qu’elle avait toujours eue d’elle, et qu’en conséquence son dessein était de laisser les affaires écossaises dans l’état où elle les avait trouvées. On observera qu’une telle décision, tout en ne paraissant donner tort à personne, de fait ne fut pas moins désavantageuse à la reine que si elle avait été expressément condamnée. Elle demeura prisonnière, quoiqu’on la reconnût exempte de crime ; au contraire, Murray, son accusateur, quoiqu’on ne l’eût pas acquitté des charges de rébellion et de calomnie contre sa souveraine, quitta l’Angleterre après avoir touché une considérable somme d’argent et reçu l’assurance que le parti qu’il avait en Écosse serait soutenu par le gouvernement anglais.

Mais on peut demander quelle conclusion les lecteurs d’aujourd’hui doivent tirer de ces faits, et s’il faut, avec une certaine classe d’historiens, regarder la reine Marie comme une sainte qu’on outrage, ou bien, avec d’autres, comme la plus éhontée des femmes ? Nous avouons que faute de posséder jusqu’à présent des lumières satisfaisantes, faute même d’espérer qu’on en jette jamais davantage sur un sujet d’une nature si mystérieuse, nous inclinons à penser que les choses ont été beaucoup exagérées en bien comme en mal.

La beauté, l’esprit, et, en général, l’aimable caractère de Marie Stuart, ont suscité à sa mémoire des défenseurs pleins à la fois de talent et de zèle. Mais si on examine attentivement la conduite de la reine depuis l’époque du débat qui eut lieu au château de Craigmillar sur une proposition de divorce entre elle et Darnley, il est difficile de croire qu’elle ne dût pas soupçonner que beaucoup de gens d’une nature peu scrupuleuse se promirent bien, quand cette mesure fut rejetée, d’ôter à ce malheureux prince sa moitié de la puissance souveraine par les plus prompts et les plus violents moyens, si des expédients légaux et susceptibles de justification ne pouvaient atteindre ce but. Le raccommodement du mari et de la femme, qui, après une si longue brouille s’opéra si soudain et ne précéda le meurtre que d’un temps si court ; d’autre part, la violence dont Bothwell osa user envers la reine, et qu’une femme d’un rang si élevé, d’un caractère si énergique, supporta si tranquillement, constituent à nos yeux une preuve irrésistible que Marie, outrée des insolences et de l’ingratitude de son époux, et éprise d’une telle tendresse pour le plus pervers des hommes, laissa Darnley, sans avis ni secours, tomber dans le piége des conspirateurs, si même elle ne l’y poussa pas de sa propre main. La vengeance et l’amour sont de grands casuistes ; et à supposer que Marie fût coupable de la mort de Darnley en ce qu’elle prévit le coup sans chercher à le détourner, ne pouvait-elle pas, pour s’absoudre d’une telle conduite au tribunal de sa conscience, se dire que son ingrat mari, comme complice du meurtre de son serviteur Rizzio tué en sa présence, avait mérité le châtiment de l’homicide, et que ce n’était pas à elle du moins de l’avertir qu’une mort, hélas ! trop juste allait le frapper ? La faveur évidente témoignée à Bothwell lors du jugement qu’il subit pour la forme, la comédie manifeste qui fut jouée au Pont de la Fontaine[5], et le mariage subséquent de la reine avec l’auteur principal, tout porte à tirer une conclusion aussi défavorable. Qu’on se rappelle ensuite que Marie avait été élevée à la cour dissolue de Catherine de Médicis, et qu’elle fut entourée à la sienne de quelques-uns des hommes les plus scélérats et les plus infâmes qui vécurent jamais ; si on peut supposer alors que, tentée par l’amour et la vengeance, elle traversa les ténèbres d’iniquité qui durèrent depuis la mort de Rizzio jusqu’à son mariage avec Bothwell, sans que la pureté de son âme se soit souillée par le contact des crimes qui pullulaient autour d’elle, il faut qu’on ait une idée bien avantageuse de la nature humaine.

Mais, quoique nous soyons forcés d’admettre qu’un long enchaînement de circonstances paraît démontrer que Marie trempa au moins par une connivence tacite, dans le meurtre de Darnley, nous n’avons guère foi en ce qu’on a appelé la preuve authentique de son crime, et ce qui fut produit comme tel devant la commission.

Les papiers contenus dans la cassette d’argent sont les seuls témoignages directs qui tendent à impliquer la reine dans l’assassinat de Darnley ; et si nous les mettons de côté pour le moment, il ne reste presque plus rien qui condamne Marie d’une manière formelle.

Plus tard, il est vrai, Morton, homme sans foi et sans principes, qui avoua sur l’échafaud avoir été dans tout le secret de l’œuvre de sang, raconte qu’invité à entrer avec Bothwell et Lethington dans un complot contre les jours de Darnley, il refusa de le faire à moins que le premier ne lui obtînt de la reine elle-même un ordre d’attenter à la vie du roi ; mais il déclare ensuite que Bothwell ne put jamais produire un pareil certificat. Ici donc se perd la voie d’une preuve directe de la culpabilité de Marie, et on ne peut pas encore dire positivement qu’elle fut criminelle. Rejetant donc ce témoignage oral de Morton qui ne conclut à rien, nous arrivons aux documents de la célèbre cassette.

Ces lettres et ces écrits ne subiraient sans doute que de reste pour qu’on acquît une conviction, s’il était possible de les croire authentiques. Mais de graves et sérieux soupçons attaquent leur authenticité. D’abord, ce qui nous entraîne à les déclarer faux est que nous ne croyons pas qu’une reine eût exprimé son amour dans un style semblable. Ensuite à en croire les uns, ces pièces auraient toutes été écrites de la main de la reine ; à en croire les autres, elle les eût seulement signées. Surtout, quoiqu’on les prétendît mensongères lorsque le régent en fit usage, quoique Murray et ses complices eussent en leur pouvoir les gens par les mains de qui elles avaient, dit-on, passé, on ne se donna cependant pas la peine d’interroger aucun de ces individus, pour vérifier ou corroborer la foi de documents si favorables à la cause des accusateurs. Or, en bonne logique, ne doit-on pas conclure de là que, si on ne les vérifia point, ce fut faute des moyens de vérification. Il est notoire que ces lettres et ces papiers étaient restés assez long-temps au pouvoir des ennemis de la reine, pour qu’ils les falsifiassent autant que bon leur semblait : produire des copies et des traductions en place d’originaux, est absolument contraire à nos idées de procédure. Bien plus, on s’inquiéta si peu de rechercher s’il fallait avoir confiance en la cassette ou dans les documents qu’elle renfermait, que Dalgleish, l’envoyé sur la personne de qui on prétendait les avoir saisis, fut jugé, condamné à mort et décapité pour sa participation au meurtre de Darnley, et que néanmoins on ne lui adressa, soit lors de son jugement, soit au bas du billot fatal, aucune question qui pouvait tendre à prouver qu’il les eût jamais vus. Ses aveux, encore, où il confesse naïvement avoir trempé dans le complot contre le roi, ne contiennent pas un mot touchant les papiers. L’unique déposition qu’ils avaient été pris sur la personne de Dalgleish fut faite par Morton qui, à supposer qu’on les eût fabriqués, avait indubitablement le plus d’intérêt à les fabriquer.

Puis, quand la reine allégua que toutes les pièces de la cassette étaient fausses, elle fit observer qu’il y avait dans son royaume beaucoup de gens qui pouvaient imiter son écriture ; et Maitland passait pour posséder ce talent au suprême degré.

Un autre témoignage directement formulé contre la reine Marie fut, dit-on, celui d’un certain Pâris, français de naissance et domestique dans sa maison. À en croire les ennemis de la reine, il raconta en détail une conférence qu’il avait eue avec Bothwell, et les circonstances de son récit, rapprochées d’un ordre que sa maîtresse lui donna plus tard, de remettre à Bothwell les clés de l’habitation du roi qui logeait alors à l’Église du Champ, paraissent démontrer jusqu’à l’évidence que Marie connaissait le dessein des meurtriers. Mais ici encore on peut révoquer en doute l’authenticité d’une telle déposition et la croire inventée à plaisir ; d’autant plus, que certes, si Pâris avait été réellement disposé à faire cet important aveu, on lui aurait conservé la vie pour qu’il pût déposer en plein parlement ou en présence de juges impartiaux, et pour que la royale personne accusée d’un crime si odieux, fût à même de s’en défendre par des témoignages contradictoires ou de quelque autre manière. La mort d’un misérable domestique, dont la vie était toujours au pouvoir des ennemis de la reine, aurait dû être différée par eux jusqu’à ce que sa déposition eût été publiquement faite, soigneusement examinée, textuellement transcrite. L’exécution immédiate de Pâris, et de tous les autres complices du meurtre de Darnley, ressemble à l’expédient auquel l’usurpateur Macbeth recourt dans la pièce de Shakspeare. Comme on sait, il poignarde les gardiens de Duncan, de crainte qu’un débat public n’inspire aux juges quelque soupçon sur le véritable auteur du crime.

En somme, les témoignages directs qu’on invoquait à l’appui de la prétendue complicité de la reine étaient susceptibles de si graves objections, qu’aujourd’hui on ne les regarderait pas comme suffisants pour convaincre un coquin du moindre délit ; il n’y aurait donc aucune équité à les admettre comme tout-à-fait concluants contre une reine. Nous avons déjà exprimé notre opinion sur la preuve morale qui ressort de la conduite même de Marie, et qui démontre, sinon sa réelle participation au crime, du moins le droit qu’elle crut avoir de fermer les yeux ; mais, nous ne craignons pas de le déclarer, les graves soupçons qui ressortent à nos yeux de sa faveur pour Bothwell, de son mariage avec cet homme dissolu, et de l’époque ainsi que des circonstances de cette union, nous paraissent plutôt affaiblis que confirmés par les efforts qu’on tente pour les changer en certitudes, au moyen de preuves d’un genre si suspect. Quand on supprime des documents originaux, et qu’on ne produit plus que de prétendues copies, quand des minutes d’aveux obtenus en secret par des menaces de tortures sont présentées comme preuves, et que les témoins eux-mêmes qui auraient pu déposer en public sont précipitamment mis à mort, cette façon de procéder si contraire à toutes les règles de la jurisprudence, nous paraît tellement trahir de la part des accusateurs l’intention de cacher aux juges la vérité, que la présomption de crime qui résultait d’un assez grand nombre de circonstances disparaît ; et, comme il est évident qu’on recourut à de perfides moyens pour faire condamner la reine, nous ne pouvons nous défendre d’un penchant à l’acquitter. Ce fut probablement ce qu’Élisabeth sentit elle-même, lorsque le résultat de l’enquête ordonnée contre Marie l’obligea de reconnaître que cette princesse n’avait pas commis les crimes dont elle était accusée par Murray et par ses sujets rebelles ; et le grand nombre, l’honorable caractère des gens qui défendirent la cause de Marie, prouvent que la majorité des Écossais ne fut nullement disposée à paraître ajouter foi aux preuves, que des historiens plus modernes ont admises comme concluantes.

L’issue des débats avait été si favorable à la reine d’Écosse, qu’Élisabeth, par sa réponse aux deux parties en cause, confessa ne voir aucun fondement aux accusations entassées sur le compte de Marie Stuart. Il semblait donc naturel qu’une reine dont l’innocence venait d’être reconnue, et qui dans un moment tout-à-fait critique s’était réfugiée sur le territoire d’une alliée sa parente, fût ou traitée avec honneur ou congédiée saine et sauve. Mais, contrairement aux lois de l’hospitalité qu’observent les nations même les plus barbares, contrairement à mille protestations de l’amitié la plus vive et la plus sincère, la reine anglaise résolut de ne pas rendre la liberté à sa captive, et cela quoique la tenant pour innocente des crimes qu’elle avait d’abord prétextés pour lui refuser une conférence où, elle désirait si avidement profiter de l’avantage qu’elle avait obtenu, que se montrant, il nous semble, peu jalouse de justifier du droit de retenir sa prisonnière, elle se contenta d’en avoir la puissance.

La reine d’Écosse fut donc transférée de la forteresse de Bolton à celle de Turmbury ; et pour qu’il ne manquât rien aux humiliations de la royale captive, elle eut même à se plaindre de la lésinerie d’Élisabeth qui la laissait presque manquer de tout, et lui fournissait à peine des moyens convenables de transport, tandis qu’elle la traînait d’une prison dans une autre, au milieu d’une saison rigoureuse et par les routes les plus mauvaises.

Laissant Marie à son malheureux sort, il nous faut suivre Murray en Écosse. Sa présence y était devenue nécessaire au soutien de son propre parti ; car les seigneurs qui avaient embrassé la cause de la reine étaient revenus de l’épouvante que la bataille de Langside avait jetée partout et menaçaient de reprendre les armes. Murray, ce qui éloigna momentanément le danger, arrêta le duc de Châtellerault et lord Herries, et les envoya prisonniers au château d’Édimbourg. Mais les partisans de la reine continuèrent à devenir de plus en plus redoutables. Leurs chefs étaient fort encouragés par les intrigues que menait le duc de Norfolk dans le but d’obtenir la main de Marie. Deux éminents personnages qui avaient été naguère les intimes amis du régent donnaient les mains à cette espèce de complot : l’un était Maitland de Lethington, qui en avait conçu la première idée ; l’autre, William Kirkcaldy de Grainge, renommé pour ses talents militaires, mais plus encore pour une loyauté qui n’était nullement un trait caractéristique de l’époque. Il avait désapprouvé la mauvaise foi que les lords montrèrent à l’égard de la reine après le traité de Carberry-Hill, car c’était lui-même qui avait reçu sa radiation : c’était parce qu’il lui promettait respect et obéissance pour l’avenir qu’elle avait licencié ses troupes. Quoiqu’il eût ensuite combattu contre elle à Langside, toutefois, ne regardant pas la culpabilité de Marie comme assez évidente, ou supposant qu’elle avait expié son crime par ses malheurs, ou encore peut-être cédant au merveilleux empire que l’adresse de Lethington exerçait sur les esprits de tous ceux dont il approchait, sir William ne demandait pas mieux alors que de favoriser par des moyens honnêtes la réussite d’un plan qui tendait à mettre Marie en liberté, et à la rétablir sur le trône de ses pères. Comme gouverneur du château d’Édimbourg, où étaient détenus les nobles que le régent avait naguère faits prisonniers d’état, son amitié était, dans un tel moment de crise, d’une haute importance pour le parti qu’il embrasserait définitivement. Il se déclara le protecteur des captifs, aussi bien que de Lethington qu’il reçut dans la citadelle, et qui selon sa coutume devint l’âme de la conspiration.

Le retour de Murray en Écosse déconcerta toutes ces intrigues. Le régent, lors de son retour à York, avait été instruit du mariage projeté entre Norfolk et Marie, et y avait donné son approbation. Mais, depuis cette époque, il s’était publiquement présenté comme l’accusateur de sa sœur, et ne pouvait plus espérer ni salut pour l’avenir ni pardon pour le passé, si jamais elle remontait sur le trône. Il eut donc la bassesse de dévoiler à la reine d’Angleterre tout ce que Norfolk lui avait communiqué sur ses projets, et donna ainsi à Élisabeth le droit d’arrêter le duc. Dès cette arrestation qui donnait à penser que la princesse avait connaissance des divers plans agités entre les conspirateurs, les comtes de Westmoreland et de Northumberland, catholiques et par cette raison amis de la reine écossaise, levèrent l’étendard de la révolte dans le but avoué de délivrer Marie et de rétablir la religion papiste. Mais quoique très formidable d’abord, cette insurrection s’apaisa et s’éteignit comme un feu de paille devant les actives et vigoureuses mesures de la reine Élisabeth. Les deux chefs s’enfuirent en Écosse, et Northumberland tomba au pouvoir de Murray qui l’emprisonna dans le château de Lochleven. Westmoreland parvint à passer le détroit et mourut dans le pays étranger. Cette infructueuse tentative de rébellion diminua considérablement le pouvoir des catholiques en Angleterre, mais affermit beaucoup la couronne sur la tête d’Élisabeth ; c’est ainsi que souvent un abcès qui crève, redonne au corps humain une nouvelle vigueur.

Murray, soutenu par les armes d’Élisabeth et fort de sa protection, se mettait en mesure d’achever la ruine du parti de la reine, et négociait pour que la personne même de Marie fût remise entre ses mains par la reine d’Angleterre, lorsqu’il tomba sous le poignard d’un de ses ennemis particuliers, Hamilton de Bothwellbaugh, homme qui se distinguait par son caractère vindicatif dans un siècle où la vengeance était regardée comme une vertu et un devoir, avait, avec beaucoup de ses parents, été fait prisonnier à la bataille de Langside. Comme tous les captifs il avait été condamné à mort après l’action, et comme à quelques-uns d’entre eux, le régent lui avait pardonné ; mais quoique sous ce rapport on eût favorablement traité Bothwellbaugh, on lui avait confisqué une partie de son domaine, et Murray s’était permis d’en donner la possession à un de ses favoris. Le nouveau propriétaire, dans son brutal empressement à s’y établir, chassa du manoir la femme de Bothwellbaugh qui était accouchée depuis peu de jours. C’était le soir : la malheureuse à demi nue erra par les champs jusqu’au matin, et elle perdit l’usage de la raison. Le mari jura de se venger sur le régent qui était le premier auteur de tout le mal ; et les Hamilton, ses parents, qui avaient tant lieu de haïr et de craindre le chef du gouvernement l’encouragèrent dans son dessein par leur approbation unanime. Après avoir pris les précautions les mieux combinées pour frapper son ennemi et s’échapper ensuite, il s’embusqua dans une maison inhabitée de la rue de Linlithgow, blessa mortellement d’un coup de carabine le comte de Murray qui traversait la ville à cheval, et quoique poursuivi de près parvint à gagner la France.

Il y a toute raison de supposer que ce crime individuel fut non seulement applaudi, mais encore excité par une nombreuse faction et par une puissante famille. En effet, la nuit même où Bothwellbaugh commit le meurtre, Buccleuch et Fairniherst, chefs des deux frontières de Scott et de Kern, et chauds partisans de la reine, envahirent le territoire anglais avec une fureur si insolente, que leur but était évidemment d’opérer une rupture entre les deux nations. Un des maraudeurs montra bien que nul de leur bande n’ignorait l’événement qui avait eu lieu à Édimbourg ; car, interpellé par un paysan d’Angleterre comment il répondrait de la besogne de cette nuit-là au régent d’Écosse, qui passait pour être la terreur des pillards de la frontière : – « Pstt ! l’ami, s’écria-t-il, ton régent est aussi froid que le mors de mon cheval. »

Ainsi mourut le comte de Murray dont le peuple d’Écosse garde encore le souvenir et qu’il appelle à juste titre le bon régent. Si en effet on à égard aux temps orageux où il vécut, il peut soutenir la comparaison avec beaucoup des hommes d’état de l’époque. Il fut sage, brave et heureux dans ses entreprises ; mais sa position qui n’avait rien de sûr et de certain l’entraîna dans des intrigues dont il ne put se tirer honorablement. D’ailleurs, Élisabeth n’hésita point, par le rôle qu’elle lui fit jouer dans l’affaire du Cache-Cache et par les aveux qu’elle lui extorqua de sa conspiration avec Norfolk, à l’exposer aux justes accusations de bassesse et de perfidie. Sir James Melville, dans ses mémoires, blâme plutôt Morton et d’autres nobles, que le régent lui-même, des actes de rigueur et de cupidité qui hâtèrent sa fin ; et, quoiqu’il ait plus que personne profité du meurtre de Darnley et des folles machinations de Bothwell, rien ne prouve d’une manière positive qu’il se soit mêlé comme complice ou comme acteur à ces sombres affaires : seulement on doit soupçonner qu’un homme de son importance ne pouvait ignorer les graves événements qui se passaient autour de lui. Il y a, on ne saurait le nier, de l’ingratitude dans la dure conduite qu’il tint envers une sœur qui l’éleva si haut et qui, dit-on, versa des larmes sur sa mort. Mais la fermeté avec laquelle il poursuivit l’œuvre de la réforme semble avoir eu sa source dans une conviction sincère, et constitue le meilleur titre du régent Murray à être compté parmi les bienfaiteurs de son pays.

CHAPITRE IX.

Commencement de la guerre civile. – Invasion anglaise. – Les habitants de la frontière sont châtiés. – La maison d’Hamilton est presque détruite –L’Écosse se divise en partisans du roi et partisans de la reine. – Cruauté de la guerre. – État des partis. – Prise de Stirling. – Mort du régent Lennox. – Mar lui succède et cherche à rétablir la concorde, mais meurt bientôt. – Morton est appelé à la régence. – Son caractère. – Marie correspond avec l’Espagne. – Le duc de Norfolk est décapité. – La reine Élisabeth reconnaît publiquement Jacques VI comme roi d’Écosse. – La guerre civile se rallume, mais le parti de la reine s’affaiblit de tous côtés, sauf dans le nord où il est soutenu par les Gordon. – Les partisans de la reine capitulent à l’exception de Grainge qui se défend dans le château d’Édimbourg. – Il est assiégé par une armée anglaise, et enfin forcé de se rendre. – On lui coupe la tête. – Mort de Maitland de Lethington.

 

Le lendemain de l’assassinat du comte de Murray, les deux factions qui divisaient l’Écosse se préparèrent à la guerre. Celle qui favorisait la cause du monarque enfant appela à la régence, en place de Murray, le comte de Lennox, père du malheureux Darnley, et ainsi grand-père de Jacques lui-même. Son autorité fut vigoureusement soutenue par Élisabeth, qui expédia en Écosse deux corps de soldats légers pour punir les dégâts faits sur la frontière et seconder les troupes du régent. Un de ces corps, aux ordres du comte de Sussex, châtia avec la dernière rigueur les clans de Scott et de Herz, car il ravagea toutes leurs terres et brûla toutes leurs maisons. L’autre était commandé par lord Scroope de Bolton. Une troisième division d’Anglais, ayant pour chef sir William Drury, aida Lennox à dévaster le val de la Clyde et à détruire les manoirs des Hamilton, qui, par le meurtre du dernier régent, s’étaient attiré la haine des partisans du roi. Ils avaient depuis long-temps celle de Lennox lui-même, dont le père, victime d’une ancienne inimitié féodale, était mort sous le poignard d’un homme de ce clan. La vengeance qu’on tira des Hamilton fut si implacable et si terrible, que cette puissante famille se trouva presque détruite dans toutes ses branches.

Le parti du roi remporta encore un autre avantage par un véritable prodige de courage et d’adresse. Crawford de Jordanhall, officier des plus entreprenants, conçut l’idée hardie de donner l’assaut à la forteresse réputée inexpugnable de Dunbarton, qui était jusques alors, pendant les vicissitudes de la guerre civile, demeurée en la possession de lord Fleming, partisan de la reine. Profitant d’une soirée brumeuse, il prit une poignée de soldats, et s’avança avec eux jusqu’au pied du roc sur lequel le château était bâti. Au moyen d’échelles, ils parvinrent à une espèce de rebord, et purent s’y tenir le temps nécessaire pour les tirer à eux, et les replacer de manière à atteindre le bas des murailles. Dans la deuxième ascension, un soldat, à moitié chemin de l’échelle, eut une attaque de haut-mal. Crawford le fit attacher aux barreaux, puis ordonna que l’échelle fût retournée, et ceux qui suivaient montèrent par-dessus le ventre de leur compagnon malade. Escaladant alors les remparts, les assaillants tombèrent à l’improviste sur la garnison qui était trop confiante en la force du château pour faire bonne garde, et emportèrent la place par un excès de témérité qui n’a même d’égal, ni dans le siége de la citadelle numide dont parle Salluste, ni dans la surprise plus moderne de Fécamp, sur la côte de Normandie, par Bois-Rosé, pendant les guerres de la Ligue.

L’archevêque de Saint-André, frère naturel du duc de Châtellerault, fut fait prisonnier dans le château de Dunbarton où il s’était retiré par prudence comme dans l’asile le plus sûr qu’il connût. Le prélat était triplement odieux au parti du roi par sa position, ses talents, sa famille, et le parlement l’avait condamné par contumace. Aussi, rien n’empêcha Lennox et les siens d’user envers lui des plus grandes rigueurs. Ils l’emmenèrent à Stirling, et là, sans autre procès, sans autre cérémonie, le pendirent. Tout néanmoins porte à croire qu’il méritait ce châtiment. Il était propriétaire de la fatale habitation, dite l’Église du Champ, dans laquelle Darnley avait sauté, et de cette non moins fatale maison de la rue de Linlithgow d’où le régent Murray avait reçu sa blessure mortelle ; or, probablement, il n’avait ignoré ni l’une ni l’autre occasion et ce qui devait se passer dans ces endroits-là. Mais son exécution, qui ne fut pas même précédée d’un simulacre de jugement, et qui arriva dans toute la chaleur des discordes civiles, n’était propre qu’à en augmenter la furie. Elle devint en effet l’exemple et la justification de nombreuses atrocités qui se pratiquèrent par voie de représailles.

La guerre intestine était alors allumée en grand, et désolait chaque province. La funeste distinction en partisans du roi et partisans de la reine divisait jusqu’aux simples familles. Les adhérents de Jacques VI tenaient un parlement à Stirling ; les lords qui défendaient la cause de Marie, prenaient le même titre à Édimbourg. Des escarmouches se livraient sur tous les points du royaume ; et, comme les deux partis se rejetaient l’un à l’autre l’imputation de révolte, les prisonniers faits dans le combat n’échappaient au glaive que pour périr par la potence ; car dans ces désolantes hostilités le vainqueur, quel qu’il fût, exécutait impitoyablement ses captifs comme traîtres.

L’historien Hume de Godscroft nous à transmis une espèce de tableau comparatif dans lequel on voit comment les grands pairs et les grandes familles des différentes provinces de l’Écosse se divisaient entre les deux factions. Il semble, d’après ce document, que la reine Marie eut pour elle la prépondérance de la noblesse féodale ; néanmoins la force que les partisans du roi empruntèrent du soutien des réformés, décida la victoire en faveur de son fils. Il y avait d’abord du côté de la reine le duc de Châtellerault, les comtes d’Argyle, d’Athol, de Huntley, et presque tous les petits seigneurs de leurs différents domaines et comtés ; aussi les comtes de Crawford, de Rothes, d’Eglinton et de Cassilis ; lord Herries avec tous les Maxwell ; Lochinvar et Johnstone ; les lords Seton, Boyd, Gray, Ogilvy, Livingston, Fleming, et Oliphant ; le shérif d’Ayr et Linlithgow, Buccleuch, Fairniherst et Tullibardine. « À eux s’était également joint lord Hume, mais qui, de tous ses amis, de tous ses parents, n’avait guère entraîné qu’un homme obscur, appelé Ferdinando de Broomhouse ; Maitland, le secrétaire, grand politique, et Grainge, soldat renommé, qui était à la fois gouverneur du château d’Édimbourg et prévôt de cette ville, avaient encore embrassé la cause de Marie. Les partisans de la reine possédaient les principales forteresses du royaume, savoir, Édimbourg, Dunbarton et Lochmaben. La France leur prêtait secours ; l’Espagne les favorisait ; et le pape, avec tous les catholiques romains de l’univers, en faisait autant. La même faction était fort puissante au sein de l’Angleterre : tout le parti du duc de Norfolk, papistes et mécontents, fixaient les yeux sur la reine Marie. Elle-même, quoique prisonnière, ne laissait pas d’être utile à sa cause. En effet, outre son appui moral, outre son simulacre d’autorité qui en imposait à certaines gens, elle avait sa pension de France et ses joyaux qui la mettaient à même, soit de soutenir la cause commune, soit de récompenser ses partisans et ses serviteurs particuliers. Surtout ces ressources lui servirent à se procurer des agents et des ambassadeurs, qui, les uns, plaidèrent sa cause à la cour de France et d’Angleterre, et sollicitèrent les amis qu’elle y avait, les autres excitèrent de tout leur pouvoir les princes étrangers à la secourir, et furent en cela secondés par les nobles bannis, tels que Dacre et Westmoreland. Enfin, il y eut certaine époque où ce parti était devenu si grand, qu’il semblait non moins sûr qu’avantageux de le suivre. Alors, au contraire, l’autre était presque abandonné. Trois comtes seulement se déclarèrent d’abord pour Morton ; ce furent Lennox, Mar et Glencairn. Ces quatre seigneurs, chefs les plus puissants de la faction du roi, ne valaient pas à beaucoup près les quatre principaux chefs de celle de la reine. Il y avait lord Lindsay dans l’Angus, et Glammis dans le Fife ; mais leur puissance n’égalait certes pas celle de Crawford et de Rothes. Lord Semple ne pouvait être comparé ni à Cassilis, ni à Maxwell, ni à Lochinvar, ni à vingt autres. Methven, dans le Strathern, n’était qu’un pauvre sire ; Ochiltree cependant et Catheart avaient encore moins d’hommes et de moyens. Ruthven non plus n’était pas si redoutable que Tullibardine et Oliphant ne pussent aisément l’emporter sur lui. Les partisans du roi ne possédaient d’autres places fortes que Stirling et Tantallon. La masse du peuple, à dire vrai, de toutes parts se déclarait pour eux ; mais sur quoi faut-il moins compter que sur le peuple ? L’Angleterre les favorisait de temps en temps, mais avec si peu d’énergie, que loin de pouvoir espérer un glorieux triomphe, ils devaient craindre même pour leur salut[6]. »

Dans ce parallèle, l’historien que nous venons de citer, désirant évaluer les forces de la faction du roi au plus bas possible, afin d’exalter d’autant plus haut les talents et le mérite de ceux qui obtinrent la supériorité malgré ces désavantages, estime tout-à-fait au-dessous de sa valeur réelle l’assistance que les partisans de Jacques VI reçurent des bourgs et des communes. De même, il n’accorde pas assez d’importance à la protection de l’Angleterre, qui aida efficacement Murray par des secours d’hommes et d’argent ; au contraire, les cours de France et d’Espagne, non plus que les autres puissances catholiques, ne soutinrent guère Marie que par de splendides promesses. Néanmoins, Godscroft a raison de dire que les forces des deux partis se balançaient assez pour rendre le succès douteux, la lutte générale et l’effusion du sang immense. Toutes les provinces de l’Écosse intérieure furent agitées par les batailles des gens du roi et des gens de la reine ; et, pour nous servir d’une expression de l’époque, les barbares habitants des frontières, aussi bien que les sauvages Highlandais, aussi bien le clan Gregor et le clan Chattan au nord, que Buccleuch et Fairniherst au sud, se mirent, avec l’ardeur de chiens qui chassent, à ravager le pays avoisinant.

Parmi ces scènes de meurtre et de pillage, une opération stratégique, habilement combinée par Grainge, faillit soudain terminer la guerre d’un seul coup. Un corps de cinq mille hommes se rassembla en secret à Édimbourg sous les ordres du comte de Huntley, de lord Claude Hamilton, le plus jeune des fils du duc de Châtellerault, et de Scott de Buccleuch. Ils se portèrent de nuit sur Stirling, s’emparèrent de la ville, et, pénétrant de force dans les maisons des principaux lords de la faction du roi, ainsi que chez le régent lui-même, les firent prisonniers. Ils les eussent bientôt emmenés dans la capitale ; mais l’opiniâtreté de Morton, qui se défendit dans sa demeure jusqu’à ce qu’elle fût livrée aux flammes, et la rapacité, le manque de discipline des troupes de la reine qui rompirent leurs rangs pour piller, donnèrent aux partisans du roi un moyen de ralliement. La garnison sortit de la citadelle, et tira sur l’ennemi de derrière quelques maisons à moitié bâties qu’on voit encore inachevées au bout de la principale rue. Bientôt les citoyens se mêlèrent du combat, et les assaillants, presque surpris à leur tour, furent obligés de fuir. Dans la bagarre, un soldat, par ordre, à ce qu’on dit, de lord Claude Hamilton, qui voulut venger la mort de l’archevêque de Saint-André, tua le régent d’un coup de carabine. Les partisans de Marie furent donc mis en fuite ; mais il fut impossible à leurs adversaires de les poursuivre, car les gens de Buccleuch emmenèrent tous les chevaux qu’ils purent trouver à Stirling. Morton, qui naguère s’était rendu à Buccleuch lui-même, prit alors son vainqueur, qui lui était parent, sous sa protection comme son captif, et le renvoya sain et sauf. Si Grainge eût commandé en personne, l’expédition, qui avait d’abord si bien réussi, se serait probablement terminée par la ruine complète du parti de Jacques.

De la manière dont la chose se passa, la perte du régent Lennox fut un malheur que la faction du roi eut promptement réparé ; elle le remplaça par le comte John de Mar. Juste, modéré, patriote, ce digne seigneur tâcha de rétablir la paix entre les deux factions qui divisaient l’Écosse ; et c’est, on l’assure, au regret qu’il éprouva de voir Morton et les principaux de son parti entraver ses tentatives de rapprochement, que doit être attribuée la maladie dont il mourut le 29 octobre 1572.

Le comte de Mar eut pour successeur à la régence le vieil ami du régent Murray, le comte James de Morton ; et nul choix ne pouvait être plus fatal à la cause de la reine. Morton, qui poussait jusqu’à l’exagération tous les défauts de Murray, possédait aussi beaucoup de ses talents, mais peu ou point de ses vertus. Il était ambitieux ; mais son ambition était de ce genre sordide que souille l’avarice, et, pour obtenir la faveur d’Élisabeth, il eût été prêt à descendre plus bas encore que Murray lui-même ne serait descendu. Comme juge, il se montrait accessible à la corruption ; comme soldat il ne connaissait aucune pitié ; et c’était à cause de lui que ces escarmouches, où les prisonniers étaient régulièrement exécutés de part et d’autre, s’appelaient du nom de sa famille des guerres à la Douglas. Si nous comparons les deux régents sous d’autres rapports, la piété de Murray semble avoir été sincère, tandis que celle de Morton ne fut que l’hypocrisie d’un débauché. Comme chef de parti, Morton avait trempé si profondément dans les sombres intrigues du règne de Marie, qu’il ne devait pas hésiter à croire que le retour de la reine au trône serait aussitôt suivi de sa propre ruine. Il avait donc intérêt à empêcher une restauration, dût-il pour y parvenir se courber tout-à-fait sous le joug honteux d’Élisabeth. Du reste, comme individu, il déployait beaucoup des attributs propres à l’illustre maison de Douglas dont il descendait. Ainsi, il était brave, politique, fier, orgueilleux. Il fut généralement craint et peu aimé pendant le cours d’une longue et despotique administration.

Tandis que le nouveau régent avait l’air de gouverner d’après sa seule volonté, il ne faisait guère qu’obéir aux suggestions d’Élisabeth. Or, la reine d’Angleterre désirait à cette époque, plus ardemment que jamais, voir l’Écosse continuer d’être la proie de discordes intestines ou demeurer au pouvoir d’un homme d’état qu’elle était sûre de trouver toujours prêt à favoriser sa propre cause, et, au contraire, à desservir celle de Marie. Élisabeth, en effet, devenait chaque jour plus hostile à sa parente.

Le surcroît d’animosité que la reine d’Angleterre portait à la malheureuse reine d’Écosse, provenait de circonstances qui étaient les résultats naturels de l’injustice dont elle avait usé envers sa captive. Jalouse de reconquérir la liberté qu’on lui ôtait par un acte arbitraire, Marie implora naturellement les secours des princes qui professaient la même foi qu’elle. La France, alors déchirée par des querelles civiles et religieuses, n’écoutait plus ses plaintes avec intérêt ; mais Philippe II d’Espagne se prêta avec plaisir à envoyer des troupes et de l’argent pour envahir l’Angleterre, à soulager la détresse des catholiques anglais, et à prendre la défense de la reine Marie Stuart. Son agent Ridolphi fut vigoureusement secondé par l’évêque de Ross, plus tard habile défenseur de Marie, et trouva tout d’abord le duc de Norfolk prêt à l’écouter.

Le seigneur sortait de prison, et pour en sortir avait juré solennellement de renoncer à ses projets de mariage avec la reine d’Écosse. Mais aussitôt qu’il se retrouva libre, son premier soin fut de renouer les dangereuses intrigues que son emprisonnement avait interrompues. Des lettres et des gages d’amour s’échangèrent entre lui et la royale captive. Leurs relations, ainsi reprises de la part du duc, nous semblent détruire un argument dont Robertson et d’autres auteurs se sont beaucoup prévalus pour prononcer la culpabilité de Marie. Les papiers de la cassette et les différentes preuves produites devant la commission de Westminster devaient, disaient-ils, être authentiques, puisque Norfolk déclara y ajouter foi. Fit-il jamais une déclaration pareille ? Nous en doutons : mais, d’abord, il avait tout motif de tromper la reine Élisabeth sur ses sentiments à l’égard de Marie ; ensuite, s’il nous faut conclure quelque chose des opinions de Norforlk, ce doit être sur celles qu’il eut en dernier lieu, et, par exemple, à l’époque où il rechercha de nouveau la main de la reine écossaise. Certes, il n’en eût rien fait s’il avait cru ou continué de croire à l’authenticité de documents qui l’accusaient d’adultère et de meurtre[7]. Ces rapports de Marie et de Norfolk n’échappèrent pas long-temps aux yeux attentifs d’Élisabeth et de Cecil. Le duc fut arrêté une seconde fois, accusé de haute-trahison, condamné à mort et décapité. Que Marie fût la cause, fût l’âme de cette conspiration, c’était incontestable ; Élisabeth n’eut pas la générosité de n’y voir que le résultat de sa propre conduite et de la position où elle avait réduit sa parente. Cette princesse jeta dès lors le masque ; et, annonçant au monde que Marie avait entretenu une correspondance criminelle avec des sujets de l’Angleterre, elle déclara, d’une part, qu’elle ne consentirait jamais à lui rendre la liberté ; de l’autre, qu’elle travaillerait ouvertement à maintenir le roi Jacques sur le trône.

Une fois investi de la régence d’Écosse, Morton, comme s’il avait hâte de montrer jusqu’où allait son dévouement à l’Angleterre, livra aussitôt à Élisabeth un noble banni, le comte de Northumberland, à qui il avait eu des obligations personnelles lors de son séjour sur le territoire anglais, et qui fut décapité à York, en 1572, pour sa rébellion de 1569. Ce qui contribua à rendre infâme la perfidie du régent fut qu’en récompense d’un tel service il consentit à recevoir une somme d’argent, et qu’il la partagea avec son cousin le seigneur de Lochleven dont la forteresse insulaire avait servi de prison à Northumberland. La basse complaisance du régent Morton paraît plus honteuse encore quand on la rapproche de la conduite de Murray son prédécesseur. Ce dernier avait, il est vrai, consenti à retenir Northumberland captif, mais toujours résisté aux instances de la reine Élisabeth qui voulait qu’on le lui livrât pour assouvir sa vengeance.

Pendant ce temps-là l’Écosse saignait par toutes ses veines. À l’ouest, lord Claude Hamilton continuait avec des prodiges de courage et de zèle à soutenir la cause presque désespérée de Marie. Au sud, Buccleuch et Fairniherst luttaient dans le même but. Au nord, sir Adam Gordon, fils de ce comte de Huntley qui succomba dans la bataille de Corrichie, faisait avec succès la guerre en faveur de la reine. Grainge défendait avec son intrépidité caractéristique le château d’Édimbourg. Mais, malgré les efforts de ses partisans, les affaires de Marie allaient mal sur tous les points de l’Écosse, sauf dans l’Aberdeenshire. Enfin Huntley et le duc de Châtellerault firent la paix avec leurs adversaires. Par un traité qui se signa à Perth le 23 février 1573, ils s’engagèrent à reconnaître désormais l’autorité du roi et du régent, et même convinrent que tous leurs actes au nom de la reine avaient été illégalisés. En retour, on leur promit que toutes les sentences de confiscation prononcées contre eux et leurs amis seraient rapportées. Les partisans que la reine avait dans le reste de l’Écosse accédèrent à cette capitulation ; mais, ainsi abattue de tous côtés, la bannière de Marie flottait encore sur le château d’Édimbourg.

La valeur de l’intrépide Kirkcaldy de Grainge aurait long-temps défendu cette redoutable citadelle contre toutes les forces que le régent pouvait réunir dans l’intérieur de l’Écosse, car les Écossais n’avaient presque ni les machines ni l’habileté nécessaire pour former des siéges. Mais, conformément à sa proclamation, Élisabeth envoya sir William Drury avec une formidable artillerie aider à réduire le château. Kirkcaldy tint avec une fermeté digne de sa haute réputation militaire, jusqu’à ce que ses murs fussent ébranlés et criblés de brèches, ses provisions consommées, le puits comblé de décombres et inaccessible, enfin les canons de la place réduits au silence. Ce ne fut qu’à la dernière extrémité, et sur la promesse de conditions favorables, qu’il rendit la forteresse au général anglais ; mais sir William Drury ne put tenir autant qu’il avait promis, et, par ordre d’Élisabeth, il fut obligé de remettre ses prisonniers entre les mains du vindicatif régent. Morton fit exécuter le brave Kirkcaldy et son frère devant la croix de la grande place d’Édimbourg. Lethington qui avait si long-temps secondé ses desseins n’aurait pas éprouvé un meilleur sort ; mais il s’empoisonna, et mourut, dit un contemporain, d’une mort vraiment romaine.

Après avoir raconté la triste fin de Kirkcaldy, un des plus vaillants et des plus généreux guerriers qu’il y eut alors en Europe, et celle de Maitland, peut-être le plus fin et le plus habile politique du seizième siècle, nous pouvons clore avec le chapitre l’histoire du règne de la reine Marie Stuart, car à dater de cette époque nul Écossais ne la reconnut pour sa souveraine.

CHAPITRE X.

Régence tyrannique de Morton. – Il institue les évêques dits « Tulchans » et par là mécontente fort le clergé. – Il opprime la noblesse. – Bataille de Reedsquair. – Le jeune roi désire prendre les rênes de l’état Morton, loin de s’y opposer, résigne la régence et reçoit en retour un pardon général de sa conduite. – Il rend le château d’Édimbourg, se retire à Dalkeith, puis va bâtir un manoir à Droichholes, dans le Tweeddale. – Il médite cependant de remonter au pouvoir, excite le comte de Mar à prendre le château de Stirling sur son oncle, et acquiert ainsi, outre la possession de la personne du roi, le rang suprême dans le conseil privé. – Argyle et Athol réunissent des forces contre Morton ; mais un accommodement à lieu. – Deux favoris s’élèvent à la cour. – Caractère du duc de Lennox. – Caractère de Stuart, depuis comte d’Arran. – Animosité de Morton contre les Hamilton. – Morton est accusé par Stuart. – Son jugement, sa condamnation à mort, son exécution.

 

Le royaume d’Écosse, épuisé qu’il était et de ressources et d’hommes, aurait pu jouir d’un repos pareil à l’abattement d’un malade miné par de longues souffrances, s’il n’eût été sans cesse troublé par les actes tyranniques et arbitraires du régent. Quoiqu’il affectât beaucoup de zèle pour les doctrines protestantes, il mécontenta au plus haut point l’église écossaise par une règle qu’il imagina, pour assurer aux nobles séculiers la possession des terres et des revenus de l’église catholique. Voici en quoi consista le stratagème : il éleva aux évêchés de pauvres ecclésiastiques qui s’engagèrent à ne toucher qu’une faible pension sur le casuel de chaque diocèse, et à verser le reste entre les mains d’illustres patrons. Ce fut ainsi qu’il nomma à l’archevêché de Saint-André un obscur ministre appelé Douglas, et qu’il encaissa lui-même le revenant-bon de ce siége. Le clergé et les fidèles maudirent la cupidité de Morton, qui ne craignait pas de trafiquer des choses les plus saintes ; et, comme il n’institua cette classe d’évêques que pour donner à de puissants seigneurs laïques la jouissance de gros traitements et d’agréables sinécures, on les appela par plaisanterie des prélats « Tulchans » pour le motif que nous allons dire. Lorsqu’une vache perdait son veau, on avait coutume d’écorcher le jeune animal et de bourrer la peau de paille, pour que ce mannequin placé devant la mère la décidât à se laisser tranquillement ravir son lait. Ce veau empaillé se nommait un tulchan, et cette invention, comme on voit, n’était pas sans rapport avec celle des évêques sinécuristes, mais rétribués, de Morton.

La noblesse n’était pas moins irritée contre le régent ; par un exercice très judicieux du pouvoir royal, il obligea les comtes d’Argyle et d’Athol, qui s’étaient pris de querelle et qui armaient de part et d’autre, à licencier leurs troupes. Mais, tandis qu’il méditait pour se rendre leur discorde profitable, de porter une accusation de haute-trahison contre ces deux redoutables potentats, ils soupçonnèrent son dessein, et, réconciliés par un mutuel péril, unirent leurs intérêts contre le régent et son autorité. Bref, Morton se fiant sur l’appui de la reine Élisabeth, ne chercha ni à se maintenir en faveur auprès du jeune roi, ni à demeurer populaire aux yeux de la nation écossaise, et il n’eut pas occupé cinq ans la régence, qu’on forma un complot pour la lui ôter. Un hasard faillit même lui aliéner la protection de l’Angleterre.

Après avoir sommeillé long-temps, l’esprit d’hostilité des deux peuples se réveilla sous sa régence avec une explosion si soudaine que, tout dévoué partisan qu’il était d’Élisabeth, il se vit sur le point de perdre sa faveur. Le 3 mai 1575, une conférence, où des griefs réciproques devaient être redressés, eut lieu entre sir John Foster, gardien des frontières anglaises de l’ouest, qui était le favori particulier de la reine, et sir John Carmichael, un des officiers les plus habiles du régent, qui l’avait chargé de la garde des frontières centrales d’Écosse. Les deux gardiens, l’un et l’autre accompagnés des clans les plus belliqueux de leurs districts, se réunirent en un endroit appelé le Reedsquair, sur la limite des deux royaumes et près de la source du Reed. Les gens contre qui les Anglais avaient porté plainte, leur furent livrés selon la coutume, mais quand la même justice fut réclamée au nom des Écossais, un des malfaiteurs se trouva manquer. Carmichael insista avec chaleur pour qu’on remît l’homme entre ses mains. Foster répondit hautainement que Carmichael oubliait à qui il avait affaire. Cette étincelle en fut assez pour tout mettre en feu dans une atmosphère si inflammable. Les gens du Tynedale, les plus farouches des habitants de la frontière anglaise, assaillirent d’une grêle de flèches les Écossais, qui, attaqués à l’improviste et de beaucoup inférieurs en nombre, reculèrent d’abord ; mais bientôt l’on aperçut les citoyens de Jedburgh, qui armés jusqu’aux dents, s’avançaient en bon ordre vers le théâtre de l’action ; les Écossais reprirent alors leurs rangs, et la bataille s’engagea aux cris de : « Sus ! Tynedale ! sus !.. » d’un côté, et de : « En avant, Jeddart, en avant ! » de l’autre. Aux flèches anglaises répondirent des volées de balles, car les Écossais avaient la supériorité pour les armes à feu. La fortune du jour changea totalement ; les Anglais battirent en retraite, se rallièrent, mais, finissant par fuir, laissèrent sir John Foster leur chef, ainsi que sir Cuthbert Collingwood et d’autres gentilshommes de distinction, prisonniers. Sir George Héron de Chipchase et plusieurs autres Anglais périrent dans le combat.

Les captifs furent envoyés au régent à son château de Dalkeith. Morton se hâta aussitôt de prévenir les conséquences du ressentiment d’Élisabeth ; il accabla d’attentions et de bontés les prisonniers anglais, les renvoya avec honneur et sans rançon, et même leur distribua des présents pour calmer tout-à-fait leur courroux ; mais comme parmi les cadeaux qu’ils reçurent se trouvaient des faucons d’Écosse, un facétieux habitant de la frontière écossaise leur adressa une question passablement insultante : « Ne trouvez-vous pas, leur demanda-t-il, qu’on vous ait bien traités ? on vous donne des faucons vivants pour un héron mort. »

Élisabeth fut irritée, mais vit que le droit était du côté de l’Écosse ; elle sentit en outre qu’elle ne devait pas, dans son propre intérêt, se brouiller avec son ami et fidèle vassal le régent. Sir John Carmichael alla par ordre de Morton, se justifier en Angleterre, et après l’y avoir traité honorablement, on le congédia sain et sauf. Cette escarmouche de Reedsquair fut la dernière de quelque importance où les nations d’Écosse et d’Angleterre combattirent l’une contre l’autre.

Cependant Morton était toujours le but de la haine et de l’intrigue. Jacques VI, qui n’avait encore que douze ans, se laissa aisément persuader qu’il était capable de tenir lui-même le sceptre, et, cédant aux conseils des gens qui l’entouraient, résolut de convoquer une assemblée générale de sa noblesse, pour qu’elle mît fin par sa sanction à la régence de Morton. Les nobles, par la promptitude avec laquelle ils répondirent à l’appel de leur souverain, montrèrent qu’ils étaient assez puissants et assez nombreux pour seconder ses désirs. Le régent, surpris de l’explosion de cette ligue, opposa moins de résistance qu’on ne s’y serait attendu de la part d’un homme d’état de son expérience, ou d’un guerrier de son talent et de ses ressources. Il jugea sans doute que la prudence lui ordonnait de céder au premier choc de ses ennemis ; il se tint sur ses gardes, veilla à la sûreté de sa personne, et résolut d’attendre patiemment que le hasard lui procurât les moyens de reconquérir sa puissance par quelque révolution aussi secrète et aussi soudaine que celle qui l’en avait dépouillé.

Il se retira donc dans son château de Lochleven, car il crut ne pouvoir mieux confier son salut qu’à la forteresse qui avait naguère servi de prison à la reine Marie. Là il ne cessa d’être visité par les membres de la famille Douglas qui étaient ses parents, et par beaucoup de personnes qui demeuraient fidèles à sa cause. Le roi de son côté, convoqua un parlement ou plutôt une assemblée de ses nobles ; et tous ceux qui avaient été les adversaires du gouvernement de Morton, tous ceux en non moins grand nombre qui croyaient avoir à se plaindre de sa sévérité ou de son injustice, s’y rendirent dans l’espoir qu’ils obtiendraient vengeance ou réparation. Beaucoup des partisans de Morton y vinrent aussi, et, en apparence du moins, abandonnèrent leur ancien chef.

Dès que le jeune roi vit cet air de force à son gouvernement, il s’empressa de faire annoncer à Morton qu’il avait jugé convenable de lui ôter la régence et de l’appeler à répondre de sa conduite pendant la durée de son administration. Intimidé par ces menaces de rigueur, Morton poussa la condescendance envers le parti vainqueur plus loin peut-être qu’il ne se l’était d’abord proposé lui-même. Il se rendit à Dalkeith et de là à Édimbourg en compagnie de lord Glammis, le nouveau chancelier, et de lord Herries, les pairs par l’entremise desquels le roi lui avait communiqué ses intentions défavorables, et assista en personne à la séance du parlement, où Jacques VI déclara qu’il prenait entre ses mains les rênes de l’état. Morton pour se comporter de la manière la plus respectueuse, « s’apercevant, dit-il, que la sagesse et la bonté qui sans cesse augmentaient chez son jeune souverain, suppléaient parfaitement en lui au nombre des années, » il lui restituait avec plaisir le pouvoir et l’autorité dont il avait joui comme régent. Par tant de soumission, le comte obtint un avantage qu’il regardait probablement comme de grande importance. Le parlement rendit, en faveur du comte de Morton, un arrêté qui lui accordait un plein et entier pardon de tous les actes violents et illégaux qu’il avait commis dans l’exercice de sa charge, et qui ratifiait au nom du roi toute sa conduite comme régent. On n’omit aucune précaution pour que ce bill d’indemnité fût tellement clair, tellement positif, qu’à l’avenir l’ex-régent n’encourût jamais le risque de se voir accusé pour des délits dont il se serait rendu coupable pendant son séjour au pouvoir ou avant d’y parvenir. Néanmoins, nous verrons par la suite que ces garanties ne furent pas suffisantes.

Le château d’Édimbourg était encore aux mains du régent, qui aurait bien voulu garder cette citadelle en son pouvoir, ou bien, désiré que le jeune roi y vînt établir sa demeure ; mais, comme c’eût été volontairement se remettre sous la tutelle de Morton, Jacques n’accepta la proposition que pour le cas où le château serait rendu à tel gouverneur qu’il lui plairait de nommer, et Morton se vit contraint, après une légère résistance, de livrer au légitime souverain cette clé de la capitale.

Ainsi réduit à l’état de simple seigneur, l’ex-régent alla demeurer dans son château fort de Dalkeith, à six milles environ d’Édimbourg, où il parut s’ensevelir dans ses affaires privées et dans la gestion de ses vastes domaines. Vers la même époque, il commençait parmi les montagnes du Tweeddale la construction d’un manoir appelé Droichholes, dont il voulait faire une citadelle ou un lieu de refuge. C’est un vaste et massif bâtiment, situé dans une position presque imprenable, et si bien fortifié, que Morton aurait pu, en cas de besoin, s’y défendre jusqu’à ce qu’il reçût des secours de ses amis d’Angleterre. Mais la mort ne lui laissa point le temps d’achever l’édifice dont les ruines sourcilleuses existent encore, singuliers restes d’un château qui ne fut jamais ni fini ni habité.

L’opinion générale de la manière dont l’ex-régent passait sa vie dans la retraite, était exprimée par le nom que les gens du peuple donnaient à son château de Dalkeith ; ils l’appelaient l’Antre du Lion ; et les seigneurs qui avaient remplacé le comte aux affaires, n’éprouvaient pas sur ses secrètes intrigues moins de crainte que la multitude. Tout le monde s’attendait à un moment où le vieux lion s’élancerait de sa tanière et ferait de nouveau trembler l’Écosse à son rugissement.

Aussi semble-t-il que Morton exhorta en secret une partie des membres de la famille de Mar et de leurs vassaux, à reprendre de force possession de la personne du jeune roi. Ce but devait être atteint par une intrigue qui n’eut d’abord l’air que d’une querelle entre le jeune comte de Mar et son oncle Alexandre Erskine, mais que Morton mena de manière à ressaisir son pouvoir. La comtesse douairière de Mar et le jeune comte son fils avaient vu d’un œil jaloux Alexandre, qu’on appelait le maître de Mar, devenir gouverneur du château de Stirling et tuteur de Jacques. Ce fut donc sans peine qu’il leur persuada de chercher à priver leur parent des moyens de remplir ces deux honorables charges qui appartenaient à son neveu de droit héréditaire. Leur méfiance était grossièrement injuste, car il n’y a aucune raison de croire qu’Erskine ne fût pas animé des meilleures dispositions à l’égard d’un neveu qui entrait à peine dans sa vingtième année. De tels soupçons, néanmoins, entrèrent aisément dans l’esprit d’une femme ambitieuse et d’un jeune écervelé. Quant à Morton, peut-être n’engagea-t-il le comte de Mar à s’emparer de Stirling, qu’afin de trouver lui-même l’occasion de replacer sous sa puissance la personne du roi ; il se proposait, dit-on, de ne pas laisser Jacques à Stirling, mais de l’emmener dans la forteresse de sa propre famille, dans ce château de Lochleven qui avait été tour à tour la prison de la reine Marie et du comte de Northumberland, et il espérait l’y retenir dans une honorable captivité jusqu’à son âge mûr, et même beaucoup plus long-temps, si, cette époque arrivée, il désirait encore gouverner en son nom. Morton attira dans ce complot le comte de Mar et sa mère, et pour ce qui était de la prise du château de Stirling, les choses réussirent à merveille. L’oncle ne se méfiait ni de son neveu ni de sa belle-sœur ; aussi, eurent-ils peu de peine à devenir maîtres d’une forteresse dont la garnison était toute composée de leurs vassaux. Les gens ne demandèrent pas mieux que d’obéir à leur jeune seigneur et à sa mère. Alors, les insurgés, ou plutôt Morton qui leur avait conseillé tout, s’emparèrent de nouveau du roi, et chassèrent de la citadelle le comte d’Argyle, Alexandre Erskine, et tous ceux qui avaient provoqué la disgrâce du régent. Après avoir ainsi recouvré sa place dans le conseil privé, ce fin politique eut bientôt obtenu un complet ascendant sur ses collègues, et se retrouva à la tête des affaires de l’Écosse.

Mais la puissance du comte de Morton était redoutée trop généralement, pour qu’il pût raffermir l’édifice déjà si ébranlé de sa grandeur. Il sentait que le parlement qui avait été convoqué serait mécontent de l’absence du roi, et toute tentative pour transférer Jacques à Lochleven, cette tour située au milieu d’un lac, nécessairement regardée comme un acte de rébellion ouverte. D’autre part, laisser Jacques au sein de la capitale, où Morton avait la conscience de sa propre impopularité, c’était donner au roi, soutenu comme il était sûr de l’être par les citoyens, l’occasion de secouer son joug et de détruire à jamais son autorité.

Pour tâcher de vaincre ces obstacles, le comte de Morton publia un arrêté qui ordonnait qu’au lieu de se réunir à Édimbourg, le parlement se réunirait à Stirling. Là, en effet, la possession du château le mettait à même de garder le roi sous sa puissance. Mais Athol, Argyle, et les autres ennemis de Morton prirent les armes contre cette ordonnance. « Le roi, disaient-ils, était de nouveau prisonnier d’un Douglas qui voulait le séparer du reste de la noblesse, et le retenir en captivité pendant qu’il gouvernerait à sa place. »

Ils eurent bientôt levé quatre ou cinq mille hommes, à la tête desquels ils annoncèrent que leur intention était de combattre pour la liberté de leur souverain. Le jeune roi, de même que son aïeul Jacques V en pareilles circonstances, fut contraint de prêter son nom à des proclamations qu’il n’approuvait pas, et des troupes marchèrent, comme par son ordre, contre les nobles à qui dans son cœur il souhaitait la victoire, tant leur insurrection lui semblait un bon service ! Le comte d’Angus, neveu de Morton, s’avança contre Argyle et Athol à la tête de forces égales aux leurs. Une sanglante bataille et le renouvellement des guerres civiles paraissaient donc inévitables.

Ni l’un ni l’autre des deux partis n’était disposé cependant à replonger le pays dans les troubles, les discordes et les meurtres d’où il n’était sorti que naguère. On s’accommoda au moment même d’en venir aux mains : on reconnut que l’intérêt public avait seul inspiré l’entreprise d’Argyle et d’Athol, les comtes eux-mêmes furent admis auprès du roi, et par divers changements qui eurent lieu dans le conseil privé, la paix sembla rétablie entre les deux factions.

Il était peu probable que cette bonne intelligence durât ; néanmoins elle fit échouer complètement le projet conçu par Morton, de devenir l’unique et absolu gardien de la personne de Jacques. Le roi, sans doute, fut encore gêné et contrarié dans tous ses desseins par l’influence du comte ; mais après la réconciliation des partis, Morton ne posséda plus sa despotique autorité d’autrefois.

Jacques lui-même avait goûté les douceurs de l’indépendance et brûlait de reconquérir sa liberté. Mais, n’eût-il été qu’indifférent à un pareil bien, il avait près de lui deux personnes qui connaissaient jusqu’à ses secrètes pensées, qu’il honorait en quelque sorte d’une confiance sans bornes, et qui pour conserver leur puissance et leur crédit à la cour, ne laissaient échapper aucune occasion d’envenimer sa haine contre le vieux ministre, qui deux fois déjà l’avait réduit à une espèce de nullité. C’étaient deux hommes qui ne différaient pas moins par leurs talents que par leurs caractères, et qui ne se ressemblaient que par leur affection apparente pour le souverain et par leur inimitié contre le comte de Morton.

Celui des deux qui occupait le premier rang était Esme Stuart, qu’on désignait sous le titre de lord d’Aubigné. Fils d’un frère cadet de Matthew, comte de Lennox, il se trouvait ainsi proche cousin du roi par son père Darnley. Gentilhomme gracieux et accompli, lord Esme avait été élevé en France où il professait la religion catholique. De retour en Écosse, il s’était converti à la foi presbytérienne. Mais, malgré sa conversion, il n’avait jamais eu le bonheur d’obtenir que les membres du clergé écossais crussent à sa sincérité. Ils étaient disposés à croire que ce seigneur avait plutôt adopté le protestantisme par intérêt mondain que par motif religieux, et craignaient qu’intime avec le roi, qu’exerçant sur lui beaucoup d’influence, il n’employât secrètement son crédit en faveur de la cour de France et de l’église de Rome. Par caractère ce jeune favori était candide, libéral, généreux, et bien intentionné ; mais il ignorait entièrement les affaires écossaises, et ne pouvait donner son avis dans aucune délibération politique. Le roi l’éleva néanmoins, dans un espace de temps très court, au comble des grandeurs ; et, l’année 1578, il était duc de Lennox, capitaine de la garde royale, premier gentilhomme de la chambre de Jacques, enfin lord grand chambellan ; offices qui l’obligeaient à demeurer constamment auprès du roi, et l’investissaient pour ainsi dire du soin de veiller à la sûreté personnelle de Jacques.

L’homme qui partageait avec le duc de Lennox la faveur royale, sans avoir un aussi illustre lignage et d’aussi hautes prétentions, n’était pas, comme on l’à soupçonné, de naissance tout-à-fait basse. C’était James Stuart, ordinairement appelé le Capitaine, second fils de lord Ochiltree, famille de quelque distinction parmi les nombreuses branches qui se disaient alliées à la maison régnante. Stuart avait toutes les qualités qui semblent indispensables pour faire fortune à la cour. Ambitieux au suprême degré, il savait se baisser momentanément pour saisir une occasion de s’élever ensuite. Hardi, audacieux même, corrompu, et ne connaissant aucun scrupule, il possédait l’art de faire adopter ses insinuations, si perverses et si perfides qu’elles fussent, à des gens plus sages et plus moraux que lui ; et dans ce nombre il fallait compter le roi et le duc de Lennox. Nul sentiment religieux ne venait ralentir l’audace des tentatives de cet aventurier ; et il n’avait non plus ni cette sagacité sûre ni ce respect de l’opinion publique, qui souvent tiennent lieu de conscience aux politiques qui ne sont pas assez heureux pour en avoir une. Ce fut lui qui décida le roi et Lennox à user de violence envers Morton, et qui poussa à d’autres mesures que la justice ou l’utilité recommandaient moins.

On ne peut supposer qu’un homme d’état aussi fin que Morton ne prévît pas combien était dangereuse à sa propre puissance l’élévation de ces deux jeunes gens, qui devaient sentir nécessairement que son autorité tendrait toujours à éclipser celle du monarque et la leur. Mais le comte ne possédait plus cet empire sans bornes, au moyen duquel il pouvait naguère exclure de la compagnie et de l’intimité du roi, toute personne dont la faveur était de nature à éveiller sa jalousie. Il était contraint de garder des ménagements à l’égard du monarque et des favoris en titres, d’autant plus qu’il se savait odieux aux courtisans en général, et surtout à quelques-uns de ses anciens amis. Il lui fallut donc voir grandir sous ses yeux une faction qui, tout le démontrait, lui portait une haine jalouse et l’accablait sans cesse des imputations les plus infâmes.

Une circonstance, probablement accidentelle, mais qui, dans ce siècle soupçonneux, suscita beaucoup de clameurs contre lui, fut la mort du comte d’Athol, chancelier du royaume. Il avait été nommé à cette haute place après le meurtre de lord Glammis, qui avait péri dans une bataille entre ses domestiques et ceux du comte de Crawford. La fin prématurée d’Athol eut lieu presque à l’issue d’un banquet que Mar et Morton donnèrent, particulièrement à leurs adversaires politiques, et fut, chose assez naturelle, attribuée au poison. On ne fit aucune enquête ; mais peu de personnes hésitèrent à regarder Morton comme coupable du trépas d’Athol.

Ce qui n’attira guère moins de danger sur la tête de l’ex-régent, fut qu’on supposa qu’il secondait Élisabeth dans l’exécution d’un plan qu’elle était bien capable d’avoir conçu. S’assurer de la personne de Jacques, tenir immédiatement sous sa puissance cet héritier de sa couronne, et alors gouverner l’Écosse par l’entremise de Morton ou de quelque autre seigneur dévoué aux intérêts de l’Angleterre : telle était la politique qu’on accusait Élisabeth de désirer suivre, et pour laquelle on inclinait à croire que Morton serait un docile instrument de sa volonté. On prit donc en toute hâte des mesures pour préserver le roi du péril d’être arrêté par son trop puissant ministre, et envoyé par lui dans quelque forteresse anglaise, tant on redoutait sa connivence avec la dangereuse alliée de l’Écosse. L’office de lord grand-chambellan, qui consistait à veiller sans cesse au salut du roi, fut rétabli, comme nous l’avons vu, et donné au duc de Lennox ; celui de chambellan en second fut accordé à Alexandre Erskine, le maître de Mar ; et le commandement de la garde royale qu’on augmenta et qu’on eut soin d’épurer de tout individu suspect, fut confié au capitaine James Stuart. Tous trois ils étaient implacables ennemis du comte de Morton.

Fortifiée par ces diverses circonstances, la cabale, qui, par des raisons et publiques et particulières, s’était formée contre l’ex-régent, devint si forte qu’il ne manqua bientôt plus qu’un prétexte plausible pour qu’on lui intentât une accusation capitale.

Sa cupidité et son arrogance n’avaient cessé, depuis son raccommodement avec Argyle et Athol, de lui attirer chaque jour plus de haine, et voici à quel propos. Les Hamilton, ses anciens ennemis héréditaires, avaient malgré la sévérité avec laquelle le régent Lennox, aidé par les troupes d’Élisabeth, les avait traités en 1575, recommencé à lever la tête. Le duc de Châtellerault était mort depuis quelques années ; son fils aîné, le comte d’Arran, avait, dès les premiers temps du règne de Marie Stuart, montré des symptômes de folie, et jamais depuis lors il n’avait recouvré l’usage de sa raison ; mais le duc avait laissé deux autres fils, John qui avait pris possession des domaines de la famille, et Claude, abbé titulaire de Paisley. Tous deux, mais spécialement le dernier, avaient, pendant les guerres civiles, soutenu avec distinction la cause de la reine ; et Morton, dont la vengeance était aussi insatiable que la cupidité, provoqua contre eux les plus sévères mesures. Il en trouva d’assez bons prétextes dans leur participation, plus que présumable, au meurtre du régent qui, on s’en souvient, avait été tué par Hamilton de Bothwellbaugh, un de leurs parents, et à celui de Lennox dans la déroute de Stirling, car lord Claude lui-même y avait été présent, et, disait-on, en avait donné l’ordre formel. Sans doute, ces actes étaient criminels en proportion de la dignité des hauts personnages qui avaient péri ; mais si de tels faits, arrivés dans la chaleur d’une guerre intestine où le sang avait coulé à flots, étaient regardés comme de légitimes sujets de persécution, après que les armes avaient été mises bas d’un consentement mutuel, il était clair que les blessures des discordes intestines n’eussent jamais guéri. Morton, cependant, qui avait résolu de se venger à tout prix sur les malheureux Hamilton, ne craignit pas d’agir contre eux comme s’ils avaient été des traîtres mis hors la loi, ravagea leurs domaines, et ensuite les leur fit confisquer par un décret solennel du parlement. Les lords John et Claude Hamilton s’enfuirent en Angleterre ; et les deux crimes qu’on leur imputait, mais dont ils n’avaient pas été reconnus coupables, car on ne les avait pas jugés, furent, avec autant de cruauté que d’injustice, poursuivis par le comte d’Arran leur frère, quoiqu’il eût été tout ce temps-là enfermé comme fou, et que rien n’indiquât sa complicité, quand même, malgré le dérangement de son esprit, on aurait pu le rendre légalement responsable de sa conduite. Une sentence de confiscation n’en fut pas moins prononcée contre lui ; et tant d’iniquité, tant d’avarice, suscitèrent de nouveaux ennemis à Morton qui avait déjà à lutter contre une faction beaucoup trop forte pour que l’issue de la lutte lui fût avantageuse. Toutes ces haines n’attendaient pour éclater que le jour des représailles, et ce jour arriva enfin.

Nous avons dit que Morton avait été couvert comme d’une cotte de mailles par l’arrêté du parlement qui avait ratifié les actes de la régence, et même pardonné toutes les infractions aux lois qu’il pouvait avoir commises dans le cours de son administration. Mais la haine ingénieuse du capitaine James Stuart découvrit un défaut dans cette armure de toutes pièces. Que Morton eût été jusqu’à un certain point le complice de Bothwell dans le meurtre de Henri Darnley, on l’avait toujours prétendu. D’autre part, les agents subalternes de Bothwell qui avaient été mis à mort pour ce crime avaient positivement déclaré qu’Archibald Douglas, ministre titulaire de la paroisse de Glasgow, confident et parent du comte, qui en outre avait joué un grand rôle dans beaucoup de sombres et sanguinaires intrigues de l’époque, avait été présent à l’assassinat. Une circonstance particulière qui prouvait encore que Douglas y avait assisté, c’était que dans sa précipitation à fuir pour n’être pas arrêté, il avait perdu une de ses pantoufles en chemin. On s’était cru autorisé à en conclure qu’ainsi, parent et patron de cet homme, Morton devait avoir trempé dans le complot, d’autant mieux qu’il ne lui retira ni sa faveur, ni sa protection. Or, le bill d’indemnité que l’ex-régent avait reçu, décemment ne pouvait pas, tout en lui accordant un plein et entier pardon de presque tous ses autres crimes d’état, l’avoir innocenté au nom de Jacques du meurtre de son propre père. Il demeurait donc, sous ce rapport, en butte aux accusations et aux rigueurs de la justice.

Les mœurs politiques de cette époque étaient tellement exécrables, que le procès même, intenté par un fils pour obtenir le châtiment du meurtrier de son père, fut conduit d’une manière qui autorisa à dire, avec le proverbe, que c’était un bâton trouvé tout exprès pour battre un chien, ou en d’autres termes qu’il fut donné suite à l’accusation, moins par respect pour la mémoire de Darnley, et par un désir légitime et naturel de punir sa mort violente et cruelle, qu’afin d’ôter à l’odieux comte de Morton ses biens, ses dignités et la vie.

Le principal acteur de ce drame fut le capitaine James Stuart, que nous avons déjà dépeint comme le plus hardi, le plus corrompu et le plus effronté des hommes. Un jour que le roi siégeait en plein conseil, il se présenta devant lui, tomba à genoux, accusa le comte de Morton d’avoir eu connaissance du projet d’assassinat formé contre le feu roi Henri Darnley, et offrit de prouver son accusation en se soumettant aux peines ordinaires pour le cas où il échouerait. Morton, avec un dédaigneux sourire, s’en référa aux services qu’il avait rendus à la couronne, surtout aux rigueurs avec lesquelles il avait poursuivi les assassins de Darnley, et du reste proposa de se disculper devant tout tribunal compétent. Stuart allait répondre quand Jacques leur imposa silence à tous deux, et ordonna que Morton fût emprisonné jusqu’à ce qu’on pût procéder à son jugement en règle. En même temps il fit lancer un mandat d’amener contre Archibald Douglas, qui se réfugia en Angleterre, et n’échappa qu’ainsi aux poursuites légales.

Le comte d’Angus, neveu de Morton, voyant à quelles sévères mesures on recourait contre son oncle, lui demanda la permission de réunir les vassaux de leur famille, et, les armes à la main, de faire une tentative désespérée pour sa délivrance. Mais Morton repoussa fièrement toute offre d’intervention armée. – « J’aimerais mieux, s’écria-t-il, souffrir mille morts que de laisser croire qu’une enquête dirigée contre moi avec les formes de la justice m’épouvante le moins du monde. »

Élisabeth, qui de son côté prévoyait combien il lui serait préjudiciable de perdre un ministre écossais aussi accommodant et aussi soumis à ses volontés que le comte de Morton, envoya au roi d’Écosse, par un ambassadeur du nom de Randolph, un message des plus menaçants. Elle y blâmait la faveur accordée au jeune Lennox, et exprimait le désir qu’il fût chassé de la Grande-Bretagne comme ennemi des deux royaumes. Elle demandait encore que Morton, Angus et leurs partisans recouvrassent leurs dignités et leur crédit ; enfin, elle affectait tout au long de son épître un langage arrogant qu’elle appuya bientôt par deux corps de troupes, qui se rendirent l’un à Berwick sous les ordres du comte de Huntingdon ; l’autre dans le Northumberland sous ceux de lord Hunsdon.

Ces menaces n’atteignirent pas le but qu’Élisabeth se proposait. Loin de là, elles éveillèrent l’indignation de Jacques et piquèrent l’amour-propre de la nation écossaise. Le roi s’empressa de rassembler aussi des troupes, et envoya un messager demander explicitement à la reine d’Angleterre si elle voulait la guerre ou la paix. Élisabeth qui avait depuis long-temps coutume de dicter la loi en Écosse, et d’y être obéie sans remontrance, ne s’attendait pas à une réponse si belliqueuse et si fière. Elle ramena ses troupes dans l’intérieur, et abandonna l’ex-régent au destin qu’elle avait sans doute accéléré par son intervention.

On procéda au jugement du comte avec un tel mépris pour les formes de la justice, qu’il se trahissait jusque dans les moindres circonstances. Pendant qu’on instruisait contre lui, son accusateur, James Stuart, par un acte de faveur royale, qui semblait préjuger la question entre eux, fut investi de la dignité et des domaines du comte d’Arran. Il y eut une odieuse injustice dans la manière dont il obtint cette faveur. Les dépouilles que le favori de Jacques s’attribua ainsi étaient le titre et les biens de ce malheureux comte d’Arran, dont il avait été lui-même nommé tuteur, avec la charge d’entretenir les pauvres fous sur le revenu de ses terres, charge dont il s’était acquitté d’une manière scandaleusement parcimonieuse. Par suite des mesures tyranniques que nous avons vu naguère l’ex-régent déployer contre toute la famille Hamilton, et qui s’étaient étendues aussi bien contre le comte, malgré sa folie, que contre ses frères John et Claude, le comté d’Arran était revenu à la couronne ; et cela, quoique son possesseur, quand même il eût commis un crime, ce qu’on n’essaya point de prouver, fût dans un état d’esprit qui ne permettait de lui infliger légalement aucune punition.

Quelques historiens observent que Morton, avec la crédulité de son siècle, était sans cesse tourmenté par le souvenir d’une vieille prophétie, laquelle disait que « le cœur sanglant tomberait par la bouche d’Arran[8]. » Morton croyait que ces paroles annonçaient la chute de Douglas, désignée, comme il était d’usage dans de telles prédictions, par leur emblème bien connu, et que l’auteur de leur ruine serait un comte d’Arran. Ce fut, dit-on, pour ce motif, qu’il travailla lui-même avec tant d’ardeur à détruire presque jusqu’au dernier les membres de l’infortunée famille d’Hamilton, qui étaient les légitimes propriétaires de ce titre. Quand donc, il apprit que le comté d’Arran était donné à son accusateur Stuart : – « Est-ce bien la vérité ? s’écria-t-il d’un ton de surprise et de désespoir ; alors je sais à quoi il faut que je m’attende. »

Tant que dura le procès de Morton, qui eut lieu à Édimbourg, de nombreuses troupes furent rangées en bataille dans les diverses parties de la ville pour intimider les amis de l’accusé. Les historiens ne nous ont transmis aucune analyse des débats, mais il est hors de doute que la plupart des jurés furent des ennemis personnels du comte, et que vainement réclama-t-il à ce sujet. On appliqua la question à ses domestiques, et même avec des tortures inaccoutumées, car Arran jugea convenable, après l’exécution du comte, de demander pardon des supplices auxquels ils avaient été soumis.

Quand Morton entendit lire l’acte d’accusation, il ne sembla ni étonné, ni ému ; mais quand le verdict du jury le déclara coupable d’avoir eu connaissance du meurtre de Henri Darnley et de ne pas l’avoir révélé : – « Connaissance, répéta-t-il avec force, connaissance ! Dieu sait que cela n’est pas. »

Dans ses conférences avec les membres du clergé qui l’assistèrent à l’heure de sa mort, il expliqua plus clairement ce qu’il voulait dire par cette exclamation. Il leur avoua qu’à son retour d’Angleterre, où il avait été exilé pour la part qu’il avait prise au meurtre de Rizzio, le comte de Bothwell lui avait proposé, aussi bien en personne que par l’intermédiaire de son parent Archibald Douglas, de tremper dans l’assassinat de Darnley, en lui assurant que c’était une affaire qui avait l’approbation de Marie. Morton protesta avoir répondu à cette offre « que venant d’être gracié de l’exil, il ne se mêlerait pas d’une intrigue si importante, à moins que Bothwell ne lui apportât un papier signé de la reine où elle dirait consentir. Le comte de Bothwell, ajouta-t-il, promit de m’apporter un tel certificat, mais n’en fit jamais rien ; aussi restai-je étranger au complot. J’ai seulement su d’une manière vague que Bothwell et d’autres gens méditaient quelque chose. »

Naturellement, les pieux ministres qui visitèrent le condamné lui demandèrent pourquoi, informé de la conspiration qui se tramait, il ne s’était donné la peine, ni d’en instruire l’autorité, ni d’en prévenir l’exécution. – « Et à qui, répliqua le comte, aurais-je été faire une pareille confidence ? à la reine ? mais elle était elle-même, plus que personne, complice de l’œuvre de sang. À Lethington ou à d’autres ministres de ce temps-là ? mais, tous, ils étaient d’accord pour que le meurtre s’exécutât. À Darnley ? mais c’était un homme d’un caractère si faible et si changeant, qu’il aurait répété mes paroles à sa femme ; et moi, dans tous les cas, j’eusse été inévitablement perdu. » Au fait, cette excuse paraît assez raisonnable ; mais elle nous donne une horrible idée de ce que la cour et le conseil d’Écosse étaient alors.

Morton ne put pas répondre aussi bien quand ses assistants spirituels lui demandèrent pourquoi il n’avait cessé d’être ni l’ami, ni le protecteur d’Archibald Douglas qui, en cette occasion, avait été le confident de Bothwell, qu’on accusait généralement d’avoir assisté en personne à l’assassinat, et que néanmoins il avait nommé juge du tribunal suprême. Jamais Morton, qui prétendait avoir tant eu horreur de la tragédie qui s’était passée à l’église du Champ, ne parvint à répondre d’une manière un peu satisfaisante.

Dès qu’il eut été déclaré coupable, on le condamna à mort. Il dormit profondément la nuit qui précéda son exécution, et parut s’acquitter de ses devoirs religieux avec une piété fervente. Le matin du jour fatal, lorsqu’on vint lui dire que tout était prêt pour son supplice : – « Grâce à Dieu, répliqua-t-il, je suis prêt aussi. »

Pendant que le vieux ministre, qui tombait de si haut, se rendait de la prison à la Croix d’Édimbourg où les criminels étaient exécutés, une foule de mendiants lui demandèrent l’aumône, et pour la faire il lui fallut emprunter vingt schellings écossais, tant il avait peu conservé de ces richesses, dont la convoitise avait été une des principales causes de sa catastrophe. Il reçut la mort de la main du bourreau avec cet intrépide courage qu’il avait souvent déployé sur le champ de bataille, et la populace remarqua avec plaisir qu’il fut décapité au moyen d’une grossière guillotine que lui-même avait introduite en Écosse : elle s’appelait la Jeune Fille, et avait pour inventeur un habitant de la ville anglaise d’Halifax.

On n’a jamais su où le trésor de Morton était passé. Quelques traditions disent qu’il existe encore, et qu’il est caché dans les souterrains du château de Dalkeith. Mais un bruit plus probable qui courut, c’est qu’il fut livré à son neveu Angus, et dépensé par lui à soutenir ceux qui, après la déroute de Ruthven, partagèrent son exil en Angleterre. Le comte est supposé y avoir fait allusion, lorsque, payant une dernière somme pour ces malheureux exilés, il observa « que tout était enfin parti, et que, vu les moyens par lesquels cet argent avait été amassé, il ne se fût jamais attendu à lui voir produire tant de bien. »

Le caractère de Morton paraît sombre au milieu même des lugubres portraits de l’époque. Quand on a dit qu’il possédait un intrépide courage et une immense sagacité, on n’à plus rien à louer en lui. Aucun degré de puissance ne semblait devoir satisfaire son ambition, aucune quantité de richesses rassasier son avarice ; et il réunissait à l’égoïsme le plus violent, des mœurs des plus relâchées, de grandes prétentions au zèle religieux. Sa mort néanmoins ressemble beaucoup à un meurtre juridique, et les ministres qui, après Morton, obtinrent la faveur de Jacques, firent regretter son gouvernement despotique, car avec tout son despotisme, ils n’avaient, eux, ni son bon sens, ni son habileté.

CHAPITRE XI.

Caractère de Jacques. – Une excessive poltronnerie en forme le trait principal. – Son irrésolution. – Sa haute idée de la prérogative royale. – Elle est en désaccord avec les opinions de ses sujets et la nature de ses droits à la couronne. – La flexibilité de son naturel le sauve de bien des dangers. – Son amour des favoris. – Il abandonne les rênes de l’état aux mains de Lennox et d’Arran. – Infâme caractère de ce dernier. – Son ignoble mariage et son impopularité générale. – Il calomnie Lennox et cherche à miner son crédit. – Conspiration pour renverser les ministres. – Lecomte de Gowrie se décide à en être. – Son caractère. – Une émeute éclate au château de Ruthven ; le roi y est saisi et retenu prisonnier. – Il dissimule avec Gowrie et ses complices. – Arrestation d’Arran. – Lennox est exilé en France où il meurt. – Le roi ratifie ostensiblement les violences qu’il a souffertes à Ruthven ; elles sont approuvées par le clergé. – Cependant Jacques éprouve une profonde indignation de la dépendance qu’on lui impose. – Il fait connaître à Élisabeth ses véritables sentiments. – On lui accorde un peu plus de liberté, et il en profite pour se sauver à Saint-André. – Les seigneurs qui avaient pris part à la conspiration de Ruthven perdent leur influence à la cour. – Jacques gouverne d’abord avec modération, mais Arran recouvre son empire et pousse le roi à des mesures vindicatives. – La reine d’Angleterre réclame inutilement auprès de Jacques. – Walsingham visite la cour d’Écosse, et conçoit une haute opinion de Jacques. – Le clergé écossais intervient en faveur des conspirateurs de Ruthven. – Les nobles prennent les armes. – Gowrie est arrêté à Dundee. – Angus et Mar s’emparent de Stirling qui est bientôt repris. – Jugement et exécution de Gowrie. – Violences d’Arran. – Ce ministre ne rencontre dès lors aucun obstacle à ses volontés.

 

La mort du comte de Morton rendit au roi, dans le sens propre de ce mot, la direction de ses propres affaires. À dire vrai, il trouva bon de ne les diriger guère que d’après les seuls conseils du duc de Lennox et de James Stuart, le nouveau comte d’Arran, que par leur seule entremise. Néanmoins, c’est à dater de cette époque que son règne commence. Il convient donc de présenter ici quelques observations sur le caractère de Jacques VI, qui, sans avoir autant de génie et de talent que beaucoup de ses nombreux ancêtres, était destiné, en réunissant sur sa tête les couronnes d’Angleterre et d’Écosse, à atteindre un degré de puissance qu’aucun d’eux, avant l’avénement de sa mère, n’aurait même eu le droit de rêver.

Il est généralement rare, du moins parmi les peuples civilisés, que des accidents qui n’affectent que la charpente matérielle et extérieure exercent beaucoup d’influence sur l’esprit. Rien n’est plus ordinaire que de voir une âme vigoureuse enfermée dans un corps débile, et une résolution intrépide mal secondée par une constitution délicate. Chez Jacques VI, toutefois, ce fut absolument le contraire. En effet, la plupart des goûts de ce prince peuvent, ainsi que la manière de penser et de sentir, être regardés comme la conséquence de l’horrible assassinat dont Rizzio périt victime, et qui fut commis en présence de sa royale mère deux mois avant qu’il en reçût le jour. Une extrême faiblesse de jambes, dont il ne se remit jamais entièrement, lui donnait la dégaine la plus bizarre et la plus gauche qui se puisse imaginer, l’empêchait même de marcher droit, enfin lui ôtait toute cette dignité qu’on se plaît à voir dans la personne d’un roi. Sans doute l’affreux attentat que nous venons de rappeler fut aussi la cause d’une poltronnerie nerveuse qui, chez Jacques, était poussée à un point risible. On a remarqué que, ne ressemblant sous ce rapport ni à ses aïeux, ni à sa mère Marie Stuart qui pouvait contempler d’un œil ferme tout l’attirail des batailles, Jacques manquait du courage le plus ordinaire. Le courage cependant était une vertu de son siècle, pour ne pas dire, ce qu’on est quelquefois tenté de croire, qu’il en était la seule. Ainsi, Jacques ne pouvait sans tressaillir regarder une épée nue, et lors même qu’il lui fallait, pour donner l’accolade à un chevalier, tirer une rapière qui ne coupait pas, d’un fourreau de velours, il détournait la tête de cette arme toute pacifique. La même espèce de timidité détendait toutes les cordes de son esprit, se trahissait dans toutes ses actions, et, comme un défaut qui court d’un bout à l’autre d’une riche pièce d’étoffe, anéantissait ou du moins rendait de faible valeur tout ce qu’il pouvait y avoir en lui de qualités rares et précieuses. Par exemple, la nature lui avait donné un jugement sûr et rapide, quelquefois même il lui échappait de brillantes saillies ; mais sa timidité maudite lui ôtait l’aplomb et le sang-froid dont il aurait eu besoin pour savoir en temps et lieu s’il devait être grave ou gai. Autrement dit, elle lui ôtait ce tact et ce sentiment des convenances sans lesquels l’homme sage n’est plus qu’un débitant de proverbes, et l’homme spirituel qu’un simple bouffon. Pour remédier autant que possible à ces défauts naturels, on avait pris les plus grands soins de l’éducation de Jacques ; il avait eu pour instituteur le célèbre George Buchanan qui, non-seulement passait pour un des érudits les plus profonds du siècle, mais qui encore pouvait rivaliser avec les auteurs classiques les plus purs par les ouvrages qu’il écrivait dans leur belle langue. Il mena Jacques dans l’art d’écrire jusqu’au point où la force et la vigueur de la pensée deviennent nécessaires pour donner de la vie au discours ; mais malheureusement il ne put conduire au-delà son royal élève. Les subtilités ordinaires de la scolastique furent aisément comprises par un esprit qui se plaisait à d’ingénieuses bagatelles ; mais on ne saurait, avec un caractère craintif, concevoir des idées nobles et intrépides ; on ne saurait, avec une âme timorée, prendre une hardie résolution, plus qu’avec une langue qui bégaie l’énoncer du premier coup.

Il faut l’avouer, cependant, qu’il y eut dans la vie de Jacques des époques où son orgueil blessé et son talent naturel prirent tout l’air de la fermeté et de la présence d’esprit. Aussi peut-être sommes-nous autorisés à croire que son manque de courage provenait plutôt de la mollesse de ses nerfs qui, en de grandes occasions, était corrigée par son énergie mentale, que d’une lâcheté véritable. La lâcheté, en effet, doit toujours augmenter en proportion du péril.

Dans ses mesures administratives, Jacques fut naturellement influencé par la manière dont il envisageait sa situation, c’est-à-dire par l’idée que son propre avènement à la couronne avait eu pour cause, non l’amour ou le respect qu’on lui portait, mais l’envie qu’éprouvaient certains seigneurs de saisir, à l’ombre de son autorité, une occasion de détrôner sa mère. Cette idée lui inspirait la crainte qu’une nouvelle conspiration n’éclatât au sein de ses sujets, ne le renversât du trône à son tour, et ne l’envoyât partager le sort de sa mère qui, après avoir été bannie d’Écosse, languissait captive en pays étranger. Ses frayeurs sur ce point s’étaient considérablement accrues sous l’administration tyrannique de Morton, car le régent avait commis l’imprudence de ne pas user des moyens bien simples par lesquels il pouvait réconcilier le jeune monarque avec sa condition. Il n’était besoin que de flatter son orgueil et sa vanité, que de feindre envers lui un peu de respect et de déférence.

On peut ajouter que Jacques était fort disposé, autant par circonstance que par goût, à étudier et à applaudir les nombreux ouvrages alors répandus en Europe, qui plaidaient en faveur de l’autorité souveraine et absolue des rois, les montraient comme les représentants directs du ciel, et prétendaient qu’ils n’étaient responsables de leur puissance qu’à Dieu qui la leur avait conférée.

Mais quoique ce raisonnement, sous un point de vue, menât Jacques à une conclusion qui, sans doute, lui était fort agréable, sous un autre cependant, et qui avait beaucoup d’importance, il aurait pu être fatal au droit en vertu duquel ce prince possédait du vivant même de sa mère la couronne d’Écosse. En effet, son droit à s’asseoir sur le trône avait été, pendant son enfance, mis en avant, et soutenu par une faction qui s’était emparée du gouvernement, avait porté des lois, même battu monnaie en son nom, et posé en principe que, le contrôle du souverain appartenant aux sujets, la nation pouvait lui résister dès qu’il cessait de faire servir son autorité au bien public. Quand son titre royal reposait sur un tel fondement, Jacques était un observateur trop fin pour ne pas s’apercevoir que, s’il adoptait et défendait la doctrine opposée, il courait risque de provoquer à l’insurrection la partie nombreuse et puissante du peuple qui l’avait placé sur le trône, ainsi que tout le clergé écossais dont les suffrages avaient d’abord validé son titre, et dont les efforts l’avaient ensuite soutenu.

Mais si Jacques avait adopté en pratique, comme probablement il l’adopta en théorie, la doctrine du pouvoir arbitraire et de l’autorité absolue, quelque flatteuse que soit cette doctrine considérée abstractivement, il ne se serait pas exposé à perdre l’affection et l’estime des nobles et des prélats qui avaient établi son gouvernement, et qui, dans l’origine, l’avaient soutenu aussi bien par leur force à l’intérieur du royaume, que par leurs puissantes relations avec l’Angleterre. Mais, certes, il se fût également aliéné la faveur et l’appui de ceux d’entre ses sujets qui, par intérêt ou par conviction, pouvaient, comme lui-même, voir une arche sainte dans l’hérédité. Il n’ignorait pas que non-seulement il ne possédait encore aucun droit héréditaire au trône, mais qu’encore la doctrine qui proclamait un tel droit inaliénable, établissait par la même raison qu’il appartenait toujours à sa malheureuse mère, Marie Stuart.

Ainsi, les prétentions théoriques de Jacques à régner de droit divin se trouvaient en désaccord formel avec la manière dont il était parvenu au trône, et avec le titre, grâce auquel il l’occupait. Ce qui surtout augmentait l’indécision naturelle de son caractère, c’était la difficulté qu’il éprouvait à concilier ses idées de la prérogative d’un roi de jure avec sa condition qui n’était en somme que celle d’un monarque de facto. Le résultat nécessaire de cette collision entre un principe et un fait, collision qui avait lieu chez un prince naturellement indécis fut que Jacques ne se conduisit jamais d’après un plan fixe et arrêté, et que chacune des deux factions qui divisaient l’Écosse pût tour à tour se croire favorisée par lui. Et quoique les irrésolutions, quoique les inconséquences qui provenaient sans cesse du motif que nous avons énoncé rendissent la conduite de Jacques moins honorable que ne l’aurait été celle d’un prince plus hardi et plus résolu, il faut avouer, cependant, que ce système d’action, qui n’empêchait pas Jacques de tenir d’énergiques discours et de montrer quelquefois un peu de fermeté, semblait plutôt le fruit d’une profonde politique que d’une honteuse peur, et avait pour effet, en ne forçant aucun parti à désespérer de la faveur royale, d’engager tout le monde à s’abstenir de mesures violentes contre un prince que personne ne pouvait regarder comme un ennemi déclaré, mais en qui personne non plus, il est vrai, n’avait droit de voir un protecteur certain. Ce fut cette incertitude de conduite, ce fut cette facilité heureuse à se plier aux circonstances, qui firent que, dans la suite de son règne, Jacques, comme nous le verrons, tâcha de se concilier la bonne opinion des différents partis de l’Angleterre, afin de se rendre favorables tous leurs votes relativement à la succession au trône anglais.

On peut donc dire que le premier monarque de la Grande-Bretagne dut à la souplesse de son caractère l’habileté que réclamait le versatile comte de Pembroke lorsque, pour expliquer comment malgré toutes les révolutions politiques et religieuses, il était resté favori pendant quatre règnes à partir de Henri VIII, il avouait tenir du saule, non du chêne, en d’autres termes avoir habilement et sans rougir plié le genou devant l’idole du jour.

Ce qui dénote encore chez Jacques le manque complet d’une mâle fermeté, c’est son penchant pour les favoris. Quelque part qu’un tel attachement existe, ne dirait-on pas une plante grimpante, qui, pour se soutenir, tâche d’emprunter à autrui la force qu’elle ne trouve pas en elle-même ? De plus, comme ces végétaux parasites, Jacques ne fut pas très habile à choisir ceux par le secours desquels il se proposait d’enflammer et d’affermir sa résolution.

Cette tendance, à gouverner au moyen de favoris, satisfaisait d’ailleurs un autre des goûts de Jacques. Sans être, à ce qu’il semble, fort sensible au plaisir ni rechercher avec ardeur les jouissances matérielles, Jacques aimait à s’adonner à de frivoles occupations ou à passer ses jours dans la langueur de l’indolence. Par suite de ces habitudes d’oisiveté, il ne demandait pas mieux que de s’en remettre du soin de remplir les devoirs nécessaires, mais ennuyeux, de la royauté, à des favoris qui, pour se maintenir dans ses bonnes grâces, affectaient envers sa personne une profonde admiration que le roi, bon homme au demeurant, paraît n’avoir jamais soupçonnée de feinte. Encouragé par tous les gens qui avaient son oreille, leur entendant vanter du matin au soir son extrême sagesse, Jacques y crut aisément lui-même ; et s’il accordait une confiance illimitée à ceux qui jouissaient de sa faveur, c’était que jamais il ne lui venait à l’esprit de s’être trompé dans le choix des objets de son affection et de son estime, ou que des hommes qui étaient si chauds à admirer sa propre sagesse pussent manquer de cet attribut. Avec une négligence encore plus coupable, il ne s’inquiétait pas des défauts de ses favoris, et souvent il tolérait chez eux, si même il ne les encourageait pas, des vices et des débauches qui semblaient ne pas être dans son caractère.

Nous avons déjà dit par quelles raisons Jacques était comme roi si jaloux de sa prérogative, et néanmoins mettait toute son attention à ne pas exercer son pouvoir, de manière à provoquer la résistance de ses sujets. Peut-être, sous ce point de vue, la timidité de son tempérament fut-elle aussi avantageuse pour eux que pour lui ; car elle contribua à retarder d’une génération la lutte entre les priviléges royaux, et les droits que le peuple commençait à réclamer.

Il faut observer en dernier lieu que l’attachement de Jacques pour ses favoris, quoique extraordinaire pendant qu’ils demeuraient en faveur, était loin de jeter des racines profondes ; et il y à tout lieu de croire qu’en beaucoup de cas, l’empire que dans sa molle indolence il laissait prendre sur sa volonté, finissait à la longue par lui paraître un esclavage, et que s’il n’avait pas lui-même l’énergie de le secouer, il n’était pas mécontent de le voir détruire par d’autres moyens. Au moins est-il sûr que la plupart de ses favoris lui étaient devenus odieux bien avant leur chute.

En un mot, Jacques VI prouva par son exemple que ni un rang suprême, ni un jugement profond, ni un esprit brillant, ni une complète possession des connaissances de son siècle, ne peuvent acquérir à un homme le respect universel quand des causes tant morales que physiques le rendent peureux, et incapable d’agir au besoin avec un mépris réel de ses aises, de sa sûreté, ou même, si le cas l’exige, de sa vie. – Après ces remarques que nous avons jugées n’être pas inutiles sur le caractère d’un souverain, appelé à jouer dans l’histoire de la Grande-Bretagne un des rôles les plus importants, et à terminer une longue suite de guerres désastreuses entre l’Angleterre et l’Écosse, nous revenons à notre récit.

Une fois délivré de Morton, le roi Jacques ne tarda guère à jeter si aveuglément les rênes de l’état entre les mains de Lennox et d’Arran, que la nation en masse fut fort indignée de sa conduite. Arran, surtout, avait la cupidité de Morton sans avoir son talent ni son expérience des affaires, et ne respectait dans la vie privée ni la décence ni la morale. Il avait formé une liaison criminelle avec l’épouse du comte de March, femme jeune et jolie, mais du reste plongée dans une infâme dissolution. Bientôt pour donner sa main à son amant, la comtesse de March plaida en divorce contre son mari, et n’eut pas honte de se fonder sur la scandaleuse raison qu’allégua par la suite la comtesse d’Essex. Elle obtint à ce prix l’annulation de son mariage, et alors épousa en triomphe l’homme qui l’avait rendue infidèle à la foi conjugale. Ce fut une insulte sanglante pour un peuple qui se vantait d’avoir ramené les mœurs à l’état de pureté que l’évangile enseigne, et dont la religion, quoique tolérant quelquefois la rapine et la violence chez un homme ambitieux ou vindicatif, réprouvait avec une extrême sévérité les excès licencieux d’un libertin.

Pendant quelque temps, les deux favoris qui possédaient sans partage les affections de Jacques, vécurent en bonne intelligence, ou plutôt Stuart laissa le duc de Lennox avoir l’air du supérieur et se contenta du rôle de dépendant. Mais une fois élevé à la noblesse, une fois marié à une femme dont l’ambition n’était pas moins démesurée que la sienne, le nouveau comte d’Arran se prit contre la préséance de Lennox, d’une haine à laquelle jamais le capitaine James Stuart n’avait songé. Il chercha par différents moyens à miner son crédit auprès du roi, et excita les Écossais à se méfier de sa faveur. Telle était l’inexpérience de Lennox, qu’Arran, sous prétexte d’intérêt pour lui, le décida sans beaucoup de peine à se brouiller avec un certain nombre de ses plus fidèles amis et de ses meilleurs conseillers. Ce fut à l’instigation du comte que le duc s’aliéna le maître de Mar, sir William Stuart, gouverneur de Dumbarton, Alexandre Clark prévôt d’Édimbourg, et principalement le comte de Gowrie trésorier d’Écosse, personnages tous très influents, tous bien disposés à l’égard de Lennox jusqu’au jour où les intrigues d’Arran et de sa femme mirent la désunion entre eux et lui.

Ce ne fut là ni le seul ni le pire des torts dont Stuart se rendit coupable, envers le jeune seigneur auquel il devait sa rapide fortune à la cour. Jamais il ne manqua, toutes les fois que l’occasion s’en offrit, de donner à entendre au peuple et au clergé que Lennox, quelles que fussent ses protestations, était toujours au fond de l’âme un dévoué serviteur du duc de Guise, un chaud partisan du catholicisme, un docile instrument de la cour de France, un homme enfin qui ne pouvait sans péril pour le pays conserver aucune part à l’affection du roi. Or, quoique ces insinuations, vu la source d’où elles venaient, eussent pu être plus que suspectes, cependant comme elles tombaient dans les oreilles de gens qui étaient fort disposés à les admettre comme vraies, la circonstance qu’elles sortaient de la bouche du faux et infâme Arran ne suffisait pas, ce qui aurait eu lieu autrement, pour leur ôter tout crédit. Une forte méfiance régnait donc parmi les envoyés et les partisans de l’Angleterre, aussi bien que parmi les membres du clergé et les protestants de l’Écosse. En effet ces quatre catégories d’individus regardaient le duc, qui était étranger et nouvellement converti aux doctrines presbytériennes, comme encore plein d’une dangereuse partialité pour le pays et sa religion dans lesquels il avait passé son enfance.

Toutefois, les soupçons ainsi excités contre Lennox n’élevèrent pas dans l’estime publique, le caractère du comte d’Arran qui avait le plus contribué à les répandre. Au contraire, quel que fût son succès à représenter son rival comme un ami de la France et de Rome, il continua lui-même à passer aux yeux de presque tout le monde, excepté de l’aveugle Jacques et d’un petit nombre de subalternes qui espéraient se hisser, grâce à lui, pour un ministre effronté, sanguinaire, et ambitieux, qui méprisait la loi et la justice, et qui ne visait qu’à augmenter son pouvoir et sa richesse par la chute et la ruine des autres.

L’Écosse était depuis long-temps accoutumée à guérir par de violents remèdes ses malaises politiques. Aussi, la crainte de la partialité de Lennox pour la France, et toutes les infamies d’Arran jointes à son despotisme, excitèrent-elles bientôt les nobles à former le projet d’éloigner du roi ces odieux favoris, quand même on ne pourrait y parvenir que par la force. Les seigneurs qui trempèrent dans cette conspiration, furent principalement ceux qui avaient embrassé la cause du roi pendant les guerres civiles ; et presque tous ils regardaient l’exécution de Morton comme un triste précédent, qui tendait à soumettre la vie et la fortune du reste de la noblesse au bon plaisir de la couronne, puisque dans le cours des temps orageux qui venaient de s’écouler, il n’y avait eu que peu ou point de nobles qui à une époque ou à une autre, ne se fussent rendus coupables de haute-trahison ou mêlés d’intrigues pouvant donner lieu à les en accuser.

Les principaux conspirateurs furent le comte de Mar, le maître de Glammis, les lords Oliphant, Boyd, et Lindsay, l’abbé de Dumferline secrétaire-d’état, et d’autres qui précédemment avaient été du parti de Morton et de l’Angleterre. Ils désiraient fort attirer dans leur ligue le comte de Gowrie, homme qui jouissait d’une réputation si générale de courage et d’intrépidité, que ses intimes l’appelaient toujours Greystell, nom du héros d’un roman écossais que l’usage du temps était de donner aux chevaliers accomplis. Mais quoique le comte descendît en droite ligne des gens qui s’étaient comportés avec le plus de rigueur envers la reine Marie Stuart[9], il paraît lui-même n’avoir ni été d’un caractère turbulent, ni témoigné beaucoup d’ardeur à entrer dans le complot, dont néanmoins il porta par la suite le principal blâme, et pour lequel il souffrit la peine capitale. On se servit d’un agent nommé Cunningham de Drumguhassel, pour lui persuader que le duc de Lennox avait l’intention de l’assassiner à leur première rencontre. Ajoutant foi à ce faux rapport, le crédule Gowrie n’hésita plus à devenir complice des seigneurs qui s’étaient ligués pour ôter au roi ses ministres chéris, ou, comme ils disaient, pour réformer le gouvernement. Leur but avoué était d’exclure Lennox et Arran de la présence de Jacques, et pour atteindre ce but ils comptaient bannir le premier dans son pays natal de France, et emprisonner le second qui leur était le plus odieux, ou le mettre à mort s’il n’y avait pas d’autre moyen de détruire son crédit près du monarque.

Le temps choisi pour l’exécution de ce complot fut celui que Jacques avait résolu de consacrer aux plaisirs de la chasse dans les montagnes d’Athole, qui, on le sait, y sont admirablement propres. Ses favoris ne l’avaient pas accompagné en cette occasion. Lennox était resté à Dalkeith, et le comte d’Arran à Kirneil, le principal des châteaux qui eussent appartenu au malheureux seigneur, dont le titre et les biens étaient devenus sa dépouille. Quand Jacques redescendit de l’Athole vers la contrée basse, il fut naturel que Gowrie l’invitât à honorer d’une visite son manoir de Ruthven qui se trouvait sur la route du roi, et que le roi acceptât l’invitation d’un grand officier de la couronne dont il n’avait aucun motif de se défier. Mais Jacques, qui voyageait sans autre suite que quelques serviteurs de sa maison, n’atteignit pas plus tôt Ruthven, que ses légitimes soupçons furent éveillés par le concours d’individus en armes qu’il remarqua autour du château, et par l’arrivée d’hôtes nouveaux qui venaient sans cesse augmenter le nombre de ceux que d’abord il y avait trouvés. Tous ces gens étaient connus pour appartenir à une faction politique, et portaient, non l’air insouciant de personnes qui vont se livrer à des amusements champêtres, mais la mine inquiète et sévère de conspirateurs qui sont engagés dans une périlleuse entreprise. Il eut soin cependant de ne pas laisser voir ses soupçons, et s’efforça d’agir comme s’il avait été exempt de toute crainte.

Le matin suivant, il était de bonne heure habillé, botté, prêt en un mot à continuer son voyage ; mais les seigneurs confédérés auraient bien eu garde de perdre une occasion qui peut-être ne fût jamais revenue. Les principaux personnages qui étaient du complot, entrèrent ensemble dans la chambre à coucher de Jacques, et lui remirent une pétition ou plutôt une remontrance dans laquelle ils déclarèrent qu’eux tous, fidèles sujets du roi, ils avaient, pendant le cours des deux dernières années, tant eu à souffrir des fausses accusations, des calomnies, et du despotisme non-seulement du duc de Lennox, mais encore de l’homme qui osait prendre le titre de comte d’Arran, que jamais pareilles injustices et pareils scandales ne s’étaient vus en Écosse. Leur manifeste ajoutait que les persécutions dont ils étaient victimes s’étendaient au peuple écossais tout entier, mais principalement aux ministres de l’évangile et aux zélés presbytériens ; et que, tandis qu’à chaque instant des nobles, qui avaient servi avec zèle la cause de Sa Majesté pendant sa jeunesse, étaient, quoique ses plus dévoués serviteurs, envoyés en exil ; tandis que beaucoup de ceux contre qui ce bannissement n’était pas prononcé demeuraient en butte aux plus iniques tyrannies ; tandis que tous ils étaient grossièrement calomniés et violemment exclus de la présence du roi, ils voyaient avec indignation que des papistes et des assassins notoires qui avaient été justement exilés, fussent au contraire rappelés chaque jour dans leur patrie, et là, ou réintégrés dans les biens dont ils avaient joui auparavant, ou indemnisés de leurs pertes par des dons faits aux dépens du patrimoine des royalistes les plus purs. Enfin, les ligueurs accusèrent Lennox et Arran de pousser sans cesse le roi dans des complots et des alliances soit avec le pape, le souverain d’Espagne, et les catholiques français, soit avec les évêques de Glasgow et de Ross qui, chauds partisans de sa mère, la reine Marie Stuart, le sollicitaient de la tirer de prison et de l’admettre au partage de son autorité royale.

Quelque désagréable que cette rude remontrance pût être à Jacques, le moment et le lieu ne lui permettaient pas d’en exprimer sans péril son déplaisir. Il la reçut donc, comme la prudence l’exigeait, de la meilleure grâce possible ; mais, lorsqu’après avoir promis d’une manière générale qu’il ferait droit aux justes demandes de ses bien-aimés sujets, il voulut sortir de la chambre où il avait passé la nuit, le maître de Glammis se plaça devant la porte et lui signifia brusquement qu’il ne sortirait pas du château. Après de vaines supplications, Jacques fondit en larmes. – « Qu’il pleure ! s’écria Glammis d’un ton farouche ; mieux vaut voir pleurer des enfants que des hommes qui ont de la barbe. » Ces paroles pénétrèrent jusqu’au cœur du roi ; et, quoique d’un naturel généralement peu rancuneux, il n’eut jamais d’oubli ni de pardon pour l’insulte qu’elles renfermaient.

Néanmoins, Jacques fut obligé momentanément de se soumettre à son sort et de publier une proclamation où il déclarait avoir consenti, non par force, mais par un effet de sa volonté libre, à rester quelques semaines dans la province de Strathern avec les seigneurs qui étaient alors autour de lui.

Quand la nouvelle de ce changement de ministère, comme on peut dire, car il arrivait souvent chez les Écossais qu’on recourût à ces moyens de violence pour transférer le pouvoir politique en d’autres mains, arriva jusqu’aux deux favoris qu’elle intéressait particulièrement, chacun d’eux tint une conduite en harmonie avec son caractère. Le comte d’Arran, aussi témérairement courageux que dénué de principes et plein d’ambition, s’élança soudain vers le château de Ruthven à la tête d’une poignée de soldats avec laquelle il se vantait « de chasser les conspirateurs dans des trous à souris. » S’il eût rencontré un corps de troupes assez nombreux qui, aux ordres du comte de Mar, le guettait pour lui barrer le passage, il aurait certes péri avec tout son monde ; mais la témérité même qui lui fit exposer ses jours fut en résultat la cause de son salut, car, recevant avis de l’embuscade, il se sépara de ses propres cavaliers, et tournant les escadrons du comte, il atteignit, avec deux compagnons seulement, le château de Ruthven. Dans quel dessein déploya-t-il une si audacieuse impétuosité ? on l’ignore ; mais les suites lui en furent moins défavorables qu’on ne l’aurait pu croire. Bien entendu, on ne permit point à Arran d’approcher de la personne du roi ; au contraire, on l’arrêta pour le jeter dans un cachot ; on le transféra peu après dans la citadelle de Stirling, et les ligueurs montrèrent une forte inclination à lui donner la mort, d’autant plus qu’ils n’auraient pas manqué de spécieux prétextes pour le faire. Mais la crainte peut-être d’irriter Jacques trop vivement par un tel acte de violence, et la protection du comte de Gowrie, destiné, on le croirait, à sauver les jours de l’homme qui plus tard devait faire tomber sa tête sur l’échafaud, concoururent à ce que le favori de Jacques fût seulement retenu prisonnier, et conservât la vie pour jouer encore le principal rôle dans de nouvelles commotions politiques.

À peine le duc de Lennox, qui paraît n’avoir basé que sur la faveur royale son espérance de rester au pouvoir, apprit-il que Jacques avait perdu sa liberté à cause de l’affection que ce prince lui portait, qu’il résolut généreusement de se retirer d’Écosse, et par là du moins d’ôter tout prétexte à la prolongation de la captivité de son maître. Sans faire aucun effort pour rétablir l’administration renversée par ce complot, que dès-lors on appela populairement l’émeute de Ruthven, il capitula avec les seigneurs qui en étaient les chefs, et tâcha d’obtenir la permission de reparaître à la cour. Elle lui fut sèchement refusée ; bientôt même, il reçut l’ordre de quitter l’Écosse. Le duc n’opposa aucune résistance ; seulement il tarda un peu à obéir dans l’espoir, peut-être, que pendant ce temps-là le parti vainqueur se relâcherait de sa sévérité, ou que le roi redeviendrait plus libre et plus puissant ; mais à la fin, il se retira au château de Dumbarton, et de là revint en France par la voie de Londres.

Il y a tout lieu de croire que ce jeune seigneur, qui montra peu de mauvais penchants, mais beaucoup de douces et de généreuses qualités, répondit à la préférence du roi par un dévouement plus profond et plus sincère que celui dont les monarques sont ordinairement payés de retour par leurs favoris. Sa tristesse, lorsqu’il lui fallut quitter l’Écosse, fut tellement vive, que nous ne saurions l’attribuer seule à l’ambition déçue ; au contraire, nous sommes portés à croire que sa tendresse pour le souverain qui l’avait tant comblé de grâces et de faveurs, fut une des principales causes de la maladie qui le mena au tombeau ; son chagrin lui causa une fièvre lente dont il mourut à Paris : au moment de mourir, il protesta de son sincère attachement aux doctrines de la réforme, refusa les secours de l’église catholique, et prouva ainsi la fausseté des accusations auxquelles il avait été en butte.

Jacques, qui avait été imbu de bonne heure du principe que l’art de dissimuler était essentiel pour un roi, régla alors sa conduite d’après les seuls avis des seigneurs qui s’étaient emparés de la direction du gouvernement, et, malgré toutes les violences faites à sa personne, malgré toutes les blessures faites à son amour-propre, déclara par un manifeste que, regardant l’émeute de Ruthven comme une bonne et loyale mesure, il défendait à tous ses sujets, quels qu’ils fussent, de s’insurger et de prendre les armes sous prétexte de l’affranchir des conseillers qui à cette occasion lui avaient été imposés de force.

Les conspirateurs eux-mêmes publièrent aussi une longue déclaration où, exagérant l’impudence et les crimes des favoris tombés, ils s’enorgueillissaient de leur chute comme d’un important service rendu à Dieu, à l’état, et au roi. L’assemblée de l’église, dont tous les membres étaient prévenus contre Lennox, à cause de son attachement supposé à la foi catholique, mais abhorraient à plus juste titre la vie dissolue et l’administration tyrannique de Stuart, comte d’Arran, n’hésita point à sanctionner l’émeute de Ruthven, et requit tout fidèle protestant de seconder les seigneurs qui l’avaient menée à si bonne fin. Lecture de cet acte dut être faite au prône par le ministre de chaque paroisse. Le roi de son côté accorda ce qu’il n’aurait pu refuser sans péril, un plein pardon à tous ceux qui avaient porté atteinte à sa liberté, et le parlement, qui ne voulut pas être en reste, rendit un décret qui les innocenta de tout crime à cet égard.

Cependant Jacques souffrait au fond du cœur tout ce que pouvait souffrir un jeune souverain qui avait une si haute idée de la prérogative royale, et sentait que non seulement son autorité, mais sa personne même, avaient été avilies et insultées, dans tout le cours d’une révolte qu’il lui fallait maintenant reconnaître comme un bon service. Ce qui l’indignait surtout, c’était, après avoir déjà pardonné aux révoltés, d’être contraint de les récompenser encore comme de loyaux serviteurs. Aussi ne cherchait-il pas à déguiser aux personnes intimes qui l’approchaient, sa honte et son indignation de demeurer soumis à des ministres qui s’étaient d’eux-mêmes placés au pouvoir.

Il montrait plus de réserve avec des étrangers ; la reine d’Angleterre et le roi de France avaient tous deux envoyé des ambassadeurs spéciaux en Écosse pour s’y enquérir de l’issue de la dernière révolution, et, ostensiblement du moins, offrir du secours au jeune roi dans le cas où il aurait à se plaindre de la désobéissance de ses sujets. Mais M. de La Mothe Fénélon, l’ambassadeur français, et Bowes, un des envoyés d’Élisabeth, ne reçurent du roi que des réponses vagues qui concordaient avec ses déclarations publiques. Ainsi, il leur assura être fort content des seigneurs qu’il avait alors près de sa personne et qui se comportaient en fidèles sujets ; seulement, peut-être avaient-ils accueilli trop vite certains préjugés contre Lennox et les autres personnes qui le conseillaient avant eux. Si Jacques jugea prudent de ne pas témoigner à de La Mothe plus de franchise, c’était que le clergé et les rigides disciples de la Réforme le regardaient comme l’ambassadeur du « sanglant meurtrier », nom par lequel ils désignaient le duc de Guise ; c’était qu’assez ordinairement ils appelaient la croix blanche que, comme chevalier du Saint-Esprit, de La Mothe portait sur l’épaule, l’emblème de l’Antechrist. Le roi d’Écosse n’osa donc faire aucune confidence à un homme si impopulaire, et pour des raisons d’un genre différent, n’ouvrit pas davantage son cœur aux envoyés de l’Angleterre.

Mais tandis que Jacques tenait à ces personnages officiels des discours où il se montrait généralement satisfait de sa situation, il était moins discret avec d’autres gens. Dans l’espoir peut-être d’intéresser en sa faveur Élisabeth qui était bien connue pour les sentiments de respect qu’elle portait à l’autorité royale, abstraction faite des personnes, il déclara en particulier à sir George Carey, fils de lord Hunsdon, et parent de la reine d’Angleterre, que réellement il était fort indigné de la violence qu’on avait employée à son égard, et fort mécontent des ministres qui avaient pris sans y être appelés la direction de ses affaires. Sir George promit de tenir cet aveu secret pour son collègue Bowes ainsi que pour tout le monde, et de ne le communiquer qu’à sa maîtresse elle-même.

S’acquitta-t-il, ou non, auprès de la reine Élisabeth, du message privé de Jacques ? personne ne le sait : peu importe au reste, car cette princesse ne devait pas avoir besoin d’un avis formel pour être bien sûre que certainement Jacques ne voyait dans l’émeute de Ruthven qu’un acte de rébellion. À dire vrai, elle tint une conduite qui ferait croire qu’elle se souciait peu des opinions et des sentiments du roi à ce sujet, pour n’envisager que le résultat du complot qui avait été d’élever au pouvoir en Écosse un parti dont les chefs étaient disposés à agir en amis et en partisans de l’Angleterre. Elle eut donc grand soin de ne pas intervenir en faveur de son filleul, si ses plaintes lui furent en effet transmises par Carey, et laissa les affaires d’Écosse suivre leur cours naturel.

Avec le temps, la révolution qui s’était opérée prit une tournure favorable à Jacques. La dissimulation du roi eut un tel succès, d’une part ; de l’autre, le comte de Gowrie et les siens placèrent tant de confiance dans les pardons, les grâces, et les bills d’indemnité de toute sorte, derrière lesquels ils pourraient se retrancher au besoin comme derrière un rempart inexpugnable, que bientôt ils se relâchèrent un peu de la sévérité qu’ils avaient d’abord mise à épier les mouvements du roi, et lui permirent de passer tout son temps à la chasse et en parties de plaisir. Il ne manqua point de mettre à profit la liberté qu’on lui laissait pour réunir insensiblement autour de lui des nobles et des conseillers qu’aucun lien n’unissait à ceux qui occupaient alors le pouvoir ou qui même étaient leurs ennemis ; et découvrant à chacun d’eux le fond de la pensée, il leur assura être résolu à s’affranchir du joug qui pesait sur lui ou à succomber en tâchant de reconquérir son indépendance. En même temps il promit à Melville et à d’autres hommes d’état aussi sages que judicieux qui partageaient sa confiance et lui recommandaient la modération, que, s’il réussissait à rompre son esclavage, il s’abstiendrait néanmoins d’agir avec passion ou vengeance contre les seigneurs qui avaient trempé dans la conspiration de Ruthven. Bien plus, il déclara qu’il ne leur retirerait pas sa faveur de manière à les réduire au désespoir. En un mot, il affirma que son intention était de se montrer impartial envers tous ses nobles ; à quelque faction qu’ils appartinssent, d’abattre de tout son pouvoir l’esprit de parti, qui, conséquence naturelle des longues guerres civiles, avait attiré de si grands malheurs sur l’Écosse ; de ne reconnaître aucune distinction semblable à celle des gens du roi et des gens de la reine, et de recourir indifféremment à l’habileté de tous ceux qu’il trouverait capables de lui rendre service. Les dispositions du roi, qui se répétaient à voix basse hors du palais, non seulement éveillèrent les espérances de ceux des pairs qui étaient exclus de l’administration et leur firent désirer un prompt changement, mais encore disposèrent quelques-uns des hommes alors au pouvoir et le comte Gowrie lui-même à voir combien il était dangereux de gouverner par une faction, et à souhaiter que d’abord le roi redevînt libre, ensuite que la machine administrative fût reconstruite sur un pied moins exclusif, pourvu que ces concessions pussent être accordées à Jacques sans qu’on eût à craindre ni réactions ni représailles du parti qui rentrerait aux affaires.

Tandis que les choses en étaient là. Jacques crut avoir trouvé un moyen d’échapper aux seigneurs qui avaient depuis l’émeute de Ruthven exercé la suprême autorité dans l’état, et retenu sa personne en leur possession. On était alors dans l’été de 1583, et pendant que le roi habitait sa maison de chasse de Falkland, on annonça qu’une conférence aurait lieu à Saint-André pour l’arrangement de quelques contestations entre l’Angleterre et l’Écosse. Le projet de Jacques était d’écrire aux comtes de March, de Montrose, d’Argyle et de Rothes, tous ennemis de la faction de Ruthven, des lettres où il les priait de se rendre tel jour à Saint-André ; et comme il ne faisait part ni de l’époque ni du motif de la réunion aux nobles qui avaient pris part au dernier complot, il en concluait que probablement ils ne s’y rendraient pas. Le fidèle Melville essaya de dissuader le roi d’un plan si téméraire et si chanceux. Il lui représenta qu’un rendez-vous donné à tant de personnes ne pourrait pas être tenu bien secret, que sans doute les seigneurs qui avaient trempé dans la révolte de Ruthven s’alarmeraient du fait de n’avoir pas reçu selon l’usage un avis de convocation, et que, comme leurs domaines étaient principalement situés dans le Fife et le Strathern, ils réuniraient sans peine des forces suffisantes pour accabler par le nombre les quelques pairs sur le soutien desquels comptait le roi et qui avaient à amener leurs vassaux de beaucoup plus loin.

Malgré ces représentations, Jacques, avec plus de courage qu’il n’appartenait à son caractère, résolut de tenter l’entreprise. Dans ce but il arrêta de se rendre à Saint-André deux ou trois jours avant celui qui était fixé pour la conférence, et s’entendit avec le colonel William Stuart, qui commandait la garde royale, sur les moyens de mettre sa personne hors de danger quand il se serait établi dans cette ville ; puis, sans avoir, à ce qu’il semblait, excité aucun soupçon chez ses ministres, dont l’ignorance ou la sécurité fut certes extraordinaire, il monta à cheval et se mit en route comme s’il allait chasser au faucon. De tous les nobles de la faction de Ruthven, il n’avait alors auprès de lui que le comte de Mar. Le roi se rendit de Falkland à Saint-André « aussi gai, dit Melville, qu’un oiseau échappé de la cage. » L’archevêque, qui commandait le château de cette ville, se tenait, depuis quelque temps, prêt à y recevoir son souverain. La proposition de visiter cette belle et antique forteresse fut faite par le roi comme si c’eût été un simple caprice du moment qui n’avait pas de plus profond motif que la curiosité ; mais Jacques et sa suite n’en eurent pas plus tôt dépassé les portes, qu’elles furent fermées et barrées par le colonel William Stuart ; on leva également les pont-levis, et les gentils-hommes de la garde allèrent se mettre en devoir de défendre les remparts.

Le lendemain, les nobles des deux factions arrivèrent à Saint-André ; toutefois ceux qui étaient en révolte contre Jacques avaient l’avantage du nombre, l’avantage des armes, et non-seulement l’intention, mais encore, à ce qu’il semblait, la puissance de ressaisir la personne de Sa Majesté. Une action sanglante paraissait donc inévitable, et, de même que son grand-père aux batailles de Melrose et de Kirkliston, le roi devait être le prix de la victoire. Néanmoins les efforts des amis de Jacques qui introduisirent dans le château un corps de royalistes réunis soit dans la ville soit dans le voisinage, empêchèrent que les rebelles n’en vinssent à la violence. D’autre part, Gowrie obtint une audience particulière du roi, confessa que le rôle qu’il avait joué dans l’émeute de Ruthven était celui d’un traître, promit de ne plus tremper désormais dans d’aussi criminelles intrigues, et après une sévère réprimande de Jacques, fut réintégré dans les bonnes grâces de son souverain.

Les principaux complices de la dernière conspiration, se voyant trop faibles pour tenter la fortune des armes, et ainsi abandonnés de leur chef, prirent le parti d’une soumission paisible. Venant un à un se présenter au roi, ils reconnurent leurs torts et obtinrent leur pardon de Sa Majesté, à condition toutefois qu’ils se soumettraient à tel exil temporaire que Jacques jugerait convenable de leur infliger. Le langage du roi, aussi bien que le style de toutes ses proclamations, fut conciliant, et modéré, et il parut peu s’enorgueillir d’une victoire qu’il avait obtenue dans une lutte qui d’abord semblait si douteuse. Il déclara que quoiqu’il eût été quelque temps retenu captif contre son gré par suite de l’émeute de Ruthven, il n’avait l’intention de poursuivre comme crimes ni cet acte ni aucun autre événement de sa minorité, mais qu’au contraire il était résolu à regarder toutes les offenses qu’on avait commises envers lui comme provenant plutôt de la nature fâcheuse des temps que de la volonté coupable des auteurs. Il ordonna aux deux principaux nobles de chaque faction, à Angus et à Mar d’un côté, à Huntley et à Crawford de l’autre, de quitter momentanément la cour, parce qu’ils étaient en quelque sorte les chefs des partis en guerre et que leur absence pourrait empêcher le renouvellement de tristes querelles. Le roi, dans l’intervalle, se proposa d’appeler aux affaires des hommes connus pour leur modération et choisis indifféremment d’un côté et de l’autre parmi les nobles qu’il comptait garder près de lui.

On ne saurait révoquer en doute que si Jacques avait persévéré dans la voie prudente et conciliatrice qu’il promettait de suivre, promesses qui alors étaient sincères, il serait infailliblement parvenu à rétablir la paix dans son conseil et dans son royaume. Mais son amour des favoris, qui avait déjà contrarié si souvent ses meilleures inspirations, était destiné à troubler encore dans cette circonstance ses plus fermes projets de sagesse et de clémence.

Grâce à Gowrie, le comte d’Arran avait vu naguère les portes du château de Stirling où il languissait prisonnier, s’ouvrir devant lui, et obtenu la permission de résider dans son manoir de Kinneil, sur la parole de ne pas le quitter, et particulièrement de ne pas approcher de la cour. Aussitôt que la nouvelle de la révolution qui avait eu lieu à Saint-André lui parvint, il sollicita qu’on lui permît de venir présenter au roi ses respects. Jacques, cédant au conseil de ses nouveaux ministres, qui connaissaient tous la juste impopularité de l’ancien favori, et redoutaient son influence sur l’esprit du roi, lui refusa net la permission qu’il demandait. Un peu plus tard, néanmoins, sous le spécieux prétexte d’offrir une fois seulement ses hommages au roi, il obtint une audience de Jacques, et reprenant alors sur son maître le crédit dont son éloignement l’avait privé, il redevint autant et plus son favori que jamais, car Lennox qui avait été au moins son rival dans l’affection du roi avait alors cessé de vivre.

Le manque de foi bien connu de cet homme méprisable empêcha tous les seigneurs qui avaient marqué dans les derniers troubles, et surtout joué un rôle dans l’émeute de Ruthven, de compter sur les serments du monarque, bien qu’il jurât sans cesse de ne garder aucune rancune du passé. Jacques, pensait-on, pouvait pardonner personnellement l’espèce de captivité qu’il avait soufferte ; mais, plus vindicatif, le favori ne manquerait ni de se souvenir, ni de se venger de son propre emprisonnement à Ruthven et à Stirling, du dessein qu’on avait eu de l’exiler à tout jamais de la cour, et des projets plus hostiles encore qui avaient même menacé sa vie.

En effet, il fut bientôt évident que la politique avouée de ce ministre ambitieux et cupide était de sévir avec rigueur contre tous ceux qui avaient pris part à l’émeute de Ruthven. Il fit publier une proclamation menaçante qui traitait tous les individus impliqués dans cette affaire comme des gens placés encore sous le coup de la loi, et ordonnait à chacun d’obtenir formellement le pardon ou la grâce de ses différents crimes. C’était assez dire que des conditions d’un genre pénal, mais surtout des amendes pécuniaires, seraient imposées aux personnes qui solliciteraient les grâces en question, et que malgré toutes les assurances d’oubli, assurances générales et particulières, déjà faites par le roi aux coupables, leur culpabilité était toujours regardée comme pouvant donner lieu à des poursuites.

Ce manifeste, aussi sévère que maladroit, frappa de terreur tous les nobles qui avaient trempé dans la conspiration, beaucoup d’entre eux s’enfuirent dans leurs châteaux ; les plus prudents ne se crurent en sûreté que hors d’Écosse, et d’autres se préparèrent à suivre cet exemple. Gowrie lui-même, qui, après avoir confessé son crime, en avait reçu le pardon formel, fut chassé de la cour par la froideur du roi et par l’insolence d’Arran, qui dévoila bien en cette occasion toute la noirceur de son caractère ; car Gowrie avait, non seulement contribué plus que personne à sauver ses jours quand il avait été fait prisonnier à Ruthven, mais aussi, insisté chaudement pour qu’on lui laissât revoir Jacques après que la révolution de Saint-André avait préparé la voie de son retour au pouvoir. Oubliant tous les motifs de reconnaissance qu’il avait envers Gowrie, Arran traita si mal l’infortuné comte, que, désespérant, comme la suite le montra, de jamais reconquérir la faveur du roi, il demeura incertain s’il abandonnerait le pays, ou s’il renouerait une intrigue avec d’autres seigneurs qui, dans une position analogue à la sienne, méditaient de recourir à quelque moyen violent pour se défendre et se venger. – Les résultats de ces trames nouvelles seront connues plus tard.

La reine Élisabeth, prévoyant que les rigueurs dont les nobles compromis dans l’émeute de Ruthven étaient menacés, porteraient sans doute un coup mortel à la faction qui, en Écosse, était le plus favorable aux intérêts de l’Angleterre, résolut, à ce qu’il semble, d’essayer quelle impression ferait sur Jacques, qui était jeune, et qu’elle supposait ignorant, une lettre écrite d’un ton plus impérieux et plus rude que ce n’est l’usage, quand deux souverains entre qui existent des relations amicales correspondent ensemble. Elle lui rappela d’abord le noble précepte d’Isocrate, qu’un monarque devait viser à ce que ses simples paroles inspirassent plus de confiance que les serments des autres hommes. Elle le plaignit ensuite de permettre, disait-elle, que de mauvaises pensées lui troublassent le cerveau et lui fissent accroire qu’il pourrait répondre honorablement à ce qu’elle lui écrivait, quand toutes ses actions contredisaient ses précédentes paroles. « Vous n’avez pas affaire, continuait Élisabeth, à quelqu’un dont l’inexpérience puisse se payer de fausse monnaie, ou qu’il soit facile de tromper : non, non ; et j’en remontrerais à vos plus fins conseillers. » Elle était chagrine, ajoutait-elle, de le voir se perdre lui-même, en ne croyant ne nuire qu’à d’autres. Elle l’invitait à se rappeler ce qu’il lui avait écrit de sa propre main au sujet de la dangereuse voie où le duc de Lennox était entré ; or, alléguait-elle, c’était par une contradiction manifeste que maintenant il semblait traiter en criminels les gens qui l’avaient retenu au bord de cet abîme. « J’espère, ajoutait ici la reine, que vous estimez trop votre honneur pour le souiller à ce point, vous qui avez si souvent protesté que de tous vos sujets, ces nobles (elle parlait de ceux qui avaient pris part à l’émeute de Ruthven) vous étaient les plus chers, et qu’ils avaient tous agi dans votre meilleur intérêt. » Elle terminait cette épître doctorale en le suppliant de ne pas persévérer davantage dans la conduite qu’il suivait (c’est-à-dire dans sa sévérité à l’égard de Gowrie et des autres), mais d’attendre l’arrivée d’un ambassadeur extraordinaire, qu’elle se proposait de lui envoyer, et par qui, certes, il serait mieux et plus utilement conseillé que par tous ses perfides courtisans.

Cette épître singulière était, d’un bout à l’autre, écrite par Élisabeth elle-même. Celle par laquelle Jacques répondit n’est pas moins curieuse. Jacques, effectivement, ne demeurait pas en reste quand il s’agissait de soutenir une dispute par des citations classiques. Il réplique à sa marraine qui lui citait un précepte d’Isocrate par une autre maxime du même auteur qui nous engage à regarder moins comme nos amis ceux qui nous louent continuellement, que ceux qui parfois nous reprennent ; c’est, ajouta-t-il, sous ce point de vue, qu’il veut considérer sa verte réprimande. Il la croit donc dictée par un amour maternel, mais basée sur des renseignements faux. « À dire vrai, continua-t-il, j’ai, lorsque j’étais au pouvoir de ces nobles, publié les proclamations et souscrit aux grâces qui m’étaient demandées en leur faveur ; mais je ne jouissais pas alors de mon libre arbitre, et les circonstances m’obligeaient d’obéir aux volontés d’autrui. À dire vrai encore, et j’en conviens, j’ai, tandis que j’étais retenu captif par la faction victorieuse, signifié en public aux envoyés de France et d’Angleterre, que j’étais content de ma condition, et que je m’estimais entouré d’amis. Mais, qu’Élisabeth s’en souvienne : en même temps que je faisais cette réponse forcée à de La Mothe Fénelon et à Bowes, ne communiquais-je pas à sir Georges Carey, son parent, ma pensée véritable sur ma situation et le dessein que j’avais formé de mourir plutôt avec gloire que de continuer à régner avec honte ? » Jacques impute ensuite le ton sévère d’Élisabeth aux suggestions partiales de ses conseillers, et déclare qu’il aime mieux garder le souvenir des services qu’elle lui a autrefois rendus, que de se brouiller avec elle pour quelques mots un peu durs, pour quelques phrases un peu aigres, qui, à l’instigation d’autrui, se sont glissés dans sa dernière missive. Quant au désir exprimé par Élisabeth qu’il cessât de poursuivre les conspirateurs de Ruthven jusqu’à ce qu’un envoyé spécial vînt le trouver de sa part, il proteste que quoique Isocrate (dans les maximes duquel il emprunte encore un argument contre la reine) conseille aux princes d’exécuter avec promptitude les mesures qui leur semblent nécessaires, néanmoins il compte s’abstenir de rien faire qui puisse offenser Élisabeth, jusqu’à ce que son ambassadeur soit arrivé ; tant il espère et désire que le personnage qu’elle investira de sa confiance puisse cimenter entre elle et lui, au gré de leurs vœux mutuels, l’estime et l’amitié qui les unissent !

L’envoyé, dont la sagesse était préconisée si haut et la venue à la cour de Jacques annoncée si bruyamment, n’était ni plus ni moins que le célèbre Walsingham, celui des conseillers d’Élisabeth qui, après Busleigh, jouissait de la plus grande faveur, et un des diplomates les plus habiles de l’Europe. Si la reine d’Angleterre le députa en Écosse, ce fut sans doute parce qu’elle crut que sa gravité et son savoir en imposeraient à Jacques, et qu’il parviendrait à prendre assez d’empire sur lui pour le détourner du projet d’anéantir complètement la faction de Ruthven. Élisabeth se flattait en outre d’obtenir, par l’intermédiaire d’un homme d’état qui connaissait si bien l’espèce humaine, une notion exacte du caractère de Jacques avec qui elle devait nécessairement avoir un si grand nombre d’importantes affaires à traiter, et sur qui elle était d’autant plus exposée à recevoir des rapports divers, que, de fait, le roi d’Écosse différait étrangement de lui-même selon les différents points de vue sous lesquels on le considérait.

Walsingham, du reste, admirablement propre à remplir la mission que lui confiait sa maîtresse, était vieux et infirme ; et la nécessité où il fut de se servir d’une voiture, rendit son voyage fort long. Sa suite aussi, qui était magnifique, et se composait de cent soixante cavaliers, l’empêcha de voyager avec vitesse. Dès la première audience qu’il obtint de Jacques, Walsingham lui demanda pourquoi il avait changé les ministres et les nobles qui l’entouraient naguère ; tous ces seigneurs, cependant, étaient pleins de bonnes qualités et de religion, la reine d’Angleterre avait la plus haute opinion d’eux, et il n’en existait pas avec qui elle eût davantage souhaité se mettre en rapport. Jacques fit sur-le-champ une réponse fort bien tournée où sans doute il revendiquait, comme prince indépendant, le droit d’appeler qui bon lui semblait dans son conseil, et exprimait l’espoir assez naturel que les gens en qui lui-même se confiait obtinssent la confiance de ses alliés. Sa réplique fut si grave et si péremptoire, qu’elle frappa le vieux diplomate d’un étonnement dont il n’hésita point à convenir.

Après une autre conférence que Walsingham eut en particulier avec Jacques, l’Anglais, prenant sir Melville par la main, lui déclara être aussi satisfait que possible du roi d’Écosse. – « J’ai eu affaire, dit-il, à un excellent prince qui, malgré sa jeunesse, n’ignore rien, et qui promet tant, que je me trouve amplement dédommagé des fatigues de mon voyage par le plaisir de le connaître. »

Le comte d’Arran désira avoir une entrevue avec l’illustre diplomate. Mais Walsingham refusa hautainement de le voir, et même de rester plus long-temps à la cour d’Écosse, où, selon toute vraisemblance et malgré l’accueil honorable qu’il reçut, il ne vit pas possibilité de rendre son intervention utile au parti de Ruthven. Il imputa cet échec à l’influence d’Arran qu’il appelait un contempteur de religion, un semeur de discordes, un ennemi de tous les gens de bien.

Pour se venger du mépris avec lequel Walsingham l’avait traité, Arran recourut à un moyen beaucoup plus déshonorant pour lui-même et pour son maître que pour l’envoyé anglais. Il intercepta une bague à diamants de la valeur de sept cents écus dont Jacques voulait faire cadeau à Walsingham, et la remplaça par un anneau dont le chaton ne contenait qu’un simple morceau de cristal de roche. Il se comporta aussi fort impoliment à l’égard des chevaliers et des gentilshommes de marque qui avaient accompagné Walsingham, et, par exemple, leur refusa la permission de se rendre chez le roi quand il recevait sa cour.

Walsingham ferma les yeux sur ces misérables témoignages de mauvaise humeur, avec le mépris qu’ils méritaient de la part d’un homme d’état aussi sage et aussi expérimenté que lui. De retour en Angleterre, le rapport que le grand ministre fit de la sagesse et du savoir de Jacques fut extrêmement avantageux au roi, surtout auprès de ceux des Anglais qui déjà commençaient à songer aux jours dont serait suivie la mort de la reine Élisabeth, et qui, par conséquent, étaient disposés à s’enquérir de son successeur présomptif. Les qualités naturelles et les talents acquis de Jacques le rendaient propre à briller dans une conversation ; au rebours, l’indécision de son caractère et son malheureux penchant à laisser d’indignes favoris le dominer à leur gré, l’empêchaient souvent de conformer ses actions aux prudentes maximes dont il savait orner ses discours. Walsingham exprima avec tant de hardiesse sa bonne opinion de Jacques, que le vieux ministre s’attira pour quelque temps un peu de cette méfiance que la reine Élisabeth était portée à concevoir contre ceux qui parlaient avec faveur d’un de ses héritiers. Au total, cependant, la reine traita Jacques par la suite avec plus de respect que par le passé.

Au mois de novembre de la même année 1583, Ludovic Stuart, fils aîné du feu duc de Lennox, arriva en Écosse où le rappelait Jacques, qui crut ne pouvoir mieux prouver combien la mémoire de son favori mort dans l’exil lui était chère. Le fils fut réintégré dans les biens et les titres de son père, et, en âge convenable, car il était fort jeune à l’époque de son retour, promu à des charges importantes. Ce trait honore Jacques, et montre qu’il savait être fidèle à l’amitié au-delà même du tombeau.

Cependant, les troubles augmentaient chaque jour en Écosse. Les conspirateurs de Ruthven demandèrent leur grâce ; mais elle ne leur fut accordée qu’à condition qu’ils sortiraient du royaume. Gowrie lui-même reçut l’ordre de se retirer en France, mais il différa d’obéir et trempa encore dans des intrigues qui le menèrent à l’échafaud. Les membres du clergé avaient aussi joué un rôle dans les discordes civiles ; ils avaient, on doit s’en souvenir, par un acte rendu en assemblée générale, déclaré que l’émeute de Ruthven était un bon service, et depuis, des prédicateurs se laissaient aller, de temps à autre, au plaisir de discuter en public la légalité de cette mesure. Quand on les appelait à rendre compte de ces sermons politiques, ils invoquaient la liberté de la chaire comme les autorisant à exprimer leur opinion sur des affaires d’état, et prétendaient que quoiqu’ils pussent du haut de la tribune sainte, prononcer des paroles qui renfermaient trahison ou qui les exposaient à être punis comme traîtres, ils n’étaient justiciables ni des ministres du roi ni d’aucun juge séculier, mais devaient toujours, en première instance du moins, être jugés par des tribunaux ecclésiastiques. Andrew Melvin, prédicateur de talent et de savoir, donna en cette occasion un funeste exemple à ses confrères ; il osa accuser Jacques de violer les lois divines et humaines, et, au lieu de se rendre en prison comme il y était condamné, s’enfuit en Angleterre.

Par suite de tous ces sujets de plainte, la désaffection devint si générale, que les comtes d’Angus et de Mar qui avaient trempé dans le complot de Ruthven, s’unirent pour s’emparer de la ville et du château de Stirling. Ils comptaient y établir le quartier-général de leur parti, et espéraient que Gowrie qui était leur complice viendrait les y joindre. Ils exécutèrent leur coup le 19 avril 1584 ; mais Jacques qui se trouvait à Édimbourg fut si bien secondé par le zèle de ses sujets et surtout par les citoyens de la capitale, que dès le 24 il marcha sur Stirling avec une armée beaucoup trop nombreuse, pour que les comtes d’Angus et de Mar eussent envie de l’attendre. Ils avaient appris que le comte de Gowrie s’était laissé surprendre, et faire prisonnier à Dundee par William Stuart, le capitaine de la garde du roi ; désespérant donc du succès de leur entreprise, ils laissèrent dans le château quelques hommes qui le rendirent à Jacques, et se sauvèrent sur le territoire anglais. Le comte d’Arran, qui était toujours prêt à recevoir, obtint le commandement de la citadelle.

Mais revenons au comte de Gowrie dont cette tentative de révolte fit tomber la tête. – Il avait frété un navire pour passer d’Écosse en France, mais voyant éclater sur tous les points du royaume des troubles qui semblaient promettre une véritable révolution, il avait différé son départ. Il paraît lui-même avoir communiqué avec Angus et Mar, relativement à leur projet de se rendre maîtres de Stirling ; cependant il déclara à l’heure de la mort qu’il n’avait trempé dans aucun complot contre la personne du roi, la couronne ou l’état, mais que seulement il avait été séduit par l’espoir de sauver d’une ruine imminente sa famille et sa fortune. Il était resté des jours et des semaines incertain du parti qu’il prendrait : le manque de décision qui avait toujours été son principal défaut et qui enfin le perdit, fut cause qu’il tarda de fuir jusqu’au moment où William Stuart, le commandant de la garde royale vint pour l’arrêter. La fuite lui fut alors impossible. Il se retrancha dans sa demeure et supplia les habitants de Dundee, de défendre un fidèle protestant qu’on persécutait à cause de sa religion. Les citoyens, toutefois, embrassèrent la cause des troupes royalistes, et le comte fut obligé de se rendre. On le mena d’abord à Kinneil, manoir qui appartenait à son ennemi Arran, et ensuite à Stirling où on le jugea avec l’irrégularité de procédure que se permettaient alors les tribunaux d’Écosse dans les cas de haute-trahison. Une des charges portées contre Gowrie fut singulière. Il avait, du fond de son cachot, demandé par écrit une entrevue à Jacques, afin, disait-il, de dévoiler le secret d’une intrigue qui eût compromis les jours du roi et la sûreté de l’état, s’il ne l’avait lui-même arrêtée à temps. On profita de cette pétition du comte pour baser sur les aveux qu’elle contenait un quatrième arrêt d’accusation, car il y en avait déjà trois contre lui. Cette nouvelle charge portait que l’accusé, instruit d’un complot qui menaçait la vie du monarque et la reine sa mère, en avait traîtreusement gardé le silence et s’obstinait encore à en taire les détails.

Les juges de l’infortuné Gowrie n’hésitèrent point à le déclarer coupable de haute-trahison. Au moment de poser la tête sur le fatal billot, il s’écria, dit-on, que s’il eût servi Dieu aussi fidèlement que son roi, il n’aurait pas fini ses jours d’une manière aussi déplorable ; mais cette exclamation à été prêtée à beaucoup de grands hommes dans le malheur. Quoi qu’il en soit, la mort de Gowrie excita d’unanimes censures, d’unanimes regrets. Sans doute il avait participé à l’émeute de Ruthven, mais il n’avait pas été un des premiers à déserter le parti des conspirateurs, à implorer le pardon du roi, et à lui prêter assistance pour qu’il reconquît sa liberté. Ce fut seulement lorsqu’il reconnut que la grâce qui lui avait été à tant de reprises et si formellement accordée ne le protégerait pas selon toute vraisemblance, qu’il se décida pour sauver sa vie et sa fortune, à s’unir aux seigneurs qui comme lui couraient risque de perdre l’une et l’autre. Il y eut donc injustice à imputer au comte comme crime volontaire, une conduite qui était la conséquence forcée d’un manque de foi à son égard ; et l’iniquité était d’autant plus flagrante, que les desseins dont il fut accusé semblent plutôt lui avoir un instant passé par la tête, qu’avoir été long-temps mûris ou fermement résolus. Loin donc que Gowrie dût être regardé comme criminel de fait, à peine l’était-il d’intention. Du moins, s’il méritait la mort aux termes de la loi, tout le monde exécra l’ingratitude d’Arran, lequel n’eut pas honte d’appeler les plus grandes rigueurs de la justice sur la tête d’un homme, qui peu après l’insurrection de Ruthven lui avait sauvé la vie. Enfin, les tristes conséquences de la mort de Gowrie survécurent au comte lui-même, et, comme on le verra, servirent de prétexte à un sombre et sanglant chapitre de cette histoire.

Par cette vindicative et cruelle exécution, le roi d’Écosse, ou plutôt son impopulaire et infâme ministre, n’eut de quelque temps rien à redouter de la faction des nobles, qui, soutenus par l’Angleterre et redoutables par leurs propres forces, avaient tâché d’opérer une réforme, comme ils disaient, dans l’administration de l’Écosse et, pour atteindre ce but, ils avaient d’une part banni Arran, de l’autre établi un contrôle sévère sur la personne du roi et sur le gouvernement.

Mais, en remportant cette victoire sur le chef de ses ennemis, Arran lui-même aurait dû s’apercevoir qu’il s’exposait à un surcroît d’impopularité. La mort du comte non-seulement excita l’hostilité de cette classe de gens, peu nombreux peut-être, mais respectables par leur réputation de sagesse, qui quoique amis sincères de la monarchie, désiraient voir le monarque user de son pouvoir légitime avec prudence et modération, mais encore elle lui attira la profonde et violente inimitié d’un vaste parti formé par les parents et les vassaux des seigneurs, qui avaient été condamnés à l’exil. Et ce qui n’était pas moins formidable que tout le reste, elle exaspéra contre le favori non-seulement le clergé d’Écosse en général, mais aussi la masse des fidèles qui par enthousiasme pour leur religion, par amour et par respect pour leurs prédicateurs, étaient toujours prêts à embrasser les opinions politiques, qu’ils entendaient proclamer du haut de la chaire comme en harmonie avec les Saintes Écritures.

Les moyens auxquels le ministre recourut pour vaincre l’opposition que sa sévérité avait produite, vont fournir le sujet du chapitre suivant.

CHAPITRE XII.

Arrogance du ministre. – Dégoût du roi pour les affaires. – Arran affecte beaucoup de zèle à défendre la prérogative royale. – Les seigneurs exilés. – Leur influence sur leurs vassaux, leurs clans, et leurs tenanciers. – Argaty et son frère sont jugés et mis à mort pour avoir entretenu une correspondance avec les bannis. – Accusation de Mains et des Drumquhassel pour le même crime. – Ils sont condamnés et exécutés. – Arran attaque les priviléges de l’église écossaise. – En quoi consistaient ces priviléges. – Combien les membres du clergé redoutent le papisme. – Ils sont presque toujours en opposition avec le roi et par ce motif lui deviennent odieux. – Arran, après avoir en vain tâché de se les rendre favorables, prend la résolution de briser leur puissance par une suite de nouveaux règlements. – Nature de l’influence politique du clergé. – Un prédicateur est jeté en prison pour avoir demandé à être entendu au nom de l’église ; il proteste contre de telles rigueurs, et est déclaré rebelle. – Les amis d’Arran entre autres Maitland son secrétaire et le maître de Gray, commencent à l’abandonner et à travailler pour eux-mêmes. – Arran devient la créature d’Élisabeth. – Son entrevue avec Hudson. – Ses querelles avec la noblesse écossaise, particulièrement avec lord Maxwell. – Il excite entre ce seigneur et les Johnstone une guerre civile où le premier est vainqueur. – Ambassade de Wolton. – Mort de sir Francis Russel sur les frontières. – Disgrâce de Kerr de Fairniherst et d’Arran – Les seigneurs exilés reviennent en Écosse, marchent contre Stirling, et s’emparent de la personne du roi. – Le roi abandonne Arran qui est obligé de quitter la cour. – Jacques admet dans sa faveur les nobles confédérés, et établit un système de gouvernement modéré et populaire.

 

La jeunesse et l’inexpérience de Jacques VI peuvent à cette époque être regardées comme une excuse suffisante de son entêtement à suivre les conseils d’un favori indigne de la confiance dont il l’honorait. Les précieux mémoires de sir James Melville, nous apprennent qu’Arran, qui avait usurpé pour lui-même, ou distribué parmi ses créatures, toutes les grandes charges de l’état, recourait aux artifices habituels des hommes qui se trouvent dans sa position, pour détourner le roi de prendre aucun souci des affaires du gouvernement et des délibérations du conseil : par exemple, il l’excitait sans cesse à des parties de chasse et à d’autres amusements de ce genre auxquels le prince n’était que trop porté déjà par caractère. L’ambitieux comte profitait encore de son immense crédit, non seulement pour exclure du conseil royal Melville et d’autres conseillers qu’il savait ne devoir pas être dociles à ses vues ; mais aussi, pour imposer au jeune monarque, comme résolutions unanimes du ministère, de violentes mesures qui étaient imaginées et conçues par lui seul. L’affectation d’un zèle extrême à défendre l’autorité du roi, et la tendresse sans bornes dont il se prétendait animé pour la personne de Jacques, furent probablement les spécieux prétextes dont il colora une suite d’actes despotiques destinés à détruire toute l’influence que les seigneurs exilés pouvaient conserver en Écosse, et à diminuer, sinon même anéantir tout-à-fait, la puissance que l’église réformée avait par divers moyens obtenue dans les affaires politiques. – Nous allons donner au lecteur quelques renseignements sur ces deux sources d’influence qui portaient tant d’ombrage au favori.

Les seigneurs exilés formaient une partie considérable de l’aristocratie écossaise ; et, l’importance de cette aristocratie reposait non seulement sur le crédit et le pouvoir que ses membres possédaient par eux-mêmes, mais encore et plus spécialement sur la fidélité que leurs vassaux et les membres de leur famille leur gardaient à tout risque, lors même qu’ils avaient été chassés de leurs domaines et qu’ils vivaient bannis sur une terre étrangère. De cette façon, la puissance des nobles écossais devint presque indestructible ; ce fut ainsi que les mesures extraordinairement sévères par lesquelles Jacques V s’était efforcé de détruire la maison de Douglas, n’empêchèrent pas cette famille, long-temps exilée, de reprendre à peu près tout son pouvoir féodal, aussitôt que la mort de ce monarque lui avait permis de revenir en Écosse. Elle était alors rentrée en possession de ses domaines, sans même attendre que leur confiscation fût rapportée. De nombreux exemples avaient sous le règne de la reine Marie et sous la minorité de son fils Jacques, contribué à établir le même principe. La plus grande partie, pour ne pas dire la totalité de la noblesse d’Écosse, qui avait, dans un temps ou dans un autre et pour différents motifs, été bannie du royaume, y était néanmoins revenue successivement, et chaque noble y avait tour à tour repris son influence héréditaire. Toutes les fois donc que par suite de troubles politiques leurs seigneurs étaient contraints de quitter le pays, les vassaux leur gardaient une fidélité et un attachement inébranlables, non seulement par amour, par affection, et par reconnaissance, mais aussi dans l’espoir bien fondé que le retour de leurs chefs ne pouvait qu’être favorable à leurs intérêts. De même, les amis et les partisans des nobles exilés leur conservaient le dévouement dont ils avaient contracté l’habitude depuis leur enfance, et calculaient que, restant fidèles pendant une absence qu’ils regardaient comme une sorte d’éclipse temporaire, ils en seraient récompensés probablement lorsque le nuage qui obscurcissait la forme et l’éclat de leurs patrons viendrait à se dissiper.

Il en résultait que les seigneurs qui avaient été bannis pour leur participation à l’émeute de Ruthven possédaient encore de nombreux amis et de vastes intelligences en Écosse, et que, soutenus par la puissance d’Élisabeth, et résidant le long de la frontière anglaise, ils étaient toujours prêts à rentrer dans leur pays avec la certitude d’y être secondés par des forces considérables. Arran ne tarda guère à entreprendre de détruire, s’il était possible, les ramifications au moyen desquelles ces exilés, contre qui sentence de haute trahison avait été rendue, grâce à lui, continuaient à entretenir des relations et un parti dans l’intérieur du royaume. À cet effet, il ne négligea rien pour obtenir des dénonciations contre tous ceux qui étaient en correspondance, ou, comme on disait, en commerce, avec les exilés, et se mettre en mesure d’infliger de graves punitions aux personnes d’un rang inférieur qu’on pourrait soupçonner d’être les correspondants ou les confidents des seigneurs bannis. Voulant sous ce rapport glacer les esprits de terreur, il fit accuser David Home d’Argaty et Patrick Home son frère, aussi recommandables par leur naissance que puissants par leur fortune, d’avoir des communications avec le commendator[10] de Dryburgh qui était banni pour sa complicité dans l’émeute de Ruthven. Les deux gentilshommes avaient de leur propre aveu, embrassé la même faction ; mais la grâce générale octroyée par le roi ne devait-elle pas les préserver de toute poursuite à cet égard ? La correspondance pour laquelle on les accusa, consistait en une ou deux courtes lettres qui n’avaient aucun rapport à la politique, et qui ne traitaient d’un bout à l’autre que d’affaires privées ; affaires qui se trouvaient en suspens lorsque le commendator avait été banni d’Écosse. Néanmoins, les deux frères furent condamnés à mort et exécutés dans l’après-midi même du jour où la sentence avait été rendue ; sévérité qui blessait tellement toute idée noble et généreuse, qu’elle encourut un blâme universel.

Comme si la terreur inspirée par cette exécution ne devait pas suffire, on publia à son de trompe que quiconque parviendrait à découvrir et ferait connaître des personnes correspondant sur quelque sujet que ce fut avec les seigneurs exilés, recevrait, outre son propre pardon, une récompense spéciale. Dès que cet appât fut offert aux traîtres et ce salaire promis aux délateurs, il se trouva un homme assez vil pour en profiter, et on crut généralement qu’il ajouta à la bassesse de la trahison le crime du parjure. Un certain Hamilton d’Eglismachan déposa que Malcolm Douglas de Mains et John Cunningham de Drumquhassel avaient formé le complot de s’emparer du roi pendant une partie de chasse, et de le retenir captif dans quelque forteresse jusqu’à ce que les nobles bannis rentrassent en Écosse les armes à la main et prissent possession de sa personne. Presque tout le monde pensa qu’une telle dénonciation était mensongère ; mais Arran l’accepta bien volontiers pour vraie, parce que les deux gentilshommes accusés lui étaient suspects, et que Douglas de Mains particulièrement passait pour être ce qu’on appelait dans ces temps-là un homme de courage et d’action. Néanmoins, comme l’accusation avancée par Hamilton n’eût été soutenue que par un seul témoignage, et, qui plus est, par celui d’un délateur, auquel on n’ajoute que rarement foi, voici, pour la rendre vraisemblable, quel stratagème fut imaginé. Sir James Edmonstone de Duntreath, seigneur qui avait vécu dans une étroite union avec les accusés, se laissa comprendre dans l’accusation, promit de s’avouer coupable du complot dont il s’agissait, et dut recevoir son pardon en retour d’un si sincère aveu. L’infortuné gentilhomme, à son grand déshonneur, fut obligé par les menaces d’Arran de souscrire aux propositions de cet infâme ministre.

Le jugement eut donc lieu, et sir James Edmonstone s’avoua coupable d’avoir, de concert avec Mains et Drumquhassel, conspiré dans le but que l’acte d’accusation indiquait. Le projet, dit-il, avait été originairement conçu par le comte d’Angus, et communiqué à lui-même ainsi qu’à ses deux co-accusés par John Home, vulgairement appelé John le Noir. Drumquhassel et Mains furent donc accusés ainsi d’avoir entretenu de coupables relations avec Angus, et en outre, participé à l’émeute de Ruthven. Ce dernier crime fut, à ce qu’il paraît, jugé tout à fait impardonnable, puisqu’après avoir été tant de fois pardonné, on le poursuivit encore contre des personnages si peu marquants. La défense de Drumquhassel ne nous à point été transmise par les historiens ; mais celle de Mains fut aussi mâle qu’énergique. Il démontra d’une manière si évidente que le complot en question était improbable et même impossible de sa part et de celle de son compagnon d’infortune, que « tous les membres du tribunal, dit le chroniqueur Spottiswoode, quoiqu’ils fussent généralement favorables aux mesures de Jacques, l’acquittèrent au fond du cœur. » Mais la mort des accusés avait été résolue avant qu’ils fussent mis en jugement. Cunningham et Douglas furent condamnés tous deux à la peine capitale, et le même jour, avant le coucher du soleil, précipitation qui trahissait la terreur du gouvernement, exécutés dans la grande rue d’Édimbourg. Le délateur Hamilton fut universellement exécré, et dès lors eut sans cesse à craindre pour sa vie. Il lui fallut, pour se soustraire à la vengeance des amis de ces victimes, ne pas quitter la personne d’Arran ; mais enfin, arriva un moment où, comme le lecteur le verra, la présence même de l’homme à l’instigation duquel il avait porté un faux témoignage, ne put le protéger. – Par ces actes cruels et rigoureux, le favori, au dire de l’historien, que nous avons cité tout-à-l’heure, répandit dans le royaume une épouvante si générale, que tout lien de famille et tout rapport de société, furent en quelque sorte rompus, car on ne savait à qui se confier sans péril, à qui parler avec sécurité. Mais, fiers de leur naturel, les Écossais ne pouvaient pas plus endurer un gouvernement despotique que souffrir le joug étranger, et nous avons vu dans la première partie de leur histoire avec quelle persévérance ils avaient résisté à toute tentative ayant pour but de le leur imposer.

Les attaques d’Arran contre les libertés et les priviléges de l’église ne furent pas moins violentes que celles qu’il tenta contre les droits civils de ses compatriotes, et même lui attirèrent plus encore d’impopularité. L’église écossaise, il faut s’en souvenir, avait pris naissance et reçu tous ses développements au milieu des discordes intestines. Ses prédicateurs avaient, depuis le temps de Knox jusqu’à celui où nous sommes arrivés, contracté l’habitude de se regarder moins comme un corps ecclésiastique étranger aux choses temporelles, et dont l’unique soin était d’enseigner les préceptes et les devoirs de la religion, que comme les membres d’une église militante, appelés à se garantir eux et la communauté chrétienne à laquelle ils présidaient, des attaques politiques dont ils étaient sans cesse le but de la part, non seulement de leurs ennemis directs et immédiats les catholiques romains, qu’ils envisageaient avec ce mélange de haine, d’horreur, et de crainte que les paysans décrits par Spencer éprouvent à l’aspect du dragon mort, mais aussi du roi, des ministres et des courtisans, qui leur semblaient, sinon des adversaires véritables, au moins des partisans fort peu zélés de leur puissance spirituelle[11]. Ces soupçons étaient assez concevables de la part des membres du clergé, quand on se rappelle que l’aristocratie écossaise, quoique ressentant ou feignant de ressentir le zèle le plus chaud pour les doctrines de la réforme, s’était, en premier lieu attribué la part du lion dans les dépouilles de la hiérarchie papiste, et voulait maintenant, à ce qu’ils supposaient, porter atteinte aux priviléges de l’église, seul débris qu’elle conservât de son ancienne splendeur, et qui pût consoler un corps d’hommes actifs, énergiques et influents, du manque, non seulement de la richesse, mais des moyens même de subsister avec décence. Les prédicateurs réclamaient pour leur ordre, comme nous l’avons souvent dit, l’immense prérogative de discuter des affaires publiques dans leurs sermons, et ne se reconnaissaient justiciables, au moins en première instance, que des tribunaux ecclésiastiques, qui probablement ne les eussent jamais condamnés pour un fait quelconque relatif à l’exercice de leur ministère. Pendant la totalité du règne réel de la reine Marie, ils s’étaient plusieurs fois montrés absolument contraires au gouvernement, et même avaient été en querelle avec plusieurs des régents qui succédèrent à cette malheureuse reine, quoiqu’ils partageassent leurs croyances religieuses. Cette opposition constante était en quelque sorte devenue systématique ; et comme elle avait infecté tous les membres d’un si vaste corps, dont beaucoup désiraient sans doute se distinguer, et attiraient par l’audace de leurs doctrines l’admiration de leurs ouailles, il est à peu près hors de doute que les vastes priviléges réclamés par eux fussent sujets à de fréquents abus. Mais c’était un mal qui ne pouvait être guéri que par le temps, le temps qui toujours affaiblit la violence des partis, soit politiques, soit religieux, joint à beaucoup de patience et de fermeté de la part des chefs de l’état. En attendant, ces prérogatives, hautement réclamées et hardiment mises en pratique, causaient une grande alarme au souverain. Le roi Jacques, quoique protestant de religion, avait été nourri dans une telle haine et une telle frayeur de ceux des membres les plus violents du clergé qu’on appelait fanatiques, que dans son Basilicon Doron il a laissé à son fils comme un legs, le conseil de se lier plutôt à un sauvage highlandais, ou à un habitant de la frontière mis hors la loi, qu’à un hypocrite puritain.

Pour augmenter la haine que le monarque avait conçue de bonne heure envers cette faction qui était constamment entretenue au milieu de ses sujets par les dangereuses et insolentes diatribes des prédicateurs séparés, le hasard voulut que Jacques trouvât presque toujours les opinions des ecclésiastiques les plus populaires en opposition directe avec son autorité royale et les mesures de ses ministres. Il y eut donc entre le roi et ceux des membres du clergé qui étaient les plus chers à la multitude et les plus influents, une discorde qui dura presque sans interruption pendant tout son règne ; et si on est quelquefois tenté, à l’aspect de ces dissensions intestines, de censurer la conduite déraisonnable, irrespectueuse et provocatrice des gens qui, au contraire, auraient dû être des messagers de paix, on éprouve encore plus souvent de l’admiration pour le courage avec lequel ils défendirent les libertés à eux transmises par leurs prédécesseurs, et pour la fermeté qu’ils déployèrent lorsqu’ils se soumirent volontairement à la pauvreté, à l’exil et à la proscription, plutôt que d’abandonner rien de ce qui leur semblait leurs légitimes priviléges comme serviteurs de Dieu.

À l’époque dont nous parlons le plus grand nombre des membres du clergé était uni d’opinions et de principes avec les seigneurs qui vivaient dans le bannissement par suite de l’émeute de Ruthven. Arran avait à différentes fois fait des avances pour gagner la faveur de l’église ; mais les avantages mêmes que le clergé avait obtenus de temps à autre par l’intermédiaire du ministre, avaient été accueillis comme les bienfaits plus importants que Bothwell, dans le court intervalle de sa coupable prospérité, avait su extorquer à la reine Marie dans l’intérêt de la réforme. Arran et Bothwell, tous deux aussi infâmes que pervers, ne croyaient ni à la foi publique, ni à l’honneur privé, et sachant n’avoir eux-mêmes ni honneur, ni bonne foi, avaient espéré, par subornation, comme on pouvait dire, se concilier l’attachement d’une classe d’hommes qui, par principe et par état, poussaient presque jusqu’au bigotisme leur dévouement à la religion et leur zèle pour la morale. Les avances de ces deux favoris furent donc rejetées à cause de l’aversion que leurs vices inspiraient ; et les ministres de l’église écossaise n’en demeurèrent pas moins leurs ennemis, malgré les bienfaits par lesquels ils avaient voulu s’attirer les bonnes grâces de cet ordre.

Reconnaissant à la fois qu’il ne pouvait se rendre l’église favorable par des voies de douceur, Arran, qui avait l’autorité royale à sa disposition, résolut de porter une suite de lois restrictives qui empêchassent désormais le clergé d’intervenir dans les affaires de l’état, et ce, sous peine d’avoir à en répondre devant les tribunaux civils, qu’il espérait maintenir sous l’influence du roi, c’est-à-dire sous la sienne.

Le parlement de 1584 fut convoqué dans ce dessein. Il s’assembla le 22 mai, ratifia la déclaration du roi au sujet de l’émeute de Ruthven, prononça une sentence de confiscation et d’exil contre Angus et d’autres seigneurs, et vota une multitude de règlements destinés à ôter aux ministres de l’église écossaise l’envie de se mêler encore à l’avenir, comme par le passé, des affaires civiles. On avisa au moyen de précautions extraordinaires à empêcher tout bruit de se répandre sur la nature et l’étendue des mesures projetées. Les membres du comité préparatoire, à qui fut confiée la rédaction du nouveau code qu’on devait soumettre au parlement, eurent à jurer qu’ils ne divulgueraient rien des communications qu’on se proposait de leur faire. Tout accès auprès de la personne du roi fut refusé aux gens qu’on soupçonna d’être hostiles à l’administration ; et, grâce à de tels moyens, les sévères lois qui suivent furent rendues pour restreindre les priviléges, les uns justes, les autres arbitraires, de l’église.

L’autorité du roi sur toutes les personnes, et en toute occasion, fut solennellement confirmée. « Décliner sur une matière quelconque la compétence de Sa Majesté ou celle de son conseil, fut, dit Spottiswoode, déclaré haute trahison. Attaquer l’autorité des trois ordres, et tenter soit d’accroître, soit d’affaiblir le pouvoir de l’un d’eux, fut prohibé sous la même peine. Toute juridiction, toute judicature, spirituelle ou temporelle, qui n’avait pas été établie par Sa Majesté et par les trois ordres, fut abrogée ; et une ordonnance qui fut prise porta que dorénavant les individus, quels que fussent leurs fonctions, leurs qualités ou leur rang, n’auraient droit, en particulier non plus qu’en public, et dans des sermons ou dans des harangues non plus que dans des entretiens familiers, ni de tenir des discours faux, mensongers et calomnieux, qui continssent le moindre blâme pour Sa Majesté, son conseil et leurs actes, ou pussent blesser en rien le respect dû au roi, à ses père et mère et à ses aïeux, ni de se mêler des affaires politiques à quelque titre que ce fût ; le tout sous les peines indiquées dans les lois que le parlement avait rendues contre les auteurs et les débiteurs de mensonges. » Ces rigoureuses mesures portèrent une grave atteinte aux priviléges de l’église d’Écosse, et en changèrent tout à fait la constitution, changement qui doit être considéré d’une manière fort différente, selon qu’on examine par rapport à la théorie les prérogatives auxquelles le clergé prétendait, ou qu’on envisage seulement leurs effets pratiques.

Sous le premier point de vue, il semble n’y avoir aucune sagesse politique à rendre un corps tel que le clergé et qui par sa nature remplit des devoirs incompatibles avec les traces de la vie active, dépositaire de la liberté d’une nation si ce n’est pour ce qui concerne les doctrines religieuses et les affaires de conscience. Mais, quoiqu’un tel dépôt eût été une anomalie en Écosse comme partout ailleurs, encore importait-il beaucoup aux libertés nationales que la puissance de rappeler aux sujets leurs droits et aux chefs de l’état leurs devoirs eût été confiée à d’autres individus qu’à ceux qui, théoriquement parlant, pouvaient en paraître les plus dignes et les plus capables. Nous voulons parler des membres du parlement écossais.

En théorie, certes, ils étaient les gardiens naturels de la liberté du peuple ; mais l’institution de ce comité préparatoire qui avait le privilége de discuter d’avance et de rédiger les actes à soumettre au parlement, rendait la représentation nationale aussi illusoire que possible. En outre l’ardeur et l’impétuosité qui présidaient toujours aux factions écossaises n’étaient pas de nature à atteindre le froid résultat d’une discussion parlementaire ou à s’en remettre au vote paisible et régulier d’une assemblée délibérante. Lorsque les chefs d’un parti étaient vainqueurs, ils convoquaient de leur chef un parlement auquel leurs adversaires avaient grand soin de ne pas se rendre ; ou, si une loi quelconque leur paraissait injuste sur la matière, ils avaient coutume, pour montrer leur sentiment de son injustice, non d’empêcher qu’elle ne passât, mais de la mépriser et d’y désobéir après qu’elle était passée. Il en résultait que dans beaucoup de cas, comme sous l’administration d’Arran, le parlement était composé de personnes tout-à-fait favorables au premier ministre, et tout-à-fait dociles aux membres du comité préparatoire, qui, exclusivement choisis par lui-même, devaient être plutôt disposés à servir l’arbitraire royal et ministériel qu’à y mettre obstacle.

Lorsque la voix de la représentation nationale se trouvait ainsi réduite au silence, il était extrêmement essentiel qu’il existât quelque autre part un privilége de répression et de remontrance contre les empiétements, tentés par la couronne sur les droits populaires. Or, par suite de circonstances et avec le temps, l’église d’Écosse avait acquis possession de ce privilége, et il était d’une importance vitale pour le bien-être de la communauté qu’elle le conservât. Que les ministres de la religion, aussi pleins de zèle que de fougue, et aussi peu accoutumés à mettre de la mesure dans leurs opinions que du calme dans leurs débats, eussent toujours exercé leur prérogative avec modération et discernement, c’était une chose qu’on pouvait à peine attendre d’un corps si nombreux et composé d’hommes qui par le caractère et les talents différaient tant les uns des autres ; mais quand on songe qu’ils avaient toujours exercé avec courage, et qu’ils avaient enduré avec patience et résolution les châtiments qui leur en étaient résultés, ne faut-il pas voir là une compensation de l’excès de zèle qui les avait quelquefois fait intervenir hors de propos dans les affaires civiles ? En un mot, cette particularité de la constitution écossaise ressemblait à un cas qui en architecture se conçoit sans peine et arrive souvent. On censurerait à juste titre un architecte qui, conduisant une maison, donnerait une fenêtre pour issue habituelle à la fumée ; mais si par hasard la cheminée se bouche, et qu’on s’obstine à clore quelque autre ouverture parce qu’elle est contraire aux règles, cette obstination aura nécessairement pour effet d’étouffer les habitants du logis. La destruction de ce privilége des membres du clergé, quoique d’un genre assez incompatible avec la nature de leurs fonctions saintes, fut donc un pas immense vers l’établissement du despotisme en Écosse.

Avant que les mesures dont il s’agit fussent définitivement adoptées, les ministres de l’église envoyèrent un des leurs remettre à Jacques une pétition par laquelle ils demandaient que si des lois relatives au clergé devaient être soumises au parlement, on les leur communiquât d’abord et qu’on écoutât les remarques qu’ils pourraient croire utile de faire. Mais le mystère et la précipitation accompagnent ordinairement des actes d’arbitraire, tandis que ceux d’un genre opposé se distinguent toujours par une délibération calme et des débats libres. Non seulement Lyndsay, le porteur de la plausible requête des membres du clergé, ne put obtenir une audience du roi, mais encore on l’arrêta à la porte du palais et on l’envoya comme prisonnier dans la citadelle de Blackness. Un autre ecclésiastique d’Édimbourg, nommé Pont, qui était aussi juge du tribunal suprême, protesta contre les mesures qu’on savait le parlement prêt à voter, en se fondant sur ce qu’elles avaient été prises sans que le clergé y consentît et même les connût. En punition de ce qu’on appela son crime, Pont fut déclaré rebelle, dégradé de son titre de magistrat, et obligé de fuir en Angleterre.

Ces violences excitèrent une frayeur universelle. Les plus savants des ecclésiastiques et les plus consciencieux ne virent d’autre remède au mal que de se démettre de leurs charges ou de se laisser tranquillement ravir leur privilége d’exprimer à haute voix leurs opinions. Les ministres de la capitale donnèrent l’exemple du sacrifice. Ils adoptèrent à l’unanimité la résolution d’un exil volontaire ; et, des frontières d’Angleterre, les pieux pèlerins écrivirent au prévôt et aux magistrats d’Édimbourg une lettre où ils déclaraient qu’après avoir lutté long-temps ils avaient abandonné leurs postes, afin de se réserver pour des temps meilleurs et de fuir momentanément la mort qui les menaçait, s’ils fussent demeurés en Écosse pour y protester contre les iniques empiétements entrepris sur les priviléges de leur ordre.

Dès que toutes les chaires de la cité métropolitaine eurent été ainsi réduites au silence, un sombre mécontentement se répandit chez les gens de toutes les classes, mais surtout chez ceux qui avaient professé avec le plus de zèle les doctrines de la réforme ; et Jacques lui-même n’échappa point au soupçon d’être porté à remettre l’Écosse sous le joug des superstitions de Rome. Dans beaucoup de cas, mais qu’il serait trop long d’exposer en détail, la lutte de l’église et du pouvoir civil fut individuellement soutenue par des ministres qui sentaient que, renoncer à leur droit d’intervenir dans les affaires politiques et temporelles, était ôter toute faveur à leurs doctrines, et se rendre eux-mêmes aussi insignifiants qu’ils étaient déjà pauvres.

Pendant ce temps-là, Arran, le grand moteur de ces périlleuses innovations dans l’église et dans l’état, ne se faisait point faute de servir ses intérêts privés par des moyens aussi indignes que ceux qui présidaient à son gouvernement général. La mort d’Argyle lui donna l’occasion de saisir la charge de chancelier. Ce fut ainsi qu’il s’empara successivement de tous les postes auxquels se rattachait le plus d’honneur et d’autorité, sans s’apercevoir que, comme un édifice mal construit, sa puissance reposait sur de mauvais fondements, et que toute augmentation de hauteur n’aboutissait qu’à la rendre moins solide. Son ambition et sa vanité qui ne connaissaient pas de bornes donnèrent lieu de croire qu’il songeait à élever des prétentions au trône, car il eut la hardiesse de faire sanctionner par le parlement un acte où il renonçait lui-même de la manière la plus formelle au titre en vertu duquel il pouvait réclamer la couronne comme héritier de Murdach duc d’Albany. Avancer qu’il possédait un pareil titre fut regardé de sa part comme le comble de la présomption, et Jacques au fond du cœur ne put qu’en être vivement offensé.

Il devint dès-lors évident que la scandaleuse fortune du favori chancelait ; et, preuve non moins certaine que l’époque de sa chute n’était plus fort éloignée, les gens même qui n’étaient parvenus au pouvoir que grâce à sa protection, cherchaient à continuer leur carrière en séparant leurs intérêts des siens. Il avait élevé au poste de secrétaire John Maitland, qui, frère du célèbre Lethington, possédait aussi les talents propres à sa famille. Pendant quelque temps, cet homme d’état, qui plus tard acquit beaucoup de renommée, crut convenable de prendre Arran pour patron, et se montra l’instrument docile des volontés du premier ministre ; mais, s’apercevant bientôt que la route suivie par le comte ne pouvait mener ni à une grandeur solide, ni à une sûreté durable, il se retira peu à peu de son parti, et tâcha de miner son influence.

Il en fut de même pour un jeune homme d’une habileté extraordinaire, mais malheureusement d’une égale duplicité, qui commença vers cette époque à se distinguer d’abord comme ami d’Arran, et ensuite comme son rival dans la faveur du roi. Le maître de Gray, ainsi s’appelait-il, était beau de corps, ne manquait pas d’esprit, et excellait dans tous ces exercices qui captivaient les yeux et l’affection de Jacques ; mais il n’avait aucune espèce de principes, soit moraux, soit politiques. Il dissimula long-temps que son dessein fût jamais d’entrer en compétition avec le favori en titre, et parut au contraire se dévouer à augmenter la faveur d’Arran. Rempli d’artifice et d’ambition, ce jeune homme, qui avait de nombreux amis en Angleterre, fut le premier, à ce qu’on suppose, qui parvint à convaincre Arran de la nécessité où il était de cultiver l’amitié d’Élisabeth.

Ce n’était certes pas chose facile, car les efforts des ambassadeurs de la reine anglaise avaient tendu jusque là d’une manière systématique et uniforme à détruire la puissance d’Arran, et ce, tantôt par des intrigues secrètes, tantôt en prétendant à haute voix qu’il était incapable d’être ministre. Mais Barleigh, qui était profondément versé dans les préceptes de Machiavel, avait désapprouvé la haine ouverte que Walsingham avouait à l’égard du favori, et jugea qu’il était d’une meilleure politique de dissimuler avec lui tant qu’il resterait dans les bonnes grâces de Jacques. Sans donc avoir moins mauvaise opinion d’Arran qu’autrefois, Élisabeth et ses conseillers avaient néanmoins résolu de profiter du crédit qu’il conservait encore, et de tirer tous les avantages possibles d’une étroite alliance avec le premier ministre d’Écosse.

Pour cimenter cette ligue, à laquelle sans doute l’une et l’autre partie contractante se proposait d’être infidèle aussitôt que son intérêt ne lui ferait plus une loi de la fidélité, Arran, avec une suite d’une merveilleuse splendeur, et en qualité de lieutenant-général du royaume, alla tenir sur la frontière une entrevue confidentielle avec lord Hunsdon, parent de la reine Élisabeth. Là, dit-on, il s’engagea solennellement à servir la cause de l’Angleterre, et, pour calmer les inquiétudes de la reine au sujet de la succession à la couronne anglaise, promit d’empêcher que le roi ne se mariât de trois ans par les obstacles de tout genre qu’il susciterait aux mariages dont il pourrait être question pendant cet intervalle. Quant à Hunsdon, il fit en retour, à ce qu’on croit, la promesse illusoire qu’au bout de trois années convenues Jacques recevrait la main d’une princesse de la famille régnante d’Angleterre qui aurait atteint alors l’âge nubile, et qu’Élisabeth le reconnaîtrait pour héritier présomptif de sa couronne. Il n’est pas douteux que c’était là une de ces vagues propositions au moyen desquelles Élisabeth espérait renvoyer le mariage de Jacques à une époque indéfinie, comme elle l’avait essayé pour celui de sa mère. En somme, les ministres d’Angleterre croyaient Arran trop vain, trop léger, et trop inconstant, pour compter beaucoup sur lui ; et, quoiqu’elle eût l’air de s’engager à soutenir le crédit d’Arran près de Jacques, et de vouloir profiter en retour des bons offices de ce favori, la reine Élisabeth ne laissait pas, au fait, de correspondre avec les seigneurs d’Écosse qui désiraient ardemment la chute du comte, et avait résolu en secret de les seconder par tous les moyens en sa puissance.

Pour le présent, néanmoins, il y eut nécessité de paraître donner quelque attention aux plaintes que le ministre éleva au nom de son maître relativement à l’asile donné par l’Angleterre aux exilés d’Écosse. Angus et ses compagnons reçurent l’ordre de se rendre à Londres, et, en apparence, on ne négligea rien pour mettre un terme à leurs relations et à leurs intrigues avec leur pays.

Arran, plein de confiance dans la prétendue amitié de l’Angleterre, se remit de plus belle à travailler pour son compte, et, dans son ardeur à servir son intérêt privé, il déploya cette rapacité brutale et dégoûtante qui ne vise qu’à une satisfaction du moment et ne s’inquiète pas des suites. Le comte d’Athol, lord Hume, et le maître de Cassilis, grands noms auxquels se rattachent à la fois des idées de noblesse et de puissance, furent tour à tour emprisonnés par ses ordres pour des raisons bizarres et tout à fait despotiques. Le premier, parce qu’il refusa de divorcer avec sa femme, fille du feu comte de Gowrie, et de léguer ses domaines à Arran ; le second, parce qu’il ne voulut pas céder au tyrannique ministre une partie des terres de Dirleton ; le troisième, parce que Arran supposa qu’il avait quelques épargnes, et ne put le décider néanmoins à lui prêter certaine somme ; espèce d’offense qui peut être comprise par les gens de toutes les classes de la société, quoique, par bonheur pour les personnes qui ont de l’argent, celles qui sont disposées à devenir leurs débiteurs, aient rarement les moyens de se venger d’un refus. Outre l’inimitié qu’il s’attira ainsi, Arran eut la maladresse, en voulant parvenir à certaine de ses fins particulières, de réveiller sur la limite occidentale de l’Écosse une querelle féodale qui, par son importance, prit le caractère d’une guerre civile.

Le comté de Dumfries avait été long-temps troublé par les discordes de deux clans qui, fameux par leur ancienneté et formidables par leur puissance, s’y disputaient l’autorité suprême. Les Maxwell, ainsi se nommait l’une de ces deux familles, étaient les plus riches, les plus nombreux, les plus influents, et possédaient dans le val de la Nith le territoire le plus étendu et le plus fertile. Au contraire, les Johnstone, comme s’appelait l’autre, vivaient dans la contrée nue et presque inaccessible de l’Annandale, et, en véritables habitants de la frontière qu’ils étaient, passaient leur vie à se battre et à piller. Toujours prêts à prendre les armes, ils savaient s’en servir avec une dextérité rare, et leur amour insatiable de la guerre joint au plus intrépide courage compensait leur infériorité par rapport au nombre ou à la force. Ils étaient ainsi capables de lutter sans désavantage contre un ennemi féodal plus puissant qu’eux ; et il convenait alors au comte d’Arran de les employer comme ministres de sa vengeance sur le clan de Maxwell, dont le chef l’avait, disait-il, personnellement offensé. Le favori de Jacques avait conçu le désir d’échanger la baronnie de Kinneil, dont il était devenu possesseur de la manière déjà rapportée, c’est-à-dire comme faisant partie des biens si injustement confisqués du pauvre comte d’Arran, contre les terres de Maxwellrengs, domaine patrimonial de lord Maxwell. La proposition d’échange fut rejetée par ce seigneur qui ne voyait aucun motif d’abandonner son ancien patrimoine, et qui peut-être n’avait pas beaucoup de confiance dans la sûreté du titre en vertu duquel il devait posséder le nouveau domaine qu’on lui offrait à la place du sien. Indigné de cette opposition à un arrangement qu’il souhaitait, Arran, pour se venger, résolut d’exciter entre lord Maxwell ses ennemis héréditaires les Johnstone. Pour atteindre ce but, il n’était besoin que de réveiller l’ancienne jalousie des deux clans. En conséquence, il décida le chef des Johnstone à accepter la charge de prévôt de Dumfries, laquelle était alors et depuis long-temps occupée par le chef rival. Maxwell, apprenant que les citoyens de la ville avaient reçu une lettre du roi où il les engageait à élire Johnstone pour prévôt, regarda naturellement ce fait comme préjudiciable à ses droits antérieurs, et résolut, après s’être emparé de Dumfries par force, de mettre son adversaire à mort s’il osait lui disputer l’élection. Changeant toutefois de dessein, il se contenta d’empêcher que Johnstone n’entrât dans la ville, et de cette façon obtint sans peine d’être maintenu au poste contesté. Pour assouvir enfin sa vengeance qui jusque là s’était consumée en efforts inutiles, Arran fit accuser Maxwell de révolte pour s’être opposé au bon plaisir du roi en ce qui concernait la nomination du prévôt, et avoir commis sur les frontières certaines irrégularités dont le prétexte ne manquait jamais contre les seigneurs qui, comme Maxwell, avaient le pouvoir dans cette contrée toujours en proie aux troubles.

Johnstone fut chargé de poursuivre et d’arrêter son rival ; on lui envoya même deux corps de troupes mercenaires pour l’aider dans cette entreprise. Mais, en traversant Crawford-Moor afin de rejoindre leurs alliés les Johnstone, ces soldats furent entourés, vaincus, et tués ou pris par les Maxwell. Johnstone que cette déconfiture rendit furieux leva sa bannière et se jeta dans le Nithsdale, où il incendia et pilla tout avec la férocité habituelle aux habitants de la frontière. Maxwell usa de représailles ; les deux clans qui se portaient une si vieille haine se mesurèrent en bataille rangée, et Johnstone fut non-seulement battu, mais encore fait captif ; – affront qui affecta son orgueil à tel point, qu’il mourut de honte peu après avoir été rendu à la liberté. La querelle qui divisait les deux grandes familles n’en devint pas moins violente ; des incursions, des pillages, et des escarmouches, eurent sans cesse lieu de part et d’autre, le tout par la faute de l’infâme ministre qui dans son ardeur à venger un grief particulier contre Maxwell, avait totalement détruit la paix d’une province, où il aurait dû, comme chancelier, faire régner la justice et maintenir la tranquillité parmi les sujets du roi.

Au reste, par son obstination à fomenter cette guerre civile, Arran ne s’était pas montré moins impolitique comme simple individu, que négligeant comme fonctionnaire public. Dans la personne de Maxwell il avait ajouté à ses nombreux ennemis un seigneur puissant, chef d’un clan guerrier, et dont les domaines étaient situés assez près de la frontière pour qu’il pût se liguer avec les exilés d’Écosse, les membres mécontents du clergé, et les autres adversaires du ministre. Arran s’aperçut, mais trop tard, de la faute qu’il avait commise. Le parlement fut convoqué, il vota des fonds, et une ordonnance du roi appela sous les drapeaux des troupes qui devaient mettre Maxwell à la raison ; mais l’horrible peste qui éclata à Édimbourg fit remettre à une époque postérieure la campagne projetée.

Pendant ce temps-là, Élisabeth, qui ne comptait que peu ou point sur la fidélité d’Arran et qui le voyait aussi maladroit qu’impopulaire, désirait asseoir, s’il était possible, son amitié avec l’Écosse sur des fondements plus solides que ceux sur lesquels Hunsdon l’avait basée dans son entrevue avec Arran.

À cette fin elle jugea convenable d’entamer une nouvelle négociation, qui aurait pour base les habitudes et le caractère de Jacques lui-même. Les rapports de Walsingham, on peut le supposer, avaient produit quelque effet en faveur du monarque d’Écosse, ou du moins eu ce résultat, qu’il paraissait politique d’étudier plus soigneusement son naturel et de rechercher plutôt ses bonnes grâces que celles de ses ministres. La reine envoya donc pour lui servir de représentant à la cour écossaise un homme aussi capable que possible de favoriser ses vues, soit qu’il trouvât Jacques doué à la fois du sens profond et de l’esprit brillant que Walsingham lui attribuait, ou que, selon la rumeur publique, il le reconnût enclin au malheureux défaut de se laisser influencer par des favoris, et ridiculement passionné pour les plaisirs de la jeunesse. Cet ambassadeur s’appelait Wotton. Il fut envoyé, à en croire le maître de Gray, non pour ennuyer le roi de politique ou d’épineuses et graves discussions, mais pour se livrer avec lui à d’honnêtes amusements, tels que ceux de chasser au chien ou au faucon, et de monter à cheval, et pour lui conter d’intéressantes et de joyeuses histoires, car il avait beaucoup voyagé et connaissait les différentes cours de l’Europe.

Surtout Gray, pour recommander Wotton, le dépeignit comme pensant en son âme et conscience que les droits de Jacques à hériter de la couronne d’Angleterre étaient fort valables, et comme prêt à les appuyer au besoin de tout son pouvoir.

C’était une espèce d’enveloppe dorée, au moyen de laquelle l’ambassadeur devait éblouir le roi et se faufiler dans ses bonnes grâces. En réalité, il n’y avait pas d’homme plus habile comme espion, plus hardi comme intrigant ; et sa maîtresse l’avait chargé du soin délicat d’opérer une sorte de fusion et d’alliance entre tous les esprits mécontents qui lui sembleraient disposés à détruire la puissance d’Arran. L’expérimenté Melville n’eut pas plus tôt jeté les yeux sur le nouvel envoyé d’Angleterre à la cour d’Écosse, qu’il le reconnut pour un jeune homme auquel il avait vu jouer à Paris le rôle d’espion sous le déguisement d’un page irlandais, et servir d’intermédiaire à de perfides propositions faites au connétable de France pour lui faciliter la prise de Calais. Il se contenta de communiquer à Jacques cette importante découverte, et lui laissa à penser si la conduite antérieure de Wotton pouvait s’accorder avec la réputation de franc et jovial luron qu’il avait plu à Gray de lui faire. Mais, quoique ainsi informé du caractère véritable de ce Wotton, il fallut que Jacques se laissât séduire par l’adresse qu’il déployait à la chasse et dans tous les exercices du corps, et l’admît dans son intimité beaucoup plus que la sagesse et les convenances ne le permettaient.

L’objet principal auquel les efforts de Wotton devaient tendre n’était pas moins important pour l’Écosse elle-même que pour l’Angleterre. Il s’agissait d’établir entre tous les souverains protestants une ligue offensive et défensive qui contrebalançât celle qui s’était formée entre le pape, le roi d’Espagne, les frères de la maison de Guise, et d’autres princes catholiques, et qui avait pour motif l’extirpation de la réforme. Le roi, en son parlement, jura, avec toutes les formalités possibles, cette alliance par laquelle il s’engageait à garantir la religion protestante de toutes les attaques qui viendraient à être tentées contre elle. En retour de cette condescendance à ses désirs, Élisabeth constitua à Jacques une pension de quatre mille livres sterling, service pécuniaire qui fut extrêmement agréable au souverain écossais dont les revenus étaient dans le plus déplorable état. Quand ce but ostensible de son ambassade fut atteint, on supposa que sir Édouard Wotton, l’envoyé extraordinaire, allait retourner à la cour anglaise ; mais il avait encore une intrigue plus difficile et plus sombre à mener ; c’était de détruire la puissance du favori Arran.

Déjà elle était considérablement ébranlée : Gray et Maitland quoiqu’ils se fussent élevés par sa protection comme nous l’avons vu, étaient en secret ses ennemis : le roi, on ne l’ignorait pas, avait, dans plusieurs occasions récentes, désapprouvé les excès de son ministre ; et il venait d’arriver sur la frontière un malheur de nature à compromettre la paix entre les deux royaumes, qu’on ne devait peut-être pas imputer précisément au favori, mais dont néanmoins on pouvait le rendre responsable.

Sir John Foster, gardien des frontières orientales d’Angleterre, s’était rendu avec sir Thomas Kerr de Fairniherst, gardien des frontières centrales d’Écosse, à une de ces conférences où, selon l’usage, les différends qui avaient pu s’élever entre les deux pays se vidaient à l’amiable. Mais, en cette circonstance, une dispute éclata au sujet de la satisfaction réclamée par des Écossais pour certains bestiaux qui leur avaient été, disaient-ils, volés. Peu à peu la querelle s’échauffa, et, comme chaque gardien était, suivant l’habitude, entouré d’une bande assez nombreuse d’habitants de la frontière, brigands qui trouvaient toujours leur profit à la guerre et aux troubles, on en vint bientôt des paroles aux coups. Les Écossais déchargèrent une volée de leurs armes à feu sur les Anglais, et une balle alla blesser mortellement sir Francis Russel, fils aîné du comte de Bedford, qui expira sur l’heure, et laissa à l’endroit fatal, lequel est situé sur la métairie d’Auldton-Burn et juste sur la limite entre l’Angleterre et l’Écosse, le nom de Russel’s-Cairn, c’est-à-dire tombeau de Russel.

La reine Élisabeth entra dans une violente colère quand elle reçut cette nouvelle ; et, quoique de pareils accidents ne fussent pas rares, vu le caractère inflammable des clans qui, dans ces occasions, se trouvaient en présence, il lui plut cette fois d’attribuer la mort du jeune Russel à la malveillance particulière de Fairniherst qui, d’après les conseils de son patron Arran, avait eu recours à ces sanguinaires mesures pour rompre la paix avec l’Angleterre. Il n’y a nulle possibilité de discerner avec certitude le vrai du faux quand il s’agit d’un individu aussi fantasque et aussi mobile qu’Arran. Mais si on se rappelle que le favori avait recherché tout récemment l’amitié d’Élisabeth comme très importante à ses propres intérêts, on hésitera à croire qu’il ait soudain voulu y renoncer avec tant d’éclat. Il semble beaucoup plus probable que la reine anglaise, s’apercevant que le crédit du comte commençait à décliner à la cour de Jacques, profita de ce prétexte pour aider à le renverser totalement, et cela dans l’espoir de faire entrer à sa place dans les conseils du roi d’Écosse des gens sur les principes de qui elle pût mieux compter que sur ceux d’un favori enivré d’une haute fortune qu’il ne méritait pas, et manquant à la fois de conscience et d’habilité. Les remontrances de sa marraine, fortement appuyées par l’adroit Wotton, eurent sans doute beaucoup d’empire sur Jacques. Il ordonna à sir Thomas Kerr de garder les arrêts, c’est-à-dire de demeurer dans la ville d’Aberdeen prisonnier sur parole, et exila Arran dans son manoir de Kinneil. Fairniherst ne survécut pas long-temps à cette punition, car c’était un homme d’un esprit fier, qui savait avoir rendu d’éminents services à la reine Marie dans le malheur, et qui s’indigna de la manière dont le traitait le fils de son ancienne maîtresse. Il mourut, dit-on, de honte et de chagrin.

D’autres agents prirent une part singulière à ces noires intrigues. Vers ce temps aussi eut lieu un procès d’une nature fort bizarre, dont les débats révélèrent la hardiesse avec laquelle le clergé d’Écosse poursuivait ses criminels efforts, le mépris qu’il professait pour l’opinion publique, et l’espérance qu’il fondait sur l’extrême docilité du roi Jacques.

Nous avons déjà rapporté que quand le comte de Morton fut, le 31 décembre 1580, accusé du meurtre de Darnley, son cousin Archibald Douglas, ministre titulaire de la paroisse de Glasgow, fut enveloppé dans la même accusation ; bien plus, la principale des charges portées contre le comte était d’avoir continué sa protection et sa faveur à cet Archibald Douglas, quoiqu’au témoignage des complices de l’assassinat qui subirent la peine capitale, il eût assisté lui-même à l’œuvre de sang, et que, du propre aveu de Morton, il lui eût communiqué le projet du crime de la part de Bothwell, en le pressant d’y coopérer. Ainsi, atteint par la prétendue culpabilité de son patron, et en quelque sorte plus gravement compromis que le comte même, Douglas fut privé de sa place de juge au tribunal suprême, et obligé de fuir en Angleterre. Au mois de novembre 1581, le parlement prononça par défaut une sentence de haute-trahison contre lui, et le roi supplia, à plusieurs reprises, Élisabeth de le lui livrer pour qu’il subît un jugement, et fût mis à mort.

Douglas possédait le genre de talents qui convenaient à l’époque. Habile et intrigant, hardi et audacieux, il ne se faisait aucun scrupule d’embrasser tour à tour les différents partis qui divisaient le royaume, et avait assez de finesse pour tirer le meilleur parti possible de toutes les circonstances qui se présentaient en sa faveur. Pendant son exil en Angleterre, il s’était intimement lié avec un des ministres d’Élisabeth, nommé Randolph, et avec d’autres individus qu’elle regardait comme les plus capables d’entretenir les rapports détournés ou indirects que la politique lui persuadait de conserver avec les divers mécontents d’Écosse. Les intrigues du maître de Gray avaient une étroite affinité avec les efforts de ces agents d’Élisabeth, et il semble par suite avoir eu d’intimes relations avec le réfugié Douglas. Lorsque l’influence qu’Arran avait à la cour commença à baisser, une ordonnance royale releva le cousin de Morton du décret de mise hors la loi rendu contre lui pour avoir participé, d’intention et de fait, au meurtre de Darnley. L’acte contenait la clause extraordinaire que si, néanmoins, lorsque Douglas purgerait sa contumace, il était reconnu coupable d’avoir trempé dans l’assassinat du roi, la réhabilitation qu’il avait obtenue serait déclarée nulle. Sous cette espèce de garantie, Douglas, s’inquiétant peu de la restriction qu’on y avait mise, osa revenir dans son pays natal. Par décence on lui intenta une action judiciaire ; mais elle paraît avoir été illusoire à tout égard, et fut conduite de manière à assurer l’acquittement du coupable. On arrangea les choses de telle sorte, que son destin se trouva remis à la décision de jurés qu’il avait pu choisir lui-même, et voici comment : ceux qui avaient été légalement appelés à connaître de cette affaire ne voulurent pas s’en mêler, et on leur prit des suppléants sur une liste qui, dressée d’après un ordre du roi que l’accusé produisit, n’était composée, autant qu’on peut aujourd’hui le savoir, que de gens tout prêts à déclarer son innocence. Telle fut la cour d’assises qui, présidée par le maître de Gray, acquitta Douglas en mai 1586. Il faut aussi mentionner, comme circonstance caractéristique de ce procès, que la pièce qui établissait que Douglas avait été, d’après l’aveu de Morton, l’intermédiaire dont Bothwell s’était servi pour l’instruire du projet d’assassinat, fut soustraite du dossier, et ne put être produite à l’appui de l’accusation. Après avoir été si illusoirement absous de toute complicité au meurtre du père de Jacques, dans lequel il avait, sans aucun doute, trempé, Archibald Douglas continua à être la voie favorite de communication entre les meneurs d’intrigues qu’Élisabeth avait en Écosse et les seigneurs qui, tels que Gray, favorisaient la cause de l’Angleterre à la cour de Jacques. Bien plus, peu après cet acquittement si louche d’un crime dont il était, certes, coupable, et quel crime ! un meurtre sur la personne auguste du père du roi, on l’envoya comme ambassadeur à la cour anglaise. Selon toute vraisemblance, le maître de Gray, par un choix si inconvenant, avait pour but de s’assurer un agent fidèle, discret et habile, au moyen duquel il pût s’entendre avec ses amis d’Angleterre sur les mesures à suivre pour hâter la chute d’Arran. Une singulière lettre de Thomas Randolph, l’un des hommes qui déployèrent le plus d’activité dans ces sombres et odieuses intrigues, existe encore[12] ; elle est adressée à Archibald Douglas et écrite dans un style burlesque qui, en quelque sorte, caractérise les gens pervers, car souvent ils combinent et exécutent leurs scélératesses d’un ton de plaisanterie qui peut-être les rend moins affreuses à leurs propres yeux, que s’ils se servaient du langage ordinaire de la vie commune. Randolph semble regarder Douglas comme non encore réhabilité tout à fait dans sa réputation, car il l’appelle « domine non adhuc sacrosancte », et ce sont là les premiers mots par lesquels débute l’épître rédigée d’un bout à l’autre en latin. Il l’avertit que les Carr se sont probablement réfugiés dans les montagnes par suite de l’indignation que la mort de Russel à causée à Élisabeth, et touche quelques mots des troubles qui sont sur le point d’éclater en Écosse. « Ayez soin, lui mande-t-il ensuite, de bien laver votre honneur, et ne nous venez en Angleterre que complètement sanctifié. Tenez-vous en garde contre les ruses des Arran et la haine des Carr ; de là, en effet, dépend pour vous d’être sauvé ou perdu, d’être un saint ou un réprouvé. » Il continue par une allusion sans doute à quelque libelle naguère publié contre lui et contre Douglas. « C’est bien, dit-il, le plus désolant tissu de méchancetés que les coquins les plus spirituels de l’Écosse puissent jamais écrire contre ma sainteté, in prœsenti, et contre la votre, in propinquo. » Le dernier paragraphe de cette lettre si curieuse, non seulement donne une preuve particulière du goût dominant de Jacques, mais encore peut montrer que des cadeaux au moyen desquels Randolph cherchait à complaire au goût du fils, passaient par des mains qui n’étaient pas, beaucoup s’en fallait, nettes du sang du père. – « Dites à Sa Majesté que je lui envoie deux chasseurs aussi habiles qu’infatigables, avec un piqueur qui sait crier, hurler et beugler, à faire trembler de peur tous les arbres du Tawkland ; priez le roi d’avoir des bontés pour ces pauvres gens, mais qu’il se ménage et qu’il veille sur lui-même. » Peu de semaines après, Douglas, réintégré dans la possession séculaire du bénéfice de Glasgow, ce en quoi consistait sans doute principalement la sanctification dont Randolph voulait parler, fut envoyé en Angleterre comme représentant du roi Jacques. C’est à lui et au maître de Gray que doivent, à ce qu’il semble, être imputées, non seulement la chute d’Arran, qui fut en soi un bienfait pour l’Écosse, mais encore la mort de la reine Marie que hâtèrent leurs coupables intrigues.

Arran sortit bientôt de la retraite à laquelle il avait été condamné par suite de la mort de Russel, mais ne put reconquérir la confiance absolue de son souverain, car c’était ouvertement qu’on tâchait alors de le renverser du pouvoir. Dans ce but sir Édouard Wotton tenait des conférences secrètes avec Maitland, Gray et les autres ministres d’Écosse hostiles à la cause d’Arran, ainsi qu’avec Angus et les autres seigneurs exilés pour leur participation à l’émeute de Ruthven. Il ne cessait de les exciter à se rapprocher de la frontière pour s’unir avec lord Maxwell, le plus implacable des ennemis d’Arran, puis à pénétrer dans l’intérieur du pays pour y accomplir par la force des armes un dessein dont l’exécution ne devait probablement plus rencontrer d’obstacles sérieux, tant s’était augmenté le nombre des antagonistes du favori, et tant il avait baissé dans l’opinion de son maître ! Par le même motif, les bannis de Ruthven, mettant de côté tout souvenir de l’ancienne querelle des Hamilton et des Douglas, résolurent de faire cause commune avec les frères John et Claude Hamilton, que le despotisme de Morton avait dépouillés de leurs biens, et de rentrer en Écosse de concert avec eux.

Pendant l’automne de 1585, Arran découvrit ce projet d’invasion, et, pour le faire échouer, ordonna qu’une partie de l’armée d’Écosse fût, le 22 octobre, réunie au château de Crawford sous l’étendard du roi. Mais les hommes d’état à qui Arran lui-même avait frayé le chemin du pouvoir ne dissimulaient plus leur mépris pour sa faible autorité : Gray et Maitland, qui trempaient dans l’intrigue de Wotton, empêchèrent autant qu’ils purent la publicité et l’exécution de l’ordonnance. Les lords bannis, de leur côté, firent diligence, et rassemblèrent un corps d’un millier de soldats au bourg de Lintom où ils furent joints par Maxwell avec sept ou huit cents chevaux et trois mille hommes d’infanterie, forces qui égalèrent à peu près celles que ses nouveaux confédérés tous ensemble purent réunir. Se mettant aussitôt en marche vers Stirling où Jacques avait établi son quartier-général, ils proclamèrent que le comte d’Arran et le colonel William Stuart avaient abusé de la faveur royale, et que c’était, d’une part, pour les exclure des conseils du roi, de l’autre pour maintenir la paix avec l’Angleterre, qu’ils avaient pris les armes.

Bothwell et d’autres seigneurs se hâtèrent d’accourir sous leur drapeau. De fait, les motifs par lesquels ils se disaient guidés rencontraient partout tant de sympathie, qu’avant qu’ils atteignissent Saint-Nisian leur nombre s’élevait à environ une dizaine de mille hommes. Pendant ce temps-là il y avait grande alarme à Stirling. Wotton, l’ambassadeur anglais, qui avait joué un si grand rôle dans toutes ces intrigues, jugea prudent de quitter l’Écosse sans faire d’adieux, dès qu’il vit l’explosion devenir inévitable. Quelques personnes attribuèrent son départ si précipité à ce qu’il n’était pas innocent de certain complot pour remettre la personne du roi entre les mains des nobles mécontents ; d’autres supposaient qu’il ne se souciait pas de se trouver en la puissance d’Arran lorsque le favori se verrait perdu sans ressource. Il imputa lui-même sa précipitation au ressentiment que causait à sa maîtresse le retard qu’on mettait à lui livrer Fairniherst, ce qui est la moins probable de toutes les causes qu’on pouvait assigner puisqu’une maladie mortelle avait déjà saisi ce malheureux chef.

Arran, cerné dans Stirling, essaya de se défendre, mais telle avait été son incurie ou la trahison de ceux à qui dans ce moment critique il avait confié l’exécution de ses ordres, que la place manquait, et des armes, et des hommes, et des provisions nécessitées par la circonstance. La nuit se passa en d’inutiles débats. Avant le point du jour un cri s’éleva que la ville était prise. Les envahisseurs y avaient pénétré par la connivence de quelques amis et en étaient effectivement les maîtres. Arran se hâta alors de fuir ; et, comme il avait dans sa poche la clé du pont de Stirling, il put s’échapper en fermant derrière lui les portes pour ne pas être poursuivi. Jacques resta dans le château avec quelques courtisans près de lui, mais sans troupes et sans vivres.

Abandonné par son favori, il entama une négociation avec les seigneurs rebelles, et se fut bientôt entendu avec eux. Les seigneurs protestèrent que s’ils avaient marché en armes contre Stirling, c’était non dans le but d’exercer des violences contre le roi, mais simplement pour obtenir la permission de résider sur leurs domaines et de servir encore leur pays. Jacques, de son côté, manifesta beaucoup de modération. Il n’avait jamais approuvé, assura-t-il, la tyrannie d’Arran, et ne demandait pas mieux que d’admettre de nouveau à la cour et dans sa faveur les nobles qui avaient été bannis par l’ex-ministre, pourvu qu’on lui certifiât que les gens qui avaient été ses amis et qui avaient déployé beaucoup de zèle à son service ne courraient aucun péril.

Dès que les insurgés victorieux eurent promis de se montrer indulgents, le roi les reçut, et avec beaucoup de dignité. Lord Hamilton fut, par préséance de sang, le premier à lui offrir ses hommages. – « Milord, lui répondit-il, je ne vous avais encore jamais vu ; mais je dois avouer que de toutes les personnes ici présentes vous avez été le plus injustement traité, vous qui, fidèle serviteur de la reine, ma mère, pendant mon enfance, avez ensuite souffert tant de maux. Néanmoins, pardonnez-les-moi, car j’ignorais alors bien des choses que je n’ignore plus. » – « Quant à vous autres, continua-t-il en se tournant vers les seigneurs qui avaient pris part à l’émeute de Ruthven, on ne saurait nier que votre châtiment n’ait été juste, et si vous avez pâti, vous le méritiez bien. Pour toi, Francis, ajouta-t-il en s’adressant au comte de Bothwell, qui avait joint les envahisseurs dès leur entrée en Écosse, quel motif a pu t’exciter à prendre les armes contre un souverain qui ne t’a jamais offensé ? Je te souhaite de calmer ton humeur belliqueuse et d’apprendre comment un sujet doit se comporter ; sinon, tu t’attireras de grands malheurs. » Le comte de Bothwell, que Jacques apostrophait ainsi était Francis Stuart, qui avait pour père un fils naturel du roi Jacques V, et qui, par conséquent, se trouvait cousin-germain du monarque alors sur le trône. Il avait été, après la déchéance de l’infâme James Hepburn, investi en lieu et place du comté de Bothwell et de la seigneurie de Liddesdale ; mais on eût dit que le premier de ces titres devait infailliblement infecter tous ceux qui le porteraient tour à tour. D’une ambition insatiable et turbulente, ce seigneur, en effet, devint la source de la plupart des désordres qui troublèrent le règne de Jacques, de même que le titulaire précédent avait été le fléau et la honte de celui de la reine Marie. Les paroles que le roi lui adressa au château de Stirling parurent donc en quelque sorte être prophétiques.

Le cordial accueil que le roi fit aux nobles rebelles sembla présager un arrangement amiable. Diverses destitutions eurent lieu parmi les serviteurs de l’état pour donner des places aux nouveaux courtisans. Privé de ses titres et de ses charges, Arran alla, sans qu’on le crût assez redoutable pour l’inquiéter en rien, demeurer au sein de sa famille dans le district de Kyle, et acheva obscurément ses jours sous son ancien nom de capitaine James Stuart. Le mépris qu’indique la tranquillité où on le laissa vivre, montre qu’il n’y avait plus aucun motif de redouter son influence sur l’esprit du roi et que le temps de sa faveur était passé.

Cette espèce de révolution ne coûta la vie qu’à un seul individu, et personne ne désapprouva que son sang eût coulé. La victime fut cet Hamilton d’Eglismachan dont le faux témoignage avait valu à Douglas de Mains et à Cunningham de Drumquhassel d’être condamnés à mort et exécutés. Johnstone de Westerkirk, brave et intrépide habitant de la frontière, avait fait vœu de venger le trépas de Mains qui avait été son compagnon d’armes. Pendant qu’il marchait sur Stirling à l’avant-garde des insurgés, le hasard voulut qu’il jetât les yeux sur Hamilton, et aussitôt il se précipita vers lui. Le délateur, qui, depuis le procès où il avait joué un rôle si infâme, avait toujours redouté quelque vengeance particulière, prit la fuite à travers le parc du roi, mais il fut poursuivi, atteint et tué par l’homme qui s’était constitué le vengeur de l’innocence. Un autre incident occasionné, à ce qu’il semble, par le remords, jeta une triste lumière sur l’inique condamnation de ces deux infortunés. Edmonstone de Duntreath avait été, comme le lecteur doit s’en souvenir, traîné avec eux devant les juges en qualité de complice, et, confessant son crime, avait prétendu que c’était à l’instigation de John Hume le Noir, partisan du comte d’Angus, qu’un complot pour s’emparer de la personne du roi avait été concerté entre lui et ses deux co-accusés. Cette déposition, de la part d’un prétendu complice, fut favorable en 1534 à Argaty et à Drunquhaull. En 1585, le même Edmonstone se présenta volontairement et sans qu’on l’y mandât devant le conseil privé, et avoua que ses déclarations de l’année précédente étaient un tissu de mensonges qu’il lui avait fallu débiter par ordre de James Stuart l’ex-comte d’Arran. Par cette contradiction formelle de son premier témoignage, il se proposait sans doute d’obtenir la bienveillance ou du moins le pardon du comte d’Arran, dont le nom avait été, lors du procès, compromis comme celui de l’auteur primitif du complot imputé à Mains et à Drumquhassel.

Au total, comme ce revirement politique fut accompli avec mansuétude et ne fit pas couler de sang, l’Écosse y gagna beaucoup, car il éloigna du timon des affaires un pilote à la fois aveugle et négligeant, ambitieux et téméraire.

CHAPITRE XIII.

La reine Marie en prison. – Elle devient le prétexte de tous ceux qui conspirent contre la reine Élisabeth. Inquiétudes qu’elle lui cause. – On la transfère de Carlisle à Bolton, et de Bolton à Tutbury, à Wingfield, à Coventry, à Chatsworth. – Elle obtient d’aller prendre les bains de Buxton. – Portrait que Nicolas White trace d’elle. – Ses distractions. – On la garde plus étroitement que jamais, et chaque jour on lui témoigne moins de respect. – Injustice de son traitement. – Motifs de l’exaspération d’Élisabeth contre Marie. – Le projet de mariage entre elle et Norfolk déplaît à la reine d’Angleterre. – Une armée anglaise va combattre en Écosse le parti de la reine écossaise. – Négociations entamées avec Marie et rompues par les commissaires écossais. – Norfolk est envoyé à la tour. – Marie désire ardemment une entrevue avec Élisabeth. – Élisabeth excite l’animosité de ses sujets contre Marie et cherche à la déshonorer aux yeux du public. – Écrits diffamatoires répandus contre elle. – Mesures dont elle est le prétexte dans le parlement d’Angleterre. – On ajoute sans cesse aux rigueurs de sa captivité.

 

Pendant que Jacques VI parcourait la carrière glissante et dangereuse d’une minorité écossaise, sa mère, quoique sans autre motif apparent que la volonté de la reine Élisabeth, était impitoyablement retenue prisonnière, tantôt dans le manoir d’un noble, tantôt dans celui d’un autre geôlier, qui sentaient tous que traiter la royale captive d’une manière tant soit peu indulgente serait offenser leur maîtresse, et qui de plus se voyaient obligés à de considérables dépenses que la souveraine d’Angleterre n’était pas toujours exacte à rembourser en entier. Une imagination vive, une habitude qu’elle avait contractée dès son enfance de se livrer à des ouvrages de femme, un penchant à la piété, dont elle était peut-être redevable au malheur, enfin la connaissance de différentes langues qu’elle pouvait lire et écrire, donnèrent à Marie les moyens d’endurer, avec un courage au-dessus de son sexe, les longues années successives de son ennuyeuse captivité. L’espérance l’avait d’abord visitée souvent, mais peu à peu elle réduisait le nombre de ses visites. À chaque fois, aussi, que la malheureuse reine changeait de résidence, sa suite diminuait, les marques de respect dues à son ancien rang devenaient plus restreintes, les verrous et les grilles qui fermaient ses appartements toujours remplis de gardiens armés leur donnaient davantage et avec moins de déguisement l’air d’une prison, et il ne s’agissait plus comme dans l’origine de savoir combien durerait son emprisonnement, mais hélas ! on en était à se demander de quelle manière et à quelle époque la mort viendrait y mettre fin.

Pendant ce temps-là, le triste sort de la reine d’Écosse, qui excitait quelquefois le blâme et souvent la pitié des plus fidèles sujets d’Élisabeth, stimulait surtout à l’espérance et à l’audace les catholiques romains d’Angleterre, qui formaient un parti nombreux, et qui n’eussent pas encore été insensibles aux souffrances d’une princesse de leur religion, quand même à leur gré elle n’eût pas possédé des droits au sceptre anglais meilleurs que ceux en vertu desquels son ennemie y était montée. Des complots que l’habileté des ministres d’Élisabeth découvrait sans cesse, avaient presque tous pour but la délivrance de la reine Marie, et d’ordinaire se rattachaient à quelque dessein de la placer sur le trône britannique. Les inquiétudes et les perplexités qui assiégeaient ainsi Élisabeth lui étaient d’autant plus douloureuses, qu’elles pouvaient être regardées comme les conséquences de son injustice.

Autrefois, quand Marie vivait libre et heureuse au sein de son propre royaume, elle était sans doute pour Élisabeth une rivale incommode, toutefois elle n’excitait sa jalousie que de temps à autre ; mais, alors, captive et persécutée, elle se présentait sans cesse à ses yeux sous les formes qui pouvaient lui rendre le contraste pénible, et si cette comparaison n’est pas trop poétique dans une page d’histoire, la reine d’Angleterre était dans la situation d’esprit d’un individu qui après avoir assassiné son ennemi, se voit ensuite poursuivi toujours par sa victime. Les continuelles réflexions d’Élisabeth sur son iniquité et sur les fâcheux résultats qu’elle était susceptible de produire lui faisaient concevoir les craintes les plus singulières sur la puissance des charmes de Marie Stuart et sur les séductions que sa rivale pouvait exercer près de ses plus chers favoris. Elle avait vu Norfolk, et d’autres seigneurs d’une fidélité à toute épreuve, violemment arrachés de leurs sphères, comme dit le poète, et incapables de résister aux attraits d’une reine malheureuse et d’une beauté captive. Shrewsbury, qu’elle avait chargé si long-temps du soin désagréable de garder Marie dans ses différents châteaux de Tutbury, de Chatsworth, de Wingfield, et dans d’autres encore, ne put, malgré sa vieillesse et son dévouement, échapper ni au soupçon de sa souveraine, ni à la jalousie de la comtesse sa femme : toutes deux prétendirent qu’il avait trop montré d’égards à sa royale prisonnière, et le pauvre homme, qui néanmoins s’était scrupuleusement acquitté de son devoir, ne trouva plus que froideur à la cour, que disputes dans son ménage.

Ainsi, tous les périls, toutes les méfiances, tous les préjugés qu’Élisabeth concevait, finirent peu à peu par se mêler dans son esprit avec l’idée de sa captive ; son aversion pour elle se changea bientôt en haine, et sa haine jointe à sa peur, ne tarda guère à devenir assez forte pour, comme le serpent que les Indiens adorent à l’instar d’un dieu, demander une victime.

Ces considérations expliquent peut-être, mais certes n’excusent pas, la conduite qu’Élisabeth tint envers Marie, et dans laquelle la plus grande reine qui occupa jamais le trône de l’Angleterre, ou même, on peut le dire, celui d’aucun autre pays, semble avoir été à la fois dirigée par ce désir insatiable de puissance qui souvent déshonore une noble ambition, et par cette envie mesquine qui caractérise la dernière des femmes.

Ce ne fut pas un des moindres désagréments dont Marie eut à souffrir, que d’avoir sans cesse à changer de prison pour peu que le voisinage d’un lieu où elle était enfermée semblât lui être favorable, et, dans ses frayeurs, Élisabeth s’alarmait de la plus futile circonstance. Quand la reine d’Écosse s’était réfugiée à Carlisle, elle n’avait ni argent ni même d’autres hardes que celles dont elle était vêtue ; sa suite se composait alors d’une trentaine de personnes, dont quatre ou cinq seigneurs qui avaient embrassé sa cause et autant de nobles dames, mais les autres n’étaient que de simples domestiques. On l’éloigna d’abord de Stirling, où l’on craignait qu’elle ne fût délivrée, surtout quand elle se livrait en vue des montagnes de son royaume, à l’exercice de la chasse et à d’autres plaisirs qu’on n’avait pas encore jugé convenable de lui refuser. Elle en partit le 16 juillet 1568, pour se rendre à Bolton, où sa garde fut confiée à lord Scroop et à sir Francis Knollis dont le premier était possesseur du château ; elle y demeura jusqu’au 26 janvier 1569 ; et ce fut au cœur de l’hiver, ce fut dans un état de santé toujours débile par suite d’un coup qu’elle avait autrefois reçu dans le sein, ce fut à travers la région la plus froide, qu’on la transféra à Tutbury. On ne prit aucune des précautions qui lui eussent allégé les inconvénients de ce voyage, et le voyageur le moins fortuné le ferait aujourd’hui plus commodément que la reine captive ne put le faire. Tutbury était un antique manoir appartenant au comte de Shrewsbury, qui devint dès lors le gardien de la malheureuse reine. Nous avons déjà dit que ce seigneur était marié à une femme jalouse et acariâtre qu’effarouchaient les marques les plus ordinaires d’attention témoignées par son mari à la royale prisonnière. Peut-être le plus violent exemple de despotisme exercé par l’impérieuse maison de Tudor est-il qu’Élisabeth, en vertu de son autorité suprême, ait, pendant tant d’années, contraint un noble du premier rang à garder une charge qui eut pour effet de convertir sa demeure en prison et ses domestiques en geôliers, de l’entraîner à de larges dépenses dont la reine rechignait à l’indemniser, et de détruire complètement la paix de son foyer domestique en semant la discorde entre lui et sa compagne qui était bien la femme la plus emportée de l’Angleterre ; enfin, la somme des maux que lord Shrewsbury eut à endurer fut si grande, que sa santé et même sa raison s’en altérèrent. De Tutbury, la reine d’Écosse fut envoyée pour quelques mois à Wingfield, autre château de son gardien ; mais la révolte des comtes de Westmoreland et de Northumberland jeta le nord de l’Angleterre dans une telle confusion, qu’Élisabeth s’inquiéta doublement de la sûreté de sa malheureuse prisonnière. Aussi, à la première nouvelle des troubles, ramena-t-on Marie Stuart de Wingfield à Tutbury, pour de ce manoir la conduire bientôt à celui de Coventry, et, peu après, l’y envoyer encore. Tous les voyages que ce continuel changement de prison nécessita, elle les fit par un temps affreux et par des routes détestables. Enfin, le 4 août 1570, on la laissa reposer dans le manoir de Chatsworth.

De Chatsworth, Marie fut encore transférée à Sheffield, où il y avait alors une forteresse, et y demeura fort long-temps. La seule distraction qu’on lui accorda dans le cours d’une dizaine d’années qu’elle habita Sheffield, fut une ou deux visites à Buxton que sa santé nécessitait. On ne l’y autorisa même qu’après beaucoup de difficultés, et tous les autres malades ne purent recourir aux bains salutaires d’eaux thermales par lesquels ce village est célèbre, tant que la reine suspecte habita les environs. Elle quitta Buxton en 1582, et pour dire adieu à cet endroit où elle ne devait sans doute revenir jamais, composa les deux vers latins que voici :

Buxtone, quæ calidæ celebrârunt nomine lymphæ,

Forté mihi posthâe non adeunda, vale !

Peut-être le lecteur est-il curieux de savoir par quels moyens dans le cours d’une si longue et si triste captivité que variait seul le changement de prison, Marie, qui avait été reine de deux royaumes et qui s’était habituée tant en France qu’en Écosse à n’agir que d’après sa volonté souveraine, réussit à endurer une vie toute de gêne et de privation, vie que la femme qu’on y avait condamnée devait par son rang et par ses habitudes trouver plus dure que personne. Nous ne saurions mieux faire pour donner un aperçu de la patience que l’infortunée Marie déploya dans le malheur, que de transcrire ici quelques passages d’une lettre de Nicolas White qui était allé par ordre exprès du ministre Cecil espionner la conduite de la prisonnière et celle de son gardien. Cette lettre est datée du 26 avril 1568.

White, faisant allusion au voyage de Bolton à Tutbury que la reine d’Écosse s’était vue obligée d’accomplir au plus fort de l’hiver, lui avait demandé, à ce qu’il rapporte, si le changement d’air lui avait plu. « Si ma bonne sœur Élisabeth, répondit-elle avec douceur, avait pu ne consulter que mon goût, je n’eusse pas désiré, à dire vrai, voyager en cette saison-là pour changer d’air ; mais j’ai été ravie de quitter Bolton en ce que par suite je me trouve fort rapprochée de ma chère parente, et j’espère que bientôt elle m’accordera une entrevue. » À cela, White avec l’effronterie d’un hypocrite consommé, répliqua que quoique la reine Marie n’eût pas encore pu jouir matériellement de la présence d’Élisabeth, toutefois semblait-il à ceux qui comme lui-même examinaient les choses de loin, qu’elle en avait toujours joui moralement, car la reine d’Angleterre s’était à toute espèce d’égards conduite envers elle comme une gracieuse princesse, comme une parente affectueuse, comme une tendre sœur, et comme la plus fidèle des amies. » L’espion de Cecil termina ses avis à la malheureuse prisonnière en lui recommandant de remercier Dieu « d’être après tant de traverses arrivée dans un royaume où, par suite des bontés de la reine Élisabeth, elle avait plutôt lieu de se croire reine et traitée en souveraine qu’en captive. » – « Assurément, répondit la pauvre reine du ton le plus aimable, j’ai de grandes actions de grâce à rendre au ciel et à ma sœur pour le bien-être que je trouve ici ; et quoique je ne puisse encore prier Dieu qu’il me rende satisfaite de ma captivité, je le prie déjà chaque jour de m’envoyer assez de courage pour la supporter avec patience. » White continue de la manière suivante le récit de ce singulier entretien : « J’ai demandé à notre prisonnière comment depuis qu’on ne lui permet plus de se livrer à aucun exercice au dehors elle passe son temps à l’intérieur du château. Elle m’à répondu qu’elle travaille à l’aiguille tout le jour, que la diversité des couleurs rend ce travail un peu moins ennuyeux, et qu’elle ne l’interrompt que lorsqu’elle y est forcée par l’excès de la souffrance. À ces mots elle à porté la main à son côté gauche et s’est plainte d’y ressentir depuis long-temps une douleur qui augmentait sans cesse. Mais revenant bientôt à l’autre sujet, elle s’est mise avec l’amabilité et l’esprit piquant qui lui sont naturels, à établir une intéressante comparaison entre la sculpture, la peinture et l’art de broder, et m’à soutenu que de ces trois talents on devait donner la prééminence à celui du peintre. Je ne m’entends à aucun des trois, ai-je répliqué, mais j’ai lu quelque part que la peinture est une veritas falsa. Là s’est terminée notre conversation ; l’ex-reine m’a dit adieu et est rentrée dans sa chambre particulière[13]. »

Ce qui prouve qu’en effet Marie Stuart trompa les ennuis de la captivité par la pratique de ces arts élégants dévolus aux femmes, et où elle excellait, c’est une multitude de broderies, de tapisseries et d’autres ouvrages faits à l’aiguille ou au métier, que l’on conserve et montre encore dans les différents châteaux où elle demeura captive et où ils charmèrent les heures de sa solitude. Au total, des manières distinguées et les nobles sentiments de la reine d’Écosse semblent avoir produit jusque sur l’hypocrite émissaire de Cecil des impressions dont il s’étonne lui-même. N’avoue-t-il pas le charme puissant de sa présence quand il écrit que, s’il peut énoncer une opinion en pareille matière, on doit laisser peu de personnes approcher de Marie et s’exposer à la séduction dont il a lui-même éprouvé l’empire ? « Si ajouta White dans sa lettre, moi qui, Dieu m’en est témoin, porte à Sa Majesté Élisabeth, outre l’obéissance à laquelle je suis tenu, un amour naturel, j’osais émettre un avis, ce serait que l’Angleterre renferme peu d’hommes à qui on puisse sans péril permettre de voir et d’entretenir cette dame. Car non seulement, quoique certes elle ne soit pas comparable à notre souveraine, elle possède une figure enchanteresse, mais, à une grâce séduisante et à un délicieux accent écossais, elle joint un esprit étincelant que tempère un heureux mélange de douceur. L’amour de la réputation pourrait exciter ceux-ci à la secourir ; la soif de la gloire unie à celle du gain pousser ceux-là à risquer beaucoup pour elle. Le sens de la vue est, dit-on, le plus facile à corrompre, et transmet le plus vite la persuasion au cœur qui gouverne tout le reste : pour ma part, quand je vois la reine ma souveraine, mon affection envers elle devient double, et je conclus ainsi d’après moi des effets que les yeux peuvent produire chez les autres. La véritable couleur de sa chevelure est noire, et cependant m’à dit Knolls, elle porte ses cheveux de diverses teintes[14].

Tandis que pour vaincre la tristesse de son emprisonnement Marie se livrait à de telles occupations, et que l’aménité de son caractère touchait même l’insensible agent de Cecil, on lui retranchait peu à peu tout ce qui du reste pouvait rendre son genre de vie moins triste ou plus honorable.

D’abord, ainsi que nous venons de le voir, son séjour à Bolton était représenté par ce coquin de White comme une chose presque volontaire et comme une faveur dont elle devait des remerciements au ciel. Il est vrai que quand elle se rendait d’un château fort dans un autre elle était sous la garde d’une nombreuse bande de soldats ; il est vrai que lorsqu’il s’agissait d’un de ces voyages, on ne s’inquiétait ni de son consentement, ni de son refus, et que lorsqu’elle exprima le désir de rester à Bolton, ce vœu de sa part n’empêcha point qu’elle ne fût transférée à Tutbury ; il n’est pas moins vrai que quoiqu’elle eût l’habitude de prendre beaucoup d’exercice, et que la prolongation de son emprisonnement la rendît malade, on ne lui permettait de monter à cheval ni pour son plaisir, ni pour sa santé ; il est encore vrai que si elle pouvait quelquefois accompagner ses gardiens dans les parties de chasse au faucon et au courre qu’ils entreprenaient pour leur distraction particulière et non pour la sienne, elle était environnée par des escouades de gens munis de sabres et d’armes à feu, qui avaient ordre de mettre à mort la princesse captive dès qu’elle ferait mine de vouloir s’évader ou qu’une tentative pour sa délivrance semblerait devoir réussir ; mais toutes ces circonstances, qui dans nos idées modernes indiquaient que Marie n’était pas libre, ne semblaient ni démontrer à maître White qu’elle fût traitée en prisonnière, ni diminuer à ses yeux le mérite de l’accueil bienveillant qu’elle avait reçu d’Élisabeth.

En quoi, peut-on demander, se manifesta donc la bonté de la reine d’Angleterre à l’égard de sa captive ? Nous avons seulement à répondre que pendant un certain temps les vaines marques de la royauté furent rendues à une souveraine qui, dans ses actions, était moins indépendante que le plus humble paysan, et que pendant les premières années, infâme dérision, on plaça un trône dans les appartements de cette reine, qui ne conservait la vie qu’à la condition qu’elle n’essaierait pas d’exercer le plus simple et le plus ordinaire privilége d’une personne libre, celui d’aller où bon lui semblait. Nous verrons dans la suite de sa mélancolique histoire que Marie fut même privée peu à peu des signes illusoires de respect qu’on ne lui avait accordés d’abord que pour les lui retirer graduellement à mesure qu’elle s’acheminait vers l’échafaud où devaient se terminer ses jours.

Nous avons déjà mentionné à quoi avait abouti la commission judiciaire dont les membres, sans aucune espèce d’autorité légale, avaient entrepris l’examen des charges avancées contre Marie par ses rebelles sujets. Élisabeth avait refusé d’être juge entre les parties : « Elle manquait également de preuves, avait-elle prétendu, pour, d’une part, déclarer que la reine d’Écosse eût commis les crimes horribles dont elle était accusée, et, de l’autre, proclamer que le régent et les autres seigneurs écossais du parti de Jacques fussent coupables de rébellion contre la royale autorité de Marie. » Voilà quel langage il lui avait plu de tenir. Mais tandis qu’Élisabeth s’abstenait en apparence de se prononcer dans une cause dont, à vrai dire, elle n’avait aucunement le droit de connaître, sa conduite fut en réalité la même que si elle avait reconnu la reine Marie coupable, et Murray, avec les autres seigneurs de la faction du roi, tout à fait innocents des accusations respectives portées contre eux. La reine d’Écosse fut retenue prisonnière comme une criminelle ; le régent, au contraire, fut renvoyé avec un subside de 500 livres sterling, qui lui permit de continuer les opérations militaires au moyen desquelles il s’était mis à la tête du gouvernement écossais.

La reine Marie réclama énergiquement contre un système qui, tout en la reconnaissant pure de crime, la laissait gémir dans un cachot et même l’exposait à être un jour condamnée aux plus sévères châtiments. Mais les préjugés de la reine Élisabeth contre sa rivale avaient jeté de si profondes racines, que nul sentiment de justice ne put la décider à se dessaisir des avantages qu’elle avait pris quand sa voisine avait eu l’imprudence de se livrer entre ses mains.

Il faut avouer que pendant l’enquête d’York survinrent des circonstances de nature à envenimer encore la haine déjà si violente que la reine d’Angleterre portait à la reine d’Écosse.

Ce fut en cette occasion un grand malheur pour Marie d’accéder aux conseils que Maitland de Lethington lui donna. Les complots imaginés par ce seigneur indiquaient toujours l’extrême subtilité de son génie, mais avaient souvent une trame beaucoup trop fine, et des ramifications beaucoup trop étendues, pour une époque de violence où le nœud de chaque intrigue pouvait, d’un instant à l’autre, être tranché, soit par le glaive du soldat, soit par la hache de l’exécuteur. Le projet de mariage qu’il complota entre Norfolk et Marie leur valut peut-être à tous deux de périr sur l’échafaud. Si Lethington se proposait réellement l’avantage de sa malheureuse maîtresse, il aurait dû voir que la position où elle était alors la mettait dans la dépendance absolue d’Élisabeth, et que toute tentative préjudiciable à la reine d’Angleterre se terminerait nécessairement par la ruine de Marie. Sous ce rapport, l’idée seule de l’union de cette princesse avec le duc de Norfolk devait infailliblement blesser la souveraine anglaise par tous les points où elle était le plus sensible. Toute espèce de mariage où il ne s’agissait pas d’elle-même lui déplaisait fort, comme c’est l’usage d’une femme qui se voue au célibat ; et celui de la reine d’Écosse lui offrait en outre la perspective d’un avenir inquiétant. Si elle se remariait, peut-être ces droits de succession à la couronne anglaise, dont Élisabeth était déjà assez jalouse, alors même qu’ils s’arrêtaient à un jeune homme, s’étendraient-ils sur plusieurs têtes ; et la fille de Henri VIII, qui n’avait pas craint de recourir aux plus violentes mesures pour s’opposer à l’union de Darnley et de la reine d’Écosse, ne devait pas vraisemblablement être bien scrupuleuse, quand ce projet d’alliance avec un des nobles les plus puissants de l’Angleterre semblait renouveler toutes les craintes qu’un autre mariage éveillerait à coup sûr. Il était connu d’ailleurs que le duc, pour fortifier son parti, avait cultivé la faveur des comtes catholiques de Northumberland et de Westmoreland, qui, par des motifs aussi bien de religion que de politique, étaient suffisamment disposés tous deux à préférer les titres de Marie à ceux d’Élisabeth.

Si prudent qu’un mariage entre Norfolk et la reine écossaise aurait donc paru en soi, à supposer Marie libre et maîtresse de choisir librement, le simple soupçon d’une telle alliance n’était pas exempt de péril, tandis qu’Élisabeth la tenait en son pouvoir. Quant au fait que ce fut Maitland qui conçut un projet si malencontreux, ce n’est qu’une nouvelle preuve de cette vérité, que des hommes d’immense talent peuvent se tromper en politique, parce que l’excès même de leur finesse et de leur subtilité les aveugle sur des conséquences qui sont palpables pour les gens d’une capacité moins supérieure. Il semble également difficile de justifier la conduite de Maitland, si nous supposons qu’il crut possible de mener à bonne fin une intrigue d’une telle importance sans qu’elle fût découverte par Élisabeth, cette reine si méfiante et si fine, qui en outre était secondée par Cecil, Burleigh et Walsingham, les plus habiles ministres qui existassent alors en Europe. Il aurait bien pu prévoir aussi l’inévitable défection de Murray, dès que le complot viendrait à être connu de la reine Élisabeth, dont il était indispensable que le régent cultivât la faveur pour demeurer au pouvoir.

Enfin, n’était-il pas naturel de rattacher le mariage avec Norfolk à la dangereuse insurrection de Westmoreland et de Northumberland ? Aussi Élisabeth, et non sans de puissantes raisons, soupçonna-t-elle Marie d’être la cause cachée de ces deux événements et de tout le péril qui en résulta. On ne saurait même douter qu’ils n’aient beaucoup nui à la reine d’Écosse dans l’opinion de la reine d’Angleterre, et donné à la seconde un spécieux prétexte fondé sur l’exigence politique pour retenir la première captive. Bien plus, la souveraine anglaise, ne gardant aucune mesure, allait remettre la royale fugitive entre les mains du régent Murray, si la mort soudaine de ce seigneur ne l’en eût empêchée.

Après la mort du régent, Élisabeth intervint de la façon la plus directe dans la guerre civile d’Écosse, et, comme nous l’avons vu, envoya une armée anglaise dans ce pays. On en déduisit de nouveaux arguments basés sur la raison d’état pour refuser à la reine d’Écosse sa liberté, si illégalement qu’on y eût porté atteinte. Il n’était pas présumable, dirent les ministres anglais, que tandis qu’Élisabeth combattait une faction en Écosse, elle irait relâcher la prisonnière qui était à la tête de cette faction. Il paraît cependant que la reine anglaise eût désiré se débarrasser de la reine des Écossais, quoiqu’elle n’ait jamais fait de véritable démarche dans ce but.

Pendant ce temps là, les efforts supposés des rebelles du nord pour parvenir à la délivrance de Marie, joints à la prétendue connivence de cette reine avec ces insurgés, formèrent une excuse pour rendre sa captivité plus rigoureuse qu’autrefois. Son ministre, l’évêque de Ross, se plaignit de ce qu’elle n’avait pas même la permission de se livrer à l’exercice du cheval, ce qui compromettait beaucoup sa santé ; alors on accorda, mais comme une extrême faveur, que la reine écossaise fît de temps en temps des promenades équestres pour prendre l’air, à condition que ce fût en société du comte de Shrewsbury. D’autre part, et comme afin de réaliser le projet que la reine anglaise avait conçu de relâcher son otage, elle envoya, en novembre 1570, deux de ses ministres, Cecil et Mildmay, essayer de conclure avec Marie une espèce de traité en retour duquel les portes de sa prison lui seraient ouvertes.

Leurs principales propositions furent que Marie renoncerait à toutes prétentions au trône d’Angleterre, qu’elle adhérerait à l’alliance des deux royaumes, accorderait pardon aux sujets qui, pendant la guerre civile, avaient pris les armes contre elle, et pour garantie mettrait entre les mains de la reine anglaise des otages de haut rang et plusieurs châteaux d’Écosse. Il est clair que si Élisabeth osait prétendre à obtenir de telles conditions, c’était parce qu’elle tenait en son pouvoir l’infortunée Marie Stuart, qui, dans un moment de maladroite confiance, s’était livrée à elle ; néanmoins, quelque durs que tous ces articles fussent, la reine d’Écosse se trouvait dans une position à être obligée d’y souscrire et même de concéder plus encore. Mais aucune espèce de sécurité consentie par elle ne devait pouvoir calmer les craintes véritables d’Élisabeth et les scrupules prétendus de ses ministres. Les négociations furent donc entamées, et à la fin rompues, par des commissaires qui intervinrent au nom du jeune roi d’Écosse, dont Élisabeth prétendit qu’elle était tenue de consulter les intérêts. Ce furent le comte de Morton et deux autres individus de son parti qui coupèrent court à tout arrangement par leur persévérance à soutenir le grand principe calviniste qu’un sujet avait légalement droit de résister à l’autorité même d’un souverain. Il était impossible que les fondés de pouvoir d’Élisabeth osassent acquiescer à de telles maximes ; et quoiqu’il ne soit pas douteux que la reine d’Angleterre eût bien pu, en cette occasion comme en de précédentes circonstances, assigner aux commissaires écossais la limite où leurs exigences devaient s’arrêter, néanmoins elle aima mieux voir dans l’audace des prétentions qu’ils avaient mises en avant un obstacle absolu à toute continuation de la conférence. Aussi les choses en restèrent-elles là.

Sur ces entrefaites, Norfolk, qui avait été remis en liberté depuis sa première arrestation, fut de nouveau jeté dans la tour, et ses intrigues, ses ambitieux projets, se terminèrent enfin par un jugement qui l’envoya à l’échafaud. Marie semble avoir été vivement sensible aux malheurs du noble duc : elle garda la chambre pendant dix jours, et probablement y employa ses heures de solitude à pleurer le destin d’un homme qui, pour elle, avait risqué et perdu rang, fortune et vie. Elle en écrivit à son fidèle conseiller, l’évêque de Ross, qui était alors emprisonné à la tour comme coupable d’avoir trempé dans les intrigues de Norfolk, et sa lettre, qui dénote un singulier mélange de désespoir et de courage, à été publiée par Chalmers.

Tandis que sa santé déclinait et que sa captivité devenait chaque jour plus rigoureuse, Marie s’attachait encore à une espérance et la nourrissait avec une ténacité singulière, quoiqu’il soit difficile d’imaginer ce qu’elle en pouvait attendre. Du moment où elle avait mis le pied sur le territoire anglais, la reine écossaise s’était beaucoup flattée du résultat que produirait sur l’esprit d’Élisabeth l’entrevue qu’elle ne cessait de demander. Cependant, qu’eût-il servi à l’infortunée reine d’avoir les moyens de convaincre oculairement Élisabeth que la femme, qu’elle avait si long-temps haïe comme rivale, possédait en effet plus de beauté qu’elle-même, non moins de sens, autant de perfections et d’avantages d’esprit et de grâce ? Le soupçon d’un tel état de choses était ce qui originairement avait excité la haine d’Élisabeth contre Marie, et tout ce qui tendait à démontrer la vérité de ce qu’elle soupçonnait ne pouvait qu’accroître ses mauvaises dispositions. Il lui eût été aussi fort difficile d’adopter et de remplir, dans une telle conférence, un rôle qui l’eût laissée libre de continuer à l’égard de Marie des rigueurs analogues au dénouement par lequel peut-être méditait-elle déjà de terminer le drame. Élisabeth pouvait calculer qu’il serait plus facile de livrer à l’exécuteur une prisonnière accablée de ses calomnies et de ses dédains, que de mettre à mort une souveraine qu’elle aurait, comme son égale, admise en sa présence. Elle pouvait, avec son père Henri VIII, reconnaître la force de ce dicton populaire :

Toujours un souverain doit

Faire grâce à qui le voit.

Et par conséquent avoir décidé qu’elle n’accorderait aucune audience à la victime dont elle avait condamné les jours. En tous cas, elle avait formé la résolution d’opposer délai sur délai et refus sur refus à toutes les demandes de Marie pour un entretien, et finalement daigna à peine faire une réponse à ses instances sur ce sujet. Cette période de leurs relations offrit un contraste bizarre avec celle où sir James Melville, alors ambassadeur à la cour de Londres, proposait à Élisabeth d’un ton de joviale raillerie, qu’elle se déguisât en page, montât à cheval, et vînt avec lui en Écosse simplement pour voir sa maîtresse ; à quoi, acceptant volontiers le compliment, elle répondait avec un soupir. « Plût au ciel que je pusse le faire ! » Il est curieux de comparer la conduite des individus quand le soleil brille et que l’orage gronde, dans la bonne fortune et dans l’adversité.

Cependant la reine Élisabeth appelait à l’aide de sa politique les passions et les sentiments de ceux d’entre ses sujets qui comme mère de son peuple avaient tant raison de lui porter une vive reconnaissance. Il était en particulier deux points qu’elle tâchait autant que possible d’obtenir. Le premier consistait à persuader au public que la sûreté d’Élisabeth était impossible tant que Marie vivrait ; ce qui, comme elle en était elle-même juge ne pouvait être révoqué en doute. S’il faut ajouter foi à une mauvaise pièce de poésie dont nous sommes étonnés que le bon goût d’Élisabeth ne l’empêcha point de se rendre coupable, la reine d’Écosse était la cause de tous les troubles et de tous les dangers qui menaçaient son gouvernement. L’éditeur de ces vers nous apprend que ces douces et sentimentales rimes, cette mielleuse effusion, comme il appelle ce morceau, furent écrites par la reine d’Angleterre pour exprimer sa conviction de l’extrême péril qu’elle avait à redouter de l’existence, au sein de la noblesse et de la bourgeoisie catholique de son propre royaume, d’un parti dévoué aux intérêts de la reine d’Écosse ; et la terreur qu’Élisabeth elle-même éprouvait à l’égard de Marie et de ses partisans, elle jugea indispensable de la communiquer au peuple anglais, à l’affection de qui elle avait des droits si nombreux et si justes, qu’elle pouvait bien leur demander protection contre les prétendus complots d’une étrangère et d’une papiste[15].

Ce ne fut pas tout, néanmoins : la reine d’Écosse devait être représentée non seulement comme une personne redoutable à la reine Élisabeth, mais encore comme une femme qui, vile et méprisable en elle-même, n’avait aucun titre à réclamer la compassion ordinairement due aux étrangers et aux bannis. Sir Francis Knolis, dans une lettre datée du château de Bolton, 1er janvier 1568, semble avoir dès lors été jaloux de prémunir Élisabeth contre la douceur naturelle de son caractère, qui pouvait l’empêcher de flétrir ouvertement Marie, et de favoriser la révolte qui avait éclaté contre cette reine au sein de ses états, quand même elle refuserait d’accéder aux propositions qui lui seraient soumises par la souveraine anglaise. Ce fait dénote le dessein de laisser répandre contre la reine Marie des accusations de nature à combattre les prétentions excitées en sa faveur par sa beauté et sa grâce, aussi bien que par la généreuse sympathie des habitants de l’Angleterre pour le sort d’une infortunée princesse qui s’en était remise à leur bonne foi et à celle de leur reine.

Par le même motif, on permet d’introduire et de distribuer dans tout le royaume anglais les ouvrages de Buchanan et d’autres libelles dirigés contre la réputation de Marie. Au contraire ceux qui étaient écrits pour sa défense furent mis à l’index et ne purent franchir la frontière ; mille accusations qui n’étaient ni contredites ni réfutées se propagèrent ainsi contre la reine d’Écosse ; et, se rattachant au fait incontestable qu’elle s’était unie à Bothwell si peu après l’assassinat de Darnley, dont tout le monde le regardait comme l’auteur, parurent ôter à la malheureuse princesse non seulement le droit de demander justice, mais encore celui d’implorer compassion. Elle fut hautement accusée de meurtre et d’adultère, et les preuves qu’Élisabeth elle-même avait rejetées comme douteuses et incomplètes ne manquèrent pas d’être jugées suffisantes par le vulgaire qui dans sa soif de scandale à coutume de se montrer peu difficile sur les bases de sa crédulité. Il devint donc hors de doute pour la plus grande partie du peuple anglais que le salut d’Élisabeth ne pouvait être assuré sans que Marie mourût, et dès lors peu importa à la multitude qu’on tînt une conduite plus ou moins injuste envers une femme qui passait pour aussi infâme que cette reine détrônée.

Adoptant ces opinions, la chambre des communes d’Angleterre prit un arrêté dont l’effet dût être de paralyser les efforts de la reine d’Écosse et de tous ceux qui pouvaient pencher pour sa cause ; elle envoya à la chambre des lords un bill par lequel il était déclaré que le simple fait d’élever des prétentions à la couronne constituait un crime de haute-trahison, et que c’en était aussi un de soutenir que les droits d’une autre personne fussent préférables à ceux d’Élisabeth, ou que le parlement n’eût pas le pouvoir de déterminer l’ordre de succession. Cette loi diminua beaucoup l’influence de Marie Stuart sur l’esprit public d’Angleterre, et sembla garantir si bien la sûreté de la reine régnante, qu’Élisabeth convaincue que d’autres actes législatifs devenaient dès lors inutiles, ne craignit pas d’ajourner le parlement.

Après ces mesures, et peut-être en fut-ce la conséquence naturelle, les rigueurs de la captivité de Marie augmentèrent singulièrement. Comme nous l’avons déjà dit, on jeta son plus fidèle conseiller, l’évêque de Ross, en prison pour avoir trempé dans les fatales intrigues de Norfolk ; on restreignit sa suite comme reine ; on l’autorisa moins souvent à prendre de l’exercice ; on lui refusa une partie de la somme dont elle avait besoin et qu’on lui avait d’abord accordée pour lui entretenir un nombre suffisant de gardes et de domestiques ; enfin, Shrewsbury, après s’être consumé en efforts pour remplir sa pénible charge à la satisfaction d’Élisabeth, sévit en butte à la méfiance et fut victime de sa non moins célèbre parcimonie, car elle lui laissa même l’honneur de pourvoir à ses frais aux coûteux bains de vin dont la mauvaise santé de la reine Marie l’obligeait de faire usage.

CHAPITRE XIV.

Conduite des princes étrangers à l’égard de Marie. – Ses rapports avec son fils. – Jacques refuse les présents de sa mère. – Cependant, elle intervient en sa faveur auprès d’Élisabeth lors de l’émeute de Ruthven. – Il lui conteste ses droits au trône d’Écosse et désavoue sa cause. – Chagrin de Marie à cette occasion. – Les catholiques d’Angleterre ne cessent de tourner leurs regards vers elle et mêlent son nom dans tous leurs complots. – Conspiration de Throgmorton. – Association des plus fidèles sujets d’Élisabeth dans le but principal de nuire à Marie. – Elle s’alarme, et est prête à acquiescer aux plus sévères conditions pour reconquérir sa liberté. – Élisabeth cultive l’amitié de Jacques et de ses ministres. – Frayeurs qu’elle conçoit au sujet de Marie par rapport à l’intérêt public et national. – Lettre imprudente et injurieuse de Marie. – Sadler est chargé pendant quelque temps du soin de garder la reine d’Écosse. – Son mécontentement d’une telle charge. – Conspiration de Parry. – Sévère arrêté du parlement à ce sujet.

 

Nous avons suivi dans toutes ses phases la captivité de la reine d’Écosse, et nous en avons mentionné les incidents les plus remarquables. Peut-être l’histoire n’offre-t-elle nul autre exemple d’un système d’oppression si cruel et si décourageant, car ce qu’il y avait surtout d’affreux pour Marie, c’était que par intervalle on lui permettait de concevoir des rayons trompeurs d’illusoire espérance !…

Mais le lecteur demandera probablement avec quelque surprise pourquoi, lorsque Marie était reine-douairière de France et alliée du roi d’Espagne, aucun effort ne fut tenté en sa faveur par l’un ou l’autre des puissants monarques de ces deux contrées, qui, par décence du moins, étaient tenus d’intervenir dans sa cause. Qu’une telle intervention ait eu lieu, il n’en faut pas douter ; mais de la part de la France elle ne fut que froide et timide, car Henri III régnait alors et n’était pas d’un caractère à servir chaudement d’autre intérêt que le sien, qui à cette époque lui commandait de rester en bonne intelligence avec l’Angleterre. L’ambassadeur espagnol, de l’autre côté, avait en quelque sorte perdu le droit d’être entendu dans les affaires de la reine d’Écosse depuis qu’il s’était mêlé aux intrigues de Norfolk ; et, quoique d’un rang trop illustre pour être arrêté comme l’évêque de Ross, il reçut enfin d’Élisabeth l’ordre de quitter l’Angleterre.

Bien plus encore pourrait-on demander ce que Jacques VI, seul enfant de l’infortunée Marie, essayait de faire pour elle. Il venait à peine de naître lorsqu’il lui avait succédé au trône ; et les années qui s’étaient écoulées depuis, années qui l’avaient mis en âge de tenir lui-même les rênes de l’état, sa malheureuse mère les avait passées toutes, à l’exception seulement de quelques jours, dans une sévère captivité.

Marie, du moins, n’avait pas, dans ce laps de temps, oublié le seul lien d’affection qui l’attachât encore à ce monde. Dès que Jacques avait pris personnellement la direction des affaires, la reine captive s’était hâtée de lui envoyer en cadeau un habit brodé par elle-même et quelques bijoux que ses infortunes avaient laissés entre ses mains. Ces présents, à dire vrai, furent adressés, non au roi, mais au prince royal d’Écosse ; car on ne pouvait guère supposer que la reine Marie allât reconnaître à son fils Jacques un titre dont l’existence était incompatible avec sa réputation aussi bien qu’avec ses droits. Le cadeau fut refusé par ce motif, sous prétexte qu’on ne savait pas à qui il était adressé ; et la personne qui le portait ne put même obtenir une audience royale.

Nous voudrions croire que Jacques fut innocent de cette conduite irrespectueuse ; aussi, n’essaierons-nous pas de décrire quel chagrin éprouva la malheureuse mère quand on lui rapporta le gage de son affectueuse tendresse, ce vêtement qu’elle avait orné elle-même, qu’elle avait sans doute mouillé de ses larmes, et qui venait d’être refusé d’une manière si peu filiale par un insultant scrupule de froide étiquette. Qu’importe de savoir sur qui elle en jeta le blâme ! il est certain que la partialité maternelle l’empêcha de le jeter sur son fils, car quand peu après il tomba en la puissance des seigneurs qui s’insurgèrent contre lui au château de Ruthven, son amitié de mère éclata dans une lettre à Élisabeth, où, mettant de côté le ton humble qu’elle prenait pour plaider sa propre cause, elle représentait avec autant de dignité que de chaleur l’injustice qui avait privé Jacques de la liberté. Elle se déclare, dans cette épître, prête de tout son cœur à résigner, s’il le faut, la couronne pour être utile à son fils. Elle demandait seulement à la reine d’Angleterre de le protéger contre les violences de ses rebelles sujets, violences qu’elle-même avait eu à souffrir, et ajoutait que pour son compte particulier, elle ne désirait pas d’autre faveur que la compagnie de deux dames et les moyens de remplir les devoirs de sa religion. En réponse à cette supplique, Robert Beale, homme rude et morose, qui faisait les fonctions de secrétaire dans le conseil d’Élisabeth, fut député vers la reine captive pour lui demander raison de la licence qu’elle avait jugé convenable de se permettre. Quant à la reine d’Angleterre, le seul effet que le contenu de la missive en question produisit sur elle fut de lui causer un accès de colère.

Probablement, tandis que l’infortunée Marie s’abandonnait à toute la tendresse d’une mère pour le jeune roi d’Écosse, les sentiments qu’il éprouvait en retour étaient froids et dépourvus de sympathie ; mais peut-être doit-on en accuser son éducation plutôt que son cœur. Nul doute qu’on ne l’eût soigneusement élevé à croire que ses droits au trône reposaient sur la vérité des charges par suite desquelles sa mère s’était vu ravir le pouvoir royal. Il devait donc lui porter plus de haine que d’amour et, selon toute vraisemblance se souciait peu d’arracher de prison une personne dont l’élargissement pouvait invalider ses titres à porter la couronne d’Écosse. Pour en finir ici des rares et insignifiantes relations de Jacques avec sa mère, nous dirons qu’en 1585, cédant aux conseils du maître de Gray, seigneur dont nous avons déjà parlé plusieurs fois et dont il nous faudra reparler encore plus tard, Jacques écrivit à sa malheureuse mère une lettre aussi dure qu’irrévérente où il lui contesta ses droits au trône et se déclara résolu à ne mêler désormais sous aucune espèce de rapport ses propres intérêts avec les siens. Marie fut sensible à l’ingratitude que trahissait cette insolente épître, et en témoigna chaleureusement son indignation dans une lettre à l’ambassadeur de France. « Suis-je ainsi payée, s’écrie-t-elle, de tout ce que j’ai fait et souffert pour ce fils coupable ? Dieu sait que je ne lui envie pas le royaume qu’il possède, et que si j’ai jamais souhaité de retourner en Écosse, c’est pour le voir et le bénir. Mais qu’il se garde de persévérer dans la voie d’égoïsme et de désobéissance filiale où il est entré. Tant que je ne consentirai point à ce qu’il règne, il ne peut régner légalement ; et s’il n’efface pas ses fautes par le repentir, non-seulement sa mère le maudira, mais je léguerai mon royaume à qui saura bien le gouverner et le défendre. » Cette lettre, sans doute, fut écrite dans un moment passager d’irritation ; mais elle montre par un nouvel exemple que Marie eut l’infortune d’être affligée dans ces affections mêmes, qui, d’ordinaire, sont pour les autres la source de la félicité la plus pure. Jusque-là les plus grands malheurs de la reine étaient provenus de ses divers mariages, et elle allait alors voir l’ingratitude et la dédaigneuse négligence de son fils unique les augmenter.

D’autres circonstances, qui auraient pu en thèse générale être appelées avantageuses, étaient pareillement destinées à devenir fatales à cette malheureuse reine ; elle était, nous l’avons vu, un objet de crainte et de méfiance, même de haine, car la haine en est le résultat naturel, pour la grande majorité des Anglais, c’est-à-dire de tous ceux qui avaient embrassé la foi protestante et qui étaient loyaux sujets de la reine d’Angleterre. Par une conséquence fort simple, ceux qui, professant la même religion que Marie regardaient le règne d’Élisabeth comme l’usurpation d’une bâtarde adultérienne et comme une ennemie à la fois hérétique et cruelle du catholicisme, voyaient dans la reine une innocente et sainte martyre, privée du royaume de ses pères par des rebelles impies, et encore plus injustement retenue captive dans celui auquel elle avait de meilleurs droits que son odieuse parente qui occupait le trône. Comme les catholiques anglais, selon l’usage, étaient zélés proportionnément aux incapacités auxquelles on les soumettait, et de la persécution qu’ils avaient à souffrir ; comme d’ailleurs ils étaient encore nombreux et puissants, ils ne manquèrent pas de rivaliser d’enthousiasme avec le parti vainqueur, et de former mille projets pour ramener l’Angleterre dans la ligne de succession qui, à leur idée, était la seule légitime et en même temps sous le joug de la seule foi catholique. À tous ces projets se rattachèrent naturellement le nom et la cause de Marie ; ce ne fut même pas toujours sans son consentement qu’on se servit de son nom ; plusieurs des complots lui furent indubitablement communiqués ; on ne peut non plus supposer avec vraisemblance qu’elle ait toujours exprimé une désapprobation formelle de manœuvres qui tendaient non seulement à lui rendre sa liberté, mais encore à détrôner sa rivale, dont elle ne pouvait attendre qu’une continuation de cette malveillante rigueur qui avait caractérisé la conduite d’Élisabeth à son égard, depuis qu’elle avait cherché un asile en Angleterre. Il est sûr aussi qu’elle joua nominalement le principal rôle dans des intrigues dont elle n’entendit jamais parler, mais dont les auteurs ne doutaient pas qu’elle ne dût y trouver son avantage, et par ce motif se croyaient sûrs de son approbation sans avoir obtenu d’avance son consentement. Il y avait donc action et réaction dans l’esprit public ; et plus les protestants persistaient à voir dans Marie Stuart l’ennemie de leur foi et de leur gouvernement, plus les catholiques cherchaient à la faire passer pour telle, en se servant de son nom et de son autorité dans leurs plus violentes tentatives.

On découvrit en 1584 une conspiration de cette nature qui présentait le caractère le plus vaste et le plus dangereux. Certain Francis Throgmorton, gentilhomme catholique du Cheshire, ne put, après avoir subi la torture par suite de quelques documents suspects qu’on trouva sur lui, supporter un second interrogatoire du même genre, et confessa avoir entretenu une correspondance privée avec la reine d’Écosse au sujet d’un dessein formé par l’Espagne pour envahir l’Angleterre ; dessein pour l’exécution duquel la plupart des catholiques anglais, prétendit-il, se tenaient prêts à prendre les armes. Il ajouta que divers arrangements faits dans ce but avaient été approuvés par l’ambassadeur espagnol. Les Guise, proches parents de Marie, étaient, soutint-il, encore disposés à servir l’entreprise ; l’aîné de cette puissante famille devait même en être le chef. L’alarme fut immense en Angleterre, car la découverte était de nature à éveiller la principale crainte de tous les vrais protestants. Le vaste pouvoir de l’Espagne s’était beaucoup accru par la récente acquisition du Portugal, et le bigotisme de Philippe II en faveur de la religion catholique, était assez violent, on le savait bien, pour le pousser à des efforts proportionnés à ses redoutables forces. Le duc de Guise était à juste titre regardé comme un des principaux défenseurs du catholicisme ; et pour peu qu’on arguât du désir naturel que Marie éprouvait de reconquérir la liberté et de son affection pour ses parents, il n’y avait aucun motif de révoquer en doute la vérité des aveux de Throgmorton, quand il l’accusait d’avoir trempé dans le complot.

La reine Élisabeth, s’autorisant des témoignages de Throgmorton, expulsa aussitôt, comme nous l’avons déjà dit, l’ambassadeur espagnol, d’Angleterre. Throgmorton lui-même fut, à titre de traître, condamné à mort et exécuté. Sa conduite fut de nature à laisser son crime douteux ; en présence des juges, il rétracta ses dépositions, les renouvela quand sa condamnation eut été prononcée, et les rétracta une seconde fois quand on le conduisit à l’échafaud, prétendant qu’elles lui avaient été d’abord extorquées par la torture et qu’il les avait ensuite soutenues par la crainte de la mort.

Une circonstance bizarre vint augmenter l’alarme que le complot de Throgmorton excita généralement.

Un jésuite nommé Crichton faisait voile de Flandre en Écosse, pays où il était né ; le navire à bord duquel il se trouvait, fut poursuivi par un corsaire ou un pirate ; alors, Crichton déchira certains papiers et les jeta à la mer, mais une violente bouffée de vent les ramena sur le pont du vaisseau. Quelques passagers en ramassèrent les morceaux, les rapprochèrent avec soin, et reconnurent qu’ils contenaient le plan d’un complot pour l’invasion de l’Angleterre, en tout conforme à celui que Throgmorton avait avoué.

Cette double découverte répandit la plus vive épouvante parmi ceux des habitants du royaume d’Angleterre qui croyaient que le repos et l’honneur du pays dépendaient du maintien de la forme existante de gouvernement civil et religieux. Pour opposer une déclaration publique à toute tentative dont le but serait de porter atteinte à ce gouvernement, il se forma une association, et d’innombrables signatures furent apposées au bas d’un document par lequel les signataires s’engageaient à défendre la reine Élisabeth contre tous ses ennemis, étrangers et domestiques, et promettaient en outre, dans le cas où il serait attenté au jour de cette souveraine, non seulement de ne jamais reconnaître les titres héréditaires de la personne en faveur de qui ce crime aurait été commis, mais de la punir par la mort, la ruine, et l’anéantissement complet de cette personne même et de tous les coupables ses complices. Cette association était évidemment dirigée contre les droits de la reine Marie qui fut ainsi, par une révoltante injustice, rendue responsable non seulement de sa participation aux manœuvres qu’elle pouvait en effet encourager contre Élisabeth, mais aussi de tous les projets que les fanatiques de sa religion pouvaient former sans son consentement ou qui pouvaient éclore aux instigations perfides des espions du ministère anglais.

Cette mesure était si sévère, que Marie semble avoir craint fortement le péril qui en résultait pour ses jours et pour ses droits de successibilité. Elle sollicita qu’il lui fût permis de signer elle-même l’association, et proposa en même temps des concessions plus larges qu’Élisabeth n’avait encore pu lui en extorquer. Elle était enfin plongée dans un tel découragement, que Walsingham soutint avec chaleur qu’il fallait accepter ses offres et à ce prix lui ouvrir les portes de sa prison.

Mais la découverte de toutes ces trames eut en outre pour résultat, d’exciter Élisabeth à entretenir dès lors avec le roi Jacques des relations plus intimes que par le passé. Le lecteur se rappellera que la reine d’Angleterre avait, à une époque récente, témoigné le désir de protéger contre le ressentiment de Jacques les nobles qui avaient pris part à l’émeute de Ruthven, et que même elle avait assaisonné d’amers reproches ses représentations au roi sur ce sujet. Jacques n’avait pas trouvé cette réprimande de son goût, et il en avait plusieurs fois témoigné son déplaisir, comme quand il rétorqua à Élisabeth les aphorismes d’Isocrate. Elle commença donc à craindre que l’air d’autorité qu’elle avait jusque-là pris avec son filleul, ne fût un moyen douteux, sinon absolument mauvais, pour parvenir à l’influence qu’elle désirait exercer sur les affaires d’Écosse. C’est pourquoi, elle résolut de recourir à une méthode plus douce, et, au lieu de vouloir dicter à Jacques le choix de ses ministres, se contenta de rendre favorables à la cause anglaise les hommes d’état écossais qui, déjà favoris du roi, avaient et la confiance absolue de leur maître et la souveraine direction du gouvernement. Dans ce but, elle ne négligea rien pour fixer à ses volontés le maître de Gray, ce à quoi elle réussit, et forma aussi une utile alliance, qui à dire vrai ne fut pas durable, avec l’ambitieux comte d’Arran.

Ces considérations politiques conduisent à envisager sous un autre point de vue la question entre Élisabeth et Marie. On ne peut supposer sans injustice pour la première que son intérêt personnel et ses préjugés furent les seuls mobiles de la conduite qu’elle tint envers sa captive. Il est assurément vrai que de bonne heure les deux souveraines étaient devenues rivales sur les points dans lesquels, depuis la princesse jusqu’à la simple fille des champs, toutes les femmes désirent exceller. Elles avaient aussi rivalisé de puissance, car l’usurpation prématurée du titre et des armes de reine d’Angleterre n’avait jamais été oubliée par Élisabeth ; cependant, patriote comme certes elle l’était, la fille de Henri VIII pouvait justifier ses craintes et sa haine contre Marie par des raisons qui plus nationales et plus généreuses n’intéressaient pas moins le pays qu’elle-même.

Élisabeth avait bien le droit de croire qu’elle pourrait soutenir la lutte contre tous ses redoutables antagonistes du continent, bien que la sainte ligue qui s’était conclue à Bayonne et qui unissait tous les souverains catholiques de l’Europe, dût nécessairement avoir pour but principal la destruction de sa puissance. Au milieu même des témoignages de la haine la plus violente et des menaces de la vengeance la plus terrible, la reine d’Angleterre eut la noble idée, qu’avec un royaume uni elle ne pouvait, quoi qu’il arrivât, leur résister. L’état de l’Écosse était, sans doute, moins rassurant qu’il ne l’avait été sous la régence de Murray et de Morton. Cette contrée obéissait alors à un prince qui, dans le cas où il serait hostile aux intérêts de l’Angleterre, devait toujours pouvoir, par ses côtes qui abondaient en havres et par sa vaste frontière au sud, ouvrir un accès facile aux étrangers qui voudraient envahir la Bretagne méridionale. Mais le caractère de Jacques et l’influence qu’Élisabeth avait à sa cour lui permettaient de ne concevoir aucune crainte au sujet de ce monarque. Nulle probabilité qu’il préférât les sonores promesses de la France et de l’Espagne à la perspective des réels et solides avantages que l’amitié d’Élisabeth lui offrait. D’ailleurs, la perte de ses droits à l’héritage de la couronne anglaise aurait été un sacrifice qu’aucune indemnité de la part des rois de la sainte ligue n’eût vraisemblablement pu compenser. Jacques enfin était un prince protestant dont le peuple professait avec zèle le protestantisme, et devait ainsi, par principe, être tenu à envisager avec autant d’épouvante que d’horreur l’objet manifeste de la ligue en question.

Outre la sécurité que la position particulière et les intérêts personnels de Jacques présentaient à la reine Élisabeth, les mesures qu’elle avait prises pour ne pas cesser d’avoir une vaste influence à la cour de ce monarque en dépit de presque tous les changements politiques qui pouvaient survenir, semblaient lui assurer le ferme soutien des deux partis qui, tour-à-tour, avaient chance de dominer dans les conseils écossais. Qu’Arran restât le favori de Jacques, il était, depuis sa conférence avec lord Hunsdon, son agent et son salarié. Probablement elle le méprisait du plus profond de son âme pour le rôle qu’il avait consenti à remplir, mais il n’en devait pas moins lui être fort utile tant qu’il conserverait son crédit près du roi ; et de son côté, Élisabeth, quoiqu’elle désirât lui voir perdre totalité ou partie de sa puissance, n’en était pas moins prête à en profiter pendant qu’elle existait encore. Si, d’autre part, le retour aux affaires des nobles écossais qui avaient participé à l’émeute de Ruthven remettait le roi à la discrétion d’un parti plus dévoué au protestantisme, ces seigneurs, qui avaient été naguère les hôtes d’Élisabeth, devaient être encore plus dociles et plus favorables à ses intérêts qu’Arran lui-même, sur qui on ne pouvait compter, à moins de faire un appel direct à son orgueil et à son avarice.

Ainsi, dans presque toutes les suppositions possibles, l’Angleterre était invulnérable pour les ennemis de la reine Élisabeth, pourvu qu’ils ne se prévalussent pas du charme qu’ils possédaient dans la personne et le titre de la reine Marie. La plupart des princes catholiques lui étaient alliés par le sang, et tous ils partageaient sa croyance religieuse ; le nom et les droits de cette princesse leur fournissaient donc le seul prétexte possible sous lequel ils pouvaient solliciter ceux-mêmes des Anglais qui professaient leur religion à se joindre aux envahisseurs de leur pays natal.

De tout cela il résulte que, non-seulement Élisabeth craignait et détestait Marie pour les causes ordinaires qui excitent la rivalité entre deux femmes, mais qu’elle la redoutait encore par esprit de patriotisme, ne se dissimulant pas les funestes effets que les prétentions de la reine écossaise pouvaient produire sur l’indépendance de l’Angleterre et sur les institutions de l’église protestante. Le cœur humain est si trompeur, et les mortels sont si ingénieux à s’aveugler eux-mêmes sur la véritable nature des motifs de leurs actions, qu’on ne sait trop si Élisabeth, conjurée par les grands, par les petits, par les prélats, les lords et les communes, de pourvoir à la sûreté de sa vie en laissant ce qu’ils appelaient la loi avoir cours contre sa prisonnière, ne pût pas se figurer qu’elle cédait à la voix de son peuple, et consultait plutôt l’intérêt national que son propre désir, quand elle fit à l’importunité de ses sujets une concession qu’elle se fût peut-être cru la force de refuser à son propre ressentiment. Il est vrai que tout bien considéré, si Marie Stuart était dangereuse, le danger consistait non dans sa puissance, mais dans sa faiblesse. Elle n’avait plus l’ombre d’un parti dans le royaume de ses aïeux. En Angleterre, elle subissait une rigoureuse captivité, le parlement l’avait déclarée coupable, et dans sa prison elle n’avait aucune espèce de rapport avec le monde extérieur. Les catholiques s’émouvaient plus de savoir qu’elle endurait un traitement aussi cruel dans leur voisinage immédiat, qu’ils ne l’auraient probablement fait s’ils avaient appris que, relâchée par la reine Élisabeth, elle vivait de son douaire, heureuse et libre, en France ou dans quelque autre contrée lointaine. Dans leur extrême jalousie pour l’intérêt public et pour le salut de leur souveraine, les ministres d’Élisabeth outraient leurs rôles, et se rendaient coupables en excitant à des conspirations par le moyen même qu’ils employaient pour les découvrir. Camden nous apprend qu’on recourait alors à des stratagèmes fort subtils pour savoir comment les gens pensaient. Des lettres où l’on contrefaisait les signatures de la reine Marie et des personnes compromises par les aveux de Throgmorton, étaient secrètement envoyées aux catholiques. Des espions parcouraient sans cesse le pays pour observer et faire leur rapport au gouvernement. Enfin, beaucoup d’individus de haute naissance étaient jetés en prison et interrogés avec soin.

Les catholiques, voyant qu’ils couraient ainsi le péril d’être impliqués dans d’imaginaires complots, ne trouvaient rien de mieux pour s’y soustraire que d’en former de véritables ; donc, le zèle excessif de Burleigh et de Walsingham, et surtout leur manière de le mettre en pratique, ne faisaient qu’augmenter le mal au lieu de le guérir.

Mais elle-même, malgré sa patience et sa résignation qui, nous l’avons vu, étaient admirables, ne pouvait pas toujours s’abstenir de représailles envers sa bonne sœur Élisabeth. Elle se donna un jour le plaisir d’une vengeance féminine qui, quoique fort justifiable par les mauvais traitements de toute sorte qu’elle avait soufferts, était, sous le rapport de la prudence, la faute la plus impolitique qu’elle pût commettre. Sous prétexte de dénoncer à la reine Élisabeth les propos que la comtesse de Shrewsbury tenait sur son compte, elle lui énuméra par écrit, tout en protestant ne pas y croire, une longue suite d’accusations aussi honteuses pour Élisabeth comme reine que comme femme, et même blessantes pour les saintes lois de la pudeur. Marie affirma, dans cette lettre imprudente, que la comtesse accusait sa souveraine de pratiquer les indécences les plus grossières, non seulement avec le duc d’Anjou qui prétendait à sa main, mais encore avec Simier, son favori ; de porter à Hatton une amitié si extravagante, qu’elle le pourchassait sans cesse comme un limier suit un cerf ; d’avoir tiré les oreilles à Killigreir, parce qu’il n’avait pu lui ramener ce Hatton, avec qui elle s’était brouillée à propos de quelques broderies d’or dont sa veste était ornée, et qui de dégoût avait quitté la cour ; au contraire, d’avoir constitué une pension annuelle de trois cents livres à un gentilhomme de sa chambre qui, dans la même occasion, avait été plus heureux, et cela quoiqu’elle fût d’ailleurs tellement avare qu’il n’y avait pas dans tout son royaume plus de deux personnes dont elle eût fait la fortune. Cette mordante épître, toujours sous prétexte de rapporter les calomnies de lady Shrewsbury, accusait Élisabeth d’avoir une plus haute opinion de ses charmes que si elle était une divinité du ciel, et que ses dames d’honneur recouraient aux éloges les plus extravagants pour complaire à sa vanité puérile, tandis que derrière son dos elles faisaient gorge chaude de l’excès de sa crédulité. Il y avait encore de plus graves allégations que Marie prétendait avoir été répandues par la comtesse sur la personne et sur les habitudes de la souveraine d’Angleterre, et en somme, la lettre lui imputait presque tous les vices, d’une part, qui pouvaient entacher sa réputation de reine, de l’autre, presque tous les défauts qui étaient de nature à blesser son amour-propre. On à tout lieu de croire que cette maladroite épître, qui causa un vif chagrin à Élisabeth, et qui, sous ce rapport, atteignait le but que s’en proposait l’auteur, fut en même temps réputée une offense ineffaçable pour laquelle il n’y aurait jamais d’oubli, jamais de pardon.

Une conséquence naturelle de cette augmentation de discorde entre les deux reines fut que la captivité de Marie devint encore plus rigoureuse qu’auparavant. Le comte de Shrewsbury, qui avait si long-temps été, à son grand déplaisir, à son détriment pécuniaire, et même à sa profonde mortification, chargé de la surveillance de l’infortunée reine, fut enfin délivré de cette charge, et sir Ralph Sadler le remplaça quelque temps.

Cet homme d’état, qui avait été serviteur de Henri VIII, était nécessairement fort avancé en âge, et ne put endurer toutes les tracasseries que la méfiance d’Élisabeth suscitait aux gens à qui elle confiait la garde de Marie. Sa réponse à une lettre où on lui demandait aigrement compte d’avoir emmené sa prisonnière à une chasse au faucon, quoiqu’il se fût fait accompagner par une forte troupe de soldats qui étaient tous munis d’armes à feu, et avaient ordre de la mettre à mort pour peu qu’elle semblât vouloir s’enfuir, est remarquable et mérite d’être citée. Dans la lettre par laquelle il répondit au ministre Walsingham, qu’il lui avait envoyé quérir ses faucons et ses fauconniers pour rendre plus tolérable « l’affreuse vie » qu’il menait à Tutbury, il n’avait pas su résister aux instances qu’avait mises sa captive à demander qu’il lui fut permis de voir voler ses faucons, genre de divertissement qu’elle aimait beaucoup. Il lui avait accordé trois ou quatre fois ce plaisir, mais sous bonne garde, et jamais à plus de trois milles du château. « En cela, termine sir Ralph, je n’ai pas outrepassé mes pouvoirs, et je crois avoir bien agi ; mais, ajoute-t-il, puisqu’on trouve ma conduite blâmable, plût à Dieu qu’on eût donné ma charge à quelqu’un qui sût la remplir avec plus de discrétion que moi ; car, je vous l’assure, j’en suis tellement las, que si ce n’était moins encore la crainte d’un châtiment que mon désir de ne rien faire qui offense Sa Majesté, je m’en retournerais chez moi avec risque d’avoir à passer le reste de ma vie dans la tour de Londres, plutôt que de demeurer davantage au poste qu’on m’à donné ici. Oh ! que n’ai-je su quelles fonctions j’acceptais ! Au lieu de quitter mon manoir, j’y serais resté en dépit de toutes les promesses qu’on m’avait pu faire ; j’aurais refusé comme tant d’autres, et me fusse plutôt résigné à toute espèce de punition ; car on ne saurait m’en infliger de plus grande que de me forcer à rester dans la position où je suis, et où, à ce qu’il paraît, les choses que je crois faire pour le mieux sont prises en plus mauvaise part[16] » On est tenté de demander ici quelles devaient être les souffrances de la captive, quand ses geôliers mêmes trouvaient leur devoir si dur et si révoltant à remplir. Pendant que Marie endurait une réclusion si sévère, survinrent en Écosse les changements qui détruisirent à tout jamais la faveur d’Arran près du roi, et qui décidèrent Jacques à remettre la direction des affaires publiques entre les mains d’hommes d’état plus recommandables par leur moralité et par leur prudence. Ce fut à l’instigation de Maitland et de ses nouveaux ministres que, prenant dès-lors parti pour l’une des deux grandes factions qui divisaient le monde civilisé en catholiques et en protestants, le roi d’Écosse forma avec Élisabeth une alliance offensive et défensive où ne furent mentionnés ni le nom, ni le titre de Marie. Elle put donc paraître abandonnée de son fils, pour qui cependant il aurait été glorieux, sans retrancher rien de sa louable sollicitude pour la défense de ses propres droits, de stipuler l’élargissement ou du moins la vie de sa mère.

Cependant les évènements se pressaient, et l’esprit de l’époque donna encore naissance à une conspiration qui devint le prétexte le plus spécieux de la fatale mort de Marie. – Tandis qu’Élisabeth se fortifiait par une alliance plus intime avec l’Écosse, ses jours furent de nouveau menacés par un fougueux catholique. Il s’appelait Parry, était docteur ès-lois, avait un siége dans le parlement, et jouissait d’une certaine réputation d’habileté ; mais sa conversion au papisme était de fraîche date ; et, avec le zèle d’un nouveau converti, il avait résolu d’assassiner Élisabeth. Il lui fallait pour exécuter ce crime garder le silence le plus complet sur son dessein, et, tandis qu’il attentait à la vie de la reine, faire une entière abnégation de la sienne. À de telles conditions, les jours du souverain le plus puissant et le mieux défendu sont à la merci d’un homme déterminé. Par bonheur un intrépide courage et une taciturnité complète ne se trouvent, que rarement réunis. Parry ne possédait ni l’un ni l’autre au degré nécessaire. Il était encouragé dans son projet par le nonce du pape à Venise, par le saint-père lui-même et le cardinal de Como ; mais, quoiqu’il pût sans cesse approcher d’Élisabeth, le cœur lui manquait toujours quand il s’agissait de frapper le coup. Dans le douteux état d’esprit qu’indiquait cette irrésolution, son secret lui devint trop pesant pour qu’il le renfermât dans son sein. Il le confia à un certain Nerville, qui aussitôt en instruisit les ministres d’Élisabeth. L’alarme publique ne connut pas de bornes quand on apprit jusqu’où le conspirateur avait poussé l’audace. Il fut arrêté, avoua son criminel dessein, et souffrit la peine capitale.

Ce projet de meurtre décida le parlement anglais à prendre, le 2 mars 1585, un arrêté dont le principal but était d’établir implicitement que la reine en personne serait à l’avenir responsable, et cela sous peine de mort, de toutes les tentatives qui pourraient être faites contre la vie ou le gouvernement d’Élisabeth. Voici, d’après Robertson, élégant historien de cette intéressante époque, le sommaire des dispositions de cet arrêté.

Ce statut remarquable confirmait, en vertu de la puissance plénière du parlement, l’association déjà mentionnée qui avait été souscrite par un si grand nombre des sujets d’Élisabeth, et ordonnait en outre « que si aucune rébellion était excitée dans le royaume de Sa Majesté, ou aucun attentat entrepris contre elle, par ou pour des personnes qui élevassent des titres au trône, la reine aurait droit d’appeler, par une ordonnance revêtue du grand-sceau, une commission de vingt-quatre membres, à rechercher et à punir de tels crimes ; et qu’après jugement, une proclamation déclarerait les personnes qu’ils auraient trouvées coupables déchues de leurs droits à la couronne, et que les sujets de Sa Majesté pourraient légalement les mettre à mort avec tous leurs complices ; enfin, que si aucun complot contre la vie de la reine recevait exécution, les personnes par ou pour qui un forfait si abominable aurait été commis, seraient, avec leurs descendants, pour peu qu’ils y eussent participé en aucune manière, déclarés à jamais incapables de prétendre au trône, et pareillement mis à mort[17]. »

CHAPITRE XV.

Fanatisme religieux du siècle. – Projets des catholiques contre la vie d’Élisabeth. – Complot de Ballard. – Il s’en ouvre à Babington. – Tous deux font faire un tableau qui les représente avec plusieurs de leurs complices. – Ils sont découverts par les espions de Walsingham. – Les Anglais prétendent que cette conspiration a été ourdie par la reine d’Écosse. – Les ministres d’Élisabeth pressent pour qu’on la mette à mort. – Elle est confiée à la garde de sir Amias Paulet. – Sa santé devient chaque jour plus faible. – Son dénuement et ses plaintes. – On arrête qu’elle sera jugée. – Ses papiers sont saisis, ses secrétaires faits prisonniers, et ses tiroirs ouverts de force. – On la transfère à Fotheringay. – On nomme une commission pour procéder à son jugement. – Elle refuse de se défendre devant un tel tribunal ; mais enfin se soumet. – Son accusation et sa défense. – Les commissaires se transportent à Londres. – Objections aux preuves de la culpabilité de Marie. – Elle est néanmoins condamnée à mort. – Le parlement insiste pour que la sentence soit rendue publique et exécutée. – Réponse hypocrite d’Élisabeth. – Lettre de Marie à Élisabeth qui ne lui répond même pas. – Jacques intervient, d’abord par son ambassadeur Keith, ensuite par le maître de Gray et par sir James Melville. – Son ambassadeur est mal accueilli par Élisabeth. – Jacques transmet des instructions plus énergiques à ses envoyés. – Le maître de Gray trahit la cause de la reine Marie et le but de son ambassade. – Jacques ordonne au clergé écossais de prier pour sa mère ; le clergé refuse d’obéir. – Embarras d’Élisabeth. – Elle parvient à rejeter sur son secrétaire et son conseil le soin de donner l’ordre d’exécution, après quelques tentatives pour exciter les gardiens de Marie à la mettre à mort en secret. – Marie se résigne à son destin. – Elle est exécutée.

 

C’était l’époque du fanatisme religieux dans toute l’Europe. Les sectateurs de l’ancienne religion mettaient leur gloire à combattre pour la croyance de leurs aïeux, fût-ce au risque de subir le sort des confesseurs et des martyrs. De leur côté, les partisans des nouvelles doctrines n’étaient pas moins jaloux de faire, à tout hasard personnel, jouir autrui de cette liberté de conscience dont ils avaient eux-mêmes profité. Aujourd’hui, à moins d’être appelé par état à s’occuper spécialement de matières religieuses, on ne s’inquiète pas beaucoup de la religion des gens avec qui on a des affaires à traiter. Dans les siècles moins heureux dont nous esquissons l’histoire, il suffisait que vous appartinssiez à une communion particulière pour que les autres, et même les esprits les plus libéraux, conçussent de vous une idée générale qui était avantageuse ou contraire selon que leur foi s’accordait avec la vôtre ou qu’elle en différait. Les opinions violentes qui n’étaient pas sans exercer d’empire sur les individus les plus simples et les plus modérés, changeaient en une espèce de frénésie l’exaltation et l’enthousiasme. Ainsi s’explique comment des hommes, d’ailleurs humains et généreux, se laissaient entraîner, dans l’intérêt prétendu de la religion, à des actes d’injustice et de barbarie pour lesquels ils n’auraient eu autrement que du blâme et de l’horreur ; mais ils se donnaient à eux-mêmes pour excuse qu’ils pouvaient servir la cause du ciel d’une manière aussi méritoire que consciencieuse en se mêlant à des entreprises que l’esprit et les préceptes de l’évangile réprouvent le plus formellement. On ne peut expliquer que par cette considération les nombreux et tristes exemples que le seizième siècle présenta de gens, qui, du reste sages, modérés et vertueux trempaient dans des complots et dans des intrigues en désaccord avec toute idée de loi, de justice et d’humanité.

Les princes catholiques, par leur accession à l’horrible ligue qui donna naissance aux massacres de la saint Barthélémy, avaient beaucoup contribué à mettre d’exécrables modèles sous les yeux de leurs co-religionnaires ; et il n’est pas surprenant qu’un exemple si général et si terrible, de la perfidie la plus infâme et de la cruauté la plus implacable, pratiqué sur une échelle d’une si vaste étendue, avoué par le chef de l’église romaine, et secondé par les potentats les plus ardents pour les intérêts de Rome, ait été accueilli avec enthousiasme parmi les catholiques des contrées protestantes, qui se sentaient opprimés par des souverains ennemis de leur religion et qui croyaient servir le ciel en cherchant à se débarrasser d’eux par les voies les plus désespérées et les moins justiciables. D’autre part, il faut convenir que les protestants étaient jusqu’à un certain point, animés du même esprit, et inclinaient à user de sévères représailles envers les gens en qui ils croyaient ne pouvoir placer nulle confiance et dont ils regardaient la religion comme odieuse à l’être suprême que les uns et les autres adoraient sous des formes différentes.

L’extirpation de la grande hérésie du nord semblait dépendre surtout de l’anéantissement du pouvoir de la reine Élisabeth en Angleterre. Le roi Jacques, par suite de ses querelles avec le clergé presbytérien et par d’autres circonstances de sa conduite, passait pour n’être pas tout-à-fait défavorable aux doctrines de Rome ; mais, admettant même qu’il en fût ainsi, la puissance de l’Écosse n’était pas réputée assez vaste pour rendre l’inimitié de Jacques bien formidable, à supposer que l’Angleterre ré-adoptât par force la foi catholique et tombât sous l’empire de sa mère Marie que tous les gens de cette communion tenaient pour la légale héritière de la couronne.

Le pape Pie V avait donné pleine et entière sanction à toute entreprise dont le but était d’ôter à l’hérétique Élisabeth le trône et la vie. Ainsi du moins doit être interprétée la fameuse bulle qui autorisait tous les vrais catholiques à recourir contre elle aux mesures les plus violentes, comme contre une ennemie de Dieu et de la seule religion par laquelle, dans leurs idées, ses sujets pussent obtenir le salut éternel. Ces préceptes avaient été développés avec force et suivis avec zèle par quelques prêtres fanatiques qui avaient même exhorté certains serviteurs d’Élisabeth et les dames de sa suite à lui percer le cœur de leurs mains et à mériter ainsi les éloges que l’écriture donne à Judith pour avoir courageusement immolé le chef payen qui venait opprimer sa patrie.

Lorsque tant d’étincelles ne cessaient de tomber sur des matières si inflammables, il était peu douteux qu’elles n’excitassent une conflagration.

Trois prêtres Écossais, nommés Giffort, Gilbert Gifford et Hodgson, cédant au zèle absurde qui les poussait à agir d’après les principes que nous avons rapportés, s’étaient entendus avec un catholique anglais du nom de Savage, et un officier au service de l’Espagne, qui, dans son audace et son extravagance, allait jusqu’à offrir d’assassiner Élisabeth de sa main.

Un tel projet n’était exécutable que dans le cas où peu de personnes en auraient eu connaissance. Mais il fallut en instruire un autre prêtre, appelé Ballard, qu’on envoya négocier, près l’ambassadeur espagnol de Paris, que les conspirateurs pouvaient compter sur le soutien d’une armée d’invasion pour profiter du tumulte qui éclaterait sans doute quand le coup serait frappé. Ballard obtint la promesse d’un ferme appui de la part de l’Espagne dans le cas où Élisabeth périrait, et regagna alors l’Angleterre pour y aviser aux moyens de frapper le grand coup qui était regardé comme indispensable au succès de la conspiration.

Aussitôt qu’il eut repassé le détroit, Ballard s’ouvrit de son criminel dessein à un jeune gentilhomme appelé Anthony Babington, bien né, considérablement riche, et doué d’un charmant caractère, mais rempli d’idées romanesques en fait d’amour et d’amitié, et brûlant d’une vive ardeur pour la cause de la religion catholique. Ils tombèrent d’accord que la prudence ne permettait pas de confier l’exécution de la principale mesure au seul bras de Savage, alors il fut arrêté que Babington lui-même, et une bande de dix jeunes seigneurs auxquels il était étroitement uni par les liens d’une communauté d’études et de plaisirs, non moins que par ceux d’une exaltation religieuse, partageraient la gloire et les mérites aussi bien que les périls de cette entreprise désespérée. Les noms des dix nouveaux complices étaient Windsor, Salisbury, Tilney, Tictbourne, Gage, Travers, Bornwell, Charnock, Dun et Jones. Leur nombre était plus que double de celui qu’avaient fixé Ballard et les autres partisans de la reine Marie qu’il avait consultés en France ou en Angleterre. Mais Babington se croyait sûr d’eux tous à cause de l’intime familiarité dans laquelle ils vivaient ensemble depuis fort long-temps, et permit même à un certain Polly, homme de naissance tout-à-fait basse qui ne se recommandait que par un zèle bavard, remuant, et feint comme la suite le prouva, pour la religion catholique, de s’immiscer dans le fatal complot et dans le début des mesures à prendre lors de la révolution qui s’en suivrait.

La téméraire et romanesque confiance de Babington se manifesta par un autre fait qui dénote à quel point vraiment extraordinaire son imagination fut exaltée. Croira-t-on qu’il eut la folie de faire peindre sur une même toile les portraits de six des principaux conjurés avec le sien au milieu, le tout orné d’une devise indiquant qu’ils étaient engagés dans quelque périlleux dessein. Cet enfantillage, ce trait d’absurde et inutile vanité, trahissait suffisamment que les chefs de la conspiration seraient incapables d’exécuter l’entreprise audacieuse qu’ils avaient conçue et qui pour avoir chance de réussite aurait dû rester ensevelie dans le plus profond secret.

Les conjurés n’en continuèrent pas moins de poursuivre leurs plans, et se distribuèrent les rôles que chacun d’eux devait jouer. Babington, comme cela était présumable se réserva la partie la plus chevaleresque et la plus coupable du complot ; en d’autres termes, se chargea d’arracher Marie à la prison où elle était enfermée. Quel espoir un jeune homme d’un caractère si ardent fondait-il sur la reconnaissance d’une reine qui, par ses efforts, aurait été non seulement rendue à la liberté, mais encore, comme il se le proposait, assise sur un trône beaucoup plus brillant que celui qu’elle avait perdu, et cela outre la chance fort probable de reconquérir le gouvernement du royaume de ses pères ? On ne pourrait trop le dire. On sait seulement que la reine Marie Stuart, épuisée par les maladies, la souffrance et la prolongation de sa captivité, ne possédait plus ces charmes extérieurs qui une dizaine d’années plus tôt eussent fait accomplir aux fils de ces preux dont la race n’était pas encore éteinte complètement, les plus intrépides et les plus extravagantes prouesses pour sa cause. Quand on lui avait permis d’aller aux bains de Bolton réparer le délabrement de sa santé, elle était, dit-on, déjà vieille et chargée d’embonpoint, boitait même, enfin avait été entièrement dépouillée par sa longue réclusion et par la multitude de ses maux tant intellectuels que physiques, des attraits qu’elle avait possédés jadis à un si éminent degré. Toutefois, elle était soigneusement cachée aux yeux du public ; et avec une imagination vive, comme celle de Babington, on pouvait se figurer qu’elle conservait encore des charmes sans pareils. Peut-être aussi son haut-rang comme reine compensait-il dans l’esprit du jeune homme la perte de sa beauté et les ravages de l’âge. Salisbury et quelques autres devaient rassembler des forces dans les comtés d’alentour, tandis que Tictbourne, Savage et quatre de leurs complices se chargeaient d’assassiner Élisabeth. Ce sont ces six individus dont les portraits, comme nous l’avons rapporté déjà, avaient été peints dans un même cadre autour de celui de Babington qui, quoique ne devant pas tremper avec eux ses mains dans le sang, réclamait néanmoins la gloire d’être un des chefs de la conjuration.

Tandis que les négligents et présomptueux conspirateurs se targuaient ainsi des succès d’un complot qui n’était pas encore exécuté, Élisabeth et ses ministres connaissaient leurs plans jusque dans les moindres détails, et suivaient leurs machinations d’un œil attentif, sans toutefois trahir la plus légère frayeur ; ce Polly, dont nous avons déjà parlé, et qui, par l’affection d’un zèle extraordinaire, s’était tellement insinué dans la confiance de Babington, que toutes les circonstances de l’affaire lui étaient connues, n’était en réalité qu’un espion de Walsingham. Un des deux Gifford, aussi avait eu la lâcheté de devenir dénonciateur. Ce fut l’arrestation de Ballard qui donna la première alarme aux conjurés. Ils cherchèrent leur salut dans la fuite ; mais, à l’exception de Salisbury qui gagna le continent, ils furent tous arrêtés les uns après les autres, et envoyés à la tour de Londres. Interrogés séparément ils avouèrent leurs crimes, furent jugés, condamnés à mort, et subirent la peine capitale que leur scélératesse méritait bien.

Les habitants de l’Angleterre, avec une juste reconnaissance pour une reine qui les avait comblés de bienfaits, et un attachement général pour la religion professée par elle et par eux-mêmes, furent violemment indignés de l’horrible complot par lequel dix ou douze jeunes gens romanesques avaient voulu renverser le gouvernement et la religion de leur pays, assassiner une souveraine que son peuple regardait comme la bienfaitrice et comme la mère de ses sujets, et élever ensuite au trône une femme étrangère qui professait une religion abhorrée. Dans l’effervescence de leur zèle, leurs idées de vengeance, que l’exécution des conspirateurs fut loin d’assouvir, se retournèrent contre la malheureuse reine d’Écosse, qu’ils crurent, quoique captive, avoir dû concevoir la première idée du complot, puisqu’elle était la plus intéressée à son succès. De tous les points de l’Angleterre il ne s’éleva qu’un cri pour que la reine d’Écosse, en faveur de laquelle la conjuration avait été ourdie, fût mise en jugement, et si elle était reconnue coupable, subît la peine de mort comme auteur et complice de ce détestable projet ; le tout aux termes de l’arrêté du parlement. Dans de tels accès de ressentiment populaire, les immuables principes de l’équité s’oublient toujours ; et tandis que tant de voix réclamaient la mise en accusation et le châtiment de Marie Stuart, personne ne s’avisa de réfléchir, qu’injustement retenue en prison, elle avait le droit naturel et imprescriptible de chercher à reconquérir sa liberté par tous les moyens qu’elle pouvait juger bons, et que son innocence demeurerait intacte tant qu’il ne serait pas démontré par des preuves légales qu’elle eût participé au complot contre la vie de la reine Élisabeth.

La clameur publique, si injuste qu’elle fût, favorisait admirablement les vues privées d’Élisabeth et de ses ministres. En effet, par mille et mille motifs, ils étaient décidés à saisir la première occasion venue pour se débarrasser d’une captive qui leur était personnellement odieuse, et qu’ils supposaient leur être aussi difficile de retenir que dangereux de relâcher.

Cependant il nous semble, éloignés comme nous le sommes de l’époque du drame et tout-à-fait libres des passions qui aveuglaient les acteurs, qu’Élisabeth aurait encore pu se débarrasser de sa dangereuse prisonnière sans commettre le crime énorme qui a souillé une vie et une reine d’ailleurs si illustre. Marie, par exemple, ne pouvait-elle sans péril être remise à la garde de son fils qui jamais ne lui avait témoigné une affection filiale assez brûlante pour qu’on dût craindre qu’il prêterait à sa mère les moyens de le priver de son propre trône ou de conquérir celui d’Élisabeth dont il devait hériter ? La France aussi l’eût volontiers reçue comme veuve d’un de ses souverains, et la reine Élisabeth exerçait sur les huguenots de ce pays assez d’influence pour qu’il fût improbable que Marie, remise à leur surveillance, trouvât, sans qu’ils l’empêchassent de le faire, l’occasion d’inquiéter la souveraine sa sœur. Ces deux partis étaient sans doute accompagnés de quelques risques ; mais mieux valait assurément pour Élisabeth les courir que souiller son sceptre de sang royal et son règne d’une atroce injustice. Malheureusement pour Marie Stuart, si toutefois on peut appeler malheureuse pour elle une décision qui termina sa longue captivité et ses longs chagrins ; mais, certes, plus malheureusement encore pour Élisabeth elle-même, il fut décidé dans le conseil de cette princesse qu’on profiterait de l’occasion qui s’était offerte pour se défaire par une mort violente d’une captive qui avait été si long-temps un objet de craintes secrètes.

Il est probable que les jalousies et les rivalités féminines qui peu à peu s’étaient changées en haine dans l’esprit d’Élisabeth, ne l’eussent pas fait souscrire à cette détermination sanguinaire, si elle n’y eût point été irrésistiblement poussée par des hommes d’état qui voilaient leur haine égoïste et leur frayeur particulière sous de prétendues appréhensions pour la vie de leur souveraine. Burleigh et Walsingham, les principaux conseillers d’Élisabeth, sentaient que leurs conseils avaient déterminé toutes les précédentes mesures de rigueur contre la reine d’Écosse, et que si par la mort d’Élisabeth ou par toute autre circonstance Marie venait, au moins n’était-ce pas impossible, à être, en qualité d’héritière la plus proche, appelée au trône d’Angleterre, le compte que, dans ce cas, ils auraient à régler avec elle serait des plus terribles. On se fonda donc sur le singulier arrêté du parlement que nous avons rapporté plus haut, et qui avait été rendu par suite des machinations de Parry, pour nommer une commission qui jugeât la reine d’Écosse aux termes de cette extraordinaire et rigoureuse loi indubitablement rédigée dans le but auquel on la faisait maintenant servir.

Sir Ralph Sadler, que son grand âge autorisait à la franchise même vis-à-vis la despotique Élisabeth, avait été enfin délivré de sa triste charge, et on lui avait donné pour successeur sir Amias Paulet. Ce gentilhomme, naturellement dur et sévère, était attaché aux principes puritains, et, par cette raison, quoique d’ailleurs honnête et droit, n’éprouvait guère de répugnance à exécuter les ordres cruels d’Élisabeth contre sa dangereuse prisonnière. Que ces ordres violassent plus ou moins les règles de la courtoisie et de la générosité, il lui importait peu, tant qu’ils ne violaient pas les lois de la morale et de la religion. Paulet envisageait son devoir sous un point de vue si sévère, qu’il se réjouissait quand les infirmités de la reine d’Écosse la rendaient incapable de quitter le lit ; et voici, d’après Chalmers, en quels termes il rendait compte un jour de l’état de la pauvre recluse : « Pendant tout le mois de janvier 1586, disait-il dans son rapport, la reine a joui d’une santé un peu meilleure ; elle peut se servir de ses jambes, mais il lui faut s’arrêter souvent, et l’enflure a passé dans une de ses mains. » – « La reine, écrivait-il le 3 de la même année, reprend un peu de force et est sortie en voiture ; on la porte quelquefois dans un fauteuil au bord d’un étang voisin pour la distraire au moyen d’une chasse aux canards, mais elle ne saurait marcher à moins d’être soutenue de droite et de gauche. »

Cette légère amélioration dans la santé de Marie ne dura même pas long-temps. Bientôt après, Paulet représenta la reine d’Écosse comme plus malade : elle dormait peu, mangeait moins, et l’affection douloureuse qui jusque là n’avait visité que tour-à-tour les différentes parties de son corps, se portait maintenant sur divers points à la fois. Marie ne cessa dès-lors d’aller de plus en plus mal ; elle ne pouvait se tourner dans son lit sans secours, et souffrait cruellement. Ce qui aggravait beaucoup ses souffrances, c’était, il faut bien le dire, que l’avarice d’Élisabeth lui refusait, à elle qui avait autrefois été reine, les mille commodités que les malades de la condition la plus basse trouvent dans des hôpitaux modernes. Pour montrer jusqu’où allait son misérable dénuement, nous citerons encore les propres paroles du dernier de ses gardiens, qui en fut aussi le plus sévère ; mais si nous le citions trop souvent, nous pourrions nous exposer à être taxés d’exagération.

« L’année dernière, dit Paulet, dans une lettre à Walsingham, elle s’est plaint que son coucher était sale et avait une mauvaise odeur. Pour la contenter, Somer lui a donné le sien, qui ne se composait que d’un simple lit de plumes. Voici que maintenant les plumes, qui au reste sont fort grossières, traversent la toile qui les renferme, tant la reine y à couché long-temps ; et la dureté en est devenue si grande qu’elle incommode fort Marie. Notre prisonnière demande donc un matelas de duvet. Par charité chrétienne, je n’ai pas cru pouvoir refuser de transmettre cette requête à Votre Excellence, et je la prie qu’elle y fasse droit. » La santé de la reine d’Écosse continua d’être chancelante ; et le 17 février, dit Chalmers, son côté enfla tellement qu’on put craindre pour ses jours. Il est remarquable que dans plusieurs des lettres soi-disant écrites à Babington par Marie elle-même, elle se dépeint galopant à travers le parc de Tutbury et courant le cerf, lorsque sa plus grande distraction était d’assister dans un fauteuil à une chasse aux canards, et se livrant à un exercice actif, lorsque sa vie était en péril. Marie n’était cependant pas destinée à sortir de ce monde d’une manière si douce, ou du moins si naturelle.

Après de graves débats dans le conseil d’Élisabeth, il avait été résolu qu’on accuserait la reine d’Écosse, en vertu de l’arrêté pris le 2 mai 1585, qui sanctionnait l’association pour la défense des jours de la reine d’Angleterre, et qui ordonnait que dans certains cas une commission spéciale jugerait tout individu prétendant à la couronne ou à l’héritage d’icelle, lorsque dans son intérêt une rébellion ouverte ou une conjuration secrète mettrait en péril la vie de la souveraine.

Le texte dudit arrêté porte, qu’en pareille circonstance, les prétendants à la couronne seront également passibles de la peine de mort, qu’ils aient oui ou non connu les manœuvres des rebelles, oui ou non pris part aux intrigues des conspirateurs. Il était néanmoins fort désirable de démontrer que Marie avait personnellement trempé dans les projets de Babington, et on recourut aux mesures les plus violentes pour se procurer les preuves nécessaires.

Sir Thomas Georges fut dépêché de la cour avec un mandat spécial à cet effet ; et il s’arrangea pour arriver à Chartley, où Marie était alors détenue, au moment où elle sortait à cheval, afin, prétendit-on, de la distraire en la menant visiter quelques manoirs du voisinage. Pendant l’absence de la reine, on arrêta séparément Naue ou Nau et Curl, ses secrétaires, l’un Français, l’autre Anglais, et on les confia à des gardiens différents ; on s’empara de sa cassette, on força ses tiroirs ; enfin, ses papiers, sa correspondance, et tout ce qu’elle pouvait le plus désirer tenir secret, furent saisis et envoyés à Élisabeth. La reine d’Angleterre se fit lire jusqu’au moindre chiffon d’écriture ; et dans les liasses se trouvèrent, dit-on, plusieurs lettres où des seigneurs anglais témoignaient à Marie de leur intérêt et de leur dévouement. En les voyant, Élisabeth, fidèle à sa devise favorite : Video et taceo, « je vois et me tais », les mit de côté sans faire d’observation. Il en résulta que les auteurs de ces lettres, sachant quel degré de soupçon ils avaient encouru, profitèrent de toutes les occasions qui leur furent offertes par les événements postérieurs, pour se réhabiliter, en se montrant hostiles à la reine d’Écosse, tant ils craignaient qu’Élisabeth ne pensât qu’ils se fussent montrés jusqu’alors trop favorables à Marie.

Le chagrin et le dépit de la pauvre prisonnière, quand, de retour à Chartley, elle sut comme on l’avait dépouillée, se peignent en quelque sorte dans les paroles qu’elle prononça. « Hélas ! dit-elle à des pauvres qui l’environnaient dans l’espoir qu’elle leur fît l’aumône selon sa coutume, je ne peux plus soulager vos besoins ; je suis maintenant aussi indigente que vous l’êtes ! » Et lorsqu’elle vit qu’on lui avait pris tous ses papiers : « Il y a deux choses, observa-t-elle avec indignation, qu’on ne pourra me prendre, mon sang écossais et ma foi catholique. » Après cet outrage, on priva Marie des futiles marques de royauté qu’on lui avait permis de conserver jusqu’alors. On emporta le trône qu’elle avait dans son appartement ; on lui ôta le titre royal ; ses gardiens restèrent la tête couverte en sa présence, et en parlant d’elle ils ne la désignaient plus sous le nom de reine, mais simplement sous celui de madame.

Un nouveau, mais définitif changement de résidence, lui était encore réservé. Le château de Fotheringay, dans le Northamptonshire, fut sa dernière prison. On l’y transféra le 25 septembre 1586. Dès lors tout s’apprêta pour son procès. Les juges, à qui la connaissance d’une affaire si délicate devait être remise, furent, aux termes de l’arrêté du 2 mars 1585, nommés par une ordonnance revêtue du grand sceau. La liste n’en contenait pas moins de quarante. C’étaient les personnes les plus illustres du royaume par leur naissance ou leurs charges. Pour la forme on leur adjoignit cinq membres d’un tribunal ordinaire. Telle fut la cour devant laquelle la reine souveraine d’Écosse devait être accusée, en vertu de la loi récemment faite, comme une personne prétendant à l’héritage du trône, en faveur de qui une conspiration s’était tramée contre les jours de la reine Élisabeth, et qui avait pris part à ces criminelles intrigues. Marie refusa d’abord de se soumettre à une semblable juridiction ; et quand les commissaires tinrent leur première séance dans la grande salle de Fotheringay, quand on vint la sommer de comparaître devant eux, elle nia que de telles gens eussent le droit de connaître d’une accusation portée contre elle. « Je ne suis pas, dit la captive, sujette de l’Angleterre, et des princes souverains sont seuls les pairs qui puissent me juger. Je suis reine régnante d’Écosse et reine douairière de France. Je suis venue en Angleterre demander un asile à mon alliée la reine de ce pays, mais sans la moindre intention de me soumettre à son pouvoir absolu. J’ai été injustement gardée en prison l’espace de dix-neuf ans, c’est-à-dire que les lois anglaises ne m’ont jamais protégée ; qu’on ne vienne donc pas en faire autant de piéges dans lesquels doit succomber ma vie ! » Néanmoins, elle devra être prête à se disculper, si on lui donnait pour juges les membres libres et ordinaires du parlement anglais ; quant à se défendre devant une commission qui n’avait de pouvoir qu’en vertu d’une loi évidemment établie pour qu’on eût un prétexte de l’envoyer à l’échafaud, elle protesta qu’elle s’en abstiendrait toujours.

La reine Marie demeura quelque temps inébranlable dans ce projet de décliner la compétence de la commission. Mais, plus tard, Hatton, le vice-chancelier, lui représenta adroitement que par son obstination à éviter un débat judiciaire, elle semblait donner à penser que sa cause fut mauvaise ; qu’au contraire, si elle consentait à se justifier, peut-être démontrerait-elle son innocence aux yeux de ses juges, qui, alors, déclareraient à Élisabeth et à la nation anglaise qu’elle n’était pas coupable. Cet argument décida Marie, mais ce ne fut encore qu’après avoir solennellement protesté contre la compétence de la commission qu’elle consentit à se défendre devant elle. Dès qu’on se fut ainsi arrangé, le procureur et l’avocat de la reine Élisabeth soutinrent les différents chefs de l’accusation avec leur habileté légale comme magistrats et toute leur finesse comme simples particuliers ; puis, le grand chancelier exposa dans un discours historique la conspiration de Babington, et conclut que Marie, qui était accusée devant la commission, en avait été instruite, l’avait approuvée, y avait promis son assistance, et enfin avait donné des conseils sur les moyens propres à la faire réussir.

La reine d’Écosse répondit avec un intrépide courage qu’elle ne connaissait ni Babington, ni Ballard, qu’elle avait seulement appris par différentes sources que les catholiques anglais étaient traités d’une façon rigoureuse, et qu’elle avait écrit à la reine Élisabeth en leur faveur. Elle ajouta que diverses personnes qui lui étaient entièrement inconnues lui avaient, à plusieurs reprises, proposé par lettres des plans d’évasion, mais que jamais elle ne leur avait fait réponse, jamais elle n’avait encouragé aucun individu à tenter pour sa délivrance des efforts qui fussent punissables d’après la loi anglaise ; d’autres intrigues pouvaient avoir été ourdies dans le même but sans qu’elle s’en doutât, parce que sévèrement emprisonnée, elle n’avait aucun moyen de connaître et de prévenir les complots ou les conspirations qui se tramaient à son insu.

On donna alors lecture des lettres non autographes, censées écrites par Babington, et soi-disant adressées à la reine Marie, où toute la conspiration était détaillée.

À ce système de preuves, elle opposa qu’il pouvait être vrai que Babington eût écrit les lettres dont copie lui était représentée, mais qu’il était faux qu’elle les eût jamais reçues. Il lui en avait, à dire vrai, été écrit beaucoup d’autres, mais de qui venaient-elles ? Son ignorance sur ce point était complète.

Afin de prouver que Marie, malgré ses dénégations, avait été en correspondance avec Babington, le ministère public, fouillant dans les aveux de ce conspirateur, y trouva des lettres dont il avait récité le contenu de mémoire et qu’il avait déclaré avoir reçu de la reine d’Écosse, en réponse à celles qu’il lui écrivait. Quantité d’autres lettres, qui étaient de sa propre écriture, et qui semblaient avoir rapport à la même correspondance, furent aussi produites. Lorsque, dans cette partie du débat, mention fut faite du comte d’Arundel et de ses frères, la reine fondit en larmes ; « Hélas ! s’écria-t-elle, que n’a pas souffert pour moi la noble maison d’Howard ! » Elle reprit alors son sang-froid, et soutint avec l’accent calme de la vérité qu’on ne pouvait arguer contre elle des aveux de Babington, et que dans bien des papiers qui semblaient écrits de sa main, on pouvait facilement avoir contrefait son écriture. Enfin, elle protesta, que quoiqu’elle eût tenté tous les efforts permis pour reconquérir sa liberté et adoucir la persécution de ses co-religionnaires, elle n’aurait pas voulu acheter la couronne d’Angleterre au prix de la mort du moindre individu, à plus forte raison de celle de la reine Élisabeth.

Les dépositions de Naue et de Curl, ses secrétaires, furent ensuite avancées contre elle ; mais elle les attaqua, et soutint que, pour qu’elles fussent valables, il aurait fallu que les témoins qui les avaient faites, et qui étaient en vie, qui étaient en Angleterre, lui fussent confrontés. Elle dépeignit Curl comme un honnête homme, mais tout à fait sous l’influence de Naue, intrigant, habile, et qu’elle n’osait proclamer ni intègre, ni accessible à la corruption ; elle ne pouvait dire non plus quel effet la force des promesses et la crainte des tortures avaient pu produire sur lui. Elle protesta encore une fois ne connaître ni Babington, ni Ballard.

« Mais vous connaissez bien Morgan, répliqua le lord trésorier ; et ce Morgan, à qui vous avez depuis long-temps constitué une pension, est l’individu qui a envoyé Parny en Angleterre pour y assassiner la reine Élisabeth. » À ce chef d’accusation qui était complètement distinct de celui d’avoir participé au complot de Babington, la reine d’Écosse répondit : – « Je ne sais, à part ce que vous m’en dites, si Morgan est ou n’est pas coupable de ce dont vous l’accusez ; mais ce que je sais bien, c’est qu’il a perdu toute sa fortune à me servir, et que sous ce point de vue je lui dois indemnité et secours. S’il est l’ennemi de la reine Élisabeth, qu’on se souvienne qu’elle a pensionné le maître de Gray et d’autres gens, mes ennemis personnels les plus implacables, et que leur haine contre moi a peut-être formé leur meilleur titre à la faveur de ma sœur.

Ce fut ainsi que pendant toute la durée du procès, Marie, sans l’aide d’aucun avocat et d’aucun jurisconsulte, mais avec une subtilité et une adresse qu’on pouvait à peine attendre de son rang, de son sexe, ou de son éducation, combattit et repoussa les accusations portées contre elle par des hommes de talent dont c’était le métier ; naturellement ses moyens de défense furent basés sur les principes généraux de la justice et du bon sens ; toutefois, si un conseil légal l’avait assistée, elle aurait su que les juges d’Élisabeth, en se dispensant de produire les témoins dont les dépositions devaient néanmoins établir sa culpabilité, violaient la législation expresse de l’Angleterre, aussi bien que les règles immuables de l’équité. Le statut Philippe et Marie porte, chapitre X, section XI, articles 1 et 2, « que les deux témoins dont la déposition est nécessaire pour convaincre un individu accusé de haute-trahison, seront confrontés avec lui, et, en sa présence, soutiendront leurs témoignages ; il n’y aura de dispense à cette règle que si les témoins sont morts ou demeurent au-delà des mers ou si l’accusé convient de son crime. » Mais cette sage et juste disposition de la loi, destinée à servir de rempart au dernier des sujets contre le despotisme de l’autorité même la plus haute, ne profita point à une tête couronnée, que le hasard mettait seulement à la discrétion de personnes qui n’avaient sur elle aucune espèce de puissance légale.

Le dernier jour, Marie renouvela sa première protestation, et se plaignit de ce qu’Élisabeth eût rejeté l’offre qu’elle lui avait faite un jour, offre par laquelle, pour garantir que l’Angleterre et la souveraine de ce royaume n’auraient à redouter de sa part aucune tentative coupable, elle s’engageait à donner comme otages son propre fils Jacques et celui du duc de Guise. « Mais hélas ! continua-t-elle, on n’en a rien voulu faire, et aujourd’hui on tient à mon égard la plus infâme conduite ; aujourd’hui on met ma réputation et mon honneur, quoique je sois reine, en question devant des juges ordinaires, qui, par des raisonnements forcés savent déduire une conséquence criminelle de la circonstance la plus inoffensive. » – « Si, ajouta-t-elle encore, j’ai volontairement comparu devant un pareil tribunal, ce n’a été que crainte de négliger la justification de mon honneur, qui m’est plus cher qu’aucune prérogative, plus cher que le trône, plus cher que la vie même. » Après quelques débats ultérieurs, la cour, si on peut se servir d’une telle expression, s’ajourna ; et les commissaires, quittant Fotheringay, revinrent à Londres.

Le 25 octobre, ils tinrent dans la Chambre-Étoilée[18] une séance où Naue et Curl, les deux secrétaires, interrogés sous la foi du serment, déposèrent de nouveau, en y ajoutant les détails les plus circonstanciés, que les lettres et les copies de lettres, dernièrement produites à Fotheringay, étaient véritables et authentiques. Néanmoins, à peine est-il nécessaire d’observer qu’en cette occasion les règles les plus ordinaires de la justice furent enfreintes, et que les témoins, dont la déposition pouvait seule donner quelque valeur à ces pièces, témoignèrent en l’absence de l’accusée contre laquelle on les produisait, et sans qu’on la mît à même de les contredire. Les aveux des conjurés qui avaient péri sur l’échafaud, n’avaient non plus aucun titre à être regardés comme concluants, car personne ne savait, personne ne pouvait savoir, en quelles circonstances Babington, Ballard, et les autres, avaient fait leurs derniers aveux, ni même s’il était vrai ou faux qu’ils en eussent fait. Les témoignages qu’on prétendait avoir été reçus d’eux à l’instant de leur mort, et aussitôt consignés par écrits, pouvaient fort bien être entièrement fabriqués ou du moins falsifiés en partie ; il se pouvait encore qu’on les eût arrachés à force de tortures ou obtenus sous promesse de la vie. Enfin, quelques-unes de ces prétendues pièces tendaient à prouver des choses complètement incompatibles avec la vérité, ce dont nous avons déjà donné un exemple.

Au reste, les accusateurs n’auraient pas eu droit de se plaindre, si on les avait privés du bénéfice des témoignages de Babington et de ses complices, puisqu’il ne dépendait que d’eux que ces témoins déposassent d’une manière tout-à-fait conforme aux lois. Il n’était effectivement besoin que de surseoir au supplice de ces infortunés, que de conduire Ballard et Babington à Fotheringay avant de les livrer à l’exécuteur ; et certes, il importait assez de faire justice à une souveraine, pour qu’on crût pouvoir se dispenser d’arracher aussitôt la vie à quelques jeunes fanatiques.

Malgré ces considérations, les commissaires rendirent à l’unanimité un arrêt portant « que la vingt-septième année du règne d’Élisabeth, postérieurement au 1er juin, et antérieurement à la date de l’ordonnance qui les avait réunis en cour de justice, diverses intrigues avaient été, au sein du royaume d’Angleterre, ourdies et tramées par Anthony Babington et d’autres traîtres, qu’elles avaient été connues de Marie, qui disait avoir des droits à la couronne de ce royaume d’Angleterre, et qu’elles avaient pour but d’attenter à la vie de la souveraine Élisabeth ; » de plus « que la susdite vingt-septième année, postérieurement au susdit 1er juin, et antérieurement à la susdite date de l’ordonnance qui les avait réunis en cour de justice, la susdite Marie, qui disait avoir des droits à la couronne du royaume d’Angleterre, avait ourdi et tramé diverses intrigues qui avaient pour but d’attenter à la vie de la souveraine Élisabeth, le tout contrairement aux dispositions de la loi du 2 mars 1585[19] ».

Les juges publièrent en même temps une déclaration qui portait que rien dans l’arrêt rendu par eux n’invalidait les titres du roi Jacques à l’héritage de la couronne d’Angleterre, et qu’en conséquence ils demeuraient aussi valables que si les événements de Fotheringay n’eussent jamais eu lieu. Un parlement fut convoqué bientôt après, et, d’un accord unanime, les membres des deux chambres adressèrent à Élisabeth une pétition où ils lui demandaient que pour sauver la vraie religion du Christ, pour assurer le repos et la paix du royaume, pour garantir leur propre sûreté et celle de leurs descendants, elle ordonnât que la sentence qui condamnait Marie, reine d’Écosse, fût rendue publique et exécutée. Ils lui rappelaient que la susdite Marie était membre de la ligue catholique formée dans le but de détruire la religion protestante, et qu’en outre elle avait autrefois usurpé le titre et les armes de reine d’Angleterre. Ils la conjuraient affectueusement de se souvenir que la vengeance du ciel, comme le raconte l’Écriture, était tombée sur le roi Saül pour n’avoir pas mis Agag à mort, et sur le roi Ahab pour avoir respecté la vie de Benhadad. Le chancelier et le président ajoutèrent enfin qu’ils ne se croiraient déchargés des engagements qui leur avaient été imposés par leur association royaliste, que du jour où Marie monterait sur l’échafaud.

Élisabeth ne manqua point de faire un long et emphatique discours, où, après avoir exprimé sa reconnaissance pour le zèle de ses sujets, elle se lamenta des extrémités auxquelles l’avaient réduite les machinations d’une personne de son sexe, d’une femme, qui, du même rang et de la même race qu’elle, lui était unie par les liens d’une si proche parenté. « J’ai, il y a quelque temps, ajouta-t-elle, écrit en particulier à ma parente que, si elle consentait à faire, par une lettre qui resterait entre nous, l’aveu des perfides manœuvres dont elle s’était rendue coupable envers moi, j’arrêterais les poursuites dirigées contre elle à raison de cette perfidie ; elle a refusé. Maintenant encore, quelque tournure que l’affaire ait prise, si je pouvais être sûre que ma parente s’abstînt à l’avenir de semblables intrigues, et que personne ne se servît de son nom pour exciter à de criminelles tentatives, je ne demanderais pas mieux, quant à moi, que de pardonner tout. Si même ma mort devait assurer au royaume un état plus florissant et placer la couronne sur la tête d’un prince plus habile, je ferais facilement le sacrifice de ma vie ; car, soit que j’examine le passé, le présent ou l’avenir, il me semble que ceux qui ont déjà quitté la scène du monde sont les plus heureux. » Après ces fleurs de rhétorique, elle toucha plus directement à la question, mais toujours d’une manière énigmatique. Le sens général de ses paroles tendit à prouver qu’il fallait agir avec rigueur ; mais chacune de ses phrases parut respirer l’envie d’agir avec indulgence. « Votre pétition, dit-elle, me jette dans de grands embarras, dans de grandes perplexités. D’une part, en effet, elle m’invite à ordonner sans retard le châtiment d’une princesse à qui les liens sacrés du sang m’unissent ; de l’autre, néanmoins, il faut, quoique vous sachiez bien que mon habitude n’est pas de babiller sur de pareilles matières, il faut que je vous confie un secret des plus importants : c’est que j’ai vu, il y a peu de jours, et vu de mes propres yeux, une convention passée entre douze personnes pour m’assassiner dans l’espace d’un mois. » Après avoir ainsi jeté en avant un motif bien propre à entretenir les craintes que tout le monde éprouvait relativement à sa sûreté personnelle, Élisabeth exprima le désir que ses bons et fidèles sujets ne l’obligeassent point à prendre tout de suite une décision dans une affaire d’une importance et d’une gravité si majeure, et promit de leur faire connaître sa résolution aussitôt qu’elle aurait pu en former une.

Continuant le même système de déception et d’hypocrisie, Élisabeth, peu de jours après, fit prier la chambre des lords par l’organe du grand chancelier, et la chambre des communes par celui de son président, d’examiner s’il n’y aurait aucun moyen de concilier et son salut et le pardon de la reine Marie. Il est probable néanmoins qu’on n’aurait rien pu proposer de moins agréable à la reine d’Angleterre, qu’un parti de nature à mettre sa personne hors de péril sans livrer Marie à la hache du bourreau, et par conséquent à la contraindre de respecter les jours de sa parente. Aussi, ni les lords ni les membres de la chambre des communes n’osèrent-ils varier dans leur première opinion ; mais ils eurent soin d’approprier leur réponse plutôt à l’intention secrète qu’au sens littéral du message de Sa Majesté. « Nous n’osons nous flatter, dirent-ils, que notre souveraine doive jamais être hors de danger du vivant de la reine d’Écosse, à moins, premièrement, que Marie ne se repente et reconnaisse ses crimes, ou, secondement, qu’elle ne soit gardée avec plus de rigueur et ne donne des garanties suffisantes de sa bonne conduite à l’avenir, ou, en troisième et dernier lieu, qu’elle ne soit bannie de l’île. Pour ce qui est de son repentir, nous déclarons charitablement n’en avoir aucune espérance. Quant à une surveillance plus active, à une captivité plus rigoureuse, et à des garanties telles que des otages et des serments, nous croyons que tout est illusoire, parce que la mort d’Élisabeth, but auquel Marie, nous n’en doutons pas, tendrait toujours, délierait toute espèce d’engagement. Enfin, si on exile la reine d’Écosse hors du royaume, nous sommes convaincus qu’elle y reviendra à la tête d’une armée.

Le grand chancelier et le président de la chambre basse, joignant leurs exhortations à celles du parlement, rappelèrent à Élisabeth que la dignité suprême dont elle était revêtue l’obligeait de rendre la justice à tout individu qui venait la lui demander, et qu’elle ne pouvait pas la refuser quand la voix générale de la nation anglaise la lui demandait. Ainsi, ces illustres assemblées donnèrent un exemple de ce qu’on a remarqué plusieurs fois, à savoir que les votes d’un corps délibérant n’ont jamais plus de chance d’être erronés que lorsqu’ils sont unanimes. Des raisonnements si forts ou si irréfutables qu’ils soient, ne produisent pas d’ordinaire le même degré de conviction dans tous les esprits, et l’unanimité, en beaucoup de cas, indique qu’une même passion ou un même préjugé, deux obstacles aussi grands que possible à une délibération calme, a entraîné ou égaré l’avis général. La reine Élisabeth continua d’affecter un extrême embarras ; elle se prétendit surprise, quoique non offensée, de la persévérance extraordinaire avec laquelle les lords et les communes l’excitaient à une exécution si pénible pour son cœur. Elle les réprimanda avec douceur de l’excessive sollicitude qui les animait pour son compte, et protesta qu’au fond de l’âme, quoique sa propre mort fût certaine si Marie ne mourait pas, elle éprouvait, à user de cette rigueur envers une grande princesse, une forte répugnance qu’elle s’était étudiée à vaincre quand il ne s’agissait que de gens de la classe ordinaire. Elle termina une longue harangue par cette conclusion ambiguë : – « Milords et messieurs, si je vous disais que je ne ferai pas ce dont vous me suppliez, je dirais peut-être plus que je ne veux dire ; si je vous disais au contraire que je n’en ferai rien, je me jetterais sans doute dans d’aussi graves inconvénients que ceux dont vous cherchez à me garantir, ce que, j’en suis sûre, votre sagesse et votre discrétion ne désirent pas que je fasse, si vous avez égard au lieu, au temps et aux mœurs. » Néanmoins, ce système d’hypocrite dissimulation par lequel Élisabeth voulait faire croire à l’extrême chagrin qu’elle ressentait d’être forcée, pour ainsi dire, par l’autorité du parlement, de publier la sentence rendue contre Marie, fut l’objet d’une maligne interprétation : on prétendit que la reine avait, en cette circonstance, agi comme une véritable femme, qui semble rejeter et désapprouver ce qu’elle désire le plus, afin d’avoir l’air de s’y soumettre par contrainte. La proclamation du jugement contenait aussi des témoignages de la répugnance de la reine, mais ils n’obtinrent pas plus de crédulité.

Quand la reine d’Écosse reçut la nouvelle que cette fatale mesure, qui indiquait l’époque prochaine de son exécution, avait été prise, son visage demeura ferme et tranquille. Levant les yeux et les mains au ciel, la pauvre femme remercia Dieu d’entrevoir le terme de ses maux.

Elle écrivit à Élisabeth, en date du 19 décembre, une lettre remarquable où elle désavouait tout sentiment de haine, et rendait grâces à Dieu d’une sentence qui promettait une fin à sa triste captivité. La malheureuse reine, dont le bourreau devait incessamment trancher les jours, exposait ensuite, d’un ton doux, mais pressant, deux requêtes qu’elle recommandait à l’attention spéciale d’Élisabeth elle-même, car elle attendait peu de faveur, disait-elle, des zélés puritains dont le conseil anglais était rempli. La première, était que son corps fût transporté en France où celui de sa mère reposait en paix : en Écosse, disait-elle, les sépulcres de ses ancêtres étaient détruits et violés ; en Angleterre, elle n’aurait pas l’avantage des cérémonies de sa religion ; or, elle désirait être ensevelie dans une contrée où son âme serait soulagée par les rites catholiques, et où son corps jouirait d’un repos dont il n’avait, sa vie durant, jamais joui.

En second lieu, elle demandait qu’on ne la mît à mort ni par une voie détournée ni à l’insu de la reine Élisabeth, et que ses gens pussent assister à son départ de ce monde. La crainte d’être assassinée dans l’ombre obséda, à ce qu’on rapporte, les derniers jours de Marie, tant les visages des personnes dont elle était entourée lui semblaient sombres et menaçants ! Mourir ainsi l’effrayait plus que d’être exécutée publiquement, car l’esprit se révolte à l’idée d’une mort dont l’heure, l’endroit et le genre sont enveloppés de mystère. On verra par la suite que cette frayeur de Marie n’était pas déraisonnable.

Enfin, la reine d’Écosse demandait qu’on permît à ses serviteurs de se retirer en paix et en liberté quand elle serait morte, et qu’on les laissât jouir des legs qu’elle leur comptait faire par son testament. Ces trois requêtes, elle suppliait Élisabeth de les lui accorder au nom de leur Rédempteur, au nom de leur proche parenté, au nom de Henri VII, leur aïeul commun, dont elle invoquait l’âme et la mémoire, au nom enfin de ces simples égards que les gens même du rang le plus ordinaire observent les uns avec les autres. Elle se plaignait de ce qu’on l’eût dépouillée de tous ses ornements royaux, affirmait que si on n’avait pas eu la perfidie de voir dans ses papiers des preuves qu’ils ne contenaient pas, il eût été évident que la seule cause de sa condamnation était la sollicitude exagérée de quelques personnes pour la sûreté de la reine d’Angleterre ; enfin, elle conjurait Élisabeth de lui répondre une ou deux lignes de sa main. Si la fille de Henri VIII reçut cette lettre touchante, elle n’y répondit pas, même pour assurer à sa parente qu’elle ne mourrait que de la mort ordonnée par la loi.

La nouvelle se répandit bientôt que la hache était suspendue sur la tête de la reine Marie, et que sa chute dépendait seulement du bon plaisir de la reine Élisabeth. Le roi d’Écosse, quels que fussent ses sentiments à l’égard de sa mère, se sentit ému par la voix de la nature, par le respect de lui-même, par sa réputation aux yeux du monde, et sans doute aussi par un certain degré d’affection filiale, que toutefois nous ne pouvons supposer avoir été chez lui « une passion singulièrement ardente » comme l’appelle Camden, et ne s’abstint pas plus long-temps de faire entendre des représentations de nature à ébranler le dessein d’Élisabeth. Il se plaignit énergiquement de l’indignité et de l’injustice avec lesquelles la reine d’Écosse, princesse issue en outre du sang royal d’Angleterre, avait été jugée par une commission de sujets anglais.

Le représentant de Jacques à la cour d’Élisabeth était alors ce fameux Archibald Douglas, qui, après son acquittement illusoire, et contrairement à toute décence, avait obtenu, on doit se le rappeler, d’être envoyé en Angleterre comme ambassadeur d’Écosse.

Mais Jacques vit combien il serait scandaleux de charger du soin d’intervenir en faveur de sa mère une créature de Morton, ennemi le plus implacable de Marie Stuart ; et il le confia à un homme qui semblait devoir être plus zélé pour la cause de cette princesse. Les réclamations de son fils contre les rigueurs dont elle était devenue victime, furent d’abord présentées par l’intermédiaire de William Keith. Jacques l’envoya extraordinairement pour réclamer contre le jugement de sa mère, et l’autorisa à ajouter que, tout nouveau qu’était un procédé semblable, il serait encore plus étonnant qu’on osât, d’après un jugement ainsi rendu, mettre à mort une princesse indépendante de toute autorité. Comme ces remontrances ne produisirent pas d’effet, Jacques, par de nouvelles instructions, chargea Keith de déclarer combien il trouvait injuste la condamnation de sa mère, et de prévenir Élisabeth que, si elle était exécutée, ce serait à lui-même qu’appartiendrait, d’après les lois de la nature et de l’honneur, la vengeance d’un tel crime, puisque recevoir tranquillement une si abominable injure sans user des plus terribles représailles, le couvrirait de honte aux yeux et de son peuple et des nations étrangères. Keith demanda donc que du moins l’exécution fût différée jusqu’à ce que son maître envoyât un ambassadeur avec des offres qui donneraient satisfaction à Élisabeth et en même temps sauveraient la vie de sa mère. Lorsque cette demande, ainsi accompagnée de menaces, fut soumise à Élisabeth, elle entra d’abord dans une si vive colère, qu’il s’en fallut peu qu’elle ne chassât Keith de sa présence ; après avoir réfléchi, toutefois, elle répondit qu’elle consentait à attendre « quelques jours » les propositions qu’un nouvel ambassadeur du roi Jacques pourrait lui apporter, et à suspendre jusque-là l’exécution du jugement qui condamnait Marie à la peine de mort.

Le ton de farouche fureur avec lequel la reine d’Angleterre s’exprima, paraît avoir abattu soudain l’énergie du roi d’Écosse. Dans une lettre subséquente à William Keith, il désavoua toute intention d’avoir voulu intimider Élisabeth par des menaces, et protesta qu’aucun des arguments par lesquels il avait plaidé sa cause n’avait eu pour but de blesser sa marraine. Il déclara croire qu’elle n’était pas libre d’agir dans cette affaire comme bon lui semblait, ni de suivre les clémentes et généreuses inspirations de son cœur ; mais qu’au contraire il savait que violence lui était faite par des gens qui ne cessaient de lui représenter le péril de sa vie. Jacques affirmait donc qu’il n’imputait à Élisabeth, ni personnellement, ni directement, le blâme de ce qui était arrivé ; seulement il la priait de suspendre toute mesure de rigueur contre sa mère jusqu’à l’arrivée du maître de Gray, ambassadeur spécial pour la circonstance, et par l’intermédiaire duquel il proposerait des conditions qui lui semblaient suffisantes pour protéger les jours de Marie.

Ce langage beaucoup radouci, délivra Élisabeth d’un embarras qu’elle pouvait naturellement regarder comme immense ; car une rupture immédiate avec l’Écosse, alors qu’elle avait tant à craindre du continent, rupture jointe à l’existence d’un parti catholique au sein de son propre royaume, n’aurait pu, pour peu qu’elle réfléchît, n’exciter que son indifférence, quelque disposée qu’elle fût par caractère et par habitude à répondre aux menaces par un défi. D’ailleurs, le ton nouveau de la dernière missive de Jacques semblait indiquer qu’il ne voulait que jouer aux yeux du monde le rôle d’un fils respectueux et que défendre son honneur dans l’opinion de ses sujets. Sans doute, pourvu qu’il s’acquittât de ce qui était dû à la décence, il n’exécuterait aucune de ses menaces. Cette dette une fois payée par lui, Élisabeth conjecturait que, selon toute vraisemblance, le ressentiment du roi d’Écosse, dans le cas de l’exécution de sa mère, ne serait ni violent ni durable. Elle croyait pouvoir aussi fonder sur l’ambassade de Gray dont depuis long-temps elle s’était assuré la faveur, l’espoir assez certain que si la condamnation rendue contre Marie venait à être exécutée, la colère de son fils ne prendrait un caractère ni bien vif ni bien dangereux. Gray fut effectivement dépêché en Angleterre ; mais les suggestions du conseil d’Écosse, plutôt qu’aucune prudence de la part du roi lui-même, forcèrent Jacques de donner à ce seigneur un collègue qui probablement remplirait sa mission avec conscience. C’était sir Robert Melville, qui, ancien et fidèle serviteur de la couronne, devait certes déployer en faveur de la reine beaucoup plus de zèle que le vénal Gray. Les deux ambassadeurs extraordinaires partirent donc pour la cour d’Élisabeth, chargés de propositions par lesquelles Jacques espérait obtenir la vie de sa mère ; mais si Melville était enflammé du désir d’arracher au bourreau une maîtresse qui l’avait autrefois comblé de faveur et envers qui sa reconnaissance était sincère, le maître de Gray, comme la suite le prouvera, se proposait un tout autre but.

À leur première audience avec la reine Élisabeth, audience qu’ils n’obtinrent pas sans difficulté, elle leur tint, selon son habitude, un langage sec et ferme. « J’ai été, dit-elle, menacée par le roi d’Écosse dans une lettre qu’il a écrite à William Keith ; je désire savoir si vous êtes chargés de me faire des remontrances de même nature. » Gray répondit que son maître, par une lettre subséquente rédigée en formes moins offensantes, s’était excusé d’avoir écrit la première. Alors, sans autre préambule, la reine entama le sujet de la conférence, mais de manière à rendre toute discussion impossible. « Je suis excessivement fâchée, dit-elle d’un ton bref et fier, qu’on ne puisse trouver un moyen d’épargner la vie de la mère de votre roi, sans mettre mes jours en péril. Je voudrais que nous réussissions toutes deux, mais il faut que l’une de nous meure. » Comme elle semblait parler avec colère, les ambassadeurs n’ouvrirent pas la bouche et se retirèrent pour cette fois.

À une seconde audience, la reine leur demanda ce qu’ils avaient à lui proposer de la part de Jacques, et ajouta dédaigneusement qu’une chose long-temps désirée fait plaisir quand elle arrive. Le maître de Gray pria alors Élisabeth de leur dire si la reine Marie vivait encore, car le bruit courait déjà qu’elle était morte. » Pour le moment, répliqua Élisabeth, je crois qu’elle vit ; mais je ne puis promettre qu’elle vive dans une heure. » Gray reprit que les propositions de son maître consistaient à engager sa royale parole en garantie de la future conduite de sa mère, et à donner en otage les principaux nobles de son royaume pour empêcher qu’aucun complot, aucune intrigue, ne fût tramée contre la reine Élisabeth avec son approbation ; ou, s’il plaisait à Élisabeth de renvoyer Marie en Écosse, le roi Jacques promettait que sa mère renonçait à toute espèce de prétentions sur le royaume anglais. La reine, appelant Leicester et ses autres ministres qui étaient réunis dans une pièce voisine, leur répéta, d’un ton de dédain et comme si elles lui semblaient fort insuffisantes pour l’occasion, les offres du roi d’Écosse. Gray en profita pour demander en quoi Marie paraissait si dangereuse à Sa Majesté la reine d’Angleterre. – « En quoi ! s’écria vivement Élisabeth ; en ce qu’elle est papiste et que j’entends dire à chaque instant qu’elle me succédera au trône. » Gray répliqua que la mère de Jacques était prête à se dépouiller d’un tel droit en faveur de son fils, mais énoncer comme réels les titres de Marie à l’héritage de la couronne d’Angleterre enflamma plus encore Élisabeth. « Marie, repartit-elle aussitôt, ne possède aucun titre semblable ; on l’a déclarée incapable de succession. » – « À supposer qu’il en soit ainsi, rétorqua l’ambassadeur écossais, vous n’avez plus rien à craindre des papistes, car ils ne peuvent plus espérer rien d’un droit héréditaire qui à été annulé, et par là, tombe la raison que la vie de votre parente soit dangereuse à celle de Votre Majesté. ». – « Quoique le droit de Marie, répliqua Élisabeth, soit en effet annulé, les papistes ne voudront jamais convenir qu’il n’existe plus. » – « Cependant, s’il en est ainsi, reprit le maître de Gray, et que la reine d’Écosse, du consentement de tous ses amis, abdique tous ses droits d’hérédité en faveur de son fils Jacques, elle ne pourra plus ni prétendre désormais à les exercer en son propre nom, ni trouver l’appui dont elle aura besoin pour le faire. » Élisabeth prétendit d’abord ne pas comprendre ce qu’on lui proposait. Le comte de Leicester se chargea de le lui expliquer. « Gray, dit-il, vous propose que le roi d’Écosse soit substitué aux droits de sa mère. » La reine entra, à ces mots, dans un des accès de fureur auxquels elle était si sujette. – « Est-ce là ce que vous voulez dire ! s’écria-t-elle ; de cette façon, je me trouverais encore plus exposée qu’auparavant. Oui, par la passion de notre Seigneur, continua-t-elle avec véhémence, ce serait moi-même me couper la gorge ! Mais votre roi ne montera jamais sur mon trône : il ne deviendra même jamais mon héritier présomptif. » – « Pourtant, répliqua Gray, le roi d’Écosse aura nécessairement droit à l’héritage de Votre Majesté dès qu’il succédera par la mort de sa mère aux droits de toute espèce qu’elle peut avoir. L’acte de rigueur auquel nous vous prions de n’en pas venir n’aura donc pour effet que de hâter par rapport au fils de la reine Marie Stuart une position que Votre Majesté semble ne pas envisager avec beaucoup de faveur. »

Sentant tout ce qu’elle perdait de terrain dans cette discussion logique, Élisabeth renonça à poursuivre davantage un débat où elle avait évidemment le côté faible, et prit en ces termes congé des ambassadeurs : – « Que votre roi se rappelle tout ce que j’ai fait pour lui, et combien de temps, à partir du moment même de sa naissance, j’ai maintenu sa couronne sur sa tête. Je suis décidée pour ma part à observer avec fidélité l’alliance qui subsiste entre nos deux royaumes. Si c’est le roi d’Écosse qui la viole, il commettra une énorme faute. » Après avoir prononcé ces paroles comme dernière expression de sa volonté, elle allait sortir de l’appartement ; mais sir Melville la retint et la supplia de suspendre l’exécution. « Non, pas d’une heure ! » répliqua-t-elle avec cet accent impérieux qui ne l’avait pas quittée de toute la conférence.

Il est à peine besoin de faire remarquer au lecteur combien Élisabeth reçut différemment, d’une part, les adresses par lesquelles la chambre des pairs et la chambre des communes la pressaient de hâter l’exécution de Marie, de l’autre, les instances des ambassadeurs écossais pour qu’elle fût différée. Ce fut avec l’affectation d’une sensibilité féminine qu’elle répondit à la requête des membres du parlement, et qu’elle conjura ses fidèles sujets de ne pas trop insister sur un sujet si pénible ; mais que répliqua-t-elle aux prières des envoyés de Jacques ? – « Non, pas d’une heure ! » et cela du ton d’une lionne qui a saisi sa proie.

On peut croire que dans cette entrevue Gray exposa véritablement les offres dont Jacques son maître l’avait chargé, et certes il raisonna sur la question avec autant de logique que de force ; mais en établissant le débat sur les droits de succession au trône d’Angleterre, qui par la mort de Marie devaient passer au roi d’Écosse, évidemment et peut-être à dessein amena-t-il en discussion le sujet le plus désagréable à la reine Élisabeth et le plus propre à piquer son dépit. Un si fin diplomate que Gray ne fût pas tombé dans une si grande faute par simple hasard, et il en faut conclure que le succès de sa mission ne lui tenait nullement au cœur.

Dès que la nouvelle de cette orageuse conférence parvint à Jacques, il prit un ton plus digne d’un prince indépendant qui plaidait pour une mère, que celui qu’il n’avait jusqu’alors osé prendre. Dans une lettre tout écrite de sa main qu’il adressa au maître de Gray il tient le langage ferme et convenable que voici : – « Ne mettez plus autant de réserve à réclamer en faveur de ma pauvre mère, car vous n’en avez déjà que trop mis, et ne croyez pas que vous puissiez rien faire de bien si elle perd la vie, car alors adieu la prolongation de notre bonne intelligence avec l’Angleterre. Si donc vous êtes jaloux de conserver ma faveur, n’épargnez en cette occasion ni peine ni franchise ; mais lisez mes premières dépêches à William Keith (il faisait là allusion à la lettre dont Élisabeth s’était offensée comme renfermant des menaces), et conformez-vous ponctuellement aux instructions qu’elles contiennent. Enfin, que je voie aujourd’hui ou jamais les résultats de votre grand crédit à la cour anglaise. Sur ce, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte garde. »

Mais avant que ce mandat fût transmis au maître de Gray, il avait adopté un système de conduite bien différent. Son crédit en Angleterre, dont lui parlait le roi Jacques, reposait sur une tout autre base que sur sa fidélité envers son maître, ou sur son dévouement à l’honneur et aux intérêts de son pays. Pour qu’un étranger possédât les bonnes grâces d’Élisabeth et de ses ministres, il lui fallait nécessairement se conformer avec docilité aux désirs et même aux ordres de cette orgueilleuse souveraine. Or, Gray avait un de ces caractères flexibles qui savent toujours plier au besoin. Il écouta complaisamment les insinuations par lesquelles Leicester et les autres conseillers anglais cherchèrent à lui persuader que si, d’une part, l’intervention du roi en faveur de sa mère était naturelle et louable, de l’autre, cependant, il ne lui fallait ni insister sur un pareil point de manière à s’aliéner la bienveillance d’Élisabeth, ni, pour tout dire en un mot, pousser les choses au-delà de ce qui était besoin pour garantir à son maître la réputation d’un fils affectueux et zélé. Ainsi, en effet, Jacques resterait libre, quoiqu’il arrivât, de conserver l’amour et l’amitié d’Élisabeth qui, dût-elle ordonner l’exécution de sa mère, serait encore l’alliée dont le secours, ou l’ennemie dont la haine pourrait le plus servir ou compromettre ses intérêts. L’envoyé d’Écosse devina sans peine ce qu’on attendait de lui ; et convaincu peut-être que son souverain n’avait point la noble fermeté de résolution qui caractérisa la plupart des prédécesseurs de Jacques, il ne dissimula guère aux ministres anglais que par l’exécution immédiate de la sentence prononcée contre Marie, ils ne s’exposeraient à une inimitié ni bien redoutable ni bien ardente de la part de son maître. Il répéta plusieurs fois cette phrase latine : « mortua non mordet », c’est-à-dire « une morte ne mordra pas », et ne se fit aucun scrupule d’assurer à ceux des ministres qu’il connaissait de longue date, que vraisemblablement son maître pardonnerait bientôt une chose qu’il ne pourrait ni réparer ni punir. Il promit même sa médiation pour apaiser le ressentiment de Jacques, et se chargea d’extirper de son esprit toute idée de vengeance. On présume bien que, pendant le cours de ces honteuses manœuvres qui tendaient à faire échouer le principal objet de son ambassade, Gray cacha à son collègue Melville la duplicité du rôle qu’il jouait avec les ministres anglais.

D’autres moyens furent mis en jeu pour conjurer les menaces hostiles du roi d’Écosse. Walsingham, si fameux par son habileté et sa prudence diplomatiques, écrivit à Jacques pour lui témoigner sa surprise de l’ardeur qu’il mettait à défendre sa mère, lorsque les honnêtes et pieux protestants que la nation anglaise comptait dans son sein s’accordaient unanimement à regarder la vie de cette princesse comme incompatible avec le salut du protestantisme dans les deux royaumes de la Grande-Bretagne ; il le conjurait aussi de ne pas détruire la paix publique ou troubler l’état florissant des églises réformées d’Angleterre et d’Écosse, en prenant trop à cœur la mort d’une parente dont les jours étaient condamnés non-seulement par les lois, mais par une inévitable nécessité.

De toutes les indications qui précèdent, le roi Jacques devait conclure que la tête de sa mère tomberait prochainement sous la hache du bourreau ; et il est probable qu’aucune mesure de sa part, à moins d’être beaucoup plus énergique que les résolutions de son conseil ne l’étaient d’habitude, n’aurait pu préserver Marie de l’échafaud. Il garda cependant les convenances de sa position, et, rappelant ses ambassadeurs de la cour d’Angleterre, ordonna au clergé d’Écosse de prier publiquement pour sa mère. Rien, certes, dans un tel ordre, qui pût offenser la religion, car ces prières publiques, dont il fixa la forme, consistaient à demander qu’il plût à Dieu d’illuminer Marie de la lumière de sa vérité, et de la garantir du péril évident qu’elle courait. Le clergé, néanmoins, se souvenant des croyances catholiques de la reine, et de l’aversion que les premiers fondateurs de l’église écossaise lui portaient, eux qui avaient si puissamment contribué à sa chute du trône, refusa d’obéir à cette requête si naturelle du souverain. Dans la capitale surtout la désobéissance fut si universelle, que Jacques, afin d’entendre au moins une fois recommander le salut de sa mère aux prières de ses sujets, se vit contraint de fixer à l’archevêque de Saint-André un jour où il prêchait devant lui. Mais il fut encore désappointé. Un jeune enthousiaste, nommé Cooper, qui se destinait à l’église, mais n’avait pas encore reçu l’ordination, envahit la chaire, aux applaudissements, dit-on, de l’assistance, et empêcha le prélat lui-même d’y monter.

Le roi, arrivant à l’heure marquée, et voyant la chaire prise d’assaut, interrompit l’audacieux prédicateur pour lui adresser ces paroles pleines de modération : – « Vous remplissez là, maître John, un devoir dont j’avais chargé un autre que vous ; mais si votre intention est d’obéir à l’ordre que nous avons publié récemment et de prier pour notre mère, libre à vous de continuer. » À cela Cooper répondit qu’il ferait ce que l’esprit divin lui suggérerait de faire. On lui commanda aussitôt de descendre, et, comme il refusait, le capitaine de la garde reçut ordre de l’arracher de la chaire. Lorsque le jeune enthousiaste entendit cette injonction sortir de la bouche de Jacques, il s’écria que la violence dont il était victime témoignerait contre le roi au jour du jugement dernier[20].

L’archevêque de Saint-André monta alors en chaire, et, par l’éloquence d’un sermon où il insista sur le devoir de prier pour tout le monde, apaisa le tumulte que cette scène extraordinaire avait excité parmi les fidèles qui remplissaient le temple.

Il n’est pas improbable que si, au lieu de se quereller avec son clergé sur le mode plus ou moins convenable de demander au ciel le salut de sa mère, Jacques avait daigné recourir à des moyens de protection terrestre, et faire appel à ses sujets dans une circonstance si nationale, il aurait pu, en l’espace de temps le plus court, réunir sur la frontière une armée de quarante mille hommes, qui, probablement, n’auraient pas vu de sang-froid le sang de la mère de leur souverain couler sur l’échafaud par ordre d’une puissance étrangère.

Nous avons exposé avec détail quels efforts Jacques tenta pour sauver la vie de sa mère, car c’est une partie intéressante de l’histoire d’Écosse ; ceux que d’autres souverains tentèrent dans le même but peuvent se raconter en peu de mots. Le roi de France, quoique ennemi de la maison de Guise, ne put, n’aurait-ce été que par décence, s’empêcher d’intervenir à cette occasion ; mais les arguments de Bellière, son ambassadeur, ne furent pas assez vigoureux pour faire beaucoup d’impression sur Élisabeth, qui, connaissant d’ailleurs la haine de Henri III contre le cardinal de Lorraine et contre ses frères, crut pouvoir ne pas s’alarmer vivement des remontrances qui vinrent de ce côté.

Mais, quoique les représentations des cours étrangères n’eussent exercé sur elle aucun empire, Élisabeth sembla, lorsque le moment décisif fut arrivé, hésiter à frapper le coup fatal. Sous quelque point de vue qu’elle l’envisageât dans le fond de sa conscience, et de quelque prétexte même qu’elle sût le colorer aux yeux de la nation anglaise, elle ne pouvait être indifférente au déshonneur, dont la mort de Marie ternirait probablement sa renommée dans les divers pays de l’Europe. Elle n’était pas, non plus, tout à fait sûre de l’Écosse ; car quoique le maître de Gray prétendît que le ressentiment qu’éprouverait Jacques de l’exécution de sa mère ne serait pas de longue durée, cependant Melville, dont elle connaissait le caractère honorable, avait tenu un langage différent ; et le rappel des ambassadeurs écossais semblait annoncer une guerre, pour laquelle la reine anglaise, assiégée comme elle l’était par ses ennemis du continent, devait ne pas se trouver parfaitement en mesure.

Au reste, quoiqu’aucune de ces craintes qui avaient pu d’abord la jeter dans l’hésitation ne se fût réalisée, Élisabeth, comme tant d’autres en même circonstance, paraît avoir senti son courage faiblir quand elle approcha de l’accomplissement du crime qu’elle avait si long-temps médité. Le doute de pouvoir, quoiqu’elle imposât à son peuple par des méfiances et des frayeurs chimériques, tromper aussi aisément le reste de l’Europe, devait lui inspirer de la répugnance à frapper le grand coup ; et aux craintes pour sa réputation se mêlait sans doute quelque sensibilité féminine, quelque pudeur à verser le sang de la captive, sa parente. Quoique dans un accès de colère, et dans la chaleur de la discussion, elle eût refusé à Melville le délai même d’une heure, néanmoins, de sang-froid, elle balançait à ordonner l’exécution, et peut-être n’était-elle pas fâchée pour son honneur qu’on sût qu’elle soutenait une lutte difficile entre son humanité et ce qu’elle appelait son respect pour la justice. Mille symptômes trahissaient son inquiétude et sa présomption : tantôt on la voyait errer d’un pas inégal à travers son palais, tantôt on la trouvait seule et plongée dans ses réflexions, tantôt on lui entendait prononcer à mots entrecoupés des phrases énigmatiques qui exprimaient son indécision. « Aut fer, aut feri, ne feriare feri ! » répétait-elle sans cesse. Ces paroles empruntées à quelqu’une des devises du temps et dont le sens est : « frapper ou être frappé, ne pas frapper ou périr, » servaient à exprimer l’incertitude qui remplissait l’esprit d’Élisabeth. Pendant ce temps-là, on répandait différents bruits de nature à entretenir l’alarme publique, et à persuader au peuple d’Angleterre que la mort de Marie était la vie d’Élisabeth, et la vie de Marie la mort de la souveraine, sa sœur. Des assassins, disait-on, étaient payés par l’ambassadeur français pour poignarder la reine ; la flotte espagnole, prétendait-on un jour, avait pénétré jusque dans le havre de Milford ; le lendemain, c’était que le duc de Guise avait débarqué dans le comté de Sussex ; le reste de la semaine, c’était l’invasion d’une armée écossaise, c’était l’insurrection des provinces du nord, c’était le feu mis à un quartier de Londres, c’était la mort même d’Élisabeth. Le peuple, tour à tour épouvanté par ces différents bruits, devenait de plus en plus furieux, et demandait à haute voix la mort de Marie, comme seul remède possible aux convulsions qui menaçaient l’Angleterre.

Ce fut donc avec l’assentiment unanime de ses sujets, ou, plutôt, par condescendance à leurs prières, qu’Élisabeth se résolut, enfin, à signer l’ordre de l’exécution de Marie.

Le soin officiel de rédiger cette pièce échut à William Davidson, un des principaux secrétaires-d’état, qui était destiné par un tour de passe-passe politique, à devenir la victime de la duplicité d’Élisabeth en cette circonstance. Davidson, conformément à des instructions que le lord amiral lui avait données, prépara l’ordre d’exécution de manière à ce qu’il n’y manquât plus que la signature de la reine, et le lui présenta à signer avec d’autres papiers. Élisabeth mit tout de suite la main dessus. Elle en prit lecture, le signa, et, l’ôtant de dessous ses yeux, demanda au secrétaire si, au fond du cœur, il n’était pas fâché que ce fût fini. Le sens de sa réponse est facile à deviner. « Puisque la vie de Marie, répondit-il, est incompatible avec la sûreté d’Élisabeth, je préfère la mort de la coupable à celle de l’innocente. » Elle lui commanda alors d’apposer le grand sceau à l’ordre d’exécution, et de le porter, ainsi légalisé, au lord chancelier du royaume qu’il engagerait de sa part à en faire usage le plus secrètement possible. « En passant, ajouta-t-elle d’un ton enjoué, vous pourrez le montrer à Walsingham qui mourra de chagrin après l’avoir lu. Elle témoigna ensuite le désir que l’exécution n’eût lieu ni dans la cour, ni sur la pelouse du château, mais dans la grand’salle de Fotheringay ; et, par ces recommandations positives, ne laissa à Davidson aucun doute qu’elle ne fût sérieusement décidée à la scène sanglante dont elle présidait ainsi tous les détails.

Au moment où Davidson partait avec ces instructions, la reine le rappela, et, après s’être plainte de sir Amias Paulet, qui, prétendit-elle, aurait pu lui épargner tant de tracas, elle le chargea de sonder, de concert avec Walsingham, les dispositions des gardiens de la reine Marie, et de leur suggérer le bon service qu’ils pouvaient lui rendre en anticipant sur l’ordre d’exécution.

Une lettre, rédigée dans le but qu’Élisabeth désirait, et signée des noms de Walsingham et de Davidson, fut donc écrite à sir Amias Paulet et à sir Dren Drury, qui étaient alors chargés conjointement de la garde de l’infortunée Marie Stuart.

Le contenu en est aussi extraordinaire que celui d’aucune des nombreuses missives qui aient été jamais dictées par la rouerie politique. « La reine, dit cette inconcevable épître, semble, d’après quelques discours qu’elle à récemment tenus, trouver que vous n’êtes peut-être ni assez jaloux, ni assez soigneux de ses intérêts, en ce que vous n’avez pas depuis le temps, de vous-mêmes et sans autre instigation, imaginé quelque moyen d’abréger la vie de cette reine. En négligeant de le faire, Élisabeth a observé qu’outre une espèce de manque d’amour pour elle, les gardiens de Marie n’avaient pas pour le salut de la religion et pour le bien public tout le soin qu’ils devraient avoir, surtout lorsqu’ils auraient pu, pour l’acquit de leur conscience, se croire autorisés à agir comme on leur reproche de ne l’avoir pas fait ; oui, suffisamment autorisés par le serment qui liait tous les membres de l’association royaliste et les obligeait de mettre Marie à mort, dans le cas que le crime d’avoir voulu attenter aux jours d’Élisabeth serait prouvé contre elle. À la cour, continue la lettre, on est vivement blessé de ce que des gens qui, comme vous prétendent chérir leur souveraine, continuent encore, faute de remplir leur devoir, c’est-à-dire d’assassiner en secret leur prisonnière, à laisser la peine de lui arracher la vie retomber sur Élisabeth elle-même, dont l’aversion à répandre le sang est si bien connue, et à qui vous pourriez bien supposer plus encore de répugnance à verser celui d’une parente et d’une royale sœur. » Cette singulière lettre, dans laquelle on conseillait à deux hommes de qualité et d’honneur de commettre un assassinat par dévouement à la reine Élisabeth et par déférence pour sa sensibilité, ne produisit aucun effet sur ceux qui la reçurent.

Paulet, dans la réponse qu’il fit en son seul nom, quoique la missive portât également l’adresse de Drury, se lamente d’avoir assez vécu pour voir le malheureux jour où il est requis par sa souveraine de faire un acte également défendu par la loi de Dieu et par celle des hommes. Il déclare que ses biens et sa vie sont à la disposition de Sa Majesté, que même il ne veut continuer à en jouir qu’avec la certitude de n’avoir pas démérité de sa faveur ; « mais Dieu me garde, continue-t-il, de charger ma conscience d’un si énorme forfait, de léguer à mes descendants une tache si honteuse, et de souiller ma main d’un sang qu’aucune loi, aucun ordre ne m’autorisent à répandre ! » Élisabeth fut grandement désappointée de trouver un caractère si scrupuleux chez un homme qu’elle croyait dépourvu de tout scrupule. Elle avait coutume d’appeler Paulet « son fidèle Amias, son tout dévoué serviteur ; c’était, disait-elle, avec la plus vive tendresse que son cœur reconnaissant avait agréé le zèle infatigable et la continuelle surveillance, la sage sévérité et l’irréprochable conduite qui avaient distingué Amias dans une charge aussi dangereuse et aussi importante que celle de garder la prisonnière Marie. » Mais, quand elle apprit qu’il se faisait prier pour une affaire qu’un coup de poignard dans le sein de sa captive pourrait finir, il devint « un drôle délicat et consciencieux qui promettait beaucoup et n’accomplissait rien. » Élisabeth accusa même de parjure Amias et les gens qui comme lui voulaient, malgré la teneur du serment d’association, rejeter sur leur reine tout l’odieux d’une affaire désagréable. Elle proposa encore cependant de consommer la chose par un meurtre privé, et parla à Davidson d’un certain Wingfield qui s’en chargerait volontiers. Le secrétaire eut assez de peine à la convaincre que si elle usait d’une voie si violente et si secrète pour se défaire de sa captive, il ne fallait pas qu’elle conçuût l’espoir d’échapper aux soupçons et aux murmures qui s’élèveraient de toute part contre un semblable procédé.

Abandonnant dès lors tout projet d’assassinat dans l’ombre, Élisabeth résolut de suivre au grand jour la route que les commissaires chargés du jugement de Marie avaient déjà frayée en quelque sorte ; mais, en même temps, elle se promit d’ordonner l’exécution publique de la sentence de mort, de manière à ce que l’ordre parût, autant que possible, être émané de ses seuls ministres, et n’avoir entraîné presque aucune co-opération de sa part. La première fois qu’elle eut à travailler avec Davidson, elle s’étendit complaisamment sur les périls dont elle était assiégée chaque jour, déclara qu’il était temps et plus que temps d’en finir, protesta avec serment que c’était une honte pour eux tous de n’en avoir pas encore fini, et chargea Davidson de rédiger une lettre qui autorisât Paulet à consommer l’exécution. Davidson répondit qu’une telle lettre était inutile et que l’envoi de l’ordre depuis long-temps rédigé suffisait.

Le secrétaire s’imaginant donc qu’il allait rendre un véritable service à Élisabeth, mit l’ordre sous les yeux du conseil ; et, après en avoir pris connaissance, les conseillers, n’écoutant, à ce qu’ils prétendirent, que leur zèle pour la sûreté de la reine, mais plutôt, cédant au désir de combler le plus ardent de ses vœux, signèrent, en vertu de leur autorité comme ministres, une lettre par laquelle ils donnaient aux comtes de Shrewsbury et de Kent, ainsi qu’au shérif du comté de Northampton, plein pouvoir de mettre à mort la reine Marie, selon que le jugement rendu contre elle l’ordonnait. Le mandat définitif fut rédigé de la main d’un nommé Beale, secrétaire du conseil des ministres, qui s’était toujours distingué par ses manières dures, par son zélé puritanisme, et par son inimitié implacable contre la reine d’Écosse.

Tandis qu’Élizabeth balançait ainsi, non entre le remords et le désir de commettre le crime, mais sur le mode dont il serait exécuté, Marie se préparait à la mort avec toute la dignité d’une reine et la contenance d’une martyre. La lettre touchante qu’elle avait écrite à Élisabeth, et que nous avons déjà rapportée, n’avait pas obtenu de réponse ; la fille de Henri VIII ne convint même jamais de l’avoir reçue. L’assistance d’un confesseur, c’est-à-dire d’un prêtre de sa religion, quoique réputée par les catholiques essentielle au salut, lui était refusée par le sombre puritanisme de l’époque. On lui offrait à dire vrai les secours spirituels d’un évêque et d’un doyen protestants, mais sa foi lui interdisait tout rapport de dévotion avec ces ecclésiastiques.

Sans autre aide donc que celle de son inébranlable courage, elle se prépara à mourir comme elle s’était naguère préparée à paraître devant ses juges. Elle accueillit avec la plus noble tranquillité les comtes de Kent et de Shrewsbury, lorsqu’ils vinrent lui annoncer qu’elle mourrait le lendemain. « Je ne pensais pas leur dit seulement Marie, que ma royale sœur dût jamais donner à son bourreau l’ordre de me trancher la tête ; mais l’âme que l’idée de la mort fait frémir est indigne du ciel. » Elle employa la soirée à écrire son testament, à mettre ordre à ses affaires ici bas, et à consoler ses femmes qu’accablait une poignante douleur.

Son sommeil, pendant la dernière nuit qu’elle passa en ce monde, fut profond. Elle se leva de grand matin le jour fatal, et se livra aussitôt à des exercices de piété. Vers huit heures, lorsque le shérif vint la chercher, il la trouva encore agenouillée devant le crucifix. Elle le suivit d’un visage calme et d’un port majestueux. Sa toilette était un complet vêtement de deuil, qu’ornaient quelques bijoux. Tandis qu’elle descendait pour se rendre au lieu du supplice, son majordome, qui se nommait Melville, tomba à genoux devant elle, et, d’une voix entrecoupée de sanglots, déplora que ce fût à lui d’aller porter en Écosse la nouvelle de sa malheureuse fin. « Ne te lamente pas, bon Melville, dit la reine ; mais plutôt réjouis-toi, car tu verras aujourd’hui Marie Stuart affranchie de toutes les misères terrestres. Rends témoignage que je meurs fidèle à ma religion, fidèle à ma tendresse pour l’Écosse et pour la France. » Elle lui recommanda ensuite d’être envers son fils un sujet dévoué, et de l’engager à ne pas interrompre ses relations amicales avec la reine Élisabeth. Elle obtint des comtes qui étaient venus présider à son exécution la promesse que le partage de ses effets entre ses serviteurs aurait lieu conformément à ses désirs. Elle eut beaucoup plus de peine à obtenir pour une ou deux de ses femmes la permission de la suivre jusqu’au bas de l’échafaud ; et, pour que cette triste faveur leur fût enfin accordée, il leur fallut se porter garantes qu’elles ne troubleraient pas de leurs cris la lugubre scène qui approchait. La grande salle du château de Fotheringay, tendue de noir pour la circonstance, était le lieu où devait tomber la tête de Marie ; sur une estrade assez basse placée au centre, on voyait le billot et la hache, l’exécuteur et son aide ; instruments et acteurs tout était prêt pour la tragédie sanglante qui allait suivre.

Marie monta sur l’échafaud, et s’asseyant dans un fauteuil qu’on avait eu l’attention d’apporter pour elle, écouta avec indifférence la lecture du jugement qui la condamnait à la peine capitale. Elle refusa de nouveau l’assistance des ecclésiastiques protestants qui ne cessaient avec un zèle bien intentionné sans doute, mais hors de propos, d’exposer à ses oreilles la différence de leurs deux églises et la supériorité due à la leur sur la sienne. Elle lut ensuite quelques prières latines dans un livre d’heures catholiques appelé « office de la sainte vierge », après quoi, elle se leva pour achever ses préparatifs de mort. Comme un des bourreaux lui proposait ses services, elle le repoussa avec douceur en lui disant qu’elle n’était accoutumée ni à être servie par de tels valets-de-chambre, ni à faire sa toilette devant une si nombreuse compagnie. En ce moment des sanglots étouffés partirent du côté de ses femmes ; Marie se tourna tranquillement vers elles et leur rappela s’être engagée à ce qu’elles gardassent le silence. Quand elle se fut dépouillée de son voile et des autres vêtements qui pouvaient gêner l’exécuteur, elle s’agenouilla sur le billot d’un air tout-à-fait résigné, et sa tête fut séparée de son corps en deux coups. Un bichon favori ne put être arraché du corps de sa maîtresse. L’exécution finie, le shérif prononça la formule d’usage : « Ainsi périssent tous les ennemis de la reine Élisabeth ! » mais il n’y eut que le comte de Kent qui retrouva assez de voix pour répondre : « Amen ! » Tout le reste des spectateurs était plongé dans les larmes et les gémissements.

Telle fut la mort de Marie, reine d’Écosse. Il est dans la première moitié de sa vie beaucoup de points que l’histoire transmet à la postérité comme autant d’énigmes qui n’ont pas encore reçu de solution satisfaisante, car jusqu’à présent on les a expliqués et toujours on les expliquera plutôt suivant ses préjugés et ses passions qu’avec le calme et la bonne foi des juges impartiaux.

La grande faute qu’elle commit en épousant Bothwell, lorsqu’on le soupçonnait généralement d’avoir participé au meurtre de Darnley, jette sur sa réputation une tache que nous en voudrions vainement effacer. Certes la jonglerie misérable de l’engagement juré à la taverne d’Ainslie ne saurait beaucoup mitiger notre censure, qui tombe encore moins devant la prétendue contrainte exercée envers la reine quand Bothwell l’emmena à Dunbar. Quant aux excuses qu’elle peut tirer de la brutale ingratitude de Darnley, de la perfidie et de la cruauté des nobles les plus intraitables qui existèrent dans aucun siècle, ou des mœurs d’une époque dans laquelle l’assassinat était souvent regardé comme une vertu et la vengeance comme l’acquittement d’une dette sainte, c’est à la charité du lecteur d’en décider. Mais ce qu’on doit dire c’est que, si une vie de captivité et de misères, vie qu’elle endura avec une patience presque angélique depuis le 15 juin 1567, jusqu’au 8 février 1588, jour de sa mort, peut expier des crimes et des fautes du genre de ceux qu’on lui impute, jamais pareille expiation n’a été plus rigoureusement soufferte que par Marie Stuart.

CHAPITRE XVI.

La mort de la reine Marie est un sujet de réjouissances publiques en Angleterre. – Mais Élisabeth feint d’en être surprise et chagrine. – Elle envoie Carey la disculper auprès du roi d’Écosse. – L’ambassadeur n’est pas admis en présence de Jacques, mais il lui fait parvenir les excuses de sa maîtresse. Élisabeth met tout le blâme sur le comte de Davidson, pour qui c’est une cause de ruine. – Jacques nourrit d’abord des idées de vengeance, mais les abandonne bientôt. – Sir William Stuart accuse Gray qui est reconnu coupable et banni. – L’Écosse en proie à de sanglantes querelles féodales. – Jacques s’efforce de les apaiser. – Fête donnée à cette occasion par la ville d’Édimbourg. – Les efforts du roi échouent en grande partie. – Querelle de Mar avec les Bruce et d’autres gentilshommes du district de Stirling. – Statut concernant les biens ecclésiastiques, autre relatif à la représentation des barons dans le parlement. – L’Armada espagnole. – Offres de l’Espagne. – Avis de Maitland. – Sort de l’Armada. – Ambassade de sir Henri Sidney. – Insurrection des lords catholiques d’Écosse. – Députation du Danemarck insultée par le comte d’Arran ; la sagesse de sir James Melville apaise les envoyés. – Négociations au sujet d’un mariage entre Jacques et une princesse Danoise, Élisabeth s’y oppose, mais en vain, et il finit par se conclure. – Jacques fait voile pour le Danemarck. – Il s’en justifie par une proclamation singulière. Il se marie à Upsal et revient en Écosse avec sa jeune épouse.

 

Élisabeth ne fut pas plus tôt informée de l’exécution de Marie Stuart, qu’il sembla que vivante ou morte cette infortunée reine devait être un égal sujet de tourment et d’inquiétude pour sa royale sœur. Le peuple d’Angleterre, à dire vrai, apprit la nouvelle avec l’allégresse qu’excite d’ordinaire tout événement qui présage une grande prospérité nationale. Des feux d’artifice, des illuminations et d’autres réjouissances signalèrent le jour où l’on sut que Marie, après dix-neuf ans de captivité, avait cessé de vivre.

Mais la reine n’ignorait point que ces démonstrations de joie étaient trompeuses, et que, d’ailleurs, elle avait à répondre de sa conduite aussi bien à la face de l’Europe qu’à celle de l’Angleterre. Quand elle apprit que l’exécution avait eu lieu, elle affecta le comble de l’étonnement et de la colère ; elle tomba dans un fauteuil, perdit l’usage de la voix et ne la retrouva que pour éclater en cris de regret et de surprise. Elle ne se borna même pas à ces témoignages de douleur ; mais elle revêtit des habillements de deuil, et niant toute participation au supplice de Marie, niant toute connaissance d’un tel acte de rigueur, elle accabla de reproches les membres de son conseil, et d’une voix courroucée les chassa de sa présence. Elle écrivit, de sa main, au roi d’Écosse, une lettre dans laquelle, oubliant qu’elle avait refusé à la prière de Melville, à différer l’exécution, ne fût-ce que d’une heure, elle feignit le plus inconsolable chagrin du lamentable accident, comme elle disait, qui était arrivé à son insu et contrairement à son intention. Cette lettre fut emportée par sir Robert Carey, parent de la reine Élisabeth, qu’on savait jouir d’une faveur particulière auprès de Jacques.

En cette situation des choses, Paulet et Drury eurent fort à s’applaudir de n’avoir, ni pour épargner la délicatesse de leur souveraine, ni pour déployer en sa faveur le comble du dévouement, cédé aux mielleuses paroles par lesquelles Élisabeth les avait excités à l’assassinat de leur prisonnière. En effet, la sévérité dont la reine usa à l’égard de Burleigh et de Davidson, qui avaient autorisé l’exécution d’une manière légale et par un ordre formel, montra clairement que si Paulet et Drury, tombant dans le piége qui leur était dressé, eussent arraché la vie à leur captive par quelque meurtre secret, Élisabeth eût désavoué le crime qu’elle avait elle-même sollicité, leur eût fait expier leur obéissance par la perte de leurs têtes.

Jacques, irrité pour son compte, mais enflammé surtout par l’indignation qu’il voyait régner autour de lui, ne respira d’abord que guerre et vengeance. Carey ne put franchir la limite des deux royaumes, et le roi refusa de l’admettre en sa présence. Il fallut bon gré malgré que la reine Élisabeth digérât cet affront. Par son ordre, Carey expédia au conseil écossais la lettre destinée au roi, avec un exposé de ce qu’elle prétendait les véritables circonstances de l’affaire. Carey protesta au nom de sa maîtresse que malgré les persuasions journalières de ses ministres, malgré les requêtes des deux chambres de son parlement, malgré enfin les cris de sang que son peuple entier poussait presque à toute heure, jamais elle n’avait conçu la pensée de mettre à mort la reine d’Écosse. Néanmoins, comme tous les jours courait le bruit qu’une armée étrangère avait débarqué, que Marie Stuart s’était enfuie de Fotheringay, et mille nouvelles d’un genre non moins alarmant, la reine, par simple mesure de prudence, avait jugé utile de signer un ordre d’exécution et de le remettre à son secrétaire Davidson, mais avait toujours compté qu’il ne sortirait de ses mains que dans le cas d’une invasion du dehors ou d’une insurrection au dedans. Quoique tel fût réellement le projet d’Élisabeth, Davidson n’en avait pas moins, contrairement à ses royales intentions, montré à un des deux d’entre ses ministres l’ordre d’exécution de Marie ; le conseil avait alors tenu séance et pris des mesures pour que l’ordre reçût effet. « Mais la reine d’Angleterre, dit Carey, proteste devant Dieu que la chose s’est faite sans qu’elle en ait rien su. Le secrétaire, d’ailleurs, ajouta-t-il, a été mis en prison et se souviendra du ressentiment de la souveraine. Voilà conclut l’ambassadeur, la substance du message de ma maîtresse ; et certes, si je pouvais le rendre tel qu’il me fut confié, c’est-à-dire avec un visage abattu et une voix entrecoupée de sanglots, je suis sûr que le roi d’Écosse serait plutôt porté à prendre en compassion le chagrin d’Élisabeth, qu’à la blâmer en quoi que ce soit d’un fait dont elle a été complètement innocente. »

Pour que les actes de la reine d’Angleterre concordassent avec ses paroles, on arrêta que Davidson serait jugé dans la chambre étoilée, et qu’on rejetterait sur lui la faute de toute l’affaire. Burleigh, qui était indispensable dans le conseil d’Élisabeth, avait, pour se disculper lui-même, donné à entendre que c’était tout ce que Davidson leur avait dit du dessein et des intentions de Sa Majesté la reine, qui l’avait décidé, lui et ses collègues, à faire exécuter l’ordre de mort. L’infortuné secrétaire fut donc reconnu coupable de l’énorme délit d’avoir calomnié les intentions de la reine et égaré le conseil dans une circonstance si grave. En punition de cette conduite, il se vit condamner à une amende de dix mille livres et à un emprisonnement qui dura tant qu’Élisabeth le trouva bon. Burleigh même ne sut pas trop, pendant quelque temps, si Élisabeth ne le sacrifierait pas, comme elle avait sacrifié Davidson, pour convaincre Jacques de la réalité de son innocence. Il fut cependant rétabli dans les bonnes grâces de sa maîtresse, et la ruine complète du pauvre secrétaire sembla une expiation suffisante de la mort de Marie.

Le roi d’Écosse ne voulut pas d’abord, et sans doute par pudeur, accepter comme excuse de l’exécution de sa mère le récit manifestement adressé à plaisir que Carey lui présenta ; récit dont tous les points outrageaient la vérité, et qui de plus abondaient en contradictions. Il convoqua un parlement, et les deux chambres déclarèrent d’une voix unanime qu’elles l’aideraient de tout leur pouvoir à venger la mort de leur dernière reine ; car c’était une injure qu’elles regardaient, avec raison, comme affectant tout le peuple écossais aussi bien que leur roi. Mais le temps apporta des conseils plus calmes ; et nombre de motifs, dictés par la prudence, décidèrent Jacques à demeurer en paix ; car la guerre, qui est toujours un triste expédient, aurait pu devenir en cette occasion une mesure tout-à-fait ruineuse. L’état périlleux de la religion protestante, à laquelle il se disait sincèrement attaché, défendait de la façon la plus péremptoire une rupture avec la reine Élisabeth. La différence de force entre les deux contrées était beaucoup à l’avantage de l’Angleterre, et les secours qu’il pouvait espérer de la France ou de l’Espagne n’étaient ni grands ni sûrs. La sainte ligue était autant dirigée contre l’Écosse que contre toute autre nation vouée à l’hérésie ; et, quelque prêts que les princes catholiques pussent être à punir la mort de la catholique Marie, on ne devait pas les supposer animés d’un zèle bien vif pour la cause du protestant Jacques. Un haut sentiment de filiale affection et de royale dignité ne se fût pas, il est vrai, arrêté à peser avec soin toutes ces circonstances, et l’eût sans doute entraîné, comme fils et comme souverain, lui dont la mère avait été si cruellement assassinée, dans une lutte où à tout hasard il était sûr, sinon de se venger, au moins de mourir avec honneur. Mais Jacques n’avait jamais éprouvé semblable affection à l’égard de Marie. Il n’avait jamais connu sa mère : on l’avait dépouillée du trône pour l’y asseoir enfant ; et, parvenu à la jeunesse, il avait, avec une froide prudence, refusé d’intervenir pour la tirer de prison ; sa douleur et son ressentiment, lorsqu’il sut qu’on l’avait exécutée, ne durent donc pas être d’un genre bien vif.

En tout cas, la banale excuse de l’inaction dans des circonstances pareilles put être alléguée par Jacques. Le mal était fait, il était irrémédiable, et toute la question se bornait à savoir si la sagesse permettait de s’exposer à une ruine presque certaine pour tâcher de le punir. Dans la pension que la reine Élisabeth payait au roi d’Écosse, et qui formait presque les seuls fonds au moyen desquels Jacques pouvait maintenir convenablement sa dignité royale, elle s’était montrée une marraine généreuse ; et alors qu’il venait d’être par elle privé d’une mère, sans doute éprouverait-elle le désir de suppléer par une augmentation même de libéralité à la parente qu’elle lui avait ravie. Surtout, une guerre entre l’Écosse et l’Angleterre deviendrait probablement fatale aux espérances du magnifique héritage de la couronne anglaise, dont les titres avaient été dévolus à Jacques par la mort de sa mère, et il lui était impossible de remporter les armes à la main des avantages qui compensassent une aussi grande perte. Ces considérations exercèrent beaucoup d’influence sur un caractère froid et sur un esprit naturellement peu belliqueux ; aussi le roi d’Écosse, au bout du temps convenable, ne manqua-t-il pas de dissimuler son ressentiment de la mort de sa mère, d’accepter les excuses d’Élisabeth comme s’il ajoutait foi à une histoire improbable en elle-même, et de permettre que les relations amicales des deux contrées reprissent peu à peu leur cours ordinaire.

Quelques habitants de l’Écosse, qui désapprouvaient l’inaction et la mollesse de leur souverain, ne craignirent pas de se déclarer ouvertement pour la guerre. Quand il fut ordonné à toutes les personnes de la cour de prendre le deuil pour la mort de la reine Marie, le comte d’Argyle, pour donner à entendre ce qu’il pensait d’un pareil ordre, se montra armé de pied en cap, comme si c’était le costume le mieux approprié à la circonstance ; mais Jacques ne tint aucun compte de ces suggestions guerrières, et oublia bientôt que Marie Stuart reposait sans vengeance dans la cathédrale de Peterborough.

Il y eut néanmoins, outre le pauvre Davidson, une autre victime qui porta le châtiment que la perfidie avait méritée en cette occasion. Le versatile Gray, qui, chargé du soin de négocier auprès d’Élisabeth le salut de Marie, avait au contraire encouragé et pressé son exécution, fut alors appelé à rendre compte de son infâme conduite. Gray, à cette même époque, trama une intrigue dont le but était de mettre à mort plusieurs des ministres qui jouissaient de la plus grande faveur dans l’esprit du roi ; mais il fut coupé court à ses desseins par une de ses propres créatures, par sir William Stuart, frère de ce parvenu si célèbre sous le nom de comte d’Arran que Gray avait autrefois trahi et renversé. Ce gentilhomme accusa hardiment le maître d’avoir abusé de la confiance mise en lui comme ambassadeur public, vu qu’il avait, pendant son ambassade en Angleterre, écrit une lettre où il excitait le ministère anglais à exécuter la mère du roi d’Écosse. L’accusateur lui reprocha, en outre, d’avoir correspondu secrètement avec le roi de France et le duc de Guise pour obtenir une coupable tolérance en faveur des catholiques Écossais, espèce de machination qui eu égard au siècle ne parut pas moins criminelle que sa violation de la foi publique et son abus de pouvoir comme ambassadeur. Enfin, il fut accusé d’un projet d’assassinat contre divers des ministres de Jacques.

Gray n’essaya même pas de se défendre, mais s’en remit à la clémence du roi. Il reconnut qu’il avait intrigué plus qu’il n’aurait dû le faire pour assurer la tolérance des catholiques d’Écosse ; il avoua éprouver du ressentiment contre plusieurs des membres du ministère, mais nia nourrir aucune idée de violence contre eux. Enfin, il confessa que lorsqu’il était ambassadeur en Angleterre, voyant la reine Élisabeth résolue à trancher les jours de la reine Marie, il avait conseillé, dans le but de prévenir une guerre entre les deux royaumes, de la mettre à mort en secret plutôt que de l’exécuter publiquement. Il convint même d’avoir prononcé la phrase : Mortui non mordent, mais dans un tout autre sens que celui dans lequel son accusateur l’interprétait.

Pour ces crimes, le maître de Gray fut banni d’Écosse, et résida en Italie plusieurs années ; mais plus tard il retourna dans son pays natal.

Le capitaine James Stuart, ex-comte d’Arran, et frère de sir Williams, l’accusateur de Gray, s’était flatté que par suite des changements survenus à la cour d’Écosse, il pourrait lui-même reconquérir quelque faveur. Il fut désappointé toutefois ; car Maitland, qui était déjà devenu lord Thirlstane, se fit adjuger la place de chancelier, dont l’ancien ministre avait jusqu’alors conservé le titre dans sa disgrâce, quoiqu’il n’en exerçât pas les fonctions.

Le royaume d’Écosse goûta vers cette époque un intervalle de repos ; et le parlement reçut ordre de se réunir à Édimbourg le 29 juillet 1586, car Jacques venait d’atteindre sa majorité. Il est à la gloire de ce monarque d’avoir voulu solenniser son entrée dans l’âge viril par une mesure qui eût été, certes, le plus grand bienfait possible pour le pays sur lequel il était appelé à régner. Non-seulement la noblesse d’Écosse, mais aussi les gentilshommes et les barons, prétendaient au droit de se faire la guerre les uns aux autres, et l’exerçaient avec la dernière rigueur. Les moindres causes amenaient ainsi les plus funestes et les plus terribles effets. Ce qui augmentait beaucoup cette calamité nationale, c’était que les dommages soufferts par l’une et l’autre des deux parties dans les querelles domestiques ou dans les escarmouches qui en résultaient, se transmettaient comme des dettes de vengeance dont la famille lésée était tenue d’exiger le paiement jusqu’à l’époque la plus reculée. Il arrivait bien des fois que d’éminents personnages succombassent de part et d’autre ; alors il était regardé comme indispensable à l’honneur des deux tribus intéressées que leurs représailles mutuelles fussent entières et complètes. Dans ce but, les querelles, comme on disait, se léguaient de père en fils ; et, malgré les défenses de la religion, malgré celles de la loi, on répétait impossible l’abolition du préjugé populaire. C’était ainsi que dans la plupart des provinces de l’Écosse, mais particulièrement dans les highlands et sur les frontières, des familles voisines et des clans limitrophes se trouvaient engagés dans des guerres nombreuses et interminables, dont la coutume était si invétérée, qu’il semblait que la médiation de l’autorité civile, quoique renouvelée sans cesse et avec sollicitude, n’avait aucune force pour maintenir la paix du royaume. Ce mal avait de toute antiquité prévalu en Écosse, même sous le règne de princes fermes et puissants, tels que Robert Ier, Jacques Ier, Jacques II, Jacques III, Jacques IV et Jacques V. Un si déplorable abus avait été un peu restreint par un rigoureux exercice de l’autorité royale, lorsque des cas d’une gravité particulière l’avaient forcé d’intervenir ; mais cette intervention avait toujours fait couler une assez grande quantité de sang pour attacher un stigmate, sinon de barbarie, du moins de sévérité, aux noms des monarques qui, du reste, passèrent pour bienfaiteurs de leur pays, et peut-être ne le furent surtout qu’à cause de la rigueur avec laquelle ils réprimèrent les infractions à la paix publique.

Mais les discordes civiles du règne de Marie avaient donné à ces habitudes générales de violence une carrière plus vaste que pendant la sévère administration de son père Jacques V : une humeur belliqueuse s’était répandue dans toute l’Écosse ; le fermier abandonnait avec plaisir la culture du sol pour suivre son seigneur dans des guerres tantôt d’un intérêt public, tantôt d’un intérêt privé ; les bras des serfs et des paysans étaient les seuls sur le travail desquels on comptât pour produire les aliments nécessaires aux besoins de la population. Tout homme d’un rang supérieur à celui de simple serf et manant portait une cuirasse ou une cotte de mailles comme partie de son accoutrement ordinaire, et c’eût été une imprudence à lui que de quitter sa maison sans se munir aussi d’armes offensives. Chaque province, chaque district, était déchiré par les querelles des nobles et des gentilshommes, qui éclataient de temps à autre lorsqu’on y songeait le moins et fréquemment, pour venger des injures qui remontaient à une date fort ancienne.

Ni temps, ni lieu, ni circonstance, ne pouvaient empêcher que ces implacables querelles ne suivissent leur cours, ou restreindre les maux que la rancune des partis excitait. Les rues de la capitale retentissaient souvent de batailles que se livraient des gens armés, batailles qui duraient quelquefois trois ou quatre heures de suite, et que les plus grands efforts du pouvoir civil ne parvenaient ni à terminer ni à punir. Dans le vestibule de la salle du conseil et jusqu’en présence du roi lui-même, on s’insultait de la façon la plus brutale, on échangeait les cartels les plus grossiers, et on prenait tout au plus la peine de sortir de la cour du palais pour vider le différend par le sort des armes.

En voici un exemple entre mille. – Sir William Stuart, ce frère du comte d’Arran qui, comme nous l’avons mentionné un peu plus haut, se porta l’accusateur du maître de Gray, prononça par hasard dans l’appartement du roi quelques mots de nature à réveiller une ancienne dispute qu’il avait eue avec Francis Stuart, comte de Bothwell, homme non moins emporté que lui. Dans le cours de l’altercation, il reçut du comte un démenti formel, et y répliqua en termes si insultants, qu’aujourd’hui un individu de la lie du peuple ne traiterait pas autrement un adversaire dans une querelle d’ivrognes. Peu après, Bothwell, qui était orgueilleux et colère, rencontra Stuart au milieu de la rue, et répétant la phrase dont il s’était offensé, l’étendit, d’un seul coup, mort sur la place. Le comte quitta la capitale pour quelques jours ; mais y revenant bientôt, ne fut jamais inquiété pour un pareil crime.

Ces duels sanguinaires avaient lieu sans le raffinement de défis en règle, d’armes égales, de témoins impartiaux, enfin sans aucune de ces entraves dont le code moderne de l’honneur restreint ou cherche à restreindre la satisfaction de la vengeance particulière. Au contraire, si les barons du seizième siècle ne se mettaient pas tout-à-fait en embuscade pour y attendre leurs ennemis, ce qui néanmoins arrivait quelquefois, et ne tâchaient pas de ne les attaquer qu’avec l’avantage du nombre, du moins leurs factions combattaient-elles chaque fois qu’elles se rencontraient sans s’inquiéter laquelle était mieux armée ou comptait davantage d’amis et de partisans ; et celle qui l’emportait sous ce rapport ne songeait pas plus à se dépouiller d’une partie de sa supériorité, qu’il ne viendrait à l’idée d’un général moderne d’égaliser ses troupes avec l’armée moins forte d’un adversaire. Ils regardaient une querelle de famille comme l’équivalent d’un état de guerre ouverte où chaque camp cherche à profiter de tous les avantages en sa possession.

La puissance législative avait rempli son devoir, et tâché de mettre un terme à une licence si intolérable par suite de laquelle la paix publique donnait à peine au pays le temps de respirer, puisque le ravage et le meurtre désolaient encore l’Écosse sous le prétexte de guerres particulières. Par son tempérament et ses goûts, Jacques, qui éprouvait une aversion naturelle pour le sang et pour la violence, et qui visait à accroître l’empire des lois et l’autorité de la couronne, souffrait vivement de ce fléau national qui devenait de plus en plus intense ; mais, quoique le genre de son caractère le rendît fort sensible à une si grande calamité, son caractère même, joint au manque d’argent, lui ôtait les moyens d’y remédier. Une juste et stricte administration de la justice, commencée d’abord avec un certain degré de douceur, mais plus sévèrement maintenue à mesure que la nation se serait accoutumée à ce frein si salutaire, eût été une manière toute simple de combattre cette perte dévastatrice. Mais le roi n’était pas assez puissant pour appliquer de force un remède dont la découverte était beaucoup plus facile que l’application. Les domaines royaux, ravagés et dilapidés pendant les guerres civiles, permettaient si peu, vu l’exiguïté de leurs revenus, d’entretenir une armée suffisante pour que l’autorité royale fût respectée, même dans les parties comparativement civilisées de l’Écosse, que Jacques pouvait à peine, avec la rente de cinq mille livres qu’Élisabeth lui payait, subvenir aux dépenses de sa maison. La nature ne lui avait d’ailleurs donné ni ce penchant à l’économie, ni cette hardiesse d’entreprise qui permettent d’accomplir de grands résultats avec de faibles moyens. D’autre part, cette bonhommie indolente qui empêchait Jacques de calculer rigoureusement l’emploi de ses finances et de se mettre en campagne à la tête de ses troupes, le rendait également incapable de pouvoir opposer des refus aux demandes de pardon et de grâces qui pleuvaient sur lui quand des crimes plus ou moins graves se commettaient, de sorte qu’une perpétuelle impunité encourageait la répétition de ces délits constants.

Jacques, qui néanmoins avait le sincère désir d’apaiser cette rage universelle de guerre et de meurtre, imagina qu’une espèce de réconciliation qui s’accomplirait sous ses propres yeux, et que sanctionnerait son autorité, serait peut être un moyen de terminer tout d’un coup et à jamais les implacables querelles qui existaient parmi la noblesse du royaume.

En conséquence, le roi invita à un banquet public la plupart des nobles d’Écosse, et en particulier tous ceux qui étaient connus pour nourrir de violentes haines les uns contre les autres. Avant qu’on se mît à table, il essaya de leur démontrer par un discours combien c’était à eux chose déloyale envers lui-même et dangereuse pour le pays, que de se charger du soin de vider leurs propres controverses, et leur persuada de soumettre leurs différends à sa décision. Décemment ils ne pouvaient des lèvres et en apparence du moins qu’obtempérer à cette requête. Ils consentirent donc, et Jacques, après leur avoir fait mettre à chacun d’eux la main dans celle de son mortel ennemi, les mena lui-même en procession du palais d’Holyrood à la croix d’Édimbourg, où ils furent régalés d’une splendide collation aux frais de la ville. Rangés alentour, les magistrats et les citoyens virent, avec une extrême joie, les seigneurs, qui naguère s’en voulaient à mort, boire à la santé les uns des autres, et le roi trinquer à leur paix et au bonheur de tous. La tradition raconte que, plus vindicatif ou moins complaisant que ses pareils, lord Yester, l’un des ancêtres de la famille de Tweeddale, refusa de se réconcilier avec le comte de Traquair, et fut mis en prison au château d’Édimbourg. Il était évident, à dire vrai, que cette apparente réconciliation n’aboutissait qu’à fermer avec des émollients un abcès non guéri qui exigeait l’emploi plus sévère de la lancette et de la brûlure ; néanmoins elle prouvait les bonnes intentions de Jacques envers son peuple, et aurait pu fournir un prétexte de véritable raccommodement à ceux des nobles qui n’avaient nourri leurs haines jusque là que parce qu’un point d’honneur les empêchait d’y renoncer. Si, aux arguments par lesquels il avait recommandé la paix à ses nobles, il eût joint ou pu joindre une stricte et sévère exécution de la justice contre ceux qui violaient les lois et troublaient le repos du pays, Jacques aurait rendu un véritable service à ses sujets. Mais, au fait, le banquet de réconciliation s’effaça comme le souvenir d’une scène théâtrale, et la plupart des seigneurs qui s’étaient pris la main d’après l’ordre du roi tirèrent bientôt l’épée les uns contre les autres comme s’ils ne se souvenaient de rien.

Nous allons citer un exemple qui se présenta peu d’années après ce feint raccommodement, et qui peut donner au lecteur une idée des vastes réseaux d’un mal par lequel les nobles étaient non seulement obligés de se faire entre eux la guerre, mais de prendre part à toutes les alertes et à toutes les querelles de leurs vassaux, dont il fallait qu’en toute occasion ils épousassent la cause, si déraisonnable ou si léger que fût le motif du différend. Aussi, n’était-il pas rare qu’une sotte dispute entre deux individus qui ne jouissaient d’aucune distinction et d’aucune importance, entraînât une province considérable dans toutes les horreurs d’une guerre civile.

Ce fut de la sorte qu’au mois de juillet 1595, deux hommes, appelés l’un Forrester, l’autre Bruce, et appartenant à deux familles qui demeuraient dans la plaine de Stirling, où elles formaient chacune un clan, se trouvèrent rechercher la main d’une même femme ; de là querelle, et Bruce reçut un léger horion, mais qui était plus que suffisant pour provoquer cet esprit de rancune, passion alors dominante chez les habitants de l’Écosse. Les Bruce ne purent, à ce qu’il paraît, trouver l’occasion d’assouvir leur rage sur la personne qui avait blessé leur parent ; mais apprenant qu’un autre individu de même nom, magistrat à Stirling, devait certain jour se rendre de cette ville à la capitale, ils l’attendirent sur la route et le tuèrent, quoiqu’il fût complètement étranger à l’origine de la dispute. Le malheureux se trouvait être vassal du comte de Mar ; ce seigneur prit donc fait et cause dans la querelle, ordonna que le cadavre de la victime fût processionnellement ramené de Linlithgow à Stirling, et suivit lui-même le convoi avec sa bannière déployée et un nombreux escadron de cavalerie. Venait en outre, à la suite du corps, une enseigne où était représentée la victime, sanglante et terrassée, avec toutes les blessures qu’elle avait reçues. C’est ainsi que les restes de l’infortuné et innocent Forrester furent promenés par le territoire des Bruce et des Livingston, et dans toutes les rues de Stirling ; on les confia enfin à la terre. Le chroniqueur contemporain ajoute qu’il rapporte ce genre de défi pour sa rareté, et parce qu’il croit que vraisemblablement quelque vengeance terrible en résultera.

Le parlement de l’année 1587 adopta plusieurs mesures contre des jésuites missionnaires et des séminaristes qui visitaient alors l’Écosse par bandes nombreuses pour y faire des prosélytes.

Deux autres lois remarquables furent aussi rendues. La première amena au domaine de la couronne les terres de l’Église qui n’avaient pas été inaliénablement octroyées aux nobles ou seigneurs terriens. Elles étaient encore considérables, et se trouvaient entre les mains des évêques titulaires qui possédaient les bénéfices, ou de laïques qui n’en jouissaient qu’à titre de provisoire. La seule partie de ces propriétés foncières qu’on réserva au clergé qui devait desservir la cure, fut le manoir principal avec quelques acres de terre labourable. Les fonds sur lesquels leurs honoraires seraient payés furent restreints aux dîmes. Par cet important arrêté, les ventes des biens d’église acquis par les laïques reçurent une sanction parlementaire, et le roi devint possesseur de domaines qui, sagement administrés, auraient produit un revenu bien suffisant pour les besoins de la couronne. Mais quoique Jacques, comme une espèce particulière d’avares, éprouvât de la répugnance à se dessaisir des espèces lorsqu’une fois il les avait réalisées et les tenait en sa possession, il était follement prodigue pour les biens qui semblaient ne devoir devenir productifs qu’à la longue. Il n’en coûtait à ses avides courtisans que la peine de demander pour obtenir de l’imprévoyant roi la survivance de domaines qui, quoique alors possédés viagèrement, eussent, à la mort de ces propriétaires viagers, accru de beaucoup le revenu royal. La couronne ne profita donc guère d’un arrêté qui, anéantissant tous les titres des gens d’église à la possession des terres ecclésiastiques, ruina complètement l’ordre des évêques, pour le rétablissement duquel Jacques, et après lui son successeur, tentèrent de louables efforts.

Une autre loi de la même année 1587 régla la représentation du peuple dans le parlement. Jacques VI s’aperçut de la prépondérance que les nobles avaient prise dans les conseils nationaux par le peu d’empressement que les barons ou francs-tenanciers de second ordre mettaient à s’y rendre. Pour obvier à cet inconvénient, il eut la rare adresse de faire revivre un ancien statut de 1427, qui dispensait les petits francs-tenanciers ou barons de deuxième classe, comme on les appelait, d’assister en personne aux séances du parlement, où, à la rigueur, ils avaient tous le droit, et peut-être même l’obligation de venir, à condition qu’ils y enverraient, par chaque comté, deux d’entre eux représenter les autres. Le but que se proposait le roi Jacques était de rendre l’envoi de ces représentants obligatoire, d’assurer par là leur présence au parlement, qui n’avait été jugée jusqu’alors que précaire et incertaine, et d’établir ainsi une constante barrière contre le pouvoir de la noblesse. Ce fut une mesure fatale à l’autorité de l’aristocratie. Les nobles ne purent toutefois s’y opposer, parce qu’aux termes de la constitution nationale, le souverain était libre d’appeler au grand conseil de la nation la totalité, ou tel nombre qu’il lui plaisait, des petits barons. D’ailleurs, en ne recourant à son droit que pour limiter à deux individus la représentation de chaque comté, il semblait amoindrir l’importance des petits barons, quoique réellement il l’augmentât. En effet, livrés à leur bonne volonté, et regardant leurs fonctions législatives plus comme un fardeau que comme un privilége, ils ne s’étaient que rarement souciés de les remplir ; au contraire, par cet édit royal, il y en eut un grand nombre dont la présence fut positivement requise. Cet expédient reconstitua, pour ainsi dire, entre le roi et les pairs assemblés en parlement, une égalité de prépondérance qui avait été fort compromise depuis la destruction de l’ordre du clergé catholique, par qui la couronne écossaise avait été ordinairement soutenue avant la réforme.

Mais une grande crise nationale approchait. – Les souverains catholiques, qui étaient unis par la sainte ligue, avaient obtenu d’éminents succès en France, et chassé Henri III de la capitale. Philippe II, prince dont l’ambition égalait le bigotisme, faisait tous ses efforts pour réunir la flotte et l’armée les plus puissantes que le monde ait jamais vues, afin de tenter la conquête de l’Angleterre. Il prétendait à la couronne de ce royaume par deux motifs aussi frivoles l’un que l’autre, car le premier reposait sur ce qu’il descendait de la maison de Lancastre, et le second, sur une donation libérale du pape Pie V. C’était pour soutenir cette double prétention que la célèbre Armada, appelée l’invincible, s’assemblait à Lisbonne. Le but de cette formidable expédition n’était pas avoué publiquement, mais personne ne l’ignorait. Les soldats de l’Angleterre avaient défendu la cause des insurgés dans les Pays-Bas ; la marine de l’Angleterre avait insulté les côtes des possessions espagnoles dans l’Amérique méridionale ; surtout, Élisabeth passait à juste titre pour le principal soutien de la religion protestante en Europe, et c’était contre sa vie, c’était contre sa puissance que les ligueurs dirigeaient leurs plus terribles coups. Aussi ne doutait-on pas que Philippe II ne voulût alors lui en porter un mortel.

L’appui de Jacques était, dans le cas qu’on l’obtînt, de la dernière importance pour la réussite de l’entreprise espagnole, et Philippe mettait à le rechercher une ardeur peu en harmonie avec la supériorité hautaine que la maison d’Autriche affectait d’ordinaire sur de moins puissants souverains. Il sollicita l’amitié de Jacques avec les instances les plus flatteuses, il lui rappela l’odieuse et injuste mort de sa mère, le pressa de saisir une si favorable occasion de se venger, et lui proposa comme gage d’une étroite alliance la main de sa fille Isabelle en mariage. La reine Élisabeth ne souhaitait pas moins que Philippe s’assurer les bonnes grâces de Jacques, qui, maître d’ouvrir ou de fermer les portes de l’Écosse, pouvait ou faciliter ou empêcher l’invasion de l’Angleterre. Elle ne se sentait nullement l’esprit tranquille quand elle réfléchissait à l’exécution de Marie, et ne savait pas quel désir de vengeance, contenu par un sentiment de faiblesse, sommeillait peut-être encore dans le cœur du monarque écossais. Elle envoya un ambassadeur, nommé Ashby, tâcher par tous les moyens possibles de rendre le roi Jacques favorable à ses intérêts dans la crise présente. C’était, à ce qu’il paraît, un assez galant homme, de manières insinuantes, et qui ne craignit pas de prodiguer les plus libérales promesses. Il promit que les droits de Jacques à hériter de la couronne anglaise seraient formellement reconnus par le parlement, qu’un duché anglais, avec un revenu analogue, lui serait constitué, et que même on l’admettrait à prendre une certaine part au gouvernement de l’Angleterre.

Vraisemblablement, Jacques ne compta guère sur les promesses qu’on lui faisait à une pareille époque au nom d’Élisabeth. Il prétendit même en cette occasion qu’un ambassadeur n’était qu’un personnage honorable envoyé en pays étranger pour y débiter des mensonges au profit de ses compatriotes ; mais de plus profondes vues le déterminèrent à suivre la ligne de conduite que, seules, les avantageuses propositions d’Ashby eussent encore pu lui faire adopter. Le roi consulta ses ministres ainsi que le parlement de son royaume ; et il est heureux, non seulement pour la Grande-Bretagne, mais aussi pour la religion protestante, que l’esprit de Jacques n’ait été alors sous l’empire d’aucune de ces folles prédilections qui, à une précédente époque, au temps de la faveur d’Arran et de Gray, et plus tard encore, au temps de celle d’autres jeunes gens aussi téméraires, aussi fous et aussi scélérats, ont soumis ses actes à leurs caprices et souvent à leurs intérêts. Maitland le chancelier, qu’il consulta particulièrement, était un homme d’un sens mûr et d’un caractère ferme, qui, avec un esprit non moins subtil que celui de son célèbre frère, possédait un jugement plus pratique et une moralité plus scrupuleuse. Il avait, au dire de l’historien Spottiswoode, de rares qualités, un génie profond, de la science, du courage, et beaucoup de dévouement pour le roi. Dans cette crise, la plus importante peut-être que le monde eût depuis long-temps vue, Jacques instruisit son parlement de la manière dont il envisageait la question : « C’est à l’Angleterre seule, dit-il, que l’Espagne en veut pour le moment. Je suis légitime héritier de l’Angleterre, et si je laisse aujourd’hui l’Espagnol s’emparer de ce royaume, quelle probabilité, je vous le demande, qu’il doive consentir plus tard, lorsqu’il sera en pleine possession de sa conquête, à reconnaître la légitimité de mes droits ? Le prétexte religieux dont l’Espagnol cherche à justifier son invasion l’exciterait ensuite à se tourner aussi naturellement contre l’Écosse que contre l’Angleterre, et je ne désire conserver ni mon titre royal, ni la vie même aux dépens de la religion protestante. Beaucoup de gens, je le sais, sont d’avis que ce serait là une belle occasion de me venger de l’odieux manque d’égards qu’on m’a montré dans la mort de ma mère. Mais quelque indignation que je puisse éprouver à ce sujet, ou quoi que je pense des excuses qui m’ont été faites sur cette matière, je ne me sens pas disposé, pour une cause si personnelle de ressentiment, à mettre en péril mon royaume, mon pays et ma religion. »

Les sages et patriotiques vues de Jacques furent presque unanimement comprises, applaudies, et adoptées par son parlement, et on commença aussitôt d’universels préparatifs de résistance, en cas que les Espagnols tentassent de débarquer sur les côtes d’Écosse. Il y eut une levée générale de troupes dans toute l’étendue du royaume. On fit le guet dans tous les ports de mer ; on érigea sur tous les points des tours de signaux ; bref, on prit toutes les mesures imaginables pour empêcher l’invasion de réussir. Mais pendant ce temps-là, l’amour de l’ancienne religion, ou le désir de nouveaux changements qui leur profitassent, avait réuni certains seigneurs écossais en une faction favorable à l’Espagne, et formidable par le rang et la puissance de ceux qui la composaient. Les comtes de Huntley, d’Errol et de Crawford étaient tous catholiques, le premier par une conviction héréditaire dans sa famille, les deux autres par abjuration récente de la foi de leurs pères. Lord Maxwell aussi, que nous avons déjà vu en 1578 jouer un rôle important à Stirling, professait la même religion. Il s’était fâché plus tard de ce qu’on lui eut refusé le titre de Morton, auquel, lors de la condamnation à mort et de l’exécution du régent, il avait prétendu du chef de sa mère.

De mécontentement, Maxwell s’était retiré en Espagne et il revint pendant la crise de 1588 pour exciter une insurrection en Écosse, et aider ainsi l’entreprise du monarque espagnol. Gagnant soudain la frontière de l’ouest, il se mit à réunir ses forces ; mais Jacques, à la tête d’un corps de troupes, se porta d’une marche rapide dans le Nithsdale où il dispersa les forces de Maxwell, le fit prisonnier, et s’empara de tous ses châteaux.

À l’exception de ces quelques nobles papistes, l’Écosse se montra en général fermement déterminée à soutenir le roi. Au sein du royaume se forma une association pour la défense du protestantisme et du légitime souverain. Elle fut signée à l’envi par les habitants de toutes les classes, et servit de modèle à la fameuse ligue dite Covenant qui s’établit plus tard sous le règne de Charles Ier, quoique dans des buts tout différents.

Le destin de l’invincible Armada, comme on avait orgueilleusement baptisé la flotte espagnole, est bien connu. Poursuivie par la rage des éléments et harcelée par l’aventureuse bravoure des marins anglais, elle échoua autour de la Grande-Bretagne, souffrit partout de terribles dommages, et joncha de débris et de dépouilles les côtes sauvages des Highlands et des îles d’Écosse. Quoique Jacques fût en armes pour résister aux Espagnols si une telle résistance était devenue nécessaire, il se comporta généreusement à l’égard des milliers d’entre eux qui furent jetés sur ses rivages. Il pourvut à leurs besoins et les renvoya sains et saufs dans leur pays. Le sort d’une partie de ces malheureux est énergiquement raconté par le révérend Jean Melville dont le journal a été naguère publié[21]. Il commence à décrire avec quelque langueur l’alarme que causait l’éventualité de l’invasion : « Terrible, dit-il, était la peur, chaleureuses étaient les prédications, ferventes étaient les prières, bruyants étaient les soupirs et les sanglots, abondantes enfin étaient les larmes lors de notre jeûne et de notre assemblée générale à Édimbourg, où on nous assurait tantôt que les Espagnols avaient débarqué à Dunbar, tantôt à Saint-André puis à Aberdeen, puis à Cromarty. » Soudain ces rumeurs furent remplacées par la nouvelle que plusieurs centaines d’Espagnols avaient abordé dans le havre à Anstruther, bourg dont Melville lui-même desservait la paroisse. Le ministre se hâta d’aller à leur rencontre, et se trouva en présence de don Juan de Médina, qui avait été dans la flotte chef d’une escadre de vingt navires. C’était un homme à longue barbe, de haute taille, d’un visage vénérable, d’un air grave et silencieux, et tellement humilié de sa condition qu’en se baissant pour saluer l’ecclésiastique, il essuya ses souliers avec les manches de son pourpoint ; son histoire était des plus tristes. Lui et ses compagnons avaient naufragé sur les côtes de Belle-Isle entre les Orcades et Shetland, ils avaient beaucoup souffert de la faim et du froid, avaient après plusieurs semaines de souffrances inouïes loué des barques aux Orcades, et venaient demander protection au roi d’Écosse. Melville répliqua que malgré le peu d’amitié qui nécessairement devait exister entre eux, puisqu’ils étaient en guerre avec leurs amis et voisins les Anglais, ses villes et lui étaient résolus à montrer qu’ils étaient des hommes sensibles à l’infortune de leurs semblables et des chrétiens d’une religion préférable à la leur. Juan Gomez de Médina et ses camarades furent donc traités avec tous les égards possibles par les habitants d’Anstruther. Melville, pour mettre le chef espagnol au courant, lui procura un récit imprimé de la dispersion de l’Armada, et des nombreux naufrages que ses compatriotes avaient essuyés dans les mers du nord. À cette lecture, il ne put contenir son émotion, et pleura amèrement. De retour dans son pays natal, le noble Castillan trouva prisonnier à Cadix un navire qui appartenait au port d’Anstruther. Il partit aussitôt pour la cour afin d’en solliciter la délivrance, et exposa à son souverain son admiration de l’hospitalité écossaise. Après avoir obtenu que le vaisseau fût relâché, il témoigna beaucoup de bonté aux marins de l’équipage, et les congédia en les chargeant d’être les interprètes de sa reconnaissance auprès des bonnes gens d’Anstruther. « Mais, dit Melville fort naturellement, nous remerciâmes Dieu de tout notre cœur d’avoir vu parmi nous les Espagnols en un si pitoyable état. »

Ainsi s’écoula pour la Grande-Bretagne cette terrible année de 1588 que les astrologues, à qui le hasard permit une fois de prédire justement, avaient signalée comme « une époque merveilleuse. »

Quand le péril fut passé, Élisabeth ne montra plus aucune intention de tenir les promesses magnifiques faites au roi d’Écosse par son ambassadeur, alors que la tournure des choses était encore douteuse. Ashby, sentant avoir outrepassé ses instructions dans les espérances qu’il avait excitées, ou recevant l’ordre d’agir comme s’il le sentait, quitta l’Écosse en tapinois et sans prendre congé de Jacques. Il eut pour remplaçant Sir Robert Sidney, homme de plus haute distinction et offrant de meilleures garanties, qu’Élisabeth envoya féliciter le roi sur l’issue de la lutte de la grande flotte navale, le remercier de ses nobles et généreux efforts en faveur de l’Angleterre, et se tirer, comme il le pourrait des engagements de son prédécesseur.

Sidney fut bien reçu par le roi, qui, franchement, lui assura n’avoir jamais regardé les belles paroles et les éblouissantes propositions de Philippe que comme le serment des Cyclopes qu’ils ne dévoreraient plus personne après Outis. En même temps, il rappela les libérales promesses d’Ashby ; Sidney répliqua d’une manière générale qu’il ne pouvait rien y avoir d’aussi cher à la reine que l’intérêt et l’honneur de son bien-aimé Jacques, car elle le regardait comme son propre fils. Néanmoins, il désavoua les offres superbes faites par Ashby, en ce qu’elles concernaient des choses dépassant les pouvoirs de cet envoyé, qui, par son secret départ d’Écosse, avait prouvé qu’il savait bien s’être engagé à plus qu’on ne devait probablement tenir. Sidney pressa aussi le roi Jacques, au nom de sa marraine, de saisir l’occasion favorable qui se présentait alors pour soumettre et punir les nobles catholiques qui, au su de tout le monde, avaient été prêts à favoriser l’entreprise de Philippe dans le cas où ses troupes eussent débarqué en Écosse.

Jacques, persuadé sans doute qu’il y aurait plus à perdre qu’à gagner à rafraîchir la mémoire d’Élisabeth sur des choses qu’elle désirait oublier, ne reparla plus des promesses d’Ashby. Quant aux seigneurs catholiques, ils continuèrent, quoique beaucoup déconcertés par l’échec de l’Armada, à intriguer auprès du prince de Parme, pour qu’il leur accordât un corps de six mille auxiliaires. Ils prétendaient qu’au moyen de cette petite armée réunie à leurs propres partisans, ils le rendraient maître de l’Écosse et le mettraient à même d’entrer en Angleterre avec une armée triomphante. Huntley, Crawford, et Errol, étaient les chefs de cette conspiration ; mais à eux vint se joindre Francis, comte de Bothwell, homme turbulent et ambitieux, qui seul de la noblesse protestante d’Écosse, avait conseillé une rupture avec l’Angleterre, et même enrôlé des soldats à son compte pour attaquer ce royaume. Leur correspondance avec le prince de Parme fut découverte par Élisabeth, qui ordonna à Sidney de montrer toutes les lettres au roi d’Écosse. Les nobles coupables furent condamnés à l’emprisonnement ; mais Jacques, qui ne voulait pas encourir la haine des catholiques de peur qu’ils ne s’opposassent plus tard à ses droits d’hérédité au trône d’Angleterre, et qui désirait peut-être au fond du cœur se ménager, en Écosse même, un pouvoir de nature à balancer la violence du parti qui obéissait en aveugle à des prédicateurs toujours défavorables à lui et à sa famille, relâcha les comtes rebelles après une courte captivité.

Ils témoignèrent leur gratitude de sa clémence, d’abord, par une tentative pour s’emparer de sa personne, que déjouèrent les précautions du chancelier, ensuite par une révolte ouverte dans le nord de l’Écosse. Le roi marcha contre eux avec une armée réunie à la hâte ; et les insurgés, incapables de se mesurer avec les forces royales, dispersèrent leurs troupes et se soumirent à la merci de Jacques. Ils furent de nouveau jetés en prison pour de nouveau éprouver la mansuétude de leur souverain, qui profita, pour les relâcher encore, d’un joyeux événement qui peu après eut lieu à la cour et que nous allons raconter.

Jacques, qui comptait déjà vingt-deux ans accomplis, était le dernier de sa race ; et ses sujets, qui, plus souvent qu’aucune autre nation d’Europe, avaient souffert de compétitions au trône et de longues minorités, désiraient naturellement voir la durée de la famille régnante ne pas reposer sur une base aussi incertaine que la vie d’un seul homme. Mais le choix d’une royale épouse était fort embarrassant.

Une princesse catholique eût augmenté les craintes que la prédominance du catholicisme excitait non sans motif. Jacques aurait pu trouver en Angleterre une femme protestante ; mais il aurait ainsi jeté entre les mains de la reine Élisabeth le pouvoir d’aider ou de nuire à un mariage dont personne au monde ne souhaitait moins qu’elle l’accomplissement. Il ne restait qu’à chercher dans les cours du nord une princesse de la religion protestante, que son âge et ses goûts rendissent propre à épouser le jeune roi d’Écosse.

Dès 1584, des ambassadeurs danois vinrent à la cour écossaise dans le but apparent de traiter du rachat des îles Orcades, qui, nous l’avons mentionné précédemment, avaient été données à l’Écosse en garantie d’une somme que Christien de Danemarck était tenu de payer comme dot de sa fille devenue l’épouse de Jacques III. Les envoyés avaient toutefois une commission plus secrète ; c’était de négocier le mariage du jeune roi d’Écosse avec la fille aînée de Frédéric II, roi de Danemarck, comme moyen le plus simple déterminer toute discussion d’intérêt entre les deux royaumes. Stuart, comte d’Arran, était alors en pleine faveur, et avait naguère promis à Élisabeth que le roi Jacques ne se marierait pas de trois ans. Aussi, pour que cette union, qui du reste était plausible et souhaitable sous toute espèce de rapports, ne s’accomplît pas, les ambassadeurs, grâce à l’influence de l’insolent favori, avaient été tellement abreuvés d’affronts et de dédains, que, dans leur vive indignation du traitement qu’ils recevaient à la cour, ils se décidèrent à repartir. Comme dernière insulte, on les prévint que le roi se proposait de leur envoyer des chevaux qui les conduiraient de Dunfermline à Saint-André, ville dans laquelle leurs dépêches devaient leur être remises. Les ambassadeurs s’équipèrent donc en conséquence, et, bottés, éperonnés, le fouet en main, attendirent long-temps les montures qui devaient ne jamais venir. Reconnaissant à la fin qu’on avait voulu se moquer d’eux, et emportant de l’hospitalité du roi d’Écosse l’idée défavorable qu’une pareille conduite à leur égard devait leur inspirer infailliblement, ils partirent à pied. Jacques qui ne se doutait de rien, ne fut pas plus tôt instruit de l’aventure par sir James Melville, qu’il envoya des chevaux après eux ; mais quand on les rattrapa, ils avaient déjà fait une bonne partie du chemin avec leurs grandes et lourdes bottes, et étaient en proie à une violente colère.

Néanmoins, les intrigues d’Arran pour les dégoûter n’en restèrent point là. Ils furent traités à Saint-André aussi insolemment qu’à Dunfermline ; et la populace, toujours irritée envers des étrangers, ne demanda pas mieux que de leur prodiguer comme on l’y excitait toute sorte d’insultes et de moqueries. La sagesse de sir James Melville remédia en partie à ce mal. Il parvint à faire sentir aux ambassadeurs irrités que les torts et les injures dont ils se plaignaient, devaient être imputés non au roi lui-même, mais à l’insolence de son arrogant favori. Il était temps qu’on en vînt à une explication. Les principaux membres de l’ambassade parlaient déjà de guerre, et le docteur Théophile, le plus éminent personnage d’entre eux, déclarait que l’insulte faite en leurs personnes au souverain leur maître serait bientôt vengée. Ce fut avec beaucoup de peine qu’on leur extorqua la promesse de ne pas faire un rapport propre à entretenir de l’inimitié entre deux royaumes qui avaient tant de raisons pour rester amis, et qui n’en avaient pas une seule pour se brouiller. Des négociations furent donc entamées relativement à un mariage entre Jacques et une des princesses danoises. Mais de puissants efforts ne cessèrent d’être tentés contre un arrangement définitif.

La reine Élisabeth désirait avec ardeur empêcher un mariage qui probablement transmettrait à une autre génération les droits d’hérédité à la couronne anglaise qu’elle avait peut-être cru ensevelir dans la tombe sanglante de Marie. Mettant donc en jeu toute son influence auprès d’Arran, de Gray et des autres ministres de Jacques qu’elle avait su se rendre favorables, elle suscita tant d’obstacles et de délais au mariage projeté, que Frédéric, finissant par croire qu’on se moquait de lui, accorda la main de sa fille aînée, dont le roi d’Écosse recherchait l’union, au duc de Brunswick.

L’orgueil de Jacques fut alors sérieusement piqué ; alors s’éveilla sérieusement sa colère. Il reconnut que, si de son côté, il ne prenait pas quelque mesure décisive, la reine Élisabeth, du sien, pourrait toujours, tantôt ouvertement, tantôt en secret, rendre infructueuses toutes ses tentatives de mariage, et le condamnerait pour la vie à un stérile célibat.

Aussitôt donc que la main de la fille aînée du roi de Danemarck à laquelle il prétendait fut donnée à un autre, Jacques, alors affranchi de la funeste influence d’Arran et de Gray, et cédant aux sages et habiles conseils de son chancelier Maitland, jeta ses vues sur Anne, seconde fille du monarque danois. Là encore intervint la malignité d’Élisabeth. Elle recommanda à Jacques d’épouser de préférence Catherine, sœur du roi de Navarre, et parvint, grâce au crédit qu’elle conservait toujours auprès du ministère d’Écosse, à persuader aux hommes d’état qui le composaient, d’improuver par une déclaration solennelle le mariage que leur maître se proposait de conclure avec une princesse danoise. Mais la populace d’Édimbourg s’était persuadée, persuasion qu’autorisait en quelque sorte ce qui était arrivé déjà, qu’Élisabeth, dont les manœuvres avaient arraché la vie à Marie Stuart, visait maintenant à ce que la royale famille d’Écosse s’éteignît faute d’héritiers, et qu’elle allait probablement réussir une seconde fois dans ses vues. La populace devint furieuse, comme c’est son usage quand de tels sentiments prennent de l’empire sur elle, et cette exaspération nationale servit d’excuse au roi pour hâter le mariage que plusieurs de ses conseillers voulaient différer encore.

Le grand maréchal du palais fut envoyé en Danemarck avec une suite splendide et de pleins pouvoirs, pour conclure définitivement l’union de Jacques et de la princesse Anne. Le roi Frédéric son père accepta les conditions qui furent proposées, et la future reine s’embarqua bientôt pour l’Écosse. Mais c’était une époque de l’année où le temps est ordinairement orageux, les vents ordinairement contraires ; la royale fiancée fut donc assaillie par une tempête qui la ramena vers la Norwège, et endommagea tant les vaisseaux qui la portaient elle et son escorte, qu’on désespéra de pouvoir les réparer et de les remettre en état de faire le voyage avant le retour du printemps.

Il faut que le roi Jacques ait éprouvé un bien profond déplaisir de ce retard, puisqu’il se décida à tenter un exploit chevaleresque peu en harmonie avec la gravité de ses habitudes et la froideur de ses passions. Il arrêta soudain que puisque sa future ne pouvait venir en Écosse, il irait lui-même la chercher jusque dans les régions du nord. Les vents qui étaient contraires au voyage de la princesse devaient nécessairement être favorables au sien ; et sans doute il craignait au fond du cœur que le moindre intervalle qui viendrait à s’écouler entre le contrat et la noce, ne donnât à Élisabeth l’occasion d’annuler l’un et d’empêcher l’autre. Il motiva son projet dans une longue adresse au peuple d’Écosse, adresse qui caractérise trop bien l’homme pour que nous la passions sous silence, quoiqu’il soit difficile de ne pas rire à certains passages qu’elle renferme.

Jacques y déclare que, vu sa qualité de roi d’Écosse et d’héritier présomptif d’Angleterre, il était généralement blâmé du retard de son mariage, parce qu’un célibataire n’était pas beaucoup plus pendant sa vie qu’après sa mort, et que le manque de successeurs le faisait mépriser à l’égal d’une vieille souche sans rejetons. Ces importants motifs et d’autres encore le portaient, dit-il, à hâter la conclusion de son mariage ; car sans d’urgentes raisons d’état, il assurait à son peuple que sa tempérance personnelle lui aurait permis de patienter aussi long-temps que les intérêts du royaume n’en eussent pas souffert. Quand il avait appris que la princesse se trouvait dans l’impossibilité de poursuivre son voyage, c’était alors que sans être cependant ni présomptueux, ni passionné, ni étourdi dans la décision d’affaires importantes, il avait conçu l’idée admirable, dit-il, de se rendre lui-même en Danemarck, puisque la princesse danoise ne pouvait se rendre en Écosse. Cette résolution, il en proteste avec force, avait été prise spontanément par lui et sans que d’autres l’y excitassent, preuve que c’était au château de Braigmiller qu’il y avait songé pour la première fois. Jacques paraît beaucoup craindre que ses sujets n’hésitent à lui attribuer l’honneur d’avoir tout seul adopté cette détermination ; il appuie long-temps sur ce point. « C’est de moi, uniquement de moi-même, répéta-t-il, que j’ai résolu ce voyage de Danemarck, vrai comme je suis le roi ; et c’est encore moi, encore uniquement moi, qui ai combiné la manière dont je mettrais mon dessein à exécution. » Il se proposait d’abord de faire la traversée avec une escadre de navires aux ordres du comte de Bothwell, le lord grand-amiral ; mais les sommes que Bothwell avait dépensées pour les préparatifs du prochain mariage de Jacques s’élevaient si haut, qu’il lui était impossible d’équiper une flotte royale pour l’expédition projetée. L’embarras de trouver des fonds pour cet équipement obligea le roi, quand il publia l’adresse en question, à mettre tous ses conseillers dans son secret ; et pour stimuler leur zèle à seconder ses vues, il fallut les menacer avec beaucoup de véhémence, que si nul individu sans distinction ne consentait à l’accompagner, il n’en partirait pas moins lui-même, dût-il n’emmener avec lui qu’un vaisseau. Alors le chancelier s’offrit pour être son compagnon, et ce, dit le roi, par trois motifs, d’abord pour se laver du soupçon qui généralement planait sur lui de vouloir différer les noces royales, ensuite par dévouement au roi son maître, enfin par crainte que le souverain n’exécutât la menace de partir seul. « Si j’avais jusqu’à présent, poursuit Jacques, caché toute cette affaire au chancelier, et désiré ne l’en instruire qu’après en avoir instruit le conseil entier, c’était de peur qu’il n’encourût la haine de m’avoir mis une si aventureuse entreprise dans la tête, ce qui eût été contraire à son devoir, car il ne convient pas à des sujets de donner conseil à leur souverain sur des matières si importantes. Me rappelant donc avec quelle envie et quelle injustice on l’accuse chaque jour de me mener en quelque sorte par le nez, comme si j’étais une créature sans raison ou un débile enfant qui ne peut rien par moi-même, je ne voulais pas en cette occasion être cause qu’on entassât plus encore d’injustes calomnies sur sa tête. Toutes ces vérités, ajoute le roi, je les proclame autant dans l’intérêt du ministre que pour mon propre honneur, afin qu’on ne me traite pas calomnieusement d’être un âne irrésolu qui ne saurait rien faire seul. »

Après avoir ainsi offert à la nation un admirable exemple d’un homme qui connaissait son faible et qui avait peur qu’on le lui reprochât, Jacques, par une autre proclamation, recommanda à toutes les autorités de remplir régulièrement leurs devoirs pendant son absence, et nomma des gouverneurs spéciaux pour certaines provinces. Il requit en outre les membres du clergé de le rappeler lui et ses biens dans leurs prières, et d’exhorter le peuple à la paix et à la fidélité tant qu’il resterait hors du royaume.

Ces arrangements pris, Jacques, qu’accompagnaient le chancelier, quelques seigneurs et une suite de trois cents personnes s’embarqua pour le nord. Le roi fut accueilli en Danemarck avec toute l’hospitalité que la noble confiance de sa visite méritait. Comme la rigueur de l’hiver septentrional rendait son retour immédiat assez périlleux, Jacques, après que son mariage eut été solennellement célébré à Upsal, en Norwège[22], où il trouva sa fiancée résidant, accepta l’invitation par laquelle son beau-père le priait de venir à Copenhague. Se rendant donc à la cour danoise avec sa nouvelle épouse, il y passa le reste de la mauvaise saison dans les fêtes et les plaisirs au sein de la famille royale, et repartit alors pour le royaume de ses pères.

Du 22 octobre 1589 au 1er mai 1590, temps que dura cette expédition, l’Écosse semble avoir joui d’une tranquillité merveilleuse. On eût dit que Jacques, par le fait de son absence, avait remis l’autorité royale sous la sauve-garde de la loyauté de ses sujets, et qu’ils auraient cru se déshonorer en y manquant de respect. Les trois ordres de l’état se montrèrent, chacun de leur côté, dignes de la confiance du monarque. Les grands suspendirent leurs factions, la populace s’abstint d’émeutes, et le clergé cessa l’habitude que plusieurs de ses membres avaient prise, de s’alarmer au moindre acte du roi, et de jeter en conséquence l’alarme parmi les fidèles. Répondant aux désirs de Jacques, ils aidèrent même si bien à la conservation de la paix et du bon ordre, qu’ils méritèrent, lors de son retour, ses remercîments et sa reconnaissance. En un mot, il n’y eut pas dans l’histoire écossaise d’ère plus paisible et plus heureuse que cette courte période.

CHAPITRE XVII.

Anne de Danemarck. – Enfants qu’elle a donnés à Jacques. – Son couronnement comme reine. – Bonne intelligence du clergé et du roi. – Bothwell consulte des magiciens. – Il est emprisonné. – Il s’évade. – Il attaque le palais d’Holyrood, mais est repoussé. – Huntley brûle le manoir de Dunnibirsel, et tue le comte de Murray. – Mécontentement général. – Bothwell attaque Falkland, mais est battu. – Évasion de Wemyss de Logie. – Progrès du catholicisme. – Affaire des blancs-seings espagnols. – Le clergé intervient, et exhorte le roi à une plus sévère persécution des catholiques. – Bothwell surprend le roi, et le force de souscrire un arrangement avec les insurgés. – Un parlement réuni à Stirling en déclare les articles non obligatoires. – Bothwell est de nouveau chassé de la présence du roi. – Les seigneurs catholiques sont excommuniés, et Jacques se trouve réduit à de grands embarras. – Bothwell marche contre Édimbourg. – Il se retire devant Jacques, mais bat le comte d’Home. – Il est contraint de gagner la frontière. – Querelles de Johnstone et des Maxwell. – Bataille de Dryffe Sands. – Le soin de combattre les seigneurs catholiques est confié à Argyle. – Il est battu à Glenlivet par Huntley et Errol. – Le roi est plus heureux. Bothwell passe sur le continent et y meurt dans la misère. – Mort du capitaine James Stuart. – Jacques charge de l’administration de ses revenus huit officiers appelés Octaviens. – Ils opèrent partout des économies. – Clameur populaire contre eux. – Ils encourent le déplaisir du roi lui-même, et abdiquent.

 

La princesse à laquelle le roi Jacques s’allia paraît avoir été une de ces femmes dont le caractère n’offre aucun trait bien saillant. Anne de Danemarck se faisait remarquer par la blancheur de son teint, la beauté de sa figure, le charme de sa physionomie et l’amabilité de ses manières. Le froid tempérament de son royal époux l’empêcha de jamais ressentir pour lui une amoureuse tendresse ; mais il avait un bon naturel, il était fort poli, et la reine se contenta des marques d’une déférence extérieure. Les premières années, elle prit part aux orages politiques de la cour écossaise, et son nom se trouve mêlé aux intrigues de cette époque. Peu de crédit est dû aux scandaleux auteurs qui ont attaqué sa réputation comme épouse ; elle n’a même pas laissé dans l’histoire assez de traces pour mériter ou beaucoup de censures, ou beaucoup d’éloges. Elle fut mère d’une belle famille, et excita les espérances de Jacques, aussi bien que celles du parti qu’il avait au sein de l’Angleterre, en le rendant bientôt père de deux fils, Henri et Charles.

Le premier mourut dès l’enfance et fut fort regretté ; mais peut-être sa mort n’excita-t-elle autant de regrets que parce qu’elle déçut l’espoir qu’on fonde ordinairement sur les vertus naissantes de la plupart des princes qui meurent sans jouir du pouvoir pour lequel ils étaient nés. Charles, le plus jeune des deux frères, était destiné à être poursuivi jusque sur le trône anglais par cette longue suite de malheurs qui s’étaient acharnés aux Stuarts depuis leur premier avènement au trône d’Écosse, et à périr, comme sa grand’mère Marie, sous la hache du bourreau. La princesse Élisabeth, sa sœur, épousa le landgrave, Frédéric Ier, comte du palatinat du Rhin, et eut sa part d’infortunes[23].

Le roi Jacques et sa jeune épouse furent reçus en Écosse avec autant de splendeur que l’état des finances le permit. La reine fut solennellement couronnée ; mais l’ordre des évêques était alors ravalé si bas, qu’on recourut pour cette cérémonie au ministère d’un simple ecclésiastique presbytérien. Le rigorisme du clergé ne fut pas non plus extrêmement satisfait de quelques points du cérémonial. Il trouva, dans ses scrupules, qu’oindre la reine était revenir à un rite judaïque aboli par le christianisme. Mais le révérend Robert Bruce, homme de grand renom parmi le clergé écossais, n’en sacra pas moins la reine d’après les anciens usages. Jacques et le clergé presbytérien n’avaient jamais été en si bonne intelligence qu’alors. Il sentait que la tranquillité et l’ordre qui avaient régné pendant son absence étaient en grande partie dus au zèle du clergé à contenir le peuple dans les bornes du devoir. Ce signalé service disposa Jacques à se montrer très favorable aux intérêts et aux doctrines de l’église, et à se mettre, le plus tôt qu’il pourrait convenablement faire, en mesure de rapporter les lois rigoureuses qu’Arran avait suscitées en 1584 contre les presbytériens, lois qu’on n’exécutait plus guère, mais dont le clergé se plaignait encore beaucoup. Jacques convoqua, en 1590, un parlement, qui rapporta ou adoucit les arrêtés de 1584, et qui accorda à l’église presbytérienne des assemblées générales, des synodes, des sessions extraordinaires, enfin tout ce qui était propre à la constituer sur des bases durables. Le roi et le clergé d’Écosse parurent dès-lors vivre ensemble sur le pied d’une confiance et d’une estime mutuelle ; mais les tempêtes de haine et de jalousie dont cette malheureuse contrée eut tant à gémir, ne devaient pas permettre que l’atmosphère y demeurât long-temps sereine.

Le comte de Bothwell, que nous avons déjà mentionné plus d’une fois, était proche parent de Jacques et offrait un singulier exemple de sa mansuétude ; car, non-seulement le roi lui avait pardonné le meurtre de sir William Stuart et d’autres violences du même genre, non-seulement il avait oublié que le comte avait poussé de tous ses efforts à une rupture avec l’Angleterre, mais encore il ne l’avait pas puni d’avoir pris part à la révolte des seigneurs catholiques, sans même que la religion pût être invoquée par lui comme excuse.

L’année 1592 vit éclore une intrigue de telle nature, que Bothwell, qui en était complice, en parut au roi plus coupable qu’il ne l’avait été par ses précédents crimes.

Les arts occultes, comme on les appelait, étaient alors dans leur plus grand crédit. Le charlatanisme des astrologues se glissait jusque dans le conseil des princes ; et on ajoutait aussi généralement foi aux devins, qui pouvaient révéler les secrets de l’avenir, qu’aux magiciens et aux sorciers qui, par leurs relations avec les puissances infernales, pouvaient opérer des cures miraculeuses et infliger d’aussi étranges maladies. Le roi, qui s’appliquait ordinairement à rechercher et à punir ces crimes imaginaires, en découvrit bientôt qui se rattachaient à des manœuvres politiques, et conçut une vive alarme. Deux devins, ou plutôt deux sorciers, en tout cas, deux hommes qui étaient au-dessus de la misérable espèce de gens qui se vouaient ordinairement à cette profession, avaient confessé avoir été cause, par des moyens magiques, de la tempête qui avait repoussé la flotte de la princesse Anne vers les côtes de la Norwège, et, de plus, s’être consultés pour attirer un malheur semblable sur les navires ou sur la personne du roi. Mais leur maître infernal, dont ils avaient invoqué le secours en cette occasion, leur avait répondu en français, pour cacher, à ce que nous supposons, dans l’obscurité d’une langue étrangère, un défaut de pouvoir qu’il était honteux de reconnaître : « Le roi Jacques est l’homme de Dieu ! » Cette prétendue réponse du diable flatta le monarque d’Écosse ; aussi Agnès Simpson et Richard Graham auraient-ils pu être tranquillement brûlés vifs sans beaucoup exciter l’attention publique. Par malheur, il leur arriva d’avouer aussi que Francis Stuart, comte de Bothwell, avait soumis à leur examen certaines questions fort suspectes concernant la durée de la vie du roi. Comme de tels individus pratiquaient d’ordinaire l’art de l’empoisonnement et l’art de la sorcellerie, Jacques est presque excusable de la frayeur qu’il conçut quand il apprit qu’un homme audacieux, turbulent et plein d’ambition, un homme qui possédait le pouvoir de faire beaucoup de mal, et à qui ne manquait probablement pas la volonté de s’en servir, s’était mis en rapport avec des sorciers et des empoisonneurs. Bothwell fut envoyé en prison, ou, comme on disait alors, mis en surveillance au château d’Édimbourg. Impatient de reconquérir sa liberté, il gagna ses gardes, s’évada, et courut aux frontières où il avait de puissants amis et de nombreux partisans. Là, d’ailleurs, abondaient toujours des gens désespérés et prêts à suivre toutes les bannières qui devaient les conduire au meurtre et au pillage.

Le roi prit des mesures de rigueur contre son rebelle parent ; et comme Bothwell était encore sous le coup d’une mise hors la loi prononcée contre lui pour son association avec Huntley, Jacques ordonna que la sentence, qui jusqu’alors n’avait été que suspendue sur sa tête par voie d’intimidation, fût publiée à cause de ses nouveaux crimes. Dès que Bothwell eut été ainsi déclaré coupable de haute-trahison, il se vit abandonné par beaucoup de ses amis de la frontière. Buccleuch, qui était son gendre, avait obéi à un ordre par lequel le roi l’envoyait pour quelque temps sur le continent, et de la sorte n’était pas exposé à succomber à la tentation. Le comte d’Home, qui, comme catholique, avait été en de précédentes occasions le partisan de Bothwell se sépara de lui quand il leva ouvertement l’étendard de la révolte.

Néanmoins, plusieurs personnes de la cour, par haine contre le chancelier, sur qui Bothwell rejetait le blâme de sa condamnation, invitèrent le comte rebelle et ses partisans à se poster à une porte de derrière qui donnait entrée dans le palais d’Holyrood par les écuries du duc de Lennox. Ils devaient pouvoir, par ce moyen, se rendre maîtres de la personne du roi et des différentes issues du palais. James Douglas de Spot trempa dans cette conspiration par le concours de circonstances que voici : – Son beau-père, George Home de Spot, avait été récemment tué par deux habitants de la frontière, dont l’un se nommait Home et l’autre Craw. Sir George Home, neveu de la victime, s’imagina que ce meurtre n’avait été commis qu’à l’instigation de Douglas, qui était jaloux de ce que le défunt se proposait de transférer à son neveu certaine partie du patrimoine que Douglas réclamait comme mari de sa fille unique. Sur ce simple soupçon, trois serviteurs de Douglas furent arrêtés, mis en prison à Holyrood, et menacés de la torture. Douglas, soit intérêt pour ses gens, soit crainte des aveux qui leur échapperaient sans doute, ne négligea rien pour obtenir leur mise en liberté ; mais voyant qu’il ne pouvait y parvenir par la prière, il se jeta dans cette conspiration, afin de chercher à les délivrer de vive force. Bothwell se présenta à l’heure dite, et entra dans le palais ; mais James Douglas, en voulant briser la porte de la prison où ses domestiques étaient enfermés, rendit prématurément le complot public. Les coups de levier firent découvrir que des étrangers s’étaient introduits dans le palais ; le tumulte devint général ; le roi lui-même se retrancha dans une tour des plus solides, et le chancelier, aux jours duquel on en voulait, se barricada dans sa chambre. Les citoyens d’Édimbourg, entendant le vacarme, se précipitèrent armés vers le palais, et repoussèrent les assaillants. Bothwell et les siens prirent la fuite, laissant quatre ou cinq morts et autant de prisonniers.

On apprit plus tard que Bothwell s’était réfugié dans la partie occidentale de l’Écosse, et peu s’en fallut qu’on ne l’y arrêtât. Des lettres furent écrites à divers nobles pour qu’ils poursuivissent par le fer le comte révolté et ses partisans. Mais ce ne fut malheureusement que l’occasion d’une nouvelle catastrophe.

Le bruit s’était répandu que dans la nuit de l’assaut on avait remarqué le comte de Murray parmi les gens de Bothwell ; et la chose paraissait d’autant plus probable que Bothwell et lui étaient cousins-germains. Le roi chargea le comte de Huntley du soin d’amener le plus tôt possible Murray devant lui. Cet ordre n’avait en soi rien que de fort simple ; mais de puissants motifs nécessitaient qu’on en remît l’exécution en d’autres mains.

Entre les familles de Huntley et de Murray régnait une mortelle inimitié. La fatale bataille de Corrichie était un événement pour lequel il n’y avait ni oubli ni pardon ; et, tout récemment même, un Gordon, qui jouissait de quelque importance dans la famille, avait péri d’un coup de feu qu’on lui avait tiré d’une maison appartenant au comte de Murray. Leur rivalité pour obtenir la prééminence dans le nord était si constante, si infatigable, que peut-être n’y avait-il pas dans tout le royaume d’Écosse, tant désuni cependant, de querelle plus terrible et plus envenimée que celle qui divisait ces deux maisons.

En cette circonstance, Murray, avec les intentions les plus pacifiques, autant qu’on peut le savoir, résidait dans son château de Dunnibirsel, et n’avait alors près de lui que Dunbar, shérif du comté, et une suite peu nombreuse. Huntley, qui avait traversé le golfe avec une centaine d’hommes et plus de chevaux, entoura le manoir, qui n’était pas facile à défendre, et se proposa d’opérer l’arrestation dont le roi l’avait chargé. Murray refusa de se rendre à son mortel ennemi, et même une balle, tirée par une meurtrière, vint de nouveau tuer un Gordon. Le comte Huntley força alors le château en y mettant le feu. La situation des assiégés devint critique. « Laissez-moi, s’écria le shérif, avec le dévouement d’un ami de ces jours où l’amitié n’était ni moins dévouée, ni moins désintéressée que la haine était violente et implacable, laissez-moi faire une sortie. On me prendra pour vous, on me tuera, et vous pourrez ainsi vous échapper. » Les portes furent ouvertes à double battant ; Dunbar se précipita hors du château, et fut tué, comme il s’y attendait. Mais le comte de Murray ne retira aucun profit d’un tel sacrifice ; l’attention des assiégeants, dont l’ardeur était alors au comble, fut attirée par sa haute taille ; et comme les étincelles de l’incendie avaient mis le feu, non-seulement aux glands de soie qui ornaient son casque, mais encore aux longues mèches de cheveux qui tombaient sur ses épaules, les Gordon purent le poursuivre dans sa fuite vers une caverne située au bord de la mer, où Gordon de Backie porta au comte une blessure mortelle. Partie effroi des suites de l’action qu’il venait de commettre, partie peut-être férocité naturelle, Backie insista pour que Huntley participât également au meurtre ; et ce chef, d’une main mal assurée, frappa le comte mourant à la figure, avec son poignard. Dans l’agonie même de la mort, Murray n’oublia point la beauté de visage dont il était si orgueilleux, et à laquelle il avait dû d’être nommé « le beau comte. » La dernière fois qu’il ouvrit la bouche, ce fut pour dire à Huntley : « Vous avez gâté des traits qui valent mieux que les vôtres. »

Quand cette tragédie fut achevée, Huntley, ne se dissimulant pas combien il avait outrepassé ses pouvoirs, n’osa guère retourner près du roi. Il gagna en toute hâte le château de Ravensheuch qui appartenait à lord Sinclair. Ce seigneur lui donna l’hospitalité, mais ne l’accueillit néanmoins que d’une manière équivoque. « Milord, lui dit-il, vous avez bien fait de venir ici ; mais vous eussiez encore mieux fait de passer devant ma porte. » Le lendemain, dès la pointe du jour, il continua sa route vers le nord où étaient situés ses domaines, et montra ainsi qu’il sentait toute la culpabilité de sa conduite. Dans son ardeur à fuir, il laissa sur le théâtre de l’action Innés d’Envermarkie, gentilhomme de sa suite, qui était blessé, et ne pouvait accompagner son chef dans la retraite. Innés fut bientôt pris, envoyé à Édimbourg où l’histoire de l’assassinat avait excité une horreur générale, condamné à mort et exécuté.

Il ne pouvait rien arriver de nature à troubler davantage la tranquillité du royaume, que ce malheureux acte de violence. Huntley était un catholique, qui naguère avait été en insurrection par suite de sa ligue avec le roi d’Espagne. Murray était un protestant qui jouissait de la faveur du bas peuple, à cause de sa jeunesse, de sa beauté, et de ses perfections physiques, et que chérissait l’église parce qu’il comptait au nombre de ses ancêtres le régent Murray qui avait tant contribué à l’établissement des doctrines protestantes et de la constitution presbytérienne. La clameur contre Huntley fut universelle, et le désir de vengeance général. Dans le nord, lord Forbes, ennemi héréditaire de Huntley, suspendit à une lance la chemise ensanglantée de la victime, et sous cette bannière leva un corps de troupes pour punir sa mort. Conformément à un usage déjà mentionné plus haut, le portrait en pied du comte, avec la chevelure flamboyante et le corps criblé de blessures, fut aussi montré publiquement pour exciter une indignation unanime. La crédulité populaire, qui est toujours prête à adopter les plus grossières calomnies, accusa le roi d’être complice du meurtre, et en allégua pour cause une idéale jalousie de la part de Jacques, des prétendues faveurs que la reine accordait au « beau comte. »

Les cadavres de Murray et de Dunbar furent apportés à Leith ; mais leurs amis refusèrent de leur donner la sépulture tant que l’assassinat ne serait pas vengé. Les clameurs de la capitale étaient si universelles, que le roi, ne jugeant pas sûr de restera Édimbourg, se réfugia à Glasgow, et y résida avec ses ministres jusqu’à ce que Huntley, par obéissance aux injonctions royales, se constituât prisonnier dans la citadelle de Blackness. Le vif ressentiment que le meurtre de Murray excita parmi le peuple encouragea beaucoup Bothwell dans ses entreprises désespérées, surtout quand le peuple vit qu’au lieu de procéder au jugement de Huntley, on lui ouvrait les portes de sa prison sur promesse de se représenter plus tard devant les juges.

Le nombre des adhérents qui se joignirent alors à Bothwell, l’enhardit à un nouvel attentat contre la personne du roi, qui eut lieu le 28 juin 1592, tandis que Jacques résidait à son palais de chasse de Falkland. Au lever du soleil, Bothwell se présenta avec trois cents cavaliers, dont la plupart étaient, selon l’usage, des habitants de la frontière et des hommes sans aveu ; mais il comptait, à ce qu’on supposa, sur quelques amis dans le palais. Le roi cependant trouva autour de lui assez de fidèles serviteurs pour défendre le donjon, autrement dit la grande tour. De là, comme d’une forteresse, ils entretinrent si bien le feu, que les assaillants ne purent pas même approcher de la porte ; et Bothwell, ne se voyant pas secondé de l’intérieur du château, remarquant au contraire que les gens du voisinage accouraient pour le combattre, fut encore une fois obligé de fuir. Le roi, renforcé par les habitants du Fife, donna la chasse aux rebelles pendant leur retraite, et en surprit dans les marais un assez grand nombre tellement accablés de sommeil, qu’ils ne pouvaient continuer leur fuite à cheval. Bothwell se retira donc de nouveau vers la frontière, et trouva asile en Écosse ou en Angleterre, selon qu’il lui plut. En effet, quoique Élisabeth eût complimenté Jacques sur son mariage, elle restait fidèle à son ancien système, et ne cessait d’exciter des troubles en Écosse, de manière à tenir, autant que possible, le roi sous sa tutelle. Divers individus furent poursuivis en justice par suite de ce dernier attentat de Bothwell, entre autres un seigneur appelé Wemyss de Logie, qui était gentilhomme de la chambre du roi. Il fut mis en prison, mais s’évada d’une manière assez bizarre. Une des filles d’honneur de la reine, dont Wemyss avait conquis l’amour, et qui se nommait Marguerite Twinlace, voyant la détresse de son bien-aimé et sa vie en péril, résolut de venir à son secours. Elle prétendit avoir à s’acquitter près du captif d’une commission de sa royale maîtresse, obtint, sous ce prétexte, accès dans sa prison, et lui donna une échelle de corde, au moyen de laquelle il descendit par une fenêtre. Logie obtint son pardon en faveur de la générosité de cette jeune fille, qui, pour le sauver, n’avait pas craint de hasarder sa réputation, et ils se marièrent.

Peu après éclata une intrigue qui eut pour résultat d’exciter de nouvelles dissensions entre le roi et l’église, et en même temps de répandre une vive alarme dans le pays, à cause des machinations qu’elle impliquait évidemment entre l’Espagne et les papistes écossais. L’intrigue avait d’ailleurs ce caractère mystérieux qui toujours éveille et tient en suspens l’attention de la foule. Les catholiques étaient alors de la religion souffrante, et même opprimée, on peut le dire, vu la sévérité des lois pénales ; mais les persécutions qu’ils avaient à souffrir ne faisaient comme d’habitude qu’accroître leur zèle pour leur foi, et qu’enflammer l’enthousiasme des missionnaires et des jésuites qui s’étaient voués à la propagation des doctrines de Rome. Ces fanatiques, excités par l’Espagne, et puisant de l’or à la même source, fréquentaient différentes parties de l’Écosse, et réussissaient souvent à faire des conversions parmi les grands et les puissants. Alors, mêlant la politique à la théologie, ils pressaient leurs convertis de s’unir aux Espagnols en vue d’une nouvelle invasion de la Grande-Bretagne, dont l’effet principal devait être de porter secours à la communauté catholique. Il y eut un certain George Ker, frère de lord Newbattle, qui, appelé à faire devant l’église nationale déclaration de sa foi, et se sentant coupable d’être revenu aux doctrines papistes, se sauva dans les petites îles situées à l’embouchure de la Clyde, qu’on appelle les Cumrays, et prit passage à bord d’un navire qui devait mettre à la voile pour l’Espagne.

Dès que ce ministre protestant, qui desservait la paroisse de Paisley, apprit cette nouvelle, il se mit aussitôt en marche avec un corps de vingt-quatre hommes armés, attaqua le vaisseau, s’y empara de la personne de Ker, et prit en outre une énorme liasse de lettres provenant de missionnaires et de jésuites, avec un grand nombre de blancs-seings pliés en forme de missives, qui ne contenaient aucune écriture, mais étaient signés par le comte de Huntley, le comte d’Errol, et Patrick Gordon d’Auchindoun, oncle de Huntley. Plusieurs de ces blancs-seings portaient l’adresse du roi d’Espagne ; d’autres avaient l’air de contrats, et étaient signés et cachetés. On envoya Ker à Édimbourg où il fut mis en prison. La nouvelle de la découverte de cette mystérieuse intrigue parvint dans la capitale un jour de dimanche. Un grand tumulte éclata. Les prédicateurs, contrairement à leur habitude, ne prononcèrent que de courts sermons ; et, comme le roi lui-même était alors à Alloway, tinrent des conférences avec les seigneurs qui composaient son conseil privé. L’alarme se répandit par leur soin dans toute l’Écosse, et ils invitèrent les différentes paroisses du royaume à déléguer des représentants à Édimbourg, afin d’examiner quelles mesures il convenait de prendre dans l’imminent péril que l’église courait. La participation d’Angus à un tel complot était d’autant plus bizarre, qu’il descendait d’une vieille souche protestante, qu’il avait été naguère chargé du soin d’arranger une querelle entre Huntley et les Mackintosh, commission dans laquelle il avait réussi, et qu’on l’attendait d’un instant à l’autre dans la capitale où il devait venir exposer au roi ses succès. Son père, neveu du fameux comte de Morton, avait passé pour un homme d’esprit et de talent. À en croire non seulement le vulgaire, mais des gens même plus sensés, il était mort victime de quelque sortilége ; et quand on lui avait conseillé de recourir à la sorcellerie pour combattre l’effet du charme auquel il semblait succomber, il avait protesté qu’il aimait mieux mourir que sauver ses jours par un moyen contraire aux préceptes de la religion. La rechute du fils, lorsque le père avait été un si zélé protestant, paraissait donc fort extraordinaire. Il n’atteignit pas plus tôt Édimbourg, qu’il y fut arrêté, à l’instigation des membres du clergé, par le prévôt et les baillis de la ville.

Jacques, alarmé de la découverte d’une pareille trahison, se hâta de regagner sa capitale dont les ecclésiastiques semblaient disposés à prendre le commandement. Ker, interrogé, avoua que Crichton, Gordon et Abercrombie, tous trois jésuites, avaient imaginé l’emploi des blancs-seings comme méthode la plus sûre pour ouvrir une communication entre le monarque espagnol et les catholiques écossais. On devait les remplir en Espagne avec les stipulations des signataires, dont la principale était que Philippe II enverrait en Écosse une armée de trente mille hommes, que moitié de ces troupes resterait dans le royaume pour y rétablir l’ancienne religion, ou du moins lui assurer une complète tolérance, et que les quinze autres mille soldats envahiraient l’Angleterre.

Angus, interrogé sur ces matières, prit toute connaissance des blancs-seings, et protesta que sa signature était fausse ; mais peu après, en s’évadant du château d’Édimbourg, il montra que sa conscience n’était pas tranquille. David Graham de Fintry, qu’on arrêta comme suspect, confirma les dépositions de Ker, et reconnu coupable par suite de ses propres aveux, fut exécuté sur-le-champ. Le roi marcha de nouveau avec une armée vers les domaines des seigneurs catholiques qui se retirèrent dans les montagnes, et y restèrent cachés ; mais leurs vassaux furent contraints de se déclarer fidèles sujets du roi et sincères adhérents du protestantisme.

Malgré tout ce que Jacques put faire par mesure de prudence et de précaution, les Écossais conservèrent une fâcheuse incrédulité relativement à son réel désir d’abattre les catholiques insurgés. Il n’aurait pas moins fallu que les plus extrêmes rigueurs pour satisfaire l’église ; et la reine Élisabeth, adoptant le même ton, insistait, par l’intermédiaire de ses ambassadeurs, pour qu’on usât de la sévérité la plus rigoureuse contre des gens dont les desseins étaient également dangereux aux deux royaumes. À la même époque, néanmoins, car la fille de Henri VIII ne négligeait aucune occasion de susciter des embarras à son filleul et d’introduire la discorde dans son conseil, il lui avait plu, comme nous l’avons déjà dit, de prendre Bothwell sous sa protection, et de le recevoir, lui et ses partisans, dans son royaume lorsqu’ils avaient été obligés de battre en retraite vers la frontière. Élisabeth, en ce cas particulier, dévia du système général de sa politique, car Bothwell, dans le cours de l’année 1588, avait travaillé de tous ses efforts à une rupture de la paix avec l’Angleterre, et s’était alors ligué avec les seigneurs catholiques qui se proposaient de favoriser l’invasion espagnole. N’ayant toutefois aucune espèce de principes religieux, et s’apercevant que le clergé presbytérien aigrissait la masse de la nation contre le roi, à cause de la prétendue faveur qu’il accordait aux catholiques, le comte avait dès-lors adopté une conduite plus populaire, et alléguait le péril de la cause protestante comme principale raison des attentats à main armée qu’il avait commis sur la personne de Jacques. Il avait probablement l’indifférence la plus absolue quant aux résultats ultérieurs de ses tentatives, pourvu qu’elles réussissent à l’élever au vaste pouvoir qu’il ambitionnait. Il n’est pas vraisemblable non plus que Bothwell portât au roi une inimitié personnelle ; il ne désirait se rendre maître de lui que comme il aurait voulu tenir en sa possession un sceau ou quelque autre symbole d’autorité propre à l’investir du commandement suprême dans l’état. Les annales d’Écosse offraient maint exemple d’ambitieux qui avaient atteint ce but par de semblables violences. Angus, pendant la minorité de Jacques V, avait long-temps exercé le souverain pouvoir, en se servant des moyens dont Bothwell voulait alors se servir ; et, sous le règne de Jacques VI lui même, le comte de Morton, plus tard le comte de Gowrie, avaient momentanément réussi dans de pareilles tentatives.

Peu à peu les circonstances semblèrent devenir favorables au projet de Bothwell. La jeune reine avait conçu contre le chancelier une sorte de haine qu’envenimaient de toutes leurs forces les parents du roi, Lennox, Athole, Ochiltree, et d’autres, qui étaient dans la persuasion que l’influence de Maitland interceptait la faveur qu’autrement le roi aurait montrée à ses amis du nom de Stuart. De connivence avec eux, Bothwell, ainsi que Douglas de Spot et quelques autres, les plus hardis de ses partisans, pénètrent jusqu’en présence de Jacques, bien munis de pistolets et d’épées nues. L’archevêque Spottiswoode dit que quand Bothwell aperçut le roi, il se jeta à ses genoux et lui demanda pardon, mais que Jacques répliqua avec dignité : « frappe, traître, car tu me déshonores, » et que s’asseyant sur son trône, il répéta : « frappe donc, achève ton ouvrage, car je désire ne pas vivre plus long-temps. » À en croire un digne citoyen d’Édimbourg, fidèle annaliste de ces temps, Jacques tint en cette occasion une conduite moins royale. « Sa Majesté le roi, dit-il sortit tout tremblant de dessous un escalier, sa culotte à la main. Il n’y avait cependant pas de quoi s’effrayer tant. » Les instances du parti de la reine et l’intervention de l’ambassadeur anglais décidèrent Jacques à signer un accommodement avec les rebelles. L’article premier stipula un complet pardon pour les anciennes offenses et pour le dernier attentat de Bothwell. Le deuxième article ordonnait que lord Home qui d’allié de Bothwell était naguère devenu son antagoniste le plus acharné, fût, avec ses amis et ses parents, banni de la cour. L’article troisième portait qu’un parlement serait convoqué au prochain mois de novembre. Enfin une quatrième et dernière disposition déclarait que le comte de Bothwell et ses partisans avaient droit à être regardés comme de loyaux sujets.

On ne saurait nier qu’il fallut que le roi, dans cette position critique, déployât beaucoup de prudence et d’énergie pour obtenir des termes si favorables. Il fut, à dire vrai, contraint pour le moment de traiter Bothwell avec une faveur apparente ; mais il ne perdit pas l’espérance de pouvoir se débarrasser d’un parent si séditieux.

Dans ce but, Jacques, dès les premiers jours de septembre, convoqua à Stirling une réunion de ses pairs, à laquelle ils vinrent en grand nombre. Bothwell, dont l’habileté n’égalait pas à beaucoup près l’ambition, paraît n’avoir pas même pu influencer à sa guise les esprits des membres de cette assemblée. Rien n’était cependant plus facile pour qui se trouvait maître de la personne du roi, que d’obtenir cet avantage important. Ses ennemis, comme les premières mesures qui furent adoptées le démontrèrent, prédominaient parmi les seigneurs qui avaient répondu à l’appel du roi. Jacques leur soumit sa transaction avec Bothwell, leur raconta toutes les indignités et tous les affronts qu’il avait reçus de lui, et les pria de décider eux-mêmes, après avoir examiné les conditions auxquelles il avait été contraint de souscrire, s’il était, en honneur et conscience, tenu de les exécuter. La réponse des pairs du royaume fut que Bothwell, en se frayant les armes à la main un passage jusqu’au roi, avait commis un crime de haute trahison, et que Jacques n’était nullement engagé par les articles qu’il avait consentis après cette invasion armée de son palais. Quant au pardon accordé à Bothwell, ils déclarèrent ne pouvoir que s’en remettre à la discrétion de sa majesté.

On ne peut dire que le roi abusa de sa victoire, car à peine eut-il été ainsi dégagé des promesses qu’on lui avait extorquées de force, qu’il gracia Bothwell à condition que ce seigneur turbulent quitterait la cour et ne se permettrait plus d’approcher de la personne du roi, à moins d’être rappelé par lui. Jacques, ajouta-t-on, désirait qu’il se retirât pour quelques mois sur le continent. Bothwell parut d’abord satisfait des conditions qui lui étaient imposées ; mais, ensuite, revenant à ses vieilles habitudes, il convint avec Athol, un des alliés qu’il avait parmi les courtisans, d’aller le trouver à Stirling avec toutes ses forces et de disperser la réunion des pairs. Leur projet fut déjoué par l’énergie que déployèrent les partisans du roi, et Bothwell, cité devant le conseil privé où il ne comparut pas, fut de nouveau mis hors la loi.

Pendant ce temps-là, la découverte des blancs-seings espagnols, et l’impunité des seigneurs catholiques dont ils portaient les noms, continuaient à entretenir une vive épouvante parmi les membres du clergé. Il y avait, pensaient-ils, intention manifeste de la part du roi de passer légèrement sur un crime qu’il avait, à la première nouvelle des aveux de Ker, déclaré être de nature à lui défendre d’exercer sa prérogative de pardon. Depuis ce temps, Ker s’était évadé ; ou, à ce que supposaient les prédicateurs, on lui avait ouvert les portes de sa prison, et les nobles papistes ne craignaient plus qu’on arguât de ses témoignages contre eux. Enhardis par cet espoir et par l’indulgence dont Jacques semblait disposé à user en leur faveur, les comtes catholiques Huntley, d’Errol, et d’Angus, se présentèrent soudain devant lui pendant une tournée qu’il faisait dans le sud, et offrirent de se soumettre à un jugement légal. Le roi, au lieu d’ordonner qu’on les arrêtât sur le champ, leur fixa un jour où ils auraient à comparaître, et les laissa aller en liberté. Cette entrevue de Jacques et des nobles compromis dans l’affaire des blancs-seings augmenta encore les violents soupçons du clergé au sujet des motifs du roi, et on attendit avec la plus grande inquiétude l’issue du procès.

Les nobles avaient consenti à être jugés, et se préparaient à venir au tribunal avec de nombreuses bandes d’amis et de partisans qu’ils présumaient assez fortes pour les protéger.

Les ministres de l’église témoignèrent en cette circonstance la plus vive alarme, et, de leur chef, proposèrent de lever des corps de protestants au moyen desquels la persécution du catholicisme continuât. Pour, même, que leur efforts en cette occasion ne restassent pas infructueux, ils demandèrent que les foudres de l’excommunication fussent lancées contre les seigneurs catholiques.

Les membres d’un seul synode prirent sur eux de prononcer cette sentence, qui entraînait avec elle contre Errol, Huntley, Angus, et aussi contre le comte de Home, qui était catholique, mais qui n’avait pas trempé dans les intrigues espagnoles, les peines civiles réservées à la haute-trahison. Le clergé presbytérien semblait résolu à se charger complètement des soins de ce grave procès. Il demanda au roi de permettre que l’église d’Écosse y jouât dans la personne d’un de ses représentants le rôle d’accusateur public, et offrit ses disciples pour y remplir l’office de gardes et de licteurs. Une si rude manière de procéder mit le roi dans une position fort délicate. Il désirait n’en pas venir à des mesures de sévérité contre les lords catholiques, car il aimait à croire que la tolérance et la douceur pourraient plutôt mettre un terme à leurs dangereuses relations avec les puissances étrangères. Mais, tandis qu’il adoptait un tel système, on lui reprochait, non sans une apparence de vérité, d’être tout-à-fait indifférent sur la forme de religion qui prédominerait en Écosse, et de ne vouloir que consolider et étendre son pouvoir royal. La mésintelligence du roi et de l’église était surtout envenimée par lord Zouche, l’ambassadeur anglais, qui, envoyé en Écosse dans ce but même, excitait les ministres à persister dans leur réclamations et à importuner Jacques plus ouvertement pour qu’il déployât les rigueurs les plus terribles contre les conspirateurs catholiques.

Le roi, avec une profonde politique, s’en référa à la décision du parlement, et le parlement décida : que les trois comtes de Huntley, d’Errol et d’Angus, ne seraient plus poursuivis judiciairement à raison de leurs correspondances avec l’Espagne, mais qu’ils devraient, avant le premier février de l’année suivante, avoir renoncé aux erreurs du papisme ou être sortis du royaume, et qu’il leur faudrait signifier leur choix le premier janvier de la même année. Par tant de modération, le roi ne produisit d’effet ni sur l’un ni sur l’autre des deux partis. Les comtes catholiques ne cessèrent, ni leurs relations avec l’Espagne, ni leurs préparatifs pour se soutenir entre eux ; les prélats et les protestants zélés demeurèrent aussi méfiants que jamais de la sincérité du roi ; Zouche, l’ambassadeur d’Angleterre, continua à obséder Jacques de remontrances au nom de sa marraine ; et Bothwell, sous la protection presque avouée de la reine Élisabeth, médita de nouvelles violences contre son souverain.

Le 2 avril 1594, l’infatigable comte, à la tête d’environ quatre mille hommes, arriva à Leith vers trois heures du matin, dans l’espoir d’y opérer sa jonction avec Athole et d’autres seigneurs, qui, favorables à ses vues, levaient des troupes dans le nord pour les diriger sur le même point. Le roi, à cette alarmante nouvelle, se rendit à l’église, car c’était un dimanche, et élevant la voix du milieu d’un petit groupe de nobles et de gentilshommes dont il était accompagné, pour rappeler aux fidèles, ses sujets, que leur devoir était de protéger leur souverain, il les pria d’examiner si les prétentions de Bothwell et de ses habitants de la frontière, gens adonnés au vol et au brigandage, étaient compatibles avec la sûreté de leurs familles et de leurs biens. Le prédicateur qui était en chaire ne manqua point de jeter un mot d’avis dans une occasion si tentante. « Dieu, dit-il, suscitera contre le roi beaucoup d’autres Bothwells, et qui seront plus redoutables encore que celui-ci, tant que Jacques montrera pour la cause céleste (c’est-à-dire contre les seigneurs papistes) moins de zèle qu’il n’en montre aujourd’hui dans une querelle qui le concerne particulièrement. » Le prédicateur autorisa cependant les fidèles à s’armer et à suivre leur souverain. À peine le sermon fut-il achevé, Bothwell apprit que le roi, avec un nombreux corps d’infanterie formé des citoyens d’Édimbourg, et un escadron de cavalerie composé des nobles et des gentilshommes qui se trouvaient alors à la cour, marchait contre lui. Il rangea ses propres cavaliers sur une éminence appelée la Hawkhill, ou montagne du Faucon, près de Restalrig, et de là, à l’approche du roi, dirigea sa colonne au sud-est en tournant la colline d’Arthur’s Seat, comme pour attaquer Dalkeith. Il opéra sa retraite lentement et en bon ordre, suivi et observé par lord Home, qui commandait la cavalerie royale. Jacques lui-même, craignant que Bothwell n’eût l’intention de faire un circuit complet autour d’Arthur’s Seat et d’attaquer Édimbourg du côté du sud, revint de Leith, et, traversant sa capitale, rangea ses troupes le long du Borough-Moor, afin d’être prêt à recevoir l’ennemi, s’il s’approchait dans cette direction.

Home, pendant ce temps, pressa la retraite de Bothwell avec une si maladroite véhémence, que Bothwell, s’abandonnant à la haine qu’il lui portait comme à un ennemi personnel, le chargea soudain avec une troupe supérieure de chevaux, et le força de fuir. L’escarmouche eut lieu près de Woolmet, et la cavalerie déconfite de Home se replia en confusion sur le corps d’infanterie commandé par le roi. Là encore, le récit de l’archevêque courtisan Spottiswoode et celui du journaliste Birrel offrent une notable différence. Le premier dit que, voyant la déroute des cavaliers royaux, les personnes qui entouraient le roi le conjurèrent de rentrer dans la ville, mais qu’il refusa. « Jamais, s’écria-t-il, je n’abandonnerai le terrain à un traître. » Birrel, au contraire, prétend que sa majesté se mit à fuir quand elle vit la déconfiture d’une partie des siens. Toutefois, son infanterie tint ferme, et Bothwell, d’ailleurs, n’était pas en état de l’attaquer. Son cheval était tombé pendant qu’il poursuivait les fuyards, et cette chute l’avait tout meurtri. Se retirer vers Dalkeith, et de là aux frontières, fut l’inévitable conséquence de sa maladresse à remporter une victoire complète. Après avoir évité ce péril, qui avait été passablement imminent, le roi envoya des ambassadeurs à Élisabeth se plaindre de la conduite de Zouche, son chargé d’affaires, et du bon accueil, de la protection même, que Bothwell trouvait sur la frontière anglaise, où il avait non-seulement occupé des forteresses appartenant à la reine, mais aussi reçu une considérable somme d’argent, avec laquelle il avait soudoyé des soldats, en Angleterre aussi bien qu’en Écosse, pour exécuter son dernier attentat. Les ambassadeurs de Jacques avaient ordre de promettre une sévère persécution des lords papistes, en cas qu’ils refusassent de se soumettre aux termes qu’on leur avait proposés.

Élisabeth jura de faire droit aux représentations de son filleul, et sembla dès-lors avoir retiré à Bothwell l’appui que jusque-là elle lui avait prêté.

La même année, la violence des disputes féodales, que la présence même du roi ne contenait qu’à peine, vint de nouveau étendre le carnage et la dévastation dans toutes les parties du royaume. L’implacable haine dont nous avons déjà parlé entre les Johnstone et les Maxwell, se réveilla dans le courant de 1594, avec la furie des temps les plus sauvages. La dernière fois qu’il a été question de cette querelle, Maxwell, alors en révolte armée contre le roi, avait remporté un avantage sur Johnstone, lieutenant de Jacques, qui avait été fait prisonnier et était mort de chagrin. Maxwell, après plusieurs vicissitudes de fortune, avait à son tour été admis dans les bonnes grâces du roi ; il avait même obtenu la charge de gardien des frontières occidentales. Le laird de Johnstone, au contraire, avait violemment offensé Jacques par sa complicité dans plusieurs des coupables tentatives de Bothwell et par les corps d’individus de son clan qu’il avait envoyés sous les drapeaux du comte. Il avait été par suite déclaré rebelle et emprisonné au château d’Édimbourg, mais il s’était échappé de prison le 4 du mois de juin dernier. Telle était la situation des deux chefs vis-à-vis du gouvernement ; vis-à-vis l’un de l’autre, ils avaient naguère, par le traité de pacification le plus formel qui se puisse imaginer, mis fin à la haine féodale qui avait si long-temps subsisté entre leurs familles. Les Johnstone s’imaginaient donc, depuis cette alliance, que la promotion de Maxwell au poste de gardien des frontières de l’ouest, avait stipulé entre eux et lui une espèce de contrat tacite, d’où résultait que, tandis qu’ils s’abstiendraient pour leur part de toute insulte et de toute agression envers le clan de leur nouvel allié, Maxwell, d’autre part, fermerait les yeux sur les pertes que les déprédations des Johnstone pourraient faire éprouver à d’autres familles. Ainsi fortifiés comme ils croyaient l’être par leur alliance avec Maxwell, les Johnstone continuèrent leurs incursions dans le bas Nithsdale avec plus de furie que jamais, et capturèrent d’innombrables troupeaux sur les domaines des Crichton, des Douglas, des Grierson, des Kirckpatrich, et d’autres illustres familles du voisinage.

Les individus qui avaient principalement à souffrir de leurs brigandages réclamèrent bientôt l’intervention de Maxwell, en sa qualité de défenseur des frontières. Mais il leur sembla n’accueillir leurs plaintes qu’avec froideur, et avoir de la répugnance, crainte de réveiller sa vieille querelle avec les Johnstone, à exécuter son devoir envers le pays. Les lords Sanquhar, Drumlanrigg, et autres, que l’affaire intéressait, le voyant si insoucieux, lui offrirent de s’engager à toujours suivre son étendard et prendre son parti dans ses diverses querelles, pourvu que de son côté il les protégeât d’une manière efficace, accomplit sévèrement son devoir de gardien, et, en un mot, minât la puissance des Johnstone. Cette offre tentante, qui promettait de le mettre à la tête d’un grand nombre de puissantes et guerrières familles, et d’augmenter ainsi ce que les nobles d’Écosse appelaient « leurs partisans, » était irrésistible. Lord Maxwell conclut donc avec les gentilshommes de Nithsdale un pacte aux conditions proposées. Johnstone, à la nouvelle de cette ligue, qui semblait n’avoir pour but que sa ruine et celle de son clan, demanda des explications à son ancien ennemi et à son récent allié. Maxwell nia d’abord l’existence du pacte en question, puis l’expliqua par le prétexte plausible du bien public et par la nécessité où il était de remplir son devoir comme gardien, sans acception d’individus. Les raisons n’étaient pas toutefois de nature à satisfaire Johnstone, et les chefs se retrouvèrent en hostilité ouverte.

Les deux clans se préparèrent à la guerre aussi solennellement que deux nations séparées. Les Johnstone, de beaucoup inférieurs en nombre, appelèrent à leur aide les Scots d’Eskdale et de Téviotdale. Cinq cents hommes qui vinrent de ce clan, étaient commandés, non par leur chef, qui se trouvait alors sur le continent par ordre du roi, mais par sir Gédéon Murray d’Elibank, qu’il avait chargé de la direction de ses affaires, et qui portait en cette circonstance la bannière de Buccleuch. Les Elliot du Liddesdale, les Graham, qui occupaient entre l’Écosse et l’Angleterre un territoire disputable[24], et d’autres habitants de la frontière occidentale, se déclarèrent aussi pour Johnstone ; car vu leurs habitudes de pillage, ils n’étaient nullement d’avis de laisser un libre cours à la juridiction du gardien.

Maxwell, d’autre part, rassembla une armée formidable, qui se composait non-seulement de ses nombreux vassaux, mais encore de toutes les familles et de tous les clans que nous avons dit s’être ligués. Ils envahirent l’Annandale, bannière au vent, et avec l’intention avouée de détruire les châteaux forts de Lochwood et de Lockerbie, tous deux appartenant au laird de Johnstone. Maxwell avait déjà formé le siége de cette dernière forteresse lorsque les Johnstone l’atteignirent ; profitant d’un léger avantage obtenu par leurs éclaireurs, ils chargèrent soudain le principal corps de Maxwell, et le défirent complètement. Maxwell, dit-on, eut la main coupée, et fut renversé de cheval, avant de recevoir la mort ; la tradition rapporte même que le coup mortel lui fut porté par une femme, fille du feu lord Johnstone, qui mourut son prisonnier.

Jacques fut vivement affecté d’une si horrible violence ; mais l’état de ses affaires ne lui permettait pas d’aller la venger en personne, et nul seigneur n’était assez puissant pour se charger au nom du roi de semblable commission. Johnstone resta donc impuni, et fut, peu après, nommé lui-même gardien des frontières occidentales : on était alors en 1596. Pour en finir avec cette déplorable histoire, nous dirons que le 6 avril 1608, il fut traîtreusement assassiné à une entrevue avec lord Maxwell, qui ne craignit pas, pour venger la mort de son père, tué à la bataille de Dryffe-Sands, de recourir à ce moyen honteux, mais assez ordinaire. Toutefois, l’ordre public avait alors fait un pas immense : on arrêta l’assassin, qui fut décapité devant la croix d’Édimbourg ; et ainsi se termina la longue dispute entre les Johnstone et les Maxwell, qui avait coûté à chacune de ces familles la vie de deux chefs. La bataille de Dryffe-Sands mérite d’être mentionnée dans l’histoire, en ce qu’elle est la dernière de ces innombrables actions qui s’étaient livrées sur les frontières pendant tant de siècles.

Lord Maxwell fut unanimement regretté. « C’était, dit Spottiswoode, un seigneur plein de vaillance, courtois, humain, et plus instruit que les hommes de sa classe ne le sont communément ; mais il avait trop d’ambition ; il aspirait à trop de puissance. Sa mort fit verser beaucoup de larmes, car c’était plutôt à lui-même qu’aux autres qu’il semblait avoir de son vivant fait du mal. »

Il nous faut maintenant revenir à l’année 1594 où l’importante affaire des seigneurs catholiques se termina enfin. Huntley, Angus, et Errol, se fiant au nombre de leurs partisans et à la nature inaccessible de leurs pays, avaient rejeté avec dédain l’alternative que le roi leur avait offerte, d’abjurer leur religion ou de se retirer en exil. Ils renouèrent leur correspondance avec l’Espagne, et reçurent de cette cour des sommes immenses qui leur permirent de se mettre en campagne.

Jacques se vit dès-lors, dans son propre intérêt, aussi bien que pour tenir les promesses nombreuses par lesquelles il s’était engagé à l’égard du parti protestant, contraint d’agir avec rigueur. La chose offrait d’autant plus de difficulté, qu’il se trouvait dans une extrême pénurie d’argent. C’étaient les dépenses d’un baptême royal, quelque bizarre qu’une pareille raison puisse sembler, qui avaient mis à sec les coffres du roi. Il convoqua ses pairs le 8 juin 1594, afin de leur demander conseil dans un cas si grave. Lecture donnée de l’accusation des seigneurs catholiques, l’authenticité des blancs-seings espagnols fut admise, et une sentence de haute-trahison prononcée dans les termes les plus rigoureux contre les comtes de Huntley, d’Angus et d’Errol. Les protestants furent donc enfin satisfaits, et les seigneurs catholiques condamnés comme traîtres ; mais il fallait exécuter cette condamnation, et là gisait la grande difficulté. Quoique la reine Élisabeth se fût si souvent plainte de l’indulgence témoignée à ces lords papistes, et que leurs projets fussent autant dirigés contre elle que contre Jacques, elle refusa de contribuer en rien aux frais de l’expédition à entreprendre contre trois puissants seigneurs qui s’étaient réfugiés dans de lointaines provinces, où précisément chacun d’eux possédait beaucoup de crédit, et où il n’était pas moins difficile d’introduire des troupes que de les approvisionner une fois la guerre commencée. Évidemment le roi, ne fût-ce que par décence, ne pouvait pas se mettre en campagne sans avoir le moindre argent à sa disposition. Le seul expédient qui restât, était de persuader quelque seigneur d’agir en cette circonstance comme son représentant. Personne ne sembla plus capable de se charger d’un tel soin, que le jeune comte d’Argyle. S’en acquitter lui était facile, à cause de la situation de ses domaines et du nombre immense de highlanders que son autorité d’une part, leur amour naturel du butin de l’autre, entraînaient nécessairement sous ses drapeaux. Pour le décider, on lui promit tous les droits et tous les biens possédés par Huntley dans le Lochaber, droits et biens qui par une confiscation récente, étaient revenus à la couronne, et qui paraissaient devoir particulièrement contribuer à l’augmentation des domaines patrimoniaux et de la puissance féodale du comte d’Argyle. Le jeune comte, qui était brave et ambitieux, accepta la commission qu’on lui proposait. Lord Forbes, l’ennemi héréditaire de Huntley, dut l’aider à la remplir.

Cependant les lords papistes remuaient ciel et terre pour se mettre en état de défense ; ils tâchaient de se lier avec ceux des courtisans qui, peu attachés à Jacques, leur semblaient pouvoir favoriser leur cause, et dans ce but formèrent le complot de s’emparer de la personne de Jacques pour l’emprisonner dans la citadelle de Blackness, dont ils avaient corrompu le gouverneur. C’était au comte de Bothwell qu’on devait confier l’exécution de ce dessein ; cet homme versatile et turbulent avait déjà été, en 1588, complice des seigneurs catholiques ; mais, chaque fois qu’il s’était insurgé depuis, il avait prétendu ne prendre les armes qu’à cause des priviléges et de l’impunité qu’on leur accordait. Dans sa dernière proclamation lors de l’attentat de Leith, ils étaient désignés « comme des ennemis de la vraie religion, comme des sujets de deux couronnes, comme des agents qui travaillaient à livrer l’Écosse aux étrangers, enfin comme une bande de scélérats qui s’étaient glissés dans le gouvernement au mépris de Dieu et à la honte du roi, puisqu’ils autorisaient la célébration de la messe dans plusieurs provinces, laissaient des missionnaires parcourir impunément le pays, et cherchaient à y introduire le cruel Espagnol. » Puis, en cette circonstance, il pensait pouvoir ne plus s’inquiéter des intérêts de la vraie religion, comme il disait naguère, et faisant cause commune avec ceux qui se proposaient de l’abolir, entreprenait de les seconder dans leurs tentatives contre la personne et la liberté du roi.

Néanmoins, l’énergie des mesures de Jacques empêcha le complot d’éclater. Argyle, qui, comme chef de clan, possédait un pouvoir absolu sur un immense territoire, et à qui l’expédition offrait la perspective d’un riche butin, rassembla six ou sept mille highlandais, parmi lesquels étaient compris les Maclean et d’autres tribus des îles occidentales. Dans cette armée de montagnards, quinze cents hommes portaient des armes à feu ; le reste était armé suivant la mode highlandaise, d’arcs et de flèches, d’épées à deux mains, de haches de combat, ou de pertuisanes. Le dessein d’Argyle, leur commandant, était de se jeter du haut des montagnes sur le principal château de Huntley, alors appelé Strathbogie, de réduire cette forteresse, et de joindre ensuite ses troupes à celles que lord Forbes levait dans l’Aberdeenshire.

La soudaineté de l’attaque empêcha Huntley de recevoir aucun secours du comte d’Angus dont les forces étaient campées à une distance considérable. Le comte d’Errol, qui se trouvait moins éloigné, lui amena, au premier bruit du péril, deux ou trois cents guerriers du clan de Hay dont il était chef. En compensation de leur infériorité numérique, chacun d’eux était gentilhomme, et n’avait à sa suite que des gens d’une illustre naissance et d’un courage éprouvé ; tous en outre servaient à cheval, tous étaient bien montés et bien armés ; Huntley lui-même assembla un millier d’individus qui, gentilshommes de la famille de Gordon pour la plupart, ne le cédaient en rien sous le rapport de l’équipement et des armes, à un guerrier de Hay ; il avait en outre six pièces de campagne, et les highlandais n’étaient nullement accoutumés aux terribles effets du canon. Cette batterie était sous les ordres d’un habile soldat qu’on appelait le capitaine Ker, et qui, quoique né près de la frontière, était enrôlé depuis long-temps sous le drapeau de Huntley ; car pendant les guerres civiles du règne de Marie Stuart, il s’était distingué au service du comte par son habileté militaire aussi bien que par sa cruauté. La bataille qui semblait imminente, ressemblait donc en tout point à celle de Horlaw, qui avait été une lutte à mort entre les fils de l’ancien Gaélique et les Saxons des basses terres.

Chaque parti comptait sur la victoire ; les habitants du bas pays se persuadaient que la tumultueuse multitude qui composait l’armée d’Argyle ne pourrait se mesurer avec avantage contre leurs cavaliers dont l’équipement était si parfait et le courage si bouillant. Les highlandais, de leur côté, ne se figuraient pas qu’on pût avoir réuni dans la contrée basse des troupes devant lesquelles leur intrépide valeur serait contrainte de céder.

Huntley eut l’adroite précaution de ravager les campagnes pour affamer les soldats d’Argyle ; mais comme la famine se faisait sentir jusque dans son camp, il se vit obligé de risquer une action que peut-être eût-il autrement voulu éviter. Argyle, qui avait alors atteint la pointe de Strathdon, envoya un héraut d’armes aux comtes de Huntley et d’Errol annonçant qu’il s’avançait en qualité de lieutenant du roi, qu’il les sommait, non seulement de faire rétrograder leurs troupes, mais encore de lui laisser libre l’accès du château de Strathbogie. Huntley répliqua au héraut que, puisque tel était le bon plaisir d’Argyle, il ferait lui-même l’office de portier, et l’accueillerait sur la route de son château comme la courtoisie l’exigeait. Réunissant alors ses gens, il les exhorta à combattre pour la gloire de Dieu et pour la liberté de leur conscience. Il protesta que, quoique le roi prêtât l’oreille aux instigations de ses ennemis, et par cette raison lui en voulût ; il portait néanmoins à sa majesté un amour si vrai et un respect si profond, qu’il n’eût jamais levé, même pour la meilleure cause, une arme contre lui. Mais en ce jour, où ils allaient se mesurer contre des barbares qui n’avaient ni la crainte de Dieu, ni la moindre obéissance pour le roi ; ni les plus simples habitudes de civilisation, il engageait ses soldats à se comporter vaillamment ; car vaincus ils auraient à subir le joug du vainqueur le plus sauvage.

La bataille se livra dans le district de Glenlivet, en un lieu appelé Belrinnes. La nombreuse armée d’Argyle couvrait le versant d’une montagne, qui, loin de pouvoir être facilement gravie par des cavaliers, offrait par devant une montée si raide, que des fantassins même avaient de la peine à s’y tenir debout. Néanmoins, le capitaine Ker, qu’on envoya reconnaître les lieux, rapporta aux comtes qu’une vigoureuse attaque, tentée incontinent sur leur barbare ennemi, disperserait en un clin d’œil des gens, qui, comme les highlandais, n’avaient aucune idée de la manière dont les peuples civilisés faisaient la guerre. Huntley adopta alors les dispositions suivantes : il ordonna à Errol de prendre avec Patrick Gordon d’Auchindoun le commandement de l’avant-garde, et se plaça lui-même à la tête de la réserve, qui devait les soutenir au besoin, avec un fort détachement de cavalerie.

Errol se mit à gravir la montagne en face même de la ligne de bataille des Highlandais, et l’escarpement de la route, d’une part, de l’autre une pluie abondante qui tombait, ne laissèrent avancer ses cavaliers qu’avec beaucoup de lenteur. Mais, masquées quelque temps par la marche de l’avant-garde, quatre pièces d’artillerie avaient été conduites dans une position d’où elles allaient tirer sur la ligne d’Argyle sans que les Highlandais pussent les voir. La décharge soudaine de cette batterie jeta l’épouvante parmi eux, car ils n’étaient pas habitués au bruit du canon et ne concevaient nullement qu’un boulet allât porter la mort à une distance infiniment plus considérable que les projectiles qui leur étaient connus. Les uns prirent la fuite, tous se débandèrent, et Errol, avec les guerriers de Hay continua de s’avancer en bon ordre. La montée cependant était si raide qu’il leur devint presque impossible de gravir tout à fait devant eux. Les cavaliers furent donc contraints de tourner à droite, et de se former en colonne afin de poursuivre leur route dans une direction oblique, manœuvre qui les obligea à exposer leur flanc aux ennemis. Les Highlandais s’aperçurent de cet avantage, et firent pleuvoir une terrible grêle de balles et de flèches qui blessèrent un grand nombre d’hommes et de chevaux. Les Hay furent, toutefois, vaillamment secondés par Huntley, qui, montant à leur aide, attaqua avec tant de vigueur le centre de l’armée d’Argyle, où flottait son étendard, que la bannière fut renversée et que Campbell de Lochinzell et son frère périrent en la défendant. Lorsque les cavaliers atteignirent un terrain assez plat pour que leurs chevaux galopassent, la résistance des Highlandais qui n’avaient pas de piques pour se défendre du choc, devint impossible. Ils descendirent à toutes jambes le versant de la montagne opposé à celui où ils s’étaient rangés en bataille, et leurs ennemis, se mêlant avec eux, se gorgèrent de carnage. Il n’y eut que le chef du clan Maclean, homme d’une force et d’une valeur extraordinaire, qui, vêtu d’une cotte de mailles et muni d’une hache d’armes à double tranchant, défia quelque temps les efforts des assaillants ; mais il fut à la fin forcé de fuir. La bataille dura environ deux heures ; Argyle lui-même, pleurant de rage et de honte, suppliant, mais en vain, ses soldats de revenir à la charge, se vit obligé d’abandonner en fuyard le théâtre de l’action. La perte des vaincus ne fut pas grande ; car l’escarpement de la montagne qui avait rendu la victoire si difficile empêcha tout à fait la poursuite. On fit cependant peu de quartier aux Highlandais, ce qui doit sans doute s’attribuer à la différence de langage entre les vainqueurs et les vaincus. La bataille de Glenlivet, principalement remarquable en ce qu’elle fut livrée entre les deux races qui divisaient l’Écosse, eut lieu le 3 octobre 1594. Sir Patrick Gordon d’Auchindoun, oncle de Huntley, avec douze autres personnes seulement, périrent du côté des vainqueurs. Huntley eut son cheval tué sous lui, et beaucoup de ses gens furent blessés ou démontés. Argyle, outre plusieurs chefs et plusieurs personnages de marque, perdit environ sept cents simples soldats. L’issue de la bataille fut heureuse pour le pays, car il aurait eu à subir d’horribles ravages, si la victoire se fût déclarée pour les barbares Highlandais.

Lord Forbes, avec des troupes réunies à la hâte parmi les clans qui étaient hostiles aux Gordon, se mit en marche pour rejoindre Argyle et lui persuader de tenter une seconde fois la fortune. Mais un gentilhomme du nom d’Irvine fut tué d’un coup de pistolet dans l’obscurité de la nuit, et cet accident répandit une méfiance si générale dans une armée qui se composait de divers clans entre lesquels fermentaient des levains de discorde, qu’elle se dispersa d’elle-même et qu’on ne put la réunir de nouveau.

Jacques VI, qui était venu jusqu’à Dundee, y reçut à minuit la double nouvelle de la défaite d’Argyle et de la victoire des comtes de Huntley et d’Errol. Il montra qu’il sentait toute l’étendue du péril, par l’énergie qu’il déploya pour y résister. S’enflammant soudain d’une ardeur extraordinaire, il se hâta de mettre en gage les joyaux de la couronne, et de former ainsi une somme d’argent suffisante pour subvenir aux frais d’une petite armée avec laquelle il marcha en Aberdeenshire contre les seigneurs catholiques. Le roi y fut joint par plusieurs clans, ennemis féodaux de Huntley et d’Errol. Mais, soit qu’ils fussent affaiblis par les effets de leur propre victoire, soit qu’ils désirassent mettre en pratique les principes de fidélité envers le souverain exprimés par Huntley la veille de la bataille de Glenlivet, les comtes papistes n’opposèrent aucune résistance à Jacques. Le roi traversa la contrée en y démantelant les forteresses de Strathbogie et de Glaimis, et rentra dans la capitale avec l’honneur d’avoir étouffé par ses efforts personnels une rébellion formidable et victorieuse. Il laissa derrière lui le duc de Lenna, qui, sous le titre de lieutenant royal pendit beaucoup de pauvres gens, et infligea de fortes amendes aux personnes plus riches qui avaient porté les armes sous Huntley et Errol.

L’époque où l’audace, l’adresse et la versatilité de Bothwell ne pouvaient plus lui servir à rien, était alors arrivée. En se déclarant lors des derniers troubles, pour la faction papiste et espagnole, il s’était aliéné à tout jamais la faveur de la reine Élisabeth, et ne devait plus espérer aucun pardon de la part de son souverain naturel qu’il avait si souvent et si gravement offensé. Ne pouvant trouver d’abri en Écosse où le roi le faisait chercher avec soin, et n’obtenant plus sur la frontière anglaise la protection qu’il y avait jadis obtenue, il passa en France. Mais il fut poursuivi jusque dans cette contrée par le ressentiment de Jacques qui demanda à Henri IV de le lui livrer pour qu’il lui infligeât le châtiment de ses crimes, ou du moins de le bannir du territoire français. Le généreux Henri répliqua qu’il ne prêterait aucun appui à un individu qui s’était comporté si mal envers son allié, mais qu’il ne pouvait refuser à un malheureux banni le droit de respirer librement l’air de son royaume. Mais Bothwell se priva de cet asile même par son naturel turbulent qui le poussa à enfreindre l’édit de ce sage monarque contre le duel. Chassé de France, Bothwell alla successivement demeurer en Espagne et à Naples, et acheta sa paix au prix d’une honteuse abjuration du protestantisme. Ses principaux domaines furent octroyés à Scott de Buccleuh et à Ker de Cessford en récompense probablement de ce qu’ils abandonnèrent son amitié et son alliance à une époque où leur dévouement à sa cause aurait été dangereux pour l’état.

Jacques, qui avait le caractère peu rancuneux et qui se laissa aisément fléchir en faveur d’autres coupables, ferma toujours l’oreille aux demandes de grâce qui concernèrent ce traître consommé. Il mourut à Naples dans la pauvreté et dans l’infamie. Telle fut la fin d’un ambitieux qui, dénué de tout principe, et ne s’appuyant que sur un courage intrépide, avait troublé l’état par un si grand nombre de conspirations. Vers le même temps, la mort termina aussi la carrière d’un autre criminel qui avait voué sans scrupule son âme à l’ambition.

Le capitaine James Stuart, quelque temps premier ministre et favori bien-aimé de Jacques, chassé de la cour, comme nous l’avons rapporté plus haut, lors de l’émeute de Stirling en 1585, n’y avait depuis jamais reparu ; mais, en 1594 eut lieu la mort du sage et habile chancelier Maitland ; ce grand homme d’état avait dans les derniers temps, encouru pour ainsi dire, la disgrâce du roi, par suite de l’aversion que la reine Anne lui témoignait, et qui sans doute avait pour unique fondement le crédit dont elle le voyait jouir auprès de son royal époux. Jacques cependant lui conserva toujours de l’affection, et l’honora d’une épitaphe en vers assez passablement tournés. Quoique le capitaine James Stuart n’eût, dans le fait, pour amis et pour partisans que des hommes d’une corruption égale à la sienne, il ne laissait pas de s’imaginer que Maitland, qui avait été son successeur au poste de chancelier, était son plus violent ennemi. Il revint donc à la cour dans l’espoir que la faveur le rappellerait peut-être à l’éminente place que la mort de Maitland laissait vide. Le roi l’accueillit assez bien pour qu’il crût pouvoir ajouter foi à un devin, qui lui avait prédit que sa tête atteindrait incessamment plus haut que jamais. Toutefois, l’alarme et le dégoût qui s’emparèrent des esprits à la réapparition de cet homme sinistre et pervers, prirent un tel degré de violence, qu’on lui conseilla de quitter promptement la cour, et de regagner son manoir de l’Ayrshire où on l’avait laissé vivre dans le repos et l’obscurité. Tandis qu’il s’en retournait à cheval vers sa paisible demeure par la route de Symington, accompagné d’un ou deux domestiques seulement, on l’engagea à ne traverser le pays qu’avec le plus de secret possible, crainte de la rancune des Douglas qui lui avaient voué une haine mortelle, comme à l’auteur de la condamnation capitale et de la mort de Morton. Stuart répondit, avec son intrépidité ordinaire, qu’il n’y avait pas de Douglas au monde dont la peur pût lui faire cacher son visage ou changer de chemin. Un de ces rapporteurs, qui sont toujours prêts à répéter de dangereux propos, recueillit les paroles que Stuart avait prononcées et les porta à Douglas de Thortorwald, parent peu éloigné du régent Morton ; qui, croyant y voir un défi, s’élança aussitôt en selle avec trois ou quatre hommes de suite, courut après Stuart qu’il atteignit au milieu des montagnes dans le défilé de Gateslack, le traversa de sa lance, lui coupa la tête, et, la suspendant aux créneaux de son manoir, réalisa ainsi, dans un certain sens, la prédiction du devin puisqu’il la plaça plus haut qu’elle n’avait été encore élevée. Le cadavre de cet homme, jadis si fier et si puissant, resta, dit-on, sur la route déserte où il fut à demi dévoré par des pourceaux.

Au reste, Thortorwald, qui était devenu de son autorité privée, l’instrument, par conséquent illégal, de la juste punition de cet illustre criminel, ne demeura pas lui-même impuni. Peu de temps après ce sanglant exploit, il fut accidentellement rencontré dans une rue d’Édimbourg par sir William Stuart, neveu du défunt, qui, pour venger la mort de son oncle, tira son épée sans dire mot, et la passa à travers le corps de Thortorwald. Celui-ci tomba mort sur la place, et vérifia ainsi cette expression de l’écriture que « le malheur s’attachera comme un limier aux pas de l’homme violent ».

La mort du chancelier Maitland rejeta sur le roi le soin de presque toutes ses affaires, comme c’est l’usage dans un état souvent déchiré par des troubles intérieurs ; la principale difficulté gisait dans les finances qui étaient réduites au plus bas. En vain réclamait-on l’aide d’Élisabeth ; elle avait promis son assistance dès que le roi se mettrait sérieusement à détruire le pouvoir des seigneurs catholiques ; mais, économe pendant sa jeunesse même, la reine avait atteint cet âge de la vie où l’amour de l’argent devient une passion, et il fut impossible à Jacques de tirer d’elle aucun secours pécuniaire. Le roi d’Écosse s’avisa donc de recourir à un expédient meilleur que tous les trésors de l’Angleterre. Il résolut courageusement de pratiquer à l’avenir une économie assez rigide pour que son revenu suffît à tous ses besoins, et dans cette intention arrêta qu’il serait recueilli avec plus d’exactitude, dépensé avec plus d’ordre et de mesure. En conséquence, il opéra dans son administration un notable changement qui équivalut à ce qu’on appelle, dans le cas d’un simple particulier, faire preuve de confiance, c’est-à-dire qu’il dévolut à certaines personnes le pouvoir d’administrer ses biens, absolument comme bon leur semblerait.

Ce furent huit individus appartenant tous à la magistrature que Jacques chargea de la gestion de ses finances. Recevoir et dépenser, examiner et la validité des créances et celle des dettes, en un mot, tout ce qui se rapportait au maniement des deniers publics, dut se faire par leur entremise. Les fonctions qu’un seul trésorier remplissait naguère, durent donc être dès lors remplies par ces huit magistrats, ou du moins il fallut que toute mesure financière obtînt l’approbation de cinq d’entre eux. Le roi, qui connaissait sa facilité de caractère, engagea sa parole de souverain qu’il ne signerait plus aucune espèce de gratification sans qu’elle fût préalablement approuvée par les membres de ce conseil, que leur nombre fit appeler les Octaviens. Il jura aussi de ne jamais les rendre plus nombreux, et, dans le cas où il viendrait à en mourir un, de ne le remplacer que du consentement des autres. Les huit commissaires, de leur côté, promirent sous serment, qu’après Dieu et leur conscience, ils respecteraient en toute chose les intérêts et l’honneur de Sa Majesté, qu’ils travailleraient de tout leur pouvoir à l’augmentation de ses revenus, et qu’ils ne consentiraient ni par faiblesse pour les liens du sang, ni par désir d’un avantage personnel, ni par crainte ou par mauvaise honte, à l’aliénation de la moindre parcelle des biens de la couronne ; enfin, qu’ils n’approuveraient séparément aucune espèce de mesure, mais que tous leurs actes seraient délibérés et faits en commun à une majorité au moins de cinq voix.

Cette singulière délégation de pleins pouvoirs était une marque de confiance si peu commune, qu’on accusa généralement le roi d’avoir dévolu toute sa royale autorité à des commissaires d’un rang trop humble, et de ne s’être réservé les moyens ni d’entretenir l’attachement de ses sujets, ni de récompenser leurs services par la plus petite largesse accordée au nom de l’état. Ces reproches sortirent surtout de la bouche des avides courtisans à qui la faiblesse de caractère du roi avait, sous l’ancien système, fourni mainte occasion de s’enrichir. Les Octaviens usèrent de la confiance mise en eux, avec autant de modération, peut-être, qu’on devait raisonnablement l’attendre, et, par leur connaissance des affaires, par l’introduction d’une sévère économie dans les diverses branches du service, ils rendirent les finances beaucoup plus prospères qu’elles ne l’avaient encore été depuis que Jacques occupait le trône.

Il y aurait eu trop de bonhomie, cependant, à croire que des hommes investis d’une si grande puissance s’abstiendraient toujours de s’en servir pour leur intérêt personnel. L’autorité des Octaviens sur chaque fonctionnaire du gouvernement leur permettait de l’appeler à rendre le compte le plus minutieux de sa conduite, et comme peu de gens se sentaient la conscience nette pour sortir purs d’une telle investigation, beaucoup aimèrent mieux résigner tout de suite des places lucratives, que les Octaviens s’adjugèrent les uns aux autres. Aussi, une grande clameur populaire s’éleva-t-elle contre ces nouveaux officiers, clameur qu’augmentaient les ministres de l’église qui n’étaient pas fort satisfaits du relâchement des doctrines professées par quelques uns des Octaviens. Jacques lui-même s’ennuya bientôt du joug qu’il s’était imposé, et les huit directeurs des finances, après avoir encouru depuis le 12 janvier 1595 la haine publique à laquelle le déplaisir du roi vint plus tard se joindre, résignèrent leur pouvoir entre les mains de sa majesté dans une des premières séances du parlement de 1596.

CHAPITRE XVIII.

Les Anglais font Kinmont Willie prisonnier. – Le gardien de la frontière écossaise attaque le château de Carliste et délivre le captif. – Élisabeth demande qu’on lui livre Buccleuh, ce que le parlement écossais refuse. – Il visite l’Angleterre de son plein gré, et y est honorablement reçu. – Les seigneurs catholiques causent de nouveaux troubles. – Jacques cherche à les réconcilier avec l’église presbytérienne. – Le clergé prend l’alarme, et établit à Édimbourg un comité permanent. – Black prononce un sermon tout à fait insultant pour le roi. – Il est cité devant le conseil. – Ses confrères l’excitent à nier la compétence des juges civils. – Reconnu coupable il est banni dans le Nord. –Mésintelligence entre le roi et l’église. – Grand tumulte à Édimbourg. – Jacques quitte la capitale, et ordonne aux tribunaux de le suivre. – Le clergé demande mais en vain l’appui de lord Hamilton. – Le roi revient à Édimbourg, accompagné par les clans de la frontière et plusieurs de ceux d’autres provinces. – Panique des citoyens qui craignent d’être pillés. – Jacques entre en accommodement avec eux et leur pardonne. – Il conçoit le désir de reconstituer l’église d’Écosse en y introduisant l’épiscopat ; mais il est obligé de procéder avec de grandes précautions. – L’ordre des Évêques est établi, mais avec un pouvoir fort restreint.

 

Le commencement de l’année 1596 fut signalé par un incident qui aurait pu rallumer entre l’Angleterre et l’Écosse, les guerres dès long-temps éteintes, dont la frontière des deux royaumes avait été autrefois le théâtre. Si on excepte les folles entreprises de Bothwell, ces districts turbulents n’avaient, depuis la bataille de Reedsquair, eu à gémir d’aucun désordre méritant la peine d’être mentionné. Quand Bothwell avait été contraint de quitter l’Écosse, son gendre, sir Walter Scott de Buccleuh, avait obtenu la charge importante de gouverneur de Liddesdale et de gardien de la frontière écossaise dans cette province où les esprits étaient si inflammables. Suivant la coutume, le lieutenant de Buccleuh convint d’un jour de trêve avec celui de lord Scroope, gouverneur du château de Carlisle et gardien de la forteresse occidentale du côté anglais, pour se réunir et vider à l’amiable les différents qui pouvaient exister entre les deux pays. Sur la foi de la trêve conclue, car selon l’usage, elle accordait aux gens qui se rendaient à ces conférences vingt-quatre heures pour l’aller et le retour, sans que personne, pendant ce court intervalle, pût être défié au combat par suite d’insultes faites à l’un ou à l’autre royaume ; les plus belliqueux habitants des deux frontières ne craignirent pas de se rencontrer face à face. Entre autres individus qu’accompagnait le lieutenant de Buccleuh, se trouva un certain Armstrong, communément appelé Kinmont Willie, que ses heureux brigandages aux dépens de l’Angleterre avaient rendu fort célèbre. Après que les contestations qui nécessitaient de temps en temps une pareille entrevue eurent été paisiblement arrangées, les parties se séparèrent ; mais, tandis que les Anglais s’en retournaient chez eux et suivaient le bord méridional de la Liddle, rivière qui forme en cet endroit la limite des deux royaumes, ils aperçurent ce Kinmont Willie qui chevauchait seul et dans une profonde sécurité, sur la rive écossaise. Ils ne purent résister à une si belle occasion de se saisir d’un homme qui leur avait tant fait de mal. Oubliant donc la sainteté de la trêve, ils franchirent la rivière en assez grand nombre, pénétrèrent en Écosse, donnèrent la chasse au pauvre Willie pendant plus d’un mille, et parvinrent enfin à le faire prisonnier. Il fut emmené au château de Carlisle, et là, conduit devant lord Scroope auquel il se plaignit hardiment de ce que les priviléges d’un jour de trêve eussent été enfreints en sa personne. Il le somma aussi de lui rendre la liberté qu’on lui avait illégalement ravie. Le gardien anglais prêta peu d’attention aux plaintes du captif, car l’ascendant qu’Élisabeth exerçait dans le conseil de Jacques, enhardissait les officiers de la reine à violer sans beaucoup de cérémonie les droits des sujets d’Écosse, et quant à lui rendre sa liberté, il assura dédaigneusement à Kinmont Willie qu’il ne le laisserait pas quitter le château de Carlisle, sans lui présenter ses adieux en règle.

Sir Walter Scott de Buccleuch était d’autant moins d’humeur à tolérer cette violation du droit des gens, qu’elle constituait une insulte pour lui-même. Il déploya dans cette affaire beaucoup de prudence et beaucoup d’énergie. Procédant par la voie régulière, il demanda en premier lieu à lord Scroope l’élargissement du prisonnier et la réparation de l’insulte que l’Écosse avait soufferte par le fait de sa capture. Aucune satisfaction ne fut donnée à cette demande. Buccleuch s’adressa ensuite à Bowes, l’ambassadeur anglais, qui intervint pour inviter Scroope à rendre le captif et à ne pas pousser la chose plus loin. Ces délais donnèrent le temps d’avertir Élisabeth ; mais, en cette occasion comme toujours, elle éprouva un irrésistible penchant à accabler ses adversaires sous l’immense supériorité de son pouvoir, et ne fit aucune réponse satisfaisante. Le débat prit alors entre les deux gardiens un caractère plus personnel, et Buccleuch, sous prétexte d’avoir été personnellement insulté par lord Scroope, dans l’exercice de ses fonctions, lui envoya un défi. Scroope répliqua que les ordres de la reine sa maîtresse l’obligeaient de s’occuper d’affaires plus importantes que le châtiment du gardien écossais, et ne lui laissaient pas le loisir d’accepter son cartel. Voyant qu’on lui refusait ainsi toute satisfaction et publique et particulière, Buccleuch résolut d’employer les moyens extrêmes de rigueur, et d’obtenir de vive force une réparation qu’autrement on ne voulait pas lui accorder. Comme il était chef d’un clan nombreux, il rassembla sans peine trois cents cavaliers d’élites à Woodhouselee sur l’Esk, point de la frontière écossaise le plus rapproché du château de Carlisle, qui n’était plus distant que de dix ou douze milles. L’heure du rendez-vous fut après le coucher du soleil ; et la nuit, noire et brumeuse, empêcha qu’on ne les vît franchir la frontière anglaise. Ils parvinrent, sans avoir été aperçus, jusque sous les murs de Carlisle ; et là, le gardien écossais, s’établissant vis-à-vis la porte septentrionale de la ville, ordonna à une cinquantaine des gens de sa suite de mettre pied à terre, et d’escalader les remparts du château avec des échelles qu’ils avaient apportées exprès. Les échelles se trouvant trop courtes, les assaillants se mirent à battre une petite poterne avec des leviers de fer et des outils de mineur dont ils avaient également eu soin de se munir. Elle céda bientôt sous leurs coups ; se précipitant alors dans l’intérieur du château, ils repoussèrent et culbutèrent celles des sentinelles anglaises qui accouraient défendre le passage. En une minute l’alarme fut donnée. Un grand feu s’alluma sur la plus haute tour du château, les tambours battirent aux champs, le bourdon de la cathédrale et la cloche de l’hôtel-de-ville sonnèrent à volée, enfin tout annonçait une violente terreur. À ce tapage, les Écossais qui parcouraient le château ajoutaient leurs cris sauvages ; et les fanfares de leurs trompettes augmentaient encore une confusion dont aucun des dormeurs qui étaient si brusquement réveillés ne pouvait concevoir la cause. Pendant ce temps-là, les ennemis avaient délivré leur compatriote Kinmont Willie ; ce dernier en traversant la cour, ne manqua pas d’aller successivement sous la fenêtre de lord Scroope et sous celle de Salkeld, commandant du château, leur souhaiter le bonsoir de toute la force de ses poumons. Les assaillants opérèrent leur retraite, mais s’abstinrent, car on le leur avait formellement défendu, d’emporter aucun butin, et ne recoururent à la violence qu’au degré strictement nécessaire pour exécuter le dessein qui les avait attirés. Plusieurs prisonniers furent faits par eux et conduits devant ce Buccleuch ; mais ce chef les congédia avec courtoisie, et chargea les principaux d’entre eux d’un message pour le commandant du château, il le tenait, leur assura-t-il, pour plus honorable, que lord Scroope qui avait refusé son cartel, et les pria de lui dire, que tout ce qui venait d’avoir lieu avait été fait par l’ordre de lord Liddesdale, en d’autres termes par le sien, et que si, comme un homme d’honneur, il désirait prendre bravement sa revanche, il n’avait qu’à venir se mesurer avec des gens qui étaient toujours prêts à répondre de ce qu’ils avaient osé faire. Il ordonna alors qu’on déployât sa bannière, reprit au son des trompettes le chemin de l’Écosse, et sans la moindre opposition regagna ses domaines avec l’homme qu’il avait délivré.

Tous les cœurs des Écossais palpitèrent de joie à la nouvelle d’une si brillante expédition. Ils mirent leur orgueil à y voir un reste de cette antique vaillance qui avait si long-temps donné à leurs pères le moyen de protéger l’indépendance nationale contre un ennemi supérieur, et répétèrent à l’envi, que pareil exploit n’avait pas été accompli en Écosse depuis le temps de sir William Wallace. Élisabeth, au contraire, fut vivement offensée. Elle ne sut pas, ou peut-être ne voulut pas comprendre, que la faute seule de son officier avait donné lieu à des représailles qui n’avaient été d’ailleurs exercées qu’avec beaucoup de modération. D’après ses ordres, son ambassadeur porta plainte devant le parlement Écossais. Il accusa avec violence le lord de Liddesdale de s’être introduit par surprise dans un château de la reine d’Angleterre, dont il avait à la même occasion blessé les sujets, déshonoré le territoire, insulté le représentant ; et demanda, comme tous ces outrages avaient été commis au sein d’une paix profonde, que Buccleuch fût livré à sa maîtresse, pour être par elle traité suivant son mérite. L’affaire fut débattue avec une grande solennité. Le roi lui-même soutint à la chambre des lords et à la chambre des communes qu’il était nécessaire de donner satisfaction à Élisabeth ; mais le ministère embrassa la défense de Buccleuch. Les représentants de la nation opinèrent que la délivrance d’un captif illégalement arrêté, délivrance qu’on avait d’ailleurs obtenue sans presque user de violence, était fort légale, et que livrer Buccleuch à la reine d’Angleterre pour qu’elle le punît d’une action si juste, serait une véritable démence qui déshonorerait également le roi et tout le royaume d’Écosse. Un des ministres s’écria alors que sir Walter Scott de Buccleuch se rendrait en Angleterre quand il plairait à Jacques lui-même d’y aller, et non plus tôt. Mais pour éviter le risque de déplaire à Élisabeth, Jacques, malgré cette énergique décision, ne négligea rien pour obtenir personnellement de Buccleuch qu’il allât de son plein gré se présenter à la reine d’Angleterre. Comme le roi lui assurait que son retour ne souffrirait aucune difficulté, Buccleuch consentit sans beaucoup de peine à une démarche qui devait satisfaire le point d’honneur d’Élisabeth, et tirer Jacques d’un sérieux embarras. La tradition rapporte que quand il parut devant Élisabeth, la reine lui demanda avec cet air d’importante dignité qu’elle savait si bien prendre, comment il avait osé se permettre un si grave outrage sur le territoire anglais. – « Excusez-moi, madame, répondit l’intrépide chef, mais… je ne sais rien qu’un homme de cœur n’ose faire. » Cette franchise plut à Élisabeth. Après l’avoir retenu quelque temps à sa cour, elle le congédia avec de nombreuses marques d’estime, étouffant ainsi la dernière étincelle de cet incendie d’hostilités qui n’avait, pendant peut-être vingt siècles, cessé de faire rage entre l’Écosse et l’Angleterre.

Élisabeth et Jacques eussent mal choisi leur temps pour se livrer à des discordes qu’il leur était si facile d’éviter ; Philippe II, en effet, méditait encore les projets les plus gigantesques pour la conquête de la Grande-Bretagne. Cette circonstance causait de profondes inquiétudes à Jacques, car il ne savait trop quelle conduite tenir entre les seigneurs catholiques qui s’étaient tout récemment insurgés et les ministres de l’église protestante. Huntley, Angus et Errol, avaient vécu à l’étranger depuis le voyage du roi dans le Nord et la fin de leur rébellion. Errant de contrée en contrée, et se voyant partout reçus, partout traités, avec plus de froideur qu’ils ne l’espéraient, ils finirent par tourner de nouveau leurs regards vers leur propre pays, n’ignorant pas que le roi s’opposerait peu à ce qu’ils y rentrassent, si seulement ils pouvaient éviter ou détruire les soupçonneuses craintes des membres du clergé. Les comtes bannis regagnèrent en secret l’Écosse, et bientôt adressèrent au roi et au parlement une supplique où ils demandaient la permission de résider dans leur patrie et promettaient en retour de mener à l’avenir une conduite irréprochable. Jacques communiqua cette supplique à un certain nombre de ses pairs qui se réunirent le 12 août dans la ville de Falkland, et ajouta les sages réflexions que voici. Il n’y a, dit le roi, que deux partis à suivre envers ces infortunés seigneurs : il faut ou les exterminer complètement, eux, leur famille, et toute leur race, chose qui n’est pas facile, chose qui d’ailleurs serait barbare et indigne de chrétiens ; ou leur pardonner après qu’ils auront humblement confessé leurs fautes et donné de suffisantes garanties au salut de l’église nationale. Il fut, en conséquence, décidé par les pairs que la demande des comtes serait admise aux conditions que le roi, en son conseil, jugerait utiles de mettre à une telle faveur.

Lorsque ces nouvelles transpirèrent, l’église s’abandonna aux craintes les plus vives et les plus déraisonnables. Les ministres d’Édimbourg tinrent des conciliabules, écrivirent des circulaires, enjoignirent aux desservants des paroisses, de prononcer en chaire, l’excommunication des seigneurs catholiques, et leur ordonnèrent d’user de même rigueur contre tous ceux qui témoigneraient le moindre attachement aux doctrines papistes, ou la moindre disposition à favoriser les comtes catholiques. Enfin, ils sommèrent les membres les plus éminents du clergé de se diriger en toute hâte vers la capitale pour y former, sous le nom de conseil permanent de l’église, un comité qui pourrait, dans le cas que le protestantisme parût courir aucun péril, exercer au nom du reste de l’ordre une autorité absolue. Ces violentes mesures offensèrent fortement le roi qui n’avait pas de vœu plus ardent que de voir ses sujets, catholiques et presbytériens, vivre en paix les uns avec les autres, s’attacher à son gouvernement, et s’abstenir de querelles domestiques. Dans ce but, il débattit certaines conditions d’accommodement avec un ministre aussi habile que respectable, nommé Robert Bruce, et dont jusqu’alors il avait su se concilier la faveur. Bruce accorda, quoique non sans peine, qu’Angus et Errol pouvaient à la rigueur espérer que l’église leur pardonnât ; mais il protesta obstinément que Huntley, le plus capable aussi bien que le plus puissant des trois, devait être déclaré indigne de tout pardon. « Votre Majesté, ajouta le prédicateur avec une insolence peu commune, est libre de choisir entre Huntley et moi ; mais elle ne saurait prétendre à son amitié et à la mienne. »

Tandis que cette mésintelligence régnait entre le roi et l’église, de légères causes, fondées sur des manques individuels de bon sens et de modération, venaient sans cesse jeter de l’huile sur le feu. Un certain Black, ecclésiastique, dont les passions étaient aussi fougueuses que l’intelligence bornée, avait, dans un sermon prononcé à Saint-André, cru pouvoir se permettre les reproches les plus amers et les plus injurieux contre le roi et la reine, contre les juges, contre les serviteurs de la couronne, et contre Élisabeth elle-même. Jacques profita de cette occasion pour exécuter le projet qu’il avait conçu de réprimer l’insolence des ministres presbytériens, et fit citer Black à comparaître devant le conseil privé. Les charges contenues dans la citation contre cet ecclésiastique turbulent étaient d’abord, d’avoir affirmé en chaire que les seigneurs papistes avaient regagné l’Écosse au su de Sa Majesté, et sur son assurance qu’on ne les y inquiéterait pas, et dit que Jacques par une telle conduite avait dévoilé la perfidie de son cœur. Il était accusé secondement d’avoir appelé tous les rois des suppôts du démon, et soutenu que le diable habitait à la cour et chez chacun des courtisans ; troisièmement, d’avoir dans sa prière pour la reine Anne prononcé les mots suivants : « Prions pour elle, car c’est l’usage ; mais nous pourrions nous en dispenser, car elle ne nous fera jamais aucun bien » ; quatrièmement, d’avoir traité la reine d’Angleterre d’athée ; cinquièmement, d’avoir critiqué en chaire l’arrêt d’un tribunal civil, et appelé les juges qui l’avaient rendu des mécréants et des suborneurs ; sixièmement, d’avoir dit que les nobles étaient tous des fils dégénérés de leurs pères, des hypocrites sans religion, des ennemis de l’église, et les membres du conseil des pots vides[25], des cormorans et des impies ; enfin, d’avoir au mois de juin 1594, convoqué à Saint-André des nobles, des barons, et divers autres individus, de leur avoir fait prendre les armes, de les avoir divisés en cavaliers et en fantassins, et d’avoir ainsi usurpé le pouvoir du roi ou celui d’un magistrat civil[26].

Il y aurait eu folie à espérer que dans ces temps de ténèbres et de fanatisme l’église d’Écosse, quoique renfermant beaucoup d’hommes instruits et sages, envisageât la guerre engagée entre les deux religions, avec les vues libérales qui n’étaient pas de l’époque. Alors en effet les membres du clergé eussent compris que pousser le monarque à détruire et à exterminer trois grands et redoutables barons était vouloir lui imposer une tâche dont l’accomplissement ne serait ni facile ni proportionné à ses ressources, puisque Jacques n’avait ni armée permanente ni revenus capables d’en mettre une sur pied. Ils auraient senti en outre, que les comtes eux-mêmes ne pouvaient avoir intérêt à seconder les desseins tyranniques et ambitieux de Philippe d’Espagne, qu’au cas où ils en fussent réduits à cette extrémité par les chagrins de l’exil, par le pillage de leurs patrimoines, et par l’oppression de leurs consciences. Mais ce n’était pas ainsi qu’on raisonnait à cette époque ; et l’église de Rome ne s’y montrait guère, il faut l’avouer, moins intolérante que l’église d’Écosse. Seulement celle-ci se contentait de limiter la rigueur de ses opinions à ce monde, et accordait que dans l’autre un catholique était susceptible de salut. Pendant leur séjour ici bas, les protestants invoquaient à la fois contre quiconque ne partageait pas leurs doctrines, et les censures de l’église et le glaive du pouvoir temporel. Tolérer les papistes était chose, prétendaient-ils, complètement impossible de la part du roi et de celle du clergé.

Mais quoique ces principes sévères leur parussent être inséparables de l’existence d’une religion, on aurait pu croire que les ministres presbytériens les plus sages et les plus sensés reconnaîtraient combien il y avait de péril à s’engager dans d’inutiles et infructueuses querelles avec Jacques par des imputations aussi scandaleuses que celles dont Black était appelé à répondre devant le conseil privé ; l’honneur et l’intérêt de l’église lui ordonnaient de désavouer aussitôt cet homme audacieux ; et si ses supérieurs spirituels lui avaient infligé les mesures et les punitions de son ordre, ils eussent détruit toute la méfiance qu’autrement le roi devait ressentir quant à la soumission des ecclésiastiques au pouvoir civil. Ils auraient dû aussi se souvenir avec quelque reconnaissance que Jacques avait abrogé les lois de 1584 qui établissaient que les membres du clergé seraient justiciables de tribunaux laïques pour des offenses commises en chaire. D’ailleurs, la position de Jacques était telle, qu’il devenait chaque année plus politique de se concilier sa puissance et sa faveur. Chaque année rapprochait l’époque où Jacques avait chance d’hériter du trône d’Angleterre, et comme il devait alors régner sur deux royaumes, tous deux aussi vastes que riches, par conséquent jouir d’une autorité double, le plus simple raisonnement montrait l’importance d’acquérir ses bonnes grâces et son estime tandis qu’il n’était encore que simple roi d’Écosse.

Mais tous ces motifs n’eurent aucun poids. Les membres du clergé firent de la cause de Black celle de tout leur ordre, et, réveillant la vieille dispute au sujet des priviléges ecclésiastiques, soutinrent que les ministres de la religion presbytérienne ne pouvaient être jugés, pour des faits rattachant à l’exercice de leur charge, que par l’assemblée générale de leurs confrères ou leurs autres chefs spirituels. Le conseil supérieur du clergé enjoignit donc à Black, quelques doctrines qu’il eût professées en chaire, de refuser de s’en défendre devant le conseil privé, et de ne pas même répondre aux questions qui pourraient lui être faites. Ils ordonnèrent aussi que leur arrêté à cet égard serait transmis à chaque presbytère du royaume et souscrit par chaque ministre. Céder était alors impossible au roi ; et il lui fallait ou persévérer dans sa résolution de punir Black, ou perdre toute estime comme roi, faute de n’avoir pu châtier les plus flagrantes et les plus grossières insultes. Jacques publia une proclamation dans le but de dissoudre le comité qui s’intitulait conseil permanent de l’église : il y était dit que certains ecclésiastiques résidant à Édimbourg et s’armant d’une illégale autorité sur leurs confrères avaient osé répandre dans le public un écrit où ils déclinaient la juridiction royale et invitaient les autres à imiter leur exemple. Le roi les sommait donc nominativement de quitter la capitale, et de regagner leurs paroisses dans l’espace de vingt-quatre heures, sous peine d’être déclarés coupables de haute trahison. Le comité, courant ainsi grand risque d’être dissout, s’adressa d’abord aux Octaviens qui répliquèrent que comme ces controverses avaient commencé sans leurs avis, elles finiraient sans leur intervention. Il s’adressa ensuite au roi lui-même qui parut animé d’un vif désir d’arranger l’affaire. Si les ministres de l’église, dit Jacques, voulaient admettre la compétence du conseil privé, ou déclarer en chaire qu’ils n’avaient refusé de la reconnaître que pour un cas spécial, lui pour sa part abandonnerait les poursuites intentées contre Black, malgré la haute inconvenance de sa conduite. Cette offre ne satisfit pas tous les membres du clergé, et quoique beaucoup en eussent voté l’adoption, ils résolurent de soutenir énergiquement leurs prétendus priviléges.

Le roi fort mécontent, fit exécuter l’ordonnance, qui prononçait la dissolution du comité ecclésiastique ; il tenta aussi mais en vain un accommodement amiable avec Black lui-même, et quoique l’insolent prédicateur se réclamât toujours de sa prérogative, le conseil privé finit par lui faire son procès. Le conseil, après avoir acquis preuve suffisante des injurieux propos qu’il avait tenus, le déclara coupable sur tous les chefs dont il était accusé, et s’en remit au roi du soin de son châtiment. Jacques, quoique assez chatouilleux sur le chapitre de son autorité, n’avait plus que de l’indulgence lorsqu’il s’agissait de punir. Il ordonna que Black irait momentanément résider dans le nord du royaume, et en même temps exigea des membres du clergé que chacun d’eux souscrivît une promesse formelle d’obéissance au roi sous peine d’être privés de leurs honoraires et de tous leurs revenus. Black, aussi, reçut ordre de se soumettre sans délai à sa sentence de bannissement. Les ministres et les fidèles s’alarmèrent de ces mesures. D’autres rumeurs, comme c’est l’usage en pareil cas, augmentèrent les craintes et les inquiétudes de la foule. Le roi, de son côté, vint à savoir que chaque nuit à Édimbourg on montait la garde autour des presbytères, comme pour défendre les ministres de quelque danger qui les menaçait. Cette découverte chagrina tellement Jacques, qu’il commanda à environ vingt-quatre bourgeois, qui se distinguaient par l’ardeur de leur zèle religieux, de quitter aussitôt la ville.

Cet acte de rigueur augmenta encore la méfiance générale du clergé ; mais ce qui la porta au comble fut une lettre que Robert Bruce reçut un dimanche, et qu’il communiqua à un certain Walter Balcanquhall qui devait prêcher à l’heure ordinaire du sermon. Cette lettre contenait, entre autres mensonges, qu’il fallait que les ministres presbytériens se tinssent sur leurs gardes, car Huntley, la nuit précédente, avait visité le roi, et était l’auteur des arrêtés pris contre les ecclésiastiques et contre les citoyens. « Balcanquhall, enflammé par ces bruits, prononça un fougueux discours dans lequel il lança les plus injurieuses réflexions sur les hommes d’état qu’il supposait avoir donné au roi leur avis dans ses dernières disputes avec l’église. Se tournant alors vers les nobles et les barons qui se trouvaient dans l’auditoire, il leur rappela avec quel enthousiasme leurs aïeux avaient accueilli et secondé la réforme, les conjura de suivre l’exemple de leurs prédécesseurs, et, dans ce but, les invita à se réunir, lorsque le sermon serait fini, dans un temple voisin qu’on appelait la Petite Église. Tandis que le clergé et les fidèles, déjà fort irrités, s’échauffaient ainsi et s’exaspéraient mutuellement, le roi vint assister à l’audience au tribunal suprême qui siégeait alors dans le Tolbooth, non loin de la paroisse Saint-Gilles où ces scènes tumultueuses se passaient. Le voisinage donna aux gens qui se rassemblèrent dans la Petite Église l’idée d’envoyer une députation exposer à Jacques leurs griefs. Les députés furent admis en présence du roi, et déclarèrent qu’ils venaient se plaindre des dangers que courait la religion. » Et quels dangers votre sagesse appréhende-t-elle ? » demanda le roi avec colère. Ils répondirent que les pasteurs et les plus dignes citoyens étaient bannis de la capitale, que lady Huntley était reçue à la cour, et qu’on présumait avec raison qu’elle y serait bientôt accompagnée de son mari. « Et qui êtes-vous donc, reprit Jacques, pour oser vous réunir malgré ma défense ? » – « Nous sommes des gens qui oserons faire plus, s’écria lord Lindsay, un des envoyés du conventicule de la Petite Église ; nous sommes des gens qui ne voulons pas voir abolir la religion de nos pères. » En ce moment, une multitude d’individus de toute sorte se précipita dans la salle où Jacques avait reçu les membres de la députation. Il se leva à cette vue, passa dans une pièce voisine, et en fit fermer la porte sur lui. Les députés, de retour près de leurs commettants qui les attendaient avec la plus vive impatience leur racontèrent, de façon à les remplir de frayeur, combien leur démarche avait eu peu de succès. « Il n’y a qu’un parti à prendre, dit Lindsay avec chaleur : restons ensemble comme nous sommes ici, et soutenons-nous les uns les autres ; envoyons chercher nos amis, avertissons tous nos co-religionnaires, et que ce jour décide qui de nos antagonistes ou de nous aura le dessus. » Cette extravagante proposition fut favorablement accueillie par des gens qui étaient en proie à une espèce de délire, et, pendant l’absence des délégués, un ecclésiastique du nom de Branstoun avait lu à la multitude l’histoire d’Aman, comme parfaitement analogue à la circonstance. Alors s’éleva un épouvantable vacarme ; les uns criaient : « Dieu et le roi ! » les autres : « Sire et l’église ! » Bientôt tous les habitants d’Édimbourg eurent pris les armes sans qu’aucun d’eux sût pourquoi. On distinguait encore ces cris : « L’épée du Seigneur et de Gédéon ! » ou : « Qu’on amène l’infâme Aman ! » Enfin, il serait certainement arrivé quelque malheur sans le bon sens et le courage d’un robuste citoyen appelé John Watt, forgeron de son état et principal chef des artisans d’Édimbourg. Il invita les ouvriers des différentes corporations à s’armer, et, se mettant à leur tête, demanda à voir le roi. Jacques parut à une fenêtre, et entendit les fidèles sujets de sa capitale lui promettre de vivre et de mourir avec lui. Quand le tumulte se fut apaisé un peu, John Watt, avec « les métiers », pour nous servir de l’expression reçue, escorta le roi jusqu’à l’abbaye d’Holyrood, et la nuit s’acheva tranquillement. Mais pendant ce temps-là, les membres du clergé et ceux des barons, des gentilshommes et des bourgeois qui leur étaient favorables, rédigèrent une pétition par laquelle ils demandaient : que le président du conseil privé, le lord avocat du roi, et un membre appelé Elphinstone, fussent destitués comme ennemis de la religion ; que tous les arrêtés, toutes les ordonnances, et toutes les mesures préjudiciables au presbytérianisme qui dans l’espace des cinq dernières semaines avaient reçu la sanction de cette assemblée, fussent abolis ; que les commissaires de l’église et les bourgeois qui étaient exilés d’Édimbourg y fussent rappelés par une proclamation ; que l’ordre qui enjoignait aux ecclésiastiques de signer une promesse d’obéissance au pouvoir temporel, fût abrogé comme contraire à l’esprit de l’Évangile ; enfin, qu’une déclaration du conseil privé reconnût comme légal tout ce que les défenseurs de la foi avaient jugé utile de faire dans ce jour de discorde. De si hautes prétentions, car, dans le fait, la supplique qui touchait à tous les points en litige entre la couronne et l’église, les décidait tous en faveur de celle-ci, prouvaient que le clergé commettait la grossière erreur de se regarder comme victorieux s’il pouvait seulement montrer assez de fermeté pour mettre à profit la frayeur que l’effervescence publique avait, supposait-on, inspirée à Jacques. La pétition fut remise aux soins des cinq ou six personnages les plus influents parmi les ecclésiastiques et les gentilshommes alors rassemblés ; l’heure était avancée et la nuit obscure, mais n’importe : on les pria de se rendre au palais sans perdre de temps, et de la remettre à Jacques en personne. Toutefois comme ils sortaient de la cité proprement dite et entraient dans l’aristocratique faubourg de la Canongate, ils apprirent des choses favorables au succès de leur mission. Le lord de Bargany, qui était le principal d’entre eux, rencontra un ami, qui, l’emmenant à l’écart, l’informa que le roi était irrité au plus haut point des désordres de la journée, et que toute espèce de gens qui iraient soumettre à Sa Majesté des propositions du genre de celles dont lui et ses collègues étaient chargés, courraient nécessairement le risque d’attirer sur eux le poids de sa colère. Bargany n’eut pas plus tôt reçu cet avertissement, qu’il refusa de continuer à faire partie de l’ambassade, et les autres ambassadeurs ne se soucièrent pas d’aller eux-mêmes plus loin lorsque leur chef reculait. L’histoire de la pétition en resta donc là pour cette nuit.

Le matin suivant apporta de bien autres nouvelles. Jacques avait, dès le crépuscule, quitté Holyrood avec ses ministres, et un crieur public lut devant la croix d’Édimbourg une proclamation où il était dit que par suite des désordres et de l’émeute armée de la veille, par suite des insultes qu’on avait osé se permettre envers la personne du roi, et de l’audace des ecclésiastiques qui avaient excité les citoyens à prendre les armes, la capitale du royaume en était devenue l’endroit le moins convenable pour l’administration de la justice. En conséquence, il était enjoint aux membres du tribunal suprême, aux shérifs, et à toutes les personnes exerçant des fonctions judiciaires, de quitter la ville d’Édimbourg et de se tenir prêts à se transporter en tel lieu que Sa Majesté jugerait bon d’indiquer. Défense aussi fut faite, sous peine d’encourir le ressentiment du roi, à tous les nobles, barons et autres, qui appartenaient aux cours de justice, de s’assembler ou à Édimbourg ou ailleurs sans une permission royale.

Le commerce de la capitale de l’Écosse ne florissait presque alors que parce qu’elle était la résidence des nobles, des gentilshommes et des autres individus attachés à la cour, et que beaucoup de gens y venaient suivre des procès. Quand donc les citoyens apprirent les graves mesures que le mécontentement du roi lui avait suggérées contre la ville d’Édimbourg, ils ne tardèrent pas à s’apercevoir des inévitables conséquences qui allaient en résulter pour eux, et se regardant avec tristesse les uns les autres, parurent éprouver tous le désir d’un accommodement. Les ministres de l’église, montrant plus de courage, usèrent de toute leur influence pour décider les laïques à faire cause commune avec eux, et à souscrire un engagement d’une rédaction fort habile, par lequel ils s’obligeassent à défendre la religion protestante dans les points où elle était alors attaquée. S’adressant en particulier à lord Hamilton et à lord Buccleuch, ils les invitèrent à gagner Édimbourg en toute hâte et à embrasser le parti de la foi. Ils résolurent d’excommunier le président et l’avocat royal du conseil privé, et ne le différèrent qu’afin d’accomplir la cérémonie avec plus de solennité lors de la première réunion générale des membres de l’église. En attendant, ils multiplièrent les jeûnes et les sermons pour entretenir et même accroître l’effervescence du peuple. Pour donner au lecteur une idée du contenu de ces harangues, il nous suffira d’en analyser une qui fut prononcée par John Welsh dans la Haute Église, et où il s’écria que le roi était possédé du diable, qu’on l’avait déjà débarrassé d’un démon, mais qu’à celui-là en avaient succédé sept autres cent fois pires, qu’en conséquence les sujets de Jacques avaient droit de se révolter et de lui arracher le glaive des mains, comme dans le cas où un accès de frénésie s’empare d’un père de famille, cas où ses enfants et ses serviteurs peuvent légalement le désarmer et lui lier les bras. Les membres du clergé répondirent aussi que le comte d’Errol s’était avancé avec 500 chevaux jusqu’au Gué de la Pleine des Fées[27], et n’avait rebroussé chemin qu’à la nouvelle du soulèvement d’Édimbourg. En se chargeant ainsi du rôle odieux d’exciter à la sédition, ils ne montraient que trop bien qu’ils se souvenaient comment Knox, aux jours de Marie Stuart, avait, par la violence de sa faconde, enflammé la multitude, donné du courage à la noblesse, soutenu l’espoir quand il allait faillir, et enfin était demeuré victorieux. Mais ils oubliaient que John Knox défendait, lui, dans un but d’intérêt général la réforme de l’église et la liberté de conscience ; eux, au contraire, ils ne cherchaient à stimuler le zèle d’autrui que pour défendre les prérogatives particulières du clergé, prérogatives dont la convenance était extrêmement douteuse. Ils avaient encore oublié que les nobles et les barons qui prêtèrent un si ferme appui aux premiers réformateurs d’Écosse avaient en vue l’avantage personnel qui pouvait leur revenir du partage des terres appartenant à l’église catholique. Le clergé presbytérien n’avait pas, en 1596, de telles séductions à offrir, et il aurait dû se rappeler un dicton alors de mode, qu’on ne peut prendre des faucons avec des mains vides[28].

Ce qui était présumable arriva : lord Hamilton porta au roi la lettre qui l’invitait à prendre le commandement des pieux barons que la parole et la grâce du saint esprit avaient poussés aux armes, et l’appelait à Édimbourg dans ce but. Jacques fut fort courroucé de cette épître, surtout en ce qu’elle était écrite à un de ses plus proches parents. Les historiens ne disent pas quelle réponse fit Buccleuch qui reçut semblable invitation ; mais il n’était certes nullement disposé à s’en prévaloir.

Dans le premier feu de la vengeance, le roi écrivit aux magistrats d’Édimbourg d’emprisonner les ministres. Les ministres en furent prévenus à temps ; toutefois, et reconnaissant combien ils avaient eu tort de compter sur l’appui des fidèles, ils s’enfuirent en Angleterre pour éviter le ressentiment de Jacques. Plusieurs députations que les citoyens de la capitale envoyèrent à sa majesté ne furent pas même reçues, et cela quoique le vigoureux John Watt, ce forgeron au sang froid duquel Jacques avait probablement dû la vie pendant l’émeute, fût au nombre des ambassadeurs. Le roi prétendit « que de belles et humbles paroles ne pouvaient excuser l’énorme faute qui avait été commise ; qu’on ne le connaissait pas, mais qu’on apprendrait à le connaître, et qu’il ne remettrait pas de long-temps le pied dans Édimbourg. » Le conseil déclara que l’émeute qui avait eu lieu était un acte de haute-trahison, et que tous ceux qui, de fait ou d’intention, y avaient pris part, s’étaient exposés à être punis comme traîtres. On tint même à la cour des propos qui autorisèrent de plus terribles craintes, car il y fut dit que la destruction de la ville était le seul châtiment qui put expier la sacrilége révolte des citoyens.

Au fond, cependant, Jacques ne songeait guère à détruire sa capitale ; il ne voulait que l’intimider et l’humilier. Dans ce but il convoqua autour de lui les nobles highlandais et les chefs des clans de la frontière avec leurs vassaux, hommes barbares de langage, d’aspect, de costume, et de manières, hommes formidables par leur réputation d’audacieux pillards, et très propres à frapper de terreur les habitants d’une pacifique cité qui jouissait comparativement d’une espèce d’opulence. Ce fut accompagné d’une si terrible escorte que Jacques se prépara à regagner sa capitale. Si de grossières insultes l’en avaient banni, il allait y rentrer avec d’irrésistibles moyens de vengeance.

Édimbourg fut en proie aux plus vives alarmes, et nous ne savons rien de mieux pour les décrire qu’emprunter un passage au journal du bourgeois Tirrel, qui fut témoin oculaire et qui eut sa part d’épouvante : « Le 31 décembre, dit-il, le roi est revenu à Holyrood ; dès le matin de ce jour, on avait publié par la ville une proclamation où il était annoncé que le comte de Mar garderait la porte Ouest, et que lord Livingstone, Buccleuch, Cessford, et plusieurs autres seigneurs ; s’échelonneraient le long de la rue Haute ; ces mesures furent exécutées. Depuis plus d’une semaine le bruit courait parmi les citoyens que le roi devait envoyer à Édimbourg Kinmont Willie, le fameux voleur, et autant d’hommes du sud qu’il en fallait pour piller la capitale. À cette nouvelle, les marchands enlevèrent leurs marchandises de leurs boutiques ou de leurs magasins, et les transportèrent dans les maisons les plus fortifiées de la ville, où ils demeurèrent avec leurs serviteurs, ne s’attendant à rien moins qu’à une scène générale de pillage. De même, les artisans et les bourgeois, avec tout ce qu’ils avaient de précieux, se retirèrent par dix ou douze ménages, dans le domicile de celui d’entre eux qui leur semblait le plus sûr et pouvait le plus facilement être préservé du vol ou de l’incendie ; et là, fournis de haches, de pistolets, et de toutes les armes qui leur étaient tombées sous la main, ils firent tour à tour sentinelle. « Juge, gentil lecteur, s’écrie le digne annaliste, si c’était une plaisanterie ! » – Dès huit heures, les rues et les principaux points de la ville furent occupés par des lords et des clans venus exprès. La capitale se trouva ainsi à la disposition absolue de Jacques. Vers midi, le roi, accompagné de presque toute sa noblesse, rentra dans Édimbourg et remonta à cheval la rue Haute entre deux rangs de farouches montagnards. Le prévôt et les autres magistrats, après avoir fait leur soumission à genoux, eurent à subir une longue harangue sur la gravité de leurs torts. Les citoyens, de leur côté, déboursèrent une énorme somme d’argent, médiation qui en cette circonstance devait être la meilleure possible entre le monarque et eux. En outre, Édimbourg fut privé pour un temps d’un certain nombre de ses plus honorables priviléges. Néanmoins, les habitants crurent qu’ils devaient se féliciter et se réjouir d’avoir, même à de si dures conditions, échappé aux brigandages de Kinmont Willie et des gens du sud. Qu’une révolte, dont surtout l’explosion n’a rien eu de formidable, vienne à être étouffée, et à l’être d’une manière décisive, il en résulte toujours un accroissement de forces pour le parti contre lequel on l’a tentée. Tel fut tout-à-fait le résultat de la sédition d’Édimbourg. Le roi en profita pour restreindre le pouvoir des membres du clergé, pour abolir la violence qu’ils se permettaient dans leurs prédications, et pour leur enlever plusieurs de leurs droits de juridiction et de discipline. La querelle qui survint à cette époque entre Jacques et l’église écossaise produisit même des effets plus durables, et le vif ressentiment, l’aversion profonde, que le roi conçut en cette circonstance, à l’égard des ministres presbytériens, ne se dissipèrent pas de tout son règne. Ce fut la rancune des efforts coupables qu’ils déployaient, moins toutefois pour exciter une insurrection préméditée, car celle qui éclata paraît avoir été complètement accidentelle, que pour soulever une guerre civile au moyen du mécontentement populaire, qui inspira dès-lors à Jacques l’idée d’introduire aussi dans l’église d’Écosse l’institution de l’épiscopat ; car il voyait que dans l’église d’Angleterre et dans la plupart des églises luthériennes, le système républicain de Calvin était avantageusement tempéré par une hiérarchie de prélats qui en quelque façon rattachait l’ordre entier à la couronne.

Il est aisé de reconnaître qu’à une époque précédente le clergé écossais, par un usage plus modéré de ses priviléges, aurait pu s’en assurer une plus longue possession. À l’époque, en effet, où Jacques revint de Danemarck, il était favorablement disposé pour les ministres de la religion presbytérienne ; il approuvait leur organisation, applaudissait à tous leurs actes, secondait l’extension de leur puissance, et eu égard à son naturel pacifique ne se serait pas soucié de chercher querelle à leur corps puissant, s’ils avaient eux-mêmes voulu le moins du monde s’abstenir d’une lutte ouverte contre l’autorité royale. Mais le gant était jeté, et pour que la querelle en vînt à un terme, il ne fallut pas moins d’un siècle entier de dissensions sanglantes.

Jacques avait bien restitué aux tribunaux laïques un droit absolu de contrôle sur les tribunaux religieux et même sur tous les actes du clergé ; il leur avait bien restitué ce droit dans toute sa plénitude, et tel que la loi de 1584 l’avait établi ; mais il eut la sagacité de comprendre que cette mesure n’aboutirait qu’à entretenir de perpétuelles controverses d’une issue douteuse, controverses qui proviendraient de collisions entre les juges civils et les juges ecclésiastiques, et que les premiers ne seraient pas toujours disposés à soutenir, tandis que les seconds ne négligeraient rien pour y être toujours victorieux. Il espéra donc qu’en introduisant dans le clergé un ordre de prélats qui fussent, comme fonctionnaires publics, d’un rang supérieur aux simples desservants des paroisses et qui eussent entrée au parlement, il donnerait à la couronne, qui nécessairement conserverait le droit de nomination, une forte influence sur le clergé en général et le moyen de se créer un parti favorable dans les assemblées religieuses et dans les tribunaux ecclésiastiques. Mais il lui fallut ne procéder à cette innovation qu’avec une extrême réserve.

Nous avons déjà dit que les anciens évêques, dont les revenus avaient été confisqués par la couronne, étaient peu à peu tombés dans le discrédit le plus général, et que non seulement la nation, mais encore le clergé lui-même, avaient fini par les mépriser souverainement. Jacques décida une commission qu’il assembla dans ce but à rappeler au parlement que pendant des siècles l’église avait eu le droit, droit complètement méconnu depuis peu, d’être représentée dans ce corps, et à demander qu’en conséquence un certain nombre des membres les plus éminents du clergé, pussent de nouveau y avoir siége. Le parlement accueillit avec faveur cette requête, et décréta que les ministres à qui le roi conférerait dorénavant des évêchés ou des abbayes, auraient droit de siéger dans son sein ; mais on renvoya à l’assemblée générale de l’église le soin de fixer elle-même quelle espèce d’autorité ceux de ses membres qui jouiraient d’un tel privilége exerceraient dès-lors sur leurs confrères. Le projet rencontra la plus véhémente opposition de la part des sévères calvinistes, aux gens de qui le système presbytérien se recommandait principalement par l’égalité complète des ministres de la religion, et par les formes d’un républicanisme pur. Ils ne s’en laissèrent pas imposer par les beaux prétextes qu’on donna à ce projet, car au fond ils y virent l’institution d’un ordre de prélats que la jouissance d’un pouvoir politique et d’une autorité supérieure rendraient privilégiés parmi leurs confrères. « Dites tout ce qu’il vous plaira et colorez la chose du mieux que vous pourrez, s’écria un vieux et fervent disciple de Calvin ; j’apercevrai toujours le bout de la mitre qui passe ! » Mais, en dépit des obstacles qu’elle avait résolu d’opposer à la loi nouvelle, l’assemblée générale où Jacques réussit à influencer presque tous les membres comme individus, en leur faisant concevoir l’espérance d’être nommés aux siéges qu’on voulait établir, finit par déclarer qu’il était légal que des ministres siégeassent au parlement et utile que l’église y fût représentée. Elle arrêta, néanmoins, quant au choix de ces représentants, qu’elle dresserait pour chaque bénéfice donnant droit à un siége au parlement, une liste de six candidats parmi lesquels le roi serait obligé de prendre le titulaire définitif ; elle ordonna encore de la manière la plus formelle, que les ministres ainsi préférés n’exerceraient aucune espèce de juridiction ni d’empire sur leurs frères, et prit les plus sévères précautions pour que, quoiqu’ils représentassent au parlement le corps ecclésiastique, ils ne fussent du reste que de simples pasteurs tenus de s’acquitter comme les autres des devoirs de leur cure. Ce n’était, on le voit, qu’un premier pas vers la réalisation du dessein de Jacques VI, puisqu’il voulait introduire la hiérarchie épiscopale dans l’église d’Écosse. Mais il se contenta d’un tel succès pour le moment, et en augura qu’il pourrait aller plus loin par degré. Les calvinistes, quant à eux, crurent que cette première innovation, sans être encore dangereuse par elle-même, ouvrirait bientôt la porte à de plus graves changements.

CHAPITRE XIX.

Conspiration. – Caractère de Gowrie et de son frère Ruthven. – Ruthven raconte au roi une bizarre histoire pour lui persuader de se rendre à Perth dans l’hôtel de son frère. – Jacques s’y rend, et est froidement reçu. – Ruthven l’attire dans une pièce écartée, et veut attenter à ses jours. – Le roi, par ses cris, donne l’alarme aux gens de sa suite. – Les deux frères sont tués. – Jacques se voit au moment d’être victime de l’irritation de la populace. – Il ne peut convaincre le clergé que le péril qu’il a couru soit réel, et n’en obtient qu’avec beaucoup de peine des actions de grâces pour sa conservation. – Différentes manières d’envisager cet événement : celle qui tend à absoudre les frères Gowrie ou l’aîné des deux est de beaucoup la plus improbable. – Lettres de Sprot, comment elles furent découvertes. – Elles permettent de conjecturer à ne pas s’y méprendre quel était le but de la conspiration. – Logan, quoique mort, est jugé. – Exécution capitale de Sprot le notaire. – Jacques essaie de civiliser les Hébrides, essai qui reste infructueux.

 

Depuis la décisive victoire que Jacques avait remportée sur les membres du clergé presbytérien, l’Écosse avait joui d’une tranquillité vraiment extraordinaire pour un royaume qui jusqu’alors avait été en proie à tant de troubles. Mais, après quatre années d’une paix profonde, devait arriver un évènement, fort bizarre dans toutes ses circonstances, qui, en premier lieu, exposa la vie du roi au plus grave péril, et qui a, depuis, même jusqu’à ce jour, entaché sa mémoire du très injuste soupçon qu’un but politique ou quelque désir de vengeance l’avait poussé à commettre un odieux crime pour se débarrasser de deux individus d’illustre naissance. Au fait, la célèbre conspiration des frères Gowrie, à laquelle nous arrivons maintenant, est une de ces mystérieuses intrigues dont il ne faut jamais s’attendre à une complète explication : car jamais ceux qui étudient l’histoire à tête reposée, ou qui la lisent de sang-froid, ne peuvent concevoir tout l’empire que des vues fausses et des motifs erronés exercent souvent sur des hommes qui, dans l’effervescence de la passion, forment des entreprises dangereuses, sévères et criminelles. En général, elles sont conçues par des gens dont l’esprit, dans ces moments-là, est tellement arraché à son assiette ordinaire, qu’on ne doit plus, pour ainsi dire, les regarder comme des êtres doués de raison, et que les mobiles qui les font agir deviennent insaisissables pour des individus qui, libres de toute passion et exempts de tout préjugé, conservent le sain usage de leurs facultés intellectuelles.

Il faut que le lecteur reporte son souvenir à cette émeute de Ruthven, où Jacques VI, qui n’était encore qu’un enfant, eut à subir de si coupables violences. Le comte de Gowrie, dont le château avait été le théâtre d’un tel attentat, en fut regardé comme le principal auteur, et finit par en devenir la victime, puisque sa tête, comme nous l’avons rapporté précédemment, tomba sous la hache du bourreau. Il laissa plusieurs fils et plusieurs filles, que la mort de leur père et la confiscation de ses biens réduisirent à une extrême pauvreté. Toutefois, en 1586, l’aîné des fils du comte fut, par l’humanité de Jacques, réintégré dans les domaines et dans les titres de sa famille. Lorsqu’il mourut deux années après, en 1588, il eut pour successeur le premier de ses cadets, John, troisième comte de Gowrie, lequel passa, en août 1594, sur le continent. Ce jeune seigneur, qui avait reçu de la nature mille qualités brillantes, excella bientôt dans tous ces exercices, ou gracieux, ou virils, dont la France et l’Italie étaient réputées les meilleures écoles. Il ne négligea non plus ni les arts ni les sciences ; mais peut-être s’adonna-t-il de préférence aux études qui promettaient d’agrandir le savoir humain au-delà de ses limites naturelles, et dont le résultat le plus ordinaire était d’entraîner ceux qui les poursuivaient avec persévérance à de difficiles et mystérieuses entreprises d’une réussite toujours incertaine. C’est du moins ce qu’on peut inférer de certaines rumeurs qui couraient sur son compte.

Un jour, disait-on, une troupe de chasseurs, traversant des marécages, tua une couleuvre qu’elle y rencontra ; mais Gowrie suivait la chasse, et assura à son compagnon que s’ils n’eussent pas tué l’animal, il leur eût montré la toute-puissance de la cabale des Juifs, car il lui aurait suffi de prononcer quelques mots pour arrêter le reptile et le rendre incapable de se bouger. En outre, il était bien connu pour porter sur sa personne des papiers couverts de charmes et de caractères magiques, qui contenaient peut-être son horoscope, et se mettait en colère lorsqu’on avait l’indiscrétion de le questionner au sujet de ces étranges papiers. Une fois il avait amené l’entretien sur les conspirations qui se tramaient contre les princes, et, au su de tout le monde, avait observé que la plupart des entreprises de ce genre dont il est question dans l’histoire, avaient échoué faute de la prudence la plus simple : trop de complices avaient toujours été admis dans ces intrigues, et elles ne peuvent réussir, avait-il dit, qu’à la condition que le secret en reste enseveli dans le cœur d’un seul individu. L’ecclésiastique auquel il avait tenu ce langage lui avait conseillé de choisir des sujets de méditations moins sombres, et de se livrer à des études moins dangereuses ; mais le propos du comte n’était pas de nature à beaucoup étonner dans ces temps-là. Seulement tous ces petits faits parurent indiquer chez lui un penchant à la dissimulation et aux aventures périlleuses. Aujourd’hui on ne peut plus les considérer que comme des traits de caractère.

Alexandre Ruthven, frère cadet du comte de Gowrie, était un jeune homme de grande espérance, et tous deux passaient pour occuper une haute place dans les bonnes grâces du roi. Beaux, instruits, pleins d’activité et dans la fleur de l’âge, ils réunissaient ainsi presque toutes les perfections propres à fixer les regards de Jacques ; d’autre part, leur générosité, leur bravoure et leur religion, qui atteignaient un degré peu commun chez des hommes si jeunes, les rendaient l’idole du peuple. Alexandre Ruthven fut fait gentilhomme de la chambre, une de ses sœurs devint dame d’honneur de la reine, Gowrie lui-même se fit appeler à une des premières charges de l’état, et il n’y avait pas dans le royaume, de maison qui semblât fleurir davantage, lorsque le concours des plus tristes et des plus mystérieuses circonstances vint la ruiner de fond en comble.

C’était le 5 août de l’année 1600, au point du jour ; le roi, qui résidait alors à Falkland, venait de monter à cheval pour aller courir un cerf, plaisir qui pour Jacques n’avait pas d’égal. Alexandre Ruthven s’approchant de lui, le pria de permettre qu’il l’entretînt en particulier, et, tandis qu’ils chevauchaient ensemble à l’écart des autres chasseurs, lui raconta une histoire du genre le plus extraordinaire. Dernièrement, dit-il, en se promenant aux alentours de l’hôtel de son frère, à Perth, il avait rencontré un drôle de mauvaise mine et d’un air tout-à-fait suspect, qui était enveloppé d’un manteau et semblait chercher à éviter qu’on le remarquât. Ruthven ajoutait que, croyant de son devoir d’arrêter un tel homme, il avait, en le faisant, découvert sur lui un vaste pot plein de pièces d’or étrangères. Il avait alors, disait-il, jugé indispensable de conduire l’étranger à l’hôtel de son frère, et de l’y emprisonner le plus secrètement possible dans une pièce écartée, afin que le roi fût instruit le premier d’une affaire si étonnante. En conséquence, il pressa sa majesté de venir aussitôt avec lui à l’hôtel du comte de Gowrie, son frère, dans la ville de Perth, interroger en personne le captif, et prendre possession du trésor. Le roi répliqua qu’il ne voyait nullement pourquoi l’individu dont Ruthven lui parlait, ne serait pas interrogé selon le droit commun, par les magistrats de Perth dont le comte de Gowrie était prévôt. Le jeune Ruthven s’opposa vivement à ce qu’il en fût ainsi, allégua qu’une chose si mystérieuse devait être soumise à l’examen du roi lui-même qui l’emportait en finesse sur tous ses sujets, et appuya fortement sur le danger que le trésor courrait si un inférieur venait à être chargé du soin de l’interrogatoire. Il ne cessa donc de solliciter Jacques pour qu’il l’accompagnât sur le champ à Perth, et ce, avec tant de force, avec tant de véhémence, que le roi fut obligé de demander à des personnes de sa suite si Ruthven ne passait pas pour être pris quelquefois d’accès de démence. Elles lui répondirent ne l’avoir jamais connu que pour un jeune homme plein de sens et de raison. Alors Jacques, rassuré par ce témoignage, flatté sans doute, du compliment dont la finesse de son esprit avait été l’objet, et désireux d’empocher une aubaine comme il ne s’en trouvait pas tous les jours sur son chemin, promit que dès qu’il aurait vu tomber le cerf, il accompagnerait Alexandre Ruthven à Perth, et interrogerait le prisonnier.

Pendant toute la chasse, qui fut courte, Ruthven s’attacha aux pas du roi, et, à chaque occasion qui se présentait, le conjura avec une importunité inouïe de se mettre en route. Il est bon d’observer aussi qu’un certain Andrew Henderson, qui appartenait au comte de Gowrie, et dont le rôle n’est pas ce qu’il y eut de moins mystérieux dans toute cette mystérieuse affaire, suivait alors de loin Alexandre Ruthven ; celui-ci, après ses conférences avec le roi, ordonna à Henderson de regagner Perth au grandissime galop, et d’annoncer au comte de Gowrie que Sa Majesté se préparait à lui rendre visite avec une faible escorte. Henderson atteignit Perth vers dix heures du matin. À l’instant où le comte l’aperçut, il quitta les personnes avec qui il causait, et demanda à voix basse au courrier quelles nouvelles il lui apportait de la part de son frère Alexandre. Henderson rendit le message verbal qu’il avait reçu, et ajouta n’avoir point la lettre que le comte paraissait attendre. Il demanda ensuite à Sa Seigneurie quel ordre elle avait à lui donner ; une heure après, on le prévint qu’il eût à se vêtir de son armure pour aller procéder à l’arrestation d’un highlandais dans la ville de Perth. Il paraît que dans l’intervalle Gowrie, quoique informé de la venue du roi, ne fit aucun préparatif pour le recevoir, et ne différa même pas son dîner d’une minute pour s’occuper de celui du royal hôte qui allait le visiter. Il invita, au contraire, un ou deux individus qui par hasard se trouvaient alors dans l’hôtel, et dîna à son heure accoutumée de midi et demi. À peine se levaient-ils de table, qu’on annonça que le roi approchait.

Le cerf mort, Jacques, fidèle à sa promesse, se dirigea vers Perth avec Alexandre Ruthven ; mais auparavant, circonstance qui peut contribuer à éclaircir cette ténébreuse intrigue, il communiqua au duc de Lennox l’histoire du trésor qui avait été découvert. Le duc répondit qu’il ne croyait pas la chose vraisemblable. Par suite peut-être de cette communication, lui, le comte de Mar, et une petite troupe de gentilshommes, suivirent le roi à Perth. Ils rencontrèrent à quelque distance de la ville le comte de Gowrie, qui eut l’air fort étonné de leur visite, et qui, néanmoins, les emmena à son hôtel, vaste bâtiment gothique ceint de murs et flanqué de tours, duquel dépendait un long jardin ou plutôt un parc qui s’étendait jusqu’à la Tay. Le roi, selon l’étiquette, dîna seul. Lennox, Mar, et le reste de sa suite, furent servis dans une autre pièce. Les plats étaient froids et mal accommodés. Tout offrait un air de hâte et de précipitation qui certes n’eût pas existé, si le comte de Gowrie eut voulu se servir de l’avertissement qu’il avait reçu assez tôt d’Henderson. Le maître lui-même du logis paraissait sombre, distrait, contraint, et ne se comportait nullement ainsi que le doit un sujet sous le toit de qui son souverain daigne s’arrêter. Après avoir dîné, le roi rappela d’un ton de bonne humeur au comte de Gowrie qu’il devait passer dans la pièce voisine et y boire à la santé des seigneurs et des gentilshommes de son escorte. Gowrie s’empressa d’obéir ; et, dès qu’il fut sorti, son frère Alexandre vint dire à l’oreille de Jacques que c’était le moment de s’occuper du captif et du trésor. Le roi ne semblait pas être exempt de toute crainte ; mais, sans doute, s’il soupçonnait quelque chose, il avait seulement une vague idée que Ruthven, dont l’histoire et la conduite étaient si extraordinaires, pourrait bien, après tout, avoir l’esprit dérangé. Il avait donc, pendant qu’il se rendait à Perth, secrètement prié le duc de Lennox d’observer où il irait avec Alexandre Ruthven, et de le suivre. Mais comme ils se trouvaient dans des appartements séparés, le duc ne put remplir la commission qu’il avait reçue.

Alexandre Ruthven promena long-temps le roi de chambre en chambre, et l’introduisit enfin dans une vaste galerie terminée par deux tourelles qui renfermaient, comme c’est l’usage dans les bâtiments de ce genre, l’une un tout petit cabinet, l’autre une issue secrète, un escalier dérobé, ou une trappe. Quand Ruthven ouvrit celle qui formait un cabinet, Jacques, à son extrême surprise, y aperçut un homme qui, au lieu d’être captif et d’avoir des chaînes, était libre et avait des armes.

C’était Henderson, l’individu dont nous avons déjà parlé. Les deux frères avaient résolu d’en faire l’instrument de leur dessein, mais n’avaient pas jugé prudent de se confier à lui. On lit dans sa déposition qu’après son retour de Falkland, et lorsqu’il se fut armé selon l’ordre du comte, Gowrie l’envoya quérir la clé du cabinet de la tourelle. On ne la trouva d’abord pas, tant on s’était peu préparé à l’attentat affreux qui allait être commis. Quand on l’eut enfin retrouvée, le comte ordonna à Henderson de se rendre dans la pièce dont elle ouvrait la porte, et de suivre les instructions qu’il recevrait alors de son frère Alexandre. Henderson s’empressa d’obéir avec la soumission passive d’un vassal du temps : Ruthven le posta dans le petit cabinet où Jacques le découvrit plus tard, et l’y enferma à double tour. En voyant la porte se refermer sur lui, notre homme se demanda avec frayeur comment toute cette affaire-là finirait. De plus en plus épouvanté de sa solitude, il se mit à prier Dieu de détourner de sa tête le malheur dont il était sans doute menacé. Ce ne fut qu’au bout d’une demi-heure d’attente que Ruthven et le roi survinrent. Le drame extraordinaire qui se passa alors n’est connu que par les témoignages de Jacques et d’Henderson. Ils sont d’accord sur le fait principal, mais diffèrent pour certaines petites circonstances. Rien là d’étonnant. Il est peu d’occasions où les témoins d’une scène vive, palpitante et terrible, s’accordent complètement sur tous les détails de ce qui s’est passé devant leurs yeux ; et il existe souvent des différences beaucoup plus graves que n’en offre le cas dont il est ici question, différences qui, néanmoins, ne semblent pas mériter qu’on regarde le fond même des témoignages comme faux et contradictoire. On ne peut le nier : notre surprise, ou plutôt le choc que reçoit notre esprit quand nous voyons arriver une chose fort extraordinaire, a pour effet d’empêcher plus ou moins que le souvenir en soit exact et circonstancié ; puis, sans qu’un témoin lui-même s’en aperçoive, il éprouve toujours, quand il veut s’appesantir sur des particularités minutieuses, un extrême penchant à substituer aux détails que lui fournit sa mémoire ceux qu’invente son imagination. Ce qui peut encore expliquer pourquoi le récit de Jacques et celui d’Henderson ne correspondent pas exactement, c’est que chacun d’eux tâche de présenter sa conduite sous le point le plus favorable ; Henderson se fait un mérite d’avoir, à plusieurs reprises, secondé le roi dans sa défense ; Jacques, au contraire, prétend n’avoir dû la vie qu’à son courage personnel.

Voici maintenant l’exposé des faits. – Aussitôt que Ruthven et le roi furent entrés dans la tourelle, le premier quitte tout à coup la déférence d’un sujet pour agir comme un assassin. Il mit sur sa tête son chapeau qu’il tenait à la main, arracha un poignard de la ceinture d’Henderson, et en appuyant la pointe sur la poitrine du roi : « Sire, vous êtes mon prisonnier, s’écria-t-il ; songez à la mort de mon père ! » Henderson détourna l’arme, et Jacques voulut parler ; mais Ruthven le prévint. « Pas un mot, sire, ou par le ciel vous êtes mort ! » dit-il. « Alexandre, répliqua le roi, pense à l’amitié qui dans ces derniers temps nous a unis, et souviens-toi qu’à l’époque où ton père mourut ma minorité durait encore ; par conséquent, je ne puis être responsable des actes du conseil de régence qui gouvernait alors l’Écosse… Mais, quand même tu m’assassinerais, pourrais-tu donc t’emparer de ma couronne ? N’ai-je pas et des fils et des filles, n’ai-je pas et des amis et des sujets fidèles qui ne laisseront point ma mort impunie ? Ruthven jura qu’il ne voulait nullement attenter aux jours du roi. « En ce cas, qu’exiges-tu de moi ? » demanda Jacques. – « Une simple promesse, » répondit le conspirateur, qui semble avoir été irrésolu et intimidé. – « Laquelle ? demanda encore Jacques ; et, d’un ton de dignité : mais, ajouta-t-il, pourquoi, venez-vous, insolent, de vous couvrir devant moi ? Ôtez votre chapeau. » – « Mon frère, répondit Ruthven en se découvrant pour obéir à l’ordre du roi, mon frère vous fera connaître ce que nous attendons de vous. » – « Allez alors le chercher, reprit Jacques ; je l’attends ici. » Et Ruthven, après avoir exigé du roi qu’il lui jurât de ne pas ouvrir la fenêtre pour donner l’alarme, s’en alla soi-disant avertir son frère ; mais Henderson pense, comme il en déposa, que Ruthven ne sortit pas de la galerie. Il ne se retira vraisemblablement que pour se fortifier dans sa résolution qui faiblissait, ou chercher avec quoi il pourrait garrotter Jacques. Pendant son absence, le roi demanda à Henderson comment il se trouvait dans la tourelle. « Aussi vrai que j’existe, répondit le pauvre homme, encore tout alarmé de l’altercation qui avait eu lieu en sa présence, on m’a enfermé ici comme un chien. » – « Les Ruthven, lui demanda de nouveau Jacques, ont-ils, que vous sachiez, l’intention de me faire du mal ? » – « Je n’en sais rien, répliqua Henderson ; mais, aussi vrai que j’existe, je mourrai avant de souffrir qu’on touche devant moi à un seul cheveu de la tête de votre Majesté. » Le roi, voyant qu’il pouvait compter sur cet homme, lui ordonna d’ouvrir une des fenêtres de la tourelle. Effectivement il y en avait deux : l’une, donnant sur le derrière de l’hôtel, avait vue sur le jardin et sur la rivière ; l’autre, donnant sur la façade, plongeait sur la cour d’entrée. Jacques, avec la présence d’esprit qu’il paraît avoir conservée pendant toute cette aventure, remarquant qu’Henderson ouvrait la première de ces fenêtres, d’où on ne pouvait donner l’alarme à personne, lui cria qu’il faisait une sottise. Lorsqu’Henderson se dirigeait vers la seconde, Ruthven rentra, il tenait à la main une jarretière et se précipita sur le roi en lui disant que bon gré mal gré il allait lui lier les mains. Jacques, après avoir répliqué avec indignation qu’il était un souverain libre ne voulant pas se soumettre à pareille insulte, résista courageusement à Ruthven, et quoiqu’il lui fût inférieur de beaucoup en force et en taille, eut presque l’avantage dans la lutte. Henderson, qui semble avoir été confondu de terreur, et partagé entre son respect pour le roi d’une part, pour son seigneur féodal de l’autre, n’intervint dans le combat que pour arracher la jarretière de la main de Ruthven, et, à ce qu’il déposa, cette main de la bouche du roi. Ruthven avait compté sur sa coopération, car il s’écria : « malheur, malheur à toi, coquin ! Ne peux-tu donc m’aider ? » Pendant ce temps-là Jacques redoublait d’efforts. Il parvint à entraîner le conspirateur jusqu’auprès de la seconde fenêtre, et Henderson l’ouvrit. Alors le roi, qui luttait toujours avec Ruthven, se mit à crier : « Trahison ! trahison ! du secours ! » et fut entendu des gens de sa suite qui étaient dans la cour au dessous.

Il nous faut ici indiquer en quelques lignes comment les seigneurs qui avaient accompagné Jacques se trouvèrent si à propos en position d’entendre les cris de leur maître. Après avoir bu le coup que le roi avait envoyé le comte leur verser, le duc de Lennox et les autres seigneurs de l’escorte de Jacques se levèrent de table. Le premier se rappela l’ordre qu’il avait reçu de suivre Sa Majesté dès qu’elle sortirait avec Ruthven ; Gowrie, toutefois, allégua que le roi désirait demeurer seul quelques minutes, et demandant la clé de son jardin y mena ses visiteurs promener pour attendre que Jacques descendît. Ils n’y étaient que depuis peu d’instants lorsqu’un nommé John Cranstoun, vassal ou ami du comte, vint dire que le roi repartait pour Falkland et qu’il était déjà à plus de moitié de l’Inch-Sud. Le duc de Lennox et les autres seigneurs de la suite de Jacques, se croyant en sûreté, coururent aussitôt du jardin dans la cour, et demandèrent leurs chevaux. Mais le concierge leur assura que le roi n’était point passé. Comme ils demeuraient immobiles de surprise, le comte de Gowrie les pria de différer leur départ jusqu’à ce qu’il obtînt des informations plus précises sur ce qu’était devenu le roi. Il rentra donc et revenant presque tout de suite, déclara que Sa Majesté était réellement partie. Le concierge, démentant de nouveau la déclaration de son maître, assura aussi aux personnes de la suite royale que Jacques devait encore être dans l’hôtel, car sinon il l’en aurait vu sortir. « Tu mens, gredin ! » s’écria le comte, et pour mettre son dire d’accord avec celui de son domestique, Gowrie allégua que le roi était passé par une petite porte de derrière. « C’est impossible, mon seigneur, répliqua le concierge, car je suis sûr avoir là chez moi la clé de cette poterne. » Pendant cette dispute on entendit soudain les cris. « À la trahison ! au secours ! partir de la tourelle. » « C’est la voix du roi, dit Lennox à ses compagnons, qu’il soit où il voudra. » Alors, tous, ils portèrent leurs regards sur la fenêtre d’où le bruit venait, et y aperçurent la tête de Jacques qui sortait à demi : son visage était enflammé comme celui d’un homme qui lutte, et une main lui serrait la gorge. À cette vue, le plus grand nombre de ses gens rentrèrent par la porte du principal corps de logis pour voler à son secours, tandis que sir Thomas Erskine et quelques autres fondirent sur le comte de Gowrie qu’ils accusèrent de trahison. Gowrie, aidé par Thomas Cranstoun[29] et par plusieurs de ses vassaux ou de ses domestiques, s’arracha de leurs mains, et d’abord se sauva à quelque distance dans la rue. Il s’arrêta ensuite, et tira deux épées que suivant un usage alors pratiqué en Italie il portait dans le même fourreau. « Qu’allez-vous faire, milord ? » lui demanda Cranstoun qui l’accompagnait dans l’intention de lui prêter assistance. « Je vais, répondit le comte, prenant, à ce qu’il semblait, une résolution désespérée, ou rentrer de force dans la maison de mes pères, ou mourir si je ne puis. » Alors, suivi de Cranstoun et d’une demi-douzaine de serviteurs, qui avaient également dégainé, il revint sur ses pas. Un laquais, du nom de Crookshanks, voyant le comte se précipiter tête nue en avant le coiffa au passage d’un casque d’acier.

L’intérieur de l’hôtel Gowrie devenait pendant ce temps-là le théâtre d’une terrible scène. Lennox, Mar et la plus grande partie des seigneurs de la suite de Jacques, pour tâcher de parvenir à l’endroit où leur maître était retenu malgré lui, montèrent l’escalier principal ; mais cet escalier-là ne put les conduire qu’à la porte extérieure de la galerie de dedans et à une des extrémités de laquelle ouvrait le fatal cabinet où le roi et Alexandre Ruthven luttaient encore.

Il ne faut pas perdre de vue qu’une scène qui va nous prendre quelque temps à raconter se passa en deux ou trois minutes. Sir John Ramsay, page de Jacques, qui gardait le faucon de Sa Majesté, avait aussi entendu ses cris de détresse, et tandis que les autres personnes de la suite royale gravissaient l’escalier, le hasard lui en fit découvrir un petit, lequel menait à la tourelle, où la lutte se continuait toujours. Alarmé par le bruit et les piétinements, il s’attaqua de toutes ses forces à une porte qui fermait le haut de cet escalier secret, l’enfonça enfin, et se trouva dans le cabinet fatal. Le roi et Ruthven étaient encore aux prises ; et, quoique Jacques tint son antagoniste presque à genoux, celui-ci avait toujours la main à la figure et à la bouche du monarque. Il aperçut aussi un troisième individu s’évanouir comme une ombre. C’était André Henderson, qui, jusque-là spectateur passif, se hâta de fuir presque aussitôt que Ramsay entra.

Le page, voyant la vie de son maître en péril, lâcha le faucon du roi qu’il tenait encore, et dégaina son couteau de chasse. « Frappe, mon ami, frappe ! s’écria Jacques en ce moment critique, et enfonce profondément ta lame, car le coquin a sans doute une cotte de mailles sous ses habits. » Ramsay perça donc Ruthven de son couteau, et, aidé de Jacques, ils le jetèrent du haut en bas de l’escalier que le page avait découvert. Des voix et des pas qui approchaient se firent alors entendre ; et Ramsay, qui reconnut les accents de sir Thomas Erskine, lui cria de prendre l’escalier dérobé et le suivre jusqu’au faîte. Sir Thomas Erskine étant accompagné de sir Hugh Harris, le chirurgien du roi, qui boitait, et ainsi ne faisait pas un bien terrible combattant. Erskine avait à peine gravi une dizaine de marches, qu’il rencontra Ruthven plein de sang, la figure et le corps. « Achevez-le, c’est un traître ! » hurla-t-il. Les seigneurs qui survinrent alors se chargèrent de cette besogne, et la victime n’eut que le temps de dire : « Hélas ! à moi n’était pas la faute. »

Sir Thomas Erskine, pendant ce temps-là, n’eut rien de plus pressé que de gravir jusqu’au cabinet où il trouva seulement le roi et Ramsay. « J’aimais à croire, dit Erskine, que Votre Majesté aurait eu assez de confiance en moi pour m’ordonner du moins de veiller à son salut de derrière la porte, si elle n’avait pas jugé convenable de me garder près d’elle. » – « Hélas ! répondit Jacques, et les premières paroles prononcées dans un tel moment d’agitation méritent toujours d’être recueillies avec soin, hélas ! le traître m’a trompé en ceci comme en tout le reste, car je l’ai envoyé vous quérir ; mais, au lieu de faire ma commission, il est simplement sorti et a fermé la porte. »

Cette aventure extraordinaire en était là lorsque le comte de Gowrie passait en haut de l’escalier avec une épée nue dans chaque main, un casque d’acier sur la tête, et une suite de six individus bien armés. Il n’y avait dans la pièce que trois personnes de l’escorte royale, sir Hugh Harris, sir John Ramsay, et sir Thomas Erskine, plus un domestique nommé Wilson ; mais, dans ce nombre, sir Hugh Harris, nous en avons dit la raison, ne pouvait guère se battre. Repoussant Jacques au fond du cabinet de la tourelle, ils allèrent recevoir Gowrie et ses gens, dont l’exaspération était portée au comble par la mort d’Alexandre Ruthven, car ils avaient trouvé son cadavre au bas du petit escalier. Le combat fut quelque temps terrible, et inégal du côté des gens du roi ; mais, par hasard, Erskine cria au comte de Gowrie : « Eh quoi, vous avez déjà assassiné notre maître, et maintenant vous voulez nous assassiner aussi. » À ces mots, le comte, comme stupéfait, abaissa la pointe de son épée, et Erskine au même moment lui traversa le corps de la sienne. Le coup était si bien appliqué, que Gowrie tomba mort sans prononcer un seul mot. Sa petite troupe prit sur le champ la fuite[30].

Le tumulte toutefois continua encore : un bruit affreux se faisait entendre à la porte de la galerie. C’étaient le duc de Lennox, le comte de Mar, et le reste de la suite du roi, qui avaient gravi le principal escalier de l’hôtel, et qui, trouvant le corridor fermé, surtout entendant à l’intérieur un cliquetis d’armes et un grand tapage, cherchaient à y entrer de force. Quand ceux du dedans apprirent que ceux du dehors étaient leurs amis, ils allèrent ôter les verrous et le roi vit alors toute son escorte rassemblée dans la galerie.

Mais ni les aventures ni les périls de la journée n’étaient à leur terme. Le feu comte de Gowrie avait été extrêmement cher aux habitants de Perth, dont il était prévôt. Ses gens, qui l’avaient vu tomber, et dont, sans doute, la connaissance de l’affaire se bornait à savoir que leur maître avait péri de la main d’un des seigneurs qui accompagnaient Jacques, parcoururent la ville en criant au meurtre et à la vengeance, et en répandant une vive alarme. Une multitude en courroux s’assembla bientôt, et se dirigea sur l’hôtel Gowrie. Parmi ces furieux, les uns portaient une énorme pièce de bois, afin de s’en servir comme d’un bélier, les autres demandaient de la poudre afin d’établir une mine, tous déclaraient que si leur prévôt ne leur était pas rendu sain et sauf, le roi et ses habits-verts auraient à se repentir. Les domestiques de Gowrie se mêlaient à la populace, et ne cessaient de répéter à haute voix que les citoyens de Perth avaient été indignes d’un tel prévôt, puisqu’ils n’osaient pas seulement se battre pour venger sa mort. La situation devenait fort critique pour Jacques et pour les siens. Ils n’avaient pour se défendre que leurs couteaux de chasse, et, surtout, manquaient d’armes à feu. Les magistrats de la ville, néanmoins, se jetèrent parmi les perturbateurs, et, à force de remontrances, calmèrent leur furie. Le roi lui-même les harangua d’une fenêtre, leur exposa en peu de mots dans quelles bizarres circonstances il s’était trouvé, et non-seulement apaisa le tumulte, mais dispersa les mutins. Quand la tranquillité fut rétablie, il retourna à Falkland, après être demeuré tous les jours en butte aux plus graves périls et en proie aux plus violentes alarmes.

La scène qui avait eu lieu était d’une nature complètement inintelligible, et rien, de long-temps, ne parut la rendre explicable. Henderson, qui avait joué un rôle si étrange et si passif, se constitua prisonnier moyennant une promesse de pardon, mais son témoignage ne jeta presque aucun jour sur l’intrigue mystérieuse. Il jura par le ciel et la terre ne savoir absolument rien de l’horrible attentat qu’il avait vu exécuter. Trois des vassaux du serviteur du comte qui l’avaient secondé dans ses escarmouches avec les gens de la suite du roi, et qui ensuite avaient pris une part officieuse et active à l’émeute, furent jugés, condamnés à mort, et livrés au bourreau, mais protestèrent jusqu’à leur dernier souffle de vie qu’ils ne connaissaient des événements du jour en question que ceux dont ils s’étaient mêlés avec leur seigneur et maître. Envisagée sous chaque point de vue, la conspiration sembla au public une des plus obscures et des plus extraordinaires qui eussent jamais porté le trouble dans les esprits. Il était donc présumable que les opinions seraient tout-à-fait partagées sur un tel sujet. L’honneur du roi était spécialement intéressé à ce qu’on crût la version qu’il donnait de l’affaire, mais, en général, on ne l’adopta qu’avec répugnance, à cause du mystère qui enveloppait la sanglante péripétie de ce drame. Les préjugés politiques et religieux contribuèrent encore à obscurcir une intrigue assez obscure en elle-même. Beaucoup de gens soutinrent qu’il n’y avait pas un seul mot de vrai dans tout le récit de Jacques, et, au lieu d’admettre que Gowrie et son frère Alexandre avaient traîtreusement voulu attenter aux jours ou à la liberté du souverain, regardèrent comme plus vraisemblable qu’ils fussent péris victimes de quelque complot formé contre eux par le roi et les courtisans. Ce furent particulièrement les membres du clergé qui s’obstinèrent à demeurer incrédules ; et il parut d’assez bonne politique, pour se tirer d’embarras, de dire qu’on croyait l’histoire parce que le roi la racontait, mais qu’on n’en aurait pas cru ses yeux, quand même on aurait vu les choses se passer ainsi.

Le clergé de la capitale, surtout, refusa avec entêtement d’ajouter foi au récit que Jacques présentait de la conspiration, et même tâcha de montrer par les mesures les plus publiques son incrédulité à cet égard. Le conseil engagea les desservants de chaque paroisse à rendre au ciel, du haut de la chaire, des actions de grâce pour la conservation des jours du roi ; ils s’en excusaient sous le prétexte de ne connaître aucune particularité du péril que le roi disait avoir couru. On leur objecta qu’ils n’avaient pas besoin d’une minutieuse connaissance de l’affaire, et qu’il devait leur suffire de savoir que le roi avait été miraculeusement garanti d’un immense danger. Ils répliquèrent avec une obstination imperturbable que la chaire protestante était une tribune de vérité, et que lorsqu’on y montait pour annoncer une chose dont soi-même on n’était pas parfaitement convaincu, on commettait une faute des plus graves. Ne pouvant user d’un tel moyen pour en appeler à son peuple, Jacques ordonna aux membres du conseil privé de se rendre processionnellement à la croix d’Édimbourg, où l’évêque de Ross, après avoir raconté le péril et la délivrance de Jacques, offrit à Dieu de publics remercîments auxquels la populace sembla s’associer du fond du cœur. Le lundi suivant, Jacques se rendit en personne au même endroit, où son chapelain particulier, Patrick Galloway, prononça un sermon dans lequel il exposa tous les détails du complot. Puis, ordre de rendre à certains jours de solennelles et publiques actions de grâces qu’il n’y avait plus alors aucun prétexte de refuser, fut enjoint à tous les ecclésiastiques, et menace de bannissement faite à tous ceux qui n’obéiraient pas. La plupart des récalcitrants se soumirent après quelque hésitation. « Vous m’avez entendu, leur dit le roi, vous avez entendu aussi mes ministres ; quelle assurance vous faut-il encore ? » – « Sire, répondit un des révérends, vous auriez dû ne pas tant mettre d’empressement à tuer ce pauvre Ruthven sur l’heure ; vous auriez dû avoir la crainte du ciel devant les yeux. » – « Eh ! l’ami, répliqua Jacques perdant patience, je ne songeais ni au ciel ni à l’enfer ; j’avais peur de mourir, et c’était bien suffisant. » Tout le clergé en passa à la fin par où le roi voulut, excepté le farouche Robert Bruce. La déclaration la plus bienveillante qu’on parvint à obtenir de lui fut qu’il respectait le récit de Sa Majesté au sujet de l’événement, mais qu’il ne pouvait se dire convaincu de la vérité d’un tel récit. Son incrédulité le fit bannir, et il se réfugia en France.

Le parlement, qui, de son côté, ajouta la foi la plus explicite à l’exposé de faits que publia Jacques, le voulut consoler sans doute de son échec auprès du clergé. Il se chargea de l’instruction judiciaire qui eut lieu, et non-seulement rendit une sentence de haute-trahison contre les deux victimes, mais déshérita toute leur postérité, et abolit jusqu’au nom de Ruthven. Les récompenses et les titres les plus honorables furent accordés à sir Thomas Erskine, à sir John Ramsay, et à sir Hugh Harris, qui tous trois avaient été les auteurs du salut de Jacques. On distribua aussi d’abondantes aumônes, et on ne négligea nul autre moyen pour convaincre le peuple de la réalité du péril qu’avait couru le roi et de la sincérité de sa reconnaissance au ciel pour son miraculeux salut. Mais Tacite, avec cette profondeur qui le distingue, observe quelque part qu’un des malheurs propres aux princes est qu’on ne croit jamais aux conspirations tramées contre eux à moins qu’elles ne réussissent. Un très grand nombre des sujets de Jacques, pensant peut-être trop bien de son courage et trop mal de sa moralité, refusa encore de croire que le danger du roi eût été réel, et d’admettre que rien justifiât la mort de Gowrie et de son frère dans la mémorable journée du 5 août. Leurs arguments étaient tirés des invraisemblances dont il est impossible de dégager le récit de Jacques, et qu’on ne peut réfuter, à dire vrai, qu’en leur opposant les difficultés plus graves qu’on soulève si on adopte une solution différente. Il était radicalement improbable, disait-on, que Gowrie et Ruthven, méditant un tel attentat, eussent confié le principal rôle à un individu comme Henderson qui était dans une complète ignorance de la dangereuse intrigue où on l’engageait, et qui, tout tendait à le prouver, avait le caractère trop faible et trop irrésolu pour prêter à ses patrons le secours exigé ou attendu de lui. On faisait remarquer que ses déclarations, quoique généralement conformes au récit de Jacques lui-même, en différaient, comme nous l’avons déjà dit, dans certains détails plus circonstanciés. On observait encore qu’à supposer le complot réel, toutes les mesures nécessaires pour le mettre à exécution avaient été, certes, négligées jusqu’au dernier moment. La clé du cabinet de la tourelle, endroit où l’on prétendait que l’attentat contre la personne du roi s’était commis, n’avait été même cherchée qu’une heure ou deux avant l’arrivée de Jacques à Perth ; et si peu de préparatifs semblaient avoir été faits pour l’accomplissement du crime, que quand Ruthven voulut effrayer Jacques pour le forcer à se rendre, il fut obligé de saisir le poignard d’Henderson, car il ne portait lui-même d’autre arme qu’une rapière de voyage[31]. Leurs gens n’étaient pas mieux armés. Craigengelt, majordome du comte de Gowrie, fouilla sa propre chambre et celle de son maître avant de découvrir l’épée à deux mains dont il se servit dans la bagarre. Bref, tout avait été si mal organisé, que des chasseurs, on pouvait le dire, prenaient plus de précautions et faisaient plus de préparatifs pour tuer un cerf, que ces seigneurs n’avaient jugé opportun d’en prendre et d’en faire pour assassiner un roi.

D’autres personnes ont admis l’hypothèse qu’Alexandre Ruthven, poussé par quelque mauvaise passion à lui particulière, s’était rendu réellement coupable d’un attentat sur la personne du roi, mais que son frère n’en avait rien su et n’y avait pris aucune part. Ceux qui soutiennent cette opinion prétendent que la conduite du comte lui même s’explique fort naturellement par les circonstances qui se succédèrent. Quand, disent-ils, le comte de Gowrie fut attaqué devant la porte de son hôtel, par sir Thomas Erskine, ne devait-il pas se défendre ? Et, après s’être débarrassé de lui, ne devait-il pas chercher à rentrer dans sa maison ? Enfin, à la vue du cadavre de son frère qu’il rencontre sur le seuil, ne devait-il pas chercher à le venger sur les gens de la suite du roi dont il trouva les mains et les épées encore fumantes de sang ? Les partisans de l’innocence de Gowrie se fondent encore, pour la soutenir, sur la singularité de son trépas. Ils observent avec triomphe que quand il s’entendit accusé du meurtre de son souverain, il abaissa, de surprise, la pointe de son épée et oublia de parer la botte fatale qu’on lui porta en ce moment.

Nous allons exposer les raisons qui réfutent cette dernière hypothèse, avant de passer à l’opinion de ceux qui pensent que les deux frères étaient également innocents.

La conduite d’Alexandre Ruthven, assez inexplicable en tous points, approche de la démence si on suppose qu’il agissait à l’insu et sans la coopération de Gowrie. À quel but, dans ce cas pouvait tendre son complot ? Était ce simplement au meurtre du roi ? Mais alors, il avait, pour en venir à ses fins, mille expédients qui tous valaient mieux que de choisir une maison étrangère et où le seul domestique dont il pût réclamer le secours, était du genre d’Henderson, c’est-à-dire ignorant toute l’intrigue et peu disposé à en favoriser la réussite.

Si Alexandre Ruthven ne voulait qu’attenter à la liberté du roi, quel avantage en aurait-il retiré, ou comment y serait-il parvenu ? Si, d’autre part, nous admettons qu’il conspira seul, nous ne pourrons que supposer qu’il fut sous l’influence de quelque accès soudain de folie ; supposition à laquelle nous ne devons pas recourir, quand s’offre à nous un moyen beaucoup plus simple d’expliquer la chose.

Mais cessons de raisonner sur des hypothèses, car les preuves ne vont pas nous manquer pour établir que le comte de Gowrie connaissait toute l’intrigue et était par conséquent le principal meneur. D’abord, quand Henderson apporta au comte la nouvelle que le roi venait, accompagné d’une suite peu nombreuse, dîner chez lui, il ne lui annonça rien à quoi Gowrie ne parut s’attendre. Gowrie questionna Henderson sur la manière dont le roi avait accueilli Alexandre, et sembla parfaitement bien savoir que son frère s’était rendu le matin à Falkland. Toutefois, au lieu de se préparer à recevoir l’hôte illustre dont il n’ignorait pas la visite, il se fit servir son propre dîner, et ne s’inquiéta nullement de celui du roi ; le tout, on n’en peut douter, afin de faire accroire aux personnes qui verraient arriver Jacques à l’hôtel Gowrie, que le maître de la maison ne s’était pas attendu à semblable honneur. En second lieu, ce fut le comte lui-même qui demanda la clé du cabinet de la tourelle ; ce fut lui encore par ordre de qui Henderson alla se revêtir de ses armes, et montra une obéissance passive à Ruthven qui le posta dans le fatal cabinet ; il prépara en quelque sorte, le théâtre pour le drame qui devait se jouer et distribua les rôles aux acteurs. Enfin, la conduite du comte au moment où Lennox et les autres seigneurs se levèrent de table, démontre évidemment que loin d’ignorer la conspiration il en était complice. Il imagina de leur conter que le roi désirait être seul quelques instants, et les emmena dans le jardin, où presque aussitôt s’éleva le cri que le roi était à cheval, et à moitié déjà de l’Inch, pour s’en retourner à Falkland. Il est remarquable que Thomas Cranstoun fut un des plus empressés à répandre cette fausse nouvelle. Lors de son procès, cet homme déclara l’avoir sue par certaines personnes qui en causaient autour de lui ; mais, plus vraisemblablement, il la tenait de Gowrie même. Une chose du moins certaine, c’est que, quand le concierge de l’hôtel soutint que le roi n’était pas sorti, le comte s’emporta contre son domestique, et continua à prétendre que ce départ de Jacques avait eu lieu, mais il est vrai par une poterne de derrière. Recevant aussi sur ce point un démenti formel, le comte de Gowrie proposa aux seigneurs d’aller leur quérir des renseignements positifs sur ce qu’était devenu leur maître, et sur ce prétexte se hâta de rentrer dans la maison ; puis, quoi qu’il n’eût ni vu ni pu voir le roi qui luttait alors avec son frère, il revint donner à ses hôtes, qui commencèrent à s’inquiéter, l’assurance la plus précise que Jacques avait réellement quitté l’hôtel. Cette suite de preuves authentiques démontre jusqu’à l’évidence, que le comte de Gowrie savait l’attentat médité par son frère, et qu’il tâcha tour à tour d’en déguiser le commencement et d’en assurer l’exécution. S’il avait réussi dans sa dernière tentative, en d’autres termes s’il était parvenu à éloigner les gens de la suite du roi, la carrière eût été libre pendant une heure au moins, et ce temps aurait suffi aux conspirateurs pour en agir avec Sa Majesté comme très probablement ils se le proposaient.

À examiner l’affaire plus en général, si nous n’admettons pas pour vraie la version que Jacques donna du complot, nous sommes obligés d’adopter une opinion qui nous jette dans une foule d’invraisemblances plus manifestes et qui ne repose pas à beaucoup près sur des preuves aussi certaines. On peut, il est vrai, citer quelques lambeaux de tradition qui contredisent le récit du roi, et cette manière d’envisager l’événement, donne lieu à deux ou trois incohérences, comme nous avons observé qu’il arrive souvent, lorsque plusieurs témoins oculaires racontent une même scène, scène palpitante et terrible ; mais quelle espèce d’hypothèse, je le demande, ira-t-on admettre si on veut que le roi, au lieu d’avoir couru le moindre péril de la part de Gowrie et d’Alexandre Ruthven, leur ait lui-même dressé un piége où ils sont tombés ? Il faut alors supposer qu’un monarque qui était extrêmement peureux, et qui ne se montra jamais altéré de sang, eût formé le projet d’assassiner deux seigneurs qu’il avait toujours comblés, eux et toute leur famille, des plus grandes marques d’amitié. Il faut expliquer comment, pour exécuter son sanguinaire dessein, Jacques se rendit soudainement à l’hôtel Gowrie, bâtiment des mieux fortifiés, rempli des domestiques du comte, et situé dans une ville dont il était prévôt, dans une ville où il était tendrement chéri par les habitants ; au lieu d’emmener avec lui une escorte nombreuse, Jacques ne se fait accompagner que de quelques amis en équipage de chasseurs et armés seulement de couteaux de chasse. Était-ce là une suite avec laquelle Jacques, et même un homme beaucoup plus vaillant, aurait voulu tenter le meurtre de deux puissants seigneurs ? Une pareille idée, si on s’avisait de l’admettre, bouleverserait toutes les notions reçues non seulement de la timidité à laquelle Jacques fut sujet par tempérament, et de cette douceur, de cette humanité naturelles qui formaient le fond de son caractère, mais encore de son sens commun et de sa part dans cet instinct qu’ont tous les hommes de leur propre conservation. On pourrait pousser encore plus loin la démonstration de l’absurdité d’une telle hypothèse, car est-il possible de croire que le roi eût consenti à visiter sans aucun de ses gens tous les recoins d’une maison qu’il ne connaissait pas, et à n’avoir pour compagnon dans cette promenade qu’un des deux individus qu’il voulait assassiner, et qui, la chose est certaine, avait à ses ordres un vassal armé de pied en cap, tandis que Jacques lui-même ne portait pas la moindre arme ? Ce sont là des suppositions trop grossières pour être admises ; de plus, si on admet que le complot fut un stratagème du roi, il est présumable que le comte de Gowrie eût été principalement l’objet de la haine royale, et qu’on en eût principalement voulu à ses jours. Néanmoins, la mort du comte n’arriva que par l’effet du hasard au milieu d’une mêlée générale qui aurait pu n’avoir jamais lieu ou se terminer d’une manière toute différente. En résumé, il faut dire que la conspiration Gowrie est tout à fait inexplicable si on refuse d’admettre l’explication qu’en donna le roi lui-même.

Neuf ans après la mort des deux frères, on fit une découverte qui sembla indiquer assez clairement le but général du complot, mais qui laissa dans l’incertitude la nature des machinations par lesquelles il devait être exécuté.

Un certain Sprot, notaire, qui paraît avoir été une espèce de faiseur d’embarras, donna à entendre, par de ces demi-mots que les gens de son caractère aiment à lancer pour qu’on les croie plus savants que leurs voisins, qu’il en savait long sur l’affaire du 5 août 1600. Arrêté par suite de sa jactance et traduit devant le conseil privé, il fit la déposition suivante, dont une partie fut volontaire, mais dont la torture lui arracha le reste. Logan de Restalrig, homme d’un naturel farouche, hardi, turbulent, et de mœurs dissolues, avait, au dire de Sprot, été en correspondance, en relations même d’amitié avec Gowrie, pendant tout le temps que s’était tramée la conspiration, et l’avait toujours connue dans les moindres détails. Le château de Fastcastle est une forteresse qui alors appartenait à Logan ; il domine la mer de Germanie, occupe la presque totalité du promontoire sur lequel il s’élève, ne communique avec la terre que par une langue étroite, et offre des remparts si solides, qu’avec une garnison d’une vingtaine d’hommes résolus il n’aurait pu, dans ces temps-là, être pris que par famine. Logan, qui avait mangé un beau patrimoine, comptait, au moyen de cette forteresse, recouvrer son opulence, ou obtenir un ample dédommagement ; il était donc, à en croire ce Sprot, engagé dans toute sorte de coupables intrigues. Il écrivit cinq lettres, trois où pas un mot n’indiquait à qui elles étaient adressées, la quatrième à Gowrie, et la dernière à un vieillard appelé le laird Bour, qui était dans la dangereuse confidence de la conspiration. Ne sachant lui-même ni lire ni écrire, ce Bour avait coutume de porter à Sprot les lettres et papiers qu’il recevait pour que ce dernier lui en donnât lecture, et l’important notaire ne put résister à la tentation de dérober au laird les cinq lettres qui se rapportaient au complot. Elles sont écrites, moitié au sérieux et sur un ton grave, moitié dans une espèce de style satirique et burlesque. Il y est question de venger la mort de Graysteel, nom donné au père du comte de Gowrie, décapité à Stirling en 1584 ; pompeux éloge y est étalé des fortifications du château de Fastcastle ; « où, dit Logan, dont la délicatesse de principes peut s’apprécier par son genre d’amis, j’ai souvent donné asile à Bothwell dans les positions les plus critiques, et ce, quoi que pussent dire le roi et son conseil ; » allusion y est faite à un important captif, à un signal que donnera un navire et auquel on répondra du château, ainsi qu’à plusieurs autres avis que sans doute les parties comprenaient distinctement. Surtout on y recommandait de garder le silence et de brûler toutes les lettres qui traiteraient de la grande affaire. Une chose bizarre, c’est qu’en dépit des recommandations réitérées de Logan à ce sujet, en dépit également de la discrétion et de la réserve de Gowrie, car il était persuadé que la plupart des conspirations échouaient parce que le conspirateur prenait des confidents, l’insolente curiosité d’un nouvelliste tel que Sprot et la stupide insouciance d’un vieux fou tel que Bour, empêchèrent ces importantes lettres de tomber dès 1600 dans des mains étrangères.

Suivant le contenu de cette correspondance et les explications de Sprot, le roi, dont l’arrestation aurait eu lieu à l’hôtel Gowrie, devait être embarqué sur la Tay, conduit jusqu’à l’embouchure de ce fleuve, et de là par mer à Fastcastle, sur la côte du Berwickshire, où il serait enfermé dans une prison sûre. En cas de réussite, on se proposait sans doute de le remettre entre les mains de la reine d’Angleterre qui avait toujours désiré jouir en Écosse d’un pouvoir souverain. Peut-être désirait-elle seulement que Gowrie et son frère Alexandre, qui de principes et d’origine étaient dévoués à la cause anglaise, cherchassent de nouveau à se rendre maîtres de la personne du roi, et alors dirigeassent les affaires publiques suivant leur bon plaisir, mais favorablement à ses propres intérêts. C’était le rôle que leur père, soutenu par la reine Élisabeth, avait voulu jouer ; et, quoiqu’il n’eût pas réussi, elle ne laissait pas d’honorer toujours sa mémoire, de protéger ses complices, et de se montrer généreuse envers sa famille. Pour peu qu’on admette que l’attentat des deux frères ait eu l’un on l’autre des buts qui viennent de nous être indiqués, une grande partie des ténèbres et des invraisemblances qui environnent la conspiration se dissipent aussitôt. Si le roi devait être non seulement arrêté, mais mis à mort, Gowrie et Ruthven avaient peut-être d’assez bonnes raisons pour compter sur l’assistance d’Henderson. Dans des circonstances ordinaires, ce n’était pas, à ce qu’il semble, un homme irrésolu, car Gowrie l’employait toujours lorsqu’il avait des arrestations à faire, et réclamait souvent de lui d’autres dangereux services. Au 5 août, la seule chose qu’on attendît vraisemblablement d’Henderson, était qu’il montrât de l’audace, et que le roi effrayé de le voir armé de pied en cap fût contraint de garder le silence. On imagine sans peine que les deux frères, raisonnant sur le caractère habituel de Jacques, eussent calculé que le roi serait moins difficile à intimider et à soumettre qu’il ne le fut en effet ; et que le courage dont ce prince fit preuve ait semblé aussi extraordinaire que l’excès de frayeur et d’hésitation d’Henderson. Alexandre Ruthven, d’après quelques mots qu’il laissa échapper, comptait certes sur le secours de cet homme au moment de la lutte. Si Jacques était venu, comme le désirait Ruthven, tout à fait sans suite, ou que Gowrie fût parvenu à congédier le peu de seigneurs qui avaient suivi le roi, l’exécution de tout le reste du complot n’aurait presque souffert aucune difficulté. Cet escalier secret dont nous avons parlé si souvent, et dont la porte semblait condamnée, aurait permis de descendre dans les jardins de l’hôtel qui s’étendaient jusqu’à la Tay ; le roi aurait pu être facilement porté au bord du fleuve et déposé sous bonne garde dans une chaloupe. Avec le vent et la marée favorables, l’embarcation aurait bientôt gagné la mer et atteint la forteresse de Fastcastle, pour ainsi dire suspendue aux rocs escarpés qui s’étendent du promontoire de Saint-Abb vers le nord. Le dénouement de l’entreprise eût alors été à la discrétion d’Élisabeth.

Mais, avant que leurs mystérieux projets eussent été ainsi expliqués, les deux frères avaient péri de mort violente, Logan et son affidé Bour étaient parvenus naturellement au terme de leur vie. La découverte de ces lettres, néanmoins, donna lieu à de bizarres poursuites judiciaires, et feu Logan de Restalrig fut accusé de haute trahison, comme si la tombe même ne pouvait protéger ceux qui en cette occasion s’étaient rendus coupables du crime de lèse-majesté. Le code ordonnait en de telles circonstances une procédure particulière. Pour se conformer à la lettre de la loi qui exigeait que les gens accusés de haute trahison assistassent à leur jugement, on apporta devant les juges, par une espèce de fiction légale, le cadavre ou du moins les os du défunt auquel on voulait faire son procès. Ce fut en présence d’un si hideux spectacle que l’ombre de Logan s’entendit convaincre de haute trahison. Ses biens furent confisqués ; et comme une maison qu’il avait possédée près d’Édimbourg passa plus tard en la possession du comte de Murray, on a soutenu que les lettres trouvées entre les mains de Sprot avaient été évidemment forgées pour servir de prétexte à l’enrichissement d’un favori. Des recherches plus récentes ont prouvé que c’est une chose tout à fait impossible, car des ventes par autorité de justice, ordonnées à la requête de créanciers nombreux, avaient dépouillé Logan de ses vastes domaines bien avant sa mort, et depuis long-temps il ne lui restait rien qui dût tenter la convoitise de la couronne.

Sprot lui-même devint victime de sa frivole curiosité, on le mit en jugement pour n’avoir pas révélé la criminelle entreprise dont il avait si étrangement acquis connaissance. Il fut condamné à mort pour cette espèce de trahison, et sur le champ exécuté. Jusqu’au dernier moment de sa vie il soutint ses aveux ; et pour donner au peuple la preuve qu’il n’avait dit que la vérité, il frappa trois fois des mains au milieu de cette mortelle agonie, car il était déjà suspendu au gibet. Cette dernière circonstance est attestée par l’historien Spottiswoode qui cependant paraît fort sceptique au sujet de Sprot et de ses déclarations. Toutefois comme le révérend historien base principalement ses doutes sur l’invraisemblance qu’un jeune homme du caractère de Gowrie se fût accouplé à un individu d’aussi mauvaise réputation que Logan de Restalrig, son argument pourrait l’entraîner plus loin qu’il ne voudrait. Une fois admis que le comte trama réellement une conspiration, la conséquence toute simple en est qu’il fut nécessairement obligé de s’abaisser à se mettre en rapport avec les gens infâmes ou dissolus dont l’assistance lui était indispensable pour exécuter ses desseins. Le crime, comme la misère, force à contracter d’étranges besoins. Mais laissons au temps et aux recherches ultérieures des antiquaires le soin de percer ces mystérieuses intrigues, et achevons ce qui nous reste à dire de l’histoire d’Écosse.

Vers le commencement du dix-septième siècle, le roi Jacques entreprit une œuvre extrêmement politique et qui ferait grand honneur à sa mémoire s’il avait pu la mener à bonne fin. Les Highlands ou hautes-terres, que des querelles domestiques avaient déchirées en tous sens pendant la guerre civile, étaient redevenues aussi barbares qu’elles l’avaient été tant de siècles, et, pour ajouter à la confusion qu’occasionnait leur barbarie, l’état de Hébrides était encore plus sauvage que celui du continent. Jacques VI, en prince sage, désira trouver un remède à ce mal sans cesse croissant ; mais le roi et ses conseillers n’en imaginèrent pas de meilleur que de confier le soin de civiliser ces îles à des compagnies de spéculateurs. Des gens, qui la plupart étaient propriétaires dans le Fife, entreprirent d’aller avec leurs proches et leurs amis, s’établir à Lewis, à Uist, et dans d’autres îles qui semblaient convenables pour la pêche. Ces gens qu’on appela entrepreneurs, se proposaient de chasser ou de soumettre les naturels, de bâtir des villes, de fonder des fabriques, enfin de faire tout ce qui pourrait contribuer à introduire la civilisation dans ces sauvages contrées. Mais on ne s’inquiéta nullement des chefs ou patriarches à qui les Hébrides appartenaient ; on ne demanda même pas de quelle autorité le roi octroyait la possession de ces îles à des compagnies de spéculateurs, ni à quel titre ceux-ci acceptaient. Sentence de confiscation pouvait sans doute être portée contre la plupart des chefs de cet archipel ; mais c’était pour avoir enfreint des lois dont ils n’avaient jamais ni connu les dispositions ni éprouvé le bénéfice, et dont par conséquent on n’aurait pas dû leur appliquer la rigueur. Mais les droits des indigènes furent aussi plus considérés que s’il s’était agi d’un établissement dans l’Inde ou dans l’Amérique, et si les individus à déposséder avaient été de véritables payens. Les colons du Fife se mirent donc à la besogne sans avoir seulement conçu le moindre doute sur la validité des titres qui les constituaient propriétaires des Hébrides.

Ils commencèrent par l’île de Lewis, où Murdoch Mac Leod, fils naturel de l’ancien chef, commandait alors. Après avoir quelque temps lutté contre les entrepreneurs, Murdoch fut par eux chassé de ses domaines. Les colons chargèrent aussitôt Learmouth de Balcomie d’aller à Édimbourg porter la nouvelle de leurs succès ; mais, avant qu’il eût quitté les côtes de Lewis, le navire où il s’embarqua et qu’un calme retenait dans le port, fut assailli par Murdoch Mac Leod avec une multitude de chaloupes. Il tua beaucoup de matelots, et fit prisonnier Balcomie, l’ambassadeur, qui après avoir été racheté par ses amis, mourut plus tard dans les îles Orcades. Pour venger cet affront, les entrepreneurs s’arrangèrent en sorte que Murdoch Mac Leod, trahi par un de ses frères, fût remis entre leurs mains. Ils finirent par l’envoyer à Saint-André où le malheureux périt de la main du bourreau. Les entrepreneurs continuèrent leur œuvre, sûrs dès lors, à ce qu’ils croyaient, de posséder l’île en repos ; mais au moment où ils s’y attendaient le moins, leur établissement fut envahi par Normand Mac Leod, autre fils du vieux chef. Il prit d’assaut leur village, mit le feu à leurs maisons, et les força à se rendre aux conditions suivantes : la première, qu’ils obtiendraient pour Normand un entier pardon de tous les crimes qu’il pouvait avoir commis ; la seconde, qu’ils céderaient au dit vainqueur Normand Mac Leod leur droit à la possession de l’île ; et la troisième, qu’ils remettraient des otages en garantie de l’exécution des deux premiers articles. Trois ans plus tard, on tenta un nouvel établissement, mais sans plus de succès.

CHAPITRE XX.

Prétentions du roi Jacques à l’héritage de la couronne d’Angleterre. – Elles obtiennent l’assentiment des deux contrées. – Pourquoi la nation anglaise voyait avec plaisir que le sceptre dût passer entre les mains d’un homme. – De plus vastes vues d’intérêt national ressortent de la réunion des deux couronnes. – Les catholiques anglais sont favorables à Jacques. – Mystérieuses relations entre Balmerino, ministre de Jacques, et le pape. – Les prétentions de l’Espagne, de la France et de lady Arabella Stuart, sont jugées moins valables que celle du roi d’Écosse, même par les catholiques. – Il entretient un parti écossais à la cour d’Élisabeth. – Les défauts et les ridicules de la reine augmentent avec l’âge. – Chevaleresque caractère de son favori Essex. – Il est à sa cour le chef des gens d’épée. – Robert Cecil y devient celui des gens de robe. – Il refuse de se liguer avec Jacques, mais évite de se montrer favorable à aucun autre prétendant. – Inimitié de Walter Raleigh et d’Essex. – Fautes de ce dernier en Irlande. – Sa disgrâce. – Il participe à une téméraire insurrection ; – échoue ; – est fait prisonnier, jugé, condamné à mort, et exécuté. – Anecdote de la comtesse Nottingham. – Le comte de Mar et Bruce de Kinloss sont envoyés par Jacques à Londres avec des instructions particulières pour servir sa cause. – Le comte de Northumberland et les catholiques proposent des mesures violentes, que Jacques désapprouve. – Cecil se range de son parti, mais avec beaucoup de précautions. – Ses intrigues avec l’Écosse manquant d’être dévoilées. – Les adversaires des prétentions de Jacques ne sont ni nombreux ni unis. – L’Écosse semble jouir d’une parfaite tranquillité. – Élisabeth découvre la fraude de la comtesse de Nottingham et tombe mortellement malade. – Elle meurt. – Carey porte cette nouvelle en Écosse, où elle est bientôt confirmée authentiquement. Jacques prend congé de ses anciens sujets et part pour l’Angleterre. – Il rencontre le convoi funèbre de lord Seaton. – Un vieux gentilhomme se mêle au cortége du roi, et pour quelle raison. – Jacques est reçu en triomphe à Berwick. – Ici se termine l’histoire d’Écosse.

 

Une ère très importante approchait pour la Grande-Bretagne, non seulement à cause des prétentions personnelles de Jacques, mais encore sous un point de vue beaucoup plus large. Après tant de siècles d’une complète séparation, si même on peut dire qu’elles formèrent jamais une seule contrée, l’Angleterre et l’Écosse marchaient alors vers cette bonne harmonie dont le résultat devait être de placer l’île tout entière sous le sceptre d’un seul monarque. La providence avait, par une bizarre suite de circonstances, levé les obstacles qui, à une époque antérieure, semblaient de part et d’autre devoir empêcher toujours cet heureux rapprochement.

Chacun des deux pays trouvait dans la perspective de la réunion des deux couronnes de quoi satisfaire son orgueil national. Depuis long-temps la nation anglaise avait pris sur l’Écosse une espèce d’ascendant politique qui ne permettait plus que leur ancienne rivalité subsistât. Nul renouvellement des terribles et sanglantes luttes auxquelles les deux peuples s’étaient autrefois livrés, n’avait, depuis la bataille de Pinkie et la campagne subséquente, exaspéré les sentiments de l’Angleterre contre les Écossais. Les guerres qui avaient eu lieu sous le règne de Marie Stuart ou peu après sa déposition, avaient été faites par les troupes anglaises de concert avec les partisans du roi Jacques, et uniformément couronnées de succès ; aussi, les souvenirs personnels de la génération existante étaient-ils de nature à flatter l’amour-propre du peuple le plus puissant ; ce peuple, d’ailleurs, avait plutôt pris part comme simple auxiliaire que comme acteur principal aux querelles qui avaient éclaté. Depuis que la possession du trône de l’Écosse n’était plus contestée à Jacques, les combats qui s’engageaient encore par intervalle n’étaient généralement que des escarmouches entre les habitants des frontières ; escarmouches sans préméditation d’un côté ni de l’autre, et qui, quoique prouvant aux Anglais que l’énergie de l’Écosse était indivisible et que son courage égalait le leur, étaient en toute occasion désavouées par le gouvernement écossais, dont le chef, Jacques VI, loin d’avoir l’humeur intraitable, se montrait toujours prêt à concéder plus qu’on ne pouvait en bonne justice exiger de lui. On pourrait même, si ce raisonnement n’était pas trop raffiné, dire qu’il fut heureux que, dans de petites actions comme la bataille de Reedsquair et l’affaire de Carlisle, l’avantage, demeurant du côté de l’Écosse, eût satisfait la vanité d’une nation particulièrement sensible à la renommée militaire, tandis que les concessions faites à l’Angleterre par le gouvernement écossais impliquèrent un aveu de la supériorité de force des Anglais. Chaque peuple conserva donc un sentiment flatteur de sa propre puissance. Les Écossais se figurèrent posséder encore cet esprit de détermination et cette valeur qu’ils avaient déployée aux anciens jours, tandis que les Anglais furent extrêmement flattés de la facile condescendance avec laquelle l’Écosse réparait par des excuses et des concessions toute rupture accidentelle de la trêve, et rendait hommage à la supériorité nationale de ses voisins sous le rapport de la richesse, de la discipline et du nombre.

Une contestation, si ancienne et si invétérée qu’elle soit, n’a jamais plus de chance d’en finir par un arrangement à l’amiable, que quand les deux parties sont convaincues d’avoir bravement joué leur rôle dans le débat, et qu’en même temps chacune d’elles éprouve du respect pour le courage et la force de son antagoniste.

Le mode dont la réunion de l’Angleterre et de l’Écosse devait s’opérer vraisemblablement, était d’ailleurs de nature à chatouiller l’amour-propre des deux peuples. Si Jacques, quand mourrait Élisabeth, la remplaçait sur le trône, la nation écossaise serait nécessairement triomphante pour avoir elle-même donné un roi de son antique race royale à la nation qui, tant de siècles durant, avait tâché de lui imposer par la force des armes. D’autre part, l’orgueil des Anglais n’était nullement blessé, puisque s’ils se soumettaient au sceptre du roi d’Écosse, cette soumission ne pourrait être regardée par tous les gens raisonnables que comme un acte de leur libre arbitre. De plus, Jacques était l’héritier naturel de Henri VII, un de leurs rois, qui était monté sur le trône avec l’approbation unanime du parlement et du peuple lorsque l’antique et illustre race des Plantagenets s’était éteinte. Enfin, il était facile de supposer que Jacques régnerait sur eux comme un prince d’origine anglaise, fixerait le siége du gouvernement à Londres, ville qui deviendrait dès lors la métropole de la Grande-Bretagne, gouvernerait à l’aide du parlement anglais et selon les lois anglaises, et agirait sous toute espèce de rapports comme roi de l’île entière, mais d’abord et spécialement comme monarque d’Angleterre.

Quant à ce que leur roi cesserait de résider parmi eux, les Écossais, surtout ceux qui avaient quelque titre aux faveurs de Jacques, sauraient bien se résigner à cette perte par le calcul tout naturel que leur prince pourrait beaucoup plus accorder des bienfaits à ses serviteurs et à ses compatriotes, et que, quand il aurait été lui-même promu à un empire plus riche et plus important, eux de leur côté tireraient profit des bons souvenirs qu’il garderait sans doute à son pays natal, et aux amis dont il lui avait plu de s’entourer lorsque son royaume ne se composait encore que de l’Écosse. À ces dispositions de part et d’autre si conciliatrices, se joignaient du côté de l’Angleterre beaucoup d’espérances et d’idées favorables que le caractère de Jacques, vu de loin, était assez propre à inspirer, mais dont quelques-unes se trouvaient peut-être balancées par des défauts qui ne s’apercevaient pas sans un examen plus minutieux. Les avantages que possédait Jacques brillaient au grand jour, ses mauvaises qualités restaient dans l’ombre, ou, pour parler sans métaphore, il n’avait encore eu occasion que de les déployer dans une sphère très rétrécie.

Nous allons exposer d’une manière succincte les points qui étaient personnellement favorables au roi d’Écosse.

À la suite d’une longue période pendant laquelle une reine avait occupé le trône, l’avènement d’un roi était chose par elle-même à désirer. Sans doute, Élisabeth avait régné avec le plus brillant succès dont l’histoire offre l’exemple ; mais encore, son règne avait-il été rempli de traits d’une déraisonnable sévérité et d’une impérieuse arrogance, que les hommes endurent plus difficilement de la part d’une femme, et dont ils sont toujours disposés à croire qu’ils auraient moins eu à souffrir si une main masculine avait tenu le sceptre. D’ailleurs, outre cette préférence générale au détriment du beau sexe lorsqu’il s’agit de tenir les rênes d’un état, Jacques semblait posséder personnellement beaucoup de qualités sur lesquelles ses sujets futurs pouvaient compter avec avantage.

Il s’était montré sur le trône d’Écosse le plus doux et le plus miséricordieux des souverains ; on l’y avait toujours vu prêt à pardonner les injures, non moins qu’à se rappeler les services. Dans sa lutte personnelle avec les Ruthven, il avait déployé un courage tout-à-fait digne de ses illustres aïeux ; et en d’autres occasions, s’il n’avait pas conduit d’armées, du moins avait-il marché à leur tête, du moins le succès, quoique peu secondé par sa présence, avait-il ordinairement couronné ses efforts. L’irrésolution vraiment comique qui provenait de la faiblesse de ses nerfs, n’avait guère pour témoins que les gens qui l’approchaient dans l’intimité ; en outre, pendant la faveur du chancelier Maitland, pendant celle de Home qui l’avait remplacé dans les bonnes grâces du monarque, la fermeté de ces deux ministres avait empêché que les vacillations qui faisaient le caractère de Jacques ne fussent pas trop visibles. L’esprit de profusion qu’on pouvait reprocher à ce prince, mais qui avait sa source dans un bon naturel non moins que dans une extrême indolence, était un défaut peu facile à découvrir, tant que le souverain, qui n’avait que peu de revenus et aucun crédit, ne possédait pas en fait, de quoi se livrer à une prodigue ostentation. Son faible pour les favoris, principale tache de son caractère, s’était peu fait voir en Écosse depuis la chute d’Arran ; si donc il avait autrefois abandonné les rênes de l’état à ce ministre corrompu et arrogant, cette tache pouvait être mise sur le compte de sa jeunesse. Son savoir eût sans doute été aujourd’hui qualifié de pédanterie, mais il était trop conforme au goût de l’époque pour recevoir une dénomination si sévère. Jacques avait composé, pour l’éducation de son fils, un ouvrage intitulé le Basilicon Doron, où il raisonne avec une admirable sagacité sur les règles du gouvernement et trace la conduite qu’un jeune prince doit tenir sur le trône. Cet ouvrage était avidement lu en Angleterre, et cette lecture inspirait en général au public, des sentiments aussi favorables pour l’auteur, que ceux dont la conversation de Jacques, lorsqu’il n’était encore qu’adolescent, avait rempli Walsingham.

Pour la religion, Jacques, on le savait bien, était fermement attaché à la foi protestante. Il avait même pris la plume pour la défense de la réforme, et voulu prouver d’après l’Apocalypse, que le pontife de Rome était l’antéchrist dont la venue y est annoncée.

Ces différentes raisons suffisaient pour gagner en Angleterre, au roi d’Écosse, un parti nombreux qui ne manquerait pas d’agir en sa faveur dès que le trône deviendrait vacant par la mort d’Élisabeth.

Les gens éclairés, les gens qui savaient réfléchir, envisageaient avec beaucoup plus de plaisir encore les avantages qui devaient dans la suite résulter pour la Grande-Bretagne du rapprochement de ces deux partis, que le caractère du présent roi. Sous ce dernier point de vue, c’en était assez de savoir que loin d’être un tyran, Jacques se distinguait par une clémence naturelle, aimait la paix, gouvernerait suivant la raison, et serait vraisemblablement, sinon un héros, du moins un bon monarque.

Mais ils prévoyaient avec plus de joie les fruits importants que l’île entière retirerait de la réunion des deux royaumes ; songeant aux vastes et fertiles régions qui s’étendaient de chaque côté de la frontière, qui avaient été long-temps le théâtre d’une guerre continuelle, et où n’habitaient que des clans dont toutes les mœurs ressemblaient presque à celles des bandits ; ils regardaient comme probable que ces régions, après avoir vu tant de rapines et tant de combats, deviendraient au centre d’un seul royaume, l’asile de la paix et de l’industrie. Dans les chroniques des anciens temps, ils pouvaient lire que si l’Angleterre avait souvent opprimé ses voisins du nord, si elle avait été souvent leur fléau, les vindicatives représailles de l’Écosse ne s’étaient ni moins fréquemment ni moins cruellement fait sentir. Ils pouvaient y apprendre que, si la France avait réussi dans beaucoup de ses luttes avec l’Angleterre, c’était généralement parce qu’elle avait su intéresser l’Écosse dans sa querelle, et se ménager l’ouverture des frontières de ce pays, comme d’une porte que les Anglais devaient garder à grands frais pour n’avoir pas sans cesse, à redouter de soudaines et dangereuses invasions. Ils pouvaient se souvenir qu’aucune des nombreuses et sanglantes victoires qu’ils avaient remportées sur leurs voisins septentrionaux, n’avait été suivie d’une conquête durable ou d’une longue soumission. Aussi pouvaient-ils, par les raisons les plus patriotiques, saluer avec transport un événement qui promettait d’accomplir, au moyen d’un remède sûr et facile, la guérison d’un ulcère qui, tant d’années, et même tant de siècles, avait rongé les parties vitales de l’île.

Les individus qui sans doute considéraient l’état du pays sous ce point de vue plus large et plus lumineux, devaient nécessairement se rappeler la crise que la Grande-Bretagne avait eu à soutenir dans la mémorable année 1588. Si l’Écosse eût alors, soit, par différence de religion ou de politique, soit par rancune nationale, favorisé les efforts de l’ambitieux Espagnol, Philippe aurait sans hasarder son invincible Armada, transporté ses troupes, par une traversée aussi courte que facile, des Pays-Bas sur la côte d’Écosse, et mis l’Angleterre dans la périlleuse nécessité de combattre pour la liberté anglaise sur le territoire anglais. Toutes ces considérations ne pouvaient manquer, aux yeux des personnes réfléchies, de donner beaucoup de poids au titre en vertu duquel Jacques prétendait à l’héritage du trône d’Élisabeth.

Mais il y avait en Angleterre une faction opprimée, néanmoins puissante, sur qui presque toutes les raisons de nature à influencer favorablement les autres classes, devaient plutôt produire un effet désavantageux par rapport aux prétentions du roi d’Écosse. C’était la faction des catholiques, qu’animait un zèle ardent pour leur religion, et qui, quoique odieusement tyrannisée par les lois, formait toujours un corps à respecter et à craindre. Cependant, par leurs espérances et leurs vœux, ils ne s’accordaient en rien avec les protestants ; ils leur étaient même diamétralement opposés sur quelques points. Jacques VI était, à dire vrai, un monarque protestant ; mais il semblait manifeste que la masse de la nation anglaise avait d’une seule voix reconnu ses titres à la couronne, et serait encore plus indubitablement unanime à se prononcer en sa faveur contre tout candidat catholique qu’on lui proposerait. L’ambitieux Philippe, par sa vaine prétention à descendre de la maison de Lancastre, avait provoqué la colère du peuple anglais, qui en outre lui portait peu de bienveillance à cause de sa conduite pendant le court intervalle qu’il avait régné sur l’Angleterre comme époux de la reine Marie. Ses menaces d’invasion avaient excité une haine générale, et sa défaite avait changé cette haine en mépris ; ces sentiments hostiles s’étaient étendus à ses co-religionnaires, car un corps de catholiques avait pris les armes pour résister à l’Armada.

Enfin, il semblait valoir beaucoup mieux d’octroyer la couronne à Jacques, qu’à aucun de ses concurrents. Le roi de France avait bien prétendu vaguement à l’héritage d’Élisabeth, et parlé tout bas d’envoyer un second Guillaume de Normandie aux Anglais ; mais de telles prétentions n’étaient pas du goût des Anglais. Les titres héréditaires de Lady Arabella Stuart n’étaient pas meilleurs que ceux de Jacques, et certes elle avait moins que lui la puissance de les faire triompher.

Jacques, d’un autre côté, paraissait devoir réunir tous les votes en sa faveur, et les catholiques eux-mêmes étaient intéressés à ne lui susciter aucun obstacle sérieux. Au contraire, un tel choix réclamait leur approbation à beaucoup d’égards. Jacques était fils de cette Marie Stuart que, vivante, ils avaient reconnue comme héritière légitime d’Angleterre, et dont, morte, ils révéraient la mémoire comme celle d’une martyre du catholicisme. Ils étaient donc tenus, pour se montrer conséquents à l’opinion générale de leur parti, d’admettre les titres de Jacques VI, comme héritier direct des droits de sa mère. Quoique le roi d’Écosse ne professât point leur religion, ils espéraient fortement qu’au fond du cœur ce prince était favorable à la foi catholique. Sa conduite envers les lords de Huntley, d’Angus et d’Errol, qui avaient embrassé le catholicisme, et excité la guerre civile au sein de son royaume, avait été extrêmement tolérante, extrêmement douce ; aussi, de même que sa mansuétude lui avait attiré, à un point certes injuste, le ressentiment des protestants violents, de même elle avait inspiré au parti catholique d’Angleterre et d’Écosse des espérances trop présomptueuses. Que Jacques adopterait leur religion dans l’état peu florissant où elle languissait alors, ils ne s’en flattaient pas et ne pouvaient s’en flatter ; mais qu’il tachât d’adoucir les peines sévères portées contre eux, c’était une faveur à laquelle s’attendaient généralement les catholiques romains des deux royaumes.

Un incident bizarre qui eut lieu vers cette époque, et qui, peut-être, ne s’explique pas d’une manière bien nette, confirma les catholiques dans leurs plus folles espérances, des avantages qu’ils allaient devoir à Jacques. Par l’entremise, à ce qu’on croit, du maître de Gray, qui, exilé d’Écosse, résidait alors en Italie, il vint aux oreilles de la reine Élisabeth que Jacques, son parent et son allié, avait entretenu la correspondance la plus amicale avec le pontife de Rome, pontife qu’il avait tâché lui-même d’identifier avec l’Antéchrist. Cette rumeur provoqua de la part d’Élisabeth des remontrances qui trahissaient autant de colère que d’inquiétude ; mais Jacques, pour toute réponse, nia formellement la chose. Quoique le roi d’Écosse parût sincère dans ses dénégations, Gray cependant n’avait rien mandé que de vrai. Le mot de cette espèce d’énigme était que lord Balmerino, ministre de Jacques, avait, au nom de son maître, mais de son chef et sans y être autorisé, fait certaine démarche auprès du Saint-Père.

Il paraît qu’Elphinstone, comme lui-même l’avoua dans la suite, avait rédigé une lettre que Jacques était censé écrire au pape Clément VIII, lettre qui contenait différents témoignages d’estime pour sa sainteté, et où le roi déclarait que son intention était de traiter les catholiques romains avec indulgence. L’épître allait même jusqu’à solliciter un chapeau de cardinal pour un écossais nommé Drummond, et évêque de Vaizon, pour faciliter les futures communications entre le roi Jacques et le saint siége. Elphinstone déclara qu’il avait glissé la lettre en question parmi d’autres pièces que Jacques devait signer, et qu’il y avait ainsi apposé sa signature dans une ignorance totale de ce qu’elle contenait. Le ministre ajouta que s’il avait commis une telle action sans que rien l’y autorisât, c’était simplement par zèle pour les intérêts du roi, et afin de lui concilier l’utile bienveillance du pape et des catholiques par une voie qu’il savait bien que son maître n’eût jamais prise, à moins qu’on ne le trompât pour la lui faire prendre. Cette fraude attira d’aussi fâcheuses conséquences sur le roi que sur son ministre ; Elphinstone fut accusé de haute trahison, déclaré coupable, et condamné à mort, mais obtint sa grâce. Quant à Jacques, on prétendit qu’il força Elphinstone à se charger de tout le blâme d’une mesure à laquelle il avait lui-même participé ; et les aveux du ministre ne furent regardés que comme un moyen honnête de sauver la réputation du roi. Cette histoire serait peut-être un peu plus claire si on savait au juste quelle espèce de parenté existait entre Drummond et Elphinstone. Sa promotion au cardinalat est recommandée chaudement, et les Écossais de ce siècle avaient coutume de ne reculer devant aucun moyen pour rendre service à celui qu’ils appelaient un parent, un cousin, un allié.

Complice ou non de la ruse de son ministre, Jacques, qui indubitablement courtisait les catholiques, obtint le suffrage du pape et de beaucoup des grandes familles anglaises de cette communion.

Élisabeth, cependant, que la vieillesse et le chagrin rendaient chaque jour de plus en plus irritable, surveillait d’un œil jaloux les intrigues de Jacques ; mais elle était parvenue à un âge où l’affaiblissement de sa santé, l’absence de toute énergie, et la perspective de ne rester encore long-temps ni au pouvoir ni en ce monde, ne lui permettaient plus de contrecarrer comme autrefois les projets du roi d’Écosse.

Les rôles, certes, étaient étrangement changés entre Élisabeth et Jacques. Pendant les premières années du règne de son filleul, la reine d’Angleterre l’avait plus que personne soutenu sur le trône, et par la suite, elle avait alternativement contribué à son bien-être en augmentant ses revenus, ou à ses tracas, en excitant des intrigues à sa cour et en protégeant les rebelles qui franchissaient la frontière. Mais elle touchait alors au déclin de l’existence humaine, et était destinée à sentir par voie de représailles, elle qui jadis avait porté le trouble dans les conseils de l’Écosse, combien les manœuvres de l’étranger sont préjudiciables à un pays. Toutefois, les intrigues auxquelles se livrait le monarque d’Écosse près des conseillers de sa marraine, avaient un degré de modération d’accord avec ses vues et son caractère. Il ne songeait nullement à employer la violence pour s’emparer à l’instant même du trône de la reine, ou pour abréger un règne que le cours de la nature allait terminer d’un instant à l’autre. Le but qu’il se proposait était tout simple ; il ne cherchait qu’à se concilier au sein de la nation anglaise une bienveillance qui disposât tous les partis à reconnaître son droit de succession, à quelque époque que ce droit s’ouvrît naturellement. Aussi travailla-t-il de tous ses efforts à gagner, pour nous servir de l’expression du poète, l’opinion dorée de toutes sortes de gens, et les discordes qui divisaient alors la cour d’Angleterre lui rendirent ce travail fort facile. Des événements qui tendaient à voiler de sombres nuages les dernières splendeurs du glorieux règne de la reine Élisabeth, servaient à frayer le chemin pour son successeur. Il nous en trace ici une courte esquisse.

Tout le temps qu’Élisabeth avait occupé le trône, jamais cette souveraine d’un mérite si supérieur n’avait pu mettre un frein à ses ambitieuses prétentions au sujet de l’esprit et de la beauté. Quand elle arriva au déclin de la vie, son miroir lui présenta des cheveux trop parsemés de neige et un visage trop décrépit pour qu’elle pût croire elle-même qu’il réfléchissait toujours de cette reine des fées, immortellement jeune et immortellement belle, sous les traits de laquelle un des poètes les plus élégants de ce siècle poétique, l’avait dépeinte. Pour s’en venger, elle cessa de consulter sa glace qui ne flattait plus sa coquetterie, le principal de ses défauts, et abandonna ce conseiller de la toilette, qui ne saurait flatter, pour recourir aux avis plus favorables et plus doux, quoique moins vrais et moins exacts, des dames de sa suite. Tant de vanité fut, comme d’usage, puni par son excès même. Les jeunes filles qui servaient la reine tournaient ses prétentions en ridicule, et, s’il faut ajouter foi à un bruit de l’époque, poussèrent l’audace jusqu’à rendre son visage grotesque en mettant ailleurs qu’il les fallait mettre, les cosmétiques qu’elle employait pour réparer l’irréparable outrage des ans[32].

Mais, quoique vieille et décrépite, Élisabeth tâchait encore d’exciter l’admiration autant que si elle avait conservé tous les charmes de la jeunesse ; et, par un singulier hasard, l’homme sur qui elle jeta les yeux pour en faire son favori à cette époque, réunissait au point le plus remarquable, toutes les qualités qui constituent un véritable héros de chevalerie, gloire à laquelle Leicester et Hatton qui l’avaient précédé dans les bonnes grâces de la reine ne pouvaient prétendre que sous le rapport des avantages physiques, ou de la perfection qu’ils avaient atteinte dans les plus futiles exercices du corps. Le premier de ces seigneurs, pour ne pas même ajouter foi aux rapports de ses ennemis qui le chargèrent des crimes les plus odieux, fut assurément dévoré d’une ambition extrême qu’il ne se fit aucun scrupule de satisfaire par les moyens les moins délicats ; et Hatton s’éleva au poste de gardien du grand sceau, principalement par sa grâce à danser.

Mais le comte d’Essex, qui dans les derniers temps d’Élisabeth joua près d’elle le périlleux rôle de favori, était d’un genre complètement opposé. Brave autant que le plus brave paladin de roman, et généreux autant que brave, il était chéri de ses inférieurs pour sa franchise, sa libéralité, sa bienveillance. Les gens d’épée, comme on appelait alors ceux qui s’étaient distingués par des exploits militaires étaient, tous attachés fermement à ses intérêts et à son parti.

Essex, par amour de la justice, peut-être aussi en vue de son avantage particulier dans le cas où la reine viendrait à mourir, entra de bonne heure en relations avec le roi d’Écosse, et avec sa franchise naturelle s’engagea à soutenir les droits de Jacques comme légitime héritier du trône d’Angleterre, quand la mort en ferait descendre sa bienfaitrice Élisabeth. Mais dans tous les attachements de cette nature, la fille de Henri VIII, quoiqu’elle montrât les faiblesses d’une femme, conservait la sagesse d’une reine, et, tandis que, d’une part, elle comblait de bienfaits et investissait de la plus haute puissance ceux qu’elle favorisait ainsi, elle ne manquait pas, de l’autre, d’entretenir des rapports intimes avec les hommes d’état dont les avis avaient attiré tant de splendeur sur son règne. Alors, à dire vrai, la plupart de ces hommes étaient morts ; mais le talent et l’expérience du célèbre Burleigh survivaient dans son fils, Robert Cecil. Ce seigneur était à la cour, le chef d’un parti composé d’individus qui avaient acquis de l’illustration par leur habileté dans les affaires civiles, et qu’on distinguait des gens d’épée en les appelant, selon une expression de l’époque, des gens de robe.

Cecil était disgracieux et même difforme d’extérieur ; mais la nature avait placé sous une enveloppe si grossière un esprit de la plus vaste capacité. On ne saurait mettre en doute qu’un homme aussi expérimenté que lord Burleigh, n’eût initié profondément son fils dans tous les mystères de la science politique, lorsqu’il avait découvert en lui tant de dispositions à les saisir. Cecil évita tout rapport avec le roi d’Écosse, peut-être pour se réserver, l’occasion se présentant, la possibilité d’accuser Essex de relations avec Jacques ; crime qui, de tous les crimes, était celui qu’Élisabeth pardonnerait vraisemblablement le moins. Cecil avait pour amis et pour admirateurs de nombreux courtisans qui cherchaient à s’élever par leur mérite civil ; et lorsque les fréquents écarts du caractère vif et emporté d’Essex lui valaient une disgrâce passagère auprès de la reine, Cecil qui ne se permettait pas une pensée, pas un mot, dont Élisabeth aurait pu être mécontente, savait prendre sur son rival moins prudent, un nouvel avantage. Il faut aussi se rappeler que Cecil n’avait pas comme Essex à remplir le rôle difficile d’admirateur respectueux et dévoué d’une vieille femme capricieuse, rôle que le naturel généreux et ouvert d’Essex ne lui permettait pas quelquefois de remplir sans peine. Ainsi, sans prétendre à aucune part dans les affections d’Élisabeth, Cecil se maintenait en possession d’une haute place dans son estime ; car elle voyait en lui un serviteur zélé pour ses intérêts, et, sans lui, ne pouvait se flatter de soutenir la réputation d’habileté politique qui valait à son gouvernement l’admiration générale de l’Europe.

Mais, quoiqu’il ne reconnût pas la validité des titres de Jacques, Cecil eut garde de se compromettre avec aucun des autres prétendants à la couronne. Le roi de France le fit sonder par un ambassadeur d’une grande adresse, qui obligeamment lui indiqua les inconvénients auxquels il serait exposé si jamais les prétentions de Jacques VI au trône d’Angleterre se réalisaient. Il représenta, par exemple, que le souvenir de tous les crimes imputés à lord Burleigh dans l’affaire de Marie Stuart, deviendrait préjudiciable à son fils, et qu’alors la condition de Robert Cecil ne serait ni honorable ni sûre. En cas que la chose advînt, il offrit la protection de son maître. Cecil ne prêta que froidement l’oreille à ce langage, et répondit qu’il était résolu à faire son devoir envers sa souveraine sans s’inquiéter de ce qui arriverait sous un règne postérieur ; mais que, s’il voyait alors sa vie menacée, il pourrait s’enfuir dans un autre pays et profiter des offres bienveillantes du monarque français. L’ambassadeur répliqua avec beaucoup de finesse qu’il approuvait complètement les principes de Cecil, et que son maître n’avait pas le moins du monde l’intention de gêner la réussite des plans du roi d’Écosse. Cecil poussa le scrupule jusqu’à donner à Jacques avis de cette conférence, en le prévenant par la même occasion qu’il ne se souciait pas de compromettre son honneur et sa fortune avant l’époque convenable, mais qu’en temps et lieu, Jacques pourrait compter sur son dévouement et sur ses services.

Tel était l’état des partis à la cour d’Élisabeth. Elle-même, sans doute, ne voyait qu’avec une sorte de plaisir régner parmi ses courtisans une désunion qui la mettait à même de jouer entre eux le rôle de médiatrice et d’arbitre. De tous les gens d’épée, le seul personnage éminent qui adhérât à Cecil était le célèbre sir Walter Raleigh. Il ne brillait pas moins comme guerrier et homme d’état, que comme littérateur. Mais il marchait à pas trop précipités vers le pouvoir, et sous ce rapport avait déjà plus d’une fois encouru le déplaisir de la reine qui reconnaissait en lui d’admirables qualités. Il portait à Essex l’inimitié la plus violente, et ce, pour des raisons particulières et publiques, dont, peut-être, la moindre n’était pas que lui-même, encouragé par Élisabeth, aspirait à l’espèce de faveur qu’elle accordait au comte. Ils étaient donc rivaux en puissance, mais certainement ne l’étaient pas en amour.

Tandis que cette espèce d’équilibre régnait à la cour d’Écosse entre les partis, le mauvais destin d’Essex l’entraîna dans d’irrémédiables malheurs. Les troubles d’Irlande avaient été le fléau du règne d’Élisabeth ; ils avaient sans cesse coûté des hommes et de l’argent, et jamais on n’avait encore atteint de résultat proportionné à ces immenses sacrifices. Présumant trop de son courage et de son habileté, Essex entreprit témérairement de terminer une guerre qui traînait en longueur, et obtint de sa maîtresse le commandement presque absolu des troupes envoyées contre Tyrone, le chef des révoltés, ainsi qu’on appelait les patriotes d’Irlande. Ses succès ne répondirent pas aux espérances qu’il avait conçues, et il se vit obligé de traiter avec le général rebelle qu’il s’était vanté de soumettre. Pour accroître le mécontentement d’une princesse aussi jalouse de son autorité que la reine Élisabeth l’était, Essex, pendant sa malencontreuse expédition, arma des chevaliers, et exerça d’autres prérogatives royales, ce qui offensa vivement la reine. Le reste de son histoire est bien connu. Il revint en toute hâte se jeter aux pieds de sa maîtresse, mais fut accueilli avec froideur, et reçut l’ordre de ne pas reparaître à la cour d’un certain temps. Des commissaires qui furent nommés pour procéder à son jugement, le suspendirent de toutes ses charges. À force de modération et de prudence, Essex eût peu à peu triomphé du déplaisir d’Élisabeth : mais il n’était entouré que d’hommes violents dont il écouta les perfides conseils. Il tâcha d’exciter le roi d’Écosse à envahir l’Angleterre, lui promettant qu’il serait secondé par l’armée d’Irlande ; il lui conseilla aussi d’insister pour que ses droits de succession fussent reconnus, et s’engagea à le soutenir avec énergie.

Mais, pacifique et prudent comme il l’était, Jacques sut résister à ces tentations ; il sut comprendre que le fruit qu’il convoitait, une fois venu à maturité, tomberait nécessairement entre ses mains, et ne voulut pas pour le posséder plus tôt, s’exposer au péril de secouer l’arbre. Essex, poussé par le destin et par de mauvais conseillers, se précipita dans les plus folles entreprises, et fut fait prisonnier lorsqu’il s’efforçait d’exciter une insurrection dans la ville même de Londres. La reine d’Angleterre hésita entre le vif ressentiment qu’elle éprouvait comme souveraine, et les émotions plus douces, qui, comme femme, la disposaient à épargner l’objet favori, peut-être devons-nous dire bien-aimé, de ses affections. On sait comment un rien fit pencher le plateau de la balance. Aux jours de la faveur d’Essex, Élisabeth avait donné une bague au comte en le priant, si jamais quelque grave danger menaçait ses jours, de la lui renvoyer comme signe qu’il réclamait sa protection. L’anneau qui devait rappeler à la reine sa promesse ne parut point, et elle regarda cette circonstance comme une preuve de l’ingratitude et de l’inflexible obstination d’un homme qui, naguère son favori, ne voulait pas, même pour écarter de sa tête la hache du bourreau, s’humilier jusqu’à demander grâce à sa souveraine. Élisabeth se trompait néanmoins. L’anneau avait été envoyé, et une lettre de soumission l’accompagnait ; mais, par un fatal hasard, épître et bague furent remises à la comtesse de Nottingham qui les garda l’une et l’autre. Élisabeth ordonna donc, tard, il est vrai, et avec répugnance, l’exécution de l’arrêt de mort qui n’avait été que trop justement prononcé contre le malheureux comte. Mais, dès-lors, une profonde et lugubre tristesse porta une fatale atteinte à la santé de la reine et ne cessa de tarir en elle les sources de la vie.

Le but auquel Essex avait visé était la reconnaissance de Jacques comme héritier présomptif d’Angleterre. Le roi d’Écosse ne se montra point ingrat ; il envoya deux ambassadeurs, gens de sagacité et de talent, le comte de Mar et Bruce, abbé de Kinloss, intercéder en faveur de l’infortuné criminel. Avant qu’ils eussent pu atteindre Londres, Essex avait subi sa sentence, de sorte que contraints de renoncer à l’espoir de lui sauver la vie, les deux envoyés se bornèrent à complimenter la reine en termes généraux sur la répression de la soudaine révolte d’Essex. Élisabeth reçut fort bien les ambassadeurs de Jacques, et s’estima heureuse de pouvoir démentir, par leur autorité, les bruits, à dessein répandus, qu’Essex avait été moins condamné pour s’être rendu coupable de rébellion, que parce qu’on le supposait favorable aux titres d’hérédité du roi d’Écosse, titres que la reine d’Angleterre voulait anéantir à tout prix. Elle daigna même écouter les ambassadeurs sur un sujet qui, quoique mentionné maintes fois dans le cours des négociations entre la marraine et le filleul, n’avait pas encore obtenu la moindre attention de la part d’Élisabeth. Il s’agissait du droit qu’avait Jacques à hériter des possessions anglaises de son aïeule Marguerite, comtesse de Lennox, nièce de Henri VIII, et mère du malheureux Darnley. En cette circonstance même, Élisabeth ne put prendre sur elle de laisser le roi d’Écosse, fùt-ce comme simple particulier, posséder des terres en Angleterre ; mais elle consentit à augmenter de 2,000 livres, par forme d’indemnité, la pension qu’elle lui payait annuellement.

Depuis 1599 au moins, le roi d’Écosse avait maintenu James Sempill de Belltrees comme son agent privé à Londres ; et, pour y avancer ses affaires, il paraît que quoique son trésor ne fût pas des mieux garnis, il n’avait pas négligé de distribuer en secret des récompenses pécuniaires parmi ses partisans. Néanmoins, on peut le présumer, il avait plus promis pour la suite que donné sur l’heure. Des hommes d’un rang plus élevé allaient dès-lors travailler pour lui.

Mar et Bruce, à qui Jacques accordait une confiance presque sans borne, étaient formellement chargés par lui, mais à condition de ne pas s’écarter des règles de la plus sévère prudence, d’accroître autant que possible, et de consolider par tous les moyens en leur pouvoir, le crédit de leur maître, non-seulement auprès des chefs de partis de l’Angleterre, mais encore dans la masse du peuple. Le ton à prendre dans ces négociations délicates était en général celui d’une sincère gratitude et d’un profond respect de la part de Jacques envers Élisabeth ; ils devaient désavouer au nom du roi d’Écosse toute idée d’intervenir du vivant de la reine d’Angleterre dans le gouvernement de ce pays, mais le représenter comme désireux de voir se réaliser, à l’époque où elle mourrait, les espérances que son légitime droit de succession lui faisait naturellement concevoir. Ils avaient ordre de répéter à qui voudrait l’entendre, que tous ceux qui dès-lors contribueraient à préparer les voies pour que Jacques montât paisiblement sur le trône d’Angleterre, quand la mort de la reine actuelle le rendrait vide, comme aussi tous ceux qui susciteraient des obstacles au succès de ses justes prétentions, pouvaient être parfaitement sûrs que leurs bons ou leurs mauvais offices envers le roi d’Écosse, seraient récompensés ou punis au cas qu’il vînt jamais à régner en Angleterre.

Les ambassadeurs écossais s’acquittèrent de leur difficile mission le plus secrètement qu’ils purent et avec l’adresse la plus consommée. Ils se mirent en relation avec divers partis se haïssant tous les uns les autres, et surent rendre les factions principales dont ils se composaient, unanimes dans la résolution d’appuyer les titres héréditaires du roi d’Écosse. Quelques mots sur l’état de ces partis sont indispensables avant d’aller plus loin.

Privés qu’ils étaient alors de leur chef et forcés de renoncer ainsi à tout espoir de triomphe, les partisans du feu comte d’Essex furent naturellement flattés et consolés par les assurances que les ambassadeurs de Jacques leur transmirent, du regret que ce prince avait éprouvé à la mort de leur patron, et par le sentiment qu’il exprimait que la fatale catastrophe était venue d’un excès d’ardeur à servir sa cause. Le parti que de telles protestations devaient émouvoir, était d’autant plus formidable, qu’il comptait dans son sein lord Mountjoy, les principaux officiers de l’armée d’Irlande, et beaucoup des plus illustres soldats d’Angleterre. Ce n’est que justice de dire que Jacques tint ses promesses envers cette classe d’individus, et qu’on le vit, pendant tout son règne, montrer, non seulement de l’amitié aux amis d’Essex, mais encore de la prévention, pour ne pas dire plus, contre les ennemis acharnés du vaillant comte.

Il nous faut ensuite mentionner les catholiques d’Angleterre, parti toujours nombreux et méritant toujours d’être ménagé, quoique gémissant sous les lois les plus sévères et sous les incapacités les plus injustes. Nous avons déjà dit que Jacques se recommandait auprès d’eux, par sa naissance, par l’aménité de son caractère, et par leur propension à espérer, pour l’époque où il monterait sur le trône, un adoucissement complet du code pénal dont ils souffraient alors. Leurs espérances étaient si hautes à ce sujet, qu’on croit que la fameuse conspiration des Poudres qui éclata sous le règne suivant, n’eut lieu que parce qu’elles furent à peu près déçues. Au temps dont nous parlons, elles fleurissaient avec éclat ; et le comte de Northumberland que les catholiques regardaient comme leur chef, seigneur énergique et romanesque, non seulement s’avouait pour un défenseur déterminé des titres héréditaires de Jacques VI, et l’exhortait à réclamer comme un droit qu’on le reconnût immédiatement et au vivant même d’Élisabeth pour l’héritier présomptif de la couronne d’Angleterre, mais encore se vantait d’appuyer au besoin sa réclamation par le glaive. Jacques, à toutes ces offres de violence, répliquait tranquillement qu’il avait résolu d’attendre que le cours ordinaire de la nature lui frayât le chemin du trône anglais. En attendant, il était sûr que la faction catholique ne lui ferait pas défaut dès qu’il réclamerait son secours.

Mais une acquisition beaucoup plus importante pour le roi d’Écosse fut celle de Cecil lui-même. Cet habile homme d’état voyait avec inquiétude le déclin de la santé d’Élisabeth, les chances nombreuses qu’avait Jacques de parvenir au trône d’Angleterre, et la nécessité où il était lui-même d’acquérir la faveur du futur monarque pour s’abriter ainsi des conséquences de la haine que, comme tous les premiers ministres, il sentait avoir dû s’attirer depuis qu’il dirigeait les affaires du présent règne. Il se mit donc, lui, clé de voûte du cabinet d’Élisabeth, lui, possesseur de tous les secrets les plus cachés, à entretenir une correspondance intime et secrète avec Mar et Bruce, dans laquelle il les assura de son attachement dévoué aux droits de leur maître. En même temps, comme il sentait toute la délicatesse de sa nouvelle position, et ne se dissimulait pas que la moindre circonstance qui dévoilerait des intrigues à Élisabeth, lui coûterait ses places et même la vie ; il s’efforça de persuader à Jacques et à ses ambassadeurs que la nécessité leur ordonnait de garder le secret le plus absolu dans toutes leurs relations. Il ne pouvait donner de conseils, besogne à laquelle personne ne s’entendait mieux que lui, et saisir les occasions d’être utile, talent que ce politique consommé possédait au degré suprême, qu’à la condition, déclarait-il, qu’on garderait de part et d’autre un silence absolu. De même qu’il en est, dit-on, des faveurs qu’accorde une fée, la plus légère indiscrétion relativement à la source des siennes devait, il le fit savoir, rendre inutiles celles qu’il aurait déjà accordées, et empêcher tout à fait qu’il n’en accordât de nouvelles. Lord Henri Howard, personnage qui s’était distingué par un livre contre de prétendues prophéties, fut souvent employé par Cecil pour correspondre avec les agents écossais. Les lettres de ce seigneur et de Cecil lui-même existent encore, malgré leur continuelles instances pour qu’on les détruisît, et jettent sur ces intrigues un jour curieux, mais imparfait néanmoins dans les détails, à cause du style énigmatique dont elles sont écrites.

Pour donner une idée de cette importante correspondance, lord Henri Howard, dans une épître qu’il écrit au nom de Cecil, glorifie son patron d’avoir sauvé la vie de Southampton et l’honneur de lord Mountjoy, tous deux anciens partisans d’Essex, à cause de leur affection bien connue pour le roi Jacques. « Mais ce n’a point été, ajoute-t-il, sans lui-même courir beaucoup de risques, car la reine est toujours portée à croire qu’un ministre qui demande avec quelque chaleur la grâce d’un criminel doit avoir trempé dans le crime de celui dont il plaide la cause. » Une des phrases suivantes exprime fortement combien Cecil désirait qu’en de pareils cas son intervention fût passée sous silence et surtout cachée aux amis d’Essex : « Votre rare vertu, sire, votre sagesse, votre discrétion, et votre fermeté, qui ont été d’abord garanties à Cecil par des gens dignes de toute sa confiance, et qu’il a ensuite éprouvées par ses rapports avec vous-même, l’ont fait se lancer dans des intrigues où nulle considération de ce monde, nulle considération même de l’autre vie, ne semblaient devoir l’entraîner. Tant que sa conduite restera ignorée de certaines gens dont la position, quoique avantageuse, n’est pas encore pleinement satisfaisante, et qui peuvent concevoir le désir de l’améliorer, sa charrue se promènera autant pour semer du grain que pour arracher les mauvaises herbes ; mais du moment où les individus dont je vous parlais tout à l’heure viendront à savoir d’une manière quelconque qu’il est votre ami, sa bouche sera immédiatement close. Peut-être, avant qu’il soit long-temps, une ou deux de ces personnes, pour découvrir le sens de ce passage et satisfaire leur vaine curiosité, vous demanderont-elles des éclaircissements ; mais que leur demande se rapporte à peu ou à beaucoup de choses, craignez leur motif autant que Charybde, car la moindre fente en pareille occasion peut faire sombrer un des plus beaux navires dont jamais le vent ait gonflé les voiles[33]. Sir Robert Cecil, dans le cours de cette correspondance délicate, paraît avoir principalement redouté qu’il ne se commît à la cour d’Écosse quelque imprudence pouvant dévoiler le secret à un certain Nicholson, agent qu’Élisabeth avait envoyé résider à Édimbourg. C’était un de ces hommes qu’elle savait si bien choisir pour de telles missions, toujours guettant et remuant, se mêlant de tout, tout yeux et tout oreilles, et à qui une découverte aussi importante que celle des rapports de Cecil avec Jacques eût semblé le fondement d’une haute fortune. Le secret fut gardé, mais peu s’en fallut un jour qu’Élisabeth elle-même ne le découvrît.

Elle prenait l’air dans une voiture où Cecil occupait une place, quand passa un courrier de la poste royale. – « D’où venez-vous ? » lui demanda-t-elle. – « D’Écosse, » répliqua-t-il. – « Donnez-moi les dépêches, » reprit la reine. L’homme s’empressa d’obéir. – « Ouvrez ce paquet, poursuivit-elle en le présentant à Cécil, et montrez-m’en le contenu. » Comme le paquet vraisemblablement contenait quelque lettre du roi d’Écosse au premier ministre d’Élisabeth, un tel ordre plaça notre homme d’état en perspective, non seulement d’une ruine complète, mais de l’échafaud. Essayer de soustraire aucun des papiers contenus dans le paquet eût été une hasardeuse tentative, surtout devant la plus fine et la plus méfiante des souveraines. La présence d’esprit de Cecil trouva un expédient : « Ces dépêches, dit-il en tirant son couteau pour couper les cordes qui liaient le paquet, ont une odeur extraordinaire, il faut qu’on les ait mises dans quelque poche sale. » C’en fut assez pour que la reine prît l’alarme ; elle avait eu toute sa vie une extrême délicatesse d’odorat, et craignit, chose réputée alors possible, qu’on ne voulut l’empoisonner par cet organe : « Mettez ces dépêches de côté pour le moment, dit-elle à Cecil, et ayez soin de les exposer à l’air avant de nous en montrer le contenu. » Le rusé ministre exécuta cet ordre, et trouva ainsi moyen de retirer les lettres qu’il lui semblait peu prudent de laisser voir.

Il nous faut en troisième lieu mentionner les gens qui, soit à la cour d’Élisabeth, soit parmi la nation anglaise, ne voulaient sous aucun prétexte que Jacques montât sur le trône d’Angleterre. Ils n’étaient ni nombreux ni puissants, car ils ne pouvaient guère s’organiser en un parti avoué, non plus que s’entendre sur un principe d’union. Le principal d’entre eux, personnage du mérite le plus éminent, du savoir le plus profond, et d’une renommée militaire qui n’avait d’égale que sa réputation dans les arts pacifiques, était ce sir Walter Raleigh dont il a été déjà question. Mais tous ses rapports avec les gens d’épée, sur qui naturellement il aurait dû avoir le plus d’influence, avaient été interrompus par l’inimitié implacable qu’il avait vouée soudain à Essex, l’idole des soldats. Il avait travaillé de tout son pouvoir à précipiter le malheureux comte vers l’échafaud, et, disait-on, dégoûté la populace elle-même en assistant à l’exécution de son généreux rival, et en fumant du tabac, plante qu’il avait introduite en Angleterre, pendant toute la durée de la triste cérémonie. Cecil, que Raleigh avait adopté pour patron, ne jugea point à propos de lui confier ses secrètes intrigues en faveur de Jacques ; et sir Walter, laissé à ses propres inspirations, se mit à rêver un chimérique projet de république anglaise, dans lequel, bien entendu, il n’était pas question du roi d’Écosse, ou, du moins, si ce plan là ne pouvait s’exécuter, quelque arrangement avec Jacques de nature à rendre l’autorité royale moins absolue que la race des Tudor ne l’avait exercée. De tels plans étaient trop vagues, trop romanesques, pour être approuvés par Cecil ; et le rusé politique ne se souciait aucunement d’ailleurs d’introduire dans les bonnes grâces du roi un rival qui pourrait le gêner lui-même dans ses vues particulières ; or, c’était de conserver sous Jacques l’autorité suprême dont il jouissait sous Élisabeth.

Excepté donc Raleigh et des individus qui comme lui pouvaient avoir des systèmes politiques à eux, les différentes factions d’Angleterre, semblables à des cours d’eau qui vont se réunir dans le même fleuve, dirigeaient touts leurs efforts vers un but commun ; toutes, elles voulaient élever le roi d’Écosse au trône d’Angleterre. La conduite opposée que suivirent alors Cecil et Raleigh et qu’on se rappela plus tard, valut à l’un de devenir comte de Salisbury et président du conseil sous le règne de Jacques, mais nuisit beaucoup à l’autre. Pendant ce temps, la perspective que Jacques parviendrait bientôt à un vaste accroissement de richesse et de puissance produisait en Écosse l’effet assez ordinaire d’y rendre chaque jour son autorité de plus en plus forte. On comptait encore parmi ses ministres des hommes de talent et d’expérience, et jusque-là il n’avait admis dans ses bonnes grâces aucun des jeunes-gens imberbes auxquels, dans la dernière partie de son règne, il sacrifia si souvent sa dignité de souverain pour complaire à leurs bizarres et coupables caprices. L’heureuse période de paix que l’Écosse goûta pendant les premières années du 17e siècle, fut utilement mise à profit par Jacques VI. Les seigneurs catholiques qui avaient si long-temps lutté contre son pouvoir, furent contraints de se réconcilier avec l’église presbytérienne à des conditions qui assuraient leur tranquillité future. Angus, qui seul ne voulut pas y souscrire, se retira à Paris pour professer librement sa religion et mourut dans cette capitale. Les desservants des paroisses d’Édimbourg, qui avaient été bannis, furent rendus à leurs chaires et à leurs ouailles, et ce merveilleux degré d’union sembla régner entre eux et la couronne.

Tandis que l’Écosse, chose bien rare dans son histoire, jouissait d’un intervalle de repos, l’Angleterre était dans l’attente d’un immense événement. Élisabeth se penchait de plus en plus vers la tombe. L’affreuse mélancolie, qui toujours, depuis la mort d’Essex, avait en quelque sorte gêné la circulation de son sang, devenait chaque jour plus profonde et plus sombre ; elle avait entièrement cessé de sourire, de parler avec gaieté, de goûter aucune espèce de distraction, et de se livrer à aucun de ses exercices ou de ses plaisirs favoris.

La cause qu’on en donne est assez bizarre. Le lecteur ne peut avoir oublié que la comtesse de Nottingham n’avait laissé arriver à leur adresse ni une lettre ni un anneau qu’Essex avait, comme dernière ressource, envoyés à la reine, et qu’Élisabeth s’était principalement décidée à permettre son exécution par l’idée qu’il était trop fier pour en rappeler à l’indulgence de sa maîtresse. La vérité devait alors se découvrir. À son lit de mort, lady Nottingham ne se sentit plus capable de supporter le fardeau de son crime secret, et confessa à Élisabeth en personne, qu’elle avait intercepté le fatal envoi. « Que Dieu vous pardonne, mais pour moi je ne vous pardonnerai jamais ! » s’écria la reine, en proie à une vive agitation. La comtesse mourut peu de jours après ce terrible aveu, et à dater de ce moment, la main de la mort ne cessa de s’appesantir sur Élisabeth dont la mélancolie se changea en désespoir. Elle ne goûta plus aucune nourriture, ne prit plus aucun remède, ne se mit même plus au lit, mais resta sur une pile de coussins les yeux fixés à terre. Cet état ne pouvait long-temps durer ; ses forces diminuaient à vue d’œil, et c’était le manque de nourriture, c’était l’épuisement, qui la tuaient. Sir Robert Carey, son filleul, qui assista à son agonie afin d’être le premier à porter la nouvelle de sa mort au roi d’Écosse, rapporte que dans cet état de stupeur, elle ne pouvait que lui serrer la main et répéter son nom avec un gros soupir.

Elle répliqua, dit-on, aux hommes d’état qui la questionnaient relativement à sa succession ; « qu’elle voulait n’avoir pour successeur qu’un roi et qu’elle désirait que ce fût son cousin d’Écosse qui la remplaçât sur le trône. » Elle mourut le 24 mars 1603 dans la soixante-et-dixième année de son âge, la quarante-quatrième de son règne. Trois jours après sa mort, sir Robert Carey parvint à Holyrood ; il avait parcouru la distance à cheval, et cette vitesse fut alors regardée comme miraculeuse. Admis aussitôt dans la chambre à coucher de Jacques, et s’agenouillant au bas de son lit, il le salua roi d’Angleterre et d’Irlande aussi bien que d’Écosse. Sir Robert apportait, de la part d’une dame de qualité qui était au nombre des agents de Jacques, une bague qui ne permettait pas de révoquer en doute l’authenticité de son message. Comme néanmoins l’avis n’avait encore aucun caractère officiel, on attendit, pour le publier, que sir Charles Percy, frère du comte de Northumberland, et Thomas Somerset, fils du comte de Worcester, arrivassent avec une lettre par laquelle tous les membres du conseil privé d’Angleterre, après avoir reconnu formellement les droits de Jacques, lui annonçaient qu’en conséquence ils avaient aussitôt fait publier son avènement au trône, et que la nouvelle avait été accueillie par les applaudissements unanimes du peuple.

Jacques, qui était alors parvenu au comble de ses vœux, s’abandonna sans façon à la joie qu’il en éprouvait, et le contentement du prince parut gagner tout le monde autour de lui. Il alla assister à l’office divin dans l’église de Saint-Gilles, et entendit le révérend maître Hall y prononcer un sermon sur l’infinie miséricorde avec laquelle Dieu lui avait permis d’entrer paisiblement en possession d’un royaume si long-temps hostile au sien ; car on n’avait pas tiré le glaive, pas versé une goutte de sang. Il exhorta le souverain à en montrer sa reconnaissance par son zèle envers la religion et par son dévoûment envers le peuple confié à ses soins. Après cette exhortation que le roi prit en fort bonne part, il harangua lui-même l’assistance avec autant de chaleur que d’attention, adressa les plus tendres adieux à ceux de ses sujets dont il lui fallait prendre congé, leur promit de les avoir sans cesse présents à son souvenir pendant son absence, de les visiter souvent, et de ne pas leur accorder, lorsqu’il serait loin d’eux, des marques de bonté moins nombreuses que lorsqu’il habitait leur pays. Des murmures approbateurs mêlés de larmes, succédèrent à ce discours, et le digne monarque pleura lui-même avec abondance en se séparant de ses sujets naturels.

Ce fut le mercredi 4 avril 1603 que Jacques se mit en route pour aller prendre possession du nouveau royaume qui, après tant d’années d’attente, était comme un fruit mûr, si tranquillement tombé dans son giron. Son cortége, par goût autant que par politique, était plutôt gai et splendide que nombreux et imposant. Le matin de son départ fut signalé par deux circonstances qui, l’une aussi bien que l’autre auraient paru de mauvais augure à un Romain.

Comme Jacques et sa suite arrivaient devant l’hôtel de lord Seaton, un convoi des plus pompeux et des plus magnifiques leur barra quelque temps le passage. C’était Seaton lui-même qu’on portait en terre. Le feu lord avait été un des partisans les plus chauds, les plus désintéressés, et les plus fidèles qui eussent combattu sous la bannière de la mère du roi. Il avait eu sa pleine part des infortunes de Marie, il avait été contraint de se réfugier en Flandre, et pour y vivre, réduit à se faire charretier. Réintégré dans ses titres et ses domaines, il s’était lui-même peint conduisant une charrette. Le roi arrêta sa suite, et tandis que passait le convoi d’un fidèle serviteur de sa famille, s’agenouilla sur une pierre, que depuis on a long-temps montrée. Ce spectacle était merveilleusement propre à graver dans l’esprit de Jacques, au moment où sa puissance venait d’être plus que doublée, le souvenir de l’instabilité des choses humaines.

L’autre circonstance est une tradition jacobite, mais a été généralement admise comme vraie. On rapporte que parmi les gentilshommes et les francs-tenanciers qui, tandis que Jacques se dirigeait vers l’Angleterre, vinrent lui présenter leur respect au passage et l’accompagner une certaine partie du chemin, il y eut un vieillard qui, au lieu de porter comme les autres, des gais habits de fête, se montra dans le deuil le plus complet. Quand on lui demanda à quel propos il avait adopté un costume si peu en harmonie avec de si heureuses circonstances : « C’est, dit-il, que je connais la route d’Angleterre, et que dans ma jeunesse je l’ai déjà parcourue, comme nous la parcourons maintenant, sous la bannière royale. J’étais alors aussi bien monté et aussi bien armé qu’il convenait à mon rang et à ma fortune ; mais alors nous étions engagés dans une glorieuse guerre contre nos ennemis nationaux ; aujourd’hui, hélas ! que nous venons transférer notre roi à l’Anglais, et donner à ce peuple qui n’a jamais pu nous vaincre les armes à la main le droit de régner sur nous comme sur une province conquise, peiné de voir mon pays perdre son indépendance, je me suis couvert des vêtements qui conviennent à un fils lorsqu’il assiste aux funérailles d’une mère. »

Un tel discours, assurément, était trop hardi et sentait trop le préjugé, mais il ne laissait pas que d’être vrai ; car nombreux furent les malheurs qui marquèrent la réunion matérielle de l’Écosse et de l’Angleterre en un seul royaume, et à peine moins nombreuses les calamités au milieu desquelles s’opéra à un siècle de distance la fusion morale des deux peuples. Ces désastres ont fini par être certes fortement compensés, grâce aux heureux résultats que ces grandes mesures ont produits dans la suite ; mais cette considération nous entraînerait beaucoup plus loin que les limites de cet ouvrage ne le permettent. Nous dirons donc seulement que le roi Jacques entra dans Berwick au bruit joyeux des mêmes canons qui avaient servi à défendre cette ville contre ses ancêtres, et qu’il fut reçu dans la principale église par l’évêque de Durham qui célébra un service d’actions de grâce. Il est naturel en effet de terminer l’histoire de l’Écosse, comme état libre et indépendant, à l’époque où son souverain va régner sur de plus vastes domaines et sur un peuple plus riche.

FIN DU TOME DEUXIÈME ET DERNIER.

 

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[1] Jacques ajouta l’écusson royal aux armoiries de ce seigneur et lui assigna pour cimier un faisceau de lances avec cette devise : « Prêt, toujours prêt ! » Lord Napier est le représentant actuel de cette famille. W. S.

[2] Knox, le farouche apôtre du protestantisme, dit que les uns furent corrompus par de l’argent, les autres séduits par de flatteuses promesses, et plusieurs forcés par la crainte à consentir ; car les soldats français assistèrent, l’arme au bras, à cette assemblée. Le lord de Buccleuch, homme sanguinaire, déclara avec d’horribles jurons que ceux qui ne consentiraient pas s’en repentiraient plus tard. » – Histoire de la Réforme, 1644. W. S.

[3] Robertson, qui n’est pas un juge partial de la conduite de Marie, a suffisamment éclairci ce point. L’élévation de Rizzio à la place de secrétaire, avant laquelle il n’avait point ses entrées chez la reine, ne précéda que de deux mois l’arrivée de Darnley à la cour d’Écosse. Darnley devint bientôt pour Marie l’objet d’une attention qui se termina par une vive tendresse. Rizzio fut le confident du jeune homme qui n’était pas moins épris lui-même, et favorisa un amour qui eût été fatal à sa propre influence s’il avait été l’amant de la reine. Pendant plusieurs mois la passion de Marie pour Darnley demeura brûlante, et elle devint enceinte peu après leur mariage. « Vu toutes ces circonstances, ajoute l’historien, il semble presque impossible que la reine, à moins de la supposer une femme totalement dépravée, ait entretenu de coupables liaisons avec Rizzio. » – Histoire d’Écosse, liv. 17. W. S.

[4] Hume à qui on parlait d’un ouvrage nouveau dans lequel l’auteur avait présenté une habile défense de la reine Marie, demanda avec sa finesse habituelle s’il avait prouvé qu’elle n’avait pas épousé Bothwell. Nécessairement on lui répondit que non. « Alors, reprit-il, ce fait une fois admis, votre auteur abandonne la question. » W. S.

[5] Fountain-Bridge. A. M.

[6] Histoire de Douglas par Hume de Godscroft, Édimbourg, 1743, volume II, page 199. WS.

[7] En résumé, la question est moins, si les commissaires de la reine Élisabeth crurent ou prétendirent croire à l’authenticité de ces documents, que si les documents étaient en eux-mêmes dignes de foi ; – question que notre siècle est plus compétent à décider, qu’une époque où la preuve légale était si mal comprise. W. S.

[8] The bloody heart should fall by the mouth of Arran.

[9] Il était fils de ce lord Ruthven qui avait joué le principal rôle dans l’assassinat de Rizzio, et qui éprouvait si peu de remords pour la part qu’il avait prise à cette tragédie, qu’à l’instant de mourir il parlait avec le plus grand calme du meurtre de ce pauvre David.

[10] Celui qui recommande. A. M.

[11] La description, quoique longue, est une peinture animée des craintes soupçonneuses et quelquefois fanatiques qu’excitaient les fatales doctrines de l’église de Rome, qui, en Écosse du moins, n’avaient pas obtenu de victoire signalée sur le bon sens et la raison : –

Tous, à l’aspect du monstre, étaient saisis de peur ;

Mais, si les uns fuyaient, d’autres avaient le cœur

De demeurer auprès de l’animal sans vie !

Alors un gros Bonnet, cédant à son envie

De paraître plus sage ici que ses voisins,

Leur disait : gardez-vous, oh ! gardez-vous au moins

De toucher, mes amis, la queue ou bien la tête,

Le ventre ou bien le sein de la hideuse bête ;

Car peut-être en son sein survivrait-il encor

Quelque chaleur vitale en lutte avec la mort,

Et peut-être en son ventre une ardente nichée

De vingt petit dragons serait-elle cachée !…

En effet ! ajoutait un second, dans ses yeux

Étincellent encor quelques restes de feux.

Vous avez bien raison s’écriait un troisième,

Et j’allais sur l’honneur vous l’avouer moi-même.

SPENCER, la Revue des fées, liv. 1, chant 12.

[12] Voyez la collection des papiers d’État, par Mordin et Hugues, VII, p. 558.

[13] Collection des papiers d’état par Haynes et Mardin, VI, p. 510.

[14] Collection des papiers d’état, V. I, p. 511.

[15] Voici une traduction à peu près exacte de ces vers d’Élisabeth : –

La crainte des dangers dont l’avenir foisonne

Trouble tout le bonheur que le présent me donne.

La raison m’avertit que je mourrai bientôt

Si des traîtres je manque à vaincre le complot !

Les traîtres sont partout ! L’ardeur la plus fidèle,

Partout où je regarde, autour de moi chancelle !

Autrement serait-il si la saine raison

En vain ne faisait pas entendre sa leçon.

Mais le glaive des lois brisera les nuages

Qui semblent présager tant d’horribles orages.

Intrigants, vous régnez ! mais le vent changera,

Et votre repentir de rien ne servira.

Voici venir un temps où folles espérances

Se vont changer soudain en de justes souffrances,

Où les fruits qu’espérait l’infâme ambition

Se vont soudain changer eu tribulation.

Ces visages si gais, ces yeux si pleins de joie,

Comme ils vont devenir à la tristesse en proie !

La discorde, intrigants, partout suivit vos pas,

Vous la semez partout, mais ne vous flattez pas

De recueillir jamais la moisson criminelle

Qu’en dépit de la loi se promet votre zèle.

Nul étranger banni n’entrera dans mes ports ;

Je parviendrai toujours à vaincre ses efforts,

Il peut donc les tourner contre un autre rivage.

Mon glaive est, je le sais, rouillé faute d’usage,

Mais il retrouvera, sachez-le, tout son fil

Contre ceux qui mettront ma couronne en péril.

Vie de la reine Marie Stuart par Chalmers, tome 1, p. 544.

[16] Vie de Marie, reine des Écossais, par Chalmer, VI, p. 418.

[17] Robertson, histoire d’Écosse, 4° édition anglaise, 2° volume ; p. 108.

[18] Star chamber. A. M.

[19] Vie de la reine Élisabeth par Camden. – Histoire d’Angleterre par Kennet, volume II°, p. 123. W. S.

[20] Si nous pouvons ajouter foi à une tradition généralement répandue, de telles disputes entre la chaire et le trône éclatèrent plus d’une fois en face de la congrégation. Un jour, dit-on, qu’un jeune prédicateur discourait en présence de Jacques sur une matière qui l’offensait fort, le monarque perdit patience : – « L’ami, s’écria-t-il, fais attention à ce que je vais te dire : ou parle raison ou descends. » Cette requête ne déconcerta point le prédicateur. – « Et toi, l’ami, répliqua-t-il, écoute bien à ton tour : je ne veux ni parler raison ni descendre. » W. S.

[21] C’était un ecclésiastique qu’il faut bien se garder de confondre avec sir James Melville, l’homme d’état, dont nous avons déjà parlé. Son journal à été publié par le club Bannatyne d’Édimbourg. W. S.

[22] Upsal, in Norway, dit le texte : ce n’est donc point l’Upsal de Suède. A. M.

[23] Cette alliance devint malheureuse par la fatale ambition de ce prince, qui aspira si injustement à la couronne de Bohème ; car il fut non seulement obligé d’abandonner ce pays, mais encore il perdit le palatinat, son patrimoine. A. M.

[24] Debutable land, dit le texte. A. M.

[25] Holly glad, dit le texte. A. M.

[26] Histoire civile et religieuse d’Écosse, par Spottiswoode, page 424. W. S.

[27] Queen’s ferry. A. M.

[28] Men cannot lure hawks with empty hands, dit le texte. A. M.

[29] Cranstoun, car le moindre détail a son importance dans un fait d’histoire dont l’appréciation ne repose que sur de légers indices, cria à un certain Craigengelt de garder la sortie de derrière, c’est-à-dire une poterne donnant issue à un escalier secret qui descendait de la galerie dans la cour. Craigengelt et quelques autres personnes allèrent donc défendre cette porte qui toutefois avait déjà donné accès à plusieurs des gens du roi. W. S.

[30] Une circonstance assez singulière montre quel sang froid Jacques sut garder pendant qu’il y allait pour lui de la vie ou de la mort. Le faucon qu’avait lâché Ramsay dans le premier moment de frayeur, volait à tire-d’ailes dans la pièce où se livrait le combat : le roi, soit par l’instinct de l’habitude, car il continue quelquefois à gouverner nos actions du milieu du péril, soit, autrement, par une présence d’esprit que son caractère en général ne comportait guère, mit le pied sur la laisse de l’oiseau, et l’empêcha ainsi de recevoir quelques mauvais horions. W. S.

[31] A walking rapier. A. M.

[32] Dans une relation, par sir Robert Sibbald, de la fameuse entrevue de Ben-Johnson et de Drummond d’Hawthornden, le premier, y est il dit, mentionna que la reine Élisabeth avait renoncé à l’usage des glaces, et ajoute que les caméristes, connaissant l’aversion de leur maîtresse contre les miroirs, osaient quelquefois étendre sur le nez royal le carmin qui aurait dû embellir ses joues. W. S.

[33] Correspondance secrète de sir Robert Cecil avec Jacques VI, Roi d’Écosse, page 290. W. S.