Comte Léon Tolstoï
ANNA KARÉNINE
TOME II
(1877)
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Table des matières
À propos de cette édition électronique
« Je me
suis réservé à la vengeance. » dit le Seigneur.
Les
Karénine continuèrent à vivre sous le même toit, à se rencontrer chaque jour,
et à rester complètement étrangers l’un à l’autre. Alexis Alexandrovitch se
faisait un devoir d’éviter les commentaires des domestiques en se montrant avec
sa femme, mais il dînait rarement chez lui. Wronsky ne paraissait jamais :
Anna le rencontrait au dehors, et son mari le savait.
Tous
les trois souffraient d’une situation qui eût été intolérable si chacun d’eux
ne l’avait jugée transitoire. Alexis Alexandrovitch s’attendait à voir cette
belle passion prendre fin, comme toute chose en ce monde, avant que son honneur
fût ostensiblement entaché ; Anna, la cause de tout le mal, et sur qui les
conséquences en pesaient le plus cruellement, n’acceptait sa position que dans
la conviction d’un dénouement prochain. Quant à Wronsky, il avait fini par
croire comme elle.
Vers
le milieu de l’hiver, Wronsky eut une semaine ennuyeuse à traverser. Il fut
chargé de montrer Pétersbourg à un prince étranger, et cet honneur, que lui
valurent son irréprochable tenue et sa connaissance des langues étrangères, lui
parut fastidieux. Le prince voulait être à même de répondre aux questions qui
lui seraient adressées au retour sur son voyage, et profiter cependant de tous
les plaisirs spécialement russes. Il fallait donc l’instruire le matin et
l’amuser le soir. Or ce prince jouissait d’une santé exceptionnelle, même pour
un prince, et il était arrivé, grâce à des soins minutieusement hygiéniques de
sa personne, à supporter des fatigues excessives, tout en restant frais comme
un grand concombre hollandais, vert et luisant. Il avait beaucoup voyagé, et
l’avantage incontestable qu’il reconnaissait aux facilités de communication
modernes, était de pouvoir s’amuser de façons variées. En Espagne, il avait
donné des sérénades, courtisé des Espagnoles, et joué de la mandoline ; en
Suisse, il avait chassé le chamois ; en Angleterre, sauté des haies en
habit rouge et parié de tuer 200 faisans ; en Turquie, il avait pénétré
dans un harem ; aux Indes, il s’était promené sur des éléphants, et
maintenant il tenait à connaître les plaisirs de la Russie.
Wronsky,
en sa qualité de maître des cérémonies, organisa, non sans peine, le programme
des divertissements ; c’étaient les blinis[1], les courses de trotteurs,
la chasse à l’ours, les parties de troïka, les Bohémiennes, les réunions
intimes dans lesquelles on lançait au plafond des plateaux chargés de
vaisselle. Le prince s’assimilait ces divers plaisirs avec une rare facilité,
et s’étonnait, après avoir tenu une Bohémienne sur ses genoux, et brisé tout ce
qui lui tombait sous la main, que l’entrain russe s’arrêtât là. Au fond, ce qui
l’amusa le plus, ce furent les actrices françaises, les danseuses et le
champagne.
Wronsky
connaissait les princes, en général ; mais, soit qu’il eût changé dans les
derniers temps, soit que l’intimité de celui qu’on le chargeait de divertir fut
particulièrement pénible, cette semaine lui sembla cruellement longue. Il
éprouva l’impression d’un homme préposé à la garde d’un fou dangereux qui
redouterait son malade, et craindrait pour sa propre raison ; malgré la
réserve officielle où il se retranchait, il rougit plus d’une fois de colère en
écoutant les réflexions du prince sur les femmes russes qu’il daigna étudier.
Ce qui irritait le plus violemment Wronsky dans ce personnage, c’était de
trouver en lui comme un reflet de sa propre individualité, et ce miroir n’avait
rien de flatteur. L’image qu’il y voyait était celle d’un homme bien portant,
très soigné, fort sot et enchanté de sa personne, d’humeur égale avec ses
supérieurs, simple et bon enfant avec ses égaux, froidement bienveillant envers
ses inférieurs, mais gardant toujours l’aisance et les façons d’un
« gentleman ». Wronsky se comportait exactement de même, et s’en
était fait un mérite jusque-là ; mais comme il jouait auprès du prince un
rôle inférieur, ces airs dédaigneux l’exaspérèrent. « Quel sot
personnage ! Est-il possible que je lui ressemble ! »
pensait-il. Aussi, au bout de la semaine, fut-il soulagé de quitter ce miroir
incommode sur le quai de la gare, où le prince, en partant pour Moscou, lui
adressa ses remerciements. Ils revenaient d’une chasse à l’ours, et la nuit
s’était passée à donner une brillante représentation de l’audace russe.
Wronsky
trouva en rentrant chez lui un billet d’Anna : « Je suis malade et malheureuse,
écrivait-elle ; je ne puis sortir et ne puis me passer plus longtemps de vous
voir. Venez ce soir, Alexis Alexandrovitch sera au conseil de sept heures à
dix. »
Cette
invitation, faite malgré la défense formelle du mari, lui sembla étrange ;
mais il finit par décider qu’il irait chez Anna.
Depuis
le commencement de l’hiver, Wronsky était colonel, et depuis qu’il avait quitté
le régiment il vivait seul. Après son déjeuner il s’étendit sur un canapé, et
le souvenir des scènes de la veille se lia d’une façon bizarre dans son esprit
à celui d’Anna, et d’un paysan qu’il avait rencontré à la chasse ; il
finit par s’endormir, et, quand il se réveilla, la nuit était venue. Il alluma
une bougie avec une impression de terreur qu’il ne put s’expliquer. « Que
m’est-il arrivé ? qu’ai-je vu de si terrible en rêve ? » se
demanda-t-il. « Oui, oui, le paysan, un petit homme sale, à barbe ébouriffée,
faisait je ne sais quoi courbé en deux, et prononçait en français des mots étranges.
Je n’ai rien rêvé d’autre, pourquoi cette épouvante ? » Mais, en se
rappelant le paysan et ses mots français incompréhensibles, il se sentit frissonner
de la tête aux pieds. « Quelle folie ! » pensa-t-il en regardant
sa montre. Il était plus de huit heures et demie ; il appela son
domestique, s’habilla rapidement, sortit, et, oubliant complètement son rêve,
ne s’inquiéta plus que de son retard.
En
approchant de la maison Karénine il regarda encore sa montre, et vit qu’il
était neuf heures moins dix. Un coupé attelé de deux chevaux gris était arrêté
devant le perron ; il reconnut la voiture d’Anna. « Elle vient chez
moi », se dit-il, « cela vaut bien mieux. Je déteste cette maison,
mais cependant je ne veux pas avoir l’air de me cacher » ; et avec le
sang-froid d’un homme habitué dès l’enfance à ne pas se gêner, il quitta son
traîneau et monta le perron. La porte s’ouvrit, et le suisse, portant un plaid,
fit avancer la voiture. Quelque peu observateur que fût Wronsky, la physionomie
étonnée du suisse le frappa ; il avança cependant et vint presque se
heurter à Alexis Alexandrovitch. Un bec de gaz placé à l’entrée du vestibule
éclaira en plein sa tête pâle et fatiguée. Il était en chapeau noir, et sa
cravate blanche ressortait sous un col de fourrure. Les yeux mornes et ternes
de Karénine se fixèrent sur Wronsky ; celui-ci salua, et Alexis
Alexandrovitch, serrant les livres, leva la main à son chapeau et passa.
Wronsky le vit monter en voiture sans se retourner, prendre par la portière le
plaid et la lorgnette que lui tendait le suisse, et disparaître.
« Quelle
situation ! » pensa Wronsky entrant dans l’antichambre les yeux brillants
de colère ; « si encore il voulait défendre son honneur, je pourrais
agir, traduire mes sentiments d’une façon quelconque ; mais cette
faiblesse et cette lâcheté !… J’ai l’air de venir le tromper, ce que je ne
veux pas. »
Depuis
l’explication qu’il avait eue avec Anna au jardin Wrede, les idées de Wronsky
avaient beaucoup changé ; il avait renoncé à des rêves d’ambition incompatibles
avec sa situation irrégulière, et ne croyait plus à la possibilité d’une
rupture ; aussi était-il dominé par les faiblesses de son amie et par ses
sentiments pour elle. Quant à Anna, après s’être donnée tout entière, elle
n’attendait rien de l’avenir qui ne lui vînt de Wronsky. Celui-ci entendit, en
franchissant l’antichambre, des pas qui s’éloignaient, et comprit qu’elle
rentrait au salon après s’être tenue aux aguets pour l’attendre. « Non,
s’écria-t-elle en le voyant entrer, cela ne peut continuer ainsi ! »
Et au son de sa propre voix ses yeux se remplirent de larmes.
« Qu’y
a-t-il, mon amie ?
–
Il y a que j’attends, que je suis à la torture depuis deux heures ; mais
non, je ne veux pas te chercher querelle. Si tu n’es pas venu, c’est que tu as
eu quelque empêchement sérieux ! Non, je ne te gronderai plus. »
Elle
lui posa ses deux mains sur les épaules, et le regarda longtemps de ses yeux
profonds et tendres, quoique scrutateurs. Elle le regardait pour tout le temps
où elle ne l’avait pas vu, comparant, comme toujours, l’impression du moment
aux souvenirs qu’il lui avait laissés, et, comme toujours, sentant que l’imagination
l’emportait sur la réalité.
« Tu
l’as rencontré ? demanda-t-elle quand ils furent assis sous la lampe près
de la table du salon. C’est ta punition pour être venu si tard.
–
Comment cela s’est-il fait ? Ne devait-il pas aller au conseil ?
–
Il y a été, mais il en est revenu pour repartir je ne sais où. Ce n’est rien,
n’en parlons plus ; dis-moi où tu as été, toujours avec le
prince ? »
(Elle
connaissait les moindres détails de sa vie.)
Il
voulut répondre que, n’ayant pas dormi de la nuit, il s’était laissé surprendre
par le sommeil, mais la vue de ce visage ému et heureux lui rendit cet aveu
pénible, et il s’excusa sur l’obligation de présenter son rapport après le
départ du prince.
« C’est
fini maintenant ? Il est parti ?
–
Oui, Dieu merci ; tu ne saurais croire combien cette semaine m’a paru insupportable.
–
Pourquoi ? N’avez-vous pas mené la vie qui vous est habituelle, à vous
autres jeunes gens ? dit-elle en fronçant le sourcil, et prenant, sans
regarder Wronsky, un ouvrage au crochet qui se trouvait sur la table.
–
J’ai renoncé à cette vie depuis longtemps, répondit-il, cherchant à deviner la
cause de la transformation subite de ce beau visage. Je t’avoue, ajouta-t-il en
souriant et découvrant ses dents blanches, qu’il m’a été souverainement
déplaisant de revoir cette existence, comme dans un miroir. »
Elle
lui jeta un coup d’œil peu bienveillant et garda son ouvrage en main, sans y
travailler.
« Lise
est venue me voir ce matin ;… elles viennent encore chez moi, malgré la
comtesse Lydie,… et m’a raconté vos nuits athéniennes. Quelle horreur !
–
Je voulais dire…
–
Que vous êtes odieux, vous autres hommes ! Comment pouvez-vous supposer
qu’une femme oublie ? – dit-elle, s’animant de plus en plus, et dévoilant
ainsi, la cause de son irritation, – et surtout une femme qui, comme moi, ne
peut connaître de ta vie que ce que tu veux bien lui en dire ? Et puis-je
savoir si c’est la vérité ?
–
Anna ! ne me crois-tu donc plus ? T’ai-je jamais rien caché ?
–
Tu as raison ; mais si tu savais combien je souffre ! dit-elle,
cherchant à chasser ses craintes jalouses. Je te crois, je te crois ;
qu’avais-tu voulu me dire ? »
Il
ne put se le rappeler. Les accès de jalousie d’Anna devenaient fréquents, et
quoi qu’il fît pour le dissimuler, ces scènes, preuves d’amour pourtant, le
refroidissaient pour elle. Combien de fois ne s’était-il pas répété que le
bonheur n’existait pour lui que dans cet amour ; et maintenant qu’il se
sentait passionnément aimé, comme peut l’être un homme auquel une femme a tout
sacrifié, le bonheur semblait plus loin de lui qu’en quittant Moscou.
« Eh
bien, dis ce que tu avais à me dire sur le prince, reprit Anna ; j’ai
chassé le démon (ils appelaient ainsi, entre eux, ses accès de jalousie) ;
tu avais commencé à me raconter quelque chose : En quoi son séjour
t’a-t-il été désagréable ?
–
Il a été insupportable, répondit Wronsky, cherchant à retrouver le fil de sa
pensée. Le prince ne gagne pas à être vu de près. Je ne saurais le comparer
qu’à un de ces animaux bien nourris qui reçoivent des prix aux expositions,
ajouta-t-il d’un air contrarié qui parut intéresser Anna.
–
C’est un homme instruit cependant, qui a beaucoup voyagé ?
–
On dirait qu’il n’est instruit que pour avoir le droit de mépriser
l’instruction, comme il méprise du reste tout, excepté les plaisirs matériels.
–
Mais ne les aimez-vous pas tous, ces plaisirs ? dit Anna avec un regard
triste qui le frappa encore.
–
Pourquoi le défends-tu ainsi ? demanda-t-il en souriant.
–
Je ne le défends pas, il m’est trop indifférent pour cela, mais je ne puis
m’empêcher de croire que si cette existence t’avait tant déplu, tu aurais pu te
dispenser d’aller admirer cette Thérèse en costume d’Ève.
– Voilà
le diable qui revient ! dit Wronsky attirant vers lui pour la baiser une
des mains d’Anna.
–
Oui, c’est plus fort que moi ! tu ne t’imagines pas ce que j’ai souffert
en t’attendant ! Je ne crois pas être jalouse au fond ; quand tu es
là, je te crois ; mais quand tu es au loin à mener cette vie
incompréhensible pour moi… »
Elle
s’éloigna de lui et se prit à travailler fébrilement, en filant avec son
crochet des mailles de laine blanche que la lumière de la lampe rendait
brillantes.
« Raconte-moi
comment tu as rencontré Alexis Alexandrovitch, demanda-t-elle tout à coup d’une
voix encore contrainte.
–
Nous nous sommes presque heurtés à la porte.
–
Et il t’a salué comme cela ? » Elle allongea son visage, ferma à demi
les yeux, et changea l’expression de sa physionomie à tel point que Wronsky ne
put s’empêcher de reconnaître Alexis Alexandrovitch. Il sourit, et Anna se mit
à rire, de ce rire frais et sonore qui faisait un de ses grands charmes.
« Je
ne le comprends pas, dit Wronsky ; j’aurais compris qu’après votre explication
à la campagne il eût rompu avec toi et m’eût provoqué en duel, mais comment
peut-il supporter la situation actuelle ? On voit qu’il souffre.
–
Lui ? dit-elle avec un sourire ironique… mais il est très heureux.
–
Pourquoi nous torturons-nous tous quand tout pourrait s’arranger ?
–
Cela ne lui convient pas. Oh ! que je la connais cette nature, faite de
mensonges ! Qui donc pourrait, à moins d’être insensible, vivre avec une
femme coupable, comme il vit avec moi, lui parler comme il me parle, la
tutoyer ? »
Et
elle imita la manière de dire de son mari : « Toi, ma chère
Anna ».
« Ce
n’est pas un homme, te dis-je : c’est une poupée. Si j’étais à sa place,
il y a longtemps que j’aurais déchiré en morceaux une femme comme moi, au lieu
de lui dire : « Toi, ma chère Anna » ; mais ce n’est pas un
homme : c’est une machine ministérielle. Il ne comprend pas qu’il ne m’est
plus rien, qu’il est de trop. Non, non, ne parlons pas de lui !
–
Tu es injuste, chère amie, dit Wronsky en cherchant à la calmer ; mais
non, ne parlons plus de lui : parlons de toi, de ta santé ; qu’a dit
le docteur ? »
Elle
le regardait avec une gaieté railleuse et aurait volontiers continué à tourner
son mari en ridicule, mais il ajouta :
« Tu
m’as écrit que tu étais souffrante : cela tient à ton état, je
pense ? Quand ce sera-t-il ? »
Le
sourire railleur disparut des lèvres d’Anna et fit place à une expression
pleine de tristesse.
« Bientôt,
bientôt… Tu dis que notre position est affreuse et qu’il faut en sortir. Si tu
savais ce que je donnerais pour pouvoir t’aimer librement ! Je ne te fatiguerais
plus de ma jalousie ; mais bientôt, bientôt, tout changera, et pas comme
nous le pensons. »
Elle
s’attendrissait sur elle-même, les larmes l’empêchèrent de continuer, et elle
posa sa main blanche, dont les bagues brillaient à la lumière de la lampe, sur
le bras de Wronsky.
« Je
ne comprends pas, dit celui-ci, quoiqu’il comprît fort bien.
–
Tu demandes quand ce sera ? Bientôt, et je n’y survivrai pas ; – elle
parlait précipitamment. – Je le sais, je le sais avec certitude. Je mourrai, et
je suis très contente de mourir et de vous débarrasser tous les deux de
moi. »
Ses
larmes coulaient, tandis que Wronsky baisait ses mains et cherchait, en la
calmant, à cacher sa propre émotion.
« Il
vaut mieux qu’il en soit ainsi, dit-elle en lui serrant vivement la main.
–
Mais quelles sottises que tout cela, dit Wronsky en relevant la tête et reprenant
son sang-froid. Quelles absurdités !
–
Non, je dis vrai.
–
Qu’est-ce qui est vrai ?
–
Que je mourrai. Je l’ai vu en rêve.
–
En rêve ? – et Wronsky se rappela involontairement le mougik de son cauchemar.
–
Oui, en rêve, continua-t-elle ; il y a déjà longtemps de cela. Je rêvais
que j’entrais en courant dans ma chambre pour y prendre je ne sais quoi ;
je cherchais, tu sais, comme on cherche en rêve, et dans le coin de ma chambre
j’apercevais quelque chose debout.
–
Quelle folie ! comment crois-tu… ? »
Mais
elle ne se laissa pas interrompre : ce qu’elle racontait lui semblait trop
important.
« Et
ce quelque chose se retourne, et je vois un petit mougik, sale, à barbe
ébouriffée ; je veux me sauver, mais il se penche vers un sac dans lequel
il remue un objet. »
Elle
fit le geste de quelqu’un fouillant dans un sac ; la terreur était peinte
sur son visage, et Wronsky, se rappelant son propre rêve, sentit cette même
terreur l’envahir.
« Et
tout en cherchant il parlait vite, vite, en français, en grasseyant, tu
sais : « Il faut le battre, le fer, le broyer, le pétrir ». Je
cherchai à m’éveiller, mais ne me réveillai qu’en rêve, en me demandant ce que
cela signifiait. J’entendis alors quelqu’un me dire : « En couches,
vous mourrez en couches, ma petite mère ». Et enfin je revins à moi.
–
Quelles absurdités ! dit Wronsky, dissimulant mal son émotion.
–
N’en parlons plus, sonne, je vais faire servir du thé ; reste encore, nous
n’en avons plus pour longtemps. »
Mais
elle s’arrêta, et tout à coup l’horreur et l’effroi disparurent de son visage,
qui prit une expression de douceur attentive et sérieuse. Wronsky ne comprit
rien d’abord à cette transfiguration soudaine : elle venait de sentir une
vie nouvelle s’agiter dans son sein.
Après
la rencontre avec Wronsky, Alexis Alexandrovitch, comme c’était son projet,
s’était rendu à l’Opéra-Italien ; il y entendit deux actes, parla à tous
ceux à qui il devait parler, et, en rentrant chez lui, alla droit à sa chambre,
après avoir constaté l’absence de tout paletot d’uniforme dans le vestibule.
Contre
son habitude, au lieu de se coucher, il marcha de long en large jusqu’à trois
heures du matin ; la colère le tenait éveillé, car il ne pouvait pardonner
à sa femme de n’avoir pas rempli la seule condition qu’il lui eût imposée,
celle de ne pas recevoir son amant chez elle. Puisqu’elle n’avait pas tenu
compte de cet ordre, il devait la punir, exécuter sa menace, demander le divorce,
et lui retirer son fils. Cette menace n’était pas d’une exécution aisée, mais
il voulait tenir parole : la comtesse Lydie avait souvent fait allusion à
ce moyen de sortir de sa déplorable situation, et le divorce était devenu
récemment d’une facilité pratique si perfectionnée qu’Alexis Alexandrovitch entrevoyait
la possibilité d’éluder les principales difficultés de forme.
Un
malheur ne venant jamais seul, il éprouvait tant d’ennuis relativement à la
question soulevée par lui sur les étrangers, qu’il se sentait depuis quelque
temps dans un état d’irritation perpétuelle. Il passa la nuit sans dormir, sa
colère grandissant toujours, et ce fut avec une véritable exaspération qu’il
quitta son lit, s’habilla à la hâte, et se rendit chez Anna aussitôt qu’il la
sut levée. Il craignait de perdre l’énergie dont il avait besoin, et ce fut en
quelque sorte à deux mains qu’il porta la coupe de ses griefs, afin qu’elle ne
débordât pas en route.
Anna,
qui croyait connaître à fond son mari, fut saisie en le voyant entrer le front
sombre, les yeux tristement fixés devant lui sans la regarder, et les lèvres
serrées avec mépris. Jamais elle n’avait vu autant de décision dans son
maintien. Il entra sans lui souhaiter le bonjour, et alla droit au secrétaire,
dont il ouvrit le tiroir.
« Que
vous faut-il ? s’écria Anna.
–
Les lettres de votre amant.
–
Elles ne sont pas là, » dit-elle en fermant le tiroir. Mais il comprit au
mouvement qu’elle fit, qu’il avait deviné juste, et, repoussant brutalement sa
main, il s’empara du portefeuille dans lequel Anna gardait ses papiers
importants ; malgré les efforts de celle-ci pour le reprendre, il la tint
à distance.
« Asseyez-vous,
j’ai besoin de vous parler », dit-il, et il mit le portefeuille sous son
bras et le serra si fortement du coude que son épaule en fut soulevée !
Anna
le regarda, étonnée et effrayée.
« Ne
vous avais-je pas défendu de recevoir votre amant chez vous ?
–
J’avais besoin de le voir pour… »
Elle
s’arrêta, ne trouvant pas d’explication plausible.
« Je
n’entre pas dans ces détails, et n’ai aucun désir de savoir pourquoi une femme
a besoin de voir son amant.
–
Je voulais seulement, dit-elle rougissant et sentant que la grossièreté de son
mari lui rendait son audace… Est-il possible que vous ne sentiez pas combien il
vous est facile de me blesser ?
–
On ne blesse qu’un honnête homme ou une honnête femme, mais dire d’un voleur
qu’il est un voleur, n’est que la constatation d’un fait.
–
Voilà un trait de cruauté que je ne vous connaissais pas.
–
Ah, vous trouvez un mari cruel lorsqu’il laisse à sa femme une liberté entière,
sous la seule condition de respecter les convenances ? Selon vous, c’est
de la cruauté ?
–
C’est pis que cela, c’est de la lâcheté, si vous tenez à le savoir, s’écria
Anna avec emportement, et elle se leva pour sortir.
–
Non, – cria-t-il d’une voix perçante, la forçant à se rasseoir, et lui prenant
le bras ; ses grands doigts osseux la serraient si durement qu’un des
bracelets d’Anna s’imprima en rouge sur sa peau. – De la lâcheté ? cela
s’applique à celle qui abandonne son fils et son mari pour un amant, et n’en
mange pas moins le pain de ce mari. »
Anna
baissa la tête ; la justesse de ces paroles l’écrasait ; elle n’osa
plus, comme la veille, accuser son mari d’être de trop, et elle répondit
doucement :
« Vous
ne pouvez juger ma position plus sévèrement que je ne la juge moi-même ;
mais pourquoi me dites-vous cela ?
–
Pourquoi je vous le dis ? continua-t-il avec colère : c’est afin que
vous sachiez que, puisque vous ne tenez aucun compte de ma volonté, je vais
prendre les mesures nécessaires pour mettre fin à cette situation.
–
Bientôt, bientôt, elle se terminera d’elle-même, dit Anna les yeux pleins de
larmes à l’idée de cette mort qu’elle sentait prochaine, et maintenant si
désirable.
–
Plus tôt même que vous et votre amant ne l’aviez imaginé ! Ah ! vous
cherchez la satisfaction des passions sensuelles…
–
Alexis Alexandrovitch ! C’est, peu généreux, peu convenable de frapper quelqu’un
à terre !
–
Oh ! vous ne pensez jamais qu’à vous ; les souffrances de celui qui a
été votre mari vous intéressent peu ; qu’importe que sa vie soit
bouleversée, qu’il souffre… »
Dans
son émotion, Alexis Alexandrovitch parlait si vite qu’il bredouillait, et ce
bredouillement parut comique à Anna, qui se reprocha cependant aussitôt de
pouvoir être sensible au ridicule dans un moment pareil. Pour la première fois,
et pendant un instant, elle comprit la souffrance de son mari et le plaignit.
Mais que pouvait-elle dire et faire, sinon se taire et baisser la tête ?
Lui aussi se tut, puis reprit d’une voix sévère, en soulignant des mots qui
n’avaient aucune importance spéciale :
« Je
suis venu vous dire… »
Elle
jeta un regard sur lui, et, se rappelant son bredouillement, se dit :
« Non, cet homme aux yeux mornes, si plein de lui-même, ne peut rien
sentir, j’ai été le jouet de mon imagination. »
« Je
ne puis changer, murmura-t-elle.
–
Je suis venu vous prévenir que je partais pour Moscou, et que je ne rentrerai
plus dans cette maison ; vous apprendrez les résolutions auxquelles je me
serai arrêté, par l’avocat qui se chargera des préliminaires du divorce. Mon
fils ira chez une de mes parentes, ajouta-t-il, se rappelant avec effort ce
qu’il voulait dire relativement à l’enfant.
–
Vous prenez Serge pour me faire souffrir, balbutia-t-elle en levant les yeux
sur lui ; vous ne l’aimez pas, laissez-le-moi !
–
C’est vrai, la répulsion que vous m’inspirez rejaillit sur mon fils : mais
je le garderai néanmoins. Adieu. »
Il
voulut sortir, elle le retint.
« Alexis
Alexandrovitch, laissez-moi Serge, dit-elle encore : je ne vous demande
que cela ; laissez-le jusqu’à ma délivrance… »
Alexis
Alexandrovitch rougit, repoussa le bras qui le retenait et partit sans répondre.
Le
salon de réception de l’avocat célèbre chez lequel se rendit Alexis Alexandrovitch
était plein de monde lorsqu’il y entra. Trois dames, l’une vieille, l’autre
jeune et la troisième appartenant visiblement à la classe des marchands, y
attendaient, ainsi qu’un banquier allemand portant au doigt une grosse bague,
un marchand à longue barbe, et un tchinovnick revêtu de son uniforme, avec une
décoration au cou ; l’attente avait évidemment été longue pour tous.
Deux
secrétaires écrivaient en faisant grincer leurs plumes ; l’un d’eux tourna
la tête d’un air mécontent vers le nouvel arrivé et, sans se lever, lui demanda
en clignant des yeux :
« Que
désirez-vous ?
–
Je voudrais parler à M. l’avocat.
–
Il est occupé, – répondit sévèrement le secrétaire en désignant avec sa plume
ceux qui attendaient déjà ; et il se remit à écrire.
–
Ne trouvera-t-il un pas moment pour me recevoir ? demanda Alexis Alexandrovitch.
–
M. l’avocat n’a pas un instant de liberté ; il est toujours occupé,
veuillez attendre.
–
Ayez la bonté de lui passer ma carte », dit Alexis Alexandrovitch avec
dignité, voyant que l’incognito était impossible à garder.
Le
secrétaire prit la carte, l’examina d’un air mécontent, et sortit.
Alexis
Alexandrovitch approuvait en principe la réforme judiciaire, mais critiquait
certains détails, autant qu’il était capable de critiquer une institution
sanctionnée, par le pouvoir suprême ; en toutes choses il admettait
l’erreur comme un mal inévitable, auquel on pouvait dans certains cas porter
remède ; mais la position importante faite aux avocats par cette réforme
avait toujours été l’objet de sa désapprobation, et l’accueil qu’on lui faisait
ne détruisait pas ses préventions.
« M. l’avocat
va venir », dit en rentrant le secrétaire.
Effectivement,
au bout de deux minutes, la porte s’ouvrit, et l’avocat parut, escortant un
vieux jurisconsulte maigre.
L’avocat
était un petit homme chauve, trapu, avec une barbe noire tirant sur le roux, un
front bombé, et de gros sourcils clairs. Sa toilette, depuis sa cravate et sa
chaîne de montre double, jusqu’au bout de ses bottines vernies, était celle
d’un jeune premier. Sa figure était intelligente et vulgaire, sa mise
prétentieuse et de mauvais goût.
« Veuillez
entrer », dit-il en se tournant vers Alexis Alexandrovitch, et, le faisant
passer devant lui, il ferma la porte.
Il
avança un fauteuil près de son bureau chargé de papiers, pria Alexis Alexandrovitch
de s’asseoir, et, frottant l’une contre l’autre ses mains courtes et velues, il
s’installa devant le bureau dans une pose attentive. Mais, à peine assis, une
mite vola au-dessus de la table, et le petit homme, avec une vivacité inattendue,
la happa au vol ; puis il reprit bien vite sa première attitude.
« Avant
de commencer à vous expliquer mon affaire, dit Alexis Alexandrovitch suivant
d’un œil étonné les mouvements de l’avocat, permettez-moi de vous faire
observer que le sujet qui m’amène doit rester secret entre nous. »
Un
imperceptible sourire effleura les lèvres de l’avocat.
« Si
je n’étais pas capable de garder un secret, je ne serais pas avocat,
dit-il ; mais si vous désirez être assuré…
Alexis
Alexandrovitch jeta un regard sur lui et crut remarquer que ses yeux gris
pleins d’intelligence avaient tout deviné.
« Vous
connaissez mon nom ?
–
Je sais combien vos services sont utiles à la Russie », répondit en
s’inclinant l’avocat, après avoir attrapé une seconde mite.
Alexis
Alexandrovitch soupira ; il se décidait avec peine à parler ; mais,
lorsqu’il eut commencé, il continua sans hésitation, de sa voix claire et
perçante, en insistant sur certains mots.
« J’ai
le malheur, commença-t-il, d’être un mari trompé. Je voudrais rompre légalement
par un divorce les liens qui m’unissent à ma femme, et surtout séparer mon fils
de sa mère. »
Les
yeux gris de l’avocat faisaient leur possible pour rester sérieux ; mais
Alexis Alexandrovitch ne put se dissimuler qu’ils étaient pleins d’une joie qui
ne provenait pas uniquement de la perspective d’une bonne affaire :
c’était de l’enthousiasme, du triomphe, quelque chose comme l’éclat qu’il avait
remarqué dans les yeux de sa femme.
« Vous
désirez mon aide pour obtenir le divorce ?
–
Précisément ; mais je risque peut-être d’abuser de votre attention, car je
ne suis préalablement venu que pour vous consulter ; je tiens à rester
dans de certaines bornes, et renoncerais au divorce s’il ne pouvait se
concilier avec les formes que je veux garder.
–
Oh ! vous demeurerez toujours parfaitement libre », répondit
l’avocat.
Le
petit homme, pour ne pas offenser son client par une gaieté que son visage
cachait mal, fixa ses yeux sur les pieds d’Alexis Alexandrovitch, et, quoiqu’il
aperçût du coin de l’œil une mite voler, il retint ses mains, par respect pour
la situation.
« Les
lois qui régissent le divorce me sont connues dans leurs traits généraux, dit
Karénine, mais j’aurais voulu savoir les diverses formes usitées dans la
pratique.
–
En un mot vous désirez apprendre par quelles voies vous pourriez obtenir un
divorce légal ? » dit l’avocat entrant avec un certain plaisir dans
le ton de son client ; et, sur un signe affirmatif de celui-ci, il
continua, en jetant de temps en temps un regard furtif sur la figure d’Alexis
Alexandrovitch que l’émotion tachetait de plaques rouges :
« Le
divorce, selon nos lois, – il eut une nuance de dédain pour : nos lois, –
est possible, comme vous le savez, dans les trois cas suivants… – Qu’on
attende ! » s’écria-t-il à la vue de son secrétaire qui entr’ouvrait
la porte. Il se leva cependant, alla lui dire quelques mots et revint
s’asseoir ; « … dans les trois cas suivants ; défaut physique
d’un des époux, disparition de l’un d’eux pendant cinq ans, – il pliait, en
faisant cette énumération, ses gros doigts velus l’un après l’autre, – et enfin
l’adultère (il prononça ce mot d’un ton satisfait). Voilà le côté
théorique ; mais je pense qu’en me faisant l’honneur de me consulter c’est
le côté pratique que vous désirez connaître ? Aussi, le cas de défaut
physique et d’absence d’un des conjoints n’existant pas, autant que j’ai pu le
comprendre… ? »
Alexis
Alexandrovitch inclina affirmativement la tête.
« Reste
l’adultère de l’un des deux époux, auquel cas l’une des parties doit se
reconnaître coupable envers l’autre, faute de quoi il ne reste que le flagrant
délit. Ce dernier cas, j’en conviens, se rencontre rarement dans la
pratique. »
L’avocat
se tut et regarda son client de l’air d’un armurier qui expliquerait à un
acheteur l’usage de deux pistolets de modèles différents, en lui laissant la
liberté du choix. Alexis Alexandrovitch gardant le silence, il continua :
« Le
plus simple, le plus raisonnable, est, selon moi, de reconnaître l’adultère par
consentement mutuel. Je n’oserais parler ainsi à tout le monde, mais je suppose
que nous nous comprenons. »
Alexis
Alexandrovitch était si troublé que l’avantage de la dernière combinaison que
lui proposait l’avocat lui échappait complètement, et l’étonnement se peignit
sur son visage ; l’homme de loi vint aussitôt à son aide.
« Je
suppose que deux époux ne puissent plus vivre ensemble : si tous deux
consentent au divorce, les détails et les formalités deviennent sans
importance. Ce moyen est le plus simple et le plus sûr. »
Alexis
Alexandrovitch comprit cette fois, mais ses sentiments religieux s’opposaient à
cette mesure.
« Dans
le cas présent ce moyen est hors de question, dit-il. Des preuves, comme une
correspondance, peuvent-elles établir indirectement l’adultère ? Ces
preuves-là sont en ma possession. »
L’avocat
fit en serrant les lèvres une exclamation tout à la fois de compassion et de
dédain.
« Veuillez
ne pas oublier que les affaires de ce genre sont du ressort de notre haut
clergé, dit-il. Nos archiprêtres aiment fort à se noyer dans de certains
détails, – ajouta-t-il avec un sourire de sympathie pour le goût de ces bons
Pères, – et les preuves exigent des témoins. Si vous me faites l’honneur de me
confier votre affaire, il faut me laisser le choix des mesures à prendre. Qui
veut la fin, veut les moyens. »
Alexis
Alexandrovitch se leva, très pâle, tandis que l’avocat courait encore vers la
porte répondre à une nouvelle interruption de son secrétaire.
« Dites-lui
donc que nous ne sommes pas dans une boutique », cria-t-il avant de revenir
à sa place, et il attrapa chemin faisant une mite en murmurant
tristement : « Jamais mon reps n’y résistera ! »
« Vous
me faisiez, l’honneur de me dire… ?
–
Je vous écrirai à quel parti je m’arrête, répondit Alexis Alexandrovitch
s’appuyant à la table, et puisque je puis conclure de vos paroles que le
divorce est possible, je vous serais obligé de me faire connaître vos
conditions.
–
Tout est possible si vous voulez bien me laisser une entière liberté d’action,
dit l’avocat éludant la dernière question. Quand puis-je compter sur une
communication de votre part ? demanda-t-il en reconduisant son client,
avec des yeux aussi brillants que ses bottes.
–
Dans huit jours. Vous aurez alors la bonté de me faire savoir si vous acceptez
l’affaire, et à quelles conditions.
–
Parfaitement. »
L’avocat
salua respectueusement, fit sortir son client, et, resté seul, sa joie déborda ;
il était si content qu’il fit, contrairement à tous ses principes, un rabais à
une dame habile dans l’art de marchander. Il oublia même les mites, résolu à
recouvrir, l’hiver suivant, son meuble de velours, comme chez son confrère
Séganine.
La
brillante victoire remportée par Alexis Alexandrovitch dans la séance du 17
août avait eu des suites fâcheuses. La nouvelle commission, nommée pour étudier
la situation des populations étrangères, avait agi avec une promptitude qui
frappa Karénine ; au bout de trois mois elle présentait déjà son
rapport ! L’état de ces populations se trouvait étudié aux points de vue
politique, administratif, économique, ethnographique, matériel et religieux.
Chaque question était suivie d’une réponse admirablement rédigée et ne pouvant
laisser subsister aucun doute, car ces réponses n’étaient pas l’œuvre de
l’esprit humain, toujours sujet à l’erreur, mais d’une bureaucratie pleine
d’expérience. Ces réponses se basaient sur des données officielles, telles que
rapports des gouverneurs et des archevêques, basés eux-mêmes sur les rapports
des chefs de district et des surintendants ecclésiastiques, basés à leur tour
sur les rapports des administrations communales et des paroisses de campagne.
Comment douter de leur exactitude ? Des questions comme celles-ci :
« Pourquoi les récoltes sont-elles mauvaises ? » et
« Pourquoi les habitants de certaines localités s’obstinent-ils à
pratiquer leur religion ? » questions que la machine officielle
pouvait seule résoudre, et auxquelles des siècles n’auraient pas trouvé de
réponses, furent clairement résolues, conformément aux opinions d’Alexis
Alexandrovitch.
Mais
Strémof, piqué au vif, avait imaginé une tactique à laquelle son adversaire ne
s’attendait pas : entraînant plusieurs membres du comité à sa suite, il
passa tout à coup dans le camp de Karénine, et, non content d’appuyer les
mesures proposées par celui-ci avec chaleur, il en proposa d’autres, dans le
même sens, qui dépassèrent de beaucoup les intentions d’Alexis Alexandrovitch.
Poussées
à l’extrême, ces mesures parurent si absurdes, que le gouvernement, l’opinion
publique, les dames influentes, les journaux, furent tous indignés, et leur
mécontentement rejaillit sur le père de la commission, Karénine.
Enchanté
du succès de sa ruse, Strémof prit un air innocent, s’étonna des résultats obtenus,
et se retrancha derrière la foi aveugle que lui avait inspirée le plan de son
collègue. Alexis Alexandrovitch, quoique malade et très affecté de tous ces ennuis,
ne se rendit pas. Une scission se produisit au sein du comité ; les uns,
avec Strémof, expliquèrent leur erreur par un excès de confiance, et
déclarèrent les rapports de la commission d’inspection absurdes ; les
autres, avec Karénine, redoutant cette façon révolutionnaire de traiter une
commission, la soutinrent. Les sphères officielles, et même la société, virent
s’embrouiller cette intéressante question à tel point, que la misère et la
prospérité des populations étrangères devinrent également problématiques. La
position de Karénine, déjà minée par le mauvais effet que produisaient ses malheurs
domestiques, parut chanceler. Il eut alors le courage de prendre une résolution
hardie : au grand étonnement de la commission il déclara qu’il demandait
l’autorisation d’aller étudier lui-même ces questions sur les lieux, et,
l’autorisation lui ayant été accordée, il partit pour un gouvernement lointain.
Ce
départ fit grand bruit, d’autant plus qu’il refusa officiellement les frais de
déplacement fixés à douze chevaux de poste.
Alexis
Alexandrovitch passa par Moscou et s’y arrêta trois jours.
Le
lendemain de son arrivée, comme il venait de rendre visite au général gouverneur,
il s’entendit héler, dans la rue des Gazettes, à l’endroit où se croisent en
grand nombre les voitures de maîtres et les isvostchiks, et, se retournant à
l’appel d’une voix gaie et sonore, il aperçut Stépane Arcadiévitch sur le trottoir.
Vêtu d’un paletot à la dernière mode, le chapeau avançant sur son front
brillant de jeunesse et de santé, il appelait avec une telle persistance, que
Karénine dut s’arrêter. Dans la voiture, à la portière de laquelle Stépane
Arcadiévitch s’appuyait, était une femme en chapeau de velours avec deux
enfants ; elle faisait des gestes de la main en souriant amicalement.
C’étaient Dolly et ses enfants.
Alexis
Alexandrovitch ne comptait pas voir de monde à Moscou, le frère de sa femme
moins que personne ; aussi voulut-il continuer son chemin après avoir
salué ; mais Oblonsky fit signe au cocher d’arrêter et courut dans la
neige jusqu’à la voiture.
« Depuis
quand es-tu ici ? N’est-ce pas un péché de ne pas nous prévenir ?
J’ai vu hier soir chez Dusseaux le nom de Karénine sur la liste des arrivants,
et l’idée ne m’est pas venue que ce fût toi, dit-il en passant sa tête à la
portière et en secouant la neige de ses pieds en les frappant l’un contre
l’autre. Comment ne pas nous avoir avertis ?
–
Le temps m’a manqué, je suis très occupé, répondit sèchement Alexis
Alexandrovitch.
–
Viens voir ma femme, elle le désire beaucoup. »
Karénine
ôta le plaid qui recouvrait ses jambes frileuses et, quittant sa voiture, se
fraya un chemin dans la neige jusqu’à celle de Dolly.
« Que
se passe-t-il donc, Alexis Alexandrovitch, pour que vous nous évitiez ainsi ?
dit celle-ci en souriant.
–
Charmé de vous voir, répondit Karénine d’un ton qui prouvait clairement le
contraire. Et votre santé ?
–
Que fait ma chère Anna ? »
Alexis
Alexandrovitch murmura quelques mots et voulut se retirer, mais Stépane
Arcadiévitch l’en empêcha.
« Sais-tu
ce que nous allons faire ? Dolly, invite-le à dîner pour demain avec
Kosnichef et Pestzoff, l’élite de l’intelligence moscovite.
–
Venez, je vous en prie, dit Dolly, nous vous attendrons à l’heure qui vous
conviendra, à cinq, à six heures, comme vous voudrez. Et ma chère Anna, il y a
si longtemps…
–
Elle va bien, murmura encore Alexis Alexandrovitch en fronçant le sourcil. Très
heureux de vous avoir rencontrée. »
Et
il regagna sa voiture.
« Vous
viendrez ? » cria encore Dolly. Karénine répondit quelques mots qui
ne parvinrent pas jusqu’à elle.
« J’entrerai
chez toi demain ! » cria aussi Stépane Arcadiévitch.
Alexis
Alexandrovitch s’enfonça dans sa voiture comme s’il eût voulu y disparaître.
« Quel
original ! » dit Stépane Arcadiévitch à Dolly ; et regardant sa
montre il fit un petit signe d’adieu caressant à sa femme et à ses enfants, et
s’éloigna d’un pas ferme.
« Stiva,
Stiva ! lui cria Dolly en rougissant.
Il
se retourna.
« Et
l’argent pour les paletots des enfants ?
–
Tu diras que je passerai. »
Et
il disparut, saluant gaiement au passage quelques personnes de connaissance.
Le
lendemain, c’était un dimanche, Stépane Arcadiévitch, entra au Grand-Théâtre
pour y assister à la répétition du ballet ; et, profitant de la
demi-obscurité des coulisses, il offrit à une jolie danseuse qui débutait sous
sa protection la parure de corail qu’il lui avait promise la veille. Il eut
même le temps d’embrasser le visage radieux de la jeune fille, et de convenir
avec elle du moment où il viendrait la prendre, après le ballet, pour l’emmener
souper. Du théâtre, Stépane Arcadiévitch se rendit au marché pour y choisir
lui-même du poisson et des asperges pour le dîner, et à midi il était chez
Dusseaux, où trois voyageurs de ses amis avaient eu l’heureuse idée de se
loger : Levine, de retour de son voyage, un nouveau chef fraîchement
débarqué à Moscou pour une inspection, et enfin son beau-frère Karénine.
Stépane
Arcadiévitch aimait à bien dîner ; mais ce qu’il préférait encore, c’était
d’offrir chez lui à quelques convives choisis un petit repas bien ordonné. Le
menu qu’il combinait ce jour-là lui souriait : du poisson bien frais, des
asperges, et comme pièce de résistance un simple mais superbe roastbeef. Quant
aux convives, il comptait réunir Kitty et Levine et, afin de dissimuler cette
rencontre, une cousine et le jeune Cherbatzky ; le plat de résistance
parmi les invités devait être Serge Kosnichef, le philosophe moscovite, joint à
Karénine, l’homme d’action pétersbourgeois. Pour servir de trait d’union entre
eux, il avait encore invité Pestzoff, un charmant jeune homme de cinquante ans,
enthousiaste, musicien, bavard, libéral, qui mettrait tout le monde en train.
La
vie souriait en ce moment à Stépane Arcadiévitch ; l’argent rapporté par
la vente du bois n’était pas entièrement dépensé ; Dolly depuis quelque
temps était charmante : tout aurait été pour le mieux, si deux choses ne
l’avaient désagréablement impressionné, sans toutefois troubler sa belle
humeur : d’abord l’accueil sec de son beau-frère : en rapprochant la
froideur d’Alexis Alexandrovitch de certains bruits qui étaient parvenus jusqu’à
lui sur les relations de sa sœur avec Wronsky, il devinait un incident grave
entre le mari et la femme. Le second point noir était l’arrivée du nouveau chef
auquel on faisait une réputation inquiétante d’exigence et de sévérité.
Infatigable au travail, il passait encore pour être bourru, et absolument
opposé aux tendances libérales de son prédécesseur, tendances que Stépane
Arcadiévitch avait partagées. La première présentation avait eu lieu la veille,
en uniforme, et Oblonsky avait été si cordialement reçu qu’il jugeait de son
devoir de faire une visite non officielle. Comment serait-il reçu cette
fois ? il s’en préoccupait, mais sentait instinctivement que tout
s’arrangerait parfaitement. « Bah ! pensait-il, ne sommes-nous pas
tous pécheurs ? pourquoi nous chercherait-il noise ? »
Stépane
Arcadiévitch entra d’abord chez Levine. Celui-ci était debout au milieu de sa
chambre, et prenait avec un paysan la mesure d’une peau d’ours.
« Ah !
vous en avez tué un ! cria Stépane Arcadiévitch en entrant. La belle
pièce ! Une ourse ! Bonjour, Archip ! – et s’asseyant en paletot
et en chapeau il tendit la main au paysan.
–
Ôte donc ton paletot et reste un moment, dit Levine.
–
Je n’ai pas le temps, je suis entré pour un instant, – répondit Oblonsky, ce
qui ne l’empêcha pas de déboutonner son paletot, puis de l’ôter, et de rester
toute une heure à bavarder avec Levine sur sa chasse et sur d’autres sujets.
–
Dis-moi ce que tu as fait à l’étranger : où as-tu été ? demanda-t-il
lorsque le paysan fut parti.
–
J’ai été en Allemagne, en France, en Angleterre, mais seulement dans les centres
manufacturiers et pas dans les capitales. J’ai vu beaucoup de choses intéressantes.
–
Oui, oui, je sais, tes idées d’associations ouvrières.
–
Oh non, il n’y a pas de question ouvrière pour nous : la seule question
importante pour la Russie est celle des rapports du travailleur avec la
terre ; elle existe bien là-bas aussi, mais les raccommodages y sont
impossibles, tandis qu’ici… »
Oblonsky
écoutait avec attention.
« Oui,
oui, il est possible que tu aies raison, mais l’essentiel est de revenir en
meilleure disposition ; tu chasses l’ours, tu travailles, tu
t’enthousiasmes, tout va bien. Cherbatzky m’avait dit t’avoir rencontré sombre
et mélancolique, ne parlant que de mort.
–
C’est vrai, je ne cesse de penser à la mort, répondit Levine, tout est vanité,
il faut mourir ! J’aime le travail, mais quand je pense que cet univers,
dont nous nous croyons les maîtres, se compose d’un peu de moisissure couvrant
la surface de la plus petite des planètes ! Quand je pense que nos idées,
nos œuvres, ce que nous croyons faire de grand, sont l’équivalent de quelques
grains de poussière !…
–
Tout cela est vieux comme le monde, frère !
–
C’est vieux, mais quand cette idée devient claire pour nous, combien la vie paraît
misérable ! Quand on sait que la mort viendra, qu’il ne restera rien de
nous, les choses les plus importantes semblent aussi mesquines que le fait de
tourner cette peau d’ours ! C’est pour ne pas penser à la mort qu’on
chasse, qu’on travaille, qu’on cherche à se distraire. »
Stépane
Arcadiévitch sourit et regarda Levine de son regard caressant :
« Tu
vois bien que tu avais tort en tombant sur moi parce que je cherchais des
jouissances dans la vie ! Ne sois pas si sévère, ô moraliste !
–
Ce qu’il y a de bon dans la vie… répondit Levine s’embrouillant. Au fond je ne
sais qu’une chose, c’est que nous mourrons bientôt.
–
Pourquoi bientôt ?
–
Et sais-tu ? la vie offre, il est vrai, moins de charme quand on pense
ainsi à la mort, mais elle a plus de calme.
–
Il faut jouir de son reste, au contraire… Mais, dit Stépane Arcadiévitch en se
levant pour la dixième fois, je me sauve.
–
Reste encore un peu ! dit Levine en le retenant ; quand nous
reverrons-nous maintenant ? Je pars demain.
– Et
moi qui oubliais le sujet qui m’amène ! Je tiens absolument à ce que tu
viennes dîner avec nous aujourd’hui ; ton frère sera des nôtres, ainsi que
mon beau-frère Karénine.
–
Il est ici ? – demanda Levine, mourant d’envie d’avoir des nouvelles de
Kitty ; il savait qu’elle avait été à Pétersbourg au commencement de
l’hiver, chez sa sœur mariée à un diplomate. – Tant pis, pensa-t-il :
qu’elle soit revenue ou non, j’accepterai.
–
Viendras-tu ?
–
Certainement.
– À
cinq heures, en redingote. »
Et
Stépane Arcadiévitch se leva et descendit chez son nouveau chef. Son instinct
ne l’avait pas trompé ; cet homme terrible se trouva être un bon garçon,
avec lequel il déjeuna et s’attarda à causer, si bien qu’il était près de
quatre heures lorsqu’il entra chez Alexis Alexandrovitch.
Alexis
Alexandrovitch, en rentrant de la messe, passa toute la matinée chez lui. Il
avait deux affaires à terminer ce jour-là : d’abord à recevoir une
députation d’étrangers, puis une lettre à écrire à son avocat, comme il le lui avait
promis.
Il
discuta longuement avec les membres de la députation, les entendit exposer
leurs réclamations et leurs besoins, leur traça un programme dont ils ne
devaient à aucun prix se départir dans leurs démarches auprès du gouvernement,
et finalement les adressa à la comtesse Lydie, qui devait les guider à Pétersbourg :
la comtesse avait la spécialité des députations, et s’entendait mieux que
personne à les piloter. Quand il eut congédié son monde, Alexis Alexandrovitch
écrivit à son avocat, lui donna ses pleins pouvoirs, et lui envoya trois
billets de Wronsky et un d’Anna, trouvés dans le portefeuille.
Au
moment de cacheter sa lettre, il entendit la voix sonore de Stépane Arcadiévitch
demandant au domestique si son beau-frère recevait, et insistant pour être
annoncé.
« Tant
pis, pensa Alexis Alexandrovitch, ou plutôt tant mieux, je lui dirai ce qui en
est, et il comprendra que je ne puis dîner chez lui.
–
Fais entrer, cria-t-il en rassemblant ses papiers et les serrant dans un
buvard.
–
Tu vois bien que tu mens, – dit la voix de Stépane Arcadiévitch au domestique,
et, ôtant son paletot tout en marchant, il entra chez Alexis Alexandrovitch.
–
Je suis enchanté de te trouver, commença-t-il gaiement, j’espère…
–
Il m’est impossible d’y aller », répondit sèchement Alexis Alexandrovitch,
recevant son beau-frère debout, sans l’engager à s’asseoir, résolu à adopter
avec le frère de sa femme les relations froides qui lui semblaient seules
convenables depuis qu’il était décidé au divorce. C’était oublier l’irrésistible
bonté de cœur de Stépane Arcadiévitch. Il ouvrit tout grands ses beaux yeux
brillants et clairs.
« Pourquoi
ne peux-tu pas venir ? Tu ne veux pas le dire ? demanda-t-il en
français avec quelque hésitation. Mais c’est chose promise, nous comptons sur
toi !
–
C’est impossible, parce que nos rapports de famille doivent être rompus.
–
Comment cela ? Pourquoi ? dit Oblonsky avec un sourire.
–
Parce que je songe à divorcer d’avec ma femme, votre sœur. Je dois… »
La
phrase n’était pas achevée que Stépane Arcadiévitch, contrairement à ce
qu’attendait son beau-frère, s’affaissait en poussant un grand soupir dans un
fauteuil.
« Alexis
Alexandrovitch, ce n’est pas possible, s’écria-t-il avec douleur.
–
C’est cependant vrai.
–
Pardonne-moi, je n’y puis croire. »
Alexis
Alexandrovitch s’assit ; il sentait que ses paroles n’avaient pas produit
le résultat voulu, et qu’une explication, même catégorique, ne changerait rien
à ses rapports avec Oblonsky.
« C’est
une cruelle nécessité, mais je suis forcé de demander le divorce, reprit-il.
–
Que veux-tu que je te dise ! te connaissant pour un homme de bien, et Anna
pour une femme d’élite, – excuse-moi de ne pouvoir changer mon opinion sur
elle, – je ne puis croire à tout cela : il y a là quelque malentendu.
–
Oh ! si ce n’était qu’un malentendu !
–
Permets, je comprends, mais je t’en supplie, ne te hâte pas.
–
Je n’ai rien fait avec précipitation, dit froidement Alexis
Alexandrovitch ; mais dans une question semblable on ne peut prendre
conseil de personne : je suis décidé.
– C’est
affreux ! soupira Stépane Arcadiévitch ; je t’en conjure : si,
comme je le comprends, l’affaire n’est pas encore entamée, ne fais rien avant
d’avoir causé avec ma femme. Elle aime Anna comme une sœur, elle t’aime, et
c’est une femme de sens. Par amitié pour moi, cause avec elle. »
Alexis
Alexandrovitch se tut et réfléchit ; Stépane Arcadiévitch respecta son silence ;
il le regardait avec sympathie.
« Pourquoi
ne pas venir dîner avec nous, au moins aujourd’hui ? Ma femme t’attend.
Viens lui parler ; c’est, je t’assure, une femme supérieure. Parle-lui, je
t’en conjure.
–
Si vous le désirez à ce point, j’irai, » dit en soupirant Alexis
Alexandrovitch.
Et
pour changer de conversation il demanda à Stépane Arcadiévitch ce qu’il pensait
de son nouveau chef, un homme encore jeune, dont l’avancement rapide avait
étonné. Alexis Alexandrovitch ne l’avait jamais aimé, et il ne pouvait se défendre
d’un sentiment d’envie, naturel chez un fonctionnaire sous le coup d’un
insuccès.
« C’est
un homme qui paraît être fort au courant des affaires et très actif.
–
Actif, c’est possible, mais à quoi emploie-t-il son activité ? est-ce à
faire du bien ou à détruire ce que d’autres ont fait avant lui ? Le fléau
de notre gouvernement, c’est cette bureaucratie paperassière dont Anitchkine
est un digne représentant.
–
En tout cas, il est très bon enfant, répondit Stépane Arcadiévitch. Je sors de
chez lui, nous avons déjeuné ensemble, et je lui ai appris à faire une boisson,
tu sais, avec du vin et des oranges. »
Stépane
Arcadiévitch consulta sa montre.
« Hé
bon Dieu, il est quatre heures passées ! et j’ai encore une visite à
faire ! C’est convenu, tu viens dîner, n’est-ce pas ? tu nous ferais,
à ma femme et à moi, un vrai chagrin en refusant. »
Alexis
Alexandrovitch reconduisit son beau-frère tout autrement qu’il ne l’avait
accueilli.
« Puisque
j’ai promis, j’irai, répondit-il mélancoliquement.
–
Merci, et j’espère que tu ne le regretteras pas. »
Et,
tout en remettant son paletot, Oblonsky secoua le domestique par la tête et
sortit.
Cinq
heures avaient sonné lorsque le maître de la maison rentra et rencontra à sa
porte Kosnichef et Pestzoff. Le vieux prince Cherbatzky, Karénine, Tourovtzine,
Kitty et le jeune Cherbatzky étaient déjà réunis au salon. La conversation y languissait.
Dolly, préoccupée du retard de son mari, ne parvenait pas à animer son monde,
que la présence de Karénine, en habit noir et cravate blanche selon l’usage pétersbourgeois,
glaçait involontairement.
Stépane
Arcadiévitch s’excusa gaiement et, avec sa bonne grâce habituelle, changea en
un clin d’œil l’aspect lugubre du salon ; il présenta ses invités l’un à
l’autre, leur fournit un sujet de conversation, la russification de la Pologne,
installa le vieux prince auprès de Dolly, complimenta Kitty sur sa beauté, et
alla jeter un coup d’œil sur la table et sur les vins.
Levine
le rencontra à la porte de la salle à manger.
« Suis-je
en retard ?
–
Peux-tu ne pas l’être ! répondit Oblonsky en le prenant par le bras.
–
Tu as beaucoup de monde ? Qui ? demanda Levine, rougissant
involontairement et secouant avec son gant la neige qui couvrait son chapeau.
–
Rien que la famille. Kitty est ici. Viens, que je te présente à
Karénine. »
Lorsqu’il
sut, à n’en pas douter, qu’il allait se trouver en présence de celle qu’il
n’avait pas revue depuis la soirée fatale, sauf pendant sa courte apparition en
voiture, Levine eut peur.
« Comment
sera-t-elle ? Comme autrefois ? Si Dolly avait dit vrai ? Et
pourquoi n’aurait-elle pas dit vrai ? » pensa-t-il.
« Présente-moi
à Karénine, je t’en prie », parvint-il enfin à balbutier, entrant au salon
avec le courage du désespoir.
Elle
était là, et tout autre que par le passé !
Au
moment où Levine entra, elle le vit, et sa joie fut telle que, tandis qu’il saluait
Dolly, la pauvre enfant crut fondre en larmes. Levine et Dolly s’en aperçurent.
Rougissant, pâlissant pour rougir encore, elle était si troublée que ses lèvres
tremblaient. Levine s’approcha pour la saluer ; elle lui tendit une main
glacée avec un sourire qui aurait passé pour calme, si ses yeux humides
n’eussent été si brillants.
« Il
y a bien longtemps que nous ne nous sommes vus, s’efforça-t-elle de dire.
–
Vous ne m’avez pas vu, mais moi je vous ai aperçue en voiture, sur la route de
Yergoushovo, venant du chemin de fer, répondit Levine rayonnant de bonheur.
–
Quand donc ? demanda-t-elle étonnée.
–
Vous alliez chez votre sœur, dit Levine, sentant la joie l’étouffer.
« Comment, pensa-t-il, ai-je pu croire à un sentiment qui ne fût pas innocent
dans cette touchante créature ? Daria Alexandrovna a eu raison. »
Stépane
Arcadiévitch vint lui prendre le bras pour l’amener vers Karénine.
« Permettez-moi
de vous faire faire connaissance, dit-il en les présentant l’un à l’autre.
–
Enchanté de vous retrouver ici, dit froidement Alexis Alexandrovitch en serrant
la main de Levine.
–
Hé quoi, vous vous connaissez ? demanda Oblonsky avec étonnement.
–
Nous avons fait route ensemble pendant trois heures, dit en souriant Levine, et
nous nous sommes quittés aussi intrigués qu’au bal masqué, moi du moins.
–
Vraiment ?… Messieurs, veuillez passer dans la salle à manger », dit
Stépane Arcadiévitch en se dirigeant vers la porte.
Les
hommes le suivirent et s’approchèrent d’une table où était servie la zakouska,
composée de six espèces d’eaux-de-vie, d’autant de variétés de fromages, ainsi
que de caviar, de hareng, de conserves, et d’assiettées de pain français, coupé
en tranches minces.
Les
hommes mangèrent debout autour de la table et, en attendant le dîner, la
russification de la Pologne commençait à languir. Au moment de quitter le
salon, Alexis Alexandrovitch démontrait que les principes élevés introduits par
l’administration russe pouvaient seuls obtenir ce résultat. Pestzoff soutenait
qu’une nation ne peut s’en assimiler une autre qu’à condition de l’emporter en
densité de population. Kosnichef, avec certaines restrictions, partageait les
deux avis, et pour clore cette conversation trop sérieuse par une plaisanterie,
il ajouta en souriant :
« Le
plus logique, pour nous assimiler les étrangers, me semblerait donc être
d’avoir autant d’enfants que possible. C’est là où mon frère et moi sommes en
défaut, tandis que vous, messieurs, et surtout Stépane Arcadiévitch, agissez en
bons patriotes. Combien en avez-vous ? » demanda-t-il à celui-ci en
lui tendant un petit verre à liqueur.
Chacun
rit, Oblonsky plus que personne.
« Fais-tu
encore de la gymnastique ? dit Oblonsky en prenant Levine par le bras, et,
sentant les muscles vigoureux de son ami se tendre sous le drap de la redingote :
Quel biceps ! tu es un vrai Samson.
–
Pour chasser l’ours, il faut, je suppose, être doué d’une force
remarquable ? » demanda Alexis Alexandrovitch, dont les notions sur
cette chasse étaient de l’ordre le plus vague.
Levine
sourit :
« Nullement :
un enfant peut tuer un ours ; – et il recula avec un léger salut pour
faire place aux dames qui s’approchaient de la table.
–
On m’a dit que vous veniez de tuer un ours ? dit Kitty, cherchant à piquer
de sa fourchette un champignon récalcitrant, et découvrant un peu son joli bras
en rejetant la dentelle de sa manche. Y a-t-il vraiment des ours chez
vous ? » ajouta-t-elle en tournant à demi vers lui sa jolie tête
souriante.
Combien
ces paroles, peu remarquables par elles-mêmes, ce son de voix, ces mouvements
de mains, de bras et de tête, avaient de charme pour lui ! Il y voyait une
prière, un acte de confiance, une caresse douce et timide, une promesse, une
espérance, même une preuve d’amour qui l’étouffait de bonheur.
« Oh
non, nous avons été chasser dans le gouvernement de Tver, et c’est en revenant
de là que j’ai rencontré en wagon votre beau-frère, le beau-frère de Stiva,
dit-il en souriant. La rencontre a été comique. »
Et
il raconta gaiement et plaisamment comment, après avoir veillé la moitié de la
nuit, il était entré de force, en touloupe, dans le wagon de Karénine.
« Le
conducteur voulait m’éconduire à cause de ma tenue ; j’ai du me fâcher, et
vous, monsieur, dit-il en se tournant vers Karénine, après m’avoir un moment
jugé sur mon costume, avez pris ma défense, ce dont je vous ai été bien
reconnaissant.
–
Les droits des voyageurs au choix de leurs places sont trop peu déterminés en
général, dit Alexis Alexandrovitch en s’essuyant le bout des doigts avec son
mouchoir, après avoir mangé une fine tranche de pain et de fromage.
–
Oh, j’ai bien remarqué votre hésitation, répondit en souriant Levine :
c’est pourquoi je me suis hâté d’entamer un sujet de conversation sérieux pour
faire oublier ma peau de mouton. »
Kosnichef,
qui causait avec la maîtresse de la maison tout en prêtant l’oreille à la
conversation, tourna la tête vers son frère. « D’où lui viennent ces airs
conquérants ? » pensa-t-il.
Et
en effet il semblait que Levine se sentît pousser des ailes ! Car elle
l’écoutait, elle prenait plaisir à l’entendre parler ; tout autre
intérêt disparaissait devant celui-là. Il était seul avec elle, non seulement
dans cette chambre, mais dans l’univers entier, et planait à des hauteurs
vertigineuses, tandis qu’en bas, au-dessous d’eux, s’agitaient ces excellentes
gens, Oblonsky, Karénine, et le reste de l’humanité.
Stépane
Arcadiévitch, en plaçant son monde à table, sembla complètement oublier Levine
et Kitty, puis, se rappelant soudain leur existence, il les mit l’un auprès de
l’autre.
Le
dîner, servi avec élégance, car Stépane Arcadiévitch y tenait beaucoup, réussit
complètement. Le potage Marie-Louise, accompagné de petits pâtés qui fondaient
dans la bouche, fut parfait, et Matvei, avec deux domestiques en cravate
blanche, fit le service adroitement et sans bruit.
Le
succès ne fut pas moindre au point de vue de la conversation : tantôt générale,
tantôt particulière, elle ne tarit pas, et lorsque, le dîner fini, on quitta la
table, Alexis Alexandrovitch lui-même était dégelé.
Pestzoff,
qui aimait à discuter une question à fond, n’avait pas été content de
l’interruption de Kosnichef ; il trouvait qu’on ne lui avait pas suffisamment
laissé expliquer sa pensée.
« En
parlant de la densité de la population, je n’entendais pas en faire le principe
d’une assimilation, mais seulement un moyen, dit-il dès le potage en
s’adressant spécialement à Alexis Alexandrovitch.
–
Il me semble que cela revient au même, répondit Karénine avec lenteur. À mon
sens, un peuple ne peut avoir d’influence sur un autre peuple qu’à la condition
de lui être supérieur en civilisation…
–
Voilà précisément la question, interrompit Pestzoff avec une ardeur si grande
qu’il semblait mettre toute son âme à défendre ses opinions. Comment doit-on entendre
cette civilisation supérieure ? Qui donc, parmi les diverses nations de
l’Europe, prime les autres ? Est-ce le Français, l’Anglais ou l’Allemand
qui nationalisera ses voisins ? Nous avons vu franciser les provinces
rhénanes : est-ce une preuve d’infériorité du côté des Allemands ?
Non, il y a là une autre loi, cria-t-il de sa voix de basse.
–
Je crois que la balance penchera toujours du côté de la véritable civilisation.
–
Mais quels sont les indices de cette véritable civilisation ?
–
Je crois que tout le monde les connaît.
–
Les connaît-on réellement ? demanda Serge Ivanitch en souriant finement.
On croit volontiers, pour le moment, qu’en dehors de l’instruction classique la
civilisation n’existe pas ; nous assistons sur ce point à de furieux
débats, et chaque parti avance des preuves qui ne manquent pas de valeur.
–
Vous êtes pour les classiques, Serge Ivanitch ? dit Oblonsky… Vous
offrirai-je du bordeaux ?
–
Je ne parle pas de mes opinions personnelles, répondit Kosnichef avec la
condescendance qu’il aurait éprouvée pour un enfant, en avançant son verre. Je
prétends seulement que, de part et d’autre, les raisons qu’on allègue sont
bonnes, continua-t-il en s’adressant à Karénine. Par mon éducation je suis
classique ; ce qui ne m’empêche, pas de trouver que les études classiques
n’offrent pas de preuves irrécusables de leur supériorité sur les autres.
–
Les sciences naturelles prêtent tout autant à un développement pédagogique de
l’esprit humain, reprit Pestzoff. Voyez l’astronomie, la botanique, la zoologie
avec l’unité de ses lois !
–
C’est une opinion que je ne saurais partager, répondit Alexis Alexandrovitch.
Peut-on nier l’heureuse influence sur le développement de l’intelligence de
l’étude des formes du langage ? La littérature ancienne est éminemment morale,
tandis que, pour notre malheur, on joint à l’étude des sciences naturelles des
doctrines funestes et fausses qui sont le fléau de notre époque. »
Serge
Ivanitch allait répondre, mais Pestzoff l’interrompit de sa grosse voix pour
démontrer chaleureusement l’injustice de ce jugement ; lorsque Kosnichef
put enfin parler, il dit en souriant à Alexis Alexandrovitch :
« Avouez
que le pour et le contre des deux systèmes seraient difficiles à établir si
l’influence morale, disons le mot, antinihiliste, de l’éducation classique ne
militait pas en sa faveur ?
–
Sans le moindre doute.
–
Nous laisserions le champ plus libre aux deux systèmes si nous ne considérions
pas l’éducation classique comme une pilule, que nous offrons hardiment à nos
patients contre le nihilisme. Mais sommes-nous bien sûrs des vertus curatives
de ces pilules ? »
Le
mot fit rire tout le monde, principalement le gros Tourovtzine, qui avait vainement
cherché à s’égayer jusque-là.
Stépane
Arcadiévitch avait eu raison de compter sur Pestzoff pour entretenir la
conversation, car à peine Kosnichef eut-il clos la conversation en plaisantant
qu’il reprit :
« On
ne saurait même accuser le gouvernement de se proposer une cure, car il reste
visiblement indifférent aux conséquences des mesures qu’il prend ; c’est
l’opinion publique qui le dirige. Je citerai comme exemple la question de
l’éducation supérieure des femmes. Elle devrait être considérée comme funeste :
ce qui n’empêche pas le gouvernement d’ouvrir les cours publics et les
universités aux femmes. »
Et
la conversation s’engagea aussitôt sur l’éducation des femmes.
Alexis
Alexandrovitch fit remarquer que l’instruction des femmes était trop confondue
avec leur émancipation, et ne pouvait être jugée funeste qu’à ce point de vue.
« Je
crois, au contraire, que ces deux questions sont intimement liées l’une à
l’autre, dit Pestzoff. La femme est privée de droits parce qu’elle est privée
d’instruction, et le manque d’instruction tient à l’absence de droits.
N’oublions pas que l’esclavage de la femme est si ancien, si enraciné dans nos
mœurs, que bien souvent nous sommes incapables de comprendre l’abîme légal qui
la sépare de nous.
–
Vous parlez de droits, dit Serge Ivanitch quand il parvint à placer un
mot : est-ce le droit de remplir les fonctions de juré, de conseiller
municipal, de président de tribunal, de fonctionnaire public, de membre du
parlement ?
–
Sans doute.
–
Mais si les femmes peuvent exceptionnellement remplir ces fonctions, il serait
plus juste de donner à ces droits le nom de devoirs ? Un
avocat, un employé de télégraphe, remplit un devoir. Disons donc, pour parler
logiquement, que les femmes cherchent des devoirs, et dans ce cas nous
devons sympathiser à leur désir de prendre part aux travaux des hommes.
–
C’est juste, appuya Alexis Alexandrovitch : le tout est de savoir si elles
sont capables de remplir ces devoirs.
–
Elles le seront certainement aussitôt qu’elles seront plus généralement instruites,
dit Stépane Arcadiévitch ; nous le voyons…
–
Et le proverbe ? demanda le vieux prince, dont les petits yeux moqueurs
brillaient en écoutant cette conversation. Je puis me le permettre devant mes
filles : « La femme a les cheveux longs… »
–
C’est ainsi qu’on jugeait les nègres avant leur émancipation ! s’écria
Pestzoff mécontent.
–
J’avoue que ce qui m’étonne, dit Serge Ivanitch, c’est de voir les femmes
chercher de nouveaux devoirs, quand nous voyons malheureusement les hommes
éluder autant que possible les leurs !
–
Les devoirs sont accompagnés de droits ; les honneurs, l’influence,
l’argent, voilà ce que cherchent les femmes, dit Pestzoff.
–
Absolument comme si je briguais le droit d’être nourrice et trouvais mauvais
qu’on me refusât, tandis que les femmes sont payées pour cela, » dit le
vieux prince.
Tourovtzine
éclata de rire, et Serge Ivanitch regretta de n’être pas l’auteur de cette
plaisanterie ; Alexis Alexandrovitch lui-même se dérida.
« Oui,
mais un homme ne peut allaiter, tandis qu’une femme… dit Pestzoff.
–
Pardon ; un Anglais, à bord d’un navire, est arrivé à allaiter lui-même
son enfant, dit le vieux prince, qui se permettait quelques libertés de langage
devant ses filles.
–
Autant d’Anglais nourrices, autant de femmes fonctionnaires, dit Serge Ivanitch.
–
Mais les filles sans famille ? demanda Stépane Arcadiévitch qui, en
soutenant Pestzoff, avait pensé tout le temps à la Tchibisof, sa petite
danseuse.
–
Si vous scrutez la vie de ces jeunes filles, s’interposa ici Daria Alexandrovna
avec une certaine aigreur, vous trouverez certainement qu’elles ont abandonné
une famille dans laquelle des devoirs de femmes étaient à leur portée. »
Dolly
comprenait instinctivement à quel genre de femmes Stépane Arcadiévitch faisait
allusion.
« Mais
nous défendons un principe, un idéal, riposta Pestzoff de sa voix tonnante. La
femme réclame le droit d’être indépendante et instruite ; elle souffre de
son impuissance à obtenir l’indépendance et l’instruction.
–
Et moi je souffre de n’être pas admis comme nourrice à la maison des enfants
trouvés », répéta le vieux prince, à la grande joie de Tourovtzine, qui en
laissa choir une asperge dans sa sauce par le gros bout.
Seuls
Kitty et Levine n’avaient pris aucune part à la conversation.
Au
commencement du dîner, quand on parla de l’influence d’un peuple sur un autre,
Levine fut ramené aux idées qu’il s’était faites à ce sujet ; mais elles
s’effacèrent bien vite, comme n’offrant plus aucun intérêt ; il trouva
étrange qu’on pût s’embarrasser de questions aussi oiseuses.
Kitty,
de son côté, aurait dû s’intéresser à la discussion sur les droits des femmes,
car, non seulement elle s’en était souvent occupée à cause de son amie Varinka,
dont la dépendance était si rude, mais pour son propre compte, dans le cas où
elle ne se marierait pas. Souvent sa sœur et elle s’étaient disputées à ce sujet.
Combien peu cela l’intéressait maintenant ! Entre Levine et elle
s’établissait une affinité mystérieuse qui les rapprochait de plus en plus, et
leur causait un sentiment de joyeuse terreur, au seuil de la nouvelle vie
qu’ils entrevoyaient.
Questionné
par Kitty sur la façon dont il l’avait aperçue en été, Levine lui raconta qu’il
revenait des prairies, par la grand’route, après le fauchage.
« C’était
de très grand matin. Vous veniez sans doute de vous réveiller, votre maman
dormait encore dans son coin. La matinée était superbe. Je marchais en me
demandant : « Une voiture à quatre chevaux ? Qui cela peut-il
être ? » C’étaient quatre bons chevaux avec des grelots. Et tout à
coup, comme un éclair, vous passez devant moi. Je vous vois à la
portière : vous étiez assise, comme cela, tenant à deux mains les rubans
de votre coiffure de voyage, et vous sembliez plongée dans de profondes
réflexions. Combien j’aurais voulu savoir, ajouta-t-il en souriant, à quoi vous
pensiez ! Était-ce quelque chose de bien important ? »
« Pourvu
que je n’aie pas été décoiffée ! » pensa Kitty. Mais, en voyant le sourire
enthousiaste qui faisait rayonner Levine, elle se rassura sur l’impression
qu’elle avait produite, et répondit en rougissant et riant gaiement :
« Je
n’en sais vraiment plus rien.
–
Comme Tourovtzine rit de bon cœur ! dit Levine admirant la gaieté de ce
gros garçon, dont les yeux étaient humides et le corps soulevé par le rire.
–
Le connaissez-vous depuis longtemps ? demanda Kitty.
–
Qui ne le connaît !
–
Et vous n’en pensez rien de bon ?
–
C’est trop dire ; mais il n’a pas grande valeur.
–
Voilà une opinion injuste que je vous prie de rétracter, dit Kitty. Moi aussi
je l’ai autrefois mal jugé ; mais c’est un être excellent, un cœur d’or.
–
Comment avez-vous fait pour apprécier son cœur ?
–
Nous sommes de très bons amis. L’hiver dernier, peu de temps après…, après que
vous avez cessé de venir nous voir, dit-elle d’un air un peu coupable, mais
avec un sourire confiant, les enfants de Dolly ont eu la scarlatine, et un
jour, par hasard, Tourovtzine est venu faire visite à ma sœur. Le
croiriez-vous, dit-elle en baissant la voix, il en a eu pitié au point de
rester à garder et à soigner les petits malades ! Pendant trois semaines
il a fait l’office de bonne d’enfants. – Je raconte à Constantin Dmitritch la
conduite de Tourovtzine pendant la scarlatine, dit-elle en se penchant vers sa
sœur.
–
Oui, il a été étonnant ! – répondit Dolly en regardant Tourovtzine avec un
bon sourire ; Levine le regarda aussi et s’étonna de ne pas l’avoir
compris jusque-là.
–
Pardon, pardon, jamais je ne jugerai légèrement personne ! »
s’écria-t-il gaiement, exprimant cette fois bien sincèrement ce qu’il
éprouvait.
La
discussion sur l’émancipation des femmes offrait des côtés épineux à traiter
devant des dames ; aussi l’avait-on laissée tomber. Mais, à peine le repas
terminé, Pestzoff s’adressa à Alexis Alexandrovitch, et entreprit de lui
expliquer cette question au point de vue du l’inégalité des droits entre époux
dans le mariage ; la raison principale de cette inégalité tenant, selon
lui, à la différence établie par la loi et par l’opinion publique entre
l’infidélité de la femme et celle du mari.
Stépane
Arcadiévitch offrit précipitamment un cigare à Karénine.
« Non,
je ne fume pas, – répondit celui-ci tranquillement, et, comme pour prouver
qu’il ne redoutait pas cet entretien, il se retourna vers Pestzoff avec son sourire
glacial.
–
Cette inégalité tient, il me semble, au fond même de la question, – dit-il, et
il se dirigea vers le salon ; mais ici Tourovtzine l’interpella encore.
–
Avez-vous entendu l’histoire de Priatchnikof ? demanda-t-il, animé par le
champagne, et profitant du moment impatiemment attendu de rompre un silence qui
lui pesait. Wasia Priatchnikof ? – et il se tourna vers Alexis
Alexandrovitch comme vers le principal convive, avec un bon sourire sur ses
grosses lèvres rouges et humides. – On m’a raconté ce matin qu’il s’était battu
à Tver avec Kwitzky, et qu’il l’a tué. »
La
conversation s’engageait fatalement ce jour-là de façon à froisser Alexis
Alexandrovitch ; Stépane Arcadiévitch s’en apercevait, et voulait emmener
son beau-frère.
« Pourquoi
s’est-il battu ? demanda Karénine sans paraître s’apercevoir des efforts
d’Oblonsky pour distraire son attention.
– À
cause de sa femme ; il s’est bravement conduit, car il a provoqué son
rival, et l’a tué.
–
Ah ! » fit Alexis Alexandrovitch levant les sourcils d’un air indifférent,
et il quitta la chambre.
Dolly
l’attendait dans un petit salon de passage, et lui dit avec un sourire craintif :
« Combien
je suis heureuse que vous soyez venu ! J’ai besoin de vous parler.
Asseyons-nous ici. »
Alexis
Alexandrovitch, conservant l’air d’indifférence que lui donnaient ses sourcils
soulevés, s’assit auprès d’elle.
« D’autant
plus volontiers, dit-il, que je voulais de mon côté m’excuser de devoir vous
quitter ; je pars demain matin. »
Daria
Alexandrovna, fermement convaincue de l’innocence d’Anna, se sentait pâlir et
trembler de colère devant cet homme insensible et glacial, qui se disposait
froidement à perdre son amie.
« Alexis
Alexandrovitch, dit-elle, rassemblant toute sa fermeté pour le regarder bien en
face avec un courage désespéré ; je vous ai demandé des nouvelles d’Anna
et vous n’avez pas répondu ; que devient-elle ?
–
Je pense qu’elle se porte bien, Daria Alexandrovna, répondit Karénine sans la
regarder.
–
Pardonnez-moi si j’insiste sans en avoir le droit, mais j’aime Anna comme une
sœur ; dites-moi, je vous en conjure, ce qui se passe entre vous et elle,
et ce dont vous l’accusez ! »
Karénine
fronça les sourcils et baissa la tête en fermant presque les yeux :
« Votre
mari vous aura communiqué, je pense, les raisons qui m’obligent à rompre avec
Anna Arcadievna, dit-il en jetant un coup d’œil mécontent sur Cherbatzky, qui
traversait la chambre.
–
Je ne crois pas, et ne croirai jamais tout cela !… » murmura Dolly en
serrant ses mains amaigries avec un geste énergique. Elle se leva vivement et
touchant de la main la manche d’Alexis Alexandrovitch : « On nous troublera
ici, venez par là, je vous en prie. »
L’émotion
de Dolly se communiquait à Karénine ; il obéit, se leva, et la suivit dans
la chambre d’étude des enfants, où ils s’assirent devant une table couverte
d’une toile cirée, entaillée de coups de canif.
« Je
ne crois à rien de tout cela ! répéta Dolly, cherchant à saisir ce regard
qui fuyait le sien.
–
Peut-on nier des faits, Daria Alexandrovna ? dit-il en appuyant sur
le dernier mot.
–
Mais quelle faute a-t-elle commise ? de quoi l’accusez-vous ?
–
Elle a manqué à ses devoirs et trahi son mari. Voilà ce qu’elle a fait.
–
Non, non, c’est impossible ! non, Dieu merci, vous vous
trompez ! » s’écria Dolly pressant ses tempes de ses deux mains en
fermant les yeux.
Alexis
Alexandrovitch sourit froidement du bout des lèvres ; il voulait ainsi
prouver à Dolly, et se prouver à lui-même, que sa conviction était inébranlable
Mais à cette chaleureuse intervention sa blessure se rouvrit, et, quoique le
doute ne lui fût plus possible, il répondit avec moins de froideur :
« L’erreur
est difficile quand c’est la femme qui vient elle-même déclarer au mari que
huit années de mariage et un fils ne comptent pour rien, et qu’elle veut
recommencer la vie.
–
Anna et le vice ! comment associer ces deux idées, comment croire… ?
–
Daria Alexandrovna ! – dit-il avec colère, regardant maintenant sans
détour le visage ému de Dolly, et sentant sa langue se délier involontairement,
– j’aurais beaucoup donné pour pouvoir encore douter ! jadis le doute
était cruel, mais le présent est plus cruel encore. Quand je doutais,
j’espérais malgré tout. Maintenant je n’ai plus d’espoir, et cependant j’ai
d’autres doutes ; j’ai pris mon fils en aversion ; je me demande
parfois s’il est le mien. Je suis très malheureux ! »
Dolly,
dès qu’elle eut rencontré son regard, comprit qu’il disait vrai ; elle eut
pitié de lui, et sa foi dans l’innocence de son amie en fut ébranlée.
« Mon
Dieu, c’est affreux ! mais êtes-vous vraiment décidé au divorce ?
–
J’ai pris ce dernier parti parce que je n’en vois pas d’autre à prendre. Le
plus terrible dans un malheur de ce genre, c’est qu’on ne peut pas porter sa
croix comme dans toute autre infortune, une perte, une mort, dit-il en devinant
la pensée de Dolly. On ne peut rester dans la position humiliante qui vous est
faite, on ne peut vivre à trois !
–
Je comprends, je comprends parfaitement, – répondit Dolly baissant la tête.
Elle se tut, et ses propres chagrins domestiques lui revinrent à la
pensée ; mais tout à coup elle joignit les mains avec un geste suppliant
et, levant courageusement son regard vers Karénine :
–
Attendez encore, dit-elle. Vous êtes chrétien. Pensez à ce qu’elle deviendra si
vous l’abandonnez !
–
J’y ai pensé, beaucoup pensé, Daria Alexandrovna ; – il la regarda avec
des yeux troubles, et son visage se couvrit de plaques rouges. Dolly le
plaignait maintenant du fond du cœur. – Lorsqu’elle m’a annoncé mon déshonneur
elle-même, je lui ai donné la possibilité de se réhabiliter ; j’ai cherché
à la sauver. Qu’a-t-elle fait alors ? Elle n’a même pas tenu compte de la
moindre des exigences, du respect des convenances ! On peut, ajouta-t-il
en s’échauffant, sauver un homme qui ne veut pas périr, mais avec une nature
corrompue au point de voir le bonheur dans sa perte même, que voulez-vous qu’on
fasse ?
–
Tout, sauf le divorce.
–
Qu’appelez-vous tout ?
–
Songez donc qu’elle ne serait plus la femme de personne ! Elle serait
perdue ! C’est affreux !
–
Qu’y puis-je faire ? répondit Karénine, haussant les épaules et les
sourcils ; – et le souvenir de sa dernière explication avec sa femme le
ramena subitement au même degré de froideur qu’au début de l’entretien. – Je
vous suis très reconnaissant de votre sympathie, mais je suis forcé de vous
quitter, ajouta-t-il en se levant.
–
Non, attendez ! Vous ne devez pas la perdre ; écoutez-moi, je vous
parlerai par expérience. Moi aussi je suis mariée et mon mari m’a
trompée ; dans ma jalousie et mon indignation, moi aussi j’ai voulu tout
quitter… Mais j’ai réfléchi, et qui est-ce qui m’a sauvée ? Anna. Maintenant
mes enfants grandissent, mon mari revient à sa famille, comprend ses torts, se
relève, devient meilleur, je vis… j’ai pardonné : pardonnez
aussi !… »
Alexis
Alexandrovitch écoutait, mais les paroles de Dolly restaient sans effet sur
lui, car dans son âme grondait la colère qui l’avait décidé au divorce. Il
répondit d’une voix haute et perçante :
« Je
ne puis, ni ne veux pardonner, ce serait injuste. Pour cette femme j’ai fait
l’impossible, et elle a tout traîné dans la boue qui paraît lui convenir. Je ne
suis pas un méchant homme et n’ai jamais haï personne ; mais, elle, je la
hais de toutes les forces de mon âme, et je ne saurais lui pardonner parce
qu’elle m’a fait trop de mal ! »
Et
des larmes de colère tremblèrent dans sa voix.
« Aimez
ceux qui vous haïssent », murmura Dolly presque honteuse.
Alexis
Alexandrovitch sourit avec mépris. Cette parole, il la connaissait, mais elle
ne pouvait s’appliquer à sa situation.
« On
peut aimer ceux qui vous haïssent, mais non ce qu’on hait. Pardonnez-moi de
vous avoir troublée ; à chacun suffit sa peine ! » Et,
retrouvant son empire sur lui-même, Karénine prit congé de Dolly avec calme et
partit.
Levine
résista à la tentation de suivre Kitty au salon quand on quitta la table, dans
la crainte de lui déplaire par une assiduité trop marquée ; il resta avec
les hommes, et prit part à la conversation générale : mais, sans regarder
Kitty, il ne perdait aucun de ses mouvements, il devinait jusqu’à la place
qu’elle occupait au salon. Tout d’abord il remplit, sans le moindre effort, la
promesse qu’il avait faite d’aimer son prochain et de n’en penser que du bien.
La conversation tomba sur la commune en Russie, que Pestzoff considérait comme
un ordre de choses nouveau, destiné à servir d’exemple au reste du monde.
Levine était aussi peu de son avis que de celui de Serge Ivanitch, qui
reconnaissait et niait, tout à la fois, la valeur de cette institution, mais il
chercha à les mettre d’accord en adoucissant les termes dont ils se servaient,
sans qu’il éprouvât le moindre intérêt pour la discussion. Son unique désir
était de voir chacun heureux et content. Une personne, la seule désormais
importante pour lui, s’était approchée de la porte ; il sentit un regard
et un sourire fixés sur lui et fut obligé de se retourner. Elle était là,
debout avec Cherbatzky, et le regardait.
« Je
pensais que vous alliez vous mettre au piano ? dit-il en s’approchant
d’elle ; voilà ce qui me manque à la campagne : la musique.
–
Non ; nous étions simplement venus vous chercher, et je vous remercie
d’avoir compris, répondit-elle en le récompensant d’un sourire. Quel plaisir y
a-t-il à discuter ? on ne convainc jamais personne.
–
Combien c’est vrai !… »
Levine
avait tant de fois remarqué que, dans les longues discussions, de grands efforts
de logique et une dépense de paroles considérable ne produisent le plus souvent
aucun résultat, qu’il sourit de bonheur en entendant Kitty deviner et définir
sa pensée avec cette concision. Cherbatzky s’éloigna, et la jeune fille
s’approcha d’une table de jeu, s’assit, et se mit à tracer des cercles sur le
drap avec de la craie.
« Bon
Dieu ! j’ai couvert la table de mes griffonnages, dit-elle en déposant la
craie, après un moment de silence, avec un mouvement qui indiquait l’intention
de se lever.
–
Comment ferai-je pour rester sans elle ? pensa Levine avec terreur.
–
Attendez, dit-il en s’asseyant près de la table. Il y a longtemps que je
voulais vous demander une chose. »
Elle
le regarda de ses yeux caressants, mais un peu inquiets.
« Demandez.
– Voici »,
dit-il, prenant la craie et écrivant les lettres q, v, a, d, c, e, i, e, i,
a, o, t ? qui étaient les premières des mots : « Quand vous
avez dit c’est impossible, était-ce impossible alors ou toujours ? »
Il était peu vraisemblable que Kitty pût comprendre cette question compliquée.
Levine la regarda néanmoins de l’air d’un homme dont la vie dépendait de
l’explication de cette phrase.
Elle
réfléchit sérieusement, appuya le front sur sa main, et se mit à déchiffrer
avec attention, interrogeant parfois Levine des yeux.
« J’ai
compris, dit-elle en rougissant.
–
Quel est ce mot ? demanda-t-il indiquant l’i du mot impossible.
–
Cette lettre signifie impossible. Le mot n’est pas juste »,
répondit-elle.
Il
effaça brusquement ce qu’il avait écrit, et lui tendit la craie. Elle
écrivit : a, j, n, p, r, d.
Dolly
apercevant sa sœur la craie en main, un sourire timide et heureux sur les
lèvres, levant les yeux vers Levine qui se penchait sur la table en attachant
un regard brillant tantôt sur elle, tantôt sur le drap, se sentit consolée de
sa conversation avec Alexis Alexandrovitch ; elle vit Levine rayonner de
joie ; il avait compris la réponse : « Alors je ne pouvais
répondre différemment. »
Il
regarda Kitty d’un air craintif et interrogateur.
« Alors
seulement ?
–
Oui, répondit le sourire de la jeune fille.
–
Et… maintenant ? demanda-t-il.
–
Lisez, je vais vous avouer ce que je souhaiterais ; et vivement elle traça
les premières lettres des mots : « Que vous puissiez pardonner et
oublier. »
À
son tour il saisit la craie de ses doigts émus et tremblants, et répondit de la
même façon : « Je n’ai jamais cessé de vous aimer ».
Kitty
le regarda et son sourire s’arrêta.
« J’ai
compris, murmura-t-elle.
–
Vous jouez au secrétaire ? dit le vieux prince, s’approchant d’eux ;…
mais si tu veux venir au théâtre, il est temps de partir. »
Levine
se leva et reconduisit Kitty jusqu’à la porte. Cet entretien décidait
tout : Kitty avait avoué qu’elle l’aimait, et lui avait permis de venir le
lendemain matin parler à ses parents.
Kitty
partie, Levine sentit l’inquiétude le gagner ; il eut peur, comme de la
mort, des quatorze heures qui lui restaient à passer avant d’arriver à ce
lendemain où il la reverrait. Pour tromper le temps, il éprouvait le besoin
impérieux de ne pas rester seul, de parler à quelqu’un. Stépane Arcadiévitch,
qu’il eût voulu garder, allait soi-disant dans le monde, mais en réalité au
ballet. Levine ne put que lui dire qu’il était heureux, et n’oublierait jamais,
jamais, ce qu’il lui devait.
« Hé
quoi ? tu ne parles donc plus de mourir ? dit Oblonsky en serrant la
main de son ami d’un air attendri.
–
Non ! » répondit celui-ci.
Dolly
aussi le félicita presque en prenant congé de lui, ce qui déplut à
Levine : nul ne devait se permettre de faire allusion à son bonheur. Pour
éviter la solitude, il s’accrocha à son frère.
« Où
vas-tu ?
– À
une séance.
–
Puis-je t’accompagner ?
–
Pourquoi pas, dit en souriant Serge Ivanitch. Que t’arrive-t-il
aujourd’hui ?
–
Ce qui m’arrive ? le bonheur, répondit Levine en baissant la glace de la
voiture. Tu permets ? J’étouffe. Pourquoi ne t’es-tu jamais
marié ? »
Serge
Ivanitch sourit :
« Je
suis enchanté, c’est une charmante fille, commença-t-il.
–
Non, ne dis rien, rien ! » s’écria Levine, le prenant par le collet
de sa pelisse et lui couvrant la figure de sa fourrure. « Une charmante
fille »… quelles paroles banales ! et combien peu elles répondaient à
ses sentiments !
Serge
Ivanitch éclata de rire, ce qui ne lui arrivait pas souvent. « Puis-je
dire au moins que je suis bien content ?
–
Demain, mais pas un mot de plus, rien, rien, silence. Je t’aime beaucoup… De
quoi sera-t-il question aujourd’hui à la réunion ? » demanda Levine
sans cesser de sourire.
Ils
étaient arrivés. Pendant la séance, Levine écouta le secrétaire bégayer le
protocole qu’il ne comprenait pas ; mais on lisait sur le visage de ce
secrétaire que ce devait être un bon, aimable et sympathique garçon ; cela
se voyait à la manière dont il bredouillait et se troublait en lisant. Puis vinrent
les discours. On discutait sur la réduction de certaines sommes et sur
l’installation de certains conduits. Serge Ivanitch attaqua deux membres de la
commission, et prononça contre eux un discours triomphant. Après quoi un autre
personnage se décida, à la suite d’un accès de timidité, à répondre en peu de
mots d’une façon charmante, quoique pleine de fiel. À son tour Swiagesky
s’exprima noblement et éloquemment. Levine écoutait toujours et sentait bien
que les sommes réduites, les conduits et le reste n’avaient rien de sérieux,
que c’était un prétexte pour réunir d’aimables gens qui s’entendaient à
merveille. Personne n’éprouvait de gêne, et Levine remarqua avec étonnement,
grâce à de légers indices auxquels jadis il n’aurait fait aucune attention,
qu’il pénétrait maintenant les pensées de chacun des assistants, lisait dans
leurs âmes, et voyait combien c’étaient d’excellentes natures. Et il sentait
que l’objet de leurs préférences était lui, Levine, qu’ils aimaient tous. Ils
semblaient, ceux même qui ne le connaissaient pas, lui parler, le regarder d’un
air caressant et aimable.
« Eh
bien, es-tu content ? demanda Serge Ivanitch.
–
Très content, jamais je n’aurais cru que ce fût aussi intéressant. »
Swiagesky
s’approcha des deux frères et engagea Levine à venir prendre une tasse de thé
chez lui. « Charmé », répondit celui-ci oubliant ses anciennes préventions,
et il s’informa aussitôt de Mme Swiagesky et de sa sœur. Et par
une étrange filiation d’idées, comme la belle-sœur de Swiagesky l’avait fait
penser au mariage, il en conclut que personne n’écouterait aussi volontiers
qu’elle et sa sœur le récit de son bonheur. Aussi fut-il enchanté de l’idée
d’aller les voir.
Swiagesky
le questionna sur ses affaires, se refusant toujours à admettre qu’on pût
découvrir quelque chose qui n’eût déjà été découvert en Europe, mais sa thèse
ne contraria nullement Levine. Swiagesky devait être dans le vrai sur tous les
points, et Levine admira la douceur et la délicatesse avec lesquelles il évita
de le prouver trop nettement.
Les
dames furent charmantes : Levine crut deviner qu’elles savaient tout, et
qu’elles prenaient part à sa joie, mais que par discrétion elles évitaient d’en
parler. Il resta trois heures, causant de sujets variés, et faisant allusion
tout le temps à ce qui remplissait son âme, sans remarquer qu’il ennuyait ses
hôtes mortellement et qu’ils tombaient de sommeil. Enfin Swiagesky le
reconduisit en bâillant jusqu’à l’antichambre, fort étonné de l’attitude de son
ami. Levine rentra à l’hôtel entre une heure et deux heures du matin, et
s’épouvanta à la pensée de passer dix heures seul, en proie à son impatience.
Le garçon de service, qui veillait dans le corridor, lui alluma des bougies et
allait se retirer, lorsque Levine l’arrêta. Ce garçon s’appelait Yégor : jamais
jusque-là il n’avait fait attention à lui ; mais il s’aperçut soudain que
c’était un brave homme, intelligent, et surtout plein de cœur.
« Dis
donc, Yégor, c’est dur de ne pas dormir !
–
Que faire ! c’est notre métier, on a la vie plus douce chez les maîtres,
mais on y a moins de profits. »
Il
se trouva que Yégor était père d’une famille de quatre enfants, trois garçons
et une fille, qu’il comptait marier à un commis bourrelier.
À
ce propos Levine communiqua à Yégor ses idées sur l’amour dans le mariage, et
lui fit remarquer qu’en aimant on est toujours heureux parce que notre bonheur
est en nous-mêmes. Yégor écouta attentivement et comprit évidemment la pensée
de Levine, mais il la confirma par une réflexion inattendue ; c’est que
lorsque lui, Yégor, avait servi de bons maîtres, il avait toujours été content
d’eux, et qu’actuellement encore il était content de son maître, quoique ce fût
un Français.
« Quel
excellent homme ! » pensa Levine. « Et toi, Yégor, aimais-tu ta
femme quand tu t’es marié ?
–
Comment ne l’aurais-je pas aimée ! » répondit Yégor. Et Levine
remarqua combien Yégor mettait d’empressement à lui dévoiler ses plus intimes
pensées.
« Ma
vie aussi a été extraordinaire, commença-t-il, les yeux brillants, gagné par
l’enthousiasme de Levine comme on est gagné par la contagion du
bâillement ; depuis mon enfance… » Mais la sonnette retentit ;
Yégor sortit, Levine se retrouva seul. Bien qu’il n’eût presque pas dîné, qu’il
eût refusé le thé et le souper chez Swiagesky, il n’aurait pu manger, et, après
une nuit d’insomnie, il ne songeait pas à dormir ; il étouffait dans sa
chambre, et malgré le froid il ouvrit un vasistas, et s’assit sur une table en
face de la fenêtre. Au-dessus des toits couverts de neige s’élevait la croix
ciselée d’une église, et plus haut encore la constellation du Cocher. Tout en
aspirant l’air qui pénétrait dans sa chambre, il regardait tantôt la croix,
tantôt les étoiles, s’élevant comme dans un rêve parmi les images et les souvenirs
évoqués par son imagination.
Vers
quatre heures du matin, des pas retentirent dans le corridor ; il
entr’ouvrit sa porte et vit un joueur attardé rentrant du club. C’était un
nommé Miaskine que Levine connaissait ; il marchait en toussant, sombre et
renfrogné. « Pauvre malheureux ! » pensa Levine, dont les yeux
se remplirent de larmes de pitié ; il voulut l’arrêter pour lui parler et
le consoler, mais, se rappelant qu’il était en chemise, il retourna s’asseoir
pour se baigner dans l’air glacé et regarder cette croix de forme étrange,
significative pour lui dans son silence, et au-dessus d’elle la belle étoile
brillante qui montait à l’horizon.
Vers
sept heures, les frotteurs commencèrent à faire du bruit, les cloches sonnèrent
un office matinal, et Levine sentit que le froid le gagnait. Il ferma la
fenêtre, fit sa toilette et sortit.
Les
rues étaient encore désertes lorsque Levine se trouva devant la maison
Cherbatzky ; tout le monde dormait et la porte d’entrée principale était
fermée. Il retourna à l’hôtel et demanda du café. Le garçon qui le lui apporta
n’était plus Yégor ; Levine voulut entamer la conversation ;
malheureusement, on sonna et le garçon sortit ; il essaya de prendre son
café, mais sans pouvoir avaler le morceau de kalatch qu’il mit dans sa
bouche ; il remit alors son paletot et retourna à la maison Cherbatzky. On
commençait seulement à se lever ; le cuisinier partait pour le marché. Bon
gré mal gré, il fallut se résoudre à attendre une couple d’heures. Levine avait
vécu toute la nuit et toute la matinée dans un complet état d’inconscience et
au-dessus des conditions matérielles de l’existence ; il n’avait ni dormi
ni mangé, s’était exposé au froid pendant plusieurs heures presque sans
vêtements, et non seulement il était frais et dispos, mais il se sentait
affranchi de toute servitude corporelle, maître de ses forces, et capable des
actions les plus extraordinaires, comme de s’envoler dans les airs ou de faire
reculer les murailles de la maison. Il rôda dans les rues pour passer le temps
qui lui restait à attendre, consultant sa montre à chaque instant, et regardant
autour de lui. Ce qu’il vit ce jour-là, il ne le revit jamais ; il fut
surtout frappé par des enfants allant à l’école, des pigeons au plumage
changeant, voletant des toits au trottoir, des saikis[2], saupoudrées de farine
qu’une main invisible exposa sur l’appui d’une fenêtre. Tous ces objets
tenaient du prodige : l’enfant courut vers un des pigeons et regarda
Levine en souriant ; le pigeon secoua ses ailes et brilla au soleil au
travers d’une fine poussière de neige, et un parfum de pain chaud se répandit
par la fenêtre où apparurent les saikis. Tout cela réuni produisit sur Levine
une impression si vive qu’il se prit à rire et à pleurer de joie. Après avoir
fait un grand tour par la rue des Gazettes et la Kislowka, il rentra à l’hôtel,
s’assit, posa sa montre devant lui, et attendit que l’aiguille approchât de
midi. Lorsque enfin il quitta l’hôtel, des isvoschiks l’entourèrent avec des
visages heureux, se disputant à qui lui offrirait ses services. Évidemment, ils
savaient tout. Il en choisit un, et pour ne pas froisser les autres, leur
promit de les prendre une autre fois ; puis il se fit conduire chez les
Cherbatzky. L’isvoschik était charmant avec le col blanc de sa chemise
ressortant de son caftan, et serrant son cou vigoureux et rouge ; il avait
un traîneau commode, plus élevé que les traîneaux ordinaires (jamais Levine ne
retrouva son pareil), attelé d’un bon cheval qui faisait de son mieux pour
courir, mais qui n’avançait pas. L’isvoschik connaissait la maison Cherbatzky ;
il s’arrêta devant la porte en arrondissant les bras et se tourna vers Levine
avec respect, en disant « prrr » à son cheval. Le suisse des
Cherbatzky savait tout, bien certainement ; cela se voyait à son regard
souriant, à la façon dont il dit :
« Il
y a longtemps que vous n’êtes venu, Constantin Dmitritch ! »
Non
seulement il savait tout, mais il était plein d’allégresse et s’efforçait de cacher
sa joie. Levine sentit une nuance nouvelle à son bonheur en rencontrant le bon
regard du vieillard.
« Est-on
levé ?
–
Veuillez entrer. Laissez-nous cela ici, – ajouta le suisse en souriant, lorsque
Levine voulut revenir sur ses pas pour prendre son bonnet de fourrure. Cela
devait avoir une signification quelconque.
– À
qui annoncerai-je monsieur ? » demanda un laquais.
Ce
laquais, quoique jeune, nouveau dans la maison, et avec des prétentions à
l’élégance, était très obligeant, très empressé, et devait avoir aussi tout
compris.
« Mais
à la princesse, au prince, » répondit Levine.
La
première personne qu’il rencontra fut Mlle Linon, qui
traversait la salle avec de petites boucles rayonnantes comme son visage. À
peine lui eut-il adressé quelques paroles, qu’un frôlement de robe se fit
entendre près de la porte ; Mlle Linon disparut à ses
yeux, et il fut envahi par la terreur de ce bonheur qu’il sentait venir ;
la vieille institutrice se hâta de sortir, et aussitôt des petits pieds légers
et rapides coururent sur le parquet, et son bonheur, sa vie, la meilleure
partie de lui-même, s’approcha. Elle ne marchait pas, c’était quelque force
invisible qui la portait vers lui. Il vit deux yeux limpides, sincères, remplis
de cette même joie qui lui remplissait le cœur ; ces yeux, rayonnant de
plus en plus près de lui, l’aveuglement presque de leur éclat. Elle lui posa
doucement ses deux mains sur les épaules… Accourue vers lui, elle se donnait,
ainsi, tremblante et heureuse… Il la serra dans ses bras.
Elle
aussi, après une nuit sans sommeil, l’avait attendu toute la matinée. Ses
parents étaient heureux et complètement d’accord. Elle avait guetté l’arrivée
de son fiancé, voulant être la première à lui annoncer leur bonheur ;
honteuse et confuse, elle ne savait trop comment réaliser son projet :
aussi, en entendant les pas de Levine et sa voix, s’était-elle cachée derrière
la porte pour attendre que Mlle Linon sortit. Alors, sans
s’interroger davantage, elle était venue à lui…
« Allons
maintenant trouver maman, » dit-elle en lui prenant la main.
Longtemps
il ne put proférer une parole, non qu’il craignît d’amoindrir ainsi l’intensité
de son bonheur, mais parce qu’il sentait les larmes l’étouffer. Il lui prit la
main et la baisa.
« Est-ce
vrai ? dit-il enfin d’une voix étranglée. Je ne puis croire que tu
m’aimes ! »
Elle
sourit de ce « tu » et de la crainte avec laquelle il la regarda.
« Oui,
répondit-elle lentement en appuyant sur ce mot. Je suis si
heureuse ! »
Sans
quitter sa main, elle entra avec lui au salon ; la princesse en les
apercevant se prit, toute suffoquée, à pleurer, et aussitôt après à rire ;
puis, courant à Levine avec une énergie soudaine, elle le saisit par la tête,
et l’embrassa en l’arrosant de ses larmes.
« Ainsi
tout est fini ! je suis contente. Aime-la. Je suis heureuse, Kitty !
–
Vous avez vite arrangé les choses, – dit le vieux prince, cherchant à paraître
calme ; mais Levine vit ses yeux remplis de larmes.
–
Je l’ai désiré longtemps, toujours, dit le prince en attirant Levine vers
lui ! Et quand cette écervelée songeait…
–
Papa ! s’écria Kitty en lui fermant la bouche de ses mains…
–
C’est bon, c’est bon ! je ne dirai rien, fit-il. Je suis très… très… heu…
Dieu que je suis bête !… »
Et
il prit Kitty dans ses bras, baisant son visage, ses mains, et encore son visage,
en la bénissant d’un signe de croix.
Levine
éprouva un sentiment d’amour nouveau et inconnu pour le vieux prince quand il
vit avec quelle tendresse Kitty baisait longuement sa grosse main robuste.
La
princesse s’était assise dans son fauteuil, silencieuse et souriante ; le
prince s’assit auprès d’elle ; Kitty, debout près de son père, lui tenait
toujours la main. Tout le monde se taisait.
La
princesse ramena la première leurs sentiments et leurs pensées aux questions de
la vie réelle. Chacun d’eux en éprouva, au premier moment, une impression
étrange et pénible.
« À
quand la noce ? Il faudra annoncer le mariage et faire les fiançailles.
Qu’en penses-tu, Alexandre ?
–
Voilà le personnage principal, auquel il appartient de décider, dit le prince
en désignant Levine.
–
Quand ? répondit celui-ci en rougissant. Demain, si vous me demandez mon
avis ; aujourd’hui les fiançailles, demain la noce.
–
Allons donc, mon cher, pas de folies.
–
Eh bien, dans huit jours.
–
Ne dirait-on pas vraiment qu’il devient fou ?
–
Mais pourquoi pas ?
–
Et le trousseau ? dit la mère, souriant gaiement de cette impatience.
–
Est-il possible qu’un trousseau et tout le reste soient indispensables ?
pensa Levine avec effroi. Après tout, ni le trousseau, ni les fiançailles, ni
le reste, ne pourront gâter mon bonheur ! » Il jeta un regard sur
Kitty, et remarqua que l’idée du trousseau ne la froissait aucunement.
« Il faut croire que c’est nécessaire », se dit-il. « Je
conviens que je n’y entends rien, j’ai simplement exprimé mon désir,
murmura-t-il en s’excusant.
–
Nous y réfléchirons ; maintenant nous ferons les fiançailles et nous
annoncerons le mariage. »
La
princesse s’approcha de son mari, l’embrassa, et voulut s’éloigner, mais il la
retint pour l’embrasser en souriant à plusieurs reprises, comme un jeune
amoureux. Les deux vieux époux semblaient troublés, et prêts à croire que ce
n’était pas de leur fille qu’il s’agissait, mais d’eux-mêmes. Quand ils furent
sortis, Levine s’approcha de sa fiancée et lui tendit la main ; il avait
repris possession de lui-même et pouvait parler ; il avait d’ailleurs bien
des choses sur le cœur, mais il ne put rien dire de ce qu’il voulait.
« Je
savais que cela serait ainsi : au fond de l’âme, j’en étais persuadé, sans
avoir jamais osé l’espérer. Je crois que c’est de la prédestination.
–
Et moi, répondit Kitty, alors même…, elle s’arrêta, puis continua en le regardant
résolument de ses yeux sincères ; … alors même que je repoussais mon
bonheur, je n’ai jamais aimé que vous ; j’ai été entraînée. Il faut que je
vous le demande : Pourrez-vous l’oublier ?
–
Peut-être vaut-il mieux qu’il en ait été ainsi. Vous aussi devez me pardonner,
car je dois vous avouer… »
Il
s’était décidé (c’était ce qu’il avait sur le cœur) à lui confesser dès les premiers
jours : d’abord, qu’il n’était pas aussi pur qu’elle, puis, qu’il n’était
pas croyant. Il pensait de son devoir de lui faire ces aveux, quelque cruels
qu’ils fussent.
« Non,
pas maintenant, plus tard, ajouta-t-il.
–
Mais dites-moi tout, je ne crains rien, je veux tout savoir, c’est entendu…
–
Ce qui est entendu, interrompit-il, c’est que vous me prenez tel que je
suis ; vous ne vous dédirez plus ?
–
Non, non. »
Leur
conversation fut interrompue par Mlle Linon, qui vint féliciter
son élève favorite avec un sourire tendre qu’elle cherchait à dissimuler ;
elle n’avait pas encore quitté le salon que les domestiques voulurent à leur
tour offrir leurs félicitations. Les parents et amis arrivèrent ensuite, et ce
fut là le début de cette période bienheureuse et absurde dont Levine ne fut
quitte que le lendemain de son mariage.
Bien
qu’il se sentît toujours gêné et mal à l’aise, cette tension d’esprit n’empêcha
pas son bonheur de grandir ; il s’était imaginé que, si le temps qui précédait
son mariage ne sortait pas absolument des traditions ordinaires, sa félicité en
serait atteinte ; mais, quoiqu’il fît exactement ce que chacun faisait en
pareil cas, au lieu de diminuer, cette félicité prenait des proportions
extraordinaires.
« Maintenant,
faisait remarquer Mlle Linon, nous aurons des bonbons tant que
nous voudrons » ; et Levine courait acheter des bonbons.
« Je
vous conseille de prendre des bouquets chez Famine » » disait
Swiagesky, et il courait chez Famine.
Son
frère fut d’avis qu’il devait emprunter de l’argent pour les cadeaux et les
autres dépenses du moment.
« Les
cadeaux ? vraiment ? » et il partait, au galop, acheter des
bijoux chez Fulda. Chez le confiseur, chez Famine, chez Fulda, chacun semblait
l’attendre, et chacun semblait heureux et triomphant comme lui ; chose
remarquable, son enthousiasme était partagé de ceux mêmes qui autrefois lui
avaient paru froids et indifférents ; on l’approuvait en tout, on traitait
ses sentiments avec délicatesse et douceur, on partageait la conviction qu’il
exprimait d’être l’homme le plus heureux de la terre, parce que sa fiancée
était la perfection même. Et Kitty éprouvait des impressions analogues.
La
comtesse Nordstone s’étant permis une allusion aux espérances plus brillantes
qu’elle avait conçues pour son amie, Kitty se mit en colère, et protesta si vivement
de l’impossibilité pour elle de préférer personne à Levine, que la comtesse
convint qu’elle avait raison. Depuis lors elle ne rencontra jamais Levine en
présence de sa fiancée sans un sourire enthousiaste.
Un
des incidents les plus pénibles de cette époque de leur vie fut celui des explications
promises. Sur l’avis du vieux prince, Levine remit à Kitty un journal contenant
ses aveux écrits jadis à l’intention de celle qu’il épouserait. Des deux points
délicats qui le préoccupaient, celui qui passa presque inaperçu fut son
incrédulité : croyante elle-même et incapable de douter de sa religion, le
manque de piété de son fiancé laissa Kitty indifférente ; ce cœur que
l’amour lui avait fait connaître, renfermait ce qu’elle avait besoin d’y
trouver ; peu lui importait qu’il qualifiât l’état de son âme
d’incrédulité. Mais le second aveu lui fit verser des larmes amères.
Levine
ne s’était pas décidé à cette confession sans un grand combat intérieur ;
il s’y était résolu parce qu’il ne voulait pas de secrets entre eux ; mais
il ne s’était pas identifié aux impressions d’une jeune fille à cette lecture.
L’abîme qui séparait son misérable passé de cette pureté de colombe lui
apparut, lorsque, entrant un soir dans la chambre de Kitty avant d’aller au
spectacle, il vit son charmant visage baigné de larmes ; il comprit alors
le mal irréparable dont il était cause et en fut épouvanté.
« Reprenez
ces terribles cahiers, dit-elle, repoussant les feuilles posées sur sa table.
Pourquoi me les avez-vous donnés ! Au reste, cela vaut mieux,
ajouta-t-elle prise de pitié à la vue du désespoir de Levine. Mais c’est
affreux, affreux ! »
Il
baissa la tête, incapable d’un mot de réponse.
« Vous
ne me pardonnerez pas ! murmura-t-il.
–
Si, j’ai pardonné ; mais c’est affreux ! »
Cet
incident n’eut cependant pas d’autre effet que d’ajouter une nuance de plus à
son immense bonheur, il en comprit encore mieux le prix après ce pardon.
En
rentrant dans sa chambre solitaire, Alexis Alexandrovitch se rappela involontairement
une à une les conversations du dîner et de la soirée ; les paroles de
Dolly n’avaient réussi qu’à lui donner sur les nerfs. Appliquer les préceptes
de l’Évangile à une situation comme la sienne, était chose trop difficile pour
être traitée aussi légèrement ; d’ailleurs, cette question, il l’avait
jugée, et jugée négativement. De tout ce qui s’était dit ce jour-là, c’était
l’expression de cet honnête imbécile de Tourovtzine qui avait le plus vivement
frappé son imagination :
« Il
s’est bravement conduit, car il a provoqué son rival et l’a tué. »
Évidemment
cette conduite était approuvée de tous, et si on ne l’avait pas dit
ouvertement, c’était par pure politesse.
« À
quoi bon y penser ? la question n’était-elle pas résolue ? » et
Alexis Alexandrovitch ne songea plus qu’à préparer son départ et sa tournée
d’inspection.
Il
se fit servir du thé, prit l’indicateur des chemins de fer, et y chercha les heures
de départ pour organiser son voyage.
En
ce moment le domestique lui apporta deux dépêches. Alexis Alexandrovitch les
ouvrit ; la première lui annonçait la nomination de Strémof à la place que
lui-même avait ambitionnée. Karénine rougit, jeta le télégramme, et se prit à
marcher dans la chambre. « Quos vult perdere Jupiter dementat »,
se dit-il, appliquant quos à tous ceux qui avaient contribué à cette
nomination. Il était moins contrarié de n’avoir pas été lui-même nommé, que de
voir Strémof, ce bavard, ce phraseur, à cette place ; ne comprenaient-ils
pas qu’ils se perdaient, qu’ils compromettaient leur « prestige »
avec des choix semblables !
« Quelque
autre nouvelle du même genre », pensa-t-il avec amertume en ouvrant la
seconde dépêche. Elle était de sa femme ; son nom « Anna » au
crayon bleu lui sauta aux yeux : « Je meurs, je vous supplie
d’arriver, je mourrai plus tranquille si j’ai votre pardon ».
Il
lut ces mots avec un sourire de mépris et jeta le papier à terre.
« Quelque nouvelle ruse », telle fut sa première impression.
« Il n’est pas de supercherie dont elle ne soit capable ; elle doit
être sur le point d’accoucher, et il s’agit de ses couches… Mais quel peut être
son but ? Rendre la naissance de l’enfant légale ? me compromettre ?
empêcher le divorce ? La dépêche dit « je meurs »… Il relut le
télégramme, et cette fois le sens réel de son contenu le frappa. Si c’était
vrai ? si la souffrance, l’approche de la mort, l’amenaient à un repentir
sincère ? et si, l’accusant de vouloir me tromper, je refusais d’y
aller ? cela serait non seulement cruel, mais maladroit, et me ferait
sévèrement juger. »
« Pierre,
une voiture, je pars pour Pétersbourg », cria-t-il à son domestique.
Karénine
décida qu’il verrait sa femme, quitte à repartir aussitôt si la maladie était
feinte ; dans le cas contraire, il pardonnerait, et, s’il arrivait trop
tard, au moins pourrait-il lui rendre les derniers devoirs.
Ceci
résolu, il n’y pensa plus pendant le voyage.
Alexis
Alexandrovitch rentra à Pétersbourg fatigué de sa nuit en chemin de fer ;
il traversa la Perspective encore déserte, regardant devant lui, au travers du
brouillard matinal, sans vouloir réfléchir sur ce qui l’attendait chez lui. Il
n’y pouvait songer qu’avec l’idée persistante que cette mort couperait court à
toutes les difficultés. Des boulangers, des isvoschiks de nuit, des dvorniks
balayant les trottoirs, des boutiques fermées, passaient comme un éclair devant
ses yeux : il remarquait tout, et cherchait à étouffer l’espérance qu’il
se reprochait d’éprouver. Arrivé devant sa maison, il vit un isvoschik, et une
voiture avec un cocher endormi, arrêtés à la porte d’entrée. Devant le
vestibule, Alexis Alexandrovitch fit encore un effort de décision, arraché, lui
semblait-il, du coin le plus reculé de son cerveau, et qui se formulait
ainsi : « Si elle me trompe, je resterai calme et repartirai ;
si elle a dit vrai, je respecterai les convenances. »
Avant
même que Karénine eût sonné, le suisse ouvrit la porte ; le suisse avait
un air étrange, sans cravate, vêtu d’une vieille redingote, et chaussé de
pantoufles.
« Que
fait madame ?
–
Madame est heureusement accouchée hier. »
Alexis,
Alexandrovitch s’arrêta tout pâle ; il comprenait combien il avait vivement
souhaité cette mort.
« Et
sa santé ? »
Korneï,
le domestique, descendait précipitamment l’escalier en tenue du matin.
« Madame
est très faible, répondit-il ; une consultation a eu lieu hier, et le docteur
est ici en ce moment.
–
Prends mes effets », dit Alexis Alexandrovitch, un peu soulagé en
apprenant que tout espoir de mort n’était pas perdu ; et il entra dans
l’antichambre.
Un
paletot d’uniforme pendait au porte-manteau ; Alexis Alexandrovitch le
remarqua et demanda :
« Qui
est ici ?
–
Le docteur, la sage-femme et le comte Wronsky. »
Karénine
pénétra dans l’appartement, personne au salon : lorsqu’il y entra, le
bruit de ses pas fit sortir du boudoir la sage-femme, en bonnet à rubans lilas.
Elle vint à Alexis Alexandrovitch, et, le prenant par la main avec la
familiarité que donne le voisinage de la mort, elle l’entraîna vers la chambre
à coucher.
« Dieu
merci, vous voilà ! elle ne parle que de vous, toujours de vous, dit-elle.
–
Apportez vite de la glace ! » disait dans la chambre à coucher la
voix impérative du docteur.
Dans
le boudoir, assis sur une petite chaise basse, Alexis Alexandrovitch aperçut
Wronsky pleurant, le visage couvert de ses mains ; il tressaillit à la
voix du docteur, découvrit sa figure, et se trouva devant Karénine ; cette
vue le troubla tellement qu’il se rassit en renfonçant sa tête dans ses
épaules, comme s’il eût espéré disparaître ; il se leva cependant, et,
faisant un grand effort de volonté, il dit :
« Elle
se meurt, les médecins assurent que tout espoir est perdu. Vous êtes le maître.
Mais accordez-moi la permission de rester ici. Je me conformerai d’ailleurs à
votre volonté. »
En
voyant pleurer Wronsky, Alexis Alexandrovitch éprouva l’attendrissement
involontaire que lui causaient toujours les souffrances d’autrui ; il
détourna la tête sans répondre, et s’approcha de la porte.
La
voix d’Anna se faisait entendre dans la chambre à coucher, vive, gaie, avec des
intonations très justes. Alexis Alexandrovitch entra et s’approcha de son lit.
Elle avait le visage tourné vers lui, les joues animées, les yeux
brillants ; ses petites mains blanches, sortant des manches de sa
camisole, jouaient avec le coin de sa couverture. Non seulement elle semblait
fraîche et bien portante, mais dans la disposition d’esprit la plus
heureuse ; elle parlait vite et haut, en accentuant les mots avec
précision et netteté.
« Car
Alexis, je parle d’Alexis Alexandrovitch (n’est-il pas étrange et cruel que
tous deux se nomment Alexis ?), Alexis ne m’aurait pas refusé, j’aurais
oublié, il aurait pardonné… pourquoi n’arrive-t-il pas ? Il est bon, il
ignore lui-même combien il est bon. Mon Dieu, mon Dieu, quelle angoisse !
Donnez-moi vite de l’eau ! Mais cela n’est pas bon pour elle… ma petite
fille ! Alors donnez-lui une nourrice ; j’y consens ; cela vaut
même mieux. Quand il viendra, elle lui ferait mal à voir : Éloignez-la.
–
Anna Arcadievna, il est arrivé, le voilà ! dit la sage-femme, essayant
d’attirer son attention sur Alexis Alexandrovitch.
–
Quelle folie ! continua Anna sans voir son mari. Donnez-moi la petite, donnez-la !
Il n’est pas encore arrivé. Vous prétendez qu’il ne pardonnera pas parce que
vous ne le connaissez pas. Personne ne le connaissait. Moi seule… ses yeux, il
faut les connaître, ceux de Serge sont tout pareils, c’est pourquoi je ne puis
plus les voir. A-t-on servi à dîner à Serge ? Je sais qu’on l’oubliera.
Lui, ne l’oublierait pas ! Qu’on transporte Serge dans la chambre du coin,
et que Mariette couche auprès de lui. »
Soudain
elle se tut, prit un air effrayé, et leva les bras au-dessus de sa tête comme
pour détourner un coup : elle avait reconnu son mari.
« Non,
non, dit-elle vivement, je ne le crains pas, je crains la mort. Alexis, approche-toi.
Je me dépêche parce que le temps me manque, je n’ai plus que quelques minutes à
vivre, la fièvre va reprendre et je ne comprendrai plus rien. Maintenant je
comprends, je comprends tout et je vois tout. »
Le
visage ridé d’Alexis Alexandrovitch exprima une vive souffrance ; il
voulut parler, mais sa lèvre inférieure tremblait si fort qu’il ne put
articuler un mot, et son émotion lui permit à peine de jeter un regard sur la
mourante ; il lui prit la main et la tint entre les siennes ; chaque
fois qu’il tournait la tête vers elle, il voyait ses yeux fixés sur lui avec
une douceur et une humilité qu’il ne leur connaissait pas.
« Attends,
tu ne sais pas… attendez, attendez… » elle s’arrêta, cherchant à rassembler
ses idées. « Oui, reprit-elle, oui ! oui ! oui ! Voilà ce
que je voulais dire. Ne t’étonne pas. Je suis toujours la même… mais il y en a
une autre en moi, dont j’ai peur ; c’est elle qui l’a aimé, lui, je
voulais te haïr et je ne pouvais oublier celle que j’étais autrefois.
Maintenant je suis moi tout entière, vraiment moi, pas l’autre. Je meurs, je
sais que je meurs : demande-le-lui. Je le sens maintenant ; les voilà
ces poids terribles aux mains, aux pieds, aux doigts. Mes doigts ! ils
sont énormes… mais tout cela finira vite… Une seule chose m’est indispensable ;
pardonne-moi, pardonne-moi tout à fait ! Je suis criminelle : mais la
bonne de Serge me l’a dit : une sainte martyre… quel était donc son
nom ? était pire que moi. J’irai à Rome, il y a là un désert, je n’y
gênerai personne, je ne prendrai que Serge et ma petite fille… non, tu ne peux
pas me pardonner ! je sais bien que c’est impossible ! Va-t’en,
va-t’en, tu es trop parfait ! »
Elle
le tenait d’une de ses mains brûlantes et l’éloignait de l’autre.
L’émotion
d’Alexis Alexandrovitch devenait si forte qu’il ne se défendit plus, il sentit
même cette émotion se transformer en un apaisement moral qui lui parut un
bonheur nouveau et inconnu. Il n’avait pas cru que cette loi chrétienne qu’il
avait prise pour guide de sa vie, lui ordonnait de pardonner et d’aimer ses
ennemis ; et cependant le sentiment de l’amour et du pardon remplissait
son âme. Agenouillé près du lit, le front appuyé à ce bras dont la fièvre le
brûlait au travers de la camisole, il sanglotait comme un enfant. Elle se
pencha vers lui, entoura de son bras la tête chauve de son mari, et leva les
yeux avec un air de défi :
« Le
voilà, je le savais bien ! Adieu maintenant, adieu à tous… les voilà revenus !
Pourquoi ne s’en vont-ils pas ? Ôtez-moi donc toutes ces
fourrures ! »
Le
docteur la recoucha doucement sur ses oreillers et lui couvrit les bras de la
couverture. Anna se laissa faire sans résistance, regardant toujours devant
elle, de ses yeux brillants.
« Rappelle-toi
que je n’ai demandé que ton pardon, je ne demande rien de plus ; pourquoi
donc lui ne vient-il pas ? dit-elle vivement en regardant du côté
de la porte : Viens, viens ! donne-lui la main. »
Wronsky
s’approcha du lit, et, en revoyant Anna, il se cacha le visage de ses mains.
« Découvre
ton visage, regarde-le, c’est un saint ! dit-elle. Oui, découvre, découvre
ton visage ! répéta-t-elle d’un air irrité. Alexis Alexandrovitch,
découvre-lui le visage, je veux le voir. »
Alexis
Alexandrovitch prit les mains de Wronsky, et découvrit son visage défiguré par
la souffrance et l’humiliation.
« Donne-lui
la main, pardonne-lui. »
Alexis
Alexandrovitch tendit la main sans chercher à retenir ses larmes.
« Dieu
merci, Dieu merci, dit-elle, maintenant tout est prêt. J’étendrai un peu les
jambes, comme cela ; c’est très bien. Que ces fleurs sont donc laides,
elles ne ressemblent pas à des violettes, dit-elle en désignant les tentures de
sa chambre. Mon Dieu, mon Dieu, quand cela finira-t-il ! Donnez-moi de la
morphine, docteur ! de la morphine. Oh, mon Dieu, mon Dieu ! »
Et
elle s’agita sur son lit.
Les
médecins disaient qu’avec cette fièvre tout était à craindre. La journée se
passa dans le délire et l’inconscience. Vers minuit la malade n’avait presque
plus de pouls : on attendait la fin à chaque instant.
Wronsky
rentra chez lui ; mais il retourna le lendemain matin prendre des
nouvelles ; Alexis Alexandrovitch vint à sa rencontre dans l’antichambre
et lui dit : « Restez : peut-être vous demandera-t-elle »,
puis il le mena lui-même dans le boudoir de sa femme. Dans la matinée, l’agitation,
la vivacité de pensées et de paroles reparurent pour se terminer encore par un
état d’inconscience. Le troisième jour offrit le même caractère et les médecins
reprirent espoir. Ce jour-là, Alexis Alexandrovitch entra dans le boudoir où se
tenait Wronsky, ferma la porte et s’assit en face de lui.
« Alexis
Alexandrovitch, dit Wronsky sentant une explication approcher, je suis
incapable de parler et de comprendre. Ayez pitié de moi ! Quelle que soit
votre souffrance, croyez bien que la mienne est encore plus terrible. »
Il
voulut se lever, mais Alexis Alexandrovitch le retint et lui dit :
« Veuillez m’écouter, c’est indispensable ; je suis forcé de vous
expliquer la nature des sentiments qui me guident et me guideront encore, afin
de vous éviter toute erreur par rapport à moi. Vous savez que je m’étais décidé
au divorce et que j’avais fait les premières démarches pour l’obtenir ? je
ne vous cacherai pas qu’en commençant ces démarches j’ai hésité, possédé que
j’étais du désir de me venger. En recevant la dépêche qui m’appelait, ce désir
subsistait. Je dirai plus, je souhaitais sa mort, mais… » il se tut un
instant, réfléchissant à l’opportunité de dévoiler toute sa pensée « …
mais je l’ai revue, je lui ai pardonné, et sans restriction. Le bonheur de
pouvoir pardonner m’a clairement montré mon devoir. J’offre l’autre joue au soufflet,
je donne mon dernier vêtement à celui qui me dépouille, je ne demande qu’une
chose à Dieu, de me conserver la joie du pardon ! »
Les
larmes remplissaient ses yeux : son regard lumineux et calme frappa
Wronsky.
« Voilà
ma situation. Vous pouvez me traîner dans la boue et me rendre la risée du
monde, mais je n’abandonnerais pas Anna pour cela, et ne lui adresserais pas de
reproche, continua Alexis Alexandrovitch ; mon devoir m’apparaît clair et
précis : je dois rester avec elle, je resterai. Si elle désire vous voir,
vous serez averti, mais je crois qu’il vaut mieux vous éloigner pour le
moment. »
Karénine
se leva ; des sanglots étouffaient sa voix : Wronsky se leva aussi,
courbé en deux, et regardant Karénine en dessous, sans se redresser ;
incapable de comprendre des sentiments de ce genre, il s’avouait cependant que
c’était là un ordre d’idées supérieur, inconciliable avec une conception
vulgaire de la vie.
Après
cet entretien, lorsque Wronsky sortit de la maison Karénine, il s’arrêta sur le
perron, se demandant où il était et ce qu’il avait à faire ; humilié et
confus, il se sentait privé de tout moyen de laver sa honte, jeté hors de la
voie où il avait marché jusque-là fièrement et aisément. Toutes les règles qui
avaient servi de bases à sa vie, et qu’il croyait inattaquables, se trouvaient
fausses et mensongères. Le mari trompé, ce triste personnage qu’il avait
considéré comme un obstacle accidentel, et parfois comique, à son bonheur,
venait d’être élevé par elle à une hauteur qui inspirait le respect, et, au
lieu de paraître ridicule, s’était montré simple, grand et généreux. Wronsky ne
pouvait se dissimuler que les rôles étaient intervertis ; il sentait la
grandeur, la droiture de Karénine et sa propre bassesse ; ce mari trompé
apparaissait magnanime dans sa douleur, tandis que lui-même se trouvait petit
et misérable. Mais ce sentiment d’infériorité à l’égard d’un homme qu’il avait
injustement méprisé, n’était qu’une faible partie de sa douleur.
Ce
qui le rendait profondément malheureux, c’était la pensée de perdre Anna pour
toujours ! Sa passion un moment refroidie s’était réveillée plus violente
que jamais. Pendant sa maladie il avait appris à la mieux connaître, et il
croyait ne l’avoir encore jamais aimée ; il faudrait la perdre maintenant
qu’il la connaissait et l’aimait réellement, la perdre en lui laissant le souvenir
le plus humiliant ! Il se rappelait avec horreur le moment ridicule et
odieux où Alexis Alexandrovitch lui avait découvert le visage, tandis qu’il le
cachait de ses mains. Debout, immobile sur le perron de la maison Karénine, il
semblait n’avoir plus conscience de ce qu’il faisait.
« Appellerai-je
un isvoschik ? demanda le suisse.
–
Oui, un isvoschik. »
Rentré
chez lui, après trois nuits d’insomnie, Wronsky s’étendit sans se déshabiller
sur un divan, les bras croisés au-dessus de sa tête. Les réminiscences, les pensées,
les impressions les plus étranges se succédaient dans son esprit avec une rapidité
et une lucidité extraordinaires. Tantôt c’était une potion qu’il voulait donner
à la malade, et il faisait déborder la cuiller ; tantôt il apercevait les
mains blanches de la sage-femme ; puis, la singulière attitude d’Alexis
Alexandrovitch agenouillé par terre près du lit.
« Dormir !
oublier ! » se disait-il avec la calme résolution de l’homme bien portant
qui sait qu’il peut, s’il se sent fatigué, s’endormir à volonté ; ses
idées s’embrouillèrent, il se sentit tomber dans l’abîme de l’oubli. Tout à
coup, au moment où il échappait à la vie réelle comme si les vagues d’un océan
se fussent refermées au-dessus de sa tête, une violente secousse électrique
sembla faire tressaillir son corps sur les ressorts du divan, et il se trouva à
genoux, les yeux aussi ouverts que s’il n’eût pas songé à dormir, n’éprouvant
plus la moindre lassitude.
« Vous
pouvez me traîner dans la boue. »
Ces
mots d’Alexis Alexandrovitch résonnaient à son oreille ; il le voyait
devant lui, il voyait aussi le visage enfiévré d’Anna, et ses yeux brillants
regardant avec tendresse, non plus lui, mais son mari ; il voyait sa
propre physionomie absurde et ridicule, lorsque Alexis Alexandrovitch avait
écarté ses mains de sa figure, et, se rejetant en arrière sur le divan en fermant
les yeux :
« Dormir !
oublier ! » se répéta-t-il.
Alors
le visage d’Anna, tel qu’il lui était apparu le soir mémorable des courses, se
dessinait plus rayonnant encore, malgré ses yeux fermés.
« C’est
impossible, et ne sera pas ; comment veut-elle effacer cela de son souvenir ?
Je ne puis vivre ainsi ! Comment nous réconcilier ? » Il
prononçait ces mots tout haut sans en avoir conscience, cette répétition
machinale empêchant pendant quelques secondes les souvenirs et les images qui
assiégeaient son cerveau de se renouveler. Mais les doux moments du passé et
les humiliations récentes reprenaient vite leur empire. « Découvre ton
visage », disait la voix d’Anna, il écartait les mains, et sentait à quel
point il avait dû paraître humilié et ridicule.
Wronsky
resta ainsi couché, cherchant le sommeil sans espoir de le trouver, et
murmurant quelque bribe de phrase pour écarter les nouvelles et désolantes
hallucinations qu’il croyait pouvoir empêcher de surgir. Il écoutait sa propre
voix répéter avec une étrange persistance : « Tu n’as pas su
l’apprécier, tu n’as pas su l’apprécier ; tu n’as pas su profiter, tu n’as
pas su profiter. »
« Que
m’arrive-t-il ? deviendrais-je fou ? » se demanda-t-il.
« Peut-être. Pourquoi devient-on fou ? et pourquoi se
suicide-t-on ? » Et, tout en se répondant à lui-même, il ouvrait les
yeux, regardant avec étonnement à côté de lui un coussin brodé par sa
belle-sœur Waria ; il chercha à fixer la pensée de Waria dans son souvenir
en jouant avec le gland du coussin ; mais une idée étrangère à celle qui
le torturait était un martyre de plus. « Non, il faut dormir. » Et,
approchant le coussin de sa tête, il s’y appuya, et fit effort pour tenir ses
yeux fermés. Soudain il se rassit en tressaillant encore : « Tout est
fini pour moi, que me reste-t-il à faire ? » Et son imagination lui
représenta vivement la vie sans Anna.
« L’ambition ?
Serpouhowskoï ? le monde ? la cour ? » Tout cela pouvait
avoir un sens autrefois, mais n’en avait plus maintenant. Il se leva, ôta sa
redingote, dénoua sa cravate pour permettre à sa large poitrine de respirer
plus librement, et se prit à arpenter la chambre. « C’est ainsi qu’on
devient fou, se répétait-il, ainsi qu’on se suicide… pour éviter la
honte », ajouta-t-il lentement.
Il
alla vers la porte, qu’il ferma ; puis, le regard fixe et les dents
serrées, il s’approcha de la table, prit un revolver, l’examina, l’arma et réfléchit.
Il resta deux minutes immobile, le revolver en main, la tête baissée, son
esprit tendu en apparence vers une seule pensée. « Certainement », se
disait-il, et cette décision semblait le résultat logique d’une suite d’idées
nettes et précises ; mais au fond il tournait toujours dans ce même cercle
d’impressions que depuis une heure il parcourait pour la centième fois…
« Certainement », répéta-t-il, sentant défiler encore cette série
continue de souvenirs d’un bonheur perdu, d’un avenir rendu impossible, et
d’une honte écrasante ; et, appuyant le revolver au côté gauche de sa
poitrine, il serra fortement la main et pressa la détente. Le coup violent
qu’il reçut dans la poitrine le fit tomber, sans qu’il eût entendu la moindre
détonation. En cherchant à se retenir au rebord de la table, il lâcha le
revolver, vacilla et s’affaissa à terre, regardant autour de lui avec étonnement ;
sa chambre lui semblait méconnaissable ; les pieds contournés de sa table,
la corbeille à papier, la peau de tigre sur le sol, il ne reconnaissait rien.
Les pas de son domestique accourant au salon l’obligèrent à se maîtriser, il
comprit avec effort qu’il était par terre, et en voyant du sang sur ses mains
et sur la peau de tigre il eut conscience de ce qu’il avait fait.
« Quelle
sottise ! je me suis manqué », murmura-t-il en cherchant de la main
le pistolet, qui était tout près de lui ; il perdit l’équilibre et tomba
de nouveau baigné dans son sang.
Le
valet de chambre, un personnage élégant qui se plaignait volontiers à ses amis
de la délicatesse de ses nerfs, fut si terrifié à la vue de son maître, qu’il
le laissa gisant, et courut chercher du secours.
Au
bout d’une heure, Waria, la belle-sœur de Wronsky, arriva, et avec l’aide de
trois médecins qu’elle avait fait chercher, elle réussit à coucher le blessé,
dont elle se constitua la garde-malade.
Alexis
Alexandrovitch n’avait pas prévu le cas où, après avoir obtenu son pardon, sa
femme se rétablirait. Cette erreur lui apparut dans toute sa gravité deux mois
après son retour, de Moscou ; mais s’il l’avait commise, ce n’était pas
parce qu’il avait, par hasard, méconnu jusque-là son propre cœur. Près du lit
de sa femme mourante, il s’était livré, pour la première fois de sa vie, à ce
sentiment de commisération pour les douleurs d’autrui, contre lequel il avait
toujours lutté, comme on lutte contre une dangereuse faiblesse. Le remords
d’avoir souhaité la fin d’Anna, la pitié qu’elle lui inspirait, mais par-dessus
tout le bonheur même du pardon, avaient transformé les angoisses morales
d’Alexis Alexandrovitch en une paix profonde, et changé une source de
souffrance en une source de joie : tout ce qu’il avait jugé inextricable
dans sa haine et dans sa colère devenait clair et simple, maintenant qu’il
aimait et pardonnait.
Il
avait pardonné à sa femme et la plaignait ; depuis l’acte de désespoir de
Wronsky, il le plaignait aussi. Son fils, dont il se reprochait de n’avoir pris
aucun soin, lui faisait peine, et, quant à la nouvelle née, ce qu’il éprouvait
pour elle était plus que de la pitié, c’était presque de la tendresse. En
voyant ce pauvre petit être débile, négligé pendant la maladie de sa mère, il
s’en était occupé, l’avait empêché de mourir, et, sans s’en douter, s’y était
attaché. La bonne et la nourrice le voyaient entrer plusieurs fois par jour
dans la chambre des enfants, et, intimidées d’abord, s’étaient peu à peu
habituées à sa présence. Il restait parfois une demi-heure à contempler le
visage rouge et bouffi de l’enfant qui n’était pas le sien, à suivre les
mouvements de son front plissé, à le voir se frotter les yeux du revers de ses
petites mains aux doigts recourbés ; et, dans ces moments-là, Alexis Alexandrovitch
se sentait tranquille, en paix avec lui-même, et ne voyait rien d’anormal à sa
situation, rien qu’il éprouvât le besoin de changer.
Et
cependant plus il allait, plus il se rendait compte qu’on ne lui permettrait
pas de se contenter de cette situation qui lui semblait naturelle, et qu’elle
ne serait admise de personne.
En
dehors de la force morale, presque sainte, qui le guidait intérieurement, il
sentait l’existence d’une autre force brutale, mais toute-puissante, qui
dirigeait sa vie malgré lui, et ne lui accorderait pas la paix. Chacun autour
de lui semblait interroger son attitude, ne pas la comprendre, et attendre de
lui quelque chose de différent.
Quant
à ses rapports avec sa femme, ils manquaient de naturel et de stabilité.
Lorsque
l’attendrissement causé par l’approche de la mort eut cessé, Alexis
Alexandrovitch remarqua combien Anna le craignait, redoutait sa présence, et
n’osait le regarder en face ; elle paraissait toujours poursuivie d’une
pensée qu’elle n’osait exprimer : c’est qu’elle aussi pressentait la
courte durée des relations actuelles, et que, sans savoir quoi, elle attendait
quelque chose de son mari.
Vers
la fin de février, la petite fille, qu’on avait nommée Anna, du nom de sa mère,
tomba malade. Alexis Alexandrovitch l’avait vue un matin avant de se rendre au
ministère, et avait fait chercher le médecin ; en rentrant à quatre
heures, il aperçut dans l’antichambre un beau laquais galonné, tenant un
manteau doublé de fourrure blanche.
« Qui
est là ? demanda-t-il.
–
La princesse Élisabeth Fédorovna Tverskoï, » répondit le laquais, et
Alexis Alexandrovitch crut remarquer qu’il souriait.
Pendant
toute cette pénible période, Alexis Alexandrovitch avait noté un intérêt très
particulier pour lui et sa femme de la part de leurs relations mondaines, surtout
féminines. Il remarquait chez tous cet air joyeux, mal dissimulé dans les yeux
de l’avocat, et qu’il retrouvait dans ceux du laquais. Quand on le rencontrait
et qu’on lui demandait des nouvelles de sa santé, on le faisait avec une sorte
de satisfaction transparente ; ses interlocuteurs lui paraissaient tous
ravis, comme s’ils allaient marier quelqu’un.
La
présence de la princesse ne pouvait être agréable à Karénine ; il ne
l’avait jamais aimée, et elle lui rappelait de fâcheux souvenirs ; aussi
passa-t-il directement dans l’appartement des enfants.
Dans
la première pièce, Serge, couché sur la table et les pieds sur une chaise,
dessinait en bavardant gaiement. La gouvernante anglaise qui avait remplacé la
Française peu après la maladie d’Anna, était assise près de l’enfant, un
ouvrage au crochet à la main ; aussitôt qu’elle vit entrer Karénine, elle
se leva, fit une révérence, et remit Serge sur ses pieds.
Alexis
Alexandrovitch caressa la tête de son fils, répondit aux questions de la
gouvernante sur la santé de madame, et demanda l’opinion du docteur sur l’état
de baby.
« Le
docteur n’a rien trouvé de fâcheux : il a ordonné des bains.
–
Elle souffre cependant, dit Alexis Alexandrovitch, écoutant crier l’enfant dans
la chambre voisine.
–
Je crois, monsieur, que la nourrice n’est pas bonne, répondit l’Anglaise d’un
air convaincu.
–
Qu’est-ce qui vous le fait croire ?
–
J’ai vu cela chez la comtesse Pahl, monsieur. On soignait l’enfant avec des
médicaments, tandis qu’il souffrait simplement de la faim ; la nourrice
manquait de lait. »
Alexis
Alexandrovitch réfléchit et, au bout de quelques instants, entra dans la
seconde pièce. La petite fille criait, couchée sur les bras de sa nourrice, la
tête renversée, refusant le sein, et sans se laisser calmer par les deux femmes
penchées sur elle.
« Cela
ne va pas mieux ? demanda Alexis Alexandrovitch.
–
Elle est très agitée, répondit à mi-voix la bonne.
–
Miss Edwards croit que la nourrice manque de lait, dit-il.
–
Je le crois aussi, Alexis Alexandrovitch.
–
Pourquoi ne l’avoir pas dit ?
– À
qui le dire ? Anna Arcadievna est toujours malade », répondit la
bonne d’un air mécontent.
La
bonne était depuis longtemps dans la maison, et ces simples paroles frappèrent
Karénine comme une allusion à sa position.
L’enfant
criait de plus en plus fort, perdant haleine et s’enrouant. La bonne fit un
geste désolé, reprit la petite à la nourrice, et la berça pour la calmer.
« Il
faudra prier le docteur d’examiner la nourrice, » dit Alexis Alexandrovitch.
La
nourrice, une femme de belle apparence, élégamment vêtue, effrayée de perdre sa
place, sourit dédaigneusement, tout en marmottant et en couvrant sa poitrine, à
l’idée qu’on pût la soupçonner de manquer de lait. Ce sourire parut également
ironique à Alexis Alexandrovitch. Il s’assit sur une chaise, triste et accablé,
et suivit des yeux la bonne qui continuait à promener l’enfant. Quand elle
l’eut remis dans son berceau, et qu’ayant arrangé le petit oreiller elle se fut
éloignée, Alexis Alexandrovitch se leva, et à son tour s’approcha sur la pointe
des pieds, du même air accablé ; il regarda silencieusement la petite, et
tout à coup un sourire déplissa son front ; puis il sortit doucement.
En
rentrant dans la salle à manger il sonna et envoya de nouveau chercher le
médecin. Mécontent de voir sa femme s’occuper si peu de ce charmant enfant, il
ne voulait pas entrer chez elle, ni rencontrer la princesse Betsy ; mais
sa femme pouvait s’étonner qu’il ne vint pas selon son habitude : il fit
donc violence à ses sentiments et se dirigea, vers la porte. La conversation
suivante frappa malgré lui son oreille, tandis qu’il approchait, un épais tapis
étouffant le bruit de ses pas.
« S’il
ne partait pas, je comprendrais votre refus et le sien » Mais votre mari
doit être au-dessus de cela, disait Betsy.
–
Il n’est pas question de mon mari, mais de moi, ne m’en parlez plus ! répondait
la voix émue d’Anna.
–
Cependant vous ne pouvez pas ne pas désirer revoir celui qui a failli mourir
pour vous…
–
C’est pour cela que je ne veux pas le revoir. »
Karénine
s’arrêta effrayé comme un coupable ; il aurait voulu s’éloigner sans être
entendu ; mais, réfléchissant que cette fuite manquait de dignité, il
continua son chemin en toussant : les voix se turent et il entra dans la
chambre.
Anna
en robe de chambre grise, ses cheveux noirs coupés, était assise sur une chaise
longue. Toute son animation disparut, comme d’ordinaire, à la vue de son
mari ; elle baissa la tête et jeta un coup d’œil inquiet sur Betsy ;
celle-ci, vêtue à la dernière mode, un petit chapeau planant sur le haut de sa
tête, comme un abat-jour sur une lampe, en robe gorge de pigeon, ornée de biais
de nuance tranchante sur le corsage et la jupe, était placée à côté d’Anna.
Elle tenait sa longue taille plate aussi droite que possible, et accueillit
Alexis Alexandrovitch d’un salut accompagné d’un sourire ironique :
« Ah !
fit-elle, l’air étonné. Je suis ravie de vous rencontrer chez vous. Vous ne
vous montrez nulle part, et je ne vous ai pas vu depuis la maladie d’Anna. J’ai
appris par d’autres vos soucis ! Oui, vous êtes un mari
extraordinaire ! » Elle lui adressa un regard qui devait être
l’équivalent d’une récompense à Karénine pour sa conduite envers sa femme.
Alexis
Alexandrovitch salua froidement et, baisant la main de sa femme, s’enquit de sa
santé.
« Il
me semble que je vais mieux, répondit-elle, évitant son regard.
–
Vous avez cependant une animation fiévreuse, dit-il, insistant sur le
dernier mot.
–
Nous avons trop causé, dit Betsy, je sens que c’est de l’égoïsme de ma part et
je me sauve. »
Elle
se leva, mais Anna devenue toute rouge la retint vivement par le bras :
« Non,
restez, je vous en prie, je dois vous dire, à vous… » elle se tourna vers
son mari, la rougeur lui montant au cou et au visage. « Je ne puis et ne
veux rien vous cacher… »
Alexis
Alexandrovitch baissa la tête en faisant craquer ses doigts.
« Betsy
m’a dit que le comte Wronsky désirait venir chez nous avant son départ pour
Tashkend, pour prendre congé. »
Elle
parlait vite, sans regarder son mari, pressée d’en finir, « J’ai répondu
que je ne pouvais pas le recevoir.
–
Vous avez répondu, ma chère, que cela dépendait d’Alexis Alexandrovitch,
corrigea Betsy.
–
Mais non, je ne puis le recevoir, et cela ne mènerait… » elle s’arrêta tout
à coup, interrogeant son mari du regard ; il avait détourné la tête.
« En un mot, je ne veux… »
Alexis
Alexandrovitch se rapprocha d’elle et fit le geste de lui prendre la main.
Le
premier mouvement d’Anna fut de retirer sa main de celle de son mari, mais elle
se domina et la lui serra.
« Je
vous remercie de votre confiance… » commença-t-il ; mais, en
regardant la princesse, il s’interrompit.
Ce
qu’il pouvait juger et décider facilement, livré à sa propre conscience, lui devenait
impossible en présence de Betsy, en qui s’incarnait pour lui cette force
brutale indépendante de sa volonté, et maîtresse cependant de sa vie :
devant elle il ne pouvait éprouver aucun sentiment généreux.
« Eh
bien, adieu, ma charmante », dit Betsy en se levant. Elle embrassa Anna et
sortit : Karénine la reconduisit.
« Alexis
Alexandrovitch, dit Betsy, s’arrêtant au milieu du boudoir pour lui serrer
encore la main d’une façon significative, je vous connais pour un homme sincèrement
généreux, et je vous estime et vous aime tant, que je me permets un conseil,
quelque désintéressée que je sois dans la question. Recevez-le ; Alexis
Wronsky est l’honneur même, et il part pour Tashkend.
–
Je vous suis très reconnaissant de votre sympathie et de votre conseil, princesse ;
le tout est de savoir si ma femme peut ou veut recevoir quelqu’un, c’est ce
qu’elle décidera. »
Il
prononça ces mots avec dignité en soulevant ses sourcils comme
d’habitude ; mais il sentit aussitôt que, quelles que fussent ses paroles,
la dignité était incompatible avec la situation qui lui était faite. Le sourire
ironique et méchant avec lequel Betsy accueillit sa phrase le lui prouvait
suffisamment.
Après
avoir pris congé de Betsy, Alexis Alexandrovitch rentra chez sa femme ;
celle-ci était étendue sur sa chaise longue, mais, en entendant revenir son
mari, elle se releva précipitamment et le regarda d’un air effrayé. Il
s’aperçut qu’elle avait pleuré.
« Je
te suis très reconnaissant de ta confiance, dit-il doucement, répétant en russe
la réponse qu’il avait faite en français devant Betsy. (Cette façon de la
tutoyer en russe irritait Anna malgré elle.) – Je te suis reconnaissant de ta
résolution, car je trouve comme toi que, du moment où le comte Wronsky part, il
n’y a aucune nécessité de le recevoir ici. D’ailleurs…
–
Mais puisque je l’ai dit, à quoi bon revenir là-dessus ? »
interrompit Anna avec une irritation qu’elle ne sut pas maîtriser.
« Aucune nécessité, pensa-t-elle, pour un homme qui a voulu se tuer, de
dire adieu à la femme qu’il aime, et qui de son côté ne peut vivre sans
lui ! »
Elle
serra les lèvres, et baissa son regard brillant sur les mains aux veines gonflées
de son mari, que celui-ci frottait lentement l’une contre l’autre.
« Ne
parlons plus de cela, ajouta-t-elle plus calme.
–
Je t’ai laissé pleine liberté de décider cette question, et je suis heureux de
voir… recommença Alexis Alexandrovitch.
–
Que mes désirs sont conformes aux vôtres, acheva vivement Anna, agacée de
l’entendre parler si lentement, quand elle savait à l’avance tout ce qu’il
avait à dire.
–
Oui, confirma-t-il, et la princesse Tverskoï se mêle très mal à propos
d’affaires de famille pénibles, elle surtout…
–
Je ne crois rien de ce que l’on raconte, dit Anna, je sais seulement qu’elle
m’aime sincèrement. »
Alexis
Alexandrovitch soupira et se tut ; Anna jouait nerveusement avec la cordelière
de sa robe de chambre et le regardait de temps en temps avec ce sentiment de
répulsion physique dont elle s’accusait, sans pouvoir le vaincre. Tout ce
qu’elle souhaitait en ce moment était d’être débarrassée de sa présence.
« Je
viens de faire chercher le docteur, dit Karénine.
–
Pourquoi faire ? Je me porte bien.
–
C’est pour la petite qui crie beaucoup : on croit que la nourrice a peu de
lait.
–
Pourquoi ne m’as-tu pas permis de nourrir, quand j’ai supplié qu’on me laissât
essayer ? Malgré tout (Alexis Alexandrovitch comprit ce qu’elle entendait
par malgré tout), c’est un enfant, et on la fera mourir. – Elle sonna et
se fit apporter la petite. – J’ai voulu nourrir, on ne me l’a pas permis, et on
me le reproche maintenant.
–
Je ne reproche rien…
–
Si fait, vous me le reprochez ! Mon Dieu, pourquoi ne suis-je pas
morte ! Pardonne-moi, je suis nerveuse, injuste, dit-elle, tâchant de se
dominer. Mais va-t’en. »
« Non
cela ne saurait durer ainsi », se dit Alexis Alexandrovitch en sortant de
la chambre de sa femme.
Jamais
encore il n’avait été aussi vivement frappé de l’impossibilité de prolonger aux
yeux du monde une telle situation ; jamais non plus la répulsion de sa
femme, et la puissance de cette force mystérieuse qui s’était emparée de sa vie
pour la diriger en contradiction avec les besoins de son âme, ne lui étaient
apparues avec cette évidence !
Le
monde et sa femme exigeaient de lui une chose qu’il ne comprenait pas bien, mais
cette chose éveillait dans son cœur des sentiments de haine qui troublaient son
repos et détruisaient le mérite de sa victoire sur lui-même. Anna, selon lui,
devait rompre avec Wronsky, mais si tout le monde jugeait cette rupture
impossible, il était prêt à tolérer leur liaison, à condition de ne pas
déshonorer les enfants et de ne pas bouleverser sa propre existence.
C’était
mal, moins mal cependant que de vouer Anna à une position honteuse et sans
issue, que de le priver, lui, de tout ce qu’il aimait. Mais il sentait son
impuissance dans cette lutte, et savait à l’avance qu’on l’empêcherait d’agir
sagement, pour l’obliger à faire le mal que tout le monde jugeait nécessaire.
Betsy
n’avait pas encore quitté la salle à manger, que Stépane Arcadiévitch parut sur
le pas de la porte. Il venait de chez Eliséef, où l’on avait reçu des huîtres
fraîches.
« Princesse !
vous ici ! Quelle charmante rencontre ! Je viens de chez vous.
–
La rencontre ne sera pas longue ; je pars, répondit en souriant Betsy,
tandis qu’elle boutonnait ses gants.
–
Un moment, princesse, permettez-moi de baiser votre main avant que vous vous
gantiez. Rien ne me plaît autant, en fait de retour aux anciennes modes, que
l’usage de baiser la main aux dames. »
Il
prit la main de Betsy.
« Quand
nous reverrons-nous ?
–
Vous n’en êtes pas digne, répondit Betsy en riant.
–
Oh que si ! car je deviens un homme sérieux : non seulement j’arrange
mes propres affaires, mais encore celles des autres, dit-il avec importance.
–
Vraiment ? j’en suis charmée », répondit Betsy comprenant qu’il
s’agissait d’Anna.
Et,
rentrant dans la salle à manger, elle entraîna Oblonsky, dans un coin.
« Vous
verrez qu’il la fera mourir, murmura-t-elle d’un ton convaincu ; impossible
d’y tenir…
–
Je suis bien aise que vous pensiez ainsi, répondit Stépane Arcadiévitch en
hochant la tête avec une commisération sympathique. C’est pourquoi je suis à
Pétersbourg.
–
La ville entière ne parle que de cela, dit-elle ; cette situation est
intolérable. Elle dessèche à vue d’œil. Il ne comprend pas que c’est une de ces
femmes dont les sentiments ne peuvent être traités légèrement. De deux choses
l’une, ou bien il doit l’emmener et agir énergiquement ; ou bien il doit
divorcer. Mais l’état actuel la tue.
–
Oui… oui… précisément, soupira Oblonsky. Je suis venu pour cela, c’est-à-dire
pas tout à fait. Je viens d’être nommé chambellan, et il faut remercier qui de
droit ; mais l’essentiel est d’arranger cette affaire.
–
Que Dieu vous y aide ! » dit Betsy.
Stépane
Arcadiévitch reconduisit la princesse jusqu’au vestibule, lui baisa encore la
main au-dessus du gant, au poignet, et après lui avoir décoché une plaisanterie
dont elle prit le parti de rire, afin de ne pas être obligée de se fâcher, il
la quitta pour aller voir sa sœur. Anna était en larmes. Stépane Arcadiévitch,
malgré sa brillante humeur, passa tout naturellement de la gaieté la plus
exubérante au ton d’attendrissement poétique qui convenait à la disposition
d’esprit de sa sœur. Il lui demanda comment elle se portait et comment elle
avait passé la journée.
« Très
mal, très mal ! le soir comme le matin, le passé comme l’avenir, tout va
mal, répondit-elle.
–
Tu vois les choses en noir. Il faut reprendre courage, regarder la vie en face.
C’est difficile, je le sais, mais…
–
J’ai entendu dire que certaines femmes aiment ceux qu’elles méprisent, commença
tout à coup Anna : moi, je le hais à cause de sa générosité. Je ne puis
vivre avec lui. Comprends-moi, c’est un effet physique, qui me met hors de moi.
Je ne puis plus vivre avec lui ! Que faut-il que je fasse ? J’ai été
malheureuse, j’ai cru qu’on ne pouvait l’être davantage, mais ceci dépasse tout
ce que j’avais pu imaginer. Conçoit-on que, le sachant bon, parfait, et sentant
toute mon infériorité, je le haïsse néanmoins ? Il ne me reste absolument
qu’à… » Elle voulait ajouter « mourir », mais son frère ne la
laissa pas achever.
« Tu
es malade et nerveuse, crois bien que tu vois tout avec exagération. Il n’y a
là rien de si terrible. »
Et
Stépane Arcadiévitch, devant un désespoir semblable, souriait sans paraître
grossier ; son sourire était si plein de bonté et d’une douceur presque
féminine, que, loin de froisser, il calmait et attendrissait ; ses paroles
agissaient à la façon d’une lotion d’huile d’amandes douces. Anna l’éprouva
bientôt.
« Non,
Stiva, dit-elle, je suis perdue, perdue ! Je suis plus que perdue, car je
ne puis dire encore que tout soit fini, je sens, hélas ! le contraire, je
me fais l’effet d’une corde trop tendue qui doit rompre nécessairement. Mais la
fin n’est pas encore venue et sera terrible !
–
Non, non, la corde peut être doucement détendue. Il n’existe pas de situation
sans une issue quelconque.
–
J’y ai pensé et repensé, je n’en vois qu’une… »
Il
comprit à son regard épouvanté qu’elle ne voyait comme issue que la mort, et
l’interrompit encore.
« Non,
écoute-moi ; tu ne peux juger de ta position comme moi. Laisse-moi te dire
franchement mon avis. (Il sourit encore avec précaution, de son sourire onctueux.)
Je prends les choses du commencement : Tu as épousé un homme plus âgé que
toi de vingt ans, et tu t’es mariée sans amour, ou du moins sans connaître
l’amour. C’était une erreur, j’en conviens.
–
Une erreur terrible ! dit Anna.
–
Mais, je le répète, c’est là un fait accompli. Tu as eu ensuite le malheur
d’aimer un autre que ton mari ; c’était un malheur, mais c’est également
un fait accompli. Ton mari l’a su et t’a pardonné. (Après chaque phrase il
s’arrêtait comme pour lui donner le temps de la réplique, mais elle se
taisait.) Maintenant la question se pose ainsi : peux-tu continuer à vivre
avec ton mari, le désires-tu ? le désire-t-il ?
–
Je ne sais rien, rien.
–
Tu viens de dire toi-même que tu ne pouvais plus l’endurer…
–
Non, Je ne l’ai pas dit. Je le nie. Je ne sais et ne comprends rien.
–
Mais permets…
–
Tu ne saurais comprendre. Je me suis précipitée la tête la première dans un
abîme, et je ne dois pas me sauver. Je ne le puis pas.
–
Tu verras que nous t’empêcherons de tomber et de te briser. Je te comprends. Je
sens que tu ne peux prendre sur toi d’exprimer tes sentiments, tes désirs.
–
Je ne désire rien, rien, sinon que tout cela finisse.
–
Crois-tu qu’il ne s’en aperçoive pas ? Crois-tu qu’il ne souffre pas
aussi ? Et que peut-il résulter de toutes ces tortures ? Le divorce
au contraire résoudrait tout. »
Stépane
Arcadiévitch n’avait pas achevé sans peine, et, son idée principale énoncée, il
regarda Anna pour en observer l’effet.
Elle
secoua la tête négativement sans répondre, mais son visage rayonna un instant
d’un éclair de beauté, et il en conclut que si elle n’exprimait pas son désir,
c’est que la réalisation lui en paraissait trop séduisante.
« Vous
me faites une peine extrême ! combien je serais heureux d’arranger cela !
dit Stépane Arcadiévitch en souriant avec plus de confiance. Ne dis rien !
Si Dieu me permettait d’exprimer tout ce que j’éprouve ! Je vais le
trouver. »
Anna
le regarda de ses yeux brillants et pensifs, et ne répondit pas.
Stépane
Arcadiévitch entra dans le cabinet de son beau-frère avec le visage solennel
qu’il cherchait à prendre lorsqu’il présidait une séance de son conseil. Karénine,
les bras derrière le dos, marchait de long en large dans la chambre,
réfléchissant aux mêmes questions que sa femme et son beau-frère.
« Je
ne te gêne pas ? – demanda Stépane Arcadiévitch, subitement troublé à la
vue de Karénine ; et, pour dissimuler ce trouble, il sortit de sa poche,
un porte-cigarettes nouvellement acheté, le flaira et en sortit une cigarette.
–
Non. As-tu besoin de quelque chose ? demanda Alexis Alexandrovitch sans
empressement.
–
Oui… je désirais… je voulais… oui, je voulais causer avec toi », dit
Stépane Arcadiévitch étonné de se sentir intimidé.
Ce
sentiment lui sembla si étrange, si inattendu, qu’il n’y reconnut pas la voix
de la conscience lui déconseillant une mauvaise action ; et, dominant
cette impression, il dit en rougissant :
« J’avais
l’intention de te parler de ma sœur et de votre situation à tous deux. »
Alexis
Alexandrovitch sourit avec tristesse, regarda son beau-frère, et, sans lui
répondre, s’approcha de la table, où il prit une lettre commencée qu’il lui
tendit.
« Je
ne cesse d’y songer. Voici ce que j’ai essayé de lui dire, pensant que je
m’exprimerais mieux par écrit, car ma présence la rend irritable », dit-il
en lui donnant la lettre.
Stépane
Arcadiévitch prit le papier et regarda avec étonnement les yeux ternes de son
beau-frère fixés sur lui, puis il lut :
« Je
sais combien ma présence vous est à charge ; quelque pénible qu’il me soit
de le reconnaître, je le constate, et je sens qu’il ne saurait en être
autrement. Je ne vous fais aucun reproche. Dieu m’est témoin que pendant votre
maladie j’ai résolu d’oublier le passé et de commencer une nouvelle vie. Je ne
me repens pas, je ne me repentirai jamais de ce que j’ai fait alors ;
c’était votre salut, le salut de votre âme que je souhaitais ; je n’ai pas
réussi. Dites-moi vous-même ce qui vous rendra le repos et le bonheur, et je me
soumets à l’avance au sentiment de justice qui vous guidera. »
Oblonsky
rendit la lettre à son beau-frère et continua à le considérer avec perplexité,
sans trouver un mot à dire. Ce silence était si pénible que les lèvres de Stépane
Arcadiévitch en tremblaient convulsivement tandis qu’il regardait fixement Karénine.
« Je
vous comprends, finit-il par balbutier.
~
Que veut-elle ? c’est ce que je souhaiterais savoir.
–
Je crains qu’elle ne s’en rende pas compte. Elle n’est pas juge dans la question,
dit Stépane Arcadiévitch, cherchant à se remettre. Elle est écrasée,
littéralement écrasée, par ta grandeur d’âme ; si elle lit ta lettre, elle
sera incapable d’y répondre et ne pourra que courber encore plus la tête.
–
Mais alors que faire ? Comment s’expliquer ? Comment connaître ses
désirs ?
–
Si tu me permets de t’exprimer mon avis, c’est à toi à indiquer nettement les
mesures que tu crois nécessaires pour couper court à cette situation.
–
Par conséquent tu trouves qu’il faut y couper court ? interrompit
Karénine, mais comment ? ajouta-t-il en passant la main devant ses yeux
avec un geste qui ne lui était pas habituel. Je ne vois pas d’issue
possible !
–
Toute situation, quelque pénible qu’elle soit, en a une, dit Oblonsky se levant
et s’animant peu à peu. Tu parlais du divorce autrefois… Si tu t’es convaincu
qu’il n’y a plus de bonheur commun possible entre vous…
–
Le bonheur peut être compris de façons différentes : Admettons que je
consente à tout ; comment sortirons-nous de là ?
–
Si tu veux mon avis… – dit Stépane Arcadiévitch avec le même sourire onctueux
qu’il avait employé avec sa sœur, et ce sourire était si persuasif, que
Karénine, s’abandonnant à la faiblesse qui le dominait, fut tout disposé à
croire son beau-frère. – Jamais elle ne dira ce qu’elle désire. Mais il est une
chose qu’elle peut souhaiter, continua Stépane Arcadiévitch, c’est de rompre
des liens qui ne peuvent que lui rappeler de cruels souvenirs. Selon moi, il
est indispensable de rendre vos rapports plus clairs, et ce ne peut être qu’en
reprenant mutuellement votre liberté.
–
Le divorce ! interrompit avec dégoût Alexis Alexandrovitch.
–
Oui, le divorce, je crois, répéta Stépane Arcadiévitch en rougissant. À tous
les points de vue, c’est le parti le plus sensé lorsque deux époux se trouvent
dans la situation où vous êtes. Que faire lorsque la vie commune devient
intolérable ? et cela peut souvent arriver… »
Alexis
Alexandrovitch soupira profondément et se couvrit les yeux.
« Il
n’y a qu’une seule chose à prendre en considération, celle de savoir si l’un
des deux époux veut se remarier ? Sinon c’est fort simple », continua
Stépane Arcadiévitch de plus en plus délivré de sa contrainte.
Alexis
Alexandrovitch, la figure bouleversée par l’émotion, murmura quelques paroles
inintelligibles. Ce qui semblait si simple à Oblonsky, il l’avait tourné et retourné
mille fois dans sa pensée, et, au lieu de le trouver simple, il le jugeait
impossible. Maintenant que les conditions du divorce lui étaient connues, sa
dignité personnelle, autant que le respect de la religion, lui défendaient
d’assumer l’odieux d’un adultère fictif, et encore plus de vouer au déshonneur
une femme aimée, à laquelle il avait pardonné.
Et
d’ailleurs, que deviendrait leur fils ? le laisser à la mère était
impossible ; cette mère divorcée aurait une nouvelle famille dans laquelle
la position de l’enfant serait intolérable. Quelle éducation
recevrait-il ? Le garder, c’était un acte de vengeance qui lui répugnait.
Mais, avant tout, ce qui rendait le divorce inadmissible à ses yeux, c’était
l’idée qu’en y consentant il contribuerait à la perte d’Anna : les paroles
de Dolly, à Moscou, lui restaient gravées dans l’âme : « en divorçant
il ne pensait qu’à lui ». Ces mots, maintenant qu’il avait pardonné et
qu’il s’était attaché aux enfants, avaient pour lui une signification toute
particulière. Rendre à Anna sa liberté, c’était lui ôter le dernier appui dans
la voie du bien, et la pousser à l’abîme. Une fois divorcée, il savait bien
qu’elle s’unirait à Wronsky par un lien coupable et illégal, car le mariage ne
se rompt, selon l’Église, que par la mort.
« Et
qui sait si, au bout d’un an ou deux, il ne l’abandonnera pas, et si elle ne se
jettera pas dans une nouvelle liaison », pensait Alexis Alexandrovitch,
« et c’est moi qui serais responsable de sa chute ! » Non, le
divorce n’était pas tout simple, comme le disait son beau-frère.
Il
n’admettait donc pas un mot de ce que disait Stépane Arcadiévitch ; il
avait cent arguments pour réfuter de semblables raisonnements, et pourtant il
l’écoutait, sentant que ces paroles étaient la manifestation de cette force
irrésistible qui dominait sa vie, et à laquelle il finirait par se soumettre.
« Reste
à savoir dans quelles conditions tu consentiras au divorce, car elle n’osera
rien te demander et s’en remettra complètement à ta générosité. »
« Pourquoi
tout cela, mon Dieu, mon Dieu ? » pensa Alexis Alexandrovitch ;
il se couvrit la figure des deux mains comme l’avait fait Wronsky.
« Tu
es ému, je le comprends, mais si tu y réfléchis…
–
Et si on te soufflette sur la joue gauche, présente la droite, et si on te vole
ton manteau, donne encore ta robe, pensait Alexis Alexandrovitch. – Oui,
oui ! cria-t-il d’une voix presque perçante, je prends la honte sur moi,
je renonce même à mon fils… mais ne vaudrait-il pas mieux laisser tout
cela ? Au reste, fais ce que tu veux. »
Et,
se détournant de son beau-frère pour n’être pas vu de lui, il s’assit près de
la fenêtre. Il était humilié, honteux, et cependant heureux de se sentir
moralement au-dessus de toute humiliation.
Stépane
Arcadiévitch, touché, se taisait.
« Alexis
Alexandrovitch, crois bien qu’elle appréciera ta générosité. Telle était sans
doute la volonté de Dieu », ajouta-t-il. Puis, sentant aussitôt qu’il
disait là une sottise, il retint avec peine un sourire.
Alexis
Alexandrovitch voulut répondre ; des larmes l’en empêchèrent.
Lorsque
Oblonsky quitta le cabinet de son beau-frère, il était sincèrement ému, ce qui
ne l’empêchait pas d’être enchanté d’avoir arrangé cette affaire : à cette
satisfaction se joignait l’idée d’un calembour qu’il comptait faire à sa femme
et à ses amis intimes.
« Quelle
différence y a-t-il entre moi et un feld-maréchal ? ou quelle ressemblance
y a-t-il entre un feld-maréchal et moi ? Je chercherai cela, pensa-t-il en
souriant. »
La
blessure de Wronsky était dangereuse, quoiqu’elle n’eût pas atteint le
cœur ; il fut pendant plusieurs jours entre la vie et la mort. Quand pour
la première fois il se trouva en état de parler, sa belle-sœur, Waria, était
dans sa chambre.
« Waria !
lui dit-il en la regardant sérieusement, je me suis blessé involontairement.
Dis-le à tout le monde ; sinon ce serait trop ridicule ! »
Waria
se pencha vers lui sans répondre, examinant son visage avec un sourire de
bonheur ; les yeux du blessé n’étaient plus fiévreux, mais leur expression
était sévère.
« Dieu
merci ! répondit-elle, tu ne souffres pas ?
–
Un peu de ce côté-ci, dit-il en indiquant sa poitrine.
–
Permets-moi alors de changer ton pansement. »
Il
la regarda faire, et quand elle eut fini :
« Tu
sais, dit-il, que je n’ai plus le délire ; fais en sorte, je t’en supplie,
qu’on ne dise pas que je me suis tiré un coup de pistolet avec intention.
–
Personne ne le dit. J’espère cependant que tu renonceras à tirer sur toi accidentellement ?
dit-elle avec son sourire interrogateur.
–
Probablement, mais mieux aurait valu… »
Et
il sourit d’un air sombre.
Malgré
ces paroles, Wronsky, lorsqu’il fut hors de danger, eut le sentiment qu’il
s’était délivré d’une partie de ses souffrances. Il s’était, en quelque sorte,
lavé de sa honte et de son humiliation ; désormais il pourrait penser avec
calme à Alexis Alexandrovitch, reconnaître sa grandeur d’âme sans en être
écrasé. Il pouvait, en outre, reprendre son existence habituelle, regarder les
gens en face et se rattacher aux principes dirigeants de sa vie : ce qu’il
ne parvenait pas à s’arracher du cœur, malgré tous ses efforts, c’était le
regret, voisin du désespoir, d’avoir perdu Anna pour toujours, fermement résolu
d’ailleurs, maintenant qu’il avait racheté sa faute envers Karénine, à ne pas
se placer entre l’épouse repentante et son mari. Mais le regret ne pouvait
s’effacer, non plus que le souvenir des instants de bonheur trop peu appréciés
autrefois, et dont le charme le poursuivait sans cesse. Serpouhowskoï imagina
de lui faire donner une mission à Tashkend, et Wronsky accepta cette
proposition sans la moindre hésitation. Mais, plus le moment du départ approchait,
plus le sacrifice qu’il faisait au devoir lui semblait cruel.
« La
revoir encore une fois, puis s’enterrer, mourir », pensait-il ; et en
faisant sa visite d’adieu à Betsy il lui exprima ce vœu.
Celle-ci
partit aussitôt en ambassadrice auprès d’Anna, mais rapporta un refus.
« Tant
mieux, pensa Wronsky, en recevant cette réponse : cette faiblesse m’aurait
coûté mes dernières forces. »
Le
lendemain matin, Betsy arriva chez lui elle-même, annonçant qu’elle avait
appris par Oblonsky qu’Alexis Alexandrovitch consentait au divorce, et que, par
conséquent, rien n’empêchait plus Wronsky de voir Anna.
Sans
plus songer à ses résolutions, sans s’informer à quel moment il pourrait la
voir, ni où se trouvait le mari, oubliant même de reconduire Betsy, Wronsky
courut chez les Karénine. Il enjamba l’escalier, entra précipitamment,
traversa, en courant presque, l’appartement, entra dans la chambre d’Anna, et,
sans même se demander si la présence d’un tiers ne devait pas l’arrêter, il la
prit dans ses bras et couvrit de baisers ses mains, son visage et son cou.
Anna
s’était préparée à le revoir et avait pensé à ce qu’elle lui dirait ; mais
elle n’eut pas le temps de parler : la passion de Wronsky l’emporta. Elle
aurait voulu le calmer, se calmer elle-même, mais ce n’était pas
possible ; ses lèvres tremblaient, et longtemps elle ne put rien dire.
« Oui,
tu m’as conquise, je suis à toi, parvint-elle enfin à dire en serrant la main de
Wronsky contre sa poitrine.
–
Cela devait être ! et tant que nous vivrons cela sera ; je le sais
maintenant.
–
C’est vrai, répondit-elle palissant de plus en plus, tout en entourant de ses
bras la tête de Wronsky. Cependant ce qui nous arrive a quelque chose de
terrible après ce qui s’est passé.
–
Tout cela s’oubliera, nous allons être si heureux ! Si notre amour avait
besoin de grandir, il grandirait parce qu’il a quelque chose de
terrible », dit-il en relevant la tête et montrant ses dents blanches dans
un sourire.
Elle
ne put lui répondre que par un regard de ses yeux aimants ; puis, lui prenant
la main, elle s’en caressa le visage et ses pauvres cheveux coupés.
« Je
ne te reconnais plus avec tes cheveux ras. Tu es bien belle ! Un vrai
petit garçon ! Mais comme tu es pâle !
–
Oui, je suis encore très faible, répondit-elle en souriant ; et ses lèvres
se reprirent à trembler.
–
Nous irons en Italie, tu te rétabliras.
–
Est-il possible que nous puissions être comme mari et femme, seuls, à nous deux ?
dit-elle en le regardant dans les yeux.
–
Je ne suis étonné que d’une chose, c’est que cela n’ait pas toujours été.
–
Stiva dit qu’il consent à tout, mais je n’accepte pas sa générosité,
dit-elle, regardant d’un air pensif par-dessus la tête de Wronsky. Je ne veux
pas du divorce, je n’y tiens plus. Je me demande seulement ce qu’il décidera
par rapport à Serge. »
Comment
dans ce premier moment de leur rapprochement pouvait-elle penser à son fils et
au divorce ? Wronsky n’y comprenait rien.
« Ne
parle pas de cela, n’y pense pas, – dit-il, tournant et retournant la main
d’Anna dans la sienne pour ramener son attention vers lui ; mais elle ne
le regardait toujours pas.
–
Ah ! pourquoi ne suis-je pas morte, cela valait bien mieux ! »
dit-elle, et des larmes inondaient son visage ; elle essaya pourtant de
sourire pour ne pas l’affliger.
Autrefois
Wronsky aurait cru impossible de se soustraire à la flatteuse et périlleuse
mission de Tashkend, mais maintenant, sans hésitation aucune, il la
refusa ; puis, ayant remarqué que ce refus était mal interprété en haut
lieu, il donna sa démission.
Un
mois plus tard, Alexis Alexandrovitch restait seul dans son appartement avec
son fils, et Anna partait avec Wronsky pour l’étranger en refusant le divorce.
La
princesse Cherbatzky croyait impossible de célébrer le mariage avant le grand
carême, à cause du trousseau, dont la moitié à peine pouvait être terminée
jusque-là, c’est-à-dire en cinq semaines ; elle convenait cependant qu’on
risquait d’être arrêté par un deuil si l’on attendait jusqu’à Pâques, car une
vieille tante du prince était fort malade. On prit donc un moyen terme en
décidant que le mariage aurait lieu avant le carême, mais qu’on ne recevrait
qu’une partie du trousseau immédiatement, et le reste après la noce. Le jeune
couple comptait partir pour la campagne aussitôt après la cérémonie, et n’avait
pas besoin de grand’chose. La princesse s’indignait de trouver Levine
indifférent à toutes ces questions : toujours comme à moitié fou, il continuait
à croire son bonheur et sa personne le centre, l’unique but de la
création ; ses affaires ne le préoccupaient en rien, il s’en remettait aux
soins de ses amis, persuadé qu’ils arrangeraient tout pour le mieux. Son frère
Serge, Stépane Arcadiévitch et la princesse le dirigeaient absolument ; il
se contentait d’accepter ce qu’on lui proposait.
Son
frère emprunta l’argent dont il avait besoin ; la princesse lui conseilla
de quitter Moscou après la noce, Stépane Arcadiévitch fut d’avis qu’un voyage à
l’étranger serait convenable. Il consentait toujours. « Ordonnez ce qu’il
vous plaira, pensait-il, je suis heureux, et, quoi que vous décidiez, mon
bonheur ne sera ni plus ni moins grand. » Mais, quand il fit part à Kitty
de l’idée de Stépane Arcadiévitch, il vit avec étonnement qu’elle n’approuvait
pas ce projet et qu’elle avait des plans d’avenir bien déterminés. Elle savait
à Levine des intérêts sérieux chez lui, dans sa terre, et ces affaires qu’elle
ne comprenait ni ne cherchait à comprendre, lui paraissaient cependant fort
importantes ; aussi ne voulait-elle pas d’un voyage à l’étranger, et tenait-elle
à s’installer dans leur véritable résidence. Cette décision très arrêtée
surprit Levine, et, toujours indifférent aux détails, il pria Stépane
Arcadiévitch de présider, avec le goût qui le caractérisait, aux
embellissements de sa maison de Pakrofsky. Cela lui semblait rentrer dans les
attributions de son ami.
« À
propos, dit un jour Stépane Arcadiévitch, après avoir tout organisé à la
campagne, as-tu ton billet de confession ?
–
Non, pourquoi ?
–
On ne se marie pas sans cela.
– Aïe,
aïe, aie ! s’écria Levine, mais voilà neuf ans que je ne me suis
confessé ! Et je n’y ai seulement pas songé !
–
C’est joli ! dit en riant Stépane Arcadiévitch : et tu me traites de
nihiliste ! Mais cela ne peut se passer ainsi : il faut que tu fasses
tes dévotions.
–
Quand ? nous n’avons plus que quatre jours ! »
Stépane
Arcadiévitch arrangea cette affaire comme les autres, et Levine commença ses
dévotions. Incrédule pour son propre compte, il n’en respectait pas moins la
foi d’autrui, et trouvait dur d’assister et de participer à des cérémonies religieuses
sans y croire. Dans sa disposition d’esprit attendrie et sentimentale,
l’obligation de dissimuler lui était odieuse. – Quoi ! railler des choses
saintes, mentir, quand son cœur s’épanouissait, quand il se sentait en pleine
gloire ! était-ce possible ? Mais quoi qu’il fît pour persuader à
Stépane Arcadiévitch qu’on découvrirait bien un moyen d’obtenir un billet sans
qu’il fût forcé de se confesser, celui-ci resta inflexible.
« Qu’est-ce
que cela te fait ? deux jours seront vite passés, et tu auras affaire à un
brave petit vieillard qui t’arrachera cette dent sans que tu t’en
doutes. »
Pendant
la première messe à laquelle il assista, Levine fit de son mieux pour se
rappeler les impressions religieuses de sa jeunesse qui, entre seize et
dix-sept ans, avaient été fort vives ; il n’y réussit pas. Il entreprit
alors de considérer les formes religieuses comme un usage ancien, vide de sens,
à peu près comme l’habitude de faire des visites-, il n’y parvint pas
davantage, car, ainsi que la plupart de ses contemporains, il était absolument
dans le vague au point de vue religieux, et, incapable de croire, il l’était
également de douter complètement. Cette confusion de sentiments lui causa une
honte et une gêne extrêmes pendant le temps consacré à ses dévotions :
agir sans comprendre était, lui criait sa conscience, une action mauvaise et
mensongère.
Pour
n’être pas en contradiction trop flagrante avec ses convictions, il chercha
d’abord à attribuer un sens quelconque au service divin avec ses différents
rites, mais, s’apercevant qu’il critiquait au lieu de comprendre, il s’efforça
de ne plus écouter, et de s’absorber dans les pensées intimes qui
l’envahissaient pendant ses longues stations à l’église. – La messe, les vêpres
et les prières du soir se passèrent ainsi ; le lendemain matin il se leva
de meilleure heure, et vint à jeun vers huit heures pour les prières du matin
et la confession. L’église était déserte ; il n’y vit qu’un soldat qui
mendiait, deux vieilles femmes et les desservants. Un jeune diacre vint à sa rencontre ;
son dos long et maigre se dessinait en deux moitiés bien nettes sous sa mince
soutanelle ; il s’approcha d’une petite table près du mur et commença la
lecture des prières. Levine l’écoutant répéter à la hâte d’une voix monotone,
et en les abrégeant, les mots : « Seigneur, ayez pitié de
nous », comme un refrain, resta debout, derrière lui, cherchant à se
défendre d’écouter et de juger, pour ne pas interrompre ses propres pensées. –
« Quelle expression elle a dans les mains », pensa-t-il, se rappelant
la soirée de la veille passée avec Kitty dans un coin du salon près d’une
table. Leur conversation n’avait rien eu de palpitant ; elle s’amusait à
ouvrir et à refermer sa main en l’appuyant sur la table, tout en riant de cet
enfantillage. Il se rappela avoir baisé cette main et en avoir examiné les
lignes. « Encore ayez pitié de nous », pensa Levine faisant
des signes de croix et saluant jusqu’à terre, tout en remarquant les mouvements
souples du diacre qui se prosternait devant lui. « Ensuite elle a pris ma
main et à son tour l’a examinée. – Tu as une fameuse main », m’a-t-elle
dit. Il regarda sa main, puis celle du diacre aux doigts écourtés.
« Maintenant ce sera bientôt fini. Non, voilà la prière qui recommence.
Si, il se prosterne jusqu’à terre : c’est la fin. »
Le
diacre reçut un billet de trois roubles, discrètement glissé dans sa manche, et
s’éloigna rapidement en faisant résonner ses bottes neuves sur les dalles de
l’église déserte ; il disparut derrière l’autel après avoir promis à
Levine de l’inscrire pour la confession. Au bout d’un instant, il reparut et
lui fit signe. Levine s’avança vers le jubé. Il monta quelques marches, tourna
à droite, et aperçut le prêtre, un petit vieillard à barbe presque blanche, au
bon regard un peu fatigué, debout près du lutrin, feuilletant un missel. Après
un léger salut à Levine il commença la lecture des prières, puis s’inclina
jusqu’à terre en finissant :
« Le
Christ assiste, invisible, à votre confession, dit-il se retournant vers Levine
et désignant le crucifix. Croyez-vous à tout ce que nous enseigne la Sainte
Église apostolique ? continua-t-il en croisant ses mains sous l’étole.
–
J’ai douté, je doute encore de tout », dit Levine d’une voix qui résonna
désagréablement à son oreille, et il se tut.
Le
prêtre attendit quelques secondes, puis fermant les yeux et parlant très
vite :
« Douter
est le propre de la faiblesse humaine, nous devons prier le Seigneur
tout-puissant de vous fortifier. Quels sont vos principaux péchés ? »
Le
prêtre parlait sans la moindre interruption et comme s’il eût craint de perdre
du temps.
« Mon
péché principal est le doute, qui ne me quitte pas ; je doute de tout et
presque toujours.
–
Douter est le propre de la faiblesse humaine, répéta le prêtre, employant les
mêmes mots ; de quoi doutez-vous principalement ?
–
De tout. Je doute parfois même de l’existence de Dieu, – dit Levine presque
malgré lui, effrayé de l’inconvenance de ces paroles. Mais elles ne semblèrent
pas produire sur le prêtre l’impression qu’il redoutait.
–
Quels doutes pouvez-vous donc avoir de l’existence de Dieu ? »
demanda-t-il avec un sourire presque imperceptible.
Levine
se tut.
« Quels
doutes pouvez-vous avoir sur le Créateur quand vous contemplez ses
œuvres ? Qui a décoré la voûte céleste de ses étoiles, orné la terre de
toutes ses beautés ? Comment ces choses existeraient-elles sans le
Créateur ? » Et il jeta à Levine un regard interrogateur.
Levine
sentit l’impossibilité d’une discussion philosophique avec un prêtre, et
répondit à sa dernière question :
« Je
ne sais pas.
–
Vous ne savez pas ? Mais alors pourquoi doutez-vous que Dieu ait tout
créé ?
–
Je n’y comprends rien, répondit Levine rougissant et sentant l’absurdité de
réponses qui, dans le cas présent, ne pouvaient être qu’absurdes.
–
Priez Dieu, ayez recours à lui ; les Pères de l’Église eux-mêmes ont douté
et demandé à Dieu de fortifier leur foi. Le démon est puissant et nous devons
lui résister. Priez Dieu, priez Dieu », répéta le prêtre très vite.
Puis
il garda un moment le silence comme s’il eût réfléchi.
« Vous
avez, m’a-t-on dit, l’intention de contracter mariage avec la fille de mon
paroissien et fils spirituel le prince Cherbatzky ? ajouta-t-il avec un
sourire. C’est une jeune fille accomplie.
–
Oui, » répondit Levine rougissant pour le prêtre. « Quel besoin
a-t-il de faire de semblables questions en confession ? » se
demanda-t-il.
Le
prêtre continua :
« Vous
songez au mariage, et peut-être Dieu vous accordera-t-il une postérité. Quelle
éducation donnerez-vous à vos petits enfants si vous ne parvenez pas à vaincre
les tentations du démon qui vous suggère le doute ? Si vous aimez vos
enfants, vous leur souhaiterez non seulement la richesse, l’abondance et les
honneurs, mais encore, en bon père, le salut de leur âme et les lumières de la
vérité, n’est-il pas vrai ? Que répondrez-vous donc à l’enfant innocent
qui vous demandera : « Père, qui a créé tout ce qui m’enchante sur la
terre, l’eau, le soleil, les fleurs, les plantes ? » Lui
répondrez-vous : « Je n’en sais rien » ? Pouvez-vous
ignorer ce que Dieu, dans sa bonté infinie, vous dévoile ? Et si l’enfant
vous demande : « Qu’est-ce qui m’attend au delà de la
tombe ? » Que lui direz-vous, si vous ne savez rien ? Comment
lui répondrez-vous ? L’abandonnerez-vous aux tentations du monde, au
diable ? Cela n’est pas bien ! » dit-il s’arrêtant et baissant
la tête de côté pour regarder Levine de ses bons yeux, doux et modestes.
Levine
se tut, non qu’il craignît cette fois une discussion malséante, mais parce que
personne ne lui avait encore posé de pareilles questions, et que jusqu’à ce que
ses enfants fussent en état de les lui faire, il pensait avoir suffisamment le
temps d’y réfléchir.
« Vous
abordez une phase de la vie, continua le prêtre, où il faut choisir sa route et
s’y tenir. Priez Dieu qu’il vous aide et vous soutienne dans sa
miséricorde ; et pour conclure : Notre Seigneur Dieu, Jésus-Christ,
te pardonnera, mon fils, dans sa bonté et sa générosité pour notre
humanité… » Et le prêtre, terminant les formules de l’absolution, le
congédia après lui avoir donné sa bénédiction.
Levine
rentra heureux ce jour-là à l’idée de se voir délivré d’une situation fausse
sans avoir été obligé de mentir. Il emporta d’ailleurs du petit discours de ce
bon vieillard l’impression vague qu’au lieu d’absurdités il avait entendu des
choses valant la peine d’être approfondies.
« Pas
maintenant naturellement, pensa-t-il, mais plus tard. » Levine sentait vivement
en ce moment qu’il avait dans l’âme des régions troubles et obscures ; en
ce qui concernait la religion surtout, il était exactement dans le cas de
Swiagesky et de quelques autres, dont les incohérences d’opinions le frappaient
désagréablement.
La
soirée que Levine passa auprès de sa fiancée chez Dolly fut très gaie ; il
se compara, en causant avec Stépane Arcadiévitch, à un chien qu’on dresserait à
sauter au travers d’un cerceau, et qui, heureux d’avoir enfin compris sa leçon,
voudrait, dans sa joie, sauter sur la table et la fenêtre en agitant la queue.
La
princesse et Dolly observaient strictement les usages établis : aussi ne
permirent-elles pas à Levine de voir sa fiancée le jour du mariage ; il
dîna à son hôtel avec trois célibataires réunis chez lui par le hasard :
c’étaient Katavasof, un ancien camarade de l’Université, maintenant professeur
de sciences naturelles, que Levine avait rencontré et emmené dîner ; Tchirikof,
son garçon d’honneur, juge de paix à Moscou, un compagnon de chasse à l’ours,
et enfin Serge Ivanitch.
Le
dîner fut très animé. Serge Ivanitch était de belle humeur, et l’originalité de
Katavasof l’amusa beaucoup ; celui-ci, se voyant goûté, fit des frais, et
Tchirikof soutint gaiement la conversation.
« Ainsi,
voilà notre ami Constantin Dmitrich, disait Katavasof avec son parler lent de
professeur habitué à s’écouter, quel garçon de moyens, jadis !, je parle
de lui au passé, car il n’existe plus. Il aimait la science en quittant
l’Université, il prenait intérêt à l’humanité ; maintenant il emploie une
moitié de ses facultés à se faire illusion, et l’autre à donner à ses chimères
une apparence de raison.
–
Jamais je n’ai rencontré d’ennemi du mariage plus convaincu que vous, dit Serge
Ivanitch.
–
Non pas, je suis simplement partisan de la division du travail. Ceux qui ne
sont propres à rien sont bons pour propager l’espèce. Les autres doivent
contribuer au développement intellectuel, au bonheur de leurs semblables. Voilà
mon opinion. Je sais qu’il y a une foule de gens disposé à confondre ces deux
branches de travail ; mais je ne suis pas du nombre.
–
Que je serais donc heureux d’apprendre que vous êtes amoureux ! s’écria Levine.
Je vous en prie, invitez-moi à votre noce.
–
Mais je suis déjà amoureux.
–
Oui, des mollusques. Tu sais, dit Levine se tournant vers son frère, Michel
Seminitch écrit un ouvrage sur la nutrition et…
–
Je vous en prie, n’embrouillez pas les choses ! Peu importe ce que
j’écris, mais il est de fait que j’aime les mollusques.
–
Cela ne vous empêcherait pas d’aimer une femme.
–
Non, c’est ma femme qui s’opposerait à mon amour pour les mollusques.
–
Pourquoi cela ?
–
Vous le verrez bien. Vous aimez en ce moment la chasse, l’agronomie ; eh
bien, attendez.
–
J’ai rencontré Archip aujourd’hui, dit Tchirikof ; il prétend qu’on trouve
à Prudnov des quantités d’élans, même des ours.
–
Vous les chasserez sans moi.
–
Tu vois bien, dit Serge Ivanitch. Quant à la chasse à l’ours, tu peux bien lui
dire adieu : ta femme ne te la permettra plus. »
Levine
sourit. L’idée que sa femme lui défendrait la chasse lui parut si charmante
qu’il aurait volontiers renoncé à jamais au plaisir de rencontrer un ours.
« L’usage
de prendre congé de sa vie de garçon n’est pas vide de sens, dit Serge
Ivanitch. Quelque heureux qu’on se sente, on regrette toujours sa liberté.
–
Avouez que, semblable au fiancé de Gogol, on éprouve l’envie de sauter par la
fenêtre.
–
Certainement, mais il ne l’avouera pas, dit Katavasof avec un gros rire.
–
La fenêtre est ouverte… partons pour Tver ! On peut trouver l’ourse dans
sa tanière. Vrai, nous pouvons encore prendre le train de cinq heures, dit en
souriant Tchirikof.
–
Eh bien, la main sur la conscience, répondit Levine, souriant aussi, je ne puis
découvrir dans mon âme la moindre trace de regret de ma liberté perdue.
–
Votre âme est un tel chaos que vous n’y reconnaissez rien pour le quart
d’heure, dit Katavasof. Attendez qu’il y fasse plus clair, vous verrez alors.
Vous êtes un sujet qui laisse peu d’espoir ! Buvons donc à sa
guérison. »
Après
le dîner, les convives, devant changer d’habit avant la noce, se séparèrent.
Resté
seul, Levine se demanda encore s’il regrettait réellement la liberté dont ses
amis venaient de parler, et cette idée le fit sourire. « La liberté ?
pourquoi la liberté ? Le bonheur pour moi consiste à aimer, à vivre de ses
pensées, de ses désirs à elle, sans aucune liberté. Voilà le
bonheur ! »
« Mais
puis-je connaître ses pensées, ses désirs, ses sentiments ? » Le
sourire disparut de ses lèvres. Il tomba dans une profonde rêverie et se sentit
tout à coup frappé de crainte et doute. « Et si elle ne m’aimait
pas ? si elle m’épousait uniquement pour se marier ? si elle faisait
cela sans même en avoir conscience ? Peut-être reconnaîtra-t-elle son
erreur et comprendra-t-elle, après m’avoir épousé, qu’elle ne m’aime pas et ne
peut pas m’aimer ? » Et les pensées les plus blessantes pour Kitty
lui vinrent à la pensée ; il se reprit, comme un an auparavant, à éprouver
une violente jalousie contre Wronsky ; il se reporta, comme à un souvenir
de le veille, à cette soirée où il les avait vus ensemble, et la soupçonna de
ne pas lui avoir tout avoué.
« Non,
pensa-t-il avec désespoir en sautant de sa chaise, je ne puis en rester
là ; je vais aller la trouver, je lui parlerai, et lui dirai encore pour
la dernière fois : « Nous sommes libres, ne vaut-il pas mieux nous
arrêter ? tout est préférable au malheur de la vie entière, à la honte, à
l’infidélité ! » Et, hors de lui, plein de haine contre l’humanité,
contre lui-même, contre Kitty, il courut chez elle.
Il
la trouva assise sur un grand coffre, occupée à revoir avec sa femme de chambre
des robes de toutes les couleurs étalées par terre et sur les dossiers des chaises.
« Comment !
s’écria-t-elle, rayonnante de joie à sa vue. C’est toi, c’est vous ?
(jusqu’à ce dernier jour elle lui disait tantôt toi, tantôt vous).
Je ne m’y attendais pas ! Je suis en train de faire le partage de mes
robes de jeune fille.
« Ah !
c’est très bien ! répondit-il en regardant la femme de chambre d’un air
sombre.
–
Va-t-en, Donnischa, je t’appellerai, – dit Kitty ; et aussitôt que
celle-ci fut sortie : – Qu’y a-t-il ? – Elle était frappée du
bouleversement de son fiancé et se sentait prise de terreur.
–
Kitty, je suis à la torture ! » lui dit-il avec désespoir, s’arrêtant
devant elle pour lire dans ses yeux d’un air suppliant. Ces beaux yeux aimants
et limpides lui montrèrent aussitôt combien ses craintes étaient chimériques,
mais il éprouvait le besoin impérieux d’être rassuré.
« Je
suis venu te dire qu’il n’est pas encore trop tard : que tout peut encore
être réparé.
–
Quoi ? Je ne comprends pas. Qu’as-tu ?
–
J’ai… ce que j’ai cent fois dit et pensé… Je ne suis pas digne de toi. Tu n’as
pu consentir à m’épouser. Penses-y ! Tu te trompes peut-être. Penses-y
bien. Tu ne peux pas m’aimer… Si… mieux vaut l’avouer… continua-t-il sans la
regarder. Je serai malheureux, n’importe ; qu’on dise ce que l’on
voudra ; tout vaut mieux que le malheur !… maintenant, tandis qu’il
est encore temps…
–
Je ne comprends pas, répondit-elle en le regardant effrayée, que veux-tu ?
te dédire, rompre ?
–
Oui, si tu ne m’aimes pas.
–
Tu deviens fou ! – s’écria-t-elle, rouge de contrariété. Mais la vue du
visage désolé de Levine arrêta sa colère, et, repoussant les robes qui
couvraient les chaises, elle se rapprocha de lui.
– À
quoi penses-tu ? dis-moi tout.
–
Je pense que tu ne saurais m’aimer. Pourquoi m’aimerais-tu ?
–
Mon Dieu ! qu’y puis je ? dit-elle, et elle fondit en larmes.
–
Qu’ai-je fait ! » s’écria-t-il aussitôt, et se jetant à ses genoux il
couvrit ses mains de baisers.
Quand
la princesse, au bout de cinq minutes, entra dans la chambre, elle les trouva
complètement réconciliés. Kitty avait convaincu son fiancé de son amour. Elle
lui avait expliqué qu’elle l’aimait parce qu’elle le comprenait à fond, parce
qu’elle savait qu’il devait aimer, et que tout ce qu’il aimait était bon et
bien.
Levine
trouva l’explication parfaitement claire. Quand la princesse entra, ils étaient
assis côte à côte sur le grand coffre, examinant les robes, et discutant sur
leur destination. Kitty voulait donner à Dountacha la robe brune qu’elle
portait le jour où Levine l’avait demandé en mariage, et celui-ci insistait
pour qu’elle ne fût donnée à personne, et que Dountacha reçût la bleue.
« Mais
comment ne comprends-tu pas qu’étant brune le bleu ne lui sied pas ? J’ai
pensé à tout cela… »
En
apprenant pourquoi Levine était venu, la princesse se fâcha tout en riant, et
le renvoya s’habiller, car Charles allait venir coiffer Kitty.
« Elle
est assez agitée comme cela, dit-elle ; elle ne mange rien ces jours-ci,
aussi enlaidit-elle à vue d’œil : et tu viens encore la troubler de tes
folies ! Allons, sauve-toi, mon garçon. »
Levine
rentra à l’hôtel, honteux et confus, mais rassuré. Son frère, Daria
Alexandrovna et Stiva, en grande toilette, l’attendaient déjà pour le bénir
avec les images saintes. Il n’y avait pas de temps à perdre. Dolly devait
rentrer chez elle, y prendre son fils pommadé et frisé pour la circonstance ;
l’enfant était chargé de porter l’icone devant la mariée. Ensuite il fallait
envoyer une voiture au garçon d’honneur, tandis que l’autre, qui devait
conduire Serge Ivanitch, retournerait à l’hôtel. Les combinaisons les plus
compliquées abondaient ce jour-là. Il fallait se hâter, car il était déjà six
heures et demie.
La
cérémonie de la bénédiction manqua de sérieux. Stépane Arcadiévitch prit une
pose solennelle et comique à côté de sa femme, souleva l’icone et obligea
Levine à se prosterner, pendant qu’il le bénissait avec un sourire affectueux
et malin ; il finit par l’embrasser trois fois, ce que fit aussi en toute
hâte Daria Alexandrovna, pressée de partir, et absolument embrouillée dans ses
arrangements de voiture.
« Voilà
ce que nous ferons, tu vas aller le chercher dans notre voiture, et peut-être
Serge Ivanitch, aura-t-il la bonté de venir tout de suite et de renvoyer la
sienne…
–
Parfaitement, avec grand plaisir.
–
Nous viendrons ensemble. Les bagages sont-ils expédiés ? demanda Stépane
Arcadiévitch.
–
Oui, » répondit Levine, et il appela son domestique pour s’habiller.
L’église,
brillamment illuminée, était encombrée de monde, surtout de femmes :
celles qui n’avaient pu pénétrer à l’intérieur se bousculaient aux fenêtres et
se coudoyaient en se disputant les meilleures places.
Plus
de vingt voitures se rangèrent à la file dans la rue, sous l’inspection de
gendarmes. Un officier de police, indifférent au froid, se tenait en uniforme
sous le péristyle où, les uns après les autres, des équipages déposaient tantôt
des femmes en grande toilette relevant les traînes de leurs robes, tantôt des
hommes se découvrant pour pénétrer dans le saint lieu. Les lustres et les
cierges allumés devant les images inondaient de lumière les dorures de
l’iconostase sur fond rouge, les ciselures des images, les grands chandeliers
d’argent, les encensoirs, les bannières du chœur, les degrés du jubé, les vieux
missels noircis et les vêtements sacerdotaux. Dans la foule élégante qui se
tenait à droite de l’église, on causait à mi-voix avec animation, et le murmure
de ces conversations résonnait étrangement sous la voûte élevée. Chaque fois
que la porte s’ouvrait avec un bruit plaintif, le murmure s’arrêtait, et l’on
se retournait dans l’espoir de voir enfin paraître les mariés. Mais la porte
s’était déjà ouverte plus de dix fois pour livrer passage soit à un
retardataire qui allait se joindre au groupe de droite, soit à quelque
spectatrice assez habile pour tromper ou attendrir l’officier de police. Amis
et simple public avaient passé par toutes les phases de l’attente ; on
n’avait d’abord attaché aucune importance au retard des mariés ; puis on
s’était retourné de plus en plus souvent, se demandant ce qui pouvait être survenu ;
enfin parents et invités prirent l’air indifférent de gens absorbés par leurs
conversations, comme pour dissimuler le malaise qui les gagnait.
L’archidiacre,
afin de prouver qu’il perdait un temps précieux, faisait de temps en temps
trembler les vitres en toussant avec impatience ; les chantres ennuyés essayaient
leurs voix dans le chœur ; le prêtre envoyait sacristains et diacres
s’informer de l’arrivée du cortège, et apparaissait lui-même à une des portes
latérales, en soutane lilas avec une ceinture brodée. Enfin une dame ayant consulté
sa montre dit à sa voisine : « Cela devient étrange ! » Et
aussitôt tous les invités exprimèrent leur étonnement et leur mécontentement.
Un des garçons d’honneur alla aux nouvelles.
Pendant
ce temps, Kitty en robe blanche, long voile et couronne de fleurs d’oranger,
attendait vainement au salon, en compagnie de sa sœur Lwof et de sa mère assise[3], que le garçon d’honneur
vint l’avertir de l’arrivée de son fiancé.
De
son côté, Levine en pantalon noir, mais sans gilet ni habit, se promenait de
long en large dans sa chambre d’hôtel, ouvrant la porte à chaque instant pour
regarder dans le corridor, puis rentrait désespéré et s’adressait avec des
gestes désolés à Stépane Arcadiévitch, qui fumait tranquillement.
« A-t-on
jamais vu homme dans une situation plus absurde ?
–
C’est vrai, confirmait Stépane Arcadiévitch avec son sourire calme. Mais, sois
tranquille, on l’apportera tout de suite.
–
Oui-da ! disait Levine contenant sa rage à grand’peine. Et dire qu’on n’y
peut rien avec ces misérables gilets ouverts. Impossible ! ajoutait-il,
regardant le plastron de sa chemise tout froissé. Et si mes malles sont déjà au
chemin de fer ? criait-il hors de lui.
–
Tu mettras la mienne.
–
J’aurais dû commencer par là.
–
Attends, cela s’arrangera. »
Lorsque,
sur l’ordre de Levine, il avait emballé et fait porter chez les Cherbatzky,
d’où ils devaient être expédiés au chemin de fer, tous les effets de son
maître, le vieux domestique Kousma n’avait pas pensé à mettre de côté une
chemise fraîche. Celle que Levine portait depuis le matin n’était pas
mettable ; envoyer chez les Cherbatzky était trop long ; pas de
magasins ouverts, c’était dimanche. On fit prendre une chemise chez Stépane Arcadiévitch ;
elle parut ridiculement large et courte. En désespoir de cause, il fallut
envoyer ouvrir les malles chez les Cherbatzky. Ainsi, tandis qu’on l’attendait
à l’église, le malheureux marié se débattait dans sa chambre comme un animal
féroce en cage.
Enfin
le coupable Kousma se précipita hors d’haleine dans la chambre, une chemise à
la main.
« Je
suis arrivé juste à temps, on emportait les malles », s’écria-t-il.
Trois
minutes après, Levine courait à toutes jambes dans le corridor, sans regarder
sa montre pour ne pas augmenter ses tourments.
« Tu
n’y changeras rien, lui disait Stépane Arcadiévitch qui suivait à loisir en
souriant. Quand je te dis que tout s’arrangera.
« Ce
sont eux. Le voilà. Lequel ? Est-ce le plus jeune ? Et elle, vois
donc, on la dirait à demi morte ! » murmurait-on dans la foule,
lorsque Levine entra avec sa fiancée.
Stépane
Arcadiévitch raconta à sa femme la cause du retard, et on chuchota en souriant
parmi les invités. Quant à Levine, il ne remarquait rien ni personne, et ne
quittait pas sa fiancée des yeux. Kitty était beaucoup moins jolie que d’habitude
sous sa couronne de mariée, et on la trouva généralement enlaidie ; mais
tel n’était pas l’avis de Levine. Il regardait sa coiffure élevée, son voile
blanc, ses fleurs, la garniture de sa robe encadrant virginalement son cou long
et mince, et le découvrant un peu par devant, sa taille remarquablement fine,
et elle lui parut plus belle que jamais. Ce n’était cependant pas sa robe de
Paris qui le charmait, ni l’ensemble d’une parure qui n’ajoutait rien à sa
beauté : c’était l’expression de ce charmant visage, son regard, ses
lèvres avec leur innocente expression de sincérité, gardée en dépit de tout cet
apparat.
« J’ai
pense que tu t’étais enfui, lui dit-elle en souriant.
–
Ce qui m’est arrivé est si bête, que je suis honteux d’en parler !
répondit-il rougissant et se tournant vers Serge Ivanitch.
–
Elle est bonne, ton histoire de chemise ! dit celui-ci hochant la tête
avec un sourire.
–
Oui, oui, répondit Levine, sans comprendre un mot de ce qu’on lui disait.
–
Kostia, voici le moment de prendre une décision suprême, vint lui dire Stépane
Arcadiévitch feignant un grand embarras ; la question est grave et tu vas
en apprécier toute l’importance. On me demande si les cierges doivent être
neufs ou entamés ; la différence est de dix roubles, ajouta-t-il, se préparant
à sourire. J’ai pris une décision, mais je ne sais si tu l’approuveras. »
Levine
comprit qu’il s’agissait d’une plaisanterie, mais ne parvint pas à sourire.
« Que
décides-tu ? neufs ou entamés ? voilà la question.
–
Oui, oui, neufs.
–
Parfaitement ! la question est tranchée, dit Stépane Arcadiévitch
souriant. – Que l’homme est donc peu de chose dans ces sortes de
situations ! murmura-t-il à Tchirikof, tandis que Levine s’approchait de
sa fiancée après lui avoir jeté un regard éperdu.
–
Attention, Kitty ! pose la première le pied sur le tapis, lui dit la
comtesse Nordstone en s’approchant… Vous en faites de belles !
ajouta-t-elle, s’adressant à Levine.
–
Tu n’as pas peur ? demanda Maria Dmitriewna, une vieille tante.
–
N’as-tu pas un peu froid ? Tu es pâle. Baisse-toi un moment ! »
dit madame Lwof, levant ses beaux bras pour réparer un petit désordre survenu à
la coiffure de sa sœur.
Dolly
s’approcha à son tour et voulut parler, mais l’émotion lui coupa la parole, et
elle se mit à rire nerveusement.
Kitty
regardait ceux qui l’entouraient d’un air aussi absent que Levine.
Pendant
ce temps, les desservants avaient revêtu leurs habits sacerdotaux, et le
prêtre, accompagné du diacre, vint se placer devant le pupitre posé à l’entrée
des portes saintes : il adressa à Levine quelques mots, que celui-ci ne
comprit pas.
« Prenez
la main de votre fiancée et approchez », lui souffla le garçon d’honneur.
Incapable
de saisir ce qu’on réclamait de lui, Levine faisait le contraire de ce qu’on
lui disait. Enfin, au moment où, découragés, les uns et les autres voulaient
l’abandonner à sa propre inspiration, il comprit que de sa main droite il
devait prendre, sans changer de position, la main droite de sa fiancée. Le
prêtre fit alors quelques pas et s’arrêta devant le pupitre. Les parents et les
invités suivirent le jeune couple ; il se produisit un murmure de voix et
un froufrou de robes. Quelqu’un se baissa pour arranger la traîne de la mariée,
puis un silence si profond régna dans l’église, qu’on entendait les gouttes de
cire tomber des cierges.
Le
vieux prêtre, en calotte, ses cheveux blancs, brillants comme de l’argent, retenus
derrière les oreilles, retira ses petites mains ridées de dessous sa lourde
chasuble d’argent ornée d’une croix d’or, et s’approcha du pupitre, où il
feuilleta le missel.
Stépane
Arcadiévitch vint doucement lui parler à l’oreille, fit un signe à Levine, et
se retira.
Le
prêtre alluma deux cierges ornés de fleurs, et, tout en les tenant de la main
gauche, sans s’inquiéter de la cire qui en dégouttait, il se tourna vers le
jeune couple. C’était ce même vieillard qui avait confessé Levine. Après avoir
regardé en soupirant les mariés de ses yeux tristes et fatigués, il bénit de la
main droite le fiancé, puis, avec une nuance particulière de douceur, posa ses
doigts sur la tête baissée de Kitty, leur remit les cierges, s’éloigna
lentement et prit l’encensoir.
« Tout
cela est-il bien réel ? » pensait Levine jetant un coup d’œil à sa
fiancée qu’il voyait de profil, et remarquant au mouvement de ses lèvres et de
ses cils qu’elle sentait son regard. Elle ne leva pas la tête, mais il comprit,
à l’agitation de la ruche remontant jusqu’à sa petite oreille rose, qu’elle
étouffait un soupir, et vit sa main, emprisonnée dans un long gant, trembler en
tenant le cierge.
Tout
s’effaça aussitôt de son souvenir, son regard, le mécontentement de ses amis,
sa sotte histoire de chemise, il ne sentit plus qu’une émotion mêlée de terreur
et de joie.
L’archidiacre
en dalmatique de drap d’argent, un bel homme aux cheveux frisés des deux côtés
de la tête, s’avança, leva l’étole de ses deux doigts avec un geste familier,
et s’arrêta devant le prêtre.
« Bénissez-nous,
Seigneur », entonna-t-il lentement, et les paroles résonnèrent
solennellement dans l’air.
« Que
le Seigneur vous bénisse maintenant et dans tous les siècles des siècles »,
répondit d’une voix douce et musicale le vieux prêtre continuant à feuilleter.
Et
le répons, chanté par le chœur invisible, emplit l’église d’un son large et
plein, qui grandit pour s’arrêter une seconde et mourir doucement.
On
pria, comme d’habitude, pour le repos éternel et le salut des âmes, pour le
synode et l’empereur, puis aussi pour les serviteurs de Dieu, Constantin et
Catherine.
« Prions
le Seigneur de leur envoyer son amour, sa paix et son secours », sembla
demander toute l’église par la voix de l’archidiacre.
Levine
écoutait ces paroles et en était frappé. « Comment ont-ils compris que ce
dont j’avais précisément besoin était de secours, oui de secours ? Que sais-je,
que puis-je sans secours ? » pensa-t-il, se rappelant ses doutes et
ses récentes terreurs.
Quand
le diacre eut terminé, le prêtre se tourna vers les mariés, un livre à la
main :
« Dieu
éternel qui réunis par un lien indissoluble ceux qui étaient séparés, bénis ton
serviteur Constantin et ta servante Catherine, et répands tes bienfaits sur
eux. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, à présent et toujours comme
dans tous les siècles des siècles… »
« Amen »,
chanta encore le chœur invisible.
« –
Qui réunis par un lien indissoluble ceux qui étaient séparés ! Combien ces
paroles profondes répondent à ce que l’on éprouve en ce moment ! – Le
comprend-elle, comme moi ? » pensa Levine.
À
l’expression du regard de Kitty, il conclut qu’elle comprenait comme lui ;
mais il se trompait : absorbée par le sentiment qui envahissait et
remplissait de plus en plus son cœur, elle avait à peine suivi le service
religieux. Elle éprouvait la joie profonde de voir enfin s’accomplir ce qui,
pendant six semaines, l’avait tour à tour rendue heureuse et inquiète. Depuis
le moment où, vêtue de sa petite robe brune, elle s’était approchée de Levine
pour se donner silencieusement tout entière, le passé, elle le sentait, avait
été arraché de son âme et avait fait place à une existence autre, nouvelle,
inconnue, sans que sa vie extérieure fût cependant changée. Ces six semaines
avaient été une époque bienheureuse et tourmentée. Espérances et désirs, tout
se concentrait sur cet homme qu’elle ne comprenait pas bien, vers lequel le
poussait un sentiment qu’elle comprenait moins encore, et qui, l’attirant et
l’éloignant alternativement, lui inspirait pour son passé à elle une
indifférence complète et absolue. Ses habitudes d’autrefois, les choses qu’elle
avait aimées, et jusqu’à ses parents, que son insensibilité affligeait, rien ne
lui était plus ; et, tout en s’effrayant de ce détachement, elle se réjouissait
du sentiment qui en était cause. Mais cette vie nouvelle, qui n’avait pas
encore commencé, s’en faisait-elle une idée précise ? Aucunement ;
c’était une attente douce et terrible du nouveau, de l’inconnu, et cette
attente, ainsi que le remords de ne rien regretter du passé, allaient avoir une
fin ! Elle avait peur, c’était naturel, mais le moment présent n’était
cependant que la sanctification de l’heure décisive qui remontait à six
semaines.
Le
prêtre, en se retournant vers le pupitre, saisit avec difficulté le petit
anneau de Kitty pour le passer à la première jointure du doigt de Levine.
« Je
t’unis, Constantin, serviteur de Dieu, à Catherine, servante de Dieu », et
il répéta la même formule en passant un grand anneau au petit doigt délicat de
Kitty.
Les
mariés cherchaient à comprendre ce que l’on voulait d’eux, mais se trompaient
chaque fois, et le prêtre les corrigeait à voix basse. On souriait, on
chuchotait autour d’eux tandis qu’ils restaient sérieux et graves.
« Ô
Dieu qui, dès le commencement du monde, as créé l’homme, continua le prêtre, et
lui as donné la femme pour être son aide inséparable, bénis ton serviteur Constantin
et ta servante Catherine, unis les esprits de ces époux, et verse dans leurs
cœurs la foi, la concorde et l’amour. »
Levine
sentait sa poitrine se gonfler, des larmes involontaires monter à ses yeux, et
toutes ses pensées sur le mariage, sur l’avenir, se réduire à néant. Ce qui
s’accomplissait pour lui avait une portée incomprise jusqu’ici, et qu’il
comprenait moins que jamais.
Tout
Moscou assistait au mariage. Dans cette foule de femmes parées et d’hommes en
cravates blanches ou en uniformes, on chuchotait discrètement, les hommes
surtout, car les femmes étaient absorbées par leurs observations sur les mille
détails, pleins d’intérêt pour elles, de cette cérémonie.
Un
petit groupe d’intimes entourait la mariée, et dans le nombre se trouvaient ses
deux sœurs : Dolly et la belle madame Lwof arrivée de l’étranger.
« Pourquoi
Mary est-elle en lilas à un mariage ? c’est presque du deuil, disait Mme Korsunsky.
–
Avec son teint, c’est seyant, répondit la Drubetzky. Mais pourquoi ont-ils
choisi le soir pour la cérémonie ? cela sent le marchand.
–
C’est plus joli. Moi aussi, je me suis mariée le soir, dit la Korsunsky
soupirant et se rappelant combien elle était belle ce jour-là et combien son
mari était ridiculement amoureux ! Tout cela était bien changé !
–
On prétend que ceux qui ont été garçons d’honneur plus de dix fois dans leur
vie, ne se marient pas ; j’ai voulu m’assurer de cette façon contre le
mariage, mais la place était prise », dit le comte Seniavine à la jeune
princesse Tcharsky, qui avait des vues sur lui.
Celle-ci
ne répondit que par un sourire. Elle regardait Kitty et pensait à ce qu’elle
ferait quand, à son tour, elle serait avec Seniavine dans cette
situation ; combien elle lui reprocherait alors ses plaisanteries !
Cherbatzky
confiait à une vieille demoiselle d’honneur de l’impératrice son intention de
poser la couronne sur le chignon de Kitty pour lui porter bonheur.
« Pourquoi
ce chignon ? répondit-elle, bien décidée si le monsieur veuf, qu’elle
voulait épouser, se soumettait au mariage, à se marier très simplement. Je
n’aime pas ce faste. »
Serge
Ivanitch plaisantait avec sa voisine et prétendait que si l’usage de voyager
après le mariage était répandu, cela tenait à ce que les mariés semblaient
généralement honteux de leur choix.
« Votre
frère peut être fier, lui. Elle est ravissante. Vous devez lui porter
envie !
–
J’ai passé ce temps-là, Daria Dmitrievna, » répondit-il, et son visage
exprima une tristesse soudaine.
Stépane
Arcadiévitch racontait à sa belle-sœur son calembour sur le divorce.
« Il
faudrait arranger sa couronne, répondit celle-ci sans écouter.
–
Quel dommage qu’elle soit enlaidie, disait la comtesse Nordstone à Mme Lwof.
Malgré tout, il ne vaut pas son petit doigt, n’est-ce pas ?
–
Je ne suis pas de votre avis, il me plaît beaucoup, et non pas seulement en
qualité de beau-frère, répondit Mme Lwof. Comme il a bonne
tenue ! C’est si difficile en pareil cas de ne pas être ridicule. Lui
n’est ni ridicule ni raide, on sent qu’il est touché.
–
Vous vous attendiez à ce mariage ?
–
Presque. Il l’a toujours aimée.
–
Eh bien, nous allons voir qui des deux mettra le premier le pied sur le tapis.
J’ai conseillé à Kitty de commencer.
–
C’était inutile, répondit Mme Lwof : dans notre famille
nous sommes toutes soumises à nos maris.
–
Moi, j’ai fait exprès de prendre le pas sur le mien. Et vous,
Dolly ? »
Dolly
les entendait sans répondre ; elle était émue, des larmes remplissaient
ses yeux, et elle n’aurait pu prononcer une parole sans pleurer. Heureuse pour
Kitty et pour Levine, elle faisait des retours sur son propre mariage, et,
jetant un regard sur le brillant Stépane Arcadiévitch, elle oubliait la
réalité, et ne se souvenait plus que de son premier et innocent amour. Elle
pensait aussi à d’autres femmes, ses amies, qu’elle se rappelait à cette heure
unique et solennelle de leur vie, où elles avaient renoncé avec joie au passé
et abordé un mystérieux avenir, l’espoir et la crainte dans le cœur. Au nombre
de ces mariées elle revoyait sa chère Anna, dont elle venait d’apprendre les projets
de divorce ; elle l’avait vue aussi, couverte d’un voile blanc, pure comme
Kitty sous sa couronne de fleurs d’oranger. Et maintenant ? – « C’est
affreux ! » murmura-t-elle.
Les
sœurs et les amies n’étaient pas seules à suivre avec intérêt les moindres
incidents de la cérémonie ; des spectatrices étrangères étaient là,
retenant leur haleine dans la crainte de perdre un seul mouvement des mariés,
et répondant avec ennui aux plaisanteries ou aux propos oiseux des hommes,
souvent même ne les entendant pas.
« Pourquoi
est-elle si émue ? La marie-t-on contre son gré ?
–
Contre son gré ? un si bel homme. Est-il prince ?
–
Celle en satin blanc est la sœur. Écoute le diacre hurler : « Qu’elle
craigne son mari ».
–
Les chantres sont-ils de Tchoudof[4] ?
–
Non, du synode.
–
J’ai interrogé le domestique. Il dit que son mari l’emmène dans ses terres. Il
est riche à faire peur, dit-on. C’est pour cela qu’on l’a mariée.
–
Ça fait un joli couple.
–
Et vous qui prétendiez, Marie Wassiliewna, qu’on ne portait plus de crinolines.
Voyez donc celle-là, en robe puce, une ambassadrice, dit-on, comme elle est
arrangée ! Vous voyez bien ?
–
Quel petit agneau sans tache, que la mariée. On dira ce qu’on voudra, on se
sent ému. »
Ainsi
parlaient les spectatrices assez adroites pour avoir dépassé la porte.
À
ce moment, un des officiants vint étendre au milieu de l’église un grand morceau
d’étoffe rose, pendant que le chœur entonnait un psaume d’une exécution difficile
et compliquée, où la basse et le ténor se répondaient ; le prêtre fit un
signe aux mariés en leur indiquant le tapis.
Ils
connaissaient tous deux le préjugé qui veut que celui des époux dont le pied se
pose le premier sur le tapis, devienne le vrai chef de la famille, mais ni
Levine ni Kitty ne se le rappelèrent, Les remarques échangées autour d’eux leur
échappèrent également.
Un
nouvel office commença, Kitty écouta les prières et chercha, sans y parvenir, à
les comprendre. Plus la cérémonie avançait, plus son cœur débordait d’une joie
triomphante qui empêchait son attention de se fixer.
On
pria Dieu pour « que les époux eussent le don de sagesse et une nombreuse
postérité », on rappela « que la première femme avait été tirée de la
côte d’Adam », « que la femme devait quitter son père et sa mère pour
ne faire qu’un avec son époux » ; on pria Dieu « de les bénir
comme Isaac et Rébecca, Moïse et Séphora, et de leur faire voir leurs enfants
jusqu’à la troisième et la quatrième génération ».
Quand
le prêtre présenta les couronnes et que Cherbatzky, avec ses gants à trois
boutons, soutint en tremblotant celle de la mariée, on lui conseilla de toutes
parts, à mi-voix, de la poser complètement sur la tête de Kitty.
« Mettez-la-moi »,
murmura celle-ci en souriant.
Levine
se tourna de son côté, et, frappé du rayonnement de son visage, il se sentit,
comme elle, heureux et rasséréné.
Ils
écoutèrent, la joie au cœur, la lecture de l’épître et le roulement de la voix
du diacre au dernier vers, fort apprécié du public étranger qui l’attendait
avec impatience. Ils burent avec joie l’eau et le vin tièdes dans la coupe, et
suivirent presque gaiement le prêtre lorsqu’il leur fit faire le tour du
pupitre en tenant leurs mains dans les siennes. Cherbatzky et Tchirikof,
soutenant les couronnes, suivaient les mariés et souriaient aussi, tout en
trébuchant sur la traîne de la mariée. L’éclair de joie allumé par Kitty se
communiquait, semblait-il, à toute l’assistance. Levine était convaincu que le
diacre et le prêtre en subissaient la contagion comme lui.
Les
couronnes ôtées, le prêtre lut les dernières prières et félicita le jeune couple.
Levine regarda Kitty et crut ne l’avoir encore jamais vue aussi belle ;
c’était la beauté de ce rayonnement intérieur qui la transformait ; il
voulut parler, mais s’arrêta, craignant que la cérémonie ne fût pas encore
terminée. Le prêtre lui dit doucement, avec un bon sourire :
« Embrassez
votre femme, et vous, embrassez votre mari », et il leur reprit les
cierges.
Levine
embrassa sa femme avec précaution, lui prit le bras et sortit de l’église,
ayant l’impression nouvelle et étrange de se sentir tout à coup rapproché
d’elle. Il n’avait pas cru jusqu’ici à la réalité de tout ce qui venait de se
passer, et ne commença à y ajouter foi que lorsque leurs regards étonnés et
intimidés se rencontrèrent ; il sentit alors que, bien réellement, ils ne
faisaient plus qu’un.
Le
même soir, après souper, les jeunes mariés partirent pour la campagne.
Wronsky
et Anna voyageaient ensemble en Europe depuis trois mois ; ils avaient
visité Venise, Rome, Naples, et venaient d’arriver dans une petite ville italienne
où ils comptaient séjourner quelque temps.
Un
imposant maître d’hôtel, aux cheveux bien pommadés et séparés par une raie qui
partait du cou, en habit noir, large plastron de batiste, et breloques se balançant
sur un ventre rondelet, répondait dédaigneusement, les mains dans ses poches,
aux questions que lui adressait un monsieur.
Des
pas sur l’escalier de l’autre côté du perron firent retourner le brillant majordome,
et lorsqu’il aperçut le comte russe, locataire du plus bel appartement de
l’hôtel, il retira respectueusement ses mains de ses poches, et prévint le
comte, en saluant, que le courrier était venu annoncer que l’intendant du
palais, pour lequel on était en négociations, consentait à signer le bail.
« Très
bien, dit Wronsky. Madame est-elle à la maison ?
–
Madame était sortie, mais elle vient de rentrer », répondit le maître
d’hôtel.
Wronsky
ôta son chapeau mou à larges bords, essuya de son mouchoir son front et ses cheveux
rejetés en arrière qui dissimulaient sa calvitie, puis voulut passer, tout en
jetant un regard distrait sur le monsieur arrêté à le contempler.
« Monsieur
est russe et vous a demandé », dit le maître d’hôtel.
Wronsky
se retourna encore une fois, ennuyé à l’idée de ne pouvoir éviter les
rencontres, et content cependant de trouver une distraction quelconque :
ses yeux et ceux de l’étranger s’illuminèrent :
« Golinitchef !
–
Wronsky ! »
C’était
effectivement Golinitchef, un camarade de Wronsky au corps des pages : il
y appartenait au parti libéral et en était sorti avec un grade civil sans
aucune intention d’entrer au service. Depuis leur sortie du corps ils ne
s’étaient rencontrés qu’une seule fois.
Wronsky,
lors de cette unique rencontre, avait cru comprendre que son ancien camarade
méprisait, du haut de ses opinions extra-libérales, la carrière
militaire ; il l’avait, en conséquence, traité froidement et avec hauteur,
ce qui avait laissé Golinitchef indifférent, mais ne leur avait pas donné le
désir de se revoir. Et cependant ce fut avec un cri de joie qu’ils se
reconnurent. Peut-être Wronsky ne se douta-t-il pas que la cause du plaisir
qu’il avait à retrouver Golinitchef était le profond ennui qu’il éprouvait ;
mais, oubliant le passé, il lui tendit la main, et l’expression un peu inquiète
de la physionomie de Golinitchef fit place à une satisfaction manifeste.
« Enchanté
de te rencontrer ! dit Wronsky avec un sourire amical qui découvrit ses
belles dents.
–
On m’a dit ton nom, je ne savais pas si c’était toi ; très, très heureux…
–
Mais entre donc. Que fais-tu ici ?
–
J’y suis depuis plus d’un an. Je travaille.
–
Vraiment ? dit Wronsky avec intérêt. Entrons donc. »
Et
selon l’habitude propre aux Russes de parler français quand ils ne veulent pas
être compris de leurs domestiques, il dit en français :
« Tu
connais Mme Karénine ? nous voyageons ensemble, j’allais
chez elle ». Et tout en parlant il examinait la physionomie de
Golinitchef.
–
Ah ! Je ne savais pas (il le savait parfaitement), répondit celui-ci avec
indifférence.
– Y
a-t-il longtemps que tu es ici ?
–
Depuis trois jours », répondit Wronsky, continuant à observer son
camarade.
« C’est
un homme bien élevé, qui voit les choses dans leur véritable jour ; on
peut le présenter à Anna », se dit-il, interprétant favorablement la façon
dont Golinitchef venait de détourner la conversation.
Depuis
qu’il voyageait avec Anna, Wronsky, à chaque rencontre nouvelle, avait éprouvé
le même sentiment d’hésitation ; généralement les hommes avaient compris
la situation « comme elle devait être comprise ». Il eût été
embarrassé de dire ce qu’il entendait par là. Au fond, ces personnes ne
cherchaient pas à comprendre, et se contentaient d’une tenue discrète, exempte
d’allusions et de questions, comme font les gens bien élevés en présence d’une
situation délicate et compliquée.
Golinitchef
était certainement de ceux-là, et lorsque Wronsky l’eût présenté à Anna, il fut
doublement content de l’avoir rencontré, son attitude étant correcte autant
qu’on pouvait le désirer, et ne lui coûtant visiblement aucun effort.
Golinitchef
ne connaissait pas Anna, dont la beauté et la simplicité le frappèrent. Elle
rougit en voyant entrer les deux hommes, et cette rougeur enfantine plut
infiniment au nouveau venu. Il fut charmé de la façon naturelle dont elle
abordait sa situation, appelant Wronsky par son petit nom, et disant qu’ils
allaient s’installer dans une maison qu’on décorait du nom de palazzo, de l’air
d’une personne qui veut éviter tout malentendu devant un étranger.
Golinitchef,
qui connaissait Alexis Alexandrovitch, ne put s’empêcher de donner raison à
cette femme jeune, vivante et pleine d’énergie ; il admit, ce qu’Anna ne
comprenait guère elle-même, qu’elle pût être heureuse et gaie tout en ayant abandonné
son mari et son fils, et perdu sa bonne renommée.
« Ce
palazzo est dans le guide, dit Golinitchef. Vous y verrez un superbe Tintoret
de sa dernière manière.
–
Faisons une chose : le temps est superbe, retournons le voir, dit Wronsky,
s’adressant à Anna.
–
Très volontiers, je vais mettre mon chapeau. Vous dites qu’il fait
chaud ? » dit-elle sur le pas de la porte, se retournant vers Wronsky
et rougissant encore.
Wronsky
comprit qu’Anna, ne sachant pas au juste qui était Golinitchef, se demandait si
elle avait eu avec lui le ton qu’il fallait.
Il
la regarda, longuement, tendrement, et répondit :
« Non,
trop chaud. »
Anna
devina qu’il était satisfait d’elle, et lui répondant par un sourire, sortit de
son pas vif et gracieux.
Les
amis se regardèrent avec un certain embarras, Golinitchef comme un homme qui
voudrait exprimer son admiration sans oser le faire, Wronsky comme quelqu’un
qui désire un compliment et le redoute.
« Ainsi,
tu t’es fixé ici ? dit Wronsky pour entamer une conversation quelconque.
Tu t’occupes toujours des mêmes études ?
–
Oui, j’écris la seconde partie des Deux origines, répondit Golinitchef
tout épanoui à cette question, ou pour être plus exact, je prépare et
j’assemble mes matériaux. Ce sera beaucoup plus vaste que la première partie.
On ne veut pas comprendre chez nous, en Russie, que nous sommes les successeurs
de Byzance… » Et il commença une longue dissertation.
Wronsky
fut confus de ne rien savoir de cet ouvrage dont l’auteur parlait comme d’un
livre connu, puis, à mesure que Golinitchef développait ses idées, il y prit
intérêt, quoiqu’il remarquât avec peine l’agitation nerveuse qui s’emparait de
son ami ; ses yeux s’animaient en réfutant les arguments de ses adversaires,
et sa figure prenait une expression irritée et tourmentée.
Wronsky
se rappela Golinitchef au corps des pages : c’était alors un garçon de
petite taille, maigre, vif, bon enfant, plein de sentiments élevés, et toujours
le premier de sa classe. Pourquoi était-il devenu si irritable ? Pourquoi
surtout, lui un homme du meilleur monde, se mettait-il sur la même ligne que
des écrivailleurs de profession qui le poussaient à bout ? En valaient-ils
la peine ? Wronsky se prenait presque de compassion pour lui.
Golinitchef,
plein de son sujet, ne remarqua même pas l’entrée d’Anna. Celle-ci, en toilette
de promenade, une ombrelle à la main, s’arrêta près des causeurs, et Wronsky
fut heureux de s’arracher au regard fixe et fébrile de son interlocuteur, pour
porter avec amour les yeux sur l’élégante taille de son amie.
Golinitchef
eut quelque peine à reprendre possession de lui-même. Mais Anna sut vite le
distraire par sa conversation aimable et enjouée. Elle le mit peu à peu sur le
chapitre de la peinture, dont il parla en connaisseur ; ils arrivèrent
ainsi à pied jusqu’au palais, et le visitèrent.
« Une
chose m’enchante particulièrement dans notre nouvelle installation, dit Anna en
rentrant : c’est que tu auras un bel atelier ; – elle tutoyait
Wronsky en russe devant Golinitchef, qu’elle considérait déjà comme devant faire
partie de leur intimité dans la solitude où ils vivaient.
–
Est-ce que tu t’occupes de peinture ? demanda celui-ci, se tournant avec vivacité
vers Wronsky.
–
J’en ai beaucoup fait autrefois, et m’y suis un peu remis maintenant, répondit
Wronsky en rougissant.
– Il
a un véritable talent, s’écria Anna railleuse ; je ne suis pas bon juge,
mais je le sais par des connaisseurs sérieux. »
Cette
première période de délivrance morale et de retour à la santé fut pour Anna une
époque de joie exubérante ; l’idée du mal dont elle était cause ne parvint
pas à empoisonner son ivresse. Ne devait-elle pas à ce malheur un bonheur assez
grand pour effacer tout remords ? Aussi n’y arrêtait-elle pas sa pensée.
Les événements qui avaient suivi sa maladie, depuis sa réconciliation avec
Alexis Alexandrovitch jusqu’à son départ de la maison conjugale, lui
paraissaient un cauchemar maladif, dont son voyage, seule avec Wronsky, l’avait
délivrée. Pourquoi revenir sur ce terrible souvenir ? « Après tout,
se disait-elle, et ce raisonnement lui donnait un certain calme de conscience,
le tort que j’ai causé à cet homme était fatal, inévitable, mais du moins je ne
profiterai pas de son malheur. Puisque je le fais souffrir, je souffrirai
aussi ; je renonce à tout ce que j’aime, à tout ce que j’apprécie le plus
au monde, mon fils et ma réputation. Puisque j’ai péché, je ne mérite ni le
bonheur ni le divorce, et j’accepte la honte ainsi que la douleur de la
séparation. »
Anna
était sincère en raisonnant de la sorte ; mais au fond jusqu’ici elle
n’avait connu ni cette souffrance ni cette honte qu’elle se croyait prête à
subir comme une expiation. Wronsky et elle évitaient tous deux, depuis qu’ils
étaient à l’étranger, des rencontres qui auraient pu les placer dans une
situation fausse : les quelques personnes avec lesquelles ils étaient
entrés en relations, avaient feint de comprendre leur position mieux qu’ils ne
la comprenaient eux-mêmes. Quant à la séparation d’avec son fils, Anna s’en
souffrait pas encore cruellement : passionnément attachée à sa petite
fille, une enfant ravissante, elle ne pensait que rarement à Serge.
Plus
elle vivait avec Wronsky, plus il lui devenait cher ; sa présence
continuelle était un enchantement toujours nouveau. Chacun des traits de son
caractère lui semblait beau ; tout, jusqu’à son changement de tenue,
depuis qu’il avait quitté l’uniforme, lui plaisait comme à une enfant
éperdument amoureuse. Chacune de ses paroles, de ses pensées, portait un véritable
cachet de grandeur et de noblesse. Elle s’effrayait presque de cette admiration
excessive et n’osait la lui avouer, de crainte qu’en lui faisant constater
ainsi sa propre infériorité il ne se détachât d’elle, et rien ne lui semblait
terrible comme l’idée de perdre son amour. Cette terreur, du reste, n’était
nullement justifiée par la conduite de Wronsky : jamais il ne témoignait
le moindre regret d’avoir sacrifié à sa passion une carrière dans laquelle il
eût certainement joué un rôle considérable ; jamais, non plus, il ne
s’était montré aussi respectueux, aussi préoccupé de la crainte qu’Anna
souffrit de sa position. Lui, cet homme si absolu, n’avait pas de volonté
devant elle, et ne cherchait qu’à deviner ses moindres désirs. Comment
n’aurait-elle pas été reconnaissante, et n’aurait-elle pas senti le prix
d’attentions aussi constantes ? Parfois cependant elle éprouvait
involontairement une certaine lassitude à se trouver l’objet de cette
incessante préoccupation.
Quant
à Wronsky, malgré la réalisation de ses plus chers désirs, il n’était pas
pleinement heureux. Éternelle erreur de ceux qui croient trouver leur
satisfaction dans l’accomplissement de tous leurs vœux, il ne possédait que quelques
parcelles de cette immense félicité rêvée par lui. Un moment, quand il s’était
vu libre de ses actions et de son amour, son bonheur avait été complet ; –
mais bientôt une certaine tristesse s’empara de lui. Il chercha, presque sans
s’en douter, un nouveau but à ses désirs, et prit des caprices passagers pour
des aspirations sérieuses.
Employer
seize heures de la journée à l’étranger, hors du cercle de devoirs sociaux qui
remplissaient sa vie à Pétersbourg, n’était pas aisé. Il ne fallait plus penser
aux distractions qu’il avait pratiquées dans ses précédents voyages ; un
projet de souper avec des amis avait provoqué chez Anna un véritable accès de
désespoir ; il ne pouvait pas rechercher les relations russes ou
indigènes, et, quant aux curiosités du pays, outre qu’il les connaissait déjà,
il n’y attachait pas, en qualité de Russe et d’homme d’esprit, l’importance
excessive d’un Anglais.
Comme
un animal affamé se précipite sur la nourriture qui lui tomba sous la dent,
Wronsky se jetait donc inconsciemment sur tout ce qui pouvait lui servir de
pâture, politique, peinture, livres nouveaux.
Il
avait, dans sa jeunesse, montré des dispositions pour la peinture, et, ne sachant
que faire de son argent, s’était composé une collection de gravures. Ce fut à
l’idée de peindre qu’il s’arrêta, afin de donner un aliment à son activité. Le
goût ne lui manquait pas, et il y joignait un don d’imitation qu’il confondait
avec des facultés artistiques. Tous les genres lui étaient bons : peinture
historique ou religieuse, paysage, il se croyait capable de tout aborder. Il ne
recherchait pas l’aspiration directement dans la vie, dans la nature, car il ne
comprenait l’une et l’autre qu’entrevues à travers les incarnations de l’art,
mais il exécutait assez facilement des pastiches passables. L’école française,
dans ses œuvres gracieuses et décoratives, exerçant sur lui une certaine
séduction, il commença un portrait d’Anna dans ce goût. Elle portait le costume
italien, et tous ceux qui virent ce portrait en parurent aussi contents que
l’auteur lui-même.
Le
vieux palazzo un peu délabré dans lequel ils vinrent s’établir, entretint
Wronsky dans une agréable illusion ; il crut avoir subi une métamorphose,
et s’être transformé d’un propriétaire russe, colonel en retraite, en un
amateur éclairé des arts, faisant modestement de la peinture, et sacrifiant le
monde et ses ambitions à l’amour d’une femme. L’antique palais prêtait à ces
chimères, avec ses hauts plafonds peints, ses murs couverts de fresques et de
mosaïques, ses grands vases sur les cheminées, et les consoles, ses épais
rideaux jaunes aux fenêtres, ses portes sculptées et ses vastes salles
mélancoliques ornées de tableaux.
Son
nouveau rôle satisfit Wronsky quelque temps ; il fit la connaissance d’un
professeur de peinture italien, avec lequel il peignit des études d’après
nature. Il entreprit en même temps des recherches sur le moyen âge en Italie,
qui lui inspirèrent un intérêt si vif pour cette époque, qu’il finit par porter
des chapeaux mous moyen âge, et par se draper à l’antique dans son plaid, ce
qui, du reste, lui allait fort bien.
« Connais-tu
le tableau de Mikhaïlof ? » dit un matin Wronsky à Golinitchef qui
entrait chez lui, et il lui tendit un journal russe contenant un article sur
cet artiste qui venait d’achever une toile déjà célèbre, et vendue avant d’être
terminée. Il vivait dans cette même ville, dénué de secours et d’encouragements.
L’article blâmait sévèrement le gouvernement et l’Académie d’abandonner ainsi
un artiste de talent.
« Je
le connais, répondit Golinitchef ; il ne manque certainement pas de mérite,
mais ses tendances sont absolument fausses. Ce sont toujours ces conceptions du
Christ et de la vie religieuse à la façon d’Ivanof, Strauss, Renan.
–
Quel est le sujet du tableau ? demanda Anna.
–
Le Christ devant Pilate. Le Christ est un Juif de la nouvelle école réaliste la
plus pure. »
Et
cette question touchant à un de ses sujets favoris, Golinitchef continua à développer
ses idées :
« Je
ne comprends pas qu’ils puissent tomber dans une erreur aussi grossière. Le
type du Christ a été bien défini dans l’art par les maîtres anciens. S’ils
éprouvent le besoin de représenter un sage ou un révolutionnaire, que ne
prennent-ils Socrate, Franklin, Charlotte Corday, – tous ceux qu’ils voudront,
– mais pas le Christ. C’est le seul auquel l’art ne doive pas oser toucher, et…
–
Est-il vrai que ce Mikhaïlof soit dans la misère ? demanda Wronsky, qui pensait
qu’en qualité de Mécène il devait songer à aider l’artiste, sans trop se
préoccuper de la valeur de son tableau. Ne pourrions-nous lui demander de faire
le portrait d’Anna Arcadievna ?
–
Pourquoi le mien ? répondit celle-ci. Après le tien je n’en veux pas
d’autre. Faisons plutôt celui d’Anny (elle nommait ainsi sa fille) ou
celui-là… », ajouta-t-elle désignant la belle nourrice italienne qui
venait de descendre l’enfant au jardin, et jetait un regard furtif du côté de Wronsky.
Cette Italienne dont Wronsky admirait la beauté et le « type moyen
âge » et dont il avait peint la tête, était le seul point noir dans la vie
d’Anna. Elle craignait d’en être jalouse, et se montrait d’autant meilleure
pour cette femme et son petit garçon.
Wronsky
regarda aussi par la fenêtre, puis, rencontrant les yeux d’Anna, il se tourna
vers Golinitchef.
« Tu
connais ce Mikhaïlof ?
–
Je l’ai rencontré. C’est un original sans aucune éducation, – un de ces nouveaux
sauvages comme on en voit souvent maintenant, – vous savez, – ces libres
penseurs qui versent d’emblée dans l’athéisme, le matérialisme, la négation de
tout. – Autrefois, continua Golinitchef sans laisser Wronsky et Anna placer un
mot, autrefois le libre penseur était un homme élevé dans des idées
religieuses, morales, n’ignorant pas les lois qui régissent la société, et
arrivant à la liberté de la pensée, après bien des luttes ; mais nous
possédons maintenant un nouveau type, les libres penseurs qui grandissent sans
avoir jamais entendu parler des lois de la morale et de la religion, qui
ignorent que certaines autorités puissent exister, et qui ne possèdent que le
sentiment de la négation : en un mot, des sauvages. Mikhaïlof est de
ceux-là. Fils d’un maître d’hôtel de Moscou, il n’a reçu aucune éducation.
Entré à l’Académie avec une certaine réputation, il a voulu s’instruire, car il
n’est pas sot, et dans ce but s’est adressé à la source de toute science :
les journaux et les revues. Dans le bon vieux temps, si un homme, – disons un
Français, – avait l’intention de s’instruire, que faisait-il ? il étudiait
les classiques, les prédicateurs, les poètes tragiques, les historiens, les
philosophes, – et vous comprenez tout le travail intellectuel qui en résultait
pour lui. Mais chez nous, c’est bien plus simple, on s’adresse à la littérature
négative et l’on s’assimile très facilement un extrait de cette science-là. –
Et encore, il y a vingt ans, cette même littérature portait des traces de la
lutte contre les autorités et traditions séculaires du passé, et ces traces de
lutte enseignaient encore l’existence de ces choses-là. Mais maintenant on ne
se donne même plus la peine de combattre le passé, on se contente des
mots : sélection, évolution, lutte pour l’existence, néant ; cela
suffit à tout. Dans mon article…
–
Savez-vous ce qu’il faut faire, dit Anna coupant court résolument au verbiage
de Golinitchef, après avoir échangé un regard avec Wronsky, allons voir votre
peintre… »
Golinitchef
y consentit volontiers, et, l’atelier de l’artiste se trouvant dans un quartier
éloigné, ils s’y firent mener en voiture.
Une
heure plus tard, Anna, Golinitchef et Wronsky arrivaient en calèche devant une
maison neuve et laide. Les visiteurs envoyèrent leur carte à Mikhaïlof, avec
prière d’être admis à voir son tableau.
Mikhaïlof
était au travail, comme toujours, quand on lui remit les cartes du comte
Wronsky et de Golinitchef. La matinée s’était passée à peindre dans son
atelier, mais, en rentrant chez lui, il s’était mis en colère contre sa femme,
qui n’avait pas su s’arranger avec une propriétaire exigeante.
« Je
t’ai dit vingt fois de ne pas entrer en discussion avec elle. Tu es une sotte
achevée, mais tu l’es triplement quand tu te lances dans des explications
italiennes.
–
Pourquoi ne songes-tu pas aux arriérés ? ce n’est pas ma faute, à
moi : si j’avais de l’argent…
–
Laisse-moi la paix, au nom du ciel ! – cria Mikhaïlof, la voix pleine de
larmes, et il se retira dans sa chambre de travail, séparée par une cloison de
la pièce commune, en ferma la porte à clef, et se boucha les oreilles. – Elle
n’a pas le sens commun ! » se dit-il, s’asseyant à sa table et se
mettant avec ardeur à la tâche.
Jamais
il ne faisait de meilleure besogne que lorsque l’argent manquait, et surtout
lorsqu’il venait de se quereller avec sa femme. Il avait commencé l’esquisse
d’un homme en proie à un accès de colère ; ne la retrouvant pas, il rentra
chez sa femme, l’air bourru, sans la regarder, et demanda à l’aîné des enfants
le dessin qu’il leur avait donné. Après bien des recherches, on le trouva,
sali, couvert de taches de bougie. Il l’emporta tel quel, le plaça sur sa
table, l’examina à distance en fermant à demi les yeux, puis sourit avec un
geste satisfait.
« C’est
ça, c’est ça ! » murmura-t-il, prenant un crayon et dessinant rapidement.
Une des taches de bougie donnait à son esquisse un aspect nouveau.
Tout
en crayonnant il se souvint du menton proéminent de l’homme auquel il achetait
des cigares, et aussitôt son dessin prit cette même physionomie énergique et
accentuée, et l’esquisse cessa d’être une chose vague, morte, pour s’animer et
devenir vivante. Il en rit de plaisir. Comme il achevait soigneusement son
dessin, on lui apporta les deux cartes.
« J’y
vais à l’instant », répondit-il.
Puis
il rentra chez sa femme.
« Voyons,
Sacha, ne sois pas fâchée, dit-il avec un sourire tendre et en même temps
craintif, tu as eu tort, j’ai eu tort aussi. J’arrangerai les choses. »
Et, réconcilié avec sa femme, il endossa un paletot olive à collet de velours,
prit son chapeau, et se rendit à l’atelier, vivement préoccupé de la visite de
ces grands personnages russes, venus en calèche pour voir son atelier.
Au
fond, son opinion sur le tableau qui s’y trouvait exposé se résumait
ainsi : personne n’était capable d’en produire un pareil. Ce n’est pas
qu’il le crût supérieur aux Raphaëls, mais il était sûr d’y avoir mis tout ce
qu’il voulait y mettre, et défiait les autres d’en faire autant. Cependant,
malgré cette conviction, qui datait pour lui du jour où l’œuvre avait été
commencée, il attachait une importance extrême au jugement du public, et
l’attente de ce jugement l’émouvait jusqu’au fond de l’âme. Il attribuait à ses
critiques une profondeur de vues qu’il ne possédait pas lui-même, et
s’attendait à leur voir découvrir dans son tableau des côtés neufs, qu’il n’y
avait pas encore remarqués. Tout en avançant à grandes enjambées, il fut
frappé, malgré ses préoccupations, de l’apparition d’Anna, doucement éclairée,
debout dans l’ombre du portail, causant avec Golinitchef, et regardant
approcher l’artiste qu’elle cherchait à examiner de loin. Celui-ci, sans même
en avoir conscience, enfouit aussitôt cette impression dans quelque coin de son
cerveau, pour s’en servir un jour, comme du menton de son marchand de cigares.
Les
visiteurs, déjà désenchantés sur le compte de Mikhaïlof par les récits de
Golinitchef, le furent plus encore par l’extérieur du peintre. De taille
moyenne et trapue, Mikhaïlof avec sa démarche agitée, son chapeau marron, son
paletot olive et son pantalon étroit démodé, produisait une impression que la
vulgarité de sa longue figure et le mélange de timidité et de prétention à la
dignité qui s’y peignaient, ne contribuaient pas à rendre favorable.
« Faites-moi
l’honneur d’entrer », dit-il, cherchant à prendre un air indifférent,
tandis qu’il introduisait ses visiteurs et leur ouvrait la porte de l’atelier.
À
peine entrés, Mikhaïlof jeta un nouveau coup d’œil sur ses hôtes ; la tête
de Wronsky, aux pommettes légèrement saillantes, se grava instantanément dans
son imagination, car le sens artistique de cet homme travaillait en dépit de
son trouble, et amassait sans cesse des matériaux. Ses observations fines et
justes s’appuyaient sur d’imperceptibles indices. Celui-ci (Golinitchef) devait
être un Russe fixé en Italie. Mikhaïlof ne savait ni son nom, ni l’endroit où
il l’avait rencontré, encore moins s’il lui avait jamais parlé ; mais il
se rappelait sa figure comme toutes celles qu’il voyait, et se souvenait de
l’avoir déjà classé dans l’immense catégorie des physionomies pauvres
d’expression, malgré leur faux air d’originalité. Un front très découvert et
beaucoup de cheveux par derrière donnaient à cette tête une individualité
purement apparente, tandis qu’une expression d’agitation puérile se concentrait
dans l’étroit espace qui séparait les deux yeux. Wronsky et Anna devaient,
selon Mikhaïlof, être des Russes de distinction, riches et ignorants des choses
de l’art, comme tous les Russes riches qui jouent à l’amateur et au
connaisseur.
« Ils
ont certainement visité les galeries anciennes, et, après avoir parcouru les
ateliers des charlatans allemands et des imbéciles préraphaélistes anglais, ils
me font l’honneur d’une visite pour compléter leur tournée », pensa-t-il.
– La façon dont les dilettantes examinent les ateliers des peintres modernes,
lui était bien connue : il savait que leur seul but est de pouvoir dire
que l’art moderne prouve l’incontestable supériorité de l’art ancien. Il
s’attendait à tout cela, et le lisait dans l’indifférence avec laquelle ses
visiteurs causaient entre eux en se promenant dans l’atelier, et regardaient à
loisir les bustes et les mannequins, tandis que le peintre découvrait son tableau.
Malgré
cette prévention et l’intime conviction que des Russes riches et de haute
naissance ne pouvaient être que des imbéciles et des sots, il déroulait des
études, levait les stores, et dévoilait d’une main troublée son tableau.
« Voici,
dit-il, s’éloignant du tableau et le désignant du geste aux spectateurs. –
C’est le Christ devant Pilate. – Mathieu, chapitre XXVII. » Il sentit ses
lèvres trembler d’émotion, et se recula pour se placer derrière ses hôtes.
Pendant les quelques secondes de silence qui suivirent, Mikhaïlof regarda son
tableau d’un œil indifférent, comme s’il eût été l’un des visiteurs. Malgré
lui, il attendait un jugement supérieur, une sentence infaillible, de ces trois
personnes qu’il venait de mépriser l’instant d’avant. Oubliant sa propre
opinion, aussi bien que les mérites incontestables qu’il reconnaissait à son
œuvre depuis trois ans, il la voyait du regard froid et critique d’un étranger,
et n’y trouvait plus rien de bon. Combien les phrases poliment hypocrites qu’il
allait entendre seraient méritées, combien ses hôtes auraient raison de le plaindre
et de se moquer de lui, une fois sortis !
Ce
silence, qui ne dura cependant pas au delà d’une minute, lui parut d’une
longueur intolérable, et, pour l’abréger et dissimuler son trouble, il fit
l’effort d’adresser la parole à Golinitchef.
« Je
crois avoir eu l’honneur de vous rencontrer, dit-il, jetant des regards inquiets
tantôt sur Anna, tantôt sur Wronsky, pour ne rien perdre du jeu de leurs physionomies.
–
Certainement ; nous nous sommes rencontrés chez Rossi, le soir où cette
demoiselle italienne, la nouvelle Rachel, a déclamé ; vous en
souvient-il ? » répondit légèrement Golinitchef, détournant ses
regards sans le moindre regret apparent.
Il
remarqua cependant que Mikhaïlof attendait une appréciation, et ajouta :
« Votre
œuvre a beaucoup progressé depuis la dernière fois que je l’ai vue, et
maintenant, comme alors, je suis très frappé de votre Pilate. C’est bien là un
homme bon, faible, tchinovnick jusqu’au fond de l’âme, qui ignore absolument la
portée de son action. Mais il me semble… »
Le
visage mobile de Mikhaïlof s’éclaircit, ses yeux brillèrent, il voulut répondre :
mais l’émotion l’en empêcha et il feignit un accès de toux. Cette observation
de détail, juste, mais de nulle valeur pour lui, puisqu’il tenait en mince
estime l’instinct artistique de Golinitchef, le remplissait de joie.
Du
coup il se prit d’affection pour son hôte, et passa subitement de l’abattement
à l’enthousiasme. Soudain son tableau retrouva pour lui sa vie si complexe, et
si profonde.
Wronsky
et Anna causaient à voix basse, comme on le fait aux expositions de peinture,
pour ne pas risquer de froisser l’auteur, et surtout pour ne pas laisser entendre
une de ces remarques si facilement absurdes lorsqu’on parle d’art. Mikhaïlof
crut à une impression favorable sur son tableau et se rapprocha d’eux.
« Quelle
admirable expression a ce Christ ! » dit Anna, pensant que cet éloge
ne pouvait être qu’agréable à l’artiste, puisque le Christ formait le
personnage principal du tableau. Elle ajouta : « On sent qu’il a
pitié de Pilate. »
C’était
encore une des mille remarques justes et banales qu’on pouvait faire. La tête
du Christ devait exprimer la résignation à la mort, le sentiment d’un profond
désenchantement, d’une paix surnaturelle, d’un sublime amour, par conséquent
aussi la pitié pour ses ennemis ; Pilate le tchinovnick devait forcément
représenter la vie charnelle, par opposition au Christ, type de la vie
spirituelle, et par conséquent avoir l’aspect d’un vulgaire
fonctionnaire ; mais le visage de Mikhaïlof s’épanouit néanmoins.
« Et
comme c’est peint ! quel air autour de cette figure ! on en pourrait
faire le tour, dit Golinitchef, voulant montrer par cette observation qu’il
n’approuvait pas le côté réaliste du Christ.
–
Oui, c’est une œuvre magistrale ! dit Wronsky. Quel relief dans ces
figures du second plan. Voilà de l’habileté de main ! ajouta-t-il se
tournant vers Golinitchef et faisant allusion à une discussion dans laquelle il
s’était avoué découragé par les difficultés pratiques de l’art.
–
C’est tout à fait remarquable ! » dirent Golinitchef et Anna. Mais la
dernière observation de Wronsky piqua Mikhaïlof, il fronça le sourcil et
regarda Wronsky d’un air mécontent ; il ne comprenait pas bien le mot
« habileté ». Souvent il avait remarqué, même dans les éloges qu’on
lui adressait, qu’on opposait cette habileté technique au mérite intrinsèque de
l’œuvre, comme s’il eût été possible de peindre une mauvaise composition avec
talent !
« La
seule remarque que j’oserai faire si vous me le permettez… dit Golinitchef.
–
Faites-la, de grâce, répondit Mikhaïlof, souriant sans gaieté.
–
C’est que vous avez peint un homme Dieu et non le Dieu fait homme. Du reste, je
sais que c’était là votre intention.
–
Je ne puis peindre le Christ que tel que je le comprends, dit Mikhaïlof d’un
air sombre.
–
Dans ce cas, excusez un point de vue qui m’est particulier ; votre tableau
est si beau que cette observation ne saurait lui faire du tort… Prenons Ivanof
pour exemple. Pourquoi ramène-t-il le Christ aux proportions d’une figure
historique ? Il ferait aussi bien de choisir un thème nouveau, moins
rebattu.
–
Mais si ce thème-là est le plus grand de tous pour l’art ?
–
En cherchant, on trouverait bien autre chose. L’art, selon moi, ne souffre pas
la discussion ; or cette question se pose devant le tableau
d’Ivanof : est-ce un Dieu ? et l’unité de l’impression se trouve
ainsi détruite.
–
Pourquoi cela ? Il me semble que cette question ne peut plus se poser pour
des hommes éclairés », répondit Mikhaïlof.
Golinitchef
n’était pas de cet avis et, fort de son idée, battit le peintre dans une
discussion où celui-ci ne sut pas se défendre.
Anna
et Wronsky, regrettant le bavardage savant de leur ami, échangeaient des
regards ennuyés ; ils prirent enfin le parti de continuer seuls la visite
de l’atelier, et s’arrêtèrent devant un petit tableau.
« Quel
bijou ! c’est charmant ! dirent-ils tous deux d’une même voix.
–
Qu’est-ce qui leur plaît tant ! » pensa Mikhaïlof. Il avait
complètement oublié ce tableau, fait depuis trois ans. Une fois une toile
achevée, il ne la regardait plus volontiers, et n’avait exposé celle-ci que
parce qu’un Anglais désirait l’acheter.
–
Ce n’est rien ; une ancienne étude, dit-il.
–
Mais c’est excellent ! » reprit Golinitchef, subissant très
sincèrement le charme du tableau.
Deux
enfants pêchaient à la ligne à l’ombre d’un cytise. L’aîné, tout absorbé, retirait
prudemment sa ligne de l’eau ; le plus jeune, couché dans l’herbe,
appuyait sur son bras sa tête blonde ébouriffée, en regardant l’eau de ses
grands yeux pensifs. À quoi pensait-il ?
L’enthousiasme
produit par cette étude ramena un peu Mikhaïlof à sa première émotion, mais il
redoutait les vaines réminiscences du passé, et voulut conduire ses hôtes vers
un troisième tableau. Wronsky lui déplut en demandant si l’étude était à
vendre ; cette question d’argent lui parut inopportune et il répondit en
fronçant les sourcils :
« Il
est exposé pour la vente. »
Les
visiteurs partis, Mikhaïlof s’assit devant son tableau du Christ et de Pilate,
et repassa mentalement tout ce qui avait été dit et sous-entendu par eux. Chose
étrange ! les observations qui semblaient avoir tant de poids en leur
présence, et quand lui-même se mettait à leur point de vue, perdaient
maintenant toute signification. En examinant son œuvre de son regard d’artiste,
il rentra dans la pleine conviction de sa perfection et de sa haute valeur, et
revint par conséquent à la disposition d’esprit nécessaire pour continuer son
travail.
La
jambe du Christ en raccourci avait cependant un défaut ; il saisit sa
palette et, tout en corrigeant cette jambe, regarda sur le second plan la tête
de Jean, qu’il considérait comme le dernier mot de la perfection, et que les
visiteurs n’avaient même pas remarquée. Il essaya d’y toucher aussi, mais pour
bien travailler il devait être moins ému, et trouver un juste milieu entre la
froideur et l’exaltation. Pour le moment, l’agitation l’emportait ; il
voulut couvrir son tableau, s’arrêta, soulevant la draperie d’une main, et
sourit avec extase à son saint Jean. Enfin, s’arrachant à grand’peine à sa
contemplation, il laissa retomber le rideau, et retourna chez lui fatigué mais
heureux.
Wronsky,
Anna et Golinitchef rentrèrent gaiement au palazzo, causant de Mikhaïlof et de
ses tableaux. Le mot talent revenait souvent dans leur
conversation ; ils entendaient par là, non-seulement un don inné, presque
physique, indépendant de l’esprit et du cœur, mais quelque chose de plus
étendu, dont le sens vrai leur échappait. « Du talent, disaient-ils,
certes il en a, mais ce talent n’est pas suffisamment développé, faute de culture
intellectuelle, défaut propre à tous les artistes russes. »
Wronsky
acheta le petit tableau et décida même Mikhaïlof à faire le portrait d’Anna. L’artisan
vint au jour indiqué et commença une esquisse, qui, dès la cinquième séance,
frappa Wronsky par sa ressemblance, et par un sentiment très fin de la beauté
du modèle. « Je lutte depuis si longtemps sans parvenir à rien, disait
Wronsky en parlant de son portrait d’Anna, et lui n’a qu’à la regarder pour la
bien rendre ; voilà ce que j’appelle savoir son métier. »
« Cela
viendra avec la pratique, » disait Golinitchef pour le consoler ; car
à ses yeux Wronsky avait du talent, et possédait d’ailleurs une instruction qui
devait élever en lui le sentiment de l’art. Au reste, les convictions de
Golinitchef étaient corroborées par le besoin qu’il avait des éloges et de la
sympathie de Wronsky pour ses propres travaux ; c’était un échange de bas
procédés.
Mikhaïlof,
hors de son atelier, paraissait un autre homme ; au palazzo surtout, il se
montra respectueux avec affectation, soigneux d’éviter toute intimité avec des
gens qu’au fond il n’estimait plus. Il n’appelait Wronsky que « Votre
Excellence » et, malgré les invitations réitérées d’Anna, n’accepta jamais
à dîner, et ne se montra qu’aux heures des séances. Anna fut plus aimable pour
lui que pour d’autres ; Wronsky le traita avec une politesse exquise et
désira avoir son opinion sur ses tableaux ; Golinitchef ne négligea aucune
occasion de lui inculquer des idées saines sur l’art : Mikhaïlof n’en
resta pas moins froid. Anna sentait cependant qu’il la regardait volontiers,
quoiqu’il évitât toute conversation ; quant aux conseils demandés par
Wronsky, il se retrancha dans un silence obstiné, regarda les tableaux sans mot
dire, et ne cacha pas l’ennui que lui causaient les discours de Golinitchef.
Cette
sourde hostilité produisit une pénible impression, et l’on se trouva mutuellement
soulagé lorsque, les séances terminées, Mikhaïlof cessa de venir au palazzo,
laissant en souvenir de lui un admirable portrait. Golinitchef fut le premier à
exprimer l’idée que le peintre était envieux de Wronsky.
« Ce
qui le rend furieux, c’est de voir un homme riche, haut placé, comte par-dessus
le marché, ce qui les vexe toujours, arriver sans se donner grand’peine à faire
aussi bien, peut-être mieux que lui ; il a consacré sa vie à la peinture,
mais vous, vous possédez une culture d’esprit à laquelle des gens comme Mikhaïlof
n’arriveront jamais. »
Wronsky,
tout en prenant le parti du peintre, donnait au fond raison à son ami, car,
dans sa conviction intime, il trouvait très naturel qu’un homme dans une situation
inférieure lui portât envie.
Les
deux portraits d’Anna auraient dû l’éclairer et lui montrer la différence qui
existait entre Mikhaïlof et lui ; il la comprit assez pour renoncer au
sien en le déclarant superflu, et se contenter de son tableau moyen âge, dont
il était aussi satisfait que Golinitchef et Anna, parce qu’il ressemblait,
beaucoup plus que tout ce que faisait Mikhaïlof, à un tableau ancien.
L’artiste,
de son côté, malgré l’attrait que le portrait d’Anna avait eu pour lui, fut
heureux d’être délivré des discours de Golinitchef et des œuvres de
Wronsky ; on ne pouvait certes pas empêcher celui-ci de s’amuser, les
dilettantes ayant malheureusement le droit de peindre ce que bon leur
semble : mais il souffrait de ce passe-temps d’amateur. Nul ne peut
défendre à un homme de se pétrir une poupée de cire et de l’embrasser, mais
qu’il n’aille pas la caresser devant deux amoureux ! La peinture de
Wronsky lui produisait un effet d’insuffisance analogue ; elle le
blessait, le froissait : il la trouvait ridicule et pitoyable.
L’engouement
de Wronsky pour la peinture et le moyen âge fut du reste de courte durée ;
il eut assez d’instinct artistique pour ne pas achever son tableau, et
reconnaître tristement que les défauts, peu apparents au début, devenaient
criants à mesure qu’il avançait. Il était dans le cas de Golinitchef, qui, tout
en sentant le vide de son esprit, se nourrissait volontairement d’illusions, et
s’imaginait mûrir ses idées et assembler des matériaux. Mais là où celui-ci
s’aigrissait et s’irritait, Wronsky restait parfaitement calme : incapable
de se tromper lui-même, il abandonna simplement la peinture avec sa décision de
caractère habituelle, sans chercher à se justifier ni à s’expliquer.
Mais
la vie sans occupation devint vite intolérable dans cette petite ville, le palazzo
lui parut tout à coup vieux et sale ; les taches des rideaux prirent un
aspect sordide, les fentes dans les mosaïques, les écaillures des corniches,
l’éternel Golinitchef, le professeur italien et le voyageur allemand devinrent
tous intolérablement ennuyeux, et Wronsky sentit l’impérieux besoin de changer
d’existence.
Anna
fut étonnée de ce prompt désenchantement, mais consentit bien volontiers à
retourner en Russie habiter la campagne.
Wronsky
voulait passer par Pétersbourg pour y conclure un acte de partage avec son
frère, et Anna pour y voir son fils. L’été devait se passer pour eux dans la
grande terre patrimoniale de Wronsky.
Levine
était marié depuis près de trois mois. Il était heureux, mais autrement qu’il
ne l’avait pensé, et, malgré certains enchantements imprévus, se heurtait à chaque
pas à quelque désillusion. La vie conjugale était très différente de ce qu’il
avait rêvé ; semblable à un homme qui, ayant admiré la marche calme et
régulière d’un bateau sur un lac, voudrait le diriger lui-même, il sentait la
différence qui existe entre la simple contemplation et l’action. Il ne
suffisait pas de rester assis sans faux mouvements, il fallait encore songer à
l’eau sous ses pieds, diriger l’embarcation, soulever d’une main novice les
rames pesantes.
Jadis,
étant encore garçon, il avait souvent ri intérieurement des petites misères de
la vie conjugale : querelles, jalousies, mesquines préoccupations. Jamais
rien de semblable ne se produirait dans son ménage, jamais son existence intime
ne ressemblerait à celle des autres. Et voilà que ces mêmes petitesses se
reproduisaient toutes, et prenaient, quoi qu’il fît, une importance
indiscutable.
Comme
tous les hommes, Levine s’était imaginé rencontrer les satisfactions de l’amour
dans le mariage, sans y admettre aucun détail prosaïque ; l’amour devait
lui donner le repos après le travail, sa femme devait se contenter d’être
adorée, et il oubliait absolument qu’elle aussi avait des droits à une certaine
activité personnelle. Grande fut sa surprise de voir cette poétique et
charmante Kitty capable de songer, presque dès les premiers jours de leur
mariage, au mobilier, à la literie, au linge, au service de la table, au
cuisinier. La façon dont elle avait refusé de voyager pour venir s’installer à
la campagne, l’avait frappé pendant leurs fiançailles ; maintenant il se
sentait froissé de constater qu’après plusieurs mois l’amour ne l’empêchait pas
de s’occuper des côtés matériels de la vie, et il la plaisantait à ce sujet.
Malgré
tout, il l’admirait, et s’amusait de la voir présider à l’installation de la
maison avec les nouveaux meubles arrivés de Moscou, faire poser des rideaux,
organiser les chambres d’amis à l’intention de Dolly, diriger la nouvelle femme
de chambre et le vieux cuisinier, entrer en discussion avec Agathe Mikhaïlovna,
et lui retirer la garde des provisions. Le vieux cuisinier souriait doucement
en recevant des ordres fantaisistes, impossibles à exécuter ; Agathe
Mikhaïlovna secouait la tête d’un air pensif devant les nouvelles mesures
décrétées par sa jeune maîtresse. Levine les regardait, et quand Kitty venait,
moitié riant, moitié pleurant, se plaindre à lui de ce que personne ne la
prenait au sérieux, il trouvait sa femme charmante, mais étrange. Il ne
comprenait rien au sentiment de métamorphose qu’elle éprouvait en se voyant
maîtresse d’acheter des montagnes de bonbons, de dépenser et de commander ce
qu’elle voulait, habituée qu’elle avait été chez ses parents à restreindre ses
fantaisies.
Elle
se préparait avec joie à l’arrivée de Dolly avec ses enfants, aux gâteries
qu’elle aurait pour les petits. Les détails du ménage l’attiraient
invinciblement, et, comme en prévision des mauvais jours, elle faisait
instinctivement son petit nid à l’approche du printemps. Ce zèle pour des
bagatelles, très contraire à l’idéal de bonheur exalté rêvé par Levine, fut par
certains côtés une désillusion, tandis que cette même activité, dont le but lui
échappait, mais qu’il ne pouvait voir sans plaisir, lui semblait sous d’autres
aspects un enchantement inattendu.
Les
querelles furent aussi des surprises ! Jamais Levine ne se serait imaginé
qu’entre sa femme et lui d’autres rapports que ceux de la douceur, du respect,
de la tendresse, pussent exister ; et voici que dès les premiers jours ils
se disputèrent ! Kitty déclara qu’il n’aimait que lui-même, et fondit en
larmes avec des gestes désespérés.
La
première de ces querelles survint à la suite d’une course que fit Levine à une
nouvelle ferme ; il resta absent une demi-heure de plus qu’il n’avait dit,
s’étant égaré en voulant rentrer par le plus court. Kitty occupait
exclusivement sa pensée tandis qu’il approchait de la maison, et, tout en
cheminant, il s’enflammait à l’idée de son bonheur, de sa tendresse pour sa
femme. Il accourut au salon dans un état d’esprit analogue à celui qu’il avait
éprouvé le jour de sa demande en mariage. Un visage sombre, qu’il ne
connaissait pas, l’accueillit ; il voulut embrasser Kitty, elle le repoussa.
« Qu’as-tu ?
–
Tu t’amuses, toi… » commença-t-elle, voulant se montrer froidement amère.
Mais
à peine eut-elle ouvert la bouche, que l’absurde jalousie qui l’avait tourmentée
pendant qu’elle attendait, assise sur le rebord de la fenêtre, éclata en
paroles de reproches. Il comprit alors clairement, pour la première fois, ce
qu’il n’avait compris jusque-là que confusément, que la limite qui les séparait
était insaisissable, et qu’il ne savait plus où commençait et où finissait sa
propre personnalité. Ce fut un douloureux sentiment de scission intérieure.
Jamais pareille impression ne lui revint aussi vive. Il voulait se disculper,
prouver à Kitty son injustice ; il eût été porté par habitude à rejeter
les torts sur elle, mais il l’aurait ainsi irritée davantage, en augmentant
leur dissentiment. Rester sous le coup d’une injustice était cruel, la froisser
sous prétexte de justification était plus fâcheux encore. Comme un homme
luttant à moitié endormi avec un mal douloureux qu’il voudrait s’arracher,
constate au réveil que ce mal est au fond de lui-même, il reconnaissait que la
patience était l’unique remède.
La
réconciliation fut prompte. Kitty, sans l’avouer, se sentait dans son tort, et
se montra si tendre que leur amour n’en fut que plus grand. Malheureusement ces
difficultés se renouvelèrent souvent pour des raisons aussi futiles
qu’imprévues, et parce qu’ils ignoraient encore mutuellement ce qui pour l’un
et l’autre avait de l’importance. Ces premiers mois furent difficiles à
passer ; ils n’étaient de bonne humeur ni l’un ni l’autre, et la cause la
plus puérile suffisait à provoquer une mésintelligence, dont la cause leur
échappait ensuite. Chacun d’eux tiraillait de son côté la chaîne qui les liait,
et cette lune de miel, dont Levine attendait des merveilles, ne leur laissa, en
réalité, que des souvenirs pénibles. Tous deux cherchèrent par la suite à
effacer de leur mémoire les mille incidents regrettables, presque ridicules, de
cette période pendant laquelle ils se trouvèrent si rarement dans un état
d’esprit normal.
La
vie ne devint plus régulière qu’à leur retour de Moscou, où ils firent un court
séjour dans le troisième mois qui suivit leur mariage.
Ils
étaient rentrés chez eux et jouissaient de leur solitude. Levine, installé à
son bureau, écrivait ; Kitty, vêtue d’une robe violette, chère à son mari,
parce qu’elle l’avait portée dans les premiers jours de leur mariage, faisait
de la broderie anglaise, assise sur le grand divan de cuir qui meublait la
cabinet de travail, comme du temps du grand-père et du père de Levine. Celui-ci
jouissait de la présence de sa femme tout en réfléchissant et en
écrivant ; ses travaux sur la transformation des conditions agronomiques
de la Russie n’avaient pas été abandonnés ; mais s’ils lui avaient paru
misérables jadis, comparés à la tristesse qui assombrissait sa vie, maintenant,
en plein bonheur, il les trouvait insignifiants. Autrefois l’étude lui était
apparue comme le salut : actuellement elle évitait à sa vie un bien-être
trop uniformément lumineux. En relisant son travail, Levine constata avec
plaisir qu’il avait de la valeur, malgré certaines idées exagérées, et il
parvint à combler bien des lacunes en reprenant à nouveau l’ensemble de la
question. Dans un chapitre qu’il refit complètement, il traitait des conditions
défavorables faites à l’agriculture en Russie ; la pauvreté du pays ne
tenait pas uniquement, selon lui, au partage inégal de la propriété foncière et
à de fausses tendances économiques, mais surtout à une introduction prématurée
de la civilisation européenne ; les chemins de fer, œuvre politique et non
économique, produisaient une centralisation exagérée, le développement du luxe,
– et par conséquent la création, au détriment de l’agriculture, d’industries
nouvelles, – l’extension exagérée du crédit, et la spéculation. Il croyait que
l’accroissement normal de la richesse d’un pays n’admettait ces signes de
civilisation extérieure qu’autant que l’agriculture y avait atteint un degré de
développement proportionnel.
Tandis
que Levine écrivait, Kitty songeait à l’attitude étrange de son mari, la veille
de leur départ de Moscou, à l’égard du jeune prince Tcharsky qui, avec assez
peu de tact, lui avait fait un brin de cour. « Il est jaloux,
pensait-elle. Mon Dieu, qu’il est gentil et bête ! s’il savait l’effet
qu’ils me produisent tous ! exactement le même que Pierre le
cuisinier ! » Et elle jeta un regard de propriétaire sur la nuque et
le cou vigoureux de son mari.
« C’est
dommage de l’interrompre, mais il aura la temps de travailler plus tard :
je veux voir sa figure, sentira-t-il que je le regarde ? Je veux qu’il se
retourne… » Et elle ouvrit les yeux tout grands, comme pour donner plus de
force à son regard.
« Oui,
ils attirent à eux la meilleure sève et donnent un faux semblant de richesse »,
murmura Levine, quittant sa plume en sentant le regard de sa femme fixé sur
lui. Il se retourna :
« Qu’y
a-t-il ? demanda-t-il souriant et se levant.
–
Il s’est retourné, pensa-t-elle. – Rien, je voulais te faire retourner ; –
et elle le regardait avec le désir de deviner s’il était mécontent d’avoir été
dérangé.
–
Que c’est bon d’être à nous deux ! Pour moi au moins, dit-il en
s’approchant d’elle, radieux de bonheur.
–
Je me trouve si bien ici que je n’irai plus nulle part, surtout pas à Moscou.
– À
quoi pensais-tu ?
–
Moi ! je pensais… Non, non, va-t’en écrire, ne te laisse pas distraire,
répondit-elle avec une petite moue, j’ai besoin de couper maintenant tous ces
œillets-là, tu vois ? »
Et
elle prit ses ciseaux à broder.
« Non,
dis-moi à quoi tu songes, répéta-t-il, s’asseyant près d’elle et suivant les
mouvements de ses petits ciseaux.
– À
quoi je pensais ? à Moscou et à toi.
–
Comment ai-je fait pour mériter ce bonheur ? Ce n’est pas naturel, dit-il en
lui baisant la main.
–
Moi, plus je suis heureuse, plus je trouve que c’est naturel.
–
Tu as une petite mèche, dit-il en lui tournant la tête avec précaution.
–
Une mèche ? laisse-la tranquille : nous nous occupons de choses
sérieuses. »
Mais
les choses sérieuses étaient interrompues, et lorsque Kousma vint annoncer le
thé, ils se séparèrent brusquement comme des coupables.
Resté
seul, Levine serra ses cahiers dans un nouveau buvard acheté par sa femme, se
lava les mains dans un lavabo élégant, aussi acheté par elle, et, tout en
souriant à ses pensées, hocha la tête avec un sentiment qui ressemblait à un
remords. Sa vie était devenue trop molle, trop gâtée. C’était une vie de Capoue
dont il se sentait un peu honteux. « Cette existence ne vaut rien, pensait-il.
Voilà bientôt trois mois que je flâne. Pour la première fois je me suis mis à
travailler aujourd’hui, et à peine ai-je commencé que j’y ai renoncé. Je
néglige même mes occupations ordinaires, je ne surveille plus rien, je ne vais
nulle part. Tantôt j’ai du regret de la quitter, tantôt je crains qu’elle ne
s’ennuie : moi qui croyais que jusqu’au mariage l’existence ne comptait
pas, et ne commençait réellement qu’après ! Et voilà bientôt trois mois
que je passe mon temps d’une façon absolument oisive. Cela ne doit pas
continuer. Ce n’est pas de sa faute à elle, et on ne saurait lui faire le
moindre reproche. J’aurais dû montrer de la fermeté, défendre mon indépendance
d’homme, car on finirait par prendre de mauvaises habitudes… »
Un
homme mécontent se défend difficilement de rejeter sur quelqu’un la cause de ce
mécontentement. Aussi Levine songeait-il avec tristesse que, si la faute n’en
était pas à sa femme (il ne pouvait l’accuser), c’était celle de son éducation.
« Cet imbécile de Tcharsky par exemple, elle n’avait pas même su le tenir
en respect. » En dehors de ses petits intérêts de ménage (ceux-là, elle
les soignait), de sa toilette et de sa broderie anglaise, rien ne l’occupait.
« Aucune sympathie pour mes travaux, pour l’exploitation ou pour les
paysans, pas de goût même pour la lecture ou la musique, et cependant elle est
bonne musicienne. Elle ne fait absolument rien et se trouve néanmoins très
satisfaite. »
Levine,
en la jugeant ainsi, ne comprenait pas que sa femme se préparait à une période
d’activité qui l’obligerait à être tout à la fois femme, mère, maîtresse de maison,
nourrice, institutrice ; il ne comprenait pas qu’elle s’accordât ces
heures d’insouciance et d’amour, parce qu’un instinct secret l’avertissait de
la tâche qui l’attendait, tandis que lentement elle apprêtait son nid pour
l’avenir.
Levine
trouva, en remontant, sa femme assise devant son nouveau service à thé, lisant
une lettre de Dolly, car elles entretenaient une correspondance suivie, et
Agathe Mikhaïlovna, du thé devant elle, installée à côté de sa jeune maîtresse.
« Voyez,
notre dame m’a ordonné de m’asseoir ici », dit la vieille femme en regardant
Kitty avec affection.
Ces
derniers mots prouvèrent à Levine la fin d’un drame domestique entre Kitty et
Agathe Mikhaïlovna ; malgré le chagrin qu’elle avait causé à celle-ci en
s’emparant des rênes du gouvernement, Kitty, victorieuse, était arrivée à se
faire pardonner.
« Tiens,
voici une lettre pour toi, dit Kitty en tendant à son mari une lettre dépourvue
d’orthographe. C’est, je crois, de cette femme, tu sais… de ton frère, je ne
l’ai pas lue. Celle-ci vient de Dolly : figure-toi qu’elle a mené Gricha
et Tania à un bal d’enfants chez les Sarmatzky. Tania était en marquise. »
Mais
Levine ne l’écoutait pas ; il prit en rougissant la lettre de Marie
Nicolaevna, l’ancienne maîtresse de Nicolas, et la parcourut ; elle lui
écrivait pour la seconde fois. Dans la première lettre elle disait que Nicolas
l’avait chassée sans qu’elle eût rien à se reprocher, et ajoutait, avec une
naïveté touchante, qu’elle ne demandait aucun secours, quoique réduite à la
misère, mais que la pensée de Nicolas Dmitritch la tuait ; que
deviendrait-il, faible comme il l’était ? elle suppliait son frère de ne
pas le perdre de vue. La seconde lettre était sur un ton différent. Elle disait
avoir retrouvé Nicolas à Moscou et en être partie avec lui pour une ville de
province où il avait obtenu une place ; là, s’étant querellé avec un de
ses chefs, il avait repris le chemin de Moscou ; mais, tombé malade en
route, il ne se relèverait probablement plus. « Il vous demande
constamment, et d’ailleurs nous n’avons plus d’argent, » écrivait-elle.
« Lis
donc ce que Dolly écrit de toi, – commença Kitty, mais, voyant la figure
bouleversée de son mari, elle se tut. – Qu’y a-t-il, qu’arrive-t-il ?
–
Elle m’écrit que Nicolas, mon frère, se meurt ; je vais partir. »
Kitty
changea de visage : Dolly, Tania en marquise, tout était oublié.
« Quand
donc partiras-tu ?
–
Demain.
–
Puis-je t’accompagner ? demanda-t-elle.
–
Kitty, quelle idée ! répondit-il sur un ton de reproche.
–
Comment quelle idée ? dit-elle froissée de voir sa proposition reçue de si
mauvaise grâce. Pourquoi donc ne partirais-je pas avec toi ? je ne te
gênerais en rien. Je…
–
Je pars parce que mon frère se meurt, dit Levine. Qu’as-tu à faire
là-bas… ?
–
Ce que tu y feras toi-même. »
« Dans
un montent si grave pour moi, elle ne songe qu’à l’ennui de rester
seule », pensa Levine, et cette réflexion l’affligea.
« C’est
impossible », répondit-il sévèrement.
Agathe
Mikhaïlovna, voyant les choses se gâter, déposa sa tasse et sortit. Kitty ne le
remarqua même pas. Le ton de son mari l’avait d’autant plus blessée qu’il
n’attachait évidemment aucune importance à ses paroles.
« Je
te dis, moi, que si tu pars, je pars aussi ; je t’accompagnerai
certainement, dit-elle vivement et avec colère. Je voudrais bien savoir
pourquoi ce serait impossible ! pourquoi dis-tu cela ?
–
Parce que Dieu sait où, dans quelle auberge, je le trouverai, par quelles routes
j’arriverai jusqu’à lui. Tu ne feras que me gêner, dit Levine, cherchant à
garder son sang-froid.
–
Aucunement. Je n’ai besoin de rien ; où tu peux aller, je peux aller
aussi, et…
–
Quand ce ne serait qu’à cause de cette femme, avec laquelle tu ne peux te trouver
en contact.
–
Pourquoi ? je n’ai rien à savoir de toutes ces histoires, ce ne sont pas
mes affaires. Je sais que le frère de mon mari se meurt, que mon mari va le
voir, et que je l’accompagne pour…
–
Kitty ! ne te fâche pas, et songe que dans un cas aussi grave il m’est
douloureux de te voir mêler à mon chagrin une véritable faiblesse, la crainte
de rester seule. Si tu t’ennuies, va à Moscou.
–
Voilà comme tu es ! tu me supposes toujours des sentiments mesquins,
s’écria-t-elle étouffée par des larmes de colère. Je ne suis pas faible… Je
sens qu’il est de mon devoir de rester avec mon mari dans un moment pareil, et
tu veux me blesser en te méprenant volontairement sur mon compte.
–
Mais c’est affreux de devenir ainsi esclave ! – cria Levine en se levant
de table, incapable de dissimuler son mécontentement ; au même instant, il
comprit qu’il se fustigeait lui-même.
–
Pourquoi alors t’es-tu marié ? tu serais libre : pourquoi, si tu te
repens déjà ? » Et Kitty se sauva au salon.
Quand
il vint la rejoindre, elle sanglotait.
Il
chercha d’abord des paroles, non pour la persuader, mais pour la calmer ;
elle ne l’écoutait pas et n’admettait aucun de ses arguments ; il se
baissa vers elle, prit une de ses mains récalcitrantes, la baisa, baisa ses
cheveux, et encore sa main, elle se taisait toujours. Mais quand, enfin, il lui
prit la tête entre ses deux mains et l’appela « Kitty », elle
s’adoucit, pleura, et la réconciliation se fit aussitôt.
On
décida de partir ensemble. Levine se déclara persuadé qu’elle tenait uniquement
à se rendre utile, et qu’il n’y avait rien d’inconvenant à la présence de Marie
Nicolaevna auprès de son frère ; mais au fond du cœur il s’en voulait, et
il en voulait à sa femme ; chose étrange, lui qui n’avait pu croire au
bonheur d’être aimé d’elle, se sentait presque malheureux de l’être trop !
Mécontent de sa propre faiblesse, il s’effrayait à l’avance du rapprochement
inévitable entre sa femme et la maîtresse de son frère. L’idée de les voir dans
la même chambre le remplissait d’horreur et de dégoût.
L’hôtel
de province où se mourait Nicolas Levine était un de ces établissements de
construction récente, ayant la prétention d’offrir à un public peu habitué à
ces raffinements modernes la propreté, le confort et l’élégance, mais que ce
même public avait vite transformé en un cabaret mal tenu. Tout y produisit à
Levine un effet pénible : le soldat en uniforme sordide servant de suisse
et fumant une cigarette dans le vestibule, l’escalier de fonte, sombre et
triste, le garçon en habit noir couvert de taches, la table d’hôte ornée de son
affreux bouquet de fleurs en cire, grises de poussière, l’état général de
désordre et de malpropreté, et jusqu’à une activité pleine de suffisance, qui
lui parut tenir du ton à la mode introduit par les chemins de fer : tout
cet ensemble ne cadrait en rien avec ce qui les attendait, et ils y trouvaient
un contraste pénible avec leur bonheur de si fraîche date.
Les
meilleures chambres se trouvèrent occupées. On leur offrit une chambre
malpropre en leur en promettant une autre pour le soir. Levine y conduisit sa
femme, vexé de voir ses prévisions si vite réalisées, et d’être forcé de
s’occuper de l’installer au lieu de courir vers son frère.
« Va,
va vite ! » dit-elle d’un air contrit.
Il
sortit sans mot dire et se heurta près de la porte à Marie Nicolaevna qui venait
d’apprendre son arrivée. Elle n’avait pas changé depuis Moscou : c’était
la même robe de laine, laissant à découvert son cou et ses bras, et la même
expression de bonté sur son gros visage grêlé.
« Eh
bien ? comment va-t-il ?
–
Très mal. Il ne se lève plus, et vous attend toujours. Vous… vous êtes avec votre
épouse ? »
Levine
ne se douta pas tout d’abord de ce qui la rendait confuse, mais elle s’expliqua
aussitôt :
« Je
m’en irai à la cuisine ; il sera content, il se rappelle l’avoir vue à
l’étranger. »
Levine
comprit qu’il s’agissait de sa femme et ne sut que répondre.
« Allons,
allons ! » dit-il.
Mais
à peine avait-il fait un pas, que la porte de sa chambre s’ouvrit, et Kitty
parut sur le seuil. Levine rougit de contrariété en voyant sa femme dans une
aussi fausse position, mais Marie Nicolaevna rougit bien plus encore ; et,
se serrant contre le mur, prête à pleurer, elle enveloppa ses mains rouges de
son petit châle pour se donner une contenance.
Levine
s’aperçut de l’expression de curiosité avide qui se peignit dans le regard jeté
par Kitty sur cette femme incompréhensible pour elle, et presque
terrible ; ce fut l’affaire d’une seconde.
« Eh
bien, qu’y a-t-il ? demanda-t-elle à son mari.
–
Nous ne pouvons rester à causer dans le couloir ! répondit Levine d’un ton
irrité.
–
Eh bien, entrez, dit Kitty se tournant vers Marie Nicolaevna, qui battait en retraite ;
puis, voyant l’air effrayé de son mari : ou plutôt allez, allez et faites-moi
chercher », ajouta-t-elle en rentrant dans sa chambre. Levine se rendit
chez son frère.
Il
croyait le trouver dans l’état d’illusion propre aux phtisiques, et qui l’avait
frappé lors de sa dernière visite, plus faible aussi et plus maigre, avec des indices
d’une fin prochaine, mais se ressemblant encore. Il pensait bien être ému de
pitié pour ce frère aimé, et retrouver, plus fortes même, les terreurs que lui
avait naguère fait éprouver l’idée de sa mort ; mais ce qu’il vit fut très
différent de ce qu’il attendait.
Dans
une petite chambre sordide, sur les murs de laquelle bien des voyageurs avaient
dûment craché, et qu’une mince cloison séparait mal d’une autre chambre où l’on
causait, dans une atmosphère étouffée et malsaine, il aperçut, sur un mauvais
lit, un corps légèrement abrité sous une couverture. Sur cette couverture
s’allongeait une main énorme comme un râteau, et tenant d’une façon étrange par
le poignet à une sorte de fuseau long et mince. La tête, penchée sur
l’oreiller, laissait apercevoir des cheveux rares que la sueur collait aux
tempes, et un front presque transparent.
« Est-il
possible que ce cadavre soit mon frère Nicolas ? » pensa
Levine ; mais, en approchant, le doute cessa ; il lui suffit de jeter
un regard sur les yeux qui accueillirent son entrée, pour reconnaître
l’affreuse vérité.
Nicolas
regarda son frère avec des yeux sévères. Ce regard rétablit les rapports
habituels entre eux : Constantin y sentit comme un reproche, et eut des
remords de son bonheur.
Il
prit la main de son frère ; celui-ci sourit, mais ce sourire imperceptible
ne changea pas la dureté de sa physionomie.
« Tu
ne t’attendais pas à me trouver ainsi, parvint-il à prononcer avec peine.
–
Oui… non… répondit Levine s’embrouillant. Comment ne m’as-tu pas averti plus
tôt ? avant mon mariage ? J’ai fait une véritable enquête pour te
trouver. »
Il
voulait parler pour éviter un silence pénible, mais son frère ne répondait pas
et le regardait sans baisser les yeux, comme s’il eût pesé chacune de ses
paroles ; Levine se sentait embarrassé. Enfin il annonça que sa femme
était avec lui et Nicolas en témoigna sa satisfaction, ajoutant toutefois qu’il
craignait de l’effrayer. Un silence suivit : tout à coup Nicolas se mit à
parler, et, à l’expression de son visage, Levine crut qu’il avait quelque chose
d’important à lui communiquer, mais c’était pour accuser le médecin et
regretter de ne pouvoir consulter une célébrité de Moscou. Levine comprit qu’il
espérait toujours.
Au
bout d’un moment, Levine se leva, prétextant le désir d’amener sa femme, mais
en réalité afin de se soustraire, au moins pendant quelques minutes, à ces cruelles
impressions.
« C’est
bon, je vais faire un peu nettoyer et aérer ici : Macha, viens mettre de
l’ordre, dit le malade avec effort, et puis tu t’en iras », ajouta-t-il en
regardant son frère d’un air interrogateur.
Levine
sortit sans répondre, mais à peine dans le corridor il se repentit d’avoir
promis d’amener sa femme ; en songeant à ce qu’il avait souffert, il
résolut de lui persuader que cette visite était superflue. « Pourquoi la
tourmenter comme moi ? » pensa-t-il.
« Eh
bien ? quoi ? demanda Kitty effrayée.
–
C’est horrible ? pourquoi es tu venue ? » Kitty regarda son mari
en silence pendant un instant ; puis, le prenant par le bras, elle lui dit
timidement :
« Kostia !
mène-moi vers lui, ce sera moins dur pour nous deux. Mène-moi et laisse-moi
avec lui ; comprends donc que d’être témoin de ta douleur et de n’en pas
voir la cause, m’est plus cruel que tout. Peut-être lui serai-je utile, et à
toi aussi. Je t’en prie, permets-le moi ! » Elle suppliait comme s’il
se fût agi du bonheur de sa vie.
Levine
dut consentir à l’accompagner et, chemin faisant, oublia complètement Marie
Nicolaevna.
Kitty
marchait légèrement, et montrait à son mari un visage courageux et plein
d’affection ; en entrant, elle s’approcha du lit, de façon à ne pas forcer
le malade à détourner la tête ; puis sa jeune main fraîche prit l’énorme
main du mourant, et, usant du don propre aux femmes de manifester une sympathie
qui ne blesse pas, elle se mit à lui parler avec une douce animation :
« Nous
nous sommes rencontrés à Soden, sans nous connaître, dit-elle. Pensiez-vous
alors que je deviendrais votre sœur ?
–
Vous ne m’auriez pas reconnu, n’est-ce pas ? – dit-il ; son visage
s’était illuminé d’un sourire en la voyant entrer.
–
Oh que si ! comme vous avez eu raison de nous appeler ! il ne se
passait pas de jour que Kostia ne se souvînt de vous, et ne s’inquiétât d’être
sans nouvelles. »
L’animation
du malade dura peu. Kitty n’avait pas fini de parler, que l’expression de
reproche sévère du mourant pour celui qui se porte bien reparut sur son visage.
« Je
crains que vous ne soyez bien mal ici, continua la jeune femme, évitant le
regard fixé sur elle, pour examiner la pièce. – Il faudra demander une autre
chambre et nous rapprocher de lui », dit-elle à son mari.
Levine
ne pouvait rester calme en présence de son frère, mais les détails de
l’affreuse situation à laquelle il ne voyait pas de remède échappaient à ses
yeux et à son attention troublée.
Frappé
de la saleté de la chambre, du désordre et du mauvais air qui y régnaient, des
gémissements du malade, l’idée ne lui venait pas qu’il pût s’enquérir de la
façon dont ses pauvres membres étaient couchés, sous la couverture, de chercher
à le soulager matériellement pour qu’il fût moins mal, sinon mieux ; la
seule pensée de ces détails le faisait frissonner, et le malade, sentant
instinctivement cette conviction d’impuissance, s’en irritait. Aussi Levine ne
faisait-il qu’entrer et sortir de la chambre sous divers prétextes, malheureux
auprès de son frère, plus malheureux encore loin de lui, et incapable de rester
seul.
Kitty
comprit les choses tout autrement : dès qu’elle fut près du malade, elle
le prit en pitié, et dans son cœur de femme cette compassion, loin de produire
la terreur ou le dégoût, la porta au contraire à s’informer de tout ce qui
pouvait adoucir ce triste état. Persuadée qu’il était de son devoir de lui
porter secours, elle ne doutait pas qu’il ne fût possible de le soulager, et
elle se mit à l’œuvre sans tarder. Les détails qui répugnaient à son mari
furent précisément ceux qui attirèrent son attention. Elle fit chercher un
médecin, envoya à la pharmacie, occupa sa femme de chambre et Marie Nicolaevna
à balayer, épousseter, laver ; elle-même leur prêta la main. Elle fit apporter
ou emporter ce qu’il fallait ; sans s’inquiéter de ceux qu’elle
rencontrait sur son chemin, elle allait et venait de sa chambre à celle de son
beau-frère, déballant les choses qui manquaient : draps, taies
d’oreillers, serviettes, chemises.
Le
domestique qui servait le dîner de la table d’hôte répondit plusieurs fois à
son appel d’un ton de mauvaise humeur, mais elle donnait ses ordres avec une si
douce autorité, qu’il les exécutait quand même. Levine n’approuvait pas tout ce
mouvement ; il n’en voyait pas le but, et craignait d’irriter son frère,
mais celui-ci restait calme et indifférent, quoiqu’un peu confus, et suivait
avec intérêt les gestes de la jeune femme. Lorsque Levine rentra de chez le
médecin où Kitty l’avait envoyé, il vit, en ouvrant la porte, qu’on changeait
le linge du malade. L’énorme dos aux épaules proéminentes, les côtes et les
vertèbres saillantes se trouvaient découverts, tandis que Marie Nicolaevna et
la domestique s’embrouillaient dans les manches de la chemise, et ne
parvenaient pas à y faire entrer les longs bras décharnés de Nicolas. Kitty
ferma vivement la porte sans regarder du côté de son beau-frère, mais celui-ci
poussa un gémissement, et elle se hâta d’approcher.
« Faites
vite, dit-elle.
–
N’approchez pas, murmura avec colère le malade, je m’arrangerai seul…
–
Que dites-vous ? » demanda Marie.
Mais
Kitty entendit et comprit qu’il était honteux et confus de se montrer dans cet
état.
« Je
ne vois rien ! dit-elle l’aidant à introduire son bras dans la chemise.
Marie Nicolaevna, passez de l’autre côté du lit et aidez-nous. Va, dit-elle à
son mari, prendre dans mon sac un petit flacon et apporte-le-moi ; pendant
ce temps, nous terminerons de ranger. »
Quand
Levine revint avec le flacon, le malade était couché, et tout, autour de lui,
avait pris un autre aspect. Au lieu de l’air étouffé qu’on respirait
auparavant, Kitty répandait, en soufflant dans un petit tube, une bonne odeur
de vinaigre aromatisé. La poussière avait disparu, un tapis s’étendait sous le
lit ; sur une petite table étaient rangées les fioles de médecine, une
carafe, le linge nécessaire et la broderie anglaise de Kitty ; sur une
autre table, près du lit, une bougie, la potion et des poudres. Le malade lavé,
peigné, étendu dans des draps propres, et soutenu par plusieurs oreillers,
était revêtu d’une chemise blanche, dont le col entourait son cou extraordinairement
maigre. Une expression d’espérance se lisait dans ses yeux, qui ne quittaient
pas Kitty.
Le
médecin trouvé au club par Levine n’était pas celui qui avait mécontenté Nicolas ;
il ausculta soigneusement le malade, hocha la tête, écrivit une ordonnance, et
donna des explications détaillées sur la façon de lui administrer des remèdes et
de le nourrir. Il conseilla des œufs frais, presque crus, et de l’eau de Seltz
avec du lait chaud à une certaine température. Lorsqu’il fut parti, le malade
dit à son frère quelques mots dont il ne comprit que les derniers, « ta
Katia », mais à son regard Levine comprit qu’il en faisait l’éloge. Il
appela ensuite Katia, comme il la nommait :
« Je
me sens beaucoup mieux, lui dit-il ; avec vous je me serais guéri. Tout
est si bien maintenant ! » Il chercha à porter jusqu’à ses lèvres la
main de sa belle-sœur, mais, craignant de lui être désagréable, se contenta de
la caresser. La jeune femme serra affectueusement cette main entre les siennes.
« Tournez-moi
du côté gauche maintenant, et allez tous dormir », murmura-t-il.
Kitty
seule comprit ce qu’il disait, parce qu’elle pensait sans cesse à ce qui pouvait
lui être utile.
« Tourne-le
sur le côté, dit-elle à son mari, je ne puis le faire moi-même, et ne voudrais
pas en charger le domestique. Pouvez-vous le soulever ? demanda-t-elle à
Marie Nicolaevna.
– J’ai
peur », répondit celle-ci.
Levine,
quoique terrifié de soulever ce corps effrayant sous sa couverture, subit
l’influence de sa femme, et passa ses bras autour du malade avec un air résolu
que celle-ci lui connaissait bien. L’étrange pesanteur de ces membres épuisés
le frappa. Tandis qu’à grand’peine il changeait son frère de place, Nicolas
entourant son cou de ses bras décharnés, Kitty retourna vivement les oreillers,
afin de mieux coucher le malade.
Celui-ci
retint une main de son frère dans la sienne et l’attira vers lui ; le cœur
manqua à Levine lorsqu’il le sentit la porter à ses lèvres pour la baiser. Il
le laissa faire cependant, puis, secoué par les sanglots, sortit de la chambre
sans pouvoir proférer un mot.
« Il
a découvert aux simples et aux enfants ce qu’il a caché aux sages », pensa
Levine causant quelques moments après avec sa femme. – Ce n’est pas qu’il se
crût un sage en citant ainsi l’Évangile ; mais, sans s’exagérer la portée
de son intelligence, il ne pouvait douter que la pensée de la mort
l’impressionnât autrement que sa femme et Agathe Mikhaïlovna. Cette pensée
terrible, d’autres esprits virils l’avaient sondée comme lui, de toutes les
forces de leur âme ; il avait lu leurs écrits, mais eux aussi ne
semblaient pas en savoir aussi long que sa femme et sa vieille bonne. Ces deux
personnes, si dissemblables du reste, avaient sous ce rapport une ressemblance
parfaite. Toutes deux savaient, sans éprouver le moindre doute, le sens de la
vie et de la mort, et, quoique certainement incapables de répondre aux
questions qui fermentaient dans l’esprit de Levine, elles devaient s’expliquer
de la même façon ces grands faits de la destinée humaine, et partager leur
croyance à ce sujet avec des millions d’êtres humains. Pour preuve de leur familiarité
avec la mort, elles savaient approcher les mourants, et ne les craignaient pas,
tandis que Levine et ceux qui pouvaient, comme lui, longuement discourir sur le
thème de la mort n’avaient pas eu ce courage et ne se sentaient pas capables de
secourir un moribond ; seul auprès de son frère, Constantin se fût
contenté de le regarder, et d’attendre sa fin avec épouvante, sans rien faire
pour la retarder.
La
vue du malade le paralysait ; il ne savait plus ni parler, ni regarder, ni
marcher. – Parler de choses indifférentes lui semblait blessant ; parler
de choses tristes, de mort, impossible ; se taire ne valait pas mieux.
« Si je le regarde, il va croire que j’ai peur ; si je ne le regarde
pas, il croira que mes pensées sont ailleurs. Marcher sur la pointe des pieds
l’agacera, marcher librement semble brutal. »
Kitty
ne pensait à rien de tout cela et n’en avait pas le temps ; uniquement occupée
de son malade, elle paraissait avoir une idée nette de ce qu’il fallait faire,
et elle réussissait dans ce qu’elle tentait.
Elle
racontait des détails sur son mariage, sur elle-même, lui souriait, le plaignait,
le caressait, lui citait des cas de guérison et le remontait ainsi ; d’où
lui venaient ces lumières particulières ? Et Kitty, non plus qu’Agathe Mikhaïlovna,
ne se contentait pas de soins physiques, ni d’actes purement matériels :
toutes deux se préoccupaient d’une question plus haute : en parlant du
vieux serviteur qui venait de mourir, Agathe Mikhaïlovna avait dit :
« Dieu merci, il a communié et a été administré ; Dieu donne à tous
une fin pareille ! » Kitty, de son côté, trouva moyen dès le premier
jour de disposer son beau-frère à recevoir les sacrements, et cela au milieu de
ses préoccupations de linge, de potions et de pansements.
Rentré
dans sa chambre à la fin de la journée, Levine s’assit, la tête basse, confus,
ne sachant que faire, incapable de songer à souper, à s’installer, à rien
prévoir hors d’état même de parler à sa femme ; Kitty, au contraire,
montrait une animation extraordinaire ; elle fit apporter à souper, défit
elle-même les malles, aida à dresser les lits, qu’elle n’oublia pas de
saupoudrer de poudre de Perse. Elle avait l’excitation et la rapidité de
conception qu’éprouvent les hommes bien doués à la veille d’une bataille, ou
d’une heure grave et décisive de leur vie lorsque l’occasion de montrer leur
valeur se présente.
Minuit
n’avait pas sonné que tout était proprement rangé et organisé ; leur
chambre d’hôtel offrait l’aspect d’un appartement intime : près du lit de
Kitty, sur une table couverte d’une serviette blanche, se dressait son miroir,
avec ses brosses et ses peignes.
Levine
trouvait impardonnable de manger, de dormir, même de parler ; chacun de
ses mouvements lui paraissait inconvenant. Elle, au contraire, rangeait ses
menus objets sans que son activité eût rien de blessant ni de gêné.
Ils
ne purent manger cependant, et restèrent longtemps assis avant de se résoudre à
se coucher.
« Je
suis bien contente de l’avoir décidé à recevoir demain l’extrême-onction, dit
Kitty en peignant ses cheveux parfumés devant son miroir de voyage, en camisole
de nuit. Je n’ai jamais vu administrer, mais maman m’a raconté qu’on disait des
prières pour demander la guérison.
–
Crois-tu donc une guérison possible ? demanda Levine, regardant la raie de
la petite tête ronde de Kitty disparaître dès qu’elle retirait le peigne.
–
J’ai questionné le docteur ; il prétend qu’il ne peut vivre plus de trois
jours. Mais qu’en savent-ils ? – Je suis contente de l’avoir décidé,
dit-elle en regardant son mari. – Tout peut arriver », ajouta-t-elle avec
l’expression particulière, presque rusée, que prenait son visage en parlant de
religion.
Jamais,
depuis la conversation qu’ils avaient eue étant fiancés, ils ne s’étaient
entretenus de questions religieuses, mais Kitty n’en continuait pas moins à
aller à l’église et à prier avec la tranquille conviction de remplir un
devoir ; malgré l’aveu que son mari s’était cru obligé de lui faire, elle
le croyait fermement aussi bon chrétien, peut-être même meilleur, qu’elle ;
il plaisantait, croyait-elle, en s’accusant du contraire, comme lorsqu’il la
taquinait sur sa broderie anglaise :
« Les
honnêtes gens font des reprises sur leurs trous, disait-il, et toi tu fais des
trous par plaisir. »
« Oui,
cette femme, Maria Nicolaevna, n’aurait jamais su le décider, dit Levine. Et je
dois l’avouer, je suis bien heureux que tu sois venue ; tu as introduit un
ordre, une propreté… Il lui prit la main sans oser la baiser (n’était-ce pas
une profanation que ce baiser presque en face de la mort ?), mais,
regardant ses yeux brillants, il la lui serra d’un air contrit.
« Tu
aurais trop souffert tout seul, dit-elle, cachant ses joues devenues rouges de
satisfaction, en levant les bras pour rouler ses cheveux et les attacher sur le
sommet de la tête. – Elle ne sait pas, tandis que, moi, j’ai appris bien des
choses à Soden.
– Y
a-t-il donc des malades comme lui là-bas ?
–
Plus malades encore.
–
Tu ne saurais croire le chagrin que j’éprouve à ne plus le voir tel qu’il était
dans sa jeunesse ; c’était un si beau garçon ! mais je ne le
comprenais pas alors !
–
Je te crois ; je sens que nous aurions été amis, dit-elle ; et
elle se retourna les larmes aux yeux vers son mari, effrayée d’avoir parlé au
passé.
–
Vous l’auriez été, répondit-il tristement ; c’est un de ces hommes
dont on peut dire avec raison qu’il n’était pas fait pour ce monde.
–
En attendant, n’oublions pas que nous avons bien des journées de fatigue en
perspective ; il faut nous coucher », dit Kitty en consultant sa
montre microscopique.
Le
malade fut administré le lendemain. Nicolas pria avec ferveur pendant la
cérémonie ; une supplication passionnée et pleine d’espérance se lisait
dans ses grands yeux fixes sur l’image sainte, qu’on avait placée sur une table
à jeu, couverte d’une serviette à ramages.
Levine
fut effrayé de le voir ainsi, car il savait que le déchirement de quitter cette
vie, à laquelle il tenait, en serait plus cruel. Il connaissait d’ailleurs les
idées de son frère, savait que son scepticisme ne résultait pas du désir de
s’affranchir de la religion pour vivre plus librement ; ses croyances
religieuses avaient été ébranlées par les théories scientifiques
modernes ; son retour à la foi n’était donc pas logique, ni normal :
dû uniquement à une espérance insensé de guérison, il ne pouvait être que
temporaire et intéressé. Kitty avait rendu cet espoir plus vivace par ses
récits de guérisons extraordinaires. – Levine était tourmenté de ces pensées en
regardant le visage plein d’espoir de son frère, son poignet amaigri se
soulevant à grand’peine jusqu’à son front chauve pour faire un signe de croix,
ses épaules décharnées, et cette poitrine essoufflée qui ne pouvait plus
contenir la vie qu’implorait le malade. Pendant la cérémonie, Levine fit ce
qu’il avait fait cent fois, tout incrédule qu’il était :
« Guéris
cet homme si tu existes, disait-il en s’adressant à Dieu, et tu nous sauveras
tous deux. »
Le
malade se sentit tout à coup beaucoup mieux après avoir été administré ;
pendant plus d’une heure il ne toussa pas une seule fois ; il assurait, en
souriant et baisant la main de Kitty avec des larmes de reconnaissance, qu’il
ne souffrait pas et sentait revenir ses forces et son appétit. – Quand on lui
apporta sa soupe, il se releva lui-même, et demanda une côtelette ; quelque
impossible que fût la guérison, Levine et Kitty passèrent cette heure dans une
espèce d’agitation de bonheur craintif.
« Il
va mieux. Beaucoup mieux !
–
C’est étonnant.
–
Pourquoi ce serait-il étonnant ! – Il va certainement mieux », se
chuchotaient-ils en souriant.
L’illusion
ne dura pas. Après un sommeil pénible d’une demi-heure, le malade fut réveillé
par une quinte de toux. Les espérances s’évanouirent aussitôt pour tous, pour
le malade lui-même. Oubliant ce qu’il avait cru une heure avant, et honteux
même de se le rappeler, il se fit apporter un flacon d’iode à respirer.
Levine
le lui apporta, et son frère le regarda du même air passionné dont il avait
regardé l’image, pour se faire confirmer les paroles du docteur, qui attribuait
à l’iode des vertus miraculeuses.
« Kitty
n’est pas là ? murmura-t-il de sa voix enrouée lorsque Levine eut, à
contre-cœur, répété les paroles du médecin.
–
Non ? alors je puis parler. – J’ai joué la comédie pour elle. – Elle est
si gentille ! mais nous deux, ne pouvons nous tromper. Voilà en quoi j’ai
foi », dit-il, serrant la fiole de ses mains osseuses et aspirant l’iode.
Vers
huit heures du soir, pendant que Levine et sa femme prenaient le thé dans leur
chambre, ils virent accourir Marie Nicolaevna tout essoufflée. Elle était pâle
et ses lèvres tremblaient. « Il se meurt ! balbutia-t-elle. J’ai
peur, il va mourir ! »
Tous
deux coururent chez Nicolas ; il était assis, appuyé de côté sur son lit,
la tête baissée, et son long dos ployé.
« Qu’éprouves-tu ?
demanda Levine doucement, après un moment de silence.
–
Je m’en vais ! murmura Nicolas, tirant à grand’peine les sons de sa
poitrine, mais prononçant nettement encore. – Sans relever la tête, il tourna
les yeux du côté de son frère, dont il ne pouvait apercevoir le visage. Katia,
va-t’en ! » murmura-t-il encore.
Levine
obligea doucement sa femme à sortir.
« Je
m’en vais, répéta encore le mourant.
–
Pourquoi t’imagines-tu cela ? demanda Levine pour dire quelque chose.
–
Parce que je m’en vais, répéta Nicolas comme s’il eût pris ce mot en affection.
C’est fini. »
Marie
Nicolaevna s’approcha de lui.
« Couchez-vous,
vous serez mieux, dit-elle.
–
Bientôt je serai couché tranquillement, mort, murmura-t-il avec une espèce
d’ironie irritée. Eh bien ! couchez-moi si vous voulez. »
Levine
remit son frère sur le dos, s’assit auprès de lui, et, respirant à peine,
examina son visage. Le mourant avait les yeux fermés, mais les muscles de son
front s’agitaient de temps en temps comme s’il eût profondément réfléchi. Malgré
lui, Levine chercha à comprendre ce qui pouvait se passer dans l’esprit du
moribond ; ce visage sévère, et le jeu des muscles au-dessus des sourcils,
semblaient indiquer que son frère entrevoyait des mystères qui restaient cachés
pour les vivants.
« Oui,
oui… murmura lentement le mourant en faisant de longues pauses ; attendez,
c’est cela ! dit-il soudain, comme si tout s’était éclairai pour lui. Ô
Seigneur ! » Et il soupira profondément.
Marie
Nicolaevna posa la main sur ses pieds. « Il se refroidit », dit-elle
à voix basse.
Le
malade resta longtemps immobile, mais il vivait et soupirait par
instants ; fatigué de la tension de sa pensée, Levine sentait qu’il
n’était plus à l’unisson du mourant ; il n’avait plus la force de penser à
la mort ; les idées les plus disparates lui venaient à l’esprit ; il
se demandait ce qu’il allait avoir à faire : lui fermer les yeux,
l’habiller, commander le cercueil ? Chose étrange : il se sentait
froid et indifférent ; le seul sentiment qu’il éprouvât était plutôt de
l’envie, son frère avait désormais une certitude à laquelle lui, Levine, ne
pouvait prétendre. Longtemps il resta près de lui, attendant la fin ; elle
ne venait pas. La porte s’entr’ouvrit et Kitty parut ; il se leva pour
l’arrêter, mais aussitôt le mourant s’agita.
« Ne
t’en va pas », dit-il étendant la main. Levine prit cette main dans la
sienne et fit un geste mécontent à sa femme pour la renvoyer.
Tenant
toujours cette main mourante, Levine attendit une demi-heure, une heure, puis
encore une heure. Il avait cessé de penser à la mort et songeait à Kitty ;
que faisait-elle ? Qui pouvait bien demeurer dans la chambre
voisine ? Le docteur avait-il une maison à lui ? Puis il eut faim et
sommeil. Doucement il dégagea sa main pour toucher les pieds du mourant ;
ils étaient froids, mais Nicolas respirait toujours. Levine essaya de se lever
sur la pointe des pieds ; aussitôt le malade s’agita et répéta : « Ne
t’en va pas ».
Le
jour parut, et la situation restait la même. Levine se leva doucement, dégagea
sa main, et, sans regarder le malade, rentra dans sa chambre, se coucha et
s’endormit : à son réveil, au lieu d’apprendre la mort de son frère, on
lui dit qu’il avait repris connaissance, s’était assis dans son lit, avait
demandé à manger, qu’il ne parlait plus de la mort, mais exprimait l’espoir de
guérir, et témoignait encore plus d’irritation et de tristesse qu’à
l’ordinaire. Personne ne parvint, ce jour-là, à le calmer ; il accusait
tout le monde de ses souffrances, réclamait un célèbre médecin de Moscou, et, à
toutes les questions qu’on lui faisait sur son état, répondait qu’il souffrait
d’une façon intolérable.
Cette
irritation ne fit qu’augmenter ; Kitty elle-même fut impuissante à
l’adoucir, et Levine s’aperçut qu’elle souffrait physiquement et moralement,
quoiqu’elle ne voulût pas en convenir. L’attendrissement causé par l’approche
de la mort s’était mêlé à d’autres sentiments. Tous savaient la fin inévitable,
voyaient le malade mort à moitié, et en étaient venus à souhaiter la fin aussi
prompte que possible : ils n’en continuaient pas moins à donner des
potions, à faire chercher le médecin et des remèdes ; mais ils se
mentaient à eux-mêmes, et cette dissimulation était plus douloureuse à Levine
qu’aux autres parce qu’il aimait Nicolas plus tendrement, et que rien n’était
plus contraire à sa nature que le manque de sincérité.
Levine,
longtemps poursuivi du désir de réconcilier ses deux frères, avait écrit à
Serge Ivanitch ; celui-ci lui répondit, et Levine lut la lettre au
malade : Serge ne pouvait venir, mais il demandait pardon à son frère en
termes touchants.
Nicolas
ne dit rien.
« Que
dois-je lui écrire, demanda Levine. J’espère que tu ne lui en veux pas ?
–
Aucunement ! répondit le malade d’un ton contrarié ; écris-lui qu’il
m’envoie le docteur. »
Trois
jours cruels passèrent ainsi ; le mourant restait dans le même état. Tous
ceux qui l’approchaient n’avaient plus qu’un désir, sa fin ; le malade
seul ne l’exprimait pas, et continuait à se fâcher contre le médecin, à prendre
ses remèdes, et à parler de rétablissement. Dans les rares moments où, absorbé
par l’opium, il s’oubliait un instant, il confessait dans un demi-sommeil ce
qui pesait à son âme comme à celle des autres : « Ah ! si cela
pouvait finir ! »
Ces
souffrances, toujours plus intenses, faisaient leur œuvre en le préparant à
mourir ; chaque mouvement était une douleur ; pas un membre de ce
pauvre corps qui ne causât une torture ; les souvenirs même, les
impressions, les pensées du passé, répugnaient au malade ; la vue de ceux
qui l’entouraient, leurs discours, tout lui faisait mal : chacun le
sentait ; on n’osait faire un mouvement librement, exprimer un vœu ou une
pensée ; la vie se concentrait pour tous dans le sentiment des souffrances
du mourant, et dans le désir ardent de l’en voir délivré.
Il
touchait à ce moment suprême où la mort devait lui paraître souhaitable comme
un dernier bonheur ; tout, jusqu’à la faim, la fatigue, la soif, ces
sensations qui jadis, après avoir été souffrance ou privation, lui causaient
une certaine jouissance, n’étaient plus que douleur ; il ne pouvait
aspirer qu’à être débarrassé du principe même de ses maux, de son corps torturé ;
sans trouver de paroles pour exprimer ce désir, il continuait, par habitude, à
réclamer ce qui le satisfaisait autrefois. « Couchez-moi sur l’autre
côté », demandait-il, et, aussitôt couché, il voulait revenir à sa
position première. « Donnez-moi du bouillon. Remportez-le. Racontez
quelque chose au lieu de vous taire » ; et sitôt qu’on parlait, il
reprenait une expression de fatigue, d’indifférence et de dégoût.
Kitty
tomba malade une dizaine de jours après son arrivée, et le docteur déclara que
c’était l’effet des émotions et de la fatigue ; il prescrivit le calme et
le repos. Elle se leva cependant après le dîner et se rendit, comme d’habitude,
chez le malade avec son ouvrage. Nicolas la regarda sévèrement et sourit avec
dédain quand elle lui dit avoir été souffrante. Toute la journée il ne cessa de
se moucher et de gémir plaintivement.
« Comment
vous sentez-vous ? lui demanda-t-elle.
–
Plus mal, répondit-il avec peine. Je souffre.
–
Où souffrez-vous ?
–
Partout.
–
Vous verrez que cela finira aujourd’hui, » dit Marie Nicolaevna à voix
basse.
Levine
la fit taire, croyant que son frère, dont l’ouïe était très sensible, pourrait
l’entendre ; il se tourna vers le mourant, qui avait entendu, mais sur
lequel ces mots n’avaient produit aucune impression, car son regard restait
grave et fixe.
« Qu’est-ce
qui vous le fait croire ? demanda Levine, emmenant Marie Nicolaevna dans
le corridor.
–
Il se dépouille.
–
Comment cela ?
–
Ainsi », dit-elle en tirant sur les plis de sa robe de laine. Levine
remarqua effectivement que toute la journée le malade avait tiré ses
couvertures comme s’il eût voulu s’en dépouiller.
Marie
Nicolaevna avait prédit juste.
Vers
le soir, Nicolas n’eut plus la force de soulever ses bras, et son regard immobile
prit une expression d’attention concentrée qui ne changea pas lorsque son frère
et Kitty se penchèrent vers lui, afin qu’il pût les voir. Kitty fit venir le
prêtre pour dire les prières des agonisants.
Pendant
la cérémonie, le malade, qu’entouraient Levine, Kitty et Marie Nicolaevna, ne
donna aucun signe de vie ; mais avant la fin des prières il poussa tout à
coup un soupir, s’étendit et ouvrit les yeux. Le prêtre posa la croix sur ce
front glacé, et lorsqu’il eut achevé ses oraisons, resta debout en silence,
près du lit, touchant de ses doigts l’énorme main du mourant.
« C’est
fini », dit-il enfin, voulant s’éloigner ; alors les lèvres de
Nicolas eurent un léger tressaillement, et du fond de sa poitrine sortirent ces
paroles qui résonnèrent nettement dans le silence :
« Pas
encore… Bientôt… »
Une
minute après, le visage s’éclaircit ; un sourire se dessina sous la moustache,
et les femmes s’empressèrent de commencer la dernière toilette.
Toute
l’horreur de Levine pour la terrible énigme de la mort se réveilla avec la même
intensité que pendant la nuit d’automne où son frère était venu le voir. Plus
que jamais il comprit son incapacité à sonder ce mystère, et la terreur de le
sentir si près de lui et si inévitable. La présence de sa femme l’empêcha de
tomber dans le désespoir, car malgré ses terreurs il éprouvait le besoin de
vivre et d’aimer. L’amour seul le sauvait et devenait d’autant plus fort et plus
pur qu’il était menacé. Et à peine eut-il vu s’accomplir ce mystère de mort,
qu’auprès de lui un autre miracle d’amour et de vie, également insondable,
s’accomplit à son tour.
Le
docteur déclara que Kitty était enceinte.
Dès
que Karénine eut compris, grâce à Betsy et à Oblonsky, que tous, et Anna la
première, attendaient de lui qu’il délivrât sa femme de sa présence, il se
sentit absolument troublé : incapable d’une décision personnelle, il remit
son sort entre les mains de tiers trop heureux d’avoir à s’en mêler, et fut
prêt à accepter tout ce qu’on lui proposa.
Il
ne revint à la réalité qu’au lendemain du départ d’Anna, lorsque l’Anglaise lui
fit demander si elle devait dîner à table ou dans la chambre des enfants.
Pendant
les premiers jours qui suivirent le départ d’Anna, Alexis Alexandrovitch
continua ses réceptions, se rendit au conseil, et dîna chez lui comme
d’habitude ; toutes les forces de son âme n’avaient qu’un but :
paraître calme et indifférent. Il fit des efforts surhumains pour répondre aux
questions des domestiques relativement aux mesures à prendre pour l’appartement
d’Anna et ses affaires, de l’air d’un homme préparé aux événements, et qui n’y
voit rien d’extraordinaire. Deux jours il réussit à dissimuler sa souffrance,
mais le troisième il succomba. Un commis introduit par le domestique apporta
une facture qu’Anna avait oublié de solder :
« Votre
Excellence voudra bien nous excuser, dit le commis, et nous donner l’adresse de
Madame, si c’est à elle que nous devons nous adresser. »
Alexis
Alexandrovitch sembla réfléchir, se détourna, et s’assit près d’une
table ; longtemps il resta ainsi, la tête appuyée sur sa main, essayant de
parler sans y parvenir.
Korneï,
le domestique, comprit son maître et fit sortir le commis.
Resté
seul, Karénine sentit qu’il n’avait plus la force de lutter, fit dételer sa voiture,
ferma sa porte et ne dîna pas à table.
Le
dédain, la cruauté qu’il croyait lire sur le visage du commis, du domestique,
de tous ceux qu’il rencontrait, lui devenaient insupportables. S’il avait
mérité le mépris public par une conduite blâmable, il aurait pu espérer qu’une
conduite meilleure lui rendrait l’estime du monde ; mais il n’était pas
coupable, il était malheureux, d’un malheur odieux, honteux. Et les hommes se
montreraient d’autant plus implacables qu’il souffrait davantage ; ils
l’écraseraient, comme les chiens achèvent entre eux une pauvre bête qui hurle
de douleur. Pour résister à l’hostilité générale, il devrait cacher ses
plaies : hélas, deux jours de lutte l’avaient déjà épuisé ! Et
personne à qui confier sa souffrance ! pas un homme dans tout Pétersbourg
qui s’intéressât à lui ! qui eût quelque égard, non plus pour le personnage
haut placé, mais pour le mari désespéré !
Alexis
Alexandrovitch avait perdu sa mère à l’âge de dix ans ; il ne se souvenait
pas de son père ; son frère et lui étaient restés orphelins avec une très
modique fortune ; leur oncle Karénine, un homme influent, très estimé du
défunt empereur, se chargea de leur éducation. Après de bonnes études au
Gymnase et à l’Université, Karénine débuta brillamment, grâce à cet oncle, dans
la carrière administrative, et se voua exclusivement aux affaires. Jamais il ne
se lia d’amitié avec personne ; son frère seul lui tenait au cœur ;
mais celui-ci, entré aux Affaires étrangères, et envoyé en mission hors de
Russie peu après le mariage d’Alexis Alexandrovitch, était mort à l’étranger.
Karénine,
nommé gouverneur en province, y fit la connaissance de la tante d’Anna, une
femme fort riche, qui manœuvra habilement pour rapprocher de sa nièce ce
gouverneur, jeune, sinon comme âge, du moins au point de vue de sa position sociale.
Alexis Alexandrovitch se vit un jour dans l’alternative de choisir entre une
demande en mariage ou une démission. Longtemps il hésita, trouvant autant de raisons
contre ou pour le mariage ; mais il ne put cette fois appliquer sa maxime
favorite : « Dans la doute, abstiens-toi. » Un ami de la tante
d’Anna lui fit entendre que ses assiduités avaient compromis la jeune fille, et
qu’en homme d’honneur il devait se déclarer.
C’est
ce qu’il fit, et dès lors il reporta sur sa fiancée d’abord, puis sur sa femme,
la somme d’affection dont sa nature était capable.
Cet
attachement exclut chez lui tout autre besoin d’intimité. Il avait de nombreuses
relations, pouvait inviter à dîner de grands personnages, leur demander un
service, une protection pour quelque solliciteur ; il pouvait même
discuter et critiquer librement les actes du gouvernement devant un certain
nombre d’auditeurs, mais là se bornaient ses rapports de cordialité.
Les
seules relations familières qu’il eût à Pétersbourg étaient son chef de cabinet
et son médecin. Le premier, Michel Wassiliévitch Sludine, un galant homme,
simple, bon et intelligent, paraissait plein de sympathie pour Karénine ;
mais la hiérarchie du service avait mis entre eux une barrière qui arrêtait les
confidences. Aussi, après avoir signé les papiers qu’il lui apportait, Alexis
Alexandrovitch trouva-t-il impossible, en regardant Sludine, de s’ouvrir à lui.
Sa phrase : « Vous savez mon malheur » était sur ses
lèvres ; il ne put la prononcer, et se borna, en le congédiant, à la
formule habituelle : « Vous aurez la bonté de me préparer ce
travail… »
Le
docteur, dont Karénine savait les sentiments bienveillants, était fort occupé,
et il semblait qu’il se fût conclu un pacte tacite entre eux, par lequel tous
deux se supposaient surchargés de besogne et forcés d’abréger leurs entretiens.
Quant
aux amies, et à la principale d’entre elles, la comtesse Lydie, Karénine n’y
songeait même pas. Les femmes lui faisaient peur, et il n’éprouvait pour elle
que de l’éloignement.
Mais
si Alexis Alexandrovitch avait oublié la comtesse Lydie, celle-ci pensait à
lui. Elle arriva précisément à cette heure de désespoir solitaire où, la tête
entre ses mains, il s’était affaissé immobile et sans force. Elle n’attendit
pas qu’on l’annonçât et pénétra dans le cabinet de Karénine.
« J’ai
forcé la consigne, dit-elle, entrant à pas rapides, essoufflée par l’émotion et
l’agitation. Je sais tout ! Alexis Alexandrovitch, mon ami ! »
Et elle lui serra la main entre les siennes et le regarda de ses beaux yeux
profonds.
Karénine
se leva, dégagea sa main en fronçant le sourcil, et lui avança un siège.
« Veuillez
vous asseoir ; je ne reçois pas parce que je suis souffrant, comtesse,
dit-il, les lèvres tremblantes.
–
Mon ami ! » répéta la comtesse sans le quitter des yeux ; ses
sourcils se relevèrent de façon à dessiner un triangle sur son front, et cette
grimace enlaidit encore sa figure jaune, naturellement laide.
Alexis
Alexandrovitch comprit qu’elle était prête à pleurer de compassion, et
l’attendrissement le gagna ; il saisit sa main potelée et la baisa.
« Mon
ami ! dit-elle encore d’une voix entrecoupée par l’émotion : vous ne
devez pas vous abandonner ainsi à votre douleur ; elle est grande, mais il
faut chercher à la calmer !
–
Je suis brisé, tué, je ne suis plus un homme ! dit Alexis Alexandrovitch,
abandonnant la main de la comtesse, tout en regardant toujours ses yeux remplis
de larmes ; ma situation est d’autant plus affreuse que je ne trouve ni en
moi, ni hors de moi, d’appui pour me soutenir.
–
Vous trouverez cet appui, non pas en moi, quoique je vous supplie de croire à
mon amitié, dit-elle en soupirant, mais en lui ! Notre appui est dans
son amour ; son joug est léger, continua-t-elle avec ce
regard exalté que Karénine lui connaissait bien. Il vous entendra et vous
aidera ! »
Ces
paroles furent douces à Alexis Alexandrovitch, quoiqu’elles témoignassent d’une
exaltation mystique, nouvellement introduite à Pétersbourg.
« Je
suis faible, anéanti ; je n’ai rien prévu autrefois et ne comprends plus
rien maintenant !
–
Mon ami !
–
Ce n’est pas la perte que je fais, continua Alexis Alexandrovitch, que je
pleure. Ah non ! mais je ne puis me défendre d’un sentiment de honte aux
yeux du monde pour la situation qui m’est faite ! C’est mal et je n’y puis
rien…
–
Ce n’est pas vous qui avez accompli l’acte de pardon si noble qui m’a comblée
d’admiration, c’est lui ; aussi n’avez-vous pas à en rougir »,
dit la comtesse en levant les yeux avec enthousiasme.
Karénine
s’assombrit et, serrant ses mains l’une contre l’autre, en fit craquer les
jointures.
« Si
vous saviez tous les détails ! dit-il de sa voix perçante. Les forces de
l’homme ont des limites, et j’ai trouvé la limite des miennes, comtesse. Ma
journée entière s’est passée en arrangements domestiques découlant (il
appuya sur le mot) de ma situation solitaire. Les domestiques, la gouvernante,
les comptes, ces misères me dévorent à petit feu ! Hier à dîner,… c’est à
peine si je me suis contenu ; je ne pouvais supporter le regard de mon
fils. Il n’osait pas me faire de questions, et moi je n’osais pas le regarder.
Il avait peur de moi… mais ce n’est rien encore… » Karénine voulut parler
de la facture qu’on lui avait apportée, sa voix trembla et il s’arrêta. Cette
facture sur papier bleu, pour un chapeau et des rubans, était un souvenir poignant !
Il se prenait en pitié en y songeant.
« Je
comprends », mon ami, je comprends tout, dit la comtesse. L’aide et la
consolation, vous ne les trouverez pas en moi : mais si je suis venue,
c’est pour vous offrir mes services, essayer de vous délivrer de ces petits
soucis misérables auxquels vous ne devez pas vous abaisser ; c’est une
main de femme qu’il faut ici. Me laisserez-vous faire ? »
Karénine
se tut et lui serra la main avec reconnaissance !
« Nous
nous occuperons tous deux de Serge. Je ne suis pas très entendue quant aux
choses de la vie pratique, mais je m’y mettrai et serai votre ménagère. Ne me remerciez
pas, je ne le fais pas de moi-même…
–
Comment ne serais-je pas reconnaissant !
–
Mais, mon ami, ne cédez pas au sentiment dont vous parliez tout à
l’heure ; comment rougir de ce qui a été le plus haut degré de la
perfection chrétienne ? « Celui qui s’abaisse sera élevé. » Et
ne me remerciez pas. Remerciez Celui qu’il faut prier. En Lui seul nous
trouverons la paix, la consolation, le salut, l’amour ! »
Elle
leva les yeux au ciel, et Alexis Alexandrovitch comprit qu’elle priait.
Cette
phraséologie, qu’il trouvait autrefois déplaisante, paraissait aujourd’hui à
Karénine naturelle et calmante. Il n’approuvait pas l’exaltation à la
mode ; sincèrement croyant, la religion l’intéressait principalement au
point de vue politique : aussi les enseignements nouveaux lui étaient-ils
antipathiques par principe. La comtesse, que ces nouvelles doctrines enthousiasmaient,
n’avait pas son approbation, et, au lieu de discuter sur ce sujet, il
détournait généralement la conversation et ne répondait pas. Mais cette fois il
la laissa parler avec plaisir, sans la contredire, même intérieurement.
« Je
vous suis bien reconnaissant pour vos paroles et vos promesses », dit-il
quand elle eut fini de prier.
La
comtesse serra encore la main de son ami.
« Maintenant
je me mets à l’œuvre, dit-elle, effaçant en souriant les traces de larmes sur
son visage. Je vais voir Serge, et ne m’adresserai à vous que dans les cas
graves. »
La
comtesse Lydie se leva et se remit auprès de l’enfant ; là, tout en
baignant de ses larmes les joues du petit garçon effrayé, elle lui apprit que
son père était un saint, et que sa mère était morte.
La
comtesse remplit sa promesse et se chargea effectivement des détails du ménage,
mais elle n’avait rien exagéré en avouant son incapacité pratique. Ses ordres
ne pouvaient raisonnablement s’exécuter, aussi ne s’exécutaient-ils pas, et le
gouvernement de la maison tomba insensiblement entre les mains du valet de
chambre Korneï. Celui-ci habitua peu à peu son maître à écouter, pendant sa
toilette, les rapports qu’il jugeait utile de lui faire. L’intervention de la
comtesse n’en fut pas moins utile ; son affection et son estime furent
pour Karénine un soutien moral, et, à sa grande consolation, elle parvint presque
à le convertir ; du moins changea-t-elle sa tiédeur en une chaude et ferme
sympathie pour l’enseignement chrétien tel qu’il se répandait depuis peu à
Pétersbourg. Cette conversion ne fut pas difficile.
Karénine,
comme la comtesse, comme tous ceux qui préconisaient les idées nouvelles, était
dénué d’une imagination profonde, c’est-à-dire de cette faculté de l’âme grâce
à laquelle les mirages de l’imagination même exigent pour se faire accepter une
certaine conformité avec la réalité. Ainsi il ne voyait rien d’impossible ni
d’invraisemblable à ce que la mort existât pour les incrédules, et non pour
lui ; à ce que le péché fût exclu de son âme, parce qu’il possédait une
foi pleine et entière dont seul il était juge ; à ce que, dès ce monde, il
pût considérer son salut comme certain.
La
légèreté, l’erreur de ces doctrines le frappaient néanmoins par moments ;
il sentait alors combien la joie causée par l’irrésistible sentiment qui
l’avait poussé au pardon était différente de celle qu’il éprouvait maintenant
que le Christ habitait son âme. Mais quelque illusoire que fût cette grandeur
morale, elle lui était indispensable dans son humiliation actuelle ; il
éprouvait l’impérieux besoin de dédaigner, du haut de cette élévation
imaginaire, ceux qui le méprisaient, et il se cramponnait à ses nouvelles
convictions comme à une planche de salut.
La
comtesse Lydie avait été mariée fort jeune ; d’un naturel exalté, elle rencontra
dans son mari un bon enfant très riche, très haut placé, et fort dissolu. Dès
le second mois de leur mariage, son mari la quitta, répondant à ses effusions de
tendresse par un sourire ironique, presque méchant, que personne ne parvint à
s’expliquer, la bonté du comte étant connue et la romanesque Lydie n’offrant
aucune prise à la critique. Depuis lors, les époux, sans être séparés, vécurent
chacun de leur côté, le mari n’accueillant jamais sa femme qu’avec un sourire
amer qui resta une énigme.
La
comtesse avait depuis longtemps renoncé à adorer son mari, mais elle était
toujours éprise de quelqu’un et même de plusieurs personnes à la fois, hommes
et femmes, généralement de ceux qui attiraient l’attention d’une façon
quelconque. Ainsi elle s’éprit de chacun des nouveaux princes ou princesses qui
s’alliaient à la famille impériale, puis elle aima successivement un
métropolitain, un grand vicaire et un simple desservant ; ensuite un
journaliste, trois slavophiles et Komissarof, puis un ministre, un docteur, un
missionnaire anglais et enfin Karénine. Ces amours multiples, et leurs
différentes phases de chaleur ou de refroidissement, ne l’empêchaient en rien
d’entretenir les relations les plus compliquées, tant à la cour que dans le
monde. Mais du jour où elle prit Karénine sous sa protection, qu’elle s’occupa
de ses affaires domestiques et de la direction de son âme, elle sentit qu’elle
n’avait jamais sincèrement aimé que lui ; ses autres amours perdirent
toute valeur à ses yeux. D’ailleurs, en analysant ses sentiments passés, et en
les comparant à celui qu’elle ressentait maintenant, pouvait-elle ne pas
reconnaître que jamais elle ne se serait éprise de Komissarof s’il n’eût sauvé
la vie de l’empereur, ni de Ristitsh si la question slave n’avait pas
existé ? tandis qu’elle aimait Karénine pour lui-même, pour sa grande âme
incomprise, pour son caractère, pour le son de sa voix, son parler lent, son
regard fatigué et ses mains blanches et molles, aux veines gonflées. Non seulement
elle se réjouissait à l’idée de le voir, mais encore elle cherchait, sur le
visage de son ami, une impression analogue à la sienne. Elle tenait à lui
plaire, autant par sa personne que par sa conversation ; elle ne s’était
jamais mise en frais de toilette. Plus d’une fois elle se surprit réfléchissant
à ce qui aurait pu être s’ils eussent été libres tous deux ! Quand il
entrait, elle rougissait d’émotion, et ne pouvait réprimer un sourire ravi
lorsqu’il lui disait quelque parole aimable.
Depuis
plusieurs jours la comtesse était vivement troublée : elle avait appris le
retour d’Anna et de Wronsky. Comment épargner à Alexis Alexandrovitch la
torture de revoir sa femme ? Comment éloigner de lui l’odieuse pensée que
cette affreuse femme respirait dans la même ville que lui, et pouvait à chaque
instant le rencontrer ?
Lydie
Ivanovna fit faire une enquête pour connaître les plans de ces « vilaines
gens », comme elle nommait Anna et Wronsky. Le jeune aide de camp, ami de
Wronsky, chargé de cette mission avait besoin de la comtesse pour obtenir,
grâce à son appui, la concession d’une affaire. Il vint donc lui apprendre
qu’après avoir terminé leurs arrangements ils comptaient repartir le lendemain,
et Lydie Ivanovna commençait à se rassurer, lorsqu’on lui apporta un billet
dont elle reconnut aussitôt l’écriture : c’était celle d’Anna Karénine.
L’enveloppe, en papier anglais épais comme une écorce d’arbre, contenait une
feuille oblongue et jaune, ornée d’un immense monogramme ; le billet
répandait un parfum délicieux :
« Qui
l’a apporté ?
–
Un commissionnaire d’hôtel. »
Longtemps
la comtesse resta debout sans avoir le courage de s’asseoir pour lire ;
l’émotion lui rendit presque un de ses accès d’asthme. Enfin, lorsqu’elle se
fut calmée, elle ouvrit le billet suivant, écrit en français :
« Madame
la comtesse,
« Les
sentiments chrétiens dont votre âme est remplie me donnent l’audace
impardonnable, je le sens, de m’adresser à vous. Je suis malheureuse d’être
séparée de mon fils, et vous demande en grâce la permission de le voir une fois
avant mon départ. Si je ne m’adresse pas directement à Alexis Alexandrovitch,
c’est pour ne pas donner à cet homme généreux la douleur de s’occuper de moi.
Connaissant votre amitié pour lui, j’ai pensé que vous me comprendriez :
m’enverrez-vous Serge chez moi ? préférez-vous que je vienne à l’heure que
vous m’indiquerez, ou me ferez-vous savoir comment et dans quel endroit je
pourrais le voir ? Un refus me semble impossible lorsque je songe à la
grandeur d’âme de celui à qui il appartient de décider. Vous ne sauriez
imaginer ma soif de revoir mon enfant, ni par conséquent comprendre l’étendue
de ma reconnaissance pour l’appui que vous voudrez bien me prêter dans cette
circonstance.
« Anna. »
Tout
dans ce billet irrita la comtesse Lydie : son contenu, les allusions à la
grandeur d’âme de Karénine, et surtout le ton d’aisance qui y régnait.
« Dites
qu’il n’y a pas de réponse » ; et, ouvrant aussitôt son buvard, elle
écrivit à Karénine qu’elle espérait bien le rencontrer vers une heure au
Palais ; c’était jour de fête : on allait féliciter la famille
impériale.
« J’ai
besoin de vous entretenir d’une affaire grave et triste ; nous conviendrons
au Palais du lieu où je pourrai vous voir. Le mieux serait chez moi, où je
ferai préparer votre thé. C’est indispensable. Il nous impose sa
croix, mais Il nous donne aussi la force de la porter »,
ajouta-t-elle pour le préparer dans une certaine mesure.
La
comtesse écrivait de deux à trois billets par jour à Alexis
Alexandrovitch ; elle aimait ce moyen, à la fois élégant et mystérieux,
d’entretenir avec lui des rapports que la vie habituelle rendait trop simples à
son gré.
Les
félicitations étaient terminées. Tout en se retirant, on causait des dernières
nouvelles, des récompenses accordées ce jour-là, et des mutations de places
pour quelques hauts fonctionnaires.
« Que
diriez-vous si la comtesse Marie Borisovna était nommée au ministère de la
guerre et la princesse Watkesky chef de l’état-major ? disait un petit
vieillard grisonnant, en uniforme couvert de broderies, à une grande et belle
demoiselle d’honneur qui le questionnait sur les nouveaux changements.
–
Dans ce cas, je dois être nommée aide de camp ? dit la jeune fille
souriant.
–
Vous ? votre place est indiquée. Vous faites partie du département des
cultes et on vous donne pour aide Karénine.
–
Bonjour, prince ! fit le petit vieillard, serrant la main à quelqu’un qui
s’approchait de lui.
–
Vous parliez de Karénine ? demanda le prince.
–
Lui et Poutiatof ont été décorés de l’ordre d’Alexandre Newsky.
–
Je croyais qu’il l’avait déjà ?
–
Non. Regardez-le, – dit le petit vieillard, indiquant de son tricorne brodé Karénine,
debout dans l’embrasure d’une porte, et causant avec un des membres influents
du conseil de l’Empire ; il portait l’uniforme de cour avec son nouveau
cordon rouge en sautoir. – N’est-il pas heureux et content comme un sou
neuf ? – Et le vieillard s’arrêta pour serrer la main à un superbe et
athlétique chambellan qui passait.
–
Non, il a vieilli, fit le chambellan.
–
C’est l’effet des soucis. Il passe sa vie à écrire des projets. Tenez, en ce moment
il ne lâchera pas son malheureux interlocuteur avant de lui avoir tout
expliqué, point par point.
–
Comment, vieilli ? Il fait des passions. La comtesse Lydie doit être
jalouse de sa femme.
–
Je vous en prie, ne parlez pas de la comtesse Lydie.
– Y
a-t-il du mal à être éprise de Karénine ?
–
Madame Karénine est-elle vraiment ici ?
–
Pas ici, au Palais, mais à Pétersbourg. Je l’ai rencontrée hier avec Alexis
Wronsky, bras dessus bras dessous, à la Morskaïa.
–
C’est un homme qui n’a pas… » commença le chambellan, mais il
s’interrompit pour faire place et saluer au passage une personne de la famille
impériale.
Tandis
qu’on critiquait et ridiculisait ainsi Alexis Alexandrovitch, celui-ci barrait
le chemin à un membre du conseil de l’Empire et, sans bouger d’une ligne, lui
expliquait tout au long un projet financier.
Alexis
Alexandrovitch, presque en même temps qu’il avait été abandonné par sa femme,
s’était trouvé dans la situation, pénible pour un fonctionnaire, de voir
s’arrêter la marche ascendante de sa carrière. Seul peut-être, il ne
s’apercevait pas qu’elle fût terminée. Sa position était encore importante, il
continuait à faire partie d’un grand nombre de comités et de commissions, mais
il paraissait être de ceux dont on n’attend plus rien ; il avait fait son
temps. Tout ce qu’il proposait semblait vieux, usé, inutile. Loin d’en juger
ainsi, Karénine croyait au contraire apprécier les actes du gouvernement avec
plus de justesse depuis qu’il avait cessé d’en faire directement partie, et
pensait de son devoir d’indiquer certaines réformes à introduire. Il écrivit
une brochure, peu après le départ d’Anna, sur les nouveaux tribunaux, la
première de toutes celles qu’il devait composer sur les branches les plus
diverses de l’administration. Et que de fois, satisfait de lui-même et de son
activité, ne songea-t-il pas au texte de saint Paul : « Celui qui a
une femme songe aux biens terrestres ; celui qui n’en a pas ne songe qu’au
service du Seigneur. »
L’impatience
bien visible du membre du conseil ne troublait en rien Karénine, mais il
s’interrompit au moment où un prince de la famille impériale vint à passer, et
son interlocuteur en profita pour s’esquiver.
Resté
seul, Alexis Alexandrovitch baissa la tête, chercha à rassembler ses idées et,
jetant un regard distrait autour de lui, se dirigea vers la porte, où il
pensait rencontrer la comtesse.
« Comme
ils ont l’air forts et bien portants, se dit-il, regardant au passage le cou
vigoureux du prince, serré dans son uniforme, et le beau chambellan aux favoris
parfumés. – Il n’est que trop vrai, tout est mal en ce monde.
« Alexis
Alexandrovitch ! cria le petit vieillard, dont les yeux brillaient méchamment,
tandis que Karénine passait en saluant froidement. Je ne vous ai pas encore
félicité. Et il désigna la décoration.
–
Je vous remercie infiniment. C’est un beau jour que celui-ci », répondit Karénine,
appuyant, selon son habitude, sur le mot beau.
Il
savait que ces messieurs se moquaient de lui, mais, n’attendant d’eux que des
sentiments hostiles, il y était fort indifférent.
Les
épaules jaunes de la comtesse et ses beaux yeux pensifs lui apparurent et
l’attiraient de loin ; il se dirigea vers elle avec un sourire.
La
toilette de Lydie Ivanovna lui avait coûté des efforts d’imagination, comme
toutes celles que dans ces derniers temps elle prenait le soin de composer, car
elle poursuivait un but bien différent de celui qu’elle se proposait trente ans
auparavant. Jadis elle ne songeait qu’à se parer, et n’était jamais trop élégante
selon son goût ; maintenant elle cherchait à rendre le contraste
supportable entre sa personne et sa toilette ; elle y parvenait aux yeux
d’Alexis Alexandrovitch, qui la trouvait charmante. La sympathie, la tendresse
de cette femme, étaient pour lui un refuge unique contre l’animosité
générale ; du milieu de cette foule hostile, il se sentait attiré vers
elle comme une plante par la lumière.
« Je
vous félicite », dit-elle, portant ses regards sur la décoration.
Karénine
haussa les épaules et ferma les yeux à demi.
La
comtesse savait que ces distinctions, sans qu’il en voulût convenir, lui causaient
une de ses joies les plus vives.
« Que
fait notre ange ? demanda-t-elle, faisant allusion à Serge.
–
Je ne puis dire que j’en sois très satisfait, répondit Alexis Alexandrovitch, levant
les sourcils et ouvrant les yeux. Sitnikof ne l’est pas davantage (c’était le
pédagogue chargé de Serge). Comme je vous le disais, je trouve en lui une
certaine froideur pour les questions essentielles qui doivent toucher toute âme
humaine, même celle d’un enfant. » Et Alexis Alexandrovitch entama le
sujet qui, après les questions administratives, le touchait le plus,
l’éducation de son fils. Jamais, jusque-là, les questions d’éducation ne
l’avaient intéressé ; mais, ayant senti la nécessité de suivre
l’instruction de son fils, il avait consacré un certain temps à étudier des
livres de pédagogie et des ouvrages didactiques, afin de se former un plan
d’études, que le meilleur instituteur de Pétersbourg fut ensuite chargé de
mettre en pratique.
« Oui,
mais le cœur ! Je trouve à cet enfant le cœur de son père, et avec cela
peut-il être mauvais ? dit la comtesse d’un air sentimental.
–
Peut-être… Pour moi, je remplis mon devoir, c’est tout ce que je puis faire.
–
Vous viendrez chez moi ? dit la comtesse après un moment de silence ;
nous avons à causer d’une chose triste pour vous. J’aurais donné tout au monde
pour vous épargner certains souvenirs ; d’autres ne pensent pas de
même : j’ai reçu une lettre d’elle. Elle est ici, à Pétersbourg. »
Alexis
Alexandrovitch tressaillit, mais son visage prit aussitôt l’expression de
mortelle immobilité qui indiquait son impuissance absolue à traiter un pareil
sujet.
« Je
m’y attendais, » dit-il.
La
comtesse le regarda avec exaltation, et devant cette grandeur d’âme des larmes
d’admiration jaillirent de ses yeux.
Lorsque
Alexis Alexandrovitch entra dans le boudoir de la comtesse Lydie, décoré de
portraits et de vieilles porcelaines, il n’y trouva pas son amie. Elle
changeait de toilette.
Sur
une table ronde était posé un service à thé chinois près d’une bouilloire à
esprit-de-vin.
Alexis
Alexandrovitch examina les innombrables cadres qui ornaient la chambre, s’assit
près d’une table et y prit un Évangile.
Le
frôlement d’une robe de soie vint le distraire.
« Enfin,
nous allons être un peu tranquilles, dit la comtesse en se glissant avec un
sourire ému, entre la table et le divan ; nous pourrons causer en prenant
notre thé. »
Après
quelques paroles destinées à le préparer, elle tendit, en rougissant, le billet
d’Anna à Karénine.
Il
lut, et garda longtemps le silence.
« Je
ne me crois pas le droit de lui refuser, dit-il enfin, levant les yeux avec une
certaine crainte.
–
Mon ami ! vous ne voyez le mal nulle part !
–
Je trouve, au contraire, le mal partout. Mais serait-il juste de… ? »
Son
visage exprimait l’indécision, le désir d’un conseil, d’un appui, d’un guide
dans une question aussi épineuse.
« Non,
interrompit Lydie Ivanovna. Il y a des limites à tout. Je comprends
l’immoralité, dit-elle sans aucune véracité, puisqu’elle ignorait pourquoi les
femmes pouvaient être immorales, mais ce que je ne comprends pas, c’est la
cruauté, et envers qui ? Envers vous ! Comment peut-elle rester dans
la même ville que vous ? On n’est jamais trop vieux pour apprendre, et moi
j’apprends tous les jours à comprendre votre grandeur et sa bassesse.
–
Qui de nous jettera la première pierre ! dit Karénine visiblement
satisfait du rôle qu’il jouait. Après avoir tout pardonné, puis-je la priver de
ce qui est un besoin de son cœur, son amour pour l’enfant… ?
–
Est-ce bien de l’amour, mon ami ? Tout cela est-il sincère ? Vous
avez pardonné, et vous pardonnez encore, je le veux bien ; mais avons-nous
le droit de troubler l’âme de ce petit ange ? Il la croit morte ; il
prie pour elle, et demande à Dieu le pardon de ses péchés ; que
penserait-il maintenant ?
–
Je n’y avais pas songé », dit Alexis Alexandrovitch en reconnaissant la justesse
de ce raisonnement.
La
comtesse se couvrit le visage de ses mains, et garda le silence. Elle priait.
« Si
vous demandez mon avis, dit-elle enfin, vous ne donnerez pas cette permission.
Ne vois-je pas combien vous souffrez, combien votre blessure saigne ? Admettons
que vous fassiez abstraction de vous-même, mais où cela vous mènera-t-il ?
Vous vous préparez de nouvelles souffrances et un trouble nouveau pour
l’enfant ! Si elle était encore capable de sentiments humains, elle serait
la première à le sentir. Non, je n’éprouve aucune hésitation, et si vous m’y
autorisez, je lui répondrai. »
Alexis
Alexandrovitch y consentit et la comtesse écrivit en français la lettre suivante :
« Madame,
« Votre
souvenir peut donner lieu, de la part de votre fils, à des questions auxquelles
on ne saurait répondre sans obliger l’enfant à juger ce qui doit rester sacré
pour lui.
« Vous
voudrez donc bien comprendre le refus de votre mari dans un esprit de charité
chrétienne. Je prie le Tout-Puissant de vous être miséricordieux.
« Comtesse Lydie. »
Cette
lettre atteignit le but secret que la comtesse se cachait à elle-même :
elle blessa Anna jusqu’au fond de l’âme. Karénine, de son côté, rentra chez lui
troublé, ne put reprendre ses occupations habituelles, ni retrouver la paix
d’un homme qui possède la grâce et se sent élu.
La
pensée de cette femme, si coupable envers lui, et pour laquelle il avait agi
comme un saint, au dire de la comtesse, n’aurait pas dû le troubler, et
cependant il n’était pas tranquille. Il ne comprenait rien de ce qu’il lisait,
et ne parvenait pas à chasser de son esprit les réminiscences cruelles du
passé ; il se rappelait comme un remords l’aveu d’Anna au retour des courses.
Pourquoi n’avait-il alors exigé d’elle que le respect des convenances ?
Pourquoi n’avait-il pas provoqué Wronsky en duel ? C’était ce qui le
troublait par-dessus tout. Et la lettre écrite à sa femme, son inutile pardon,
les soins donnés à l’enfant étranger, tout lui revenait à la mémoire et brûlait
son cœur de honte et de confusion.
« Mais
en quoi suis-je donc coupable ? » se demandait-il. À cette question
en succédait toujours une autre : comment aimaient, comment se mariaient
les hommes de la trempe des Wronsky, des Oblonsky, des chambellans à la belle
prestance ? Il évoquait une série de ces êtres vigoureux, sûrs
d’eux-mêmes, forts, qui avaient toujours attiré sa curiosité et son attention.
Quelque
effort qu’il fît pour chasser de semblables pensées et se rappeler que, le but
de son existence n’étant pas ce monde mortel, la paix et la charité devaient
seules habiter son âme, il souffrait comme si le salut éternel n’eût été qu’une
chimère. Heureusement, la tentation ne fut pas longue et Alexis Alexandrovitch
reconquit bientôt la sérénité et l’élévation d’esprit grâce auxquelles il
parvenait à oublier ce qu’il voulait éloigner de sa pensée.
« Eh
bien, Kapitonitch ? – dit le petit Serge, rentrant rose et frais de la
promenade, la veille de son jour de naissance, tandis que le vieux suisse,
souriant du haut de sa grande taille, le débarrassait de sa capote ; – le
tchinovnik au bandeau est-il venu ? Papa l’a-t-il reçu ?
–
Oui, à peine le chef de cabinet est-il arrivé que je l’ai annoncé, répondit le
suisse en clignant gaiement d’un œil. Permettez que je vous déshabille.
–
Serge, Serge, appela le précepteur, arrêté devant la porte qui conduisait aux
appartements intérieurs, déshabillez-vous vous-même. »
Mais
Serge, quoiqu’il entendît la voix grêle de son précepteur, n’y faisait aucune
attention ; debout près du suisse, il le tenait par la ceinture et le
regardait de tous ses yeux.
« Et
papa a-t-il fait ce qu’il demandait ? »
Le
suisse fit un signe affirmatif.
Ce
tchinovnik enveloppé d’un bandeau intéressait Serge et le suisse ; il
était venu sept fois sans être admis, et Serge l’avait rencontré un jour dans
le vestibule, gémissant auprès du suisse, qu’il suppliait de le faire recevoir,
disant qu’il ne lui restait qu’à mourir avec ses sept enfants ; depuis
lors, l’enfant se préoccupait du pauvre homme.
« Avait-il
l’air content ? demanda-t-il.
–
Je crois bien, il est parti presque en sautant.
– A-t-on
apporté quelque chose ? demanda le petit garçon après un moment de
silence.
–
Oh oui, monsieur, dit à demi-voix le suisse en hochant la tête, il y a quelque
chose de la part de la comtesse. »
Serge
comprit qu’il s’agissait d’un cadeau pour son jour de naissance.
« Que
dis-tu ? où ?
–
Korneï l’a porté chez papa, ce doit être une belle chose !
–
De quelle grandeur ? Comme ça ?
–
Plus petit, mais c’est beau.
–
Un livre ?
–
Non, c’est quelque chose. Allez, allez, Wassili Loukitch vous appelle, dit le
suisse, entendant venir le précepteur et dégageant doucement la petite main
gantée qui le tenait à la ceinture.
–
Dans une minute, Wassili Loukitch », dit Serge avec ce sourire aimable et
gracieux dont le sévère précepteur subissait lui-même l’influence.
Serge
était joyeux, et tenait à partager avec son ami le suisse un bonheur de famille
que venait de lui apprendre la nièce de la comtesse Lydie pendant leur promenade
au Jardin d’été. Cette joie lui paraissait encore plus grande depuis qu’il y
joignait celle du tchinovnik et du cadeau ; « en ce beau jour, tout
le monde devait être heureux, » pensait-il.
« Sais-tu ?
Papa a reçu l’ordre d’Alexandre Newsky.
–
Comment ne le saurais-je pas ? on est déjà venu le féliciter.
–
Est-il content ?
–
Comment ne pas être content d’une faveur de l’empereur ! N’est-ce pas une
preuve qu’on l’a méritée », dit le vieux suisse gravement.
Serge
réfléchit, tout en continuant à considérer le suisse, dont le visage lui était
connu dans les moindres détails, le menton surtout, entre ses deux favoris
gris, que personne n’avait jamais vu comme Serge de bas en haut.
« Eh
bien ! et ta fille ? Y a-t-il longtemps qu’elle n’est venue ? »
La
fille du suisse faisait partie du corps de ballet.
« Où
trouverait-elle le temps de venir un jour ouvrable ? elles ont aussi leurs
leçons, et vous les vôtres, monsieur. »
En
rentrant dans sa chambre, Serge, au lieu de se mettre à ses devoirs, raconta à
son précepteur toutes ses suppositions sur le cadeau qu’on lui avait
apporté ; ce devait être une locomotive, « Qu’en
pensez-vous ? » demanda-t-il ; mais Wassili Loukitch ne pensait
qu’à la leçon de grammaire qui devait être préparée pour le professeur qu’on
attendait à deux heures.
« Dites-moi
seulement, Wassili Loukitch, demanda l’enfant assis à sa table de travail et
tenant son livre entre ses mains, qu’y a-t-il au-dessus d’Alexandre Newsky.
Vous savez que papa est décoré ? »
Le
précepteur répondit qu’il y avait Wladimir.
« Et
au-dessus ?
–
Au-dessus de tout, Saint-André.
–
Et au-dessus ?
–
Je ne sais pas.
–
Comment vous ne savez pas non plus ? » Et Serge, appuyé sur sa main,
se prit à réfléchir.
Les
méditations de l’enfant étaient très variées ; il s’imaginait que son père
allait peut-être encore être décoré des ordres de Wladimir et de Saint-André,
et qu’il allait, par conséquent, être bien plus indulgent pour la leçon
d’aujourd’hui ; puis il se disait qu’une fois grand il ferait un sorte de
mériter toutes les décorations, même celles qu’on inventerait au-dessus de
Saint-André. À peine un nouvel ordre serait-il institué qu’il s’en rendrait
digne tout de suite.
Ces
réflexions firent passer le temps si vite que, lorsque vint l’heure de la
leçon, il ne savait rien, et le professeur parut non seulement mécontent, mais
affligé. Serge en fut peiné ; sa leçon, quoi qu’il fît, n’entrait pas dans
sa tête ! En présence du professeur cela marchait encore, car, à force
d’écouter et de croire qu’il comprenait, il s’imaginait comprendre, mais, resté
seul, tout s’embrouillait et se confondait.
Il
saisit un moment où son maître cherchait quelque chose dans son livre pour lui
demander :
« Michel
Ivanitch, quand sera votre fête ?
–
Vous feriez mieux de penser à votre travail ; quelle importance un jour de
fête a-t-il pour un être raisonnable ? C’est un jour comme un autre, qu’il
faut employer à travailler. »
Serge
regarda avec attention son professeur, examina sa barbe rare, ses lunettes
descendues sur son nez, et se perdit dans des réflexions si profondes qu’il
n’entendit plus rien du reste de sa leçon ; son maître pouvait-il croire
ce qu’il disait ? Au ton dont il parlait, cela paraissait impossible.
« Mais
pourquoi s’entendent-ils tous pour me dire de la même façon les choses les plus
ennuyeuses et les plus inutiles ? Pourquoi celui-ci me repousse-t-il et ne
m’aime-t-il pas ? » se demandait l’enfant sans trouver de réponse.
Après
la leçon du professeur vint celle du père ; Serge, en attendant, jouait
avec son canif, accoudé à sa table de travail, et se plongeait dans de
nouvelles méditations.
Une
de ses occupations favorites consistait à chercher sa mère pendant ses
promenades ; il ne croyait pas à la mort en général, et surtout pas à
celle de sa mère, malgré les affirmations de la comtesse et de son père. Aussi
pensait-il la reconnaître dans toutes les femmes grandes, brunes et un peu
fortes ; son cœur se gonflait de tendresse, les larmes lui venaient aux
yeux, il s’attendait à ce qu’une de ces dames s’approchât de lui, levât son
voile ; alors il reverrait son visage ; elle l’embrasserait, lui
sourirait, il sentirait la douce caresse de sa main, reconnaîtrait son parfum
et pleurerait de joie, comme un soir où il s’était roulé à ses pieds parce
qu’elle le chatouillait, et qu’il avait tant ri en mordillant sa main blanche,
couverte de bagues. Plus tard, la vieille bonne lui apprit, par hasard, que sa
mère vivait, mais que son père et la comtesse disaient le contraire parce
qu’elle était devenue méchante ; ceci parut encore plus invraisemblable à
Serge, qui l’attendit et la chercha de plus belle. Ce jour-là, au Jardin d’été,
il avait aperçu une dame en voile lilas, et son cœur battit bien fort lorsqu’il
lui vit prendre le même sentier que lui ; puis tout à coup la dame avait
disparu. Serge sentait sa tendresse pour sa mère plus vive que jamais, et, les
yeux brillants, regardait devant lui en tailladant la table de son canif.
« Voilà
papa qui vient ! » lui dit Wassili Loukitch.
Serge
sauta de sa chaise, courut baiser la main de son père, et chercha quelque signe
de satisfaction sur son visage à propos de sa décoration.
« As-tu
fait une bonne promenade ? » demanda Alexis Alexandrovitch,
s’asseyant dans un fauteuil et ouvrant un volume de l’Ancien Testament.
Quoiqu’il
eût souvent dit à Serge que tout chrétien devait connaître l’Ancien Testament
imperturbablement, il avait souvent besoin de consulter le livre pour ses
leçons, et l’enfant s’en apercevait.
« Oui,
papa, je me suis beaucoup amusé, dit Serge s’asseyant de travers et balançant
sa chaise, chose défendue. J’ai vu Nadinka (une nièce de la comtesse que
celle-ci élevait) et elle m’a dit qu’on vous avait donné une nouvelle
décoration. En êtes-vous content, papa ?
–
D’abord ne te balance pas ainsi, dit Alexis Alexandrovitch, et ensuite sache
que ce qui doit nous être cher, c’est le travail par lui-même, et non la
récompense. Je voudrais te faire comprendre cela. Si tu ne recherches que la
récompense, le travail te paraîtra pénible, mais si tu aimes le travail, ta
récompense sera toute trouvée. » Et Alexis Alexandrovitch se rappela qu’en
signant le même jour cent dix-huit papiers différents il n’avait eu pour
soutien, dans cette ingrate besogne, que le sentiment du devoir.
Les
yeux brillants et gais de Serge s’obscurcirent devant le regard de son père.
Il
sentait que celui-ci prenait, en lui parlant, un ton particulier, comme s’il se
fût adressé à un de ces enfants imaginaires qui se trouvent dans les livres, et
auxquels Serge ne ressemblait en rien ; il y était habitué, et faisait de
son mieux pour feindre une analogie quelconque avec ces petits garçons
exemplaires.
« Tu
me comprends, j’espère ?
–
Oui, papa », répondit l’enfant jouant son petit personnage.
La
leçon consistait en une récitation de quelques versets de l’Évangile, et une
répétition du commencement de l’Ancien Testament ; la récitation ne
marchait pas mal. Mais tout à coup, Serge fut frappé de l’aspect du front de
son père, qui formait un angle presque droit près des tempes, et il dit tout de
travers la fin de son verset, Alexis Alexandrovitch conclut qu’il ne comprenait
rien de ce qu’il récitait, et en fut irrité ; il fronça le sourcil, et se
prit à expliquer ce que Serge ne pouvait avoir oublié, pour l’avoir entendu
répéter tant de fois. L’enfant, effrayé, regardait son père et ne pensait qu’à
une chose : faudrait-il lui répéter ses explications, ainsi qu’il
l’exigeait parfois ? Cette crainte l’empêchait de comprendre. Heureusement
le père passa à la leçon d’histoire sainte. Serge raconta passablement les
faits eux-mêmes, mais lorsqu’il dut expliquer ce qu’ils signifiaient, il resta
court et fut puni pour n’avoir rien su. Le moment le plus critique fut celui où
il dut réciter la série des patriarches antédiluviens ; il ne se rappelait
plus qu’Énoch ; c’était son personnage favori dans l’histoire sainte et il
rattachait à l’élévation de ce patriarche aux cieux une longue suite d’idées
qui l’absorba complètement, tandis qu’il regardait fixement la chaîne de montre
de son père et un bouton à moitié déboutonné de son gilet.
Serge
qui ne croyait pas à la mort de ceux qu’il aimait, n’admettait pas non plus
qu’il dût mourir lui-même : cette pensée invraisemblable et
incompréhensible de la mort lui avait cependant été confirmée par des personnes
qui lui inspiraient confiance ; la bonne elle-même avouait, un peu contre
son gré, que tous les hommes mouraient. Mais alors pourquoi Énoch n’était-il
pas mort ? et pourquoi d’autres que lui ne mériteraient-ils pas de monter
vivants au ciel comme lui ? Les méchants, ceux que Serge n’aimait pas,
pouvaient bien mourir, mais les bons pouvaient être dans le cas d’Énoch.
« Eh
bien, ces patriarches ?
–
Énoch,… Énos.
–
Tu les as déjà nommés. C’est mal, Serge, très mal : si tu ne cherches pas
à t’instruire des choses essentielles à un chrétien, qu’est-ce donc qui
t’occupera ? dit le père se levant. Ton maître n’est pas plus satisfait
que moi, je suis donc forcé de te punir. »
Serge
travaillait mal en effet, et cependant ce n’était pas un enfant mal doué ;
il était au contraire fort supérieur à ceux que son maître lui citait en
exemple : s’il ne voulait pas apprendre ce qu’on lui enseignait, c’est
qu’il ne le pouvait pas, et cela, parce que son âme avait des besoins très
différents de ceux que lui supposaient ses maîtres. À neuf ans, ce n’était
qu’un enfant, mais il connaissait son âme et la défendait contre tous ceux qui
voulaient y pénétrer sans la clef de l’amour. On lui reprochait de ne rien
vouloir apprendre, et il brûlait cependant du désir de savoir, mais il
s’instruisait auprès de Kapitonitch, de sa vieille bonne, de Nadinka, de
Wassili Loukitch.
Serge
fut donc puni ; il n’obtint pas la permission d’aller chez Nadinka ;
mais cette punition tourna à son profit. Wassili Loukitch était de bonne
humeur, et lui enseigna l’art de construire un petit moulin à vent. La soirée
se passa à travailler et à méditer sur le moyen de se servir d’un moulin pour
tournoyer dans les airs, en s’attachant aux ailes. Il oublia sa mère, mais la
pensée de celle-ci lui revint dans son lit, et il pria à sa façon pour qu’elle
cessât de se cacher et lui fit une visite le lendemain, anniversaire de sa
naissance.
« Wassili
Loukitch, savez-vous ce que j’ai demandé à Dieu par-dessus le marché ?
–
De mieux travailler ?
–
Non.
–
De recevoir des joujoux ?
–
Non, vous ne devinerez pas. C’est un secret ! Si cela arrive, je vous le
dirai… Vous ne savez toujours pas ?
–
Non, vous me le direz, dit Wassili Loukitch en souriant, ce qui lui arrivait rarement.
Allons, couchez-vous, j’éteins la bougie.
–
Je vois bien mieux ce que j’ai demandé dans ma prière quand il n’y a plus de
lumière. Tiens, j’ai presque dit mon secret ! » fit Serge en riant
gaiement.
Serge
crut entendre sa mère et sentir sa présence quand il fut dans l’obscurité. Elle
était debout près de lui, et le caressait de son regard plein de
tendresse ; puis il vit un moulin, un couteau, puis tout se confondit dans
sa petite tête, et il s’endormit.
Wronsky
et Anna étaient descendus dans un des principaux hôtels de Pétersbourg ;
Wronsky se logea au rez-de-chaussée, Anna prit au premier, avec l’enfant, la
nourrice et sa femme de chambre, un grand appartement composé de quatre pièces.
Dès
le premier jour de son retour, Wronsky alla voir son frère ; il y
rencontra sa mère, venue de Moscou pour ses affaires. Sa mère et sa belle-sœur
le reçurent comme d’habitude, le questionnèrent sur son voyage, causèrent
d’amis communs, mais ne firent aucune allusion à Anna. Son frère, en lui
rendant visite le lendemain, fut le premier à parler d’elle. Alexis Wronsky
saisit l’occasion pour lui expliquer qu’il considérait la liaison qui
l’unissait à Mme Karénine comme un mariage : ayant le
ferme espoir d’obtenir un divorce qui régulariserait leur situation, il
désirait que leur mère et sa belle-sœur comprissent ses intentions.
« Le
monde peut ne pas m’approuver, cela m’est indifférent, ajouta-t-il, mais si ma
famille tient à rester en bons termes avec moi, il est nécessaire qu’elle
entretienne des relations convenables avec ma femme. »
Le
frère aîné, toujours fort respectueux des opinions de son cadet, laissa le
monde résoudre cette question délicate, et se rendit sans protester chez Mme Karénine
avec Alexis.
Malgré
son expérience du monde, Wronsky tombait dans une étrange erreur : lui,
qui mieux qu’un autre, devait comprendre que la société leur resterait fermée,
il se figura, par un bizarre effet d’imagination, que l’opinion publique,
revenue d’antiques préjugés, avait dû subir l’influence du progrès général.
« Sans doute, il ne faut pas compter sur le monde officiel, pensait-il,
mais nos parents, nos amis, comprendront les choses telles qu’elles
sont. »
Une
des premières femmes du monde qu’il rencontra fut sa cousine Betsy.
« Enfin, s’écria-t-elle joyeusement ! et Anna ? Où êtes-vous
descendus ? J’imagine aisément le vilain effet que doit vous produire
Pétersbourg après un voyage comme le vôtre. Et le divorce ? est-ce
arrangé ? »
Cet
enthousiasme tomba dès que Betsy apprit que le divorce n’était pas encore
obtenu, et Wronsky s’en aperçut.
« Je
sais bien qu’on me jettera la pierre, dit-elle, mais je viendrai voir Anna.
Vous ne restez pas longtemps ? »
Elle
vint, en effet, le jour même, mais elle avait changé de ton ; elle sembla
insister sur son courage et la preuve de fidélité et d’amitié qu’elle donnait à
Anna ; après avoir causé des nouvelles du jour, elle se leva au bout de
dix minutes, et dit en partant :
« Vous
ne n’avez toujours pas dit à quand le divorce ? Mettons que moi, je jette
mon bonnet par-dessus les moulins, mais je vous préviens que d’autres n’en
feront pas autant, et que vous trouverez des collets-montés qui vous battront
froid… Et c’est si facile maintenant ! Ça se fait. Ainsi vous partez
vendredi ? Je regrette que nous ne puissions nous voir d’ici là. »
Le
ton de Betsy aurait pu édifier Wronsky sur l’accueil qui leur était
réservé ; il voulut cependant faire encore une tentative dans sa famille. Il
pensait bien que sa mère, si ravie d’Anna à leur première rencontre, serait
inexorable pour celle qui venait de briser la carrière de son fils, mais
Wronsky fondait les plus grandes espérances sur Waria, sa belle-sœur :
celle-ci ne jetterait certes pas la pierre à Anna, et viendrait simplement et
tout naturellement la voir.
Dès
le lendemain, l’ayant trouvée seule, il s’ouvrit à elle.
« Tu
sais, Alexis, combien je t’aime, répondit Waria après l’avoir écouté, et
combien je te suis dévouée, mais si je me tiens à l’écart, c’est que je ne puis
être d’aucune utilité à Anna Arcadievna (elle appuya sur les deux noms). Ne
crois pas que je me permette de la juger, j’aurais peut-être agi comme elle à
sa place ; je ne veux entrer dans aucun détail, ajouta-t-elle timidement
en voyant s’assombrir le visage de son beau-frère, mais il faut bien appeler
les choses par leur nom. Tu voudrais que j’allasse la voir pour la recevoir
ensuite chez moi, afin de la réhabiliter dans la société ? Mais je ne puis
le faire. Mes filles grandissent, je suis forcée, à cause de mon mari, de vivre
dans le monde. Suppose que j’aille chez Anna Arcadievna, je ne puis l’inviter
chez moi, de crainte qu’elle ne rencontre dans mon salon des personnes autrement
disposées que moi. N’est ce pas de toute façon la blesser ?… Je ne puis la
relever…
–
Mais je n’admets pas un instant qu’elle soit tombée, et je ne voudrais pas la
comparer à des centaines de femmes que vous recevez ! interrompit Wronsky
se levant, persuadé que sa belle-sœur ne céderait pas.
–
Alexis, je t’en prie, ne te fâche pas, ce n’est pas ma faute, dit Waria avec un
sourire craintif.
–
Je ne t’en veux pas, mais je souffre doublement, dit-il, s’assombrissant de
plus en plus, je regrette notre amitié brisée, ou du moins bien atteinte, car
tu dois comprendre que tel sera pour nous l’inévitable résultat. »
Il
la quitta sur ces mois, et, comprenant enfin l’inutilité de nouvelles
tentatives. Il résolut de se considérer comme dans une ville étrangère et
d’éviter toute occasion de froissements nouveaux.
Une
des choses qui lui furent le plus pénible fut d’entendre partout son nom
associé à celui d’Alexis Alexandrovitch ; chaque conversation finissait
par rouler sur Karénine, et s’il sortait, c’était encore lui qu’il rencontrait,
ou du moins il se le figurait, comme une personne affligée d’un doigt malade
croit le heurter à tous les meubles.
D’autre
part, l’attitude d’Anna le chagrinait ; il la voyait dans une disposition
morale étrange, incompréhensible, qu’il ne lui connaissait pas ; tour à
tour tendre et froide, elle était toujours irritable et énigmatique. Évidemment
quelque chose la tourmentait, mais, au lieu d’être sensible aux froissements
dont Wronsky souffrait douloureusement, et qu’avec sa finesse de perception
ordinaire elle aurait dû ressentir comme lui, elle paraissait uniquement
préoccupée de dissimuler ses soucis, et parfaitement indifférente au reste.
La
pensée dominante d’Anna, en rentrant à Pétersbourg, était d’y voir son
fils : possédée de cette idée, du jour où elle quitta l’Italie, sa joie
augmenta à mesure qu’elle approchait de Pétersbourg. C’était chose simple et
naturelle, croyait-elle, de revoir l’enfant en vivant dans la même ville que
lui ; mais dès son arrivée elle sentit qu’une entrevue ne serait pas
facile à obtenir.
Comment
s’y prendre ? Aller chez son mari au risque de n’être pas admise et de s’attirer
peut-être un affront ? Écrire à Alexis Alexandrovitch ? C’était
impossible, et cependant elle ne saurait se contenter de voir son fils en
promenade, elle avait trop de baisers, de caresses à lui donner, trop de choses
à lui dire ! La vieille bonne de Serge aurait pu lui venir en aide, mais
elle n’habitait plus la maison Karénine. Deux jours se passèrent ainsi en
incertitudes et en tergiversations ; le troisième jour, ayant appris les
relations d’Alexis Alexandrovitch avec la comtesse Lydie, elle se décida à
écrira à celle-ci.
Ce
fut pour elle une déception cruelle que de voir revenir son messager sans
réponse. Jamais elle ne se sentit blessée, humiliée à ce point, et cependant
elle comprenait que la comtesse pouvait avoir raison. Sa douleur fut d’autant
plus vive qu’elle n’avait à qui la confier.
Wronsky
ne la comprendrait même pas ; il traiterait la chose comme de peu
d’importance, et rien que l’idée du ton froid dont il en parlerait le lui
faisait paraître odieux. Mais la crainte de le haïr était la pire de toutes.
Aussi résolut-elle de lui cacher soigneusement ses démarches par rapport à
l’enfant.
Toute
la journée elle s’ingénia à imaginer d’autres moyens de joindre son fils, et se
décida enfin au plus pénible de tous : écrire directement à son mari. Au
moment où elle commençait sa lettre, on lui apporta la réponse de la comtesse
Lydie. Elle s’était résignée au silence, mais l’animosité, l’ironie qu’elle lut
entre les lignes de ce billet, la révoltèrent.
« Quelle
cruauté ! quelle hypocrisie ! pensa-t-elle ; ils veulent me
blesser et tourmenter l’enfant ! Je ne les laisserai pas faire ! elle
est pire que moi : du moins, moi, je ne mens pas ! »
Aussitôt
elle prit le parti d’aller le lendemain, anniversaire de la naissance de Serge,
chez son mari ; d’y voir l’enfant en achetant les domestiques coûte que
coûte, et de mettre un terme aux mensonges absurdes dont on le troublait.
Anna
commença par courir acheter des joujoux et fit son plan : elle viendrait
le matin de bonne heure, avant qu’Alexis Alexandrovitch fût levé ; elle
aurait de l’argent tout prêt pour le suisse et le domestique, afin qu’on la
laissât monter sans lever son voile, sous prétexte de poser sur le lit de Serge
des cadeaux envoyés par son parrain. Quant à ce qu’elle dirait à son fils, elle
avait beau y penser, elle ne pouvait rien préparer.
Le
lendemain matin, vers huit heures, Anna descendit de voiture et sonna à la
porte de son ancienne demeure.
« Va
donc voir qui est là. On dirait une dame », dit Kapitonitch à son aide, un
jeune garçon qu’Anna ne connaissait pas, en apercevant par la fenêtre une dame
voilée sur le perron ; le suisse était en déshabillé du matin. Anna, à
peine entrée, glissa un billet de trois roubles dans la main du garçon et
murmura : « Serge,… Serge Alexéitch », puis elle fit quelques
pas en avant.
Le
remplaçant du suisse examina l’assignat et arrêta la visiteuse à la seconde
porte.
« Qui
demandez-vous ? » dit-il.
Elle
n’entendit rien et ne répondit pas.
Kapitonitch,
remarquant le trouble de l’inconnue, sortit de sa loge et lui demanda ce
qu’elle désirait.
« Je
viens, de la part du prince Skaradoumof, voir Serge Alexéitch.
–
Il n’est pas encore levé », répondit le suisse, examinant attentivement la
dame voilée.
Anna
ne se serait jamais attendue à être ainsi troublée par l’aspect de cette maison
où elle avait vécu neuf ans. Des souvenirs doux et cruels s’élevèrent dans son
âme, et un moment elle oublia pourquoi elle était là.
« Veuillez
attendre, » dit le suisse en la débarrassant de son manteau. Au même moment
il la reconnut et salua profondément.
« Que
Votre Excellence veuille bien entrer », lui dit-il.
Elle
essaya de parler, mais la voix lui manqua et, jetant un regard suppliant au
vieillard, elle monta l’escalier rapidement. Kapitonitch chercha à la rattraper
et monta derrière elle, accrochant ses pantoufles à chaque marche.
« Le
précepteur n’est peut-être pas habillé. Je vais le prévenir. »
Anna
montait toujours l’escalier bien connu, ne comprenant rien à ce que disait le
vieillard.
« Par
ici, à gauche. Excusez si tout est en désordre. Il a changé de chambre, disait
le suisse essoufflé. Que Votre Excellence veuille attendre un moment ; je
vais regarder. » Et, ouvrant une grande porte, il disparut.
Anna
s’arrêta, attendant.
« Il
vient de se réveiller », dit le suisse sortant par la même porte.
Et
comme il parlait, Anna entendit un bâillement d’enfant, et rien qu’au son de ce
bâillement elle reconnut son fils et le vit devant elle.
« Laisse-moi,
laisse-moi entrer ! » balbutia-t-elle, entrant précipitamment.
À
droite de la porte, sur le lit, un enfant en chemise de nuit, son petit corps
penché en avant, achevait de bâiller en s’étirant ; ses lèvres se
fermèrent en dessinant un sourire à moitié endormi, et, toujours souriant, il
retomba doucement sur son oreiller.
« Mon
petit Serge », murmura-t-elle approchant du lit sans être entendue.
Depuis
qu’ils étaient séparés, et dans ses effusions de tendresse pour l’absent, Anna
revoyait toujours son fils à quatre ans, à l’âge où il avait été le plus
gentil. Maintenant il ne ressemblait même plus à celui qu’elle avait
quitté : il était devenu grand et maigre. Comme son visage lui parut
allongé avec ses cheveux courts ! et ses grands bras ! Il avait bien
changé, mais c’était toujours lui, la forme de sa tête, ses lèvres, son petit
cou et ses épaules larges.
« Mon
petit Serge ! » répéta-t-elle à l’oreille de l’enfant.
Il
se souleva sur son coude, tourna sa tête ébouriffée et, cherchant à comprendre,
ouvrit les yeux. Pendant quelques secondes il regarda d’un œil interrogateur sa
mère immobile près de lui, sourit de bonheur et, les yeux encore à demi fermés
par le sommeil, se jeta, non plus sur son oreiller, mais dans ses bras.
« Serge !
mon cher petit garçon ! » balbutia-t-elle, étouffée par les larmes,
serrant ce corps mignon dans ses deux bras.
« Maman ! »
murmura-t-il, remuant entre les mains de sa mère, comme pour mieux en sentir la
pression.
Il
saisit le dossier du lit d’une main, l’épaule de sa mère de l’autre et tomba
sur elle. Son visage se frottait contre le cou et la poitrine d’Anna,
qu’enivrait ce chaud parfum de l’enfant à demi endormi.
« Je
savais bien, fit-il entr’ouvrant les yeux, c’est mon jour de naissance :
je savais bien que tu viendrais. Je vais tout de suite me lever. »
Et,
tout en parlant, il s’assoupit.
Anna
le dévorait des yeux ; elle remarquait les changements survenus en son
absence, reconnaissait malaisément ces jambes, devenues si longues, ces joues
amaigries, ces cheveux qui formaient de petites boucles sur la nuque, là où
elle l’avait si souvent embrassé. Elle serrait tout cela contre son cœur, et
les larmes l’empêchaient de parler.
« Pourquoi
pleures-tu, maman ? demanda-t-il tout à fait réveillé… Pourquoi
pleures-tu ? répéta-t-il, prêt à pleurer lui-même.
–
Moi ? Je ne pleurerai plus… c’est de joie. Il y a si longtemps que je ne
t’ai vu ! C’est fini, fini, dit-elle renfonçant ses larmes et se
détournant. Maintenant tu vas t’habiller, – fit-elle après s’être un peu
calmée, et, sans quitter la main de Serge, elle s’assit près du lit, sur une
chaise où étaient préparés les vêtements de l’enfant… Comment t’habilles-tu
sans moi ? Comment… ? – elle voulait parler simplement et gaiement,
mais n’y parvenait pas, et se détourna encore.
–
Je ne me lave plus à l’eau froide, papa l’a défendu : tu n’as pas vu
Wassili Loukitch ? Il va venir. Tiens, tu es assise sur mes
affaires ! »
Et
Serge pouffa de rire. Elle le regarda et sourit.
« Maman,
ma chérie ! s’écria-t-il se jetant de nouveau dans ses bras comme s’il eût
mieux compris ce qui lui arrivait, en la voyant sourire.
« Ôte
cela, » dit-il, lui enlevant son chapeau. Et, la voyant tête nue, il se
reprit à l’embrasser.
« Qu’as-tu
pensé de moi ? As-tu cru que j’étais morte ?
–
Jamais je ne l’ai cru.
–
Tu ne l’as pas cru, mon chéri ?
–
Je savais, je savais bien ! » dit-il en répétant sa phrase favorite,
et, saisissant la main qui caressait sa chevelure, il en appuya la paume sur sa
petite bouche et se mit à la baiser.
Wassili
Loukitch, pendant ce temps, était fort embarrassé ; il venait d’apprendre
que la dame dont la visite lui avait paru extraordinaire était la mère de
Serge, cette femme qui avait abandonné son mari et qu’il ne connaissait pas,
puisqu’il n’était entré dans la maison qu’après son départ. Devait-il prévenir
Alexis Alexandrovitch ? Réflexion faite, il résolut de remplir strictement
son devoir en allant lever Serge à l’heure habituelle, sans s’inquiéter de la
présence d’une personne tierce, fût-elle la mère. Mais la vue des caresses de
la mère et de l’enfant, le son de leurs voix et de leurs paroles, lui firent
changer d’avis. Il hocha la tête, soupira et referma doucement la porte.
« J’attendrai encore dix minutes », se dit-il, toussant légèrement en
s’essuyant les yeux.
Une
vive émotion régnait parmi les domestiques ; ils savaient tous que Kapitonitch
avait laissé entrer leur maîtresse, et qu’elle se trouvait dans la chambre de
l’enfant ; ils savaient aussi que leur maître entrait d’habitude chaque
matin chez Serge à neuf heures ; chacun d’eux sentait que les époux ne
devaient pas se rencontrer, qu’il fallait les en empêcher.
Korneï,
le valet de chambre, descendit chez le suisse pour demander pourquoi on avait
introduit Anna, et, apprenant que Kapitonitch lui-même l’avait escortée
jusqu’en haut, il lui adressa une verte réprimande. Le suisse garda un silence
obstiné, mais, lorsque le valet de chambre déclara qu’il méritait d’être
chassé, le vieillard sauta en l’air, et, s’approchant de Korneï avec un geste
énergique :
« Oui-da,
tu ne l’aurais pas laissée entrer, toi ! dit-il. Après avoir servi dix ans
et n’avoir entendu que de bonnes paroles, tu lui aurais dit maintenant :
ayez la bonté de sortir ! Tu comprends la politique, toi, en fine mouche.
Ce que tu n’oublieras pas, par exemple, c’est de voler monsieur et de traîner
ses pelisses !
–
Soldat ! répondit Korneï avec mépris, et il se tourna vers la bonne, qui
entrait en ce moment. Soyez juge, Marie Efimovna : il a laissé entrer
Madame, sans rien dire à personne, et tout à l’heure Alexis Alexandrovitch,
quand il sera levé, ira dans la chambre des enfants.
–
Quelle affaire, quelle affaire ! dit la bonne. Mais Korneï Wassilitch,
trouvez donc un moyen de retenir Monsieur pendant que je courrai la prévenir et
la faire sortir. Quelle affaire ! »
Quand
la bonne entra chez l’enfant, Serge racontait à sa mère comment Nadinka et lui
étaient tombés en glissant d’une montagne de glace, et avaient fait trois
culbutes. Anna écoutait le son de la voix, regardait le visage, le jeu de la
physionomie de son fils, palpait ses petits bras, mais ne comprenait rien de ce
qu’il disait. Il faudrait le quitter, s’en aller, elle ne comprenait, ne
sentait que cela. Elle avait entendu les pas de Wassili Loukitch et sa petite
toux discrète, et maintenant elle entendait approcher la bonne, mais, incapable
de bouger et de parler, elle restait immobile comme une statue.
« Madame,
ma colombe ! murmura la vieille femme s’approchant d’Anna et lui baisant
les épaules et les mains. Voilà une joie envoyée de Dieu à celui que nous fêtons
aujourd’hui ! Vous n’êtes pas changée du tout.
–
Ah ! Niania, ma chère, je ne vous savais pas dans la maison, dit Anna, revenant
à elle pour un moment.
–
Je ne demeure plus ici, je vis chez ma fille, mais je suis venue ce matin féliciter
Serge, Anna Arcadievna, ma colombe ! »
La
vieille femme se prit à pleurer et à baiser de nouveau la main de son ancienne
maîtresse.
Serge,
les yeux brillants de joie, tenait d’une main sa mère et de l’autre sa bonne,
en trépignant de ses petits pieds nus sur le tapis. La tendresse de sa chère bonne
pour sa mère le ravissait.
« Maman,
elle vient souvent me voir, et quand elle vient… » Mais il s’arrêta en
voyant la bonne chuchoter quelque chose à sa mère, et le visage de celle-ci
exprimer la frayeur et comme de la honte.
Anna
s’approcha de son fils.
« Mon
chéri ! » lui dit-elle.
Jamais
elle ne put prononcer le mot adieu, mais, à l’expression de son visage,
l’enfant comprit.
« Mon
cher, cher petit Koutia ! murmura-t-elle, employant un surnom qu’elle lui
donnait lorsqu’il était tout petit. Tu ne m’oublieras pas ; ta mè… »
elle ne put achever.
Combien
de choses elle regretta ensuite de n’avoir pas su lui dire, et dans ce moment
elle était incapable de rien trouver, rien exprimer ! Mais Serge comprit
tout ; il sentit que sa mère l’aimait et qu’elle était malheureuse :
il comprit même ce que la bonne lui avait chuchoté, il avait entendu les
mots : « Toujours vers neuf heures », il savait qu’il s’agissait
de son père et qu’il ne devait pas rencontrer sa mère. Mais ce qu’il ne comprit
pas, c’était pourquoi la frayeur et la honte se peignaient sur le visage de
celle-ci.
Elle
n’était pas coupable, et semblait craindre et rougir : de quoi ? Il
aurait voulu faire une question, mais il n’osa pas interroger, car il voyait sa
mère souffrir et elle lui faisait trop de peine ! Il se serra contre elle
en murmurant :
« Ne
t’en va pas encore. Il ne viendra pas de sitôt. »
Sa
mère s’éloigna d’elle un instant pour le regarder et tâcher de comprendre s’il
pensait bien ce qu’il disait ; à l’air effrayé de l’enfant, elle sentit
qu’il parlait bien réellement de son père.
« Serge,
mon ami, dit-elle, aime-le : il est meilleur que moi, et je suis coupable
envers lui. Quand tu seras grand, tu jugeras.
–
Personne n’est meilleur que toi, s’écria l’enfant avec des sanglots désespérés,
et, s’accrochant aux épaules de sa mère, il la serra de toute la force de ses
petits bras tremblants.
–
Ma petite âme, mon chéri ! » balbutia Anna, et elle fondit en larmes
comme un enfant.
En
ce moment la porte s’ouvrit, et Wassili Loukitch entra ; on entendait déjà
d’autres pas, et la bonne effrayée tendit à Anna son chapeau en lui disant tout
bas : « Il vient ». Serge se laissa tomber sur son lit en
sanglotant et se couvrant le visage de ses mains ; Anna les lui retira
pour baiser encore ses joues baignées de larmes, et sortit d’un pas précipité.
Alexis Alexandrovitch venait à sa rencontre ; il s’arrêta en la voyant et
courba la tête.
Quoiqu’elle
eût affirmé, une minute auparavant, qu’il était meilleur qu’elle, le regard
rapide qu’elle jeta sur toute la personne de son mari ne réveilla en elle qu’un
sentiment de haine, de mépris et de jalousie par rapport à son fils. Elle
baissa rapidement son voile et sortit presque en courant.
Dans
sa hâte, elle avait laissé dans la voiture les joujoux choisis la veille avec
tant de tristesse et d’amour, et les rapporta à l’hôtel.
Anna,
quoiqu’elle s’y fût préparée à l’avance, ne s’attendait pas aux violentes
émotions que lui causa la vue de son fils ; revenue à l’hôtel, elle se
demandait pourquoi elle était là. « Oui, tout est bien fini, je suis
seule ! « se disait-elle ôtant son chapeau et se laissant tomber dans
un fauteuil près de la cheminée. Et, regardant fixement une pendule posée entre
les fenêtres, au-dessus d’une console, elle s’absorba dans ses réflexions.
La
femme de chambre française qu’elle avait ramenée de l’étranger entra pour
prendre ses ordres ; Anna parut étonnée et répondit : « Plus tard ».
Un domestique, qui vint demander si elle désirait déjeuner, reçut la même
réponse.
La
nourrice italienne entra à son tour, portant l’enfant qu’elle venait
d’habiller : la petite, en voyant sa mère, lui sourit, battant l’air de
ses menottes potelées à la façon d’un poisson agitant ses nageoires ; elle
frappait les plis empesés de sa jupe brodée et se tendait vers Anna, qui ne lui
résista pas. Baisant les joues fraîches et les jolies épaules de sa fille, elle
la laissa s’accrocher à un de ses doigts avec des cris de joie, la prit dans
ses bras, et la fit sauter sur ses genoux ; mais la vue même de cette charmante
créature l’obligea à constater la différence qu’elle établissait dans son cœur
entre elle et Serge.
Toutes
les forces d’une tendresse inassouvie s’étaient jadis concentrées sur son fils,
l’enfant d’un homme qu’elle n’aimait cependant pas, et jamais sa fille, née
dans les plus tristes conditions, n’avait reçu la centième partie des soins
prodigués par elle à Serge. La petite fille ne lui représentait d’ailleurs que
des espérances, tandis que Serge était presque un homme, connaissant déjà la
lutte avec ses sentiments et ses pensées ; il aimait sa mère, la
comprenait, la jugeait peut-être…, pensa-t-elle, se rappelant les paroles de
son fils ; et maintenant elle était séparée de lui, moralement aussi bien
que matériellement, et à cette situation elle ne voyait pas de remède !
Après
avoir rendu la petite à sa nourrice et les avoir congédiées, Anna ouvrit un
médaillon contenant le portrait de Serge au même âge que sa sœur, puis elle
chercha d’autres portraits de lui dans un album : la dernière, la
meilleure photographie, représentait Serge à cheval sur une chaise, en blouse
blanche, la bouche souriante, les sourcils un peu froncés ; la
ressemblance était parfaite. Elle voulut, de ses doigts nerveux, tirer le
portrait de l’album pour le comparer avec d’autres, mais elle n’y parvenait
pas. Pour dégager la carte de son cadre, elle la poussa à l’aide d’une autre
photographie prise au hasard.
C’était
un portrait de Wronsky fait à Rome, en cheveux longs et chapeau mou.
« Le
voilà », se dit-elle et, en le regardant, elle se rappela soudain qu’il
était l’auteur de toutes ses souffrances.
Elle
n’avait pas pensé à lui de toute la matinée, mais la vue de ce mâle et noble
visage, qu’elle connaissait et aimait tant, fit monter un flot d’amour à son
cœur.
« Où
est-il ? Pourquoi me laisse-t-il seule ainsi en proie à ma
douleur ? » se demanda-t-elle avec amertume, oubliant qu’elle lui
dissimulait avec soin tout ce qui concernait son fils. Aussitôt elle l’envoya
prier de monter, et attendit, le cœur serré, les paroles de tendresse dont il
chercherait à la consoler. Le domestique revint lui dire que Wronsky avait du
monde et qu’il faisait demander si elle pouvait le recevoir avec le prince Yavshine,
nouvellement arrivé à Pétersbourg. « Il ne viendra pas seul, et il ne m’a
pas vue depuis hier, au moment de dîner ! » pensa-t-elle ;
« je ne pourrai rien lui dire, puisqu’il sera avec Yavshine » Et une
idée cruelle lui traversa l’esprit : « S’il avait cessé de
m’aimer ! »
Elle
repassa aussitôt dans sa mémoire tous les incidents des jours précédents ;
elle y trouvait des confirmations de cette pensée terrible. La veille, il
n’avait pas dîné avec elle ; il n’habitait pas le même appartement, et
maintenant il venait en compagnie, comme s’il eût craint un tête-à-tête.
« Mais
son devoir est de me l’avouer, le mien de m’éclairer ! Si c’est vrai, je
sais ce qui me reste à faire », se dit-elle, bien que hors d’état
d’imaginer ce qu’elle deviendrait si l’indifférence de Wronsky était prouvée.
Cette terreur voisine du désespoir lui donna une certaine surexcitation ;
elle sonna sa femme de chambre, passa dans son cabinet de toilette, et prit un
soin extrême à s’habiller, comme si Wronsky, devenu indifférent, avait dû
redevenir amoureux à la vue de sa toilette et de sa coiffure. La sonnette
retentit avant qu’elle fût prête.
En
entrant au salon, ce fut Yavshine qu’elle aperçut d’abord, examinant les portraits
de Serge qu’elle avait oubliés sur la table.
« Nous
sommes d’anciennes connaissances, lui dit-elle, allant vers lui et posant sa
petite main dans la main énorme du géant tout confus (cette timidité semblait
bizarre, contrastant avec la taille gigantesque et le visage accentué de
Yavshine). Nous nous sommes vus l’année dernière aux courses… Donnez, dit-elle,
reprenant à Wronsky par un mouvement rapide les photographies de son fils qu’il
regardait, tandis que ses yeux brillants lui jetaient un regard significatif…
Les courses de cette année ont-elles réussi ? Nous avons vu les courses à
Rome, au Corso. Mais vous n’aimez pas la vie à l’étranger ? ajouta-t-elle
avec un sourire caressant. Je vous connais, et, quoique nous nous soyons peu
rencontrés, je connais vos goûts.
–
J’en suis fâché, car mes goûts sont généralement mauvais », dit Yavshine
mordant sa moustache gauche.
Après
un moment de conversation, Yavshine, voyant Wronsky consulter sa montre,
demanda à Anna si elle comptait rester longtemps à Pétersbourg et, prenant son
képi, se leva, déployant ainsi son immense personne.
« Je
ne crois pas, répondit-elle, et elle regarda Wronsky d’un air troublé.
–
Alors nous ne nous reverrons plus ? dit Yavshine se tournant vers
Wronsky : où dînes-tu ?
–
Venez dîner avec moi, – dit Anna d’un ton décidé ; et, contrariée de ne pouvoir
dissimuler sa confusion toutes les fois que sa situation fausse s’affirmait
devant un étranger, elle rougit. – Le dîner ici n’est pas bon, mais du moins
vous vous verrez ; de tous ses camarades de régiment, vous êtes celui que
préfère Alexis.
–
Enchanté, – répondit Yavshine avec un sourire qui prouva à Wronsky qu’Anna lui
plaisait beaucoup. Yavshine prit congé et sortit, Wronsky resta en arrière.
–
Tu pars aussi ? lui demanda-t-elle.
–
Je suis déjà en retard. – Va toujours, je te rejoins », cria-t-il à son
ami.
Elle
lui prit la main et, sans le quitter des yeux, chercha ce qu’elle pourrait bien
dire pour le retenir.
« Attends,
j’ai quelque chose à te demander, et pressant la main de Wronsky contre sa
joue. Je n’ai pas eu tort de l’inviter à dîner ?
–
Tu as très bien fait, répondit-il avec un sourire tranquille.
–
Alexis, tu n’as pas changé pour moi ? demanda-t-elle en lui serrant la
main entre les siennes. Alexis, je n’en puis plus ici. Quand
partons-nous ?
–
Bientôt, bientôt : tu n’imagines pas combien à moi aussi la vie me pèse, –
et il retira sa main.
– Eh
bien, va, va ! » dit-elle d’un ton blessé et elle s’éloigna
précipitamment.
Quand
Wronsky rentra à l’hôtel, Anna n’y était pas ; on lui dit qu’elle était sortie
avec une dame ; cette façon de s’absenter sans dire où elle allait, jointe
à l’air agité, au ton dur dont elle lui avait retiré les photographies de son
fils devant Yavshine, fit réfléchir Wronsky. Il se décida à lui demander une
explication, et l’attendit au salon. Anna ne rentra pas seule, elle amena une
de ses tantes, une vieille fille, la princesse Oblonsky, avec qui elle avait
fait des emplettes : sans remarquer l’air inquiet et interrogateur de
Wronsky, Anna se mit à raconter gaiement ce qu’elle avait acheté dans la
matinée ; mais il lisait une tension d’esprit dans ses yeux brillants
quand furtivement elle le regardait, et une agitation fébrile dans ses
mouvements qui l’inquiétèrent et le troublèrent.
Le
couvert était disposé pour quatre, et on allait se mettre à table, lorsqu’on
annonça Toushkewitch, venu de la part de la princesse Betsy, avec une
commission pour Anna.
Betsy
s’excusait de n’être pas venue lui dire adieu ; elle était souffrante, et
priait Anna de venir la voir, entre sept heures et demie et neuf heures.
Wronsky regarda Anna, comme pour lui faire remarquer qu’en lui désignant une
heure on avait pris les mesures nécessaires afin qu’elle ne rencontrât
personne ; Anna sembla n’y faire aucune attention.
« Je
regrette infiniment de n’être pas libre précisément entre sept heures et demie
et neuf heures, dit-elle avec un imperceptible sourire.
–
La princesse le regrettera beaucoup !
–
Moi aussi.
–
Vous allez probablement entendre la Patti ? demanda Toushkewitch.
–
La Patti ? Vous me donnez une idée. – J’irais certainement si je pouvais
me procurer une loge.
–
Je puis vous en avoir une.
–
Je vous en serais très obligée, dit Anna ; mais ne voulez-vous pas dîner
avec nous ? »
Wronsky
haussa légèrement les épaules ; il ne comprenait rien à la manière d’agir
d’Anna. Pourquoi avait-elle amené la vieille princesse, pourquoi gardait-elle
Toushkewitch à dîner, et surtout pourquoi voulait-elle une loge ?
Pouvait-elle, dans sa position, aller à l’Opéra un jour d’abonnement ?
elle y rencontrerait le monde entier ! Il la regarda sérieusement, mais
elle lui répondit par un regard moitié désolé, moitié railleur, dont il ne put
saisir la signification. Pendant le dîner Anna fut très animée, et sembla faire
des coquetteries tantôt à l’un, tantôt à l’autre de ses convives ; Toushkewitch
alla chercher la loge en sortant de table, et Yavshine descendit fumer avec
Wronsky ; au bout d’un certain temps celui-ci remonta, et trouva Anna en
toilette de soie claire, corsage décolleté, avec des dentelles encadrant et
faisant ressortir l’éclatante beauté de sa tête.
« Vous
allez vraiment au théâtre ? lui dit-il, cherchant à ne pas la regarder.
–
Pourquoi me le demandez-vous de cet air terrifié ? répondit-elle, froissée
de ce qu’il ne la regardait pas. Je ne vois pas pourquoi je n’irais
pas ! »
Elle
semblait ne pas comprendre la signification des mots.
« Évidemment,
il n’y a aucune raison pour cela, dit-il en fronçant les sourcils.
–
C’est précisément ce que je dis, fit-elle, ne voulant rien entendre à l’ironie
de cette réponse, et mettant tranquillement un long gant parfumé.
–
Anna, au nom du ciel ! qu’est-ce qui vous prend ?… lui dit-il,
cherchant à la réveiller, comme l’avait tenté naguère plus d’une fois son mari.
–
Je ne comprends pas ce que vous me voulez.
–
Vous savez bien que vous ne pouvez pas y aller.
–
Pourquoi ? Je n’y vais pas seule ; la princesse a été changer de
toilette et m’accompagnera. »
Il
leva les épaules, découragé.
« Ne
savez-vous donc pas… ? commença-t-il.
–
Mais je ne veux rien savoir ! dit-elle, presque en criant, Je ne le veux
pas, je ne me repens en rien de ce que j’ai fait ; non, non, et non :
si c’était à recommencer, je recommencerais. Il n’y a qu’une chose importante
pour vous et moi, c’est de savoir si nous nous aimons. Le reste est sans
valeur. Pourquoi vivons-nous ici séparés ? Pourquoi ne puis-je aller où
bon me semble ? Je t’aime, et tout m’est égal, dit-elle en russe avec un
regard particulier et pour lui incompréhensible, si tu n’es pas changé à mon
égard ; pourquoi ne me regardes-tu pas ? »
Il
la regarda, il vit sa beauté et la parure qui lui allait si bien ; mais
cette beauté et cette élégance étaient précisément ce qui l’irritait.
« Vous
savez bien que mes sentiments ne sauraient changer ; mais je vous supplie
de ne pas sortir », lui dit-il encore en français, l’œil froid, mais d’une
voix suppliante.
Elle
ne remarqua que le regard et répondit d’un air fâché :
« Et
moi, je vous prie de m’expliquer pourquoi je ne dois pas sortir.
–
Parce que cela peut vous attirer des… – il se troubla.
–
Je ne comprends pas : Toushkewitch n’est pas compromettant, et la princesse
n’est pas plus mal qu’une autre. Ah ! la voilà ! »
Wronsky,
pour la première fois de sa vie, éprouva un mécontentement voisin de la colère.
Ce qui le contrariait surtout c’était de ne pouvoir s’expliquer ouvertement, de
ne pouvoir dira à Anna qu’en paraissant dans cette toilette à l’Opéra, avec une
personne comme la princesse, elle jetait le gant à l’opinion publique, se reconnaissait
pour une femme perdue, et renonçait, par conséquent, à rentrer dans le monde.
« Comment
ne le comprend-elle pas ? Qu’est-ce qui se passe en elle ? » se
disait-il. Et, tandis que son estime pour le caractère d’Anna baissait, le
sentiment de sa beauté grandissait.
Rentré
dans son appartement, il s’assit tout soucieux auprès de Yavshine qui buvait un
mélange d’eau de Seltz et de cognac, ses longues jambes étendues sur une
chaise. Wronsky imita son exemple.
« Tu
dis le cheval de Louskof ? c’est une belle bête que je te conseille
d’acheter, commença Yavshine, jetant un coup d’œil sur le visage sombre de son
camarade. La croupe est fuyante, mais quelles jambes et quelle tête ! on
ne saurait mieux trouver.
–
Aussi je pense bien le prendre, » répondit Wronsky.
Tout
en causant avec son ami, la pensée d’Anna ne le quittait pas, et involontairement
il écoutait ce qui se passait dans le corridor, et regardait la pendule.
« Anna
Arcadievna fait dire qu’elle est partie pour le théâtre », annonça un
domestique.
Yavshine
versa encore un petit verre dans l’eau gazeuse, l’avala et se leva en
boutonnant son uniforme.
« Eh
bien ? partons-nous ? dit-il souriant à moitié sous ses longues moustaches,
et montrant ainsi qu’il comprenait la cause de la contrariété de Wronsky, sans
y attacher d’importance.
–
Je n’irai pas, répondit Wronsky tristement.
–
Moi j’ai promis, je dois y aller ; au revoir ! si tu te ravises,
prends le fauteuil de Krasinski qui est libre, ajouta-t-il en sortant.
–
Non, j’ai à travailler. »
« On
a des ennuis avec sa femme, mais, avec une maîtresse c’est encore pis »,
pensa Yavshine en quittant l’hôtel.
Wronsky,
resté seul, se leva et se prit à marcher de long en large.
« C’est
aujourd’hui le 4e abonnement : mon frère y sera avec sa femme,
avec ma mère probablement, c’est-à-dire tout Pétersbourg ! elle entre en
ce moment, ôte sa fourrure, et la voilà devant tout le monde !
Toushkewitch, Yavshine, la princesse Barbe ! Eh bien, et moi ? ai-je
peur ? ou ai-je donné à Toushkewitch le droit de la protéger ? De
quelque façon qu’on s’y prenne, c’est absurde, c’est absurde ! Et pourquoi
me met-elle dans cette sotte position ? » dit-il avec un geste
désolé. Ce mouvement accrocha le guéridon sur lequel était posé le plateau avec
le cognac et l’eau de Seltz, et faillit le faire tomber ; Wronsky, en
voulant le rattraper, le renversa complètement : il sonna et donna un coup
de pied à la table.
« Si
tu veux rester chez moi, n’oublie pas ton service, dit-il au valet de chambre
qui parut ; que ceci n’arrive plus, pourquoi n’es-tu pas venu emporter
cela ? »
Le
valet de chambre, se sentant innocent, voulut se justifier, mais un coup d’œil
sur son maître lui prouva qu’il valait mieux se taire ; et, s’excusant
bien vite, il s’agenouilla sur le tapis pour relever les débris des verres et
des carafes.
« Ce
n’est pas ton affaire, appelle un garçon, et prépare mon habit. » Il sonna,
fit apporter son habit, et à neuf heures et demie il entrait à l’Opéra. Le
spectacle était commencé.
Le
« Kapelldiener » ôta à Wronsky sa pelisse, et, en le reconnaissant,
l’appela « Votre Excellence ».
Le
corridor était vide, sauf deux valets de pied tenant des fourrures et écoutant
aux portes ; on entendait l’orchestre accompagnant avec soin une voix de
femme : la porte s’entr’ouvrit pour donner passage à un autre Kapelldiener
chargé de placer les spectateurs, et la phrase chantée frappa l’oreille de
Wronsky. Il ne put entendre la fin, la porte s’étant refermée, mais, aux
applaudissements qui suivirent, il comprit que la cadence était terminée.
Les
bravos duraient encore quand il pénétra dans la salle, brillamment éclairée ;
sur la scène, la cantatrice, décolletée et couverte de diamants, saluait en souriant,
et se penchait pour ramasser, avec l’aide du ténor qui lui donnait la main, de
nombreux bouquets.
Un
monsieur admirablement pommadé lui tendait un écrin en allongeant ses bras, et
le public entier, loges et parterre, criait, applaudissait et se levait pour
mieux voir. Wronsky s’avança au milieu du parterre, s’arrêta et examina le
public, moins soucieux que jamais de la scène, du bruit et de tout ce troupeau
de spectateurs entassé dans la salle.
C’étaient
les mêmes dames dans les loges avec les mêmes officiers derrière elles, les
mêmes femmes multicolores, les mêmes uniformes et les mêmes habits noirs ;
au paradis, la même foule malpropre ; et dans toute cette salle comble une
quarantaine de personnes, hommes et femmes, représentaient seules le monde.
L’attention de Wronsky se porta sur ces oasis.
L’acte
venait de finir ; Wronsky s’avança vers les premiers rangs de fauteuils,
et s’arrêta près de la rampe à côté de Serpouhowskoï qui, l’ayant aperçu de
loin, l’appelait d’un sourire.
Wronsky
n’avait pas encore vu Anna et ne la cherchait pas, mais, à la direction que
prenaient les regards, il se douta de l’endroit où elle se trouvait. Il
craignait pis encore, et tremblait d’apercevoir Karénine ; heureusement
celui-ci ne vint pas au théâtre ce jour-là.
« Comme
tu es reste peu militaire, lui dit Serpouhowskoï ; on dirait un diplomate,
un artiste…
–
Oui, en rentrant à la maison j’ai endossé l’habit, répondit Wronsky souriant et
prenant lentement sa lorgnette.
–
C’est en quoi je t’envie ; quand je rentre en Russie, je t’avoue que je
remets ceci à regret, dit-il en touchant ses aiguillettes. Je pleure ma
liberté. »
Serpouhowskoï
avait depuis longtemps renoncé à pousser Wronsky dans la carrière militaire,
mais il l’aimait toujours, et se montra particulièrement aimable pour lui ce
soir-là.
« Il
est fâcheux que tu aies manqué le premier acte. »
Wronsky
examina avec sa lorgnette les baignoires et le premier rang ; tout à coup
la tête d’Anna lui apparut, fière et d’une beauté frappante, dans son cadre de
dentelles, auprès d’une dame à turban et d’un vieillard chauve et clignant des
yeux ; Anna occupait la cinquième baignoire, à vingt pas de lui ;
assise sur le devant de la loge, elle causait avec Yavshine en se détournant un
peu. L’attache de sa nuque avec ses belles et opulentes épaules, le rayonnement
contenu de ses yeux et de son visage, tout la lui rappelait telle qu’il l’avait
vue, jadis, au bal de Moscou. Mais les sentiments que lui inspirait sa beauté
n’étaient plus les mêmes : ils n’avaient rien de mystérieux ; aussi,
tout en subissant son charme plus vivement encore, se sentait-il presque
froissé de la voir si belle ; il ne douta pas qu’elle ne l’eût aperçu,
quoiqu’elle ne le fit pas paraître.
Lorsque
au bout d’un instant Wronsky dirigea de nouveau sa lorgnette vers la loge, il
vit la princesse Barbe, très rouge, rire d’un air forcé en regardant fréquemment
la baignoire voisine ; Anna, frappant de son éventail fermé le rebord de
la toge, regardait au loin, avec l’intention évidente de ne pas remarquer ce
qui se passait à côté d’elle. Quant à Yavshine, son visage exprimait les mêmes
impressions qu’en perdant au jeu ; il ramenait de plus en plus sa
moustache gauche dans la bouche, fronçait le sourcil, et regardait de travers
dans la loge voisine.
Dans
cette loge se trouvaient les Kartasof, que Wronsky connaissait, et avec
lesquels Anna avait aussi été en relations ; Mme Kartasof,
une petite femme maigre, était debout, tournant le dos à Anna, et mettait une
sortie de bal que lui tendait son mari ; son visage était pâle,
mécontent ; elle semblait parler avec agitation ; le mari, un gros
monsieur chauve, jetait des regards sur Anna, en faisant de son mieux pour
calmer sa femme.
Quand
celle-ci eut quitté la loge, le mari s’y attarda, cherchant à rencontrer le
regard d’Anna pour la saluer, mais elle ne voulut pas le remarquer et se pencha
en arrière, s’adressant à la tête rasée de Yavshine courbé vers elle. Kartasof
sortit sans avoir salué, et la loge resta vide.
Wronsky
ne comprit rien à cette petite scène, mais se rendit parfaitement compte
qu’Anna venait d’être humiliée ; il vit, à l’expression de son visage,
qu’elle rassemblait ses dernières forces pour soutenir son rôle jusqu’au bout,
et pour garder l’apparence du calme le plus absolu. Ceux qui ignoraient son
histoire, qui ne pouvaient entendre les expressions indignées de ses anciennes
amies sur cette audace à paraître ainsi, dans tout l’éclat de sa beauté et de
sa parure, n’auraient pu soupçonner que cette femme passait par les mêmes
impressions de honte qu’un malfaiteur au poteau d’infamie.
Vivement
troublé, Wronsky se rendit dans la loge de son frère, avec l’espoir d’y
recueillir quelques détails. Il traversa avec intention le parterre du côté
opposé à la loge d’Anna, et se heurta en sortant à son ancien colonel, qui
causait avec deux personnes. Wronsky entendit prononcer le nom de Karénine, et
remarqua la hâte du colonel à l’appeler à haute voix de son nom, en regardant
significativement ses interlocuteurs.
« Ah !
Wronsky ! Quand te verrons-nous au régiment ? nous ne te ferons pas
grâce d’un banquet. Tu es à nous jusqu’au bout des ongles, toi, dit le colonel.
–
Je n’en aurai pas le temps cette fois, je le regrette vivement », répondit
Wronsky, montant rapidement l’escalier qui conduisait à la loge de son frère.
La
vieille comtesse sa mère était dans la loge, avec ses petites boucles d’acier.
Waria et la jeune princesse Sarokine se promenaient dans le corridor ; en
apercevant son beau-frère, Waria reconduisit sa compagne auprès de sa mère et,
prenant le bras de Wronsky, entama le sujet qui l’intéressait, avec une émotion
qu’il avait rarement remarquée en elle.
« Je
trouve que c’est lâche et vil ; Mme Kartasof n’avait aucun
droit de le faire. Mme Karénine…
–
Mais qu’y a-t-il ? je ne sais rien.
–
Comment, tu n’as rien entendu ?
–
Tu comprends bien que je serai le dernier à savoir quelque chose.
– Y
a-t-il une plus méchante créature au monde que cette Kartasof !
–
Mais qu’a-t-elle fait !
–
C’est mon mari qui me l’a raconté : elle a insulté Mme Karénine.
Son mari lui a adressé la parole d’une loge à l’autre ; on dit qu’elle lui
a fait une scène, s’est permis tout haut une expression offensante, et s’en est
allée.
–
Comte, votre maman vous appelle, dit la jeune princesse Sarokine entr’ouvrant
la porte de la loge.
–
Je t’attends toujours, lui dit sa mère souriant ironiquement ; on ne te
voit plus du tout. »
Le
fils sentit qu’elle ne pouvait dissimuler sa satisfaction.
« Bonjour,
maman, je venais chez vous, répondit-il froidement.
–
Eh quoi ? tu ne vas pas faire la cour à Mme Karénine ?
ajouta-t-elle quand la jeune fille se fut éloignée ; elle fait sensation.
On oublie la Patti pour elle.
–
Maman, je vous ai priée de ne pas me parler de cela, répondit-il d’un air
sombre.
–
Je dis ce que tout le monde dit. »
Wronsky
ne répondit pas et, après avoir échangé quelques mots avec la jeune princesse,
sortit. Il rencontra son frère à la porte.
« Ah !
Alexis ! dit le frère, quelle vilenie ! c’est une sotte, rien de
plus… je voulais aller voir Mme Karénine. Allons ensemble. »
Wronsky
ne l’écoutait pas, il descendit l’escalier rapidement, sentant qu’il avait un
devoir à accomplir, mais lequel ?
Agité
par la colère, furieux de la fausse position dans laquelle Anna les avait mis
tous deux, il se sentait cependant plein de pitié pour elle.
En
se dirigeant du parterre vers la baignoire d’Anna, il vit Strémof accoudé à la
loge, causant avec elle.
« Il
n’y a plus de ténors, disait-il, le moule en est brisé. »
Wronsky
salua et s’arrêta pour parler à Strémof.
« Vous
êtes venu tard, il me semble, et vous avez manqué le meilleur morceau, dit Anna
à Wronsky, d’un air qui lui parut moqueur.
–
Je suis un juge médiocre, répondit-il, la regardant sévèrement.
–
Comme le prince Yavshine, dit-elle en souriant, qui trouve que la Patti chante
trop fort.
–
Merci », dit-elle, prenant de sa petite main emprisonnée dans un long gant
le programme que lui tendait Wronsky ; et au même moment son beau visage
tressaillit ; elle se leva et se retira dans le fond de la loge.
Le
dernier acte commençait à peine, lorsque Wronsky, voyant la loge d’Anna vide,
se leva, quitta le parterre et rentra à l’hôtel.
Anna
aussi était rentrée ; Wronsky la trouva telle qu’elle était au théâtre,
assise sur le premier fauteuil venu, près du mur, regardant devant elle. En
voyant entrer Wronsky, elle jeta sans bouger un coup d’œil sur lui.
« Anna,
lui dit-il…
–
C’est toi, toi qui es cause de tout ! s’écria-t-elle, se levant, des
larmes de rage et de désespoir dans la voix.
–
Je t’ai priée, suppliée de n’y pas aller, je savais que tu te préparais une
épreuve peu agréable…
–
Peu agréable ! s’écria-t-elle, horrible ! Quand je vivrais cent ans,
je ne l’oublierais pas. Elle a dit qu’on se déshonorait à être assise près de
moi.
–
Ce sont les paroles d’une sotte, mais pourquoi risquer de les entendre, pourquoi
s’y exposer… ?
–
Je hais ta tranquillité. Tu n’aurais pas dû me pousser à cela ; si tu
m’aimais…
–
Anna ! à quel propos mettre ici mon amour en jeu ?
–
Oui, si tu m’aimais comme je t’aime, si tu souffrais comme moi… »
dit-elle, le regardant avec une expression de terreur.
Elle
lui fit pitié, et il protesta de son amour, parce qu’il voyait bien que c’était
le seul moyen de la calmer ; mais au fond du cœur il lui en voulait.
Elle,
au contraire, buvait ces serments d’amour qu’il croyait banni de répéter, et se
tranquilliserait peu à peu.
Deux
jours après ils partirent pour la campagne, complètement réconciliés.
Daria
Alexandrovna accepta la proposition que lui firent les Levine de passer l’été
chez eux, car sa maison de Yergoushovo tombait en ruines ; Stépane Arcadiévitch,
retenu à Moscou par ses occupations, approuva fort cet arrangement, et témoigna
un vif regret de ne pouvoir venir que de loin en loin. Outre les Oblonsky et
leur troupeau d’enfants, les Levine eurent la visite de la vieille princesse,
qui se croyait indispensable auprès de sa fille à cause de la situation
de celle-ci ; ils eurent encore Warinka, l’amie de Kitty à Soden, et Serge
Ivanitch, qui, seul parmi les hôtes de Pakrofsky, représenta la famille Levine,
bien qu’il ne fût Levine qu’à moitié : Constantin, quoique fort attaché à
tous ceux qui logeaient sous son toit, se surprit à regretter un peu ses
habitudes d’autrefois, en constatant que « l’élément Cherbatzky »,
comme il l’appelait, était bien envahissant. La vieille maison, déserte si
longtemps, n’avait presque plus de chambre inoccupée ; chaque jour, en se
mettant à table, la princesse comptait les convives, afin de ne pas risquer
d’être treize, et Kitty, en bonne ménagère, mit tous ses soins à
s’approvisionner de poulets et de canards, pour satisfaire aux appétits de ses
hôtes, que l’air de la campagne rendait exigeants. La famille était à table, et
les enfants projetaient d’aller chercher des champignons avec la gouvernante et
Warinka, lorsque, au grand étonnement de tous, Serge Ivanitch témoigna le désir
de faire partie de l’expédition.
« Permettez-moi
d’aller avec vous, dit-il en s’adressant à Warinka.
–
Avec plaisir », répondit celle-ci en rougissant. Kitty échangea un regard
avec Dolly. Cette proposition confirmait une idée qui les préoccupait depuis
quelque temps.
Après
le dîner les deux frères causèrent, tout en prenant la café, mais Kosnichef
surveillait la porte par laquelle les promeneurs devaient sortir, et, dès qu’il
aperçut Warinka, en robe de toile, un mouchoir blanc sur la tête, il
interrompit la conversation, avala le fond de sa tasse, et s’écria :
« Me voilà, me voilà, Barbe Andrevna. »
« Que
dites-vous de ma Warinka ? N’est-ce pas qu’elle est charmante ? dit
Kitty, s’adressant à son mari et à sa sœur, de façon à être entendue de Serge
Ivanitch.
–
Tu oublies toujours ton état, Kitty ; il est imprudent de crier
ainsi », interrompit la princesse, sortant précipitamment du salon.
Warinka revint sur ses pas en entendant réprimander son amie ; elle était
animée, émue et troublée ; Kitty l’embrassa et lui donna mentalement sa
bénédiction.
« Je
serais très heureuse si certaine chose arrivait, lui murmura-t-elle.
–
Venez-vous avec nous ? demanda la jeune fille à Levine pour dissimuler son
embarras.
–
Oui, jusqu’aux granges ; j’ai de nouvelles charrettes à examiner. Et toi,
où seras-tu ? demanda-t-il à sa femme.
–
Sur la terrasse. »
Sur
cette terrasse où les dames se réunissaient volontiers après le dîner, on se
livrait ce jour-là à une grave occupation. Outre la confection habituelle
d’objets variés destinés à la layette, on y faisait des confitures d’après un
procédé pratiqué chez les Cherbatzky, mais inconnu de la vieille Agathe Mikhaïlovna.
Celle-ci, rouge, les cheveux en désordre, les manches relevées jusqu’au coude,
tournait, de fort mauvaise humeur, la bassine à confitures, au-dessus d’un
petit fourneau portatif, tout en faisant intérieurement des vœux pour que la
framboise brûlât. La vieille princesse, auteur de ces innovations et se sentant
maudite en conséquence, surveillait du coin de l’œil les mouvements de la
ménagère, sans cesser de causer avec ses filles d’un air indifférent. La conversation
des trois femmes tomba sur Warinka, et Kitty, pour n’être pas comprise d’Agathe
Mikhaïlovna, exprima en français l’espoir d’apprendre que Serge Ivanitch
s’était déclaré.
« Qu’en
pensez-vous, maman ?
–
Je pense que ton beau-frère a le droit de prétendre aux meilleurs partis de la
Russie, quoiqu’il ne soit plus de la première jeunesse ; quant à elle,
c’est une personne excellente…
–
Mais songez donc, maman, que Serge, avec sa situation dans le monde, n’a aucun
besoin d’épouser une femme à cause de ses relations ou de sa fortune ; ce
qu’il lui faut, c’est une jeune fille douce, intelligente, aimante… Oh !
ce serait si bien ! quand ils vont rentrer de leur promenade, je lirai
tout dans leurs yeux ! Qu’en dis-tu, Dolly ?
–
Ne t’agite donc pas ainsi, cela ne te vaut rien, reprit la princesse.
–
Maman, comment papa vous a-t-il demandée en mariage ? dit tout à coup
Kitty, fière, en sa qualité de femme mariée, de pouvoir aborder ces sujets
importants avec sa mère comme avec une égale.
–
Mais très simplement, répondit la princesse dont le visage s’illumina à ce
souvenir.
–
Vous l’aimiez avant qu’il se fût déclaré ?
–
Certainement. Tu crois donc que vous avez inventé quelque chose de nouveau ?
Cela s’est décidé, comme toujours, par des regards et des sourires. – Kostia
t’a-t-il rien dit de si particulier ?
–
Oh ! lui, il a écrit sa déclaration avec de la craie. Qu’il y a longtemps
de cela déjà !
–
J’y pense, reprit Kitty après un silence pendant lequel les trois femmes
avaient été préoccupées des mêmes pensées : ne faudrait-il pas préparer
Serge à l’idée que Warinka a eu un premier amour ?
–
Tu te figures que tous les hommes attachent autant d’importance à cela que ton
mari, reprit Dolly. Je suis sûre que le souvenir de Wronsky le tourmente
encore !
– C’est
vrai, dit Kitty avec un regard pensif.
–
Qu’y a-t-il là qui puisse l’inquiéter ? demanda la princesse, disposée à
la susceptibilité dès que sa surveillance maternelle semblait mise en question.
Wronsky t’a fait la cour, mais à quelle jeune fille ne la fait-on pas ?
–
Quel bonheur pour Kitty qu’Anna soit survenue, fit remarquer Dolly, et comme
les rôles sont intervertis ! Anna était heureuse alors, tandis que Kitty
se croyait à plaindre. J’ai souvent songé à cela !
–
Il est bien inutile de penser à cette femme sans cœur, s’écria la princesse qui
ne se consolait pas d’avoir Levine pour gendre au lieu de Wronsky.
–
Certes oui, et quant à moi je ne veux pas y penser du tout, reprit Kitty, entendant
le pas bien connu de son mari sur l’escalier.
– À
qui ne veux-tu plus penser ? » demanda Levine, paraissant sur la
terrasse. Personne ne lui répondit, et il ne réitéra pas sa question.
« Je
regrette de troubler votre intimité », dit-il, vexé de sentir qu’il
interrompait une conversation qu’on ne voulait pas poursuivre devant lui, et
pendant un instant il se trouva à l’unisson de la vieille bonne, furieuse de
subir la domination des Cherbatzky.
Il
s’approcha cependant de Kitty en souriant.
« Viens-tu
au-devant des enfants ? J’ai fait atteler.
–
Tu ne prétends pas secouer Kitty en char à bancs, j’imagine ?
–
Nous irons au pas, princesse. » Levine n’avait pu se décider, comme ses
beaux-frères, à nommer la princesse maman, quoiqu’il l’aimât et la
respectât ; il aurait cru porter atteinte au souvenir de sa mère. Cette
nuance froissait la princesse.
« Alors
j’irai à pied, dit Kitty se levant pour prendre le bras de son mari.
–
Eh bien, Agathe Mikhaïlovna, vos confitures réussissent-elles, grâce à la nouvelle
méthode ? demanda Levine en souriant à la ménagère pour la dérider.
–
On prétend qu’elles sont bonnes, mais selon moi elles sont trop cuites.
–
Au moins ne tourneront-elles pas, Agathe Mikhaïlovna, dit Kitty, devinant
l’intention de son mari, et vous savez qu’il n’y a plus de glace dans la
glacière. Quant à vos salaisons, maman assure n’en avoir jamais mangé de
meilleures, ajouta-t-elle, ajustant en souriant le fichu dénoué de la ménagère.
–
Ne me consolez pas, madame, répondit Agathe Mikhaïlovna regardant Kitty d’un
air encore fâché, il me suffit de vous voir avec lui pour être
contente. »
Cette
façon familière de désigner son maître toucha Kitty.
« Venez
nous montrer les bons endroits pour trouver des champignons. » La vieille
hocha la tête en souriant. « On voudrait vous garder rancune qu’on ne le
pourrait pas », semblait dire ce sourire.
« Suivez
mon conseil, mettez au-dessus de chaque pot de confiture un rond de papier
imbibé de rhum, et vous n’aurez pas besoin du glace pour les conserver »,
dit la princesse.
Kitty
avait remarqué le mécontentement passager qui s’était si vivement traduit dans
la physionomie de son mari : aussi fut-elle bien aise de se trouver un moment
seule avec lui. Ils prirent les devants sur la route poudreuse, toute semée
d’épis et de grains, et Levine oublia vite l’impression pénible qu’il avait
éprouvée, pour jouir du sentiment pur et encore si nouveau de la présence de la
femme aimée ; sans avoir rien à lui dire, il désirait entendre le son de
la voix de Kitty, voir ses yeux, auxquels son état donnait un regard particulier
de douceur et de sérieux.
« Appuie-toi
sur moi, tu te fatigueras moins.
–
Je suis si heureuse d’être seule un moment avec toi ! j’aime les miens,
mais je regrette nos soirées d’hiver à nous deux. Sais-tu de quoi nous parlions
quand tu es venu ?
–
De confitures ?
–
Oui, mais aussi de demandes en mariage, de Serge et de Warinka. Les as-tu
remarqués ? Qu’en penses-tu ? ajouta-t-elle, se tournant vers son
mari pour le voir bien en face.
–
Je ne sais que penser ; Serge m’a toujours étonné. Tu sais qu’il a jadis
été amoureux d’une jeune fille qui est morte ; c’est un de mes souvenirs
d’enfance ; depuis lors, je crois que les femmes n’existent plus pour lui.
–
Mais Warinka ?
–
Peut-être… je ne sais… Serge est un homme trop pur, qui ne vit que par l’âme…
–
Tu veux dire qu’il est incapable de devenir amoureux, dit Kitty, exprimant à sa
façon l’idée de son mari.
–
Je ne dis pas cela, mais il n’a pas de faiblesses, et c’est ce que je lui
envie, malgré mon bonheur. Il ne vit pas pour lui-même, c’est le devoir qui le
guide, aussi a-t-il le droit d’être tranquille et satisfait.
–
Et toi ? pourquoi serais-tu mécontent de toi ? demanda-t-elle avec un
sourire ; elle savait que l’admiration exagérée de son mari pour Serge
Ivanitch, et son découragement de lui-même, tenaient tout à la fois au
sentiment excessif de son bonheur et à un désir incessant de devenir meilleur.
–
Je suis trop heureux, je n’ai rien à souhaiter en ce monde, si ce n’est que tu
ne fasses pas de faux pas, et quand je me compare à d’autres, à mon frère
surtout, je sens toute mon infériorité.
–
Mais ne penses-tu pas toujours à ton prochain, dans ton exploitation, dans ton
livre ?
–
Je le fais superficiellement, comme une tâche dont je cherche à me débarrasser.
Ah ! si je pouvais aimer mon devoir comme je t’aime. C’est toi qui es la
coupable !
–
Voudrais-tu changer avec Serge ? ne plus aimer que ton devoir et le bien général ?
–
Certes non. Au reste je suis trop heureux pour raisonner juste… Ainsi tu crois
que la demande aura lieu aujourd’hui ? demanda-t-il après un moment de
silence. Tiens, voilà le char à bancs qui nous rejoint.
–
Kitty, tu n’es pas fatiguée ? cria la princesse.
–
Pas le moins du monde, maman. »
La
promenade se continua à pied.
Warinka
parut très attrayante ce jour-là à Serge Ivanitch ; tout en marchant à ses
côtés, il se rappela ce qu’il avait entendu dire de son passé et ce qu’il avait
remarqué lui-même de bon et d’aimable en elle. Son cœur éprouvait un sentiment
particulier, ressenti une seule fois, jadis, dans sa première jeunesse, et
l’impression de joie causée par la présence de la jeune fille fut un instant si
vive qu’en mettant dans le panier de celle-ci un champignon monstre qu’il
venait de trouver, leurs yeux se rencontrèrent dans un regard trop expressif.
« Je
vais chercher des champignons avec indépendance, dit-il, craignant de succomber
comme un enfant à l’entraînement du moment, car je m’aperçois que mes trouvailles
passent inaperçues. » – « Pourquoi résisterais-je, pensa-t-il
quittant la lisière du bois pour s’enfoncer dans la forêt, où, tout en allumant
son cigare, il se livra à ses réflexions ? Le sentiment que j’éprouve
n’est pas de la passion, c’est une inclination naturelle, à ce qu’il me semble,
et qui n’entraverait ma vie en rien. Ma seule objection sérieuse au mariage est
la promesse que je me suis faite, en perdant Marie, de rester fidèle à son souvenir. »
Cette objection, Serge Ivanitch le sentait bien, ne touchait qu’un rôle
poétique qu’il jouait aux yeux du monde. Aucune femme, aucune jeune fille, ne
répondait mieux que Warinka a tout ce qu’il cherchait dans celle qu’il
épouserait. Elle avait le charme de la jeunesse sans enfantillage, l’usage du
monde sans aucun désir d’y briller, une religion élevée et basée sur de sérieuses
convictions. De plus, elle était pauvre, sans famille, et n’imposerait pas,
comme Kitty, une nombreuse parenté à son mari. Et cette jeune fille l’aimait.
Quelque modeste qu’il fût, il s’en apercevait. La différence d’âge entre eux ne
serait pas un obstacle ; Warinka n’avait-elle pas dit une fois, qu’un
homme de cinquante ans ne passait pour un vieillard qu’en Russie ; en
France, c’était « la force de l’âge ». Or, à quarante ans, il était
« un jeune homme ». Lorsqu’il entrevit la taille souple et gracieuse
de Warinka entre les vieux bouleaux, son cœur se serra joyeusement, et, décidé
à s’expliquer, il jeta son cigare et s’avança vers la jeune fille.
« Barbe
Andrevna, dans ma jeunesse je m’étais fait un idéal de la femme que je serais
heureux d’avoir pour compagne ; ma vie s’est passée jusqu’ici sans la rencontrer,
vous seule réalisez mon rêve. Je vous aime et vous offre mon nom. »
Ces
paroles sur les lèvres, Serge Ivanitch regardait Warinka agenouillée dans
l’herbe à dix pas de lui, et défendant un champignon contre les attaques de
Gricha afin de le réserver aux plus petits.
« Par
ici, par ici, il y en a des quantités, criait-elle de sa jolie voix bien
timbrée. Elle ne se leva pas à l’approche de Kosnichef, mais tout, dans sa
personne, témoignait de la joie de le revoir.
–
Avez-vous trouvé quelque chose ? lui demanda-t-elle, tournant son aimable
visage souriant vers lui.
–
Rien du tout », répondit-il.
Après
avoir indiqué les bons endroits aux enfants, elle se leva et rejoignit
Serge ; ils firent silencieusement quelques pas ; Warinka, étouffée
par l’émotion, se doutait de ce que Kosnichef avait sur le cœur. Tout à coup,
quoiqu’elle n’eût guère envie de parler, elle rompit le silence pour dire
presque involontairement :
« Si
vous n’avez rien trouvé, c’est qu’il y a toujours moins de champignons dans
l’intérieur du bois que sur la lisière. »
Kosnichef
soupira sans répondre, cette phrase insignifiante lui déplaisait ; ils
continuèrent à marcher, s’éloignant toujours plus des enfants. Le moment était
propice pour une explication, et Serge Ivanitch, en voyant l’air troublé et les
yeux baissés de la jeune fille, s’avoua même qu’il l’offensait en se taisant ;
il s’efforça de se rappeler ses réflexions sur le mariage, mais, au lieu des
paroles qu’il avait préparées, il demanda :
« Quelle
différence y a-t-il entre un cèpe et un mousseron ? »
Les
lèvres de Warinka tremblèrent en répondant :
« Il
n’y a de différence que dans le pied. » Tous deux sentirent que c’en était
fait ; les mots qui devaient les unir ne seraient pas prononcés, et
l’émotion violente qui les agitait se calma peu à peu.
« Le
pied du mousseron fait penser à une barbe noire mal rasée, dit tranquillement
Serge Ivanitch.
–
C’est vrai », répondit Warinka avec un sourire. Puis leur promenade se dirigea
involontairement du côté des enfants. Warinka était confuse et blessée, mais
cependant soulagée. Serge Ivanitch repassait dans son esprit ses raisonnements
sur le mariage, et les trouvait faux. Il ne pouvait être infidèle au souvenir
de Marie.
« Doucement,
enfants, doucement », cria Levine voyant les enfants se précipiter vers
Kitty avec des cris de joie.
Derrière
les enfants parurent Serge Ivanitch et Warinka ; Kitty n’eut pas besoin de
questionner ; elle comprit, à leur ton calme et un peu honteux, que
l’espoir dont elle se berçait ne se réaliserait pas.
« Cela
ne prend pas », dit-elle à son mari en rentrant.
On
se réunit sur la terrasse, pendant que les enfants prenaient le thé ;
l’impression qu’il s’était passé un fait important, quoique négatif, pesait sur
tout le monde, et pour dissimuler l’embarras général on causa avec une
animation forcée. Serge Ivanitch et Warinka semblaient deux écoliers qui
auraient échoué à leurs examens ; Levine et Kitty, plus amoureux que
jamais l’un de l’autre, se sentaient confus de leur bonheur, comme d’une
allusion indiscrète à la maladresse de ceux qui ne savaient pas être heureux.
Stépane
Arcadiévitch, et peut-être le vieux prince, devaient arriver par le train du
soir.
« Alexandre
ne viendra pas, croyez-moi, disait la princesse : il prétend qu’on ne doit
pas troubler la liberté de deux jeunes mariés.
–
Papa nous abandonne ; grâce à ce principe, nous ne le voyons plus, dit
Kitty ; et pourquoi nous considère-t-il comme de jeunes mariés, quand nous
sommes déjà d’anciens époux ? »
Le
bruit d’une voiture dans l’avenue interrompit la conversation.
« C’est
Stiva, cria Levine, et je vois quelqu’un auprès de lui, ce doit être
papa ; Gricha, courons au-devant d’eux. »
Mais
Levine se trompait ; le compagnon de Stépane Arcadiévitch était un beau
gros garçon, coiffé d’un béret écossais avec de longs rubans flottants, nommé
Vassia Weslowsky, parent éloigné des Cherbatzky et un des ornements du beau
monde de Moscou et Pétersbourg. Weslowsky ne fut aucunement troublé du
désenchantement causé par sa présence ; il salua gaiement Levine, lui
rappela qu’ils s’étaient rencontrés autrefois, et enleva Gricha pour
l’installer dans la calèche.
Levine
suivit à pied : contrarié de ne pas voir le prince, qu’il aimait, il
l’était plus encore de l’intrusion de cet étranger dont la présence était
parfaitement inutile ; cette impression fâcheuse s’accrut en voyant Vassia
baiser galamment la main de Kitty devant les personnes assemblées sur le
perron.
« Nous
sommes cousins, votre femme et moi, et d’anciennes connaissances, dit le jeune
homme, serrant une seconde fois la main de Levine.
–
Eh bien, demanda Oblonsky tout en saluant sa belle-mère et en embrassant sa
femme et ses enfants, y a-t-il du gibier ? Nous arrivons avec des projets
meurtriers, Weslowsky et moi. Comme te voilà bonne mine, Dolly ! »
dit-il, baisant la main de celle-ci et la lui caressant d’un geste affectueux.
Levine,
si heureux tout à l’heure, considérait cette scène avec humeur.
« Qui
ces mêmes lèvres ont-elles embrassé hier, pensait-il, et de quoi Dolly est-elle
si contente, puisqu’elle ne croit plus à son amour ? » Il fut vexé de
l’accueil gracieux fait à Weslowsky par la princesse ; la politesse de
Serge Ivanitch pour Oblonsky lui parut hypocrite, car il savait que son frère
ne tenait pas Stépane Arcadiévitch en haute estime. Warinka, à son tour, lui
fit l’effet d’une sainte nitouche, capable de se mettre en frais pour un
étranger, tandis qu’elle ne songeait qu’au mariage. Mais son mécontentement fut
au comble quand il vit Kitty répondre au sourire de ce personnage qui
considérait sa visite comme un bonheur pour chacun ; c’était le confirmer
dans cette sotte prétention.
Il
profita du moment où l’on rentrait en causant avec animation pour s’esquiver.
Kitty, s’étant aperçue de la mauvaise humeur de son mari, courut après lui,
mais il la repoussa, déclarant avoir affaire au bureau, et disparut. Jamais ses
occupations n’avaient eu plus d’importance à ses yeux que ce jour-là.
Levine
rentra lorsqu’on le fit avertir que le souper était servi ; il trouva
Kitty et Agathe Mikhaïlovna debout sur l’escalier, se concertant sur les vins à
offrir.
« Pourquoi
tout ce « fuss »[5], qu’on serve le vin
ordinaire.
–
Non, Stiva n’en boit pas. Qu’as-tu, Kostia ? » demanda Kitty,
cherchant à le retenir ; mais il ne l’écouta pas, et continua son chemin à
grands pas vers le salon, où il se hâta de prendre part à la conversation.
« Eh
bien, allons-nous demain à la chasse ? lui demanda Stépane Arcadiévitch.
–
Allons-y, je vous en prie, dit Weslowsky penché sur sa chaise et assis sur
l’une de ses jambes.
–
Volontiers ; avez-vous déjà chassé cette année ? répondit Levine
s’adressant à Vassia avec une fausse cordialité que Kitty lui connaissait. Je
ne sais si nous trouverons des bécasses, mais les bécassines abondent. Il
faudra partir de bonne heure ; cela ne te fatiguera pas, Stiva ?
–
Jamais ; je suis prêt si tu veux à ne pas dormir de la nuit.
–
Ah oui, vous en êtes capable, dit Dolly avec une certaine ironie, aussi bien
que d’empêcher le sommeil des autres. Pour moi, qui ne soupe pas, je me retire.
–
Non, Dolly, s’écria Stépane Arcadiévitch, allant s’asseoir auprès de sa femme,
reste un moment encore, j’ai tant de choses à te raconter. Sais-tu que
Weslowsky a vu Anna ? Elle habite à 70 verstes d’ici seulement ; il
ira chez elle en nous quittant ; je compte y aller aussi.
–
Vraiment, vous avez été chez Anna Arcadievna ? » demanda Dolly à
Vassinka qui s’était rapproché des dames et s’était placé à côté de Kitty à la
table du souper.
Levine,
tout en causant avec la princesse et Warinka, s’aperçut de l’animation de ce
petit groupe ; il crut à un entretien mystérieux, et la physionomie de sa
femme en regardant la jolie figure de Vassinka lui sembla exprimer un sentiment
profond.
« Leur
installation est superbe, racontait celui-ci avec vivacité, et l’on se sent à
l’aise chez eux. Ce n’est pas à moi de les juger.
–
Que comptent-ils faire ?
–
Passer l’hiver à Moscou, je crois.
–
Ce serait charmant de se réunir là-bas. Quand y seras-tu ? demanda Oblonsky
au jeune homme.
–
En juillet.
–
Et toi ? demanda-t-il à sa femme.
–
Quand tu seras parti ; j’irai seule, cela ne gênera personne, et je tiens
à voir Anna ; c’est une femme que je plains et que j’aime.
–
Parfaitement, répondit Stépane Arcadiévitch. Et toi, Kitty ?
–
Moi ? qu’irais-je faire chez elle ? dit Kitty, que cette question fit
rougir de contrariété.
–
Vous connaissez Anna Arcadievna ? demanda Weslowsky, c’est une femme bien
séduisante.
–
Oui, répondit Kitty rougissant toujours plus ; et, jetant un coup d’œil à
son mari, elle se leva pour aller le rejoindre. « Ainsi tu vas demain à la
chasse ? » lui demanda-t-elle.
La
jalousie de Levine, en voyant Kitty rougir, ne connut plus de bornes, et sa
question lui sembla une preuve d’intérêt pour ce jeune homme dont elle était évidemment
éprise, et qu’elle désirait occuper agréablement.
« Certainement,
répondit-il d’une voix contrainte qui lui fit horreur à lui-même.
–
Passez plutôt la journée de demain avec nous ; Dolly n’a guère profité de
la visite de son mari. »
Levine
traduisit ainsi ces mots : « Ne me sépare pas de lui, tu peux t’en
aller, mais laisse-moi jouir de la présence enchanteresse de cet aimable
étranger. » Vassinka, sans soupçonner l’effet produit par sa présence,
s’était levé de table pour rejoindre Kitty, avec un sourire caressant.
« Comment
ose-t-il se permettre de la regarder ainsi ! » pensa Levine, pâle de
colère.
« À
demain la chasse, n’est-ce pas ? » demanda innocemment Vassinka, et
il s’assit encore de travers sur une chaise, en repliant, selon son habitude,
une de ses jambes sous lui.
Emporté
par la jalousie, Levine se voyait déjà dans la situation d’un mari trompé,
qu’une femme et son amant cherchent à exploiter dans l’intérêt de leurs
plaisirs. Néanmoins il causa avec Weslowsky, le questionna sur son attirail de
chasse, et lui promit d’un air affable d’organiser leur départ pour le lendemain.
La vieille princesse vint mettre un terme aux tortures de son gendre en
conseillant à Kitty d’aller se coucher ; mais, pour achever d’exaspérer Levine,
Vassinka, souhaitant le bonsoir à la maîtresse de la maison, tenta de lui
baiser la main.
« Ce
n’est pas reçu chez nous », dit brusquement Kitty en retirant sa main.
Comment
avait-elle donné le droit à ce jeune homme de se permettre de pareilles familiarités ?
et comment pouvait-elle aussi maladroitement lui témoigner sa
désapprobation ?
Oblonsky,
mis en gaieté par quelques verres de bon vin, se sentait d’humeur poétique.
« Pourquoi
vas-tu te coucher par ce temps splendide, Kitty ? vois la lune qui se
lève, c’est l’heure des sérénades. Vassinka a une voix charmante, et a apporté
deux nouvelles romances qu’il pourrait nous chanter avec Barbe Andrevna. »
Longtemps
après que chacun se fut retiré, Levine, enfoncé dans un fauteuil et gardant un
silence obstiné, entendait encore ses hôtes chanter les nouvelles romances dans
les allées du jardin. Kitty, l’ayant vainement interrogé sur la cause de sa mauvaise
humeur, finit par lui demander en souriant si c’était Weslowsky qui en était la
cause. Cette question le fit s’expliquer. Debout devant sa femme, les yeux
brillants sous ses sourcils froncés, les mains serrées contre sa poitrine comme
s’il eût voulu comprimer sa colère, la voix tremblante, il lui dit, d’un air
qui eut été dur si sa physionomie n’avait exprimé une aussi vive
souffrance : « Ne me crois pas jaloux, ce mot me révolte : pourrais-je
tout à la fois croire en toi et être jaloux ? mais je suis blessé, humilié
qu’on ose te regarder ainsi !
–
Comment m’a-t-il donc regardée, – demanda Kitty, cherchant de bonne foi à se
rappeler les moindres incidents de la soirée. Elle avait trouvé l’attitude de
Vassinka, au souper, un peu familière, mais n’osa pas l’avouer. – Une femme
dans mon état peut-elle être attrayante ?
–
Tais-toi, s’écria Levine se prenant la tête à deux mains : tu pourrais
donc, si tu te sentais séduisante…
–
Mais non, Kostia, dit-elle, affligée de le voir ainsi souffrir, tu sais bien
que personne n’existe pour moi en dehors de toi. Veux-tu que je m’enferme loin
de tout le monde ? »
Après
avoir été froissée de cette jalousie qui lui gâtait jusqu’aux distractions les
plus innocentes, elle était prête à renoncer à tout pour le calmer.
« Tâche
de comprendre le ridicule de ma situation : ce garçon est mon hôte, et en
dehors de cette sotte galanterie et de l’habitude de s’asseoir sur sa jambe, je
n’ai rien d’inconvenant à lui reprocher ; il se croit certainement le ton
le plus exquis. Je suis donc forcé de me montrer aimable, et…
–
Mais, Kostia, tu t’exagères les choses, interrompit Kitty, fière au fond du
cœur de se sentir aussi passionnément aimée.
–
Et lorsque tu es pour moi l’objet d’un culte, que nous sommes si heureux, ce
misérable aurait le droit… Au reste, ce n’est peut-être pas un misérable ;
mais pourquoi notre bonheur serait-il à sa merci ?
–
Écoute, Kostia, je crois que je sais ce qui t’a contrarié.
–
Quoi ? demanda Levine troublé.
–
Tu nous as observés pendant le souper, – et elle lui raconta l’entretien mystérieux
qui lui avait paru suspect.
–
Kitty, s’écria-t-il en voyant le visage pâle et ému de sa femme, je te fatigue,
je t’épuise. Je suis un fou. Comment ai-je pu me torturer l’esprit d’une
pareille niaiserie !
–
Tu me fais peine !
–
Peine ? moi ? je suis absurde, et pour me punir je vais accabler ce
garçon des amabilités les plus irrésistibles, dit Levine, baisant les mains de
sa femme. Tu vas voir ! »
Deux
équipages de chasse attendaient à la porte le lendemain matin, avant que les
dames fussent levées. Laska, près du cocher, tout émue et comprenant les
projets de son maître, désapprouvait le retard des chasseurs. Le premier qui
parut fut Vassinka Weslowsky, en blouse verte, serrée à la taille par une
ceinture de cuir odorant, chaussé de bottes neuves, coiffé de son béret à
rubans, un fusil anglais à la main.
Laska
sauta vers lui pour le saluer et lui demander à sa façon si les autres allaient
venir ; mais, se voyant incomprise, elle retourna à son poste et attendit,
la tête penchée et l’oreille aux aguets. Enfin la porte s’ouvrit avec fracas
pour laisser passer Crac, le « pointer » de Stépane Arcadiévitch,
bondissant au-devant de celui-ci.
« Tout
beau, tout beau », cria Oblonsky gaiement, cherchant à éviter les pattes
du chien qui, dans sa joie, s’accrochait à la gibecière.
Il
était grossièrement chaussé, portait un pantalon usé, un paletot court et un
chapeau défoncé ; en revanche son fusil était du plus récent modèle, et
son carnier ainsi que sa cartouchière défiaient toute critique. Vassinka
comprit que le dernier mot de l’élégance, pour un chasseur, était de tout
subordonner à l’attirail même de la chasse ; il se promit d’en faire, son
profit une autre fois, et jeta un regard d’admiration sur Stépane Arcadiévitch.
« Notre
hôte est en retard, fit-il remarquer.
« Il
a une jeune femme, dit en souriant Oblonsky.
–
Et quelle charmante femme !
–
Il sera rentré chez elle, car je l’ai vu prêt à partir. »
Stépane
Arcadiévitch avait deviné juste. Levine était retourné vers Kitty pour lui
faire répéter qu’elle lui pardonnait son absurdité de la veille, et pour lui demander
d’être prudente. Kitty fut obligée de jurer qu’elle ne lui en voulait pas de
s’absenter pendant deux jours, et de promettre un bulletin de santé pour le
lendemain. Ce départ ne plaisait guère à la jeune femme, mais elle s’y résigna
gaiement en voyant l’entrain et l’animation de son mari.
« Mille
excuses, messieurs ! cria Levine accourant vers ses compagnons. A-t-on
emballé le déjeuner ? Va-t-en, Laska, à ta place ! »
À
peine montait-il en voiture qu’il fut arrêté par le vacher, qui le guettait au passage
pour le consulter au sujet des génisses, puis par le charpentier, dont il dut
rectifier les idées erronées sur la façon de construire un escalier. Enfin on
partit, et Levine, heureux de se sentir débarrassé de ses soucis domestiques,
éprouva une joie si vive qu’il aurait voulu se taire et ne songer qu’aux
émotions qui l’attendaient. Trouverait-on du gibier ? Laska tiendrait-elle
tête à Crac ? Lui-même ne se déconsidérerait-il pas comme chasseur, devant
cet étranger ? Oblonsky avait des préoccupations analogues ; seul
Weslowsky ne tarissait pas, et Levine, en l’écoutant bavarder, se reprocha ses
injustices de la veille. C’était vraiment un bon garçon, auquel on ne pouvait
guère reprocher que de considérer ses ongles soignés et sa tenue élégante comme
autant de preuves de son incontestable supériorité. Du reste, simple, gai, bien
élevé, prononçant admirablement le français et l’anglais : Levine l’eût autrefois
pris en amitié.
À
peine eurent-ils fait trois verstes, que Vassia s’aperçut de l’absence de son
portefeuille et de ses cigares ; le portefeuille contenant une somme assez
ronde, il voulut s’assurer qu’il l’avait oublié à la maison.
« Laissez-moi
monter votre cheval de volée (c’était un cheval cosaque sur lequel il galopait
en imagination au travers des steppes), et je serai vite de retour.
–
Inutile de vous déranger, mon cocher fera facilement la course, » répondit
Levine, calculant que le poids de Vassinka représentait six pouds.
Le
cocher fut dépêché en quête du portefeuille, et Levine prit les rênes.
« Explique-nous
ton plan, demanda Stépane Arcadiévitch.
–
Le voici : nous nous rendons directement aux marais de Gvosdef, à vingt
verstes d’ici, on nous trouverons certainement du gibier. En y arrivant vers le
soir, nous pourrons profiter de la fraîcheur pour chasser ; nous
coucherons chez un paysan, et demain nous entreprendrons le grand marais.
–
N’y a-t-il rien sur la route ?
–
Si fait, il y a deux bons endroits, mais cela nous retarderait, et il fait trop
chaud. »
Levine
comptait réserver pour son usage particulier ces chasses voisines de la
maison ; mais rien n’échappait à l’œil exercé d’Oblonsky, et, en passant
devant un petit marais, il s’écria :
« Arrêtons-nous
ici.
–
Oh oui, arrêtons-nous, Levine », supplia Vassia.
Il
fallut se résigner. Les chiens s’élancèrent aussitôt, et Levine resta à garder
les chevaux. Une poule d’eau et un vanneau que tua Weslowsky furent tout ce
qu’on trouva, et Levine se sentit un peu consolé.
Comme
les chasseurs remontaient en voiture, Vassinka tenant gauchement son fusil et
son vanneau d’une main, un coup retentit et les chevaux se cabrèrent ;
c’était la charge du fusil de Weslowsky, qui heureusement ne blessa personne et
s’enfonça dans le sol. Ses compagnons n’eurent pas le courage de le gronder,
tant il se montra désespéré ; mais ce désespoir fit bientôt place à une
gaieté folle à l’idée de leur panique et de la bosse que s’était faite Levine
en se heurtant à son fusil. Malgré les remontrances de leur hôte, on descendit
encore au second marais. Cette fois, Vassinka, après avoir tué une bécasse,
prit Levine en pitié et offrit de le remplacer près des voitures. Levine ne
résista pas, et Laska, qui gémissait sur l’injustice du sort, s’élança d’un
bond vers les endroits giboyeux, avec une gravité que d’insignifiants oiseaux
de marais ne parvinrent pas à ébranler. Elle fit quelques tours en cherchant
une piste, puis s’arrêta soudain, et Levine, le cœur battant, la suivit en
marchant prudemment.
« Pile ! »
cria-t-il.
Une
bécasse s’éleva ; il la visait déjà, lorsque le bruit de pas avançant
lourdement dans l’eau, et les cris de Weslowsky le firent retourner. Le coup
était manqué ! À sa grande stupéfaction, Levine aperçut alors les voitures
et les chevaux à moitié enfoncés dans la vase ; Vassinka leur avait fait
quitter la grande route pour le marais, afin de mieux assister à la chasse.
« Que
le diable l’emporte ! murmura Levine.
–
Pourquoi avancer jusque là ? » demanda-t-il sèchement au jeune homme,
après avoir hélé le cocher pour l’aider à dégager les chevaux.
Non
seulement on lui gâtait sa chasse et l’on risquait d’abîmer les chevaux, mais
ses compagnons le laissèrent dételer et ramener les pauvres bêtes en lieu sec,
sans lui offrir de l’aider ; il est vrai que ni Stépane Arcadiévitch ni
Weslowsky n’avaient la moindre notion de l’art d’atteler. En revanche, le
coupable fit de son mieux pour dégager le char à bancs, et dans son zèle lui
enleva une aile. Cette bonne volonté toucha Levine, qui se reprocha sa mauvaise
humeur, et pour la dissimuler il donna l’ordre de déballer le déjeuner.
« Bon
appétit, bonne conscience. Ce poulet va tomber jusqu’au fond de mes bottes, dit
Vassia rasséréné en dévorant son second poulet. Nos malheurs sont finis,
messieurs ; tout nous réussira désormais, mais en punition de mes méfaits
je demande à monter sur le siège et à vous servir d’automédon. »
Malgré
les protestations de Levine, qui craignait pour ses chevaux, il dut le laisser
faire, et la gaieté contagieuse de Weslowsky chantant des romances, et imitant
un Anglais conduisant un « four-in-hand », finit par le gagner.
Ils
atteignirent Gvosdef riant et plaisantant.
En
approchant du but de leur expédition, Levine et Oblonsky eurent la même pensée,
celle de se débarrasser de leur incommode compagnon.
« Le
beau marais, s’écria Stépane Arcadiévitch, lorsque après une course folle ils
arrivèrent encore en pleine chaleur du jour : remarquez-vous les oiseaux
de proie ? c’est toujours un indice de gibier.
–
Le marais commence à cet îlot, messieurs, expliqua Levine tout en examinant son
fusil ; et il leur indiqua un point plus foncé qui tranchait sur l’immense
plaine humide, fauchée par endroits. – Nous nous séparerons en deux camps si
vous voulez bien, en nous dirigeant vers ce bouquet d’arbres ; puis de là
nous gagnerons le moulin. Il m’est arrivé de tuer ici jusqu’à dix-sept
bécasses.
–
Eh bien, prenez la droite, dit Stépane Arcadiévitch d’un air indifférent, il y
a plus d’espace pour deux ; moi, je prendrai la gauche.
–
C’est ça, repartit Vassia, vous verrez que nous serons les plus forts. »
Force
fut à Levine d’accepter cet arrangement, mais, après l’aventure du coup de
fusil, il se méfiait de son compagnon de chasse, et lui recommanda de ne pas
rester en arrière.
« Ne
vous occupez pas de moi, je ne veux pas vous gêner », dit celui-ci.
Les
chiens partirent, se rapprochant, puis s’éloignant, et cherchant la piste
chacun de son côté ; Levine connaissait les allures de Laska, et croyait
déjà entendre le cri de la bécasse.
« Pif,
paf ! »
C’était
Vassinka tirant sur des canards ; une demi-douzaine de bécasses
s’élevèrent les unes après les autres, et Oblonsky, profitant du moment, en
abattit deux ; Levine fut moins heureux. Stépane Arcadiévitch releva son
gibier d’un air satisfait, et s’éloigna par la gauche en sifflant son chien,
tandis que Levine rechargeait son fusil, laissant Weslowsky tirer à tort et à
travers. Lorsque Levine manquait son premier coup, il perdait facilement son
sang-froid et compromettait sa chasse ; c’est ce qui lui arriva ce
jour-là. Les bécasses étaient si nombreuses que rien n’eût été plus facile que
de réparer une première maladresse, mais plus il allait, moins il était calme.
Laska regardait les chasseurs d’un air de doute et de reproche, et cherchait
mollement. Dans le lointain, chacun des coups de fusil d’Oblonsky semblait
porter, et sa voix criant : « Crac, apporte », arrivait jusqu’à
eux, tandis que le carnier de Levine, quand ils atteignirent une prairie
appartenant à des paysans, et située au milieu des marais, ne contenait que
trois petites pièces, dont l’une revenait à Vassia.
« Hé,
les chasseurs ! cria un paysan assis près d’une télègue dételée, et levant
au-dessus de sa tête une bouteille d’eau-de-vie qui brilla au soleil. Venez
boire un coup avec nous !
–
Que disent-ils ? demanda Weslowsky.
–
Ils nous offrent de boire avec eux ; ils se seront partagé les prairies.
J’accepterais bien, – ajouta Levine, non sans arrière-pensée, espérant tenter
Vassia.
–
Mais pourquoi veulent-ils nous régaler ?
–
En signe de réjouissance probablement ; allez-y, cela vous amusera.
–
Allons, c’est curieux.
–
Vous trouverez ensuite votre chemin jusqu’au moulin, – cria Levine, enchanté de
voir Vassinka s’éloigner, courbé en deux, butant de ses pieds fatigués contre
les mottes de terre, et tenant languissamment son fusil de son bras alourdi.
–
Viens aussi toi », cria le paysan à Levine.
Un
verre d’eau-de-vie n’eut pas été de trop, car Levine se sentait las et relevait
avec peine ses pieds du sol marécageux, mais il aperçut Laska en arrêt, et
oublia sa fatigue pour la rejoindre. La présence de Vassinka lui avait porté
malheur, croyait-il, mais, celui-ci parti, la chasse ne fut pas plus heureuse,
et cependant le gibier ne manquait pas. Quand il atteignit le point où Oblonsky
devait le rejoindre, il avait cinq misérables oiseaux dans sa gibecière.
Crac
précédait son maître d’un air triomphant ; derrière le chien apparut Stépane
Arcadiévitch, couvert de sueur, traînant la jambe, mais son carnier débordant
de gibier.
« Quel
marais ! s’écria-t-il. Weslowsky a dû te gêner. Rien n’est plus incommode
que de chasser à deux avec un chien », ajouta-t-il pour adoucir l’effet de
son triomphe.
Levine
et Oblonsky trouvèrent Weslowsky déjà installé dans l’izba où ils devaient
souper. Assis sur un banc, auquel il se cramponnait des deux mains, il faisait
tirer ses bottes couvertes de vase, par un soldat, frère de leur hôtesse.
« Je
viens d’arriver, dit-il, riant de son rire communicatif ; ces paysans ont
été charmants. Figurez-vous qu’après m’avoir fait boire et manger ils n’ont
rien voulu accepter. Et quel pain ! quelle eau-de-vie !
–
Pourquoi vous auraient-ils fait payer ? remarqua le soldat, ils ne vendent
pas leur eau-de-vie. »
Les
chasseurs ne se laissèrent par rebuter par la saleté de l’izba, que leurs bottes
et les pattes de leurs chiens avaient souillée d’une boue noirâtre, et
soupèrent avec un appétit qu’on ne connaît qu’à la chasse ; puis, après
s’être nettoyés, ils allèrent se coucher dans une grange à foin où le cocher
leur avait préparé des lits.
La
nuit tombait, mais l’envie de dormir ne leur venait pas, et l’enthousiasme de
Vassinka pour l’hospitalité des paysans, la bonne odeur du foin, et
l’intelligence des chiens couchés à leurs pieds, les tint éveillés.
Oblonsky
leur raconta une chasse à laquelle il avait assisté l’année précédente chez
Malthus, un entrepreneur de chemins de fer, riche à millions.
Il
décrivit les immenses marais gardés du gouvernement de Tver, les dog-cars, les
tentes dressées pour le déjeuner.
« Comment
ces gens-là ne te sont-ils pas odieux ? dit Levine se soulevant sur son
lit de foin ; leur luxe est révoltant, ils s’enrichissent à la façon des
fermiers d’eau-de-vie d’autrefois, et se moquent du mépris public, sachant que
leur argent mal acquis les réhabilitera.
–
C’est bien vrai ! s’écria Weslowsky. Oblonsky accepte leurs invitations
par bonhomie, mais cet exemple est imité.
–
Vous vous trompez, reprit Oblonsky ; si je vais chez eux, c’est que je les
considère comme de riches marchands ou de riches propriétaires, qui doivent la
richesse à leur travail et à leur intelligence.
–
Qu’appelles-tu travail ? Est-ce de se faire donner une concession et de la
rétrocéder ?
–
Certainement, en ce sens que si personne ne prenait cette peine, nous n’aurions
pas de chemins de fer.
–
Peux-tu assimiler ce travail à celui d’un homme qui laboure, et d’un savant qui
étudie ?
–
Non, mais il n’en a pas moins un résultat, – des chemins de fer. Il est vrai
que tu ne les approuves pas.
–
Ceci est une autre question, mais je maintiens que lorsque la rémunération est
en disproportion avec le travail, elle est malhonnête. – Ces fortunes sont
scandaleuses. Le roi est mort, vive le roi ; nous n’avons plus de
fermes, mais les chemins de fer et les banques y suppléent.
–
Tout cela peut être vrai, mais qui peut tracer la limite exacte du juste et de
l’injuste ? Pourquoi, par exemple, mes appointements sont-ils plus forts
que ceux de mon chef de bureau, qui connaît les affaires mieux que moi ?
–
Je ne sais pas.
–
Pourquoi gagnes-tu, disons cinq mille roubles, là où, avec plus de travail,
notre hôte, le paysan, en gagne cinquante ? Et pourquoi Malthus ne
gagnerait-il pas plus que ses piqueurs ? Au fond, je ne puis m’empêcher de
croire que la haine qu’inspirent ces millionnaires tient simplement à de l’envie.
–
Vous allez trop loin, interrompit Weslowsky ; on ne leur envie pas leurs
richesses, mais on ne peut se dissimuler qu’elles ont un côté ténébreux.
–
Tu as raison, reprit Levine, en taxant d’injustes mes cinq mille roubles de
bénéfice : j’en souffre.
–
Mais pas au point de donner ta terre au paysan, dit Oblonsky qui, depuis
quelque temps, lançait volontiers des pointes à son beau-frère, avec lequel,
depuis qu’ils faisaient partie de la même famille, ses relations prenaient une
nuance d’hostilité.
–
Je ne la donne pas parce que je ne saurais comment m’y prendre pour me
déposséder, et qu’ayant une famille j’ai des devoirs envers elle, et ne me
reconnais pas le droit de me dépouiller.
–
Si tu considères cette inégalité comme une injustice, il est de ton devoir de la
faire cesser.
–
Je tâche d’y parvenir en ne faisant rien pour l’accroître.
–
Quel paradoxe !
–
Oui, cela sent le sophisme, ajouta Weslowsky. Hé, camarade, cria-t-il à un
paysan qui entr’ouvrait la porte en la faisant crier sur ses gonds : vous
ne dormez donc pas encore, vous autres ?
–
Oh non, mais je vous croyais endormis ; puis-je entrer prendre un crochet
dont j’ai besoin ? dit-il en montrant les chiens et se glissant dans la
grange.
–
Où dormirez-vous ?
–
Nous gardons nos chevaux au pâturage.
–
La belle nuit ! s’écria Vassinka, apercevant dans l’encadrement formé par
la porte la maison et les voitures dételées, éclairées par la lune. D’où
viennent ces voix de femmes ? »
–
Ce sont les filles d’à côté.
–
Allons nous promener, Oblonsky ; jamais nous ne pourrons dormir.
–
Il fait si bon ici !
–
J’irai seul, dit Vassinka se levant et se chaussant à la hâte. Au revoir,
messieurs ; si je m’amuse, je vous appellerai. Vous avez été trop aimables
à la chasse pour que je vous oublie.
–
C’est un brave garçon, n’est-ce pas ? dit Oblonsky à Levine quand Vassinka
et le paysan furent sortis.
–
Oui, – répondit Levine, suivant toujours le fil de sa pensée : comment se
faisait-il que deux hommes sincères et intelligents l’accusassent de sophisme
alors qu’il exprimait ses sentiments aussi clairement que possible ?
–
Quoi qu’on fasse, reprit Oblonsky, il faut prendre son parti et reconnaître
soit que la société a raison, soit qu’on profite de privilèges injustes, et,
dans ce dernier cas, faire comme moi : en profiter avec plaisir.
–
Non, si tu sentais l’iniquité de ces privilèges, tu n’en jouirais pas ;
moi du moins, je ne le pourrais pas.
–
Au fait, pourquoi n’irions-nous pas faire un tour ? dit Stépane
Arcadiévitch, fatigué de cette conversation. Allons-y, puisque nous ne dormons
pas.
–
Non, je reste.
–
Est-ce aussi par principe ? demanda Oblonsky, cherchant sa casquette à
tâtons.
–
Non, mais qu’irais-je faire là-bas ?
–
Tu es dans une mauvaise voie, dit Stépane Arcadiévitch ayant trouvé ce qu’il
cherchait.
–
Pourquoi ?
–
Parce que tu prends un mauvais pli avec ta femme. J’ai remarqué l’importance
que tu attachais à obtenir son autorisation pour t’absenter pendant deux jours.
Cela peut être charmant à titre d’idylle, mais cela ne peut durer. L’homme doit
maintenir son indépendance ; il a ses intérêts, dit Oblonsky ouvrant la
porte.
–
Lesquels ? ceux de courir après des filles de ferme ?
–
Si cela l’amuse. Ma femme ne s’en trouvera pas plus mal, pourvu que je respecte
le sanctuaire de la maison ; mais il ne faut pas se lier les mains.
–
Peut-être, répondit sèchement Levine en se retournant. Demain je pars avec
l’aurore et ne réveillerai personne, je vous en préviens.
–
Messieurs, venez vite ! vint leur dire Vassinka. Charmante ! c’est
moi qui l’ai découverte, une véritable Gretchen », ajouta-t-il d’un air
approbateur.
Levine
fit semblant de sommeiller et les laissa s’éloigner ; il resta longtemps
sans pouvoir s’endormir, écoutant les chevaux manger leur foin, le paysan
partir avec son fils aîné pour garder les bêtes aux pâturages ; puis le
soldat se coucha dans le foin, de l’autre côté de la grange, avec son petit
neveu. L’enfant faisait à voix basse des questions sur les chiens, qui lui
semblaient des bêtes terribles : l’oncle le fit bientôt taire, et le
silence ne fut plus troublé que par ses ronflements.
Levine,
tout en restant sous l’impression de sa conversation avec Oblonsky, pensait au
lendemain : « Je me lèverai avec le soleil, je saurai garder mon
sang-froid ; il y a des bécasses en quantité ; en rentrant peut-être
trouverai-je un mot de Kitty. Oblonsky n’a-t-il pas raison de me reprocher de
m’efféminer avec elle ? Qu’y faire ? » Il entendit, tout en
dormant, ses compagnons rentrer, et ouvrit une seconde les yeux pour les voir
éclairés par la lune dans l’entrebâillement de la porte.
« Demain
avec l’aurore, messieurs », leur dit-il, et il se rendormit.
Le
lendemain, il fut impossible de réveiller Vassia, couché sur le ventre et
dormant à poings fermés ; Oblonsky refusa également de se lever, et Laska
elle-même, blottie en rond dans le foin, étira paresseusement ses pattes de
derrière avant de se décider à suivre son maître. Levine se chaussa, prit son
fusil et sortit avec précaution. Les cochers dormaient près des voitures, les
chevaux sommeillaient ; il faisait à peine jour.
« Pourquoi
vous lever si matin, petit père ? demanda une vieille femme en sortant de
l’izba et l’accostant amicalement comme une bonne connaissance.
–
Je vais à la chasse ; par où faut-il passer pour gagner le marais ?
–
Suis le sentier derrière nos granges », dit la vieille femme, et elle le
conduisit elle-même pour le mettre en bon chemin.
Laska
courait devant, et Levine la suivit allègrement, interrogeant le ciel et
comptant atteindre le marais avant que le soleil fût levé. La lune, visible
encore quand il avait quitté la grange, s’effaçait peu à peu ; l’étoile du
matin se distinguait à peine, et des points d’abord vagues à l’horizon
prenaient des contours plus distincts ; c’étaient des tas de blé. Les moindres
sons se percevaient nettement dans le calme absolu de l’air, et une abeille, en
frôlant l’oreille de Levine, lui parut siffler comme une balle.
Des
vapeurs blanches, d’où ressortaient, semblables à des îlots, des bouquets de
cytise, indiquaient le grand marais au bord duquel des hommes et des enfants
enveloppés de caftans dormaient profondément, après avoir veillé. Les chevaux
paissaient encore, faisant résonner leurs chaînes et, effrayés par Laska, se
jetèrent du côté de l’eau en barbotant de leurs pieds liés.
Le
chien leur jeta un regard moqueur en regardant son maître.
Quand
Levine eut dépassé les paysans endormis, il examina la capsule de son fusil, et
donna un coup de sifflet pour indiquer à Laska qu’ils entraient en chasse. Elle
partit aussitôt, ravie et affairée, flairant sur le sol mouvant, parmi d’autres
parfums connus, cette odeur d’oiseau qui la troublait plus que toute autre.
Afin de mieux sentir la direction du gibier, elle s’éloigna et se mit sous le
vent, galopant doucement pour pouvoir brusquement s’arrêter ; bientôt sa
course se ralentit, car elle ne suivait plus une piste, elle tenait le gibier
lui-même ; il était là en abondance, mais où ? La voix du maître
retentit du côté opposé : « Laska, ici ! » Elle s’arrêta
hésitante, fit semblant d’obéir, mais revint à l’endroit qui l’attirait,
traçant des cercles pour se fixer enfin, sûre de son fait, et tremblante
d’émotion, devant un monticule. Ses jambes trop basses l’empêchaient de voir,
mais son flair ne la trompait pas. Immobile, la gueule entr’ouverte, les
oreilles dressées, elle respirait, avec peine, jouissant de l’attente, et
regardant son maître sans oser tourner la tête. Celui-ci, croyait-elle,
avançait lentement ; il courait au contraire, butant contre des mottes de
terre et regardant avec des yeux qu’elle trouvait terribles ; car, avec
une superstition de chasseur, ce qu’il craignait par-dessus tout, c’était de
manquer son premier coup. En approchant, il vit ce que Laska ne pouvait que
flairer, une bécasse cachée entre deux monticules.
« Pile »,
cria-t-il.
« Ne
se trompe-t-il pas ? pensa Laska, je les sens, mais je ne les vois
pas ; si je bouge, je ne saurai plus où les prendre. »
Mais,
encouragée par un coup de genou de son maître, elle se lança éperdue et ne
sachant plus ce qu’elle faisait.
Une
bécasse se leva aussitôt, et l’on entendit le bruit de son vol ; Levine
tira ; l’oiseau s’abattit, frappant l’herbe humide de sa poitrine
blanche ; une seconde bécasse eut le même sort.
« Bonne
besogne, Laska », dit Levine mettant le gibier tout chaud dans son
charnier.
Le
soleil était levé quand Levine s’avança dans le marais ; la lune ne
semblait plus qu’un point blanc dans l’espace, toutes les étoiles avaient
disparu. Les flaques d’eau argentées par la rosée reflétaient maintenant de
l’or ; l’herbe prenait une nuance d’ambre ; les oiseaux des marais
s’agitaient dans les buissons, des vautours perchés sur les tas de blé
regardaient leur domaine d’un air mécontent, et les corneilles voletaient dans
les champs. La fumée du fusil blanchissait l’herbe verte comme une traînée de
lait. Un des dormeurs avait déjà remis son caftan, et des enfants ramenaient
les chevaux sur la route.
« Petit
oncle, cria un des gamins à Levine, il y a aussi des canards par ici, nous en
avons vu hier. »
Levine
éprouva un certain plaisir à tuer encore deux bécasses devant l’enfant.
La
superstition du premier coup de fusil ne se trouva pas vaine ; Levine
rentra vers dix heures fatigué, affamé, mais enchanté, après avoir parcouru une
trentaine de verstes, tué dix-neuf bécasses et un canard, que, faute de place
dans son carnier, il suspendit à sa ceinture. Ses compagnons, levés depuis longtemps,
avaient eu le loisir de mourir de faim en l’attendant, puis de déjeuner.
Le
sentiment d’envie de Stépane Arcadiévitch à la vue de ces petites bêtes, la
tête penchée, repliées sur elles-mêmes, si différentes de ce qu’elles étaient
sur les marais, causa un certain plaisir à Levine. Pour comble de bonheur, il
trouva un billet de Kitty.
« Je
vais à merveille, écrivait-elle, et si tu ne me crois pas suffisamment gardée,
rassure-toi en apprenant que Marie Wlasiewna est ici (c’était la sage-femme, un
personnage nouveau et fort important dans la famille). Elle me trouve en
parfaite santé, et restera quelques jours avec nous ; ainsi ne te presse
pas de revenir si tu t’amuses. »
La
chasse et ce billet effacèrent dans l’esprit de Levine deux incidents moins
agréables : le premier était l’état de fatigue du cheval de volée, surmené
la veille et refusant de manger ; le second, plus grave, de ne plus rien
trouver des nombreuses provisions données par Kitty au départ. Levine comptait
particulièrement sur des petits pâtés, dont il croyait déjà sentir le
fumet : en rentrant, ils avaient tous disparu, aussi bien que les poulets
et la viande ; les os avaient été dévorés par les chiens.
« Parlez-moi
de cet appétit ! » dit Oblonsky, désignant Vassinka. Je ne puis me
plaindre du mien, mais celui de ce jeune homme le dépasse.
Levine,
agacé et prêt à pleurer de contrariété, ne put s’empêcher de s’écrier :
« On
aurait vraiment pu songer à me laisser quelque chose ! »
Il
dut se contenter de lait, que son cocher alla lui chercher, mais, sa faim
apaisée, il fut confus d’avoir témoigné si vivement son désappointement, et se
moqua le premier de sa colère.
Le
même soir, après une dernière chasse où Vassinka fit quelques prouesses, les
trois compagnons reprirent le chemin de la maison, et y arrivèrent la nuit. Le
retour fut très gai ; Weslowsky ne cessa de rire et de plaisanter en se
rappelant ses aventures avec les jeunes filles et les paysans ; Levine, en
paix avec son hôte, se sentit délivré de ses mauvais sentiments envers lui.
Vers
dix heures du matin, après avoir fait sa ronde à la ferme, Levine frappait à la
porte de Vassinka.
« Entrez,
dit celui-ci, excusez-moi, mais je termine mes ablutions.
–
Ne vous gênez pas. Avez-vous bien dormi ?
–
Comme un mort.
–
Que prenez-vous le malin, du café ou du thé ?
–
Ni l’un ni l’autre, je déjeune à l’anglaise. Je suis honteux d’être ainsi en
retard ! Ces dames sont sans doute levées ? Ne serait-ce pas le
moment de faire une promenade ? vous me montrerez vos
chevaux ? »
Levine
y consentit volontiers ; ils firent le tour du jardin, examinèrent
l’écurie, firent un peu de gymnastique, et rentrèrent au salon.
« Nous
avons eu une chasse bien amusante, dit Weslowsky s’approchant de Kitty
installée près du samovar. Quel dommage que les dames soient privées de ce
plaisir ! »
« Il
faut bien qu’il dise un mot à la maîtresse de la maison », pensa Levine,
déjà ennuyé de l’air conquérant du jeune homme.
La
princesse causait avec la sage-femme et Serge Ivanitch sur la nécessité
d’installer sa fille à Moscou pour l’époque de sa délivrance, et elle appela
son gendre pour lui parler de cette grave question. Rien ne froissait Levine
autant que cette attente banale d’un événement aussi extraordinaire que la
naissance d’un fils, car ce serait un fils. Il n’admettait pas que cet invraisemblable
bonheur, entouré de tant de mystère pour lui, fût discuté comme un fait très
ordinaire par ces femmes qui en comptaient l’échéance sur leurs doigts ;
leurs entretiens, aussi bien que les objets de layette, le blessaient, et il
détournait l’oreille comme autrefois quand il devait songer aux préparatifs de
son mariage.
La
princesse ne comprenait rien à ces impressions, et voyait dans cette
indifférence apparente de l’étourderie et de l’insouciance ; aussi ne lui
laissait-elle pas de repos ; elle venait de charger Serge Ivanitch de
chercher un appartement, et tenait à ce que Constantin donnât son avis.
« Faites
ce que bon vous semble, princesse, je n’y entends rien.
–
Mais il faut décider l’époque à laquelle vous rentrerez à Moscou.
–
Je l’ignore ; ce que je sais, c’est que des millions d’enfants naissent
hors de Moscou.
–
Dans ce cas…
– Kitty
fera ce qu’elle voudra.
–
Kitty ne doit pas entrer dans des détails qui pourraient l’effrayer ;
rappelle-toi que Nathalie Galizine est morte en couches ce printemps, faute
d’un bon accoucheur.
–
Je ferai ce que vous voudrez », répéta encore Levine, d’un air sombre, et
il cessa d’écouter sa belle-mère ; son attention était ailleurs.
« Cela
ne peut durer ainsi », pensait-il, jetant de temps en temps un coup d’œil
sur Vassinka penché, vers Kitty, et sur sa femme troublée et rougissante. La
pose de Weslowsky lui parut inconvenante, et, comme l’avant-veille, il tomba
soudain des hauteurs du bonheur le plus idéal dans un abîme de haine et de
confusion. Le monde lui devint insupportable.
« Comme
tu descends tard, dit en ce moment Oblonsky, étudiant la physionomie de Levine,
à Dolly qui entrait au salon.
–
Macha a mal dormi et m’a fatiguée », répondit Daria Alexandrovna.
Vassinka
se leva un instant, salua et se rassit pour reprendre sa conversation avec
Kitty ; il lui parlait encore d’Anna, discutant la possibilité d’aimer
dans ces conditions extralégales, et, quoique l’entretien déplût à la jeune
femme, elle était trop inexpérimentée et trop naïve pour savoir y mettre un
terme et dissimuler la gêne à la fois et l’espèce de plaisir que lui causaient
les attentions du jeune homme. La crainte de la jalousie de son mari
contribuait à son émotion, car elle savait d’avance qu’il interpréterait mal
chacune de ses paroles, chacun de ses gestes.
« Où
vas-tu, Kostia ? lui demanda-t-elle d’un air coupable en le voyant sortir
d’un pas délibéré.
–
Je vais parler à un mécanicien allemand venu en mon absence », répondit-il
sans la regarder, convaincu de l’hypocrisie de sa femme.
À
peine fut-il dans son cabinet qu’il entendit le pas bien connu de Kitty
descendant l’escalier avec une imprudente vivacité. Elle frappa à sa porte.
« Que
veux-tu ? Je suis occupé, dit-il sèchement.
–
Excusez-moi, fit Kitty entrant et, s’adressant à l’Allemand : j’ai un mot
à dire à mon mari. »
Le
mécanicien voulut sortir, mais Levine l’arrêta.
« Ne
vous dérangez pas.
–
Je ne voudrais pas manquer le train de trois heures », fit remarquer
l’Allemand.
Sans
lui répondre, Levine sortit avec sa femme dans le corridor.
« Que
voulez-vous ? lui demanda-t-il froidement en français, sans vouloir remarquer
son visage contracté par l’émotion.
–
Je… je voulais te dire que cette vie est un supplice…, murmura-t-elle.
–
Il y a du monde à l’office, ne faites pas de scènes », dit-il avec colère.
Kitty
voulut l’entraîner dans une pièce voisine, mais Tania y prenait une leçon
d’anglais ; elle l’emmena au jardin.
Un
jardinier y nettoyait les allées ; peu soucieuse de l’effet que pouvait
produire sur cet homme son visage couvert de larmes, Kitty avança rapidement,
suivie de son mari, qui sentait comme elle le besoin d’une explication et d’un
tête-à-tête, afin de rejeter loin d’eux le poids de leur tourment.
« Mais
c’est un martyre qu’une existence pareille ! pourquoi souffrons-nous
ainsi, qu’ai-je fait ? dit-elle lorsqu’ils eurent atteint un banc dans une
allée isolée.
–
Avoue que son attitude avait quelque chose de blessant, d’inconvenant ?
lui demanda Levine, serrant sa poitrine à deux mains comme l’avant-veille.
–
Oui… répondit-elle, d’une voix tremblante, mais ne vois-tu pas, Kostia, que ce
n’est pas ma faute ? J’avais voulu dès le matin le remettre à sa place…
Mon Dieu, pourquoi sont-ils tous venus ! nous étions si
heureux ! » Et les sanglots étouffèrent sa voix.
Le
jardinier, quand il les revit peu après avec des visages calmes et heureux, ne
comprit pas ce qui avait pu se passer de joyeux sur ce banc isolé.
Sa
femme rentrée dans son appartement, Levine se rendit chez Dolly et la trouva
très excitée, arpentant sa chambre de long en large, et grondant la petite Macha,
qui, debout dans un coin, pleurait à chaudes larmes.
« Tu
resteras là toute la journée, sans dîner, sans poupées, et tu n’auras pas de
robe neuve, disait-elle, à bout de châtiments.
–
Qu’a-t-elle fait ? demanda. Levine, contrarié d’arriver mal à propos, car
il voulait consulter sa belle-sœur.
–
C’est une mauvaise fille ! Ah ! combien je regrette miss
Elliott ; cette gouvernante est une vraie machine !
Figure-toi… »
Et
elle raconta les méfaits de la coupable Macha.
« Je
ne vois là rien de bien grave, c’est une gaminerie…
–
Mais, qu’as-tu, toi ? tu as l’air ému, que s’est-il passé ? »
demanda Dolly.
Et
au ton dont elle fit ces questions, Levine sentit qu’il serait compris.
« Nous
venons de nous quereller avec Kitty, c’est la seconde fois depuis l’arrivée de
Stiva. »
Dolly
le regarda de ses yeux intelligents.
« La
main sur la conscience, dis-moi si ce jeune homme a un ton qui puisse non
seulement être désagréable, mais intolérable pour un mari ?
« Que
veux-tu que je te dise… Selon les idées reçues dans le monde, il se conduit
comme tous les jeunes gens, il fait la cour à une jeune femme, et un mari homme
du monde en serait flatté.
–
C’est ça, tu l’as remarqué ?
–
Non seulement moi, mais Stiva m’a fait, après le thé, la même remarque.
–
Alors me voilà tranquille, je vais le chasser, dit Levine.
–
As-tu perdu l’esprit ? s’écria Dolly avec terreur, à quoi penses-tu,
Kostia ?… Va, dit-elle, s’interrompant pour se tourner vers l’enfant prête
à quitter son coin, va trouver Fanny… Je t’en prie, laisse-moi parler à
Stiva ; il l’emmènera, on peut lui dire qu’on attend du monde…
–
Non, non, je ferai l’exécution moi-même, cela m’amusera… Allons, Dolly,
pardonne-lui », dit-il en montrant la petite criminelle debout près de sa
mère, la tête basse et n’osant aller chez Fanny.
L’enfant,
voyant sa mère radoucie, se jeta dans ses bras en sanglotant, et Dolly lui posa
tendrement sa main amaigrie sur la tête.
« Il
n’y a rien de commun entre ce garçon et nous », pensa Levine, se mettant
en quête de Vassinka.
Dans
le vestibule, il donna l’ordre d’atteler la calèche.
« Les
ressorts se sont cassés hier, répondit le domestique. »
–
Alors le tarantass, mais au plus vite. »
Vassinka
mettait des guêtres pour monter à cheval, la jambe posée sur une chaise,
lorsque Levine entra. Le visage de celui-ci avait une expression particulière, aussi
Weslowsky ne put se dissimuler que son « petit brin de cour » n’était
pas à sa place dans cette famille ; il se sentit aussi mal à l’aise que
peut l’être un jeune homme du monde.
« Vous
montez à cheval en guêtres ? lui demanda Levine, s’emparant d’une baguette
qu’il avait cueillie le matin en faisant de la gymnastique.
–
Oui, c’est plus propre », répondit Vassinka, achevant de boutonner sa
guêtre.
C’était
au fond un si bon enfant, que Levine se sentit honteux en remarquant la
soudaine timidité de son hôte.
« Je
voulais… – il s’arrêta confus, mais continua en se rappelant sa scène avec
Kitty… – je voulais vous dire que j’ai fait atteler.
–
Pourquoi ? où allons-nous ? demanda Vassinka étonné.
–
Pour vous mener à la gare, dit Levine d’un air sombre.
–
Partez-vous ? est-il survenu quelque chose ?
–
Il est survenu que j’attends du monde, continua Levine, cassant sa baguette de
plus en plus vivement ; ou plutôt non, je n’attends personne, mais je vous
prie de partir : interprétez mon impolitesse comme bon vous
semblera. »
Vassinka
se redressa avec dignité.
« Veuillez
m’expliquer…
–
Je n’explique rien, et vous ferez mieux de ne pas me questionner », dit
Levine lentement, tâchant de rester calme et d’arrêter le tremblement convulsif
de ses traits, mais continuant à briser sa baguette. Le geste et la tension des
muscles dont Vassinka avait éprouvé la vigueur le matin même, en faisant de la
gymnastique, convainquirent celui-ci mieux que des paroles. Il haussa les
épaules, sourit dédaigneusement, salua et dit :
« Pourrai-je
voir Oblonsky ?
–
Je vais vous l’envoyer, répondit Levine, que ce haussement d’épaules n’offensa
pas ; que lui reste-t-il d’autre à faire ? » pensa-t-il.
« Mais
cela n’a pas le sens commun, c’est du dernier ridicule ! s’écria Stépane
Arcadiévitch lorsqu’il rejoignit Levine au jardin, après avoir appris de
Weslowsky qu’il était chassé. Quelle mouche t’a piquée ? Si ce jeune
homme… »
La
place piquée se trouvait encore si sensible que Levine interrompit son
beau-frère dans les explications qu’il voulait lui donner.
« Ne
prends pas la peine de disculper ce jeune homme ; je suis désolé, aussi
bien à cause de toi que de lui, mais il se consolera facilement, tandis que
pour ma femme et pour moi sa présence devenait intolérable.
–
Jamais je ne t’aurais cru capable d’une action semblable ; on peut être
jaloux, mais pas à ce point ! »
Levine
lui tourna le dos, et continua à marcher dans l’allée, en attendant le départ.
Bientôt il entendit un bruit de roues, et vit passer au travers des arbres
Vassinka assis sur du foin (le tarantass n’avait pas même de siège), les rubans
de son béret flottant derrière lui à la moindre secousse.
« Qu’est-ce
encore ? » pensa Levine voyant le domestique sortir en courant de la
maison pour arrêter la véhicule : c’était afin d’y placer le mécanicien
qu’on avait oublié, et qui prit place, en saluant, auprès de Vassinka.
Serge
Ivanitch et la princesse furent outrés de la conduite de Levine ; lui-même
se sentait ridicule au suprême degré ; mais, en songeant à ce que Kitty et
lui avaient souffert, il s’avoua qu’au besoin il eût recommencé. On se retrouva
le soir avec une recrudescence de gaieté, comme des enfants après une punition,
ou des maîtres de maison au lendemain d’une réception officielle pénible ;
chacun se sentait soulagé, et Dolly fit rire Warinka aux larmes, en lui
racontant pour la troisième fois, et toujours avec de nombreuses
amplifications, ses propres émotions. Elle avait, disait-elle, réservé en
l’honneur de leur hôte une paire de délicieuses bottines toutes neuves ;
le moment de les produire était venu ; elle entrait au salon, lorsqu’un
bruit de ferraille dans l’avenue l’attira à la fenêtre. Quel spectacle
s’offrait à sa vue ! Vassinka lui-même, son petit béret, ses rubans
flottants, ses romances et ses guêtres, ignominieusement assis sur du
foin ! Si du moins on lui avait attelé une voiture ! mais non !
Tout à coup on l’arrête… Dieu merci ! on s’est ravisé, on a pris pitié de
lui… Pas du tout : c’est un gros Allemand qu’on ajoute à son
malheur ! Décidément, l’effet des bottines était manqué !
Daria
Alexandrovna, tout en craignant d’être désagréable aux Levine, qui redoutaient
un rapprochement avec Wronsky, tenait à aller voir Anna pour lui prouver que
son affection n’avait pas varié. Le petit voyage qu’elle projetait offrait
certaines difficultés, et, afin de ne pas gêner son beau-frère, elle voulut
louer des chevaux au village. Dès que Levine en fut averti, il vint adresser de
vifs reproches à sa belle-sœur.
« Pourquoi
t’imagines-tu me faire de la peine en allant chez Wronsky ? Quand
d’ailleurs cela serait, tu m’affligerais plus encore en te servant d’autres
chevaux que des miens ; ceux qu’on te louera ne pourront jamais faire 70
verstes d’une traite. »
Dolly
finit par se soumettre, et au jour indiqué, Levine lui ayant fait préparer un
relais à mi-chemin, elle se mit en route, sous la protection du teneur de
livres, qu’on avait, pour plus de sécurité, placé près du cocher en guise de
valet de pied. L’attelage n’était pas beau, mais capable de fournir une longue
course, et Levine, outre qu’il accomplissait un devoir d’hospitalité,
économisait ainsi à Dolly une dépense lourde dans l’état actuel de ses
finances.
Le
jour commençait à poindre quand Daria Alexandrovna partit ; bercée par
l’allure régulière des chevaux, elle s’assoupit, et ne se réveilla qu’au
relais ; là elle prit du thé chez le riche paysan où Levine, en allant
chez Swiagesky, s’était autrefois arrêté, et, après s’être reposée en bavardant
avec le vieillard et les jeunes femmes, elle continua son voyage.
Dolly,
dans sa vie occupée et absorbée par ses devoirs maternels, avait peu le temps
de réfléchir ; aussi cette course solitaire de quatre heures lui
fournit-elle une rare occasion de méditer sur son passé et de le considérer
sous ses différents aspects.
Elle
pensa d’abord à ses enfants, recommandés aux soins de sa mère et de sa sœur
(c’était sur celle-ci qu’elle comptait particulièrement). « Pourvu que Macha
ne fasse plus de sottises, que Gricha n’aille pas attraper quelque coup de pied
de cheval, et que Lili ne se donne pas d’indigestion ! » se dit-elle.
D’autres préoccupations, plus importantes, succédèrent à ces petits soucis du
moment : elle devait changer d’appartement en rentrant à Moscou, il faudrait
rafraîchir le salon ; sa fille aînée aurait besoin d’une fourrure pour
l’hiver ! Puis vinrent d’autres questions graves : Comment
ferait-elle pour continuer convenablement l’éducation des enfants ? Les
filles l’inquiétaient peu, mais les garçons ? Elle avait pu s’occuper
elle-même de Gricha cet été, parce que par extraordinaire sa santé ne l’en
avait pas empêchée ; mais qu’une grossesse survînt… Et elle songea qu’il
était injuste de considérer les douleurs de l’enfantement comme le signe de la
malédiction qui pèse sur la femme :
« C’est
si peu de chose, comparé aux misères de la grossesse ! » Et elle se
rappela sa dernière épreuve en ce genre et la perte de son enfant ! Ce
souvenir lui remit en mémoire son entretien avec la jeune femme, fille du vieux
paysan chez qui elle avait pris le thé ; interrogée sur le nombre de ses
enfants, la paysanne avait répondu que sa fille unique était morte pendant le
carême.
« Tu
en es bien triste ?
–
Oh non ; le grand-père ne manque pas de petits-enfants, et celle-là n’était
qu’un souci de plus. Que peut-on faire avec un nourrisson sur les bras ?
C’est un obstacle à tout. »
Cette
réponse avait paru révoltante à Dolly dans la bouche d’une femme dont la
physionomie exprimait la bonté.
« En
résumé, pensa-t-elle, se rappelant ses quinze années de mariage, ma jeunesse
s’est passée à avoir mal au cœur, à me sentir maussade, dégoûtée de tout, et à
paraître hideuse, car si notre jolie Kitty enlaidit pour le moment, combien
n’ai-je pas dû être affreuse ! » Et elle tressaillit en songeant à
ses souffrances, à ses longues insomnies, aux misères de l’allaitement, à
l’énervement et à l’irritabilité qui en résultaient ! puis, c’étaient les
maladies des enfants, les mauvais penchants à combattre, les frais d’éducation,
le latin et ses difficultés, et, pis que tout, la mort ! Son cœur de mère
saignait cruellement encore de la perte de son dernier-né, enlevé par le
croup ; elle se rappela sa douleur solitaire devant ce petit front blanc,
entouré de cheveux frisés, de cette bouche étonnée et entr’ouverte, au moment
où retombait le couvercle du cercueil rose brodé d’argent. Elle avait été seule
à pleurer, et l’indifférence générale lui avait été une douleur de plus.
« Et
pourquoi tout cela ? quel sera le résultat de cette vie pleine de soucis,
si ce n’est une famille pauvre et mal élevée ? Qu’aurais-je fait cet été
si les Levine ne m’avaient invitée à venir chez eux ? Mais, quelque
affectueux et délicats qu’ils soient, ils ne pourront recommencer, car à leur
tour ils auront des enfants qui rempliront la maison. Papa s’est presque
dépouillé pour nous, lui non plus ne pourra pas m’aider ; comment
arriverai-je à faire des hommes de mes fils ? Il faudra chercher des protections,
m’humilier, car je ne puis compter sur Stiva ; ce que je puis espérer de
plus heureux, c’est qu’ils ne tournent pas mal ; et que de souffrances
pour en arriver là ! » Les paroles de la jeune paysanne avaient du
vrai dans leur cynisme naïf.
« Approchons-nous,
Philippe ? demanda-t-elle au cocher pour écarter ces pénibles pensées.
–
Il nous reste sept verstes à partir du village. »
La
calèche traversa un petit pont où les moissonneuses, la faucille sur l’épaule,
s’arrêtèrent pour la regarder passer. Tous ces visages semblaient gais,
contents, pleins de vie et de santé.
« Chacun
vit et jouit de l’existence, se dit Dolly tandis que la vieille calèche montait
au trot une petite côte, moi seule me fais l’effet d’une prisonnière
momentanément mise en liberté. Ma sœur Nathalie, Warinka, ces femmes, Anna,
savent toutes ce que c’est que l’existence, moi je l’ignore. Et pourquoi
accuse-t-on Anna ? Si je n’avais pas aimé mon mari, j’en aurais fait autant.
Elle a voulu vivre, n’est-ce pas un besoin que Dieu nous a mis au cœur ?
Moi-même n’ai-je pas regretté d’avoir suivi ses conseils au lieu de me séparer
de Stiva ? qui sait ? j’aurais pu recommencer l’existence, aimer,
être aimée ! Ce que je fais est-il plus honorable ? Je supporte mon
mari, parce qu’il m’est nécessaire, voilà tout ! J’avais encore quelque
beauté alors ! » Et elle voulut tirer de son sac un petit miroir de
voyage, mais la crainte d’être surprise par les deux hommes sur le siège
l’arrêta ; sans avoir besoin de se regarder, elle se rappela qu’elle
pouvait plaire encore, et pensa à l’amabilité de Serge Ivanitch, au dévouement
du bon Tourovtzine qui, par amour pour elle, l’avait aidée à soigner ses
enfants pendant la scarlatine ; elle se rappela même un tout jeune homme,
sur le compte duquel Stiva la taquinait. Et les romans les plus passionnés, les
plus invraisemblables se présentèrent à son imagination.
« Anna
a eu raison, elle est heureuse, elle fait le bonheur d’un autre ; elle
doit être belle, brillante, pleine d’intérêt pour toute chose, comme par le
passé. » Un sourire effleura les lèvres de Dolly poursuivant en pensée un
roman analogue à celui d’Anna, dont elle serait l’héroïne ; elle se
représenta le moment où elle avouait tout à son mari, et se mit à rire en
songeant à la stupéfaction de Stiva.
Le
cocher héla des paysans assis sur la lisière d’un champ de seigle près de
télègues dételées.
« Avance
donc, fainéant ! » cria-t-il.
Le
paysan qui vint à son appel, un vieillard au dos voûté, les cheveux retenus
autour de la tête par une mince lanière de cuir, approcha de la calèche.
« La
maison seigneuriale ? chez le comte ? répéta-t-il, prenez le premier
chemin à gauche, vous tomberez dans l’avenue qui y mène. Mais qui
demandez-vous ? le comte lui-même ?
–
Sont-ils chez eux ? mon ami, dit Dolly ne sachant trop comment demander
Anna.
–
Ils doivent y être, car il arrive du monde tous les jours, dit le vieux,
désireux de prolonger la conversation. Et vous autres, qui êtes-vous ?
–
Nous venons de loin, fit le cocher ; ainsi nous approchons ? »
À
peine allait-il repartir que des voix crièrent :
« Arrête,
arrête ; les voici eux-mêmes. » On voyait quatre cavaliers et un
tilbury débouchant sur la route.
C’était
Wronsky, Anna, Weslowsky et un groom à cheval ; la princesse Barbe et
Swiagesky suivaient en voiture ; ils étaient tous venus pour voir
fonctionner une moissonneuse à vapeur.
Anna,
sa jolie tête coiffée d’un chapeau d’homme, d’où s’échappaient les mèches
frisées de ses cheveux noirs, montait avec aisance un cob anglais. Dolly,
d’abord scandalisée de la voir à cheval, parce qu’elle y attachait une idée de
coquetterie peu convenable dans une situation fausse, fut si frappée de la
parfaite simplicité de son amie, que ses préventions s’évanouirent. Weslowsky
accompagnait Anna sur un cheval de cavalerie plein de feu ; Dolly, en le
voyant, ne put réprimer un sourire. Wronsky les suivait sur un pur sang bai
foncé, et le groom fermait la marche.
Le
visage d’Anna s’illumina en reconnaissant la petite personne blottie dans un
coin de la vieille calèche, et, poussant un cri de joie, elle mit son cob au
galop, sauta légèrement de cheval sans l’aide de personne, en voyant Dolly
descendre, et, ramassant sa jupe, courut au-devant d’elle.
« Dolly !
quel bonheur inespéré ! dit-elle embrassant la voyageuse et la regardant
avec un sourire reconnaissant. Tu ne saurais croire le bien que tu me
fais ! Alexis, dit-elle se tournant vers le comte, qui, lui aussi, avait
mis pied à terre : quel bonheur ! »
Wronsky
souleva son chapeau gris et s’approcha.
« Votre
visite nous rend bien heureux », dit-il avec un accent particulier de
satisfaction.
Vassinka
agita son béret sans quitter sa monture.
« C’est
la princesse Barbe, fit Anna, répondant à un regard interrogateur de Dolly en
voyant approcher le tilbury.
–
Ah ! » répondit celle-ci, dont le visage exprima involontairement un
certain mécontentement.
La
princesse Barbe, une tante de son mari, ne jouissait pas de la considération de
sa famille ; son amour du luxe l’avait mise sous la dépendance humiliante
de parents riches, et c’était à cause de la fortune de Wronsky qu’elle s’était
maintenant accrochée à Anna. Celle-ci remarqua la désapprobation de Dolly et
rougit en trébuchant sur son amazone.
L’échange
de politesses entre Daria Alexandrovna et la princesse fut assez froid ;
Swiagesky s’informa de son ami Levine, l’original, et de sa jeune femme, puis,
après un regard jeté sur la vieille calèche, il offrit aux dames de monter en
tilbury.
« Je
prendrai ce véhicule pour rentrer, et la princesse vous ramènera
parfaitement ; elle conduit très bien.
–
Oh non, interrompit Anna, restez où vous êtes, je rentrerai avec Dolly. »
Jamais
Daria Alexandrovna n’avait rien vu d’aussi brillant que ces chevaux et cet
équipage ; mais ce qui la frappa plus encore, ce fut l’espèce de
transfiguration d’Anna, qu’un œil moins affectueusement observateur que le sien
n’eût peut-être pas remarquée ; pour elle, Anna resplendissait de l’éclat
de cette beauté fugitive que donne à une femme la certitude d’un amour partagé ;
toute sa personne, depuis les fossettes de ses joues et le pli de sa lèvre,
jusqu’à son ton amicalement brusque lorsqu’elle permit à Weslowsky de monter
son cheval, respirait une séduction dont elle semblait avoir conscience.
Les
deux femmes éprouvèrent un moment de gêne quand elles furent seules. Anna se
sentait mal à l’aise sous le regard questionneur de Dolly, et celle-ci, depuis
la réflexion de Swiagesky, était confuse de la pauvreté de son équipage. Les hommes
sur le siège partageaient cette impression, mais Philippe, le cocher, résolu de
protester, eut un sourire ironique en examinant le trotteur noir attelé au
tilbury : « Cette bête-là pouvait être bonne pour le
« promenage », mais incapable de fournir quarante verstes par la
chaleur », décida-t-il intérieurement en manière de consolation.
Les
paysans quittèrent leurs télègues afin de contempler la rencontre des amis.
« Ils
sont bien aises tout de même de se revoir, remarqua le vieux.
–
Regarde donc cette femme en pantalons, dit un autre en montrant Weslowsky sur
la selle de dame.
–
Dites donc, enfants, nous ne dormirons plus.
–
C’est fini, fit le vieux en regardant le ciel ; l’heure est passée, à
l’ouvrage. »
Anna,
en regardant Dolly fatiguée, ridée et couverte de poussière, fut sur le point
de lui dire qu’elle la trouvait maigrie ; mais l’admiration pour sa propre
beauté qu’elle lut dans les yeux de sa belle-sœur, l’arrêta :
« Tu
m’examines ? dit-elle avec un soupir ; tu te demandes comment, dans
ma position, je puis paraître aussi heureuse ? J’avoue que je le suis
d’une façon impardonnable. Ce qui s’est passé en moi tient de l’enchantement ;
je suis sortie de mes misères comme on sort d’un cauchemar ; et quel
réveil ! surtout depuis que nous sommes ici ! – et elle regarda Dolly
avec un sourire craintif.
–
Tu me fais plaisir en me parlant ainsi ; je suis heureuse pour toi, répondit
Daria Alexandrovna plus froidement qu’elle ne l’aurait voulu. – Mais pourquoi
ne m’as-tu pas écrit ?
–
Je n’en ai pas eu le courage.
–
Pas le courage avec moi ? Si tu savais combien… – et Dolly allait lui
parler de ses réflexions pendant le voyage, lorsque l’idée lui vint que le
moment était mal choisi. – Nous causerons plus tard, ajouta-t-elle. Qu’est-ce
que cette réunion de bâtiments, on dirait une petite ville ?
demanda-t-elle, désignant des toits verts et rouges apparus au travers des
arbres.
–
Dis-moi ce que tu penses de moi, continua Anna sans répondre à sa question.
–
Je ne pense rien. Je t’aime et t’ai toujours aimée ; lorsqu’on aime ainsi
une personne, on l’aime telle qu’elle est, non telle qu’on la voudrait. »
Anna
détourna les yeux et les ferma à demi, comme pour mieux réfléchir au sens de
ces mots.
« Si
tu avais des péchés, ils te seraient remis en faveur de ta visite et de ces
bonnes paroles, – dit-elle, interprétant favorablement la réponse de sa
belle-sœur et tournant vers elle un regard mouillé de larmes ; Dolly lui
serra silencieusement la main.
–
Ces toits sont ceux des dépendances, des écuries, des haras, répondit-elle à
une seconde interrogation de la voyageuse. Voici où commence le parc. Alexis
aime cette terre, qui avait été fort abandonnée, et à mon grand étonnement il
se prend de passion pour l’agronomie. C’est une si riche nature ! il ne
touche à rien qu’il n’y excelle ; ce sera un agronome excellent, économe,
presque avare ; il ne l’est qu’en agriculture, car il ne compte plus
lorsqu’il s’agit de dépenser pour d’autres objets des milliers de roubles.
Vois-tu ce grand bâtiment ? C’est un hôpital, son dada du moment,
dit-elle avec le sourire d’une femme parlant des faiblesses d’un homme aimé.
Sais-tu ce qui le lui a fait construire ? Un reproche d’avarice de ma
part, à propos d’une querelle avec des paysans pour une prairie qu’ils
réclamaient. L’hôpital est chargé de me prouver l’injustice de mon
reproche ; c’est une petitesse, si tu veux, mais je ne l’en aime que
mieux. Voilà le château, il date de son grand-père, et rien n’y a été changé
extérieurement.
–
C’est superbe ! s’écria involontairement Dolly à la vue d’un édifice
décoré d’une cotonnade et entouré d’arbres séculaires.
–
N’est-ce pas ? du premier étage la vue est splendide. »
La
calèche roula sur la route unie de la cour d’honneur ornée de massifs
d’arbustes, que des ouvriers entouraient en ce moment de pierres grossièrement
taillées ; on s’arrêta sous un péristyle couvert.
« Ces
messieurs sont déjà arrivés, dit Anna voyant emmener des chevaux de selle.
N’est-ce pas que ce sont de jolies bêtes ? Voilà le cob, mon favori… Où
est le comte ? demanda-t-elle à deux laquais en livrée, sortis pour les
recevoir. Ah ! les voici, ajouta-t-elle en apercevant Wronsky et Weslowsky
venant à leur rencontre.
–
Où logerons-nous la princesse ? demanda Wronsky en se tournant vers Anna
après avoir baisé la main de Dolly ; dans la chambre à balcon ?
–
Oh non ! c’est trop loin ; dans la chambre du coin, nous serons plus
près l’une de l’autre. J’espère que tu resteras quelque temps avec nous,
dit-elle à Dolly. Un seul jour ? C’est impossible.
–
Je l’ai promis à cause des enfants, répondit celle-ci, troublée de la chétive
apparence de son pauvre petit sac de voyage et de la poussière dont elle se
sentait couverte.
–
Oh ! c’est impossible, Dolly, ma chérie ; enfin nous en reparlerons.
Montons chez toi. »
La
chambre qui lui fut offerte avec des excuses, parce que ce n’était pas la
chambre d’honneur, avait un ameublement luxueux qui rappela à Dolly les hôtels
les plus somptueux de l’étranger.
« Combien
je suis heureuse de te voir ici, chère amie, répéta encore Anna, s’asseyant en
amazone auprès de sa belle-sœur. Parle-moi de tes enfants : Tania doit
être une grande fille ?
–
Oh oui, répondit Dolly, étonnée de parler si froidement de ses enfants. Nous
sommes tous chez les Levine, et très heureux d’y être.
–
Si j’avais su que vous ne me méprisiez pas, je vous aurais tous priés de venir
ici ; Stiva est un ancien ami d’Alexis, dit Anna en rougissant.
–
Oui, mais nous sommes si bien là-bas, répondit Dolly confuse.
–
Le bonheur de te voir me fait déraisonner, dit Anna l’embrassant tendrement.
Mais promets-moi d’être franche, de ne rien me cacher de ce que tu penses de
moi, maintenant que tu assisteras à ma vie telle qu’elle est. Ma seule idée,
vois-tu, est de vivre sans faire de mal à personne qu’à moi-même, ce qui m’est
bien permis ! Nous causerons de tout cela à loisir ; maintenant je
vais passer une robe et t’envoyer la femme de chambre. »
Dolly,
restée seule, examina sa chambre en femme qui connaissait le prix des choses.
Jamais elle n’avait vu un luxe comparable à celui dont elle était témoin depuis
sa rencontre avec Anna ; tout au plus savait-elle, par la lecture de
romans anglais, qu’on vivait ainsi en Angleterre ; mais en Russie, à la
campagne, cela n’existait nulle part. Le lit à sommier élastique, la table de
toilette en marbre, les bronzes sur la cheminée, les tapis, les rideaux, tout
était neuf, et de la dernière élégance.
La
femme de chambre pimpante qui vint offrir ses services était mise avec beaucoup
plus de recherche que Dolly, qui se sentit confuse de sortir devant elle de son
sac ses menus objets de toilette, notamment une camisole de nuit reprisée,
choisie par erreur parmi les plus vieilles. Chez elle, ces raccommodages
avaient leur mérite, car ils représentaient une petite économie, mais ils
l’humilièrent en présence de cette brillante camériste. Heureusement celle-ci
fut rappelée par sa maîtresse, et, à la grande satisfaction de Dolly,
Annouchka, l’ancienne femme de chambre d’Anna, qui l’avait accompagnée jadis à
Moscou, prit sa place. Annouchka, ravie de revoir Daria Alexandrovna, bavarda
tant qu’elle put sur le compte de sa chère dame et de la tendresse du comte,
malgré les efforts de Dolly pour l’arrêter.
« J’ai
été élevée avec Anna Arcadievna, et l’aime plus que tout au monde ; il ne
m’appartient pas de la juger, et le comte est un mari… »
L’entrée
d’Anna en robe de batiste d’une coûteuse simplicité mit un terme à ces épanchements ;
Anna avait repris possession d’elle-même et semblait se retrancher derrière un
ton calme et indifférent.
« Comment
va ta fille ? lui demanda Dolly.
–
Anny ? très bien, veux-tu la voir ? Je te la montrerai. Nous avons eu
bien des ennuis avec sa nourrice italienne, une brave femme, mais si
bête ! Cependant, comme la petite lui est très attachée, il a fallu la
garder.
–
Mais qu’avez-vous fait… ? commença Dolly, voulant demander le nom que
portait l’enfant ; elle s’arrêta en voyant le visage d’Anna s’assombrir.
L’avez-vous sevrée ?
–
Ce n’est pas là ce que tu voulais dire, répondit celle-ci, comprenant la
réticence de sa belle-sœur, tu pensais au nom de l’enfant, n’est-ce pas ?
Le tourment d’Alexis, c’est qu’elle n’en a pas d’autre que celui de
Karénine ; – et elle ferma les yeux à demi, une nouvelle habitude que
Dolly ne lui connaissait pas. – Nous reparlerons de tout cela, viens que je te
la montre. »
La
« nursery », une chambre haute, spacieuse et bien éclairée, était
organisée avec le même luxe que le reste de la maison. Les procédés les plus
nouveaux pour apprendre aux enfants à ramper et à marcher, les baignoires,
balançoires, petites voitures, tout y était neuf, anglais, et visiblement
coûteux.
L’enfant
en chemise, assise dans un fauteuil et servie par une fille de service russe,
qui partageait probablement son repas, mangeait une soupe dont toute sa petite
poitrine était mouillée ; ni la bonne ni la nourrice n’étaient
présentes ; on entendait dans la pièce voisine le jargon français qui leur
permettait de se comprendre.
La
bonne anglaise parut dès qu’elle entendit la voix d’Anna et se répandit en
excuses, quoiqu’on ne lui adressât aucun reproche. C’était une grande femme à
boucles blondes, qu’elle agitait en parlant, d’une physionomie mauvaise, qui
déplut à Dolly ; à chaque mot d’Anna, elle répondait : « Yes,
mylady ».
Quant
à l’enfant, ses cheveux noirs, son air de santé et son amusante façon de ramper
firent la conquête de Daria Alexandrovna ; sa robe retroussée par
derrière, ses beaux yeux regardant les spectatrices d’un air satisfait, comme
pour leur prouver qu’elle était sensible à leur admiration, la petite fille
avançait énergiquement à l’aide des pieds et des mains, semblable à un joli
animal.
Mais
l’atmosphère de la nursery avait quelque chose de déplaisant ; comment
Anna pouvait elle garder une bonne d’un extérieur aussi peu
« respectable » ? Cela tenait-il à ce qu’aucune personne
convenable n’eût consenti à entrer dans une famille irrégulière ? Dolly
crut remarquer également qu’Anna était presque une étrangère dans ce
milieu ; elle ne put trouver aucun des joujoux de l’enfant, et, chose
bizarre, elle ne savait pas même le nombre de ses dents !
« Je
me sens inutile ici, dit Anna en sortant, relevant la traîne de sa robe pour ne
pas accrocher quelque jouet. Quelle différence avec l’aîné !
–
J’aurais cru, au contraire…, commença Dolly timidement.
–
Oh non ! tu sais que j’ai revu Serge ? dit-elle regardant fixement
devant elle comme si elle eût cherché quelque chose dans le lointain. Mais je
suis comme une créature mourant de faim qui se trouverait devant un festin et
ne saurait par où commencer. Tu es ce festin pour moi ! avec qui, sinon
avec toi, pourrais-je parler à cœur ouvert ? Aussi ne te ferai-je grâce de
rien quand nous pourrons causer tranquillement. Il faut que je te fasse
l’esquisse de la société que tu trouveras ici. D’abord la princesse
Barbe ; je sais ton opinion et celle de Stiva sur son compte, mais elle a
du bon, je t’assure, et je lui suis très obligée. Elle m’a été d’un grand
secours à Pétersbourg, où un chaperon m’était indispensable ; tu ne
t’imagines pas combien ma position offrait de difficultés ! Mais revenons
à nos hôtes ; tu connais Swiagesky, le maréchal du district ? il a
besoin d’Alexis, qui, avec sa fortune, peut acquérir une grande influence si
nous vivons à la campagne ; puis Toushkewitch, que tu as vu chez Betsy,
mais qui a reçu son congé ; comme dit Alexis, c’est un homme fort agréable
si on le prend pour ce qu’il veut paraître ; la princesse Barbe le trouve
très comme il faut. Enfin Weslowsky que tu connais aussi, un bon
garçon ; il nous a conté sur les Levine une histoire invraisemblable,
ajouta-t-elle en souriant ; il est très gentil et très naïf. Je tiens à
toute cette société ; parce que les hommes ont besoin de distraction, et
qu’il faut un public à Alexis, afin qu’il ne trouve pas le temps de désirer
autre chose. Nous avons aussi l’intendant, un Allemand qui entend son affaire,
l’architecte, le docteur, un jeune homme qui n’est pas absolument nihiliste,
mais tu sais, un de ces hommes qui mangent avec leur couteau… Une petite cour,
enfin. »
« Eh
bien, la voilà cette Dolly que vous désiriez tant voir, dit Anna à la princesse
Barbe, installée devant un métier à broder sur la grande terrasse qui descendait
au jardin. Elle ne veut rien prendre avant le dîner, mais tâchez de la faire
déjeuner pendant que je vais chercher ces messieurs. »
La
princesse fit un accueil gracieux et légèrement protecteur à Dolly ; elle
lui expliqua aussitôt ses raisons pour venir en aide à Anna, qu’elle avait
toujours aimée, dans cette période transitoire si pénible.
« Dès
que son mari aura consenti au divorce, je me retirerai dans ma solitude, mais
actuellement, quelque pénible que cela soit, je reste et n’imite pas les
autres (elle désignait par là sa sœur, la tante qui avait élevé Anna, et
avec laquelle elle vivait dans une constante rivalité). Ils font un ménage
parfait, et leur intérieur est si joli, si comme il faut. Tout à fait à
l’anglaise. On se réunit le matin au breakfast, et puis on se sépare. Chacun
fait ce qu’il veut. On dîne à sept heures. Stiva a eu raison de
t’envoyer ; il fera sagement de rester en bons termes avec eux. Le comte
est très influent par sa mère. Et puis il est fort généreux. On t’a parlé de l’hôpital ?
ce sera admirable ; tout vient de Paris. »
Cette
conversation fut interrompue par Anna, qui revint sur la terrasse, suivie des
messieurs qu’elle avait trouvés dans la salle de billard.
Le
temps était superbe ; les moyens de se divertir ne manquaient pas, et il
restait plusieurs heures à passer avant le dîner.
« Une
partie de lawn-tennis, proposa Weslowsky.
–
Il fait trop chaud ; faisons plutôt un tour dans le parc, et promenons
Daria Alexandrovna en bateau pour lui montrer le paysage », dit Wronsky.
Weslowsky
et Toushkewitch allèrent préparer le bateau, et les deux dames, accompagnées du
comte et de Swiagesky, suivirent les allées du parc.
Dolly,
loin de jeter la pierre à Anna, était disposée à l’approuver, et, ainsi qu’il
arrive aux femmes irréprochables que l’uniformité de leur vie lasse
quelquefois, elle enviait même un peu cette existence coupable, entrevue à
distance ; mais, transportée dans ce milieu étranger, parmi ces habitudes
d’élégance raffinée qui lui étaient inconnues, elle éprouva un véritable malaise.
D’ailleurs, tout en excusant Anna, qu’elle aimait sincèrement, la présence de
celui qui l’avait détournée de ses devoirs la froissait, et le chaperonnage
de la princesse Barbe, pardonnant tout parce qu’elle partageait le luxe de sa
nièce, lui semblait odieux. Wronsky, en aucun temps, ne lui avait inspiré de sympathie ;
elle le croyait fier, et ne lui voyait d’autre raison pour justifier sa fierté
que la richesse ; malgré tout il lui imposait en qualité de maître de
maison, et elle se sentait humiliée devant lui, comme devant la femme de
chambre en tirant la camisole rapiécée de son sac. N’osant guère lui faire un
compliment banal sur la beauté de son installation, elle était assez gênée de
trouver un sujet de conversation en marchant à son côté ; faute de mieux
cependant, elle risqua quelques paroles d’admiration sur l’aspect du château.
« Oui,
l’architecture en est d’un bon style, répondit le comte.
–
La cour d’honneur était-elle ainsi dessinée autrefois ?
–
Oh non ! si vous l’aviez vue au printemps ! et peu à peu, d’abord
froidement, puis avec entrain, il fit remarquer à Dolly les divers
embellissements dont il était l’auteur ; les éloges de son interlocutrice
lui causèrent un visible plaisir.
–
Si vous n’êtes pas fatiguée, nous pourrons aller jusqu’à l’hôpital ?
dit-il en regardant Dolly, pour s’assurer que cette proposition ne l’ennuyait
pas. – Veux-tu, Anna ?
–
Certainement, répondit celle-ci, mais il ne faut cependant pas laisser ces
messieurs se morfondre dans le bateau ; il faut les prévenir. – C’est un
monument qu’il élève à sa gloire, dit-elle en s’adressant à Dolly, avec le même
sourire que lorsque, pour la première fois, elle lui avait parlé de l’hôpital.
–
Une fondation capitale, » dit Swiagesky ; et aussitôt, pour n’avoir
pas l’air d’un flatteur, il ajouta : « Je m’étonne que vous, si
préoccupé de la question sanitaire, ne l’ayez jamais été de celle des écoles.
–
C’est devenu si commun ! répondit Wronsky, et puis je me suis laissé
entraîner. Par ici, mesdames. » Et il les conduisit par une allée
latérale.
Dolly,
en quittant le jardin, se trouva devant un grand édifice en briques rouges,
d’une architecture assez compliquée, et dont le toit étincelait au
soleil ; une autre construction s’élevait à côté.
« L’ouvrage
avance rapidement, remarqua Swiagesky ; la dernière fois que je suis venu,
le toit n’était pas encore posé.
–
Ce sera terminé pour l’automne, car l’intérieur est presque achevé, dit Anna.
–
Que construisez-vous de nouveau ?
–
Un logement pour le médecin et une pharmacie », répondit Wronsky ;
et, voyant approcher l’architecte, il alla le rejoindre en s’excusant auprès
des dames. L’entretien fini, il offrit à Dolly de visiter l’intérieur du
bâtiment.
Un
large escalier de fonte conduisait au premier étage, où d’immenses fenêtres
éclairaient de belles chambres aux murs recouverts de stuc, dont les parquets
restaient seuls à terminer.
Wronsky
expliqua la distribution des pièces, le système de ventilation et de chauffage,
fit admirer aux visiteurs les baignoires en marbre et les lits à sommier, les
brancards pour transporter les malades et les fauteuils roulants. Swiagesky, et
surtout Dolly étonnée de tout ce qu’elle voyait, faisaient de nombreuses
questions et ne dissimulaient pas leur admiration.
« Cet
hôpital sera le seul de son genre en Russie », remarqua Swiagesky, très
capable d’apprécier les perfectionnements introduits par le comte.
Dolly
s’intéressa à tout. Wronsky, heureux de l’approbation qu’on lui témoignait et
plein d’une animation sincère, lui fit une impression excellente. « Il est
vraiment bon et digne d’être aimé », pensa-t-elle, et elle comprit Anna.
« La
princesse doit être fatiguée, et les chevaux ne l’intéressent peut-être guère,
– fit remarquer Wronsky à Anna, qui proposait de montrer à Dolly le haras, où
Swiagesky voulait voir un étalon. – Allez-y ; moi, je ramènerai la
princesse à la maison ; et si vous le permettez, ajouta-t-il en
s’adressant à Dolly, nous causerons un peu chemin faisant.
–
Bien volontiers, car je ne me connais pas en chevaux, » répondit celle-ci,
comprenant à la physionomie de Wronsky qu’il voulait lui parler en particulier.
Effectivement, lorsque Anna se fut éloignée, il dit en regardant Dolly de ses
yeux souriants :
« Je
ne me trompe pas, n’est-ce pas, en vous croyant une sincère amie
d’Anna ? » Et il ôta son chapeau pour s’essuyer le front.
Dolly
fut prise d’inquiétude ; qu’allait-il lui demander ? De venir chez
eux avec ses enfants ? De former un cercle à Anna quand elle viendrait à
Moscou ? Peut-être allait-il lui parler de Kitty ou de Weslowsky ?
« Anna
vous aime tendrement, dit le comte après un moment de silence : prêtez-moi
l’appui de votre influence sur elle. – Dolly considéra le visage sérieux et
énergique de Wronsky sans répondre. – Si de toutes les amies d’Anna vous avez
été la seule à venir la voir, – je ne compte pas la princesse Barbe, – ce n’est
pas, je le sais bien, que vous jugiez notre situation normale, c’est que vous
aimez assez Anna pour chercher à lui rendre cette situation supportable. Ai-je
raison ?
–
Oui, mais…
–
Personne ne ressent plus cruellement que moi les difficultés de notre vie, dit
Wronsky s’arrêtant et forçant Dolly à en faire autant, et vous l’admettrez
aisément si vous me faites l’honneur de croire que je ne manque pas de cœur.
–
Certainement ; mais ne vous exagérez-vous pas ces difficultés ? dit
Dolly, touchée de la sincérité avec laquelle il lui parlait : dans le
monde cela peut être pénible…
–
C’est l’enfer ! Rien ne peut vous donner l’idée des tortures morales qu’a
subies Anna à Pétersbourg.
–
Mais ici ? et puisque ni elle ni vous n’éprouvez le besoin d’une vie
mondaine ?
–
Quel besoin puis-je en avoir ! s’écria Wronsky avec mépris.
–
Vous vous en passez facilement et vous en passerez peut-être toujours ;
quant à Anna, d’après ce qu’elle a eu le temps de me dire, elle se trouve
parfaitement heureuse. » Et, tout en parlant, Dolly fut frappée de l’idée
qu’Anna avait pu manquer de franchise.
« Oui,
mais ce bonheur durera-t-il ? dit Wronsky ; j’ai peur de ce qui nous
attend dans l’avenir. Avons-nous bien ou mal agi ?… Le sort en est jeté,
nous sommes liés pour la vie. Nous avons un enfant et pouvons en avoir
d’autres, auxquels la loi réserve des sévérités qu’Anna ne veut pas prévoir,
parce que, après avoir tant souffert, elle a besoin de respirer. Enfin ma fille
est celle de Karénine ! dit-il en s’arrêtant devant un banc rustique où
Dolly s’était assise…
–
Qu’il me naisse un fils demain, ce sera toujours un Karénine, qui ne pourra
hériter ni de mon nom ni de mes biens ! Comprenez-vous que cette pensée me
soit odieuse ? Eh bien, Anna ne veut pas m’entendre. Je l’irrite… Et voyez
ce qui en résulte. J’ai ici un but d’activité qui m’intéresse, dont je suis
fier ; ce n’est pas un pis aller, bien au contraire, mais pour travailler
avec conviction il faut travailler pour d’autres que pour soi, et je ne puis
avoir de successeurs ! Concevez les sentiments d’un homme qui sait que ses
enfants et ceux de la femme qu’il adore ne lui appartiennent pas, qu’ils ont
pour père quelqu’un qui les hait, et ne voudra jamais les connaître. N’est-ce
pas horrible ? »
Il
se tut, en proie à une vive émotion.
« Mais
que peut faire Anna ?
–
Vous touchez au sujet principal de notre entretien, dit le comte, cherchant à
reprendre du calme. Anna peut obtenir le divorce. Votre mari y avait fait
consentir M. Karénine, et je sais qu’il ne s’y refuserait pas, même
actuellement, si Anna lui écrivait. Cette condition est évidemment une de ces
cruautés pharisaïques dont les êtres sans cœur sont seuls capables, car il sait
la torture qu’il lui impose, mais Anna devrait passer par-dessus ces finesses
de sentiment ; il y va de son bonheur, de celui des enfants, sans parler
de moi. Et voilà pourquoi je m’adresse à vous, princesse, comme à une amie qui
pouvez nous sauver. Aidez-moi à persuader Anna de la nécessité de demander le divorce.
–
Bien volontiers, dit Dolly, se rappelant son entretien avec Karénine ;
mais comment n’y songe-t-elle pas d’elle-même ? – pensa-t-elle. Et le
clignement d’yeux d’Anna lui revint à l’esprit ; cette habitude nouvelle
lui sembla coïncider avec des préoccupations intimes qu’elle cherchait
peut-être à éloigner d’elle, à effacer complètement de sa vue si c’était
possible.
–
Oui, certainement, je lui parlerai », répéta Dolly, répondant au regard
reconnaissant de Wronsky. Et ils se dirigèrent vers la maison.
« Le
dîner va être servi, et nous nous sommes à peine vues, dit Anna en rentrant,
cherchant à lire dans les yeux de Dolly ce qui s’était passé entre elle et
Wronsky. Je compte sur ce soir ; et maintenant il faut changer de
toilette, car nous nous sommes salies dans notre visite à l’hôpital. »
Dolly
sourit : elle n’avait apporté qu’une robe ; mais, pour opérer un
changement quelconque à sa toilette, elle attacha un nœud à son corsage, mit
une dentelle dans ses cheveux, et se fit donner un coup de brosse.
« C’est
tout ce que j’ai pu faire, dit-elle en riant à Anna, lorsque celle-ci vint la
chercher après avoir revêtu une troisième toilette.
–
Nous sommes très formalistes ici, dit Anna pour excuser son élégance ;
Alexis est ravi de ton arrivée, je crois qu’il s’est épris de toi. »
Les
messieurs, en redingote noire, attendaient réunis au salon, ainsi que la
princesse Barbe, et l’on passa bientôt dans la salle à manger.
Le
dîner et le service de table intéressèrent Dolly ; en qualité de maîtresse
de maison, elle savait que rien ne se fait bien, même dans un ménage modeste,
sans une direction, et, à la façon dont le comte lui offrit le choix entre deux
potages, elle comprit que cette direction supérieure venait de lui. Anna ne
s’occupait que de la conversation, et s’acquittait de cette tâche avec son tact
habituel, cherchant un mot pour chacun, chose difficile avec des convives
appartenant à des sphères aussi différentes.
Après
avoir effleuré diverses questions, auxquelles le médecin, l’architecte et
l’intendant purent prendre part, la causerie devint plus intime, et Dolly
éprouva un vif mouvement de contrariété en entendant Swiagesky prendre à partie
les jugements bizarres de Levine sur le rôle des machines en agriculture.
« Peut-être
monsieur Levine n’a-t-il jamais vu les machines qu’il critique, autrement je ne
m’explique pas son point de vue.
–
Un point de vue turc, dit Anna en souriant à Weslowsky.
–
Je ne saurais défendre des jugements que je ne connais pas, répondit Dolly
toute rouge, mais ce que je puis vous affirmer, c’est que Levine est un homme
éminemment éclairé, et qu’il saurait vous expliquer ses idées s’il était ici.
–
Oh ! nous sommes d’excellents amis, reprit en souriant Swiagesky, mais il
est un peu toqué. Ainsi il considère les semstvos comme parfaitement
inutiles, et ne veut pas y prendre part.
–
Voilà bien notre insouciance russe ! s’écria Wronsky : plutôt que de
nous donner la peine de comprendre nos nouveaux devoirs, nous trouvons plus
simple de les nier.
–
Je ne connais pas d’homme qui remplisse plus strictement ses devoirs, dit
Dolly, irritée du ton de supériorité de son hôte.
–
Pour ma part je suis très reconnaissant de l’honneur qu’on me fait, grâce à
Nicolas Ivanitch, de m’élire juge de paix honoraire ; le devoir de juger
les affaires d’un paysan me semble aussi important que tout autre : c’est
ma seule façon de m’acquitter envers la société des privilèges dont je jouis
comme propriétaire terrien. »
Dolly
compara l’assurance de Wronsky aux doutes de Levine sur les mêmes sujets, et,
comme elle aimait celui-ci, dans sa pensée elle lui donna raison.
« Ainsi
nous pouvons compter sur vous pour les élections, dit Swiagesky ; il sera
peut-être prudent de partir avant le 8. Si vous me faisiez l’honneur de venir
chez moi, comte ?
–
Pour ma part, remarqua Anna, je suis de l’avis de monsieur Levine, quoique
probablement pour des motifs différents ; les devoirs publics me semblent
se multiplier avec exagération ; depuis six mois que nous sommes ici,
Alexis fait déjà partie de la tutelle, du jury, de la municipalité, que sais-je
encore ? et là où les fonctions s’accumulent à ce point, elles doivent
forcément devenir une pure question de forme. – Vous avez certainement vingt
charges différentes ! » dit-elle en se tournant vers Swiagesky.
Sous
ce ton de plaisanterie, Dolly démêla une pointe d’irritation, et lorsqu’elle
vit l’expression résolue de la physionomie du comte et la précipitation de la
princesse Barbe à changer de conversation, elle comprit qu’on touchait à un
sujet délicat.
Après
le dîner, qui eut le caractère de luxe, mais aussi de formalisme et
d’impersonnalité que Dolly connaissait pour l’avoir rencontré dans des dîners
de cérémonie, on passa sur la terrasse. Une partie de lawn-tennis fut
commencée. Dolly s’y essaya, mais y renonça vite et, pour n’avoir pas l’air de
s’ennuyer, chercha à s’intéresser au jeu des autres ; Wronsky et Swiagesky
étaient des joueurs sérieux, Weslowsky, au contraire, jouait fort mal, mais ne
cessait de rire et de pousser des cris ; sa familiarité avec Anna déplut à
Dolly, qui trouva une affectation d’enfantillage à toute cette scène. Elle se
faisait l’effet de jouer la comédie avec des acteurs, qui tous lui étaient
supérieurs. Un désir passionné de revoir ses enfants, de reprendre ce joug du
foyer dont elle avait pensé tant de mal le matin même, s’emparait d’elle ;
aussi résolut-elle de repartir dès le lendemain, quoiqu’elle fut venue dans
l’intention de rester une couple de jours. Rentrée dans sa chambre après le thé
et une promenade en bateau, elle éprouva un véritable soulagement à se retrouver
seule, et aurait préféré ne pas voir Anna.
Au
moment où elle allait se mettre au lit, la porte s’ouvrit et Anna entra, vêtue
d’un peignoir blanc. Toutes deux, dans le courant de la journée, sur le point
d’aborder une question intime, s’étaient dit : « Plus tard, quand
nous serons seules » ; et maintenant il leur sembla qu’elles
n’avaient plus rien à se confier.
« Que
devient Kitty ? demanda enfin Anna, assise près de la fenêtre et regardant
Dolly d’un air humble. Dis-moi la vérité : m’en veut-elle ?
–
Oh non ! répondit Dolly en souriant.
–
Elle me hait, me méprise ?
–
Non plus ; mais tu sais, il y a des choses qui ne se pardonnent pas.
–
C’est vrai ! dit Anna en se tournant vers la fenêtre ouverte. Ai-je été
coupable dans tout cela ? et qu’appelle-t-on être coupable ?
Pouvait-il en être autrement ? croirais-tu possible de n’être pas la femme
de Stiva ?
–
Je ne sais que te répondre, mais toi…
–
Kitty est-elle heureuse ? Son mari, assure-t-on, est un excellent homme.
–
C’est trop peu dire ; je n’en connais pas de meilleur.
–
Tant mieux.
–
Mais parle-moi de toi, dit Dolly. J’ai causé avec… ; – elle ne savait
comment nommer Wronsky.
– Avec
Alexis, oui, et je me doute de votre conversation. Voyons, dis-moi ce que tu
penses de moi, de ma vie.
–
Je ne puis ainsi te répondre d’un mot.
–
Tu n’en peux juger complètement, parce que tu nous vois entourés de monde,
tandis qu’au printemps nous étions seuls. Ce serait le bonheur suprême pour moi
que de vivre ainsi à deux ! Mais je crains qu’il ne prenne l’habitude de
quitter souvent la maison, et alors figure-toi ce que serait la solitude pour
moi ! Oh, je sais ce que tu vas dire, ajouta-t-elle en venant s’asseoir
auprès de Dolly ; certainement je ne le retiendrai pas de force, mais
aujourd’hui ce sont des courses, demain des élections, et moi pendant ce temps…
De quoi avez-vous causé ensemble ?
–
D’un sujet que j’aurais abordé avec toi sans qu’il m’en parlât : de la
possibilité de rendre ta situation régulière. Tu sais ma manière de voir à ce
sujet, mais enfin mieux vaudrait le mariage.
–
C’est-à-dire le divorce ? Betsy Tverskoï m’a fait la même observation.
Ah ! ne crois pas que j’établisse de comparaison entre vous : c’est
la femme la plus dépravée qui existe. Enfin, que t’a-t-il dit ?
–
Qu’il souffre pour toi et pour lui ; si c’est de l’égoïsme, il vient d’un
sentiment d’honneur ; le comte voudrait légitimer sa fille, être ton mari,
avoir des droits sur toi.
–
Quelle femme peut appartenir à son mari plus complètement que je ne lui
appartiens ? Je suis son esclave !
–
Mais il ne voudrait pas te voir souffrir.
–
Est-ce possible ! et puis !…
–
Et puis légitimer ses enfants, leur donner son nom.
–
Quels enfants ? – et Anna ferma à demi les yeux.
–
Mais Anny et ceux que tu pourras avoir encore…
–
Oh ! il peut être tranquille, je n’en aurai plus.
–
Comment peux-tu répondre de cela ?
–
Parce que je ne veux plus en avoir – et, malgré son émotion, Anna sourit de
l’expression d’étonnement, de naïve curiosité et d’horreur qui se peignit sur
le visage de Dolly. – Après ma maladie, le docteur m’a dit…
–
C’est impossible ! » s’écria Dolly ouvrant de grands yeux et
contemplant Anna avec stupéfaction. Ce qu’elle venait d’apprendre confondait
toutes ses idées, et les déductions qu’elle en tira furent telles, que bien des
points mystérieux pour elle jusqu’ici lui parurent s’éclaircir subitement.
N’avait-elle pas rêvé quelque chose d’analogue pendant son voyage ?… et
maintenant cette réponse trop simple à une question compliquée
l’épouvantait !
« N’est-ce
pas immoral ? demanda-t-elle après un moment de silence.
–
Pourquoi ? N’oublie pas que j’ai le choix entre un état de souffrance et
la possibilité d’être un camarade pour mon mari, car je le considère comme
tel ; si le point est discutable en ce qui te concerne, il ne l’est pas
pour moi. Je ne suis sa femme qu’autant qu’il m’aime, et il me faut entretenir
cet amour. »
Dolly
était en proie aux réflexions sans nombre que ces confidences faisaient naître
dans son esprit. « Je n’ai pas cherché à retenir Stiva, pensait-elle, mais
celle qui me l’a enlevé y a-t-elle réussi ? elle était pourtant jeune et
jolie, ce qui n’a pas empêché Stiva de la quitter aussi ! Et le comte
sera-t-il retenu par les moyens qu’emploie Anna ? ne trouvera-t-il pas,
quand il le voudra, une femme plus séduisante encore ? » Elle soupira
profondément.
« Tu
dis que c’est immoral, reprit Anna, sentant que Dolly la désapprouvait, mais
songe donc que mes enfants ne peuvent être que de malheureuses créatures
destinées à rougir de leurs parents, de leur naissance ?
–
C’est pourquoi tu dois demander le divorce. »
Anna
ne l’écoutait pas, elle voulait aller jusqu’au bout de son argumentation.
« La
raison m’a été donnée pour ne pas procréer des infortunés ; s’ils
n’existent pas, ils ne connaissent pas le malheur ; mais, s’ils existent
pour souffrir, la responsabilité en retombe sur moi. »
« Comment
peut-on être coupable à l’égard de créatures qui n’existent pas ? »
pensait Dolly en secouant la tête pour chasser l’idée bizarre que pour Grisha,
son bien-aimé, il aurait peut-être mieux valu ne pas naître.
« Je
t’avoue que, selon moi, c’est mal, dit-elle avec une expression de dégoût.
–
Songe à la différence qui existe entre nous deux : pour toi, il ne peut
s’agir que de savoir si tu désires encore avoir des enfants ; pour moi, il
s’agit de savoir s’il m’est permis d’en avoir. »
Dolly
se tut, et elle comprit tout à coup l’abîme qui la séparait d’Anna ; entre
elles certaines questions ne pouvaient plus être discutées.
« Raison
de plus pour régulariser la situation, si c’est possible.
–
Oui, si c’est possible, répondit Anna sur un ton tout différent, de
calme et de douceur.
–
On me disait que ton mari y consentait.
–
Dolly, ne parlons pas de cela.
–
Comme tu veux, répondit celle-ci, frappée de la douleur profonde qui se peignit
sur les traits d’Anna ; ne vois-tu pas les choses trop en noir ?
–
Nullement, je suis heureuse et contente. Je fais même des passions ;
– as-tu remarqué Weslowsky ?
–
Le ton de Weslowsky me déplaît fort, à dire vrai.
–
Pourquoi ? l’amour-propre d’Alexis en est chatouillé, voilà tout, et pour
moi je fais de cet enfant ce que je veux, comme toi avec Grisha ; non,
Dolly, je ne vois pas tout en noir, mais je cherche à ne rien voir, tant
je trouve tout terrible.
–
Tu as tort, tu devrais faire le nécessaire.
–
Quoi ? épouser Alexis ? Crois-tu donc réellement que je n’y songe
pas ? Mais quand cette pensée s’empare de moi, elle m’affole, et je ne
parviens à me calmer qu’avec de la morphine, dit-elle en se levant, puis
marchant de long en large en s’arrêtant par moments. Mais d’abord il ne
consentira pas au divorce, parce qu’il est sous l’influence de la comtesse
Lydie.
– Il
faut essayer, dit Dolly avec douceur, suivant Anna des yeux, le cœur plein de
sympathie.
–
Admettons que j’essaye, que je l’implore comme une coupable, admettons même
qu’il consente. » Anna, arrivée près de la fenêtre, s’arrêta pour arranger
les rideaux : « Et mon fils ? me le rendra-t-on ? Non, il
grandira chez ce père que j’ai quitté, en apprenant à me mépriser !
Conçois-tu que j’aime presque également, certes plus que moi-même, ces deux
êtres qui s’excluent l’un l’autre, Serge et Alexis ? » Elle revint au
milieu de la chambre en serrant ses mains contre sa poitrine, et se pencha vers
Dolly, tremblante d’émotion sous ce regard mouillé de larmes.
« Je
n’aime qu’eux au monde et ne puis les réunir ! Le reste m’est égal !
Cela finira d’une façon quelconque, mais je ne puis, je ne veux pas aborder ce
sujet. Tu ne saurais imaginer ce que je souffre ! »
Elle
s’assit près de Dolly et lui prit la main.
« Ne
me méprise pas, je ne le mérite pas ; mais plains-moi, car il n’y a pas de
femme plus malheureuse… » Et elle se mit à pleurer.
Quand
Anna l’eut quittée, Dolly pria, puis se coucha ; ses pensées se tournèrent
involontairement vers la maison, les enfants ; jamais elle n’avait aussi
vivement senti combien ce petit monde à elle lui était cher et précieux !
Elle décida que rien ne la retiendrait plus longtemps éloignée, et qu’elle
partirait le lendemain.
Anna,
dans son cabinet de toilette, prit un verre et y versa quelques gouttes d’une
potion contenant principalement de la morphine ; une fois calmée, elle
entra tranquillement dans sa chambre à coucher.
Wronsky
la regarda attentivement, cherchant sur sa physionomie quelque indice de la
conversation qu’elle avait eue avec Dolly ; mais tout ce qu’il y vit fut
cette grâce séductrice dont il subissait toujours le charme. Il attendit
qu’elle parlât.
« Je
suis contente que Dolly te plaise, dit-elle simplement.
–
Mais je la connais depuis longtemps, c’est une femme excellente, quoique excessivement
terre à terre. Je n’en suis pas moins très content de sa visite. »
Il
regarda encore Anna d’un air interrogateur et lui prit la main ; elle lui
sourit et ne voulut pas comprendre cette question.
Malgré
les instances réitérées de ses hôtes, Dolly fit le lendemain ses préparatifs de
départ, et la vieille calèche, avec son attelage dépareillé, s’arrêta sous le
péristyle.
Daria
Alexandrovna prit froidement congé de la princesse Barbe et des
messieurs ; la journée passée en commun ne les avait pas rapprochés. Anna
seule était triste ; personne, elle le savait, ne viendrait plus réveiller
les sentiments que Dolly avait remués dans son âme, et qui représentaient ce
qu’elle avait de meilleur ; bientôt la vie qu’elle menait en étoufferait
les derniers vestiges.
Dolly
respira librement lorsqu’elle se trouva en pleins champs, et, curieuse de
connaître les impressions des domestiques, elle allait les interroger, quand
Philippe le cocher se retourna.
« Pour
des richards, ce sont des richards, dit-il d’un air moins sombre qu’en partant,
mais les chevaux n’ont reçu, en tout et pour tout, que trois mesures
d’avoine : de quoi ne pas crever de faim. Nous ne ferions pas cela chez
nous.
–
C’est un maître avare, confirma le teneur de livres.
–
Mais ses chevaux sont beaux ?
–.
Oui, quant à cela il n’y a rien à dire, et la nourriture aussi est bonne ;
mais, je ne sais si cela vous a fait le même effet, Daria Alexandrovna, je me
suis ennuyé, – et il tourna son honnête figure vers elle.
–
Moi aussi, je me suis ennuyée. Crois-tu que nous arriverons ce soir ?
–
Il le faudra bien. »
Dolly
ayant retrouvé ses enfants en bonne santé ressentit une meilleure impression de
son voyage ; elle décrivit avec animation le luxe et le bon goût de
l’installation de Wronsky, la cordialité de la réception qui lui avait été
faite, et n’admit aucune observation critique.
« Il
faut, pour les comprendre, les voir chez eux, – disait-elle, oubliant
volontairement le malaise qu’elle avait ressenti, – et je sais maintenant
qu’ils sont bons. »
Wronsky
et Anna passèrent à la campagne la fin de l’été et une partie de l’automne,
sans faire aucune démarche pour régulariser leur situation, mais résolus à
rester chez eux. Rien de ce qui constitue le bonheur ne leur manquait en
apparence ; ils étaient riches, jeunes, bien portants, ils avaient un
enfant, leurs occupations leur plaisaient, et cependant après le départ de
leurs hôtes ils sentirent que leur vie devait forcément subir quelque
modification.
Anna
continuait à prendre le plus grand soin de sa personne et de sa toilette ;
elle lisait beaucoup, et faisait venir de l’étranger les ouvrages de valeur que
citaient les revues ; aucun des sujets pouvant intéresser Wronsky ne lui
restait indifférent ; douée d’une mémoire excellente, elle l’étonnait par
ses connaissances agronomiques et architecturales, puisées dans des livres ou
des journaux spéciaux, et l’habituait à la consulter sur toute chose, même sur
des questions de sport ou d’élève de chevaux. L’intérêt qu’elle prenait à
l’installation de l’hôpital était très sérieux, et elle y apportait des idées
personnelles qu’elle savait faire exécuter. Le but de sa vie était de plaire à
Wronsky, de lui remplacer ce qu’il avait quitté pour elle, et celui-ci, touché
de ce dévouement, savait l’apprécier. À la longue cependant, l’atmosphère de
tendresse jalouse dont elle l’enveloppait l’oppressa, et il éprouva le besoin
d’affirmer son indépendance ; son bonheur eût été complet, croyait-il, si,
chaque fois qu’il voulait quitter la maison, il n’eût éprouvé de la part d’Anna
une vive opposition.
Quant
au rôle de grand propriétaire auquel il s’était essayé, il y prenait un
véritable goût, et se découvrait des aptitudes sérieuses pour l’administration
de ses biens. Il savait entrer dans les détails, défendre obstinément ses
intérêts, écouter et questionner son intendant allemand sans se laisser
entraîner par lui à des dépenses exagérées, accepter parfois les innovations utiles,
surtout lorsqu’elles étaient de nature à faire sensation autour de lui ;
mais jamais il ne dépassait les limites qu’il s’était tracées. Grâce à cette
conduite prudente, et malgré les sommes considérables que lui coûtaient ses
bâtisses, l’achat de ses machines et d’autres améliorations, il ne risquait pas
de compromettre sa fortune. »
Le
gouvernement de Kachine, où étaient situées les terres de Wronsky, de
Swiagesky, d’Oblonsky, de Kosnichef et en partie celles de Levine, devait tenir
au mois d’octobre son assemblée provinciale, et procéder à l’élection de ses
maréchaux. Ces élections, à cause de certaines personnalités marquantes qui y
prenaient part, attiraient l’attention générale ; on se préparait à y
venir de Moscou, de Pétersbourg, même de l’étranger. Wronsky aussi avait promis
d’y assister.
L’automne
était venu, sombre, pluvieux et singulièrement triste à la campagne.
La
veille de son départ, le comte vint annoncer d’un ton froid et bref qu’il
s’absentait pour quelques jours, tout préparé à une lutte dont il tenait à
sortir vainqueur ; sa surprise fut grande en voyant Anna prendre cette
nouvelle avec beaucoup de calme et se contenter de lui demander l’époque exacte
de son retour.
« J’espère
que tu ne t’ennuieras pas, – dit-il, scrutant la physionomie d’Anna, et se
méfiant de la faculté qu’elle possédait de se renfermer complètement en
elle-même lorsqu’elle prenait quelque résolution extrême.
–
Oh non ! Je viens de recevoir une caisse de livres de Moscou, cela
m’occupera. »
« C’est
un nouveau ton qu’elle veut adopter », pensa-t-il, et il eut l’air de
croire à la sincérité de cette apparence de raison.
Il
partit donc sans autre explication, ce qui ne leur était jamais arrivé ;
et, tout en espérant que sa liberté serait à l’avenir respectée par Anna, il
emportait une vague inquiétude. Tous deux gardèrent une impression pénible de
cette petite scène.
Levine
était rentré à Moscou en septembre pour les couches de sa femme, et y avait
déjà passé un mois, lorsque Serge Ivanitch l’invita à l’accompagner aux
élections auxquelles il se rendait. Constantin hésitait, quoiqu’il eût des
affaires de tutelle à régler pour sa sœur dans le gouvernement de
Kachine ; mais Kitty, voyant qu’il s’ennuyait en ville, le pressa de
partir et, pour l’y décider tout à fait, lui fit faire un uniforme de délégué
de la noblesse : cette dépense trancha la question.
Au
bout de six jours de démarches à Kachine, l’affaire de tutelle n’avait pas fait
un pas, parce qu’elle dépendait en partie du maréchal dont la réélection se préparait.
Le temps se passait en longues conversations avec des gens excellents, très
désireux de rendre service, mais qui ne pouvaient rien, le maréchal restant
inabordable ; ces allées et venues sans résultat ressemblaient aux efforts
inutiles qu’on fait en rêve ; mais Levine, que le mariage avait rendu plus
patient, cherchait à ne pas s’exaspérer ; il appliquait cette même
patience à comprendre les manœuvres électorales qui agitaient autour de lui
tant d’hommes honnêtes et estimables, et faisait de son mieux pour approfondir
ce qu’il avait autrefois traité si légèrement.
Serge
Ivanitch ne négligea rien pour lui expliquer le sens et la portée des nouvelles
élections, auxquelles il s’intéressait particulièrement. Snetkof, le maréchal
actuel, était un homme de la vieille roche, fidèle aux habitudes du passé, qui
avait gaspillé une fortune considérable le plus honnêtement du monde, et dont
les idées arriérées ne cadraient pas avec les besoins du moment ; il
tenait, comme maréchal, de fortes sommes entre les mains, et les affaires les
plus graves, telles que les tutelles, la direction de l’instruction publique, etc.,
dépendaient de lui. Il s’agissait de le remplacer par un homme nouveau, actif,
imbu d’idées modernes, capable d’extraire du semstvo les éléments de
« self-government » qu’il pouvait fournir, au lieu d’y apporter un
esprit de caste qui en dénaturait le caractère. Le riche gouvernement de
Kachine pouvait, si on savait user des forces qui y étaient concentrées, servir
d’exemple au reste de la Russie, et les nouvelles élections deviendraient ainsi
d’une haute importance. À la place de Snetkof on mettrait Swiagesky, ou mieux
encore Newedowsky, un homme éminent, autrefois professeur, et ami intime de
Serge Ivanitch. Les états provinciaux furent ouverts par un discours du
gouverneur, qui engagea la noblesse à n’envisager les élections qu’au point de
vue du bien public et du dévouement au monarque, ainsi que le gouvernement de Kachine
l’avait toujours pratiqué. Le discours fut très bien accueilli ; les
délégués de la noblesse entourèrent le gouverneur quand il quitta la salle, et
l’on se rendit à la cathédrale pour y prêter serment. Le service religieux
impressionnait toujours Levine, qui fut touché d’entendre cette foule de
vieillards et de jeunes gens répéter solennellement les formules du serment.
Plusieurs
jours se passèrent en réunions et en discussions relativement à un système de
comptabilité que le parti de Serge Ivanitch semblait aigrement reprocher au
maréchal. Levine finit par demander à son frère si l’on soupçonnait Snetkof de
dilapidations.
« Nullement,
c’est un très digne homme ; mais il faut mettre un terme à cette façon
patriarcale de diriger les affaires. »
La
séance pour l’élection des maréchaux de district fut orageuse ; elle se
termina par la réélection de Swiagesky, qui offrit le même soir un grand dîner.
L’élection
principale, celle du maréchal de gouvernement, n’eut lieu que le sixième jour.
La foule se pressait dans les deux salles, où les débats s’agitaient sous le
portrait de l’empereur.
Les
délégués de la noblesse s’étaient divisés en deux groupes, les vieux et les
nouveaux ; parmi les vieux on ne voyait que des uniformes passés de mode,
courts de taille, serrés aux entournures, comme si leurs possesseurs avaient
beaucoup grandi ; quelques uniformes de marine et de cavalerie de très ancienne
date s’y remarquaient aussi ; les nouveaux portaient au contraire des
uniformes larges d’épaules, longs de taille, des gilets blancs, et parmi eux on
distinguait quelques uniformes de cour.
Levine
avait suivi son frère dans la petite salle où l’on fumait devant un
buffet ; il tâchait de suivre la conversation dont Kosnichef était l’âme,
et de comprendre pourquoi deux maréchaux de district hostiles à Snetkof
tenaient à lui faire poser sa candidature. Oblonsky, en tenue de chambellan,
vint se joindre à ce groupe après avoir déjeuné.
« Nous
tenons la position, dit-il en arrangeant ses favoris, après avoir écouté
Swiagesky et lui avoir donné raison. Un district suffit, et si Swiagesky s’en
mêlait, ce serait de l’affectation. »
Tout
le monde semblait comprendre, sauf Levine qui seul n’y entendait rien ;
pour s’éclairer il prit le bras de Stépane Arcadiévitch, et lui exprima son
étonnement de voir des districts hostiles demander au vieux maréchal de poser
sa candidature.
« O
sancta simplicitas ! répondit Oblonsky : ne comprends-tu pas que, nos
mesures étant prises, il faut que Snetkof se présente, car, s’il se désistait,
le vieux parti pourrait choisir un candidat et dérouter nos combinaisons. Le
district de Swiagesky faisant opposition, il y aura toujours ballottage, et
nous en profiterons pour proposer le candidat de notre choix. »
Levine
ne comprit qu’à demi et aurait continué ses questions, si des clameurs parties
de la grande salle n’eussent attiré son attention.
La
discussion semblait fort vive sous le portrait de l’empereur ; mais
Levine, gêné par ses voisins, ne distinguait que la voix douce du vieux
maréchal, celle de Kosnichef et le ton aigre d’un député de la noblesse. Serge,
en réponse à ce dernier, et pour calmer l’agitation générale, demanda au
secrétaire le texte même de la loi, dont il fit lecture, afin de prouver au
public qu’en cas de divergence d’opinion on devait aller aux voix.
Un
gros monsieur aux moustaches teintes, serré dans son uniforme, l’interrompit en
s’approchant de la table, et cria :
« Aux
voix ! aux voix ! pas de discussions ! » C’était demander
la même chose, mais dans un esprit d’hostilité qui ne fit qu’augmenter les
clameurs ; le maréchal réclama le silence ; des cris partaient de
tous côtés, et les visages comme les paroles semblaient surexcités. Levine
comprit, avec l’aide de son frère, qu’il s’agissait de valider les droits
d’électeur d’un délégué accusé de se trouver sous le coup d’un jugement ;
une voix de moins pouvait déplacer la majorité : c’est pourquoi
l’agitation était si vive. Levine, péniblement frappé de voir cette irritation
haineuse s’emparer d’hommes qu’il estimait, préféra à ce triste spectacle la
vue des domestiques qui servaient au buffet dans la petite salle. Il allait
adresser la parole à un vieux maître d’hôtel à favoris gris, qui connaissait
toute la province, lorsqu’on vint l’appeler pour voter.
Une
boule blanche lui fut remise en rentrant dans la grande salle, et il fut poussé
vers la table où Swiagesky, l’air important et ironique, présidait aux votes.
Levine, déconcerté et ne sachant que faire de sa boule, lui demanda à
demi-voix :
« Que
faut-il que je fasse ? »
La
question était intempestive et fut entendue des personnes présentes ;
aussi reçut-elle de Swiagesky cette réponse sévère :
« Ce
que vous dicteront vos convictions, » Levine, rouge et embarrassé, déposa
son vote, au hasard.
Les
nouveaux eurent gain de cause ; le vieux maréchal posa sa
candidature, prononça un discours ému, et, acclamé de son parti, se retira les larmes
aux yeux. Levine, debout près de la porte de la salle, le vit passer, accablé,
mais se hâtant de sortir ; la veille il était allé le trouver pour son
affaire de tutelle, et se rappelait l’air digne et respectable du vieillard, sa
grande maison d’aspect seigneurial, avec ses vieux meubles, ses vieux serviteurs,
sa vieille et excellente femme coiffée d’un bonnet à coques et parée d’un châle
turc ; son jeune fils, le cadet de la famille, était entré chez son père
pour lui souhaiter le bonjour et lui baiser affectueusement la main. C’était ce
même homme, couvert maintenant de décorations, qui fuyait comme un animal traqué.
« J’espère
que vous nous restez, dit Levine, cherchant à lui dire quelque chose
d’agréable.
–
J’en doute, répondit le maréchal en jetant autour de lui un regard troublé. Je
suis vieux et fatigué, que de plus jeunes prennent ma place. »
Et
il disparut par une petite porte.
La
salle, longue et étroite, où se trouvait le buffet, se remplissait de monde, et
l’agitation allait croissant, car le moment décisif approchait ; les chefs
de partis, qui savaient à quoi s’en tenir sur le nombre des votants, étaient
les plus animés ; les autres cherchaient à se distraire, et se préparaient
à la lutte en mangeant, fumant et arpentant la salle.
Levine
ne fumait pas et n’avait pas faim ; afin d’éviter ses amis, parmi lesquels
il venait d’apercevoir Wronsky en uniforme d’écuyer de l’empereur, il se
réfugia près d’une fenêtre, et, tout en examinant les groupes qui se formaient,
il prêta l’oreille à ce qu’on disait autour de lui. Au milieu de cette foule il
distingua, vêtu d’un antique uniforme de général de l’état-major, le vieux
propriétaire à moustaches grises qu’il avait vu jadis chez Swiagesky ;
leurs yeux se rencontrèrent et ils se saluèrent cordialement.
« Charmé
de vous revoir, dit le vieillard ; certes oui je me rappelle le plaisir de
vous avoir vu chez Nicolas Ivanitch.
–
Comment vont vos affaires de campagne ?
–
Mais toujours avec perte, répondit le vieillard doucement et d’un air
convaincu, comme si ce résultat était le seul qu’il admît. Et vous, comment se
fait-il que vous preniez part à notre coup d’État ? La Russie
entière paraît s’y être donné rendez-vous ; nous avons jusqu’à des
chambellans, peut-être des ministres, dit-il en désignant Oblonsky, dont la
haute taille imposante faisait sensation.
–
Je vous avoue, répondit Levine, que je ne comprends pas grand’chose à
l’importance de ces élections de la noblesse. »
Le
vieillard le regarda étonné.
« Mais
qu’y a-t-il à comprendre ? et quelle importance peuvent-elles avoir ?
C’est une institution en décadence, qui se prolonge par la force d’inertie.
Voyez tous ces uniformes : vous avez devant vous des juges de paix, des
employés, non des gentilshommes.
–
Pourquoi, en ce cas, venez-vous aux assemblées ?
–
Par habitude, pour entretenir des relations, par une sorte d’obligation
morale ; j’y joins aussi une question d’intérêt personnel : mon
gendre a besoin d’un coup d’épaule, il faut tâcher de l’aider à obtenir une
place… Mais pourquoi des personnages comme ceux-ci y viennent-ils ? – et
il indiqua l’orateur dont le ton aigre avait frappé Levine pendant les débats
qui précédèrent le vote.
–
C’est une génération nouvelle de gentilshommes.
–
Pour être nouveaux, ils le sont, mais peut-on compter parmi les gentilshommes
ceux qui attaquent les droits de la noblesse ?
–
Puisque, selon vous, c’est une institution tombée en désuétude ?…
–
Il y a des institutions vieillies qui doivent être respectées et traitées
doucement. Nous ne valons peut-être pas grand’chose, mais nous n’en avons pas
moins duré mille ans. Supposez que vous traciez un nouveau jardin :
irez-vous couper l’arbre séculaire qui s’est attardé sur votre terrain ?
Non, vous tracerez vos allées et vos corbeilles de fleurs de façon à garder
intact le vieux chêne ; celui-là ne repousserait pas en un an. Eh bien et
vos affaires à vous !
–
Elles ne sont pas brillantes, et me donnent tout au plus 5 pour 100.
–
Sans compter vos peines, qui vaudraient cependant bien aussi une rémunération.
– Je vous en dirai autant, trop heureux si j’ai mes 5 pour 100.
–
Pourquoi persévérons-nous alors ?
–
Oui, pourquoi ? par habitude, je suppose. Moi, par exemple, qui sais
d’avance que mon fils unique sera un savant et non un agriculteur, je m’obstine
en dépit de tout ! J’ai même planté un verger cette année.
–
On dirait que nous nous sentons un devoir à remplir envers la terre, car pour
ma part il y a longtemps que je ne me fais plus illusion sur les profits de mon
travail.
–
J’ai, dit le vieillard, un marchand pour voisin ; l’autre jour il est venu
me faire visite ; nous avons parcouru la ferme, puis le jardin, et après avoir
tout admiré : « Votre domaine est en ordre, m’a-t-il dit, mais ce que
je ne comprends pas, c’est que vous ne rasiez pas les tilleuls de votre
jardin ; ils ne font qu’épuiser votre terre, et le bois s’en vendrait
bien. À votre place je m’en déferais. »
–
Il le ferait certainement, – dit Levine en souriant, car ce genre de
raisonnement lui était connu, – et du prix qu’il en tirerait, il achèterait du
bétail, ou bien un lopin de terre, qu’il affermerait aux paysans ; et il
se ferait une petite fortune là où nous serons trop heureux de garder notre
terre intacte et de pouvoir la léguer à nos enfants.
–
Vous êtes marié, m’a-t-on dit ?
–
Oui, répondit Levine avec une orgueilleuse satisfaction. N’est-il pas étonnant
que nous restions ainsi attachés à la terre, comme les vestales de l’antiquité
au feu sacré ? »
Le
vieillard sourit sous ses moustaches blanches.
« D’aucuns,
comme notre ami Swiagesky et le comte Wronsky, prétendent faire de l’industrie
agricole ; mais jusqu’ici cela n’a servi qu’à manger son capital.
–
Pourquoi n’arrivons-nous pas à faire comme le marchand ? demanda Levine
frappé de cette idée.
– À
cause de notre manie d’entretenir le feu sacré, comme vous dites : c’est
un instinct de caste. Les paysans ont le leur : un bon paysan s’obstinera
à louer le plus de terre possible, et, qu’elle soit bonne au mauvaise, il
labourera quand même.
–
Nous sommes tous pareils ! dit Levine. Je suis bien enchanté de vous avoir
rencontré, ajouta-t-il en voyant approcher Swiagesky.
– Nous
nous retrouvons pour la première fois depuis le jour où nous avons fait
connaissance chez vous, fit le vieillard en s’adressant à Swiagesky.
–
Et vous venez certainement de médire du nouvel ordre des choses, répondit
celui-ci en souriant.
–
Il faut bien se soulager le cœur. »
Swiagesky
prit Levine par le bras et s’approcha avec lui d’un groupe d’amis parmi
lesquels il devint impossible d’éviter Wronsky, debout entre Oblonsky et
Kosnichef, et regardant approcher les nouveaux venus.
« Enchanté,
dit-il en tendant la main à Levine ; nous nous sommes rencontrés chez la
princesse Cherbatzky, il me semble ?
–
Je me rappelle parfaitement notre rencontre », répondit Levine, qui devint
pourpre et se tourna aussitôt vers son frère pour lui parler.
Wronsky
sourit et s’adressa à Swiagesky sans témoigner aucun désir de poursuivre son
entretien avec Levine ; mais celui-ci, gêné de sa grossièreté, cherchait
un moyen de la réparer.
« Où
en êtes-vous ? demanda-t-il à son frère.
–
Snetkof a l’air d’hésiter.
–
Quelle candidature proposera-t-on s’il se désiste ?
–
Celle qu’on voudra, répondit Swiagesky.
–
La vôtre peut-être ?
–
Certainement non, repartit Nicolas Ivanitch en jetant un regard inquiet sur le
personnage au ton aigre qui se tenait près de Kosnichef.
–
Si ce n’est pas la vôtre, ce sera celle de Newedowsky, continua Levine tout en
sentant qu’il s’aventurait sur un terrain dangereux.
–
En aucun cas !, répondit le monsieur désagréable, qui se trouva être
Newedowsky lui-même, auquel Swiagesky se hâta de présenter Levine.
Un
silence suivit, pendant lequel Wronsky regarda distraitement Levine ; et
pour lui adresser quelque parole insignifiante il lui demanda comment il se
faisait que, vivant toujours à la campagne, il ne fût pas juge de paix.
« Parce
que les justices de paix me semblent une institution absurde, répondit Levine.
–
J’aurais cru le contraire, fit Wronsky étonné.
– À
quoi servent les juges de paix. Il ne m’est pas arrivé une fois en huit ans de
les voir juger autrement que mal – et il se mit fort maladroitement à citer
quelques faits.
–
Je ne te comprends pas, dit Serge Ivanitch, lorsque après cette sortie ils
quittèrent la salle du buffet pour aller voter. Tu manques absolument de tact
politique ; je te vois en bons termes avec notre adversaire Snetkof, et
voilà que tu te fais un ennemi du comte Wronsky ! Ce n’est pas que je
tienne à son amitié, car je viens de refuser son invitation à dîner, mais il
est inutile de se le rendre hostile ! Puis tu fais des questions
indiscrètes à Newedowsky…
–
Tout cela m’embrouille, et je n’y attache aucune importance, dit Levine d’un
air sombre.
–
C’est possible ; mais quand tu t’y mets, tu gâtes tout. »
Levine
se tut et ils entrèrent dans la grande salle.
Le
vieux maréchal s’était décidé à poser sa candidature, bien qu’il sentît le
succès incertain et qu’il sût qu’un district ferait opposition.
Au
premier tour de scrutin il eut une forte majorité, et entra pour recevoir les
félicitations générales au milieu des acclamations de la foule.
« C’est
fini ? dit Levine à son frère.
–
Cela commence au contraire, répondit celui-ci en souriant : le candidat de
l’opposition peut avoir plus de voix. »
Cette
finesse avait échappé à Levine ; elle le jeta dans une sorte de
mélancolie ; se croyant inutile et inaperçu, il retourna dans la petite
salle, y demanda à manger et, pour ne pas rentrer dans la foule, fit un tour
dans les tribunes. Elles étaient pleines de dames, d’officiers, de professeurs,
d’avocats ; Levine y entendit vanter l’éloquence de son frère ; mais
là encore il chercha vainement à comprendre ce qui pouvait ainsi émouvoir et
exciter d’honnêtes gens. Las et attristé, il descendit l’escalier, voulant
réclamer sa fourrure au vestiaire et partir, lorsqu’on vint encore le chercher
pour voter. Le candidat qu’on opposait à Snetkof était ce même Newedowsky dont
le refus lui avait semblé si catégorique. C’est lui qui l’emporta, ce dont les
uns furent ravis, et d’autres enthousiastes, tandis que le vieux maréchal
dissimulait à peine son dépit. Lorsque Newedowsky parut dans la salle, on
l’accueillit avec les mêmes acclamations qui tout à l’heure avaient salué le
gouverneur et le vieux maréchal lui-même.
Wronsky
offrit un grand dîner au nouvel élu et au parti qui triomphait avec lui.
Le
comte, en venant assister aux élections, avait voulu affirmer aux yeux d’Anna
son indépendance et être agréable à Swiagesky ; il avait tenu également à
remplir les devoirs qu’il s’imposait à titre de grand propriétaire. Ce qu’il ne
soupçonnait guère, c’était l’intérêt passionné qu’il prendrait aux élections et
le succès avec lequel il y jouerait son rôle. Il avait réussi tout d’abord à
s’attirer la sympathie générale, et il ne se trompait pas en croyant qu’il
inspirait déjà de la confiance. Cette influence subite était due en partie à la
belle maison qu’il occupait en ville, et que lui cédait un vieux camarade, le
directeur de la banque de Kachine, à un excellent cuisinier, à ses liens de
camaraderie avec le gouverneur, mais surtout aux manières simples et affables
qui lui gagnaient les cœurs, malgré la réputation de fierté qu’on lui faisait.
Tous ceux qui l’avaient approché ce jour-là, à l’exception de Levine,
semblaient disposés à lui rendre hommage et à lui attribuer le succès de
Newedowsky. Il éprouva un certain orgueil en se disant que dans trois ans, s’il
était marié, rien ne l’empêcherait de se présenter lui-même aux élections, et
involontairement il se souvint du jour où, après avoir assisté au triomphe de
son jockey, il s’était décidé à courir de sa personne. À table il plaça à sa
droite le gouverneur, en homme respecté par la noblesse, dont il s’était attiré
les suffrages par son discours, mais qui pour Wronsky n’était rien de plus que
Maslof Katka, un camarade du corps des pages, qu’il traitait en protégé et
cherchait à mettre à son aise ; à sa gauche il avait placé Newedowsky, un
homme jeune, au visage impénétrable et dédaigneux, pour lequel il se montra
plein d’égards.
Malgré
son insuccès partiel, Swiagesky était ravi de voir son parti triompher, et
raconta avec verve pendant le dîner divers incidents des élections où le pauvre
vieux maréchal jouait un rôle ridicule. Oblonsky, content de la satisfaction
générale, s’amusait franchement ; aussi, lorsque après le repas on envoya
des dépêches de tous côtés, en expédia-t-il une à Dolly, « pour leur faire
plaisir, à tous », comme il le confia à ses voisins. Mais Dolly, en
recevant le télégramme, regretta en soupirant le rouble qu’il coûtait, et
comprit que son mari avait bien dîné, car c’était une de ses faiblesses que de faire
jouer le télégraphe après.
On
porta des toasts avec des vins excellents qui n’avaient rien de russe, on salua
le nouveau maréchal du titre d’excellence, titre dont malgré son air
indifférent il était charmé comme l’est une jeune mariée de s’entendre appeler madame.
La santé de « notre aimable hôte » fut aussi proclamée, ainsi que
celle du gouverneur.
Jamais
Wronsky ne se serait attendu à se trouver en province le centre d’une réunion
aussi distinguée.
Vers
la fin du dîner la gaieté redoubla, et le gouverneur pria Wronsky d’assister à
un concert organisé par sa femme au profit de nos frères. (C’était avant
la guerre de Serbie.)
« On
dansera après, et tu verras notre beauté, qui est remarquable.
– Not
in my line », répondit en souriant Wronsky, mais il promit d’y aller.
Au moment
où l’on allumait des cigares en sortant de table, le valet de chambre de
Wronsky s’approcha de lui, portant un billet sur un plateau :
« De
la campagne ; un messager l’apporte à l’instant. »
Le
billet était d’Anna, et avant de l’ouvrir Wronsky savait déjà ce qu’il
renfermait ; il avait promis de rentrer le vendredi, mais, les élections
s’étant prolongées, il se trouvait encore absent le samedi ; la lettre
devait être pleine de reproches et avoir devancé celle qu’il avait expédiée la
veille pour expliquer son retard. Le contenu du billet fut plus pénible encore
qu’il ne s’y attendait ; Anny était très malade, et le médecin craignait
une inflammation.
« Je
perds la tête à moi toute seule ; la princesse Barbe, au lieu d’une aide,
n’est qu’un embarras. Je t’attendais avant-hier soir, et t’envoie un messager
pour savoir ce que tu deviens ; je serais venue moi-même si je n’avais
craint de t’être désagréable. Donne une réponse quelconque, afin que je sache
ce que je dois faire. »
L’enfant
était gravement malade et elle avait voulu venir elle-même !
Le
contraste de cet amour exigeant et de l’amusante réunion qu’il fallait quitter
frappa désagréablement Wronsky : pourtant il partit la nuit même par le
premier train.
Anna,
avant le départ de Wronsky pour les élections, s’était promis de faire les plus
grands efforts pour supporter stoïquement la séparation ; mais le regard
froid et impérieux avec lequel il lui annonça qu’il s’absentait, la blessa, et
ses bonnes résolutions en furent ébranlées. Elle commenta ce regard dans la
solitude, et l’expliqua d’une façon humiliante : « Certainement il a
le droit de partir quand et comme bon lui semble ; tous les droits
d’ailleurs ne les a-t-il pas, tandis que je n’en ai aucun ; c’est peu généreux
à lui de me le montrer. Mais comment me l’a-t-il fait sentir ? par un
regard dur ?… C’est un tort bien vague… cependant il ne me regardait pas
ainsi jadis, et cela prouve qu’il se refroidit à mon égard. »
Pour
s’étourdir elle chercha à se distraire en accumulant des occupations qui
remplissaient ses journées ; la nuit elle prenait de la morphine. Au
milieu de ces réflexions, le divorce lui apparut comme un moyen d’empêcher
Wronsky de l’abandonner, car le divorce impliquait le mariage, et elle résolut
de ne plus résister sur ce point comme elle avait toujours fait, la première
fois qu’il lui en reparlerait.
Cinq
jours se passèrent ainsi ; pour tuer le temps elle faisait des promenades
avec la princesse, visitait l’hôpital, et surtout lisait. Mais le sixième jour,
en voyant que Wronsky ne rentrait pas, ses forces faiblirent ; sa petite
fille tomba malade sur ces entrefaites, trop légèrement pour que l’inquiétude
parvînt à la distraire. D’ailleurs Anna avait beau faire, elle ne pouvait feindre
pour cette enfant des sentiments qu’elle n’éprouvait pas.
Le
soir du sixième jour, sa terreur d’être quittée par Wronsky devint si vive
qu’elle voulut partir, mais elle se contenta du billet qu’elle envoya par un
exprès. Dès le lendemain matin elle regretta ce mouvement de vivacité en recevant
un mot de Wronsky qui lui expliquait son retard. Aussitôt la crainte de le
revoir s’empara d’elle ; comment supporterait-elle la sévérité de son
regard en apprenant que sa fille n’avait pas été sérieusement malade ?
Malgré tout, son retour était un bonheur ; il regretterait peut-être sa
liberté et trouverait sa chaîne pesante, mais il serait là, elle le verrait et
ne le perdrait pas de vue.
Assise
sous la lampe, elle lisait un livre nouveau de Taine, écoutant au dehors les
rafales du vent, et tendant l’oreille ou moindre bruit pour épier l’arrivée du
comte. Après s’être trompée plusieurs fois, elle entendit distinctement la voix
du cocher et le roulement de la voiture sous le péristyle. La princesse Barbe,
qui faisait une patience, l’entendit également. Anna se leva ; elle
n’osait pas descendre comme elle l’avait fait deux fois déjà, et, rouge,
confuse, inquiète de l’accueil qu’elle recevrait, elle s’arrêta. Toutes ses
susceptibilités s’étaient évanouies, elle ne redoutait plus que le mécontentement
de Wronsky et, vexée de se rappeler que la petite allait à merveille, elle en
voulait à l’enfant de s’être rétablie au moment même où elle expédiait sa
lettre. Mais, à l’idée qu’elle allait le revoir, lui, toute autre pensée
disparut, et lorsque le son de sa voix parvint jusqu’à elle, la joie
l’emporta : elle courut au-devant de son amant.
« Comment
va Anny ? demanda-t-il avec inquiétude du bas de l’escalier, la voyant
rapidement descendre ; il s’était assis pour se faire débarrasser de ses bottes
fourrées.
–
Bien mieux.
–
Et toi ? »
Elle
lui saisit les deux mains et l’attira vers elle sans le quitter des yeux.
« J’en
suis bien aise », dit-il froidement, examinant une toilette qu’il savait
avoir été mise pour lui.
Ces
attentions lui plaisaient, mais elles lui plaisaient depuis trop
longtemps ; et l’expression d’immobile sévérité que redoutait Anna
s’arrêta sur son visage.
« Comment
vas-tu ? » demanda-t-il en lui baisant la main après s’être essuyé la
barbe, que le froid avait mouillée.
« Tant
pis, pensa Anna : pourvu qu’il soit ici, tout m’est égal, et quand je suis
là, il n’ose pas ne pas m’aimer. »
La
soirée se passa gaiement en présence de la princesse, qui se plaignit qu’Anna
prenait de la morphine.
« Je
n’y puis rien, mes pensées m’empêchent de dormir ; quand il est là, je
n’en prends presque jamais. »
Wronsky
raconta les divers épisodes de l’élection, et Anna sut le questionner
habilement et l’amener à parler de ses succès ; à son tour elle raconta ce
qui s’était passé en l’absence de Wronsky et ne lui dit que des choses qui
pouvaient lui plaire.
Lorsqu’ils
se retrouvèrent seuls, Anna voulut effacer l’impression désagréable produite
par sa lettre, et, plus sûre d’elle-même, elle dit :
« Avoue
que tu as été mécontent de ma lettre et que tu n’y as pas cru ?
–
Oui, répondit-il, – et, malgré la tendresse qu’il lui témoignait, elle comprit
qu’il ne pardonnait pas. – Ta lettre était étrange : Anny, m’écrivais-tu,
t’inquiétait, et cependant tu voulais venir toi-même ?
–
L’un et l’autre étaient vrais.
–
Je n’en doute pas.
–
Si, tu en doutes ; je vois que tu es fâché.
–
Pas du tout ; mais ce qui me contrarie, c’est que tu ne veuilles pas
admettre des devoirs…
–
Quels devoirs ? celui d’aller au concert ?
–
N’en parlons plus.
–
Pourquoi ne plus en parler ?
–
Je veux dire qu’il peut se rencontrer des devoirs impérieux ; ainsi il
faudra que j’aille à Moscou pour affaires… mais, Anna, pourquoi t’irriter ainsi
quand tu sais que je ne puis vivre sans toi ?
–
Si c’est ainsi, dit Anna changeant subitement de ton, si tu arrives un jour
pour repartir le lendemain, si tu es fatigué de cette vie…
–
Anna, ne sois pas cruelle ; tu sais que je suis prêt à te sacrifier
tout. »
Elle
continua sans l’écouter :
« Quand
tu iras à Moscou, je t’accompagnerai : je ne reste pas seule ici. Vivons
ensemble ou séparons-nous.
–
Je ne demande qu’à vivre avec toi, mais pour cela il faut…
–
Le divorce ? J’écrirai. Je reconnais que je ne puis continuer à vivre
ainsi ; je te suivrai à Moscou.
–
Tu dis cela d’un air de menace, mais c’est tout ce que je souhaite », dit
Wronsky en souriant.
Le
regard du comte en prononçant ces paroles affectueuses, restait glacial comme
celui d’un homme exaspéré par la persécution :
« Quel
malheur ! » disait ce regard, et elle le comprit. Jamais l’impression
qu’elle ressentit en ce moment ne s’effaça de son esprit.
Anna
écrivit à Karénine pour lui demander le divorce, et vers la fin de novembre,
après s’être séparée de la princesse Barbe, que ses affaires rappelaient à
Pétersbourg, elle vint s’installer à Moscou avec Wronsky.
Les
Levine étaient à Moscou depuis deux mois, et le terme fixé par les autorités
compétentes pour la délivrance de Kitty se trouvait dépassé sans que rien fît
présager un dénouement prochain ; aussi commençait-on à se préoccuper dans
l’entourage de la jeune femme. Tandis que Levine voyait approcher le moment
fatal avec terreur, Kitty gardait tout son calme ; cet enfant qu’elle
attendait existait déjà pour elle ; il manifestait même son indépendance
en la faisant parfois souffrir ; mais cette douleur étrange et inconnue
n’amenait qu’un sourire sur ses lèvres ; elle sentait naître en son cœur
un amour nouveau. Jamais son bonheur ne lui avait paru aussi complet, jamais
elle ne s’était sentie plus gâtée, plus choyée de tous les siens :
pourquoi aurait-elle hâté de ses vœux la fin d’une situation qu’on savait lui
rendre si douce ? Le seul côté fâcheux qu’elle constatât dans leur vie moscovite
était le changement survenu dans le caractère de son mari : elle le trouvait
inquiet, ombrageux, oisif, agité sans but ; était-ce l’homme qu’elle avait
connu toujours utilement occupé à la campagne, et dont elle admirait la dignité
tranquille et la cordiale hospitalité ? Elle ne le reconnaissait plus et
cette transformation lui causait, un sentiment voisin de la pitié. La jeune
femme était seule du reste à éprouver cette compassion, car elle s’avouait que
rien dans son mari n’excitait la commisération, et quand elle se plaisait à
étudier l’effet qu’il produisait en société, c’était plutôt sa jalousie qui
risquait d’être mise en éveil. Mais, tout en reprochant à Levine son incapacité
à s’accommoder d’une existence nouvelle, Kitty reconnaissait que Moscou lui
offrait peu de ressources. Quelles occupations pouvait-il s’y créer ? Il
n’aimait ni les cartes ni la compagnie des viveurs comme Oblonsky, ce dont elle
rendait grâces au ciel ; le monde ne l’amusait pas : pour s’y plaire
il aurait dû rechercher la société des femmes ; que lui restait-il donc en
dehors du corde monotone de la famille ? Levine avait bien songé à
terminer son livre, et commencé des recherches dans les bibliothèques
publiques, mais il avoua à Kitty qu’il se déflorait à lui-même l’intérêt de son
travail lorsqu’il en parlait, et d’ailleurs le temps lui manquait pour rien
faire de sérieux.
Les
conditions particulières de leur vie de Moscou eurent en revanche un résultat
inattendu, celui de faire cesser leurs querelles ; la crainte que tous
deux avaient éprouvée de voir renaître des scènes de jalousie se trouva vaine,
même à la suite d’un incident imprévu, la rencontre de Wronsky. Kitty, en compagnie
de son père, le rencontra un jour chez sa marraine la princesse Marie
Borissowna. En retrouvant ces traits autrefois si connus, elle sentit son cœur
battre à l’étouffer, et son visage devenir pourpre ; mais ce fut le seul
reproche qu’elle eut à s’adresser, car son émotion ne dura qu’une seconde. Le
vieux prince se hâta d’entamer une discussion animée avec Wronsky, et
l’entretien n’était pas achevé que Kitty aurait pu soutenir la conversation
elle-même sans que son sourire ou l’intonation de sa voix eût prêté aux
critiques de son mari, dont elle subissait l’invisible surveillance. Elle
échangea quelques mots avec Wronsky, sourit lorsqu’il appela l’assemblée de
Kachine « notre parlement », pour montrer qu’elle comprenait la
plaisanterie, puis s’adressa à la vieille princesse, et ne tourna la tête que
lorsque Wronsky se leva pour partir : elle lui rendit alors son salut
simplement et poliment.
Le
vieux prince ne fit, en sortant, aucune remarque sur cette rencontre ;
mais Kitty comprit à une nuance particulière de tendresse qu’il était content
d’elle, et lui fut reconnaissante de son silence. Elle aussi était satisfaite
d’avoir été maîtresse de ses sentiments au point de revoir Wronsky presque avec
indifférence.
« J’ai
regretté ton absence, dit-elle à son mari en lui racontant cette entrevue, ou
du moins j’aurais voulu que tu pusses me voir par le trou de la serrure, car
devant toi je serais devenue trop rouge, et n’aurais peut-être pas conservé mon
aplomb ; vois comme je rougis maintenant ! »
Et
Levine, d’abord plus rouge qu’elle, et l’écoutant d’un air sombre, se calma
devant le regard sincère de sa femme, et lui fit, comme elle le désirait,
quelques questions. Il déclara même qu’à l’avenir il ne se conduirait plus
aussi sottement qu’aux élections, et ne fuirait plus Wronsky.
« C’est
un sentiment si pénible que de craindre la vue d’un homme et de le considérer
comme un ennemi », dit-il.
« N’oublie
pas de faire une visite aux Bohl, rappela Kitty à son mari, lorsque avant de
sortir il entra vers onze heures du matin dans sa chambre. Je sais que tu dînes
au club avec papa, mais que fais-tu ce matin ?
–
Je vais chez Katavasof.
–
Pourquoi de si bonne heure ?
–
Il m’a promis de me faire faire la connaissance d’un savant de Pétersbourg,
Métrof, avec lequel je voudrais causer de mon livre.
–
Et après ?
–
Au tribunal, pour l’affaire de ma sœur.
–
Tu n’iras pas au concert ?
–
Que veux-tu que j’y aille faire tout seul ?
–
Je t’en prie, vas-y, on donne deux œuvres nouvelles qui t’intéresseront.
–
En tout cas, je rentrerai avant dîner pour te voir.
–
Mets ta redingote pour pouvoir passer chez les Bohl.
–
Est-ce bien nécessaire ?
–
Certainement, le comte est venu lui-même chez nous.
–
J’ai tellement perdu l’habitude des visites, que je me sens tout
honteux ;’il me semble toujours qu’on va me demander de quel droit un
étranger comme moi, qui ne vient pas pour affaires, s’introduit dans une
maison. »
Kitty
se mit à rire.
« Tu
faisais bien des visites quand tu étais garçon ?
–
C’est vrai, mais ma confusion était la même » ; et, baisant la main
sa femme, il allait sortir, lorsque celle-ci l’arrêta :
« Kostia,
sais-tu qu’il ne me reste plus que cinquante roubles ? Je ne fais pas de
dépenses inutiles, il me semble, ajouta-t-elle en voyant le visage de son mari
se rembrunir ; cependant l’argent disparaît si vite qu’il faut que notre
organisation pèche de quelque côté.
–
Nullement, répondit Levine avec une petite toux qu’elle savait être un signe de
contrariété. J’entrerai à la Banque, D’ailleurs j’ai écrit à l’intendant de
vendre le blé et de toucher d’avance le loyer du moulin. L’argent ne manquera
pas.
–
Je regrette parfois d’avoir écouté maman ; je vous fatigue tous à m’attendre,
nous dépensons un argent fou : pourquoi ne sommes-nous pas restés à la
campagne ? Nous y étions si bien !
–
Moi, je ne regrette rien de ce que j’ai fait depuis notre mariage.
–
Est-ce vrai ? dit-elle en le regardant bien en face. À propos, sais-tu que
la position de Dolly n’est plus tenable ? nous en avons causé hier avec
maman et Arsène (le mari de sa sœur Nathalie) et ils ont décidé que vous
parleriez sérieusement à Stiva, car papa n’en fera rien.
–
Je suis, prêt à suivre l’avis d’Arsène, mais que veux-tu que nous y
fassions ? En tout cas, j’entrerai chez les Lvof, et peut-être alors
irai-je au concert avec Nathalie. »
Le
vieux Kousma, qui remplissait en ville les fonctions de majordome, apprit à son
maître en le reconduisant qu’un des chevaux boitait. Levine avait cherché, en
s’installant à Moscou, à s’organiser une écurie convenable qui ne lui coûtât
pas trop cher ; mais il fut obligé de reconnaître que des chevaux de
louage étaient moins dispendieux, car pour ménager ses bêtes il prenait des isvoschiks
à chaque instant. C’est ce qu’il fit encore ce jour-là, s’habituant peu à peu à
trancher d’un mot les difficultés qui représentaient une dépense. Le premier
billet de cent roubles lui avait seul été pénible à dépenser : il
s’agissait d’acheter des livrées aux domestiques, et, en songeant que cent
roubles représentaient les gages de deux ouvriers à l’année, ou de trois cents
journaliers, Levine avait demandé si les livrées étaient indispensables. Le
profond étonnement de la princesse et de Kitty à cette question lui ferma la
bouche. Au second billet de cent roubles (pour l’achat des provisions
nécessaires à un grand dîner de famille) il hésita moins, quoiqu’il supputât encore
mentalement le nombre de mesures d’avoine représenté par cet argent. Depuis lors,
les billets s’envolaient, pareils à de petits oiseaux ; Levine ne demanda
plus si le plaisir acheté par son argent était proportionné au mal qu’il
donnait à gagner, il oublia ses principes arrêtés sur le devoir de vendre son
blé au plus haut prix possible, il ne songea même plus à se dire que le train
qu’il menait l’endetterait promptement.
Avoir
de l’argent à la Banque pour subvenir aux besoins journaliers du ménage fut
dorénavant son seul objectif ; jusqu’ici il n’avait pas été gêné, mais la
demande de Kitty venait de le troubler ! Comment se procurerait-il de
l’argent plus tard ? Plongé dans ces réflexions, il monta en isvoschik et
se rendit chez Katavasof.
Levine
s’était beaucoup rapproché de son camarade d’Université ; tout en admirant
son jugement, « il pensait que la netteté des conceptions de Katavasof
découlait de la pauvreté de nature de son ami ; Katavasof pensait que
l’incohérence d’idées de Levine provenait d’un manque de discipline dans
l’esprit ; mais la clarté de Katavasof plaisait à Levine, et la richesse
d’une pensée indisciplinée chez ce dernier était agréable à l’autre ». Le
professeur avait décidé Levine à lui lire une partie de son ouvrage ;
frappé par l’originalité de quelques points de vue, il proposa à Levine de le
mettre en rapports avec un savant éminent, le professeur Métrof, qui se
trouvait momentanément à Moscou, et auquel il avait parlé des travaux de son
ami.
La
présentation se fit très cordialement ce jour-là. Métrof, homme aimable et
bienveillant, commença par aborder la question à l’ordre du jour : le
soulèvement du Montenegro ; il parla de la situation politique, et cita
quelques paroles significatives prononcées par l’Empereur et qu’il tenait de
source certaine ; ce à quoi Katavasof opposa des paroles d’un sens diamétralement
opposé et de source également certaine, laissant Levine libre de choisir entre
les deux versions.
« Monsieur
est l’auteur d’un travail sur l’économie rurale, dont l’idée fondamentale me
plaît beaucoup en ma qualité de naturaliste. Il tient compte du milieu dans
lequel l’homme vit et se développe, ne l’envisage pas en dehors des lois
zoologiques, et l’étudie dans ses rapports avec la nature.
–
C’est fort intéressant, dit Métrof.
–
Mon but était simplement d’écrire un livre d’agronomie, dit Levine en
rougissant, mais malgré moi, en étudiant l’instrument principal, le
travailleur, je suis arrivé à des conclusions fort imprévues. »
Et
Levine développa ses idées, tout en tâtant prudemment le terrain, car il savait
à Métrof des opinions opposées à l’enseignement politico-économique du moment,
et doutait du degré de sympathie qu’il lui accorderait.
« En
quoi le Russe, selon vous, diffère-t-il des autres peuples en tant que
travailleur ? Est-ce au point de vue que vous qualifiez de zoologique, ou à
celui des conditions matérielles dans lesquelles il se trouve ? »
Cette
façon de poser la question prouvait à Levine une divergence d’idées
absolue ; il continua néanmoins à exposer sa thèse, qui consistait à
démontrer que le peuple russe ne peut avoir les mêmes rapports avec la terre
que les autres nations européennes, par ce fait qu’il se sent d’instinct
prédestiné à coloniser d’immenses espaces encore incultes.
« Il
est aisé de se tromper sur les destinées générales d’un peuple en formant des
conclusions prématurées, remarqua Métrof en interrompant Levine, et quant à la
situation du travailleur, elle dépendra toujours de ses rapports avec la terre
et le capital. »
Et,
sans donner à Levine le temps de répliquer, il lui expliqua en quoi ses propres
opinions différaient de celles qui avaient cours. Levine n’y comprit rien, et
ne chercha même pas à comprendre ; pour lui, Métrof, comme tous les
économistes, n’étudiait la situation du peuple russe qu’au point de vue du
capital, du salaire et de la rente, tout en convenant que, pour la plus grande
partie de la Russie, la rente était nulle, le salaire consistait à ne pas
mourir de faim, et le capital n’était représenté que par des outils primitifs.
Métrof ne différait des autres représentants de l’école que par une théorie
nouvelle sur le salaire, qu’il démontra longuement. Après avoir essayé
d’écouter, d’interrompre pour exprimer son idée personnelle, et prouver ainsi
combien peu ils pouvaient s’entendre, Levine finit par laisser parler Métrof,
flatté au fond de voir un homme aussi savant le prendre pour confident de ses
idées, et lui témoigner autant de déférence ; il ignorait, que l’éminent
professeur, ayant épuisé ce sujet avec son entourage habituel, n’était pas
fâché de trouver un auditeur nouveau, et qu’il aimait d’ailleurs à causer des
questions qui le préoccupaient, trouvant qu’une démonstration orale contribuait
à lui en élucider à lui-même certains points.
« Nous
allons nous mettre en retard », fit enfin remarquer Katavasof consultant
sa montre.
« Il
y a aujourd’hui séance extraordinaire à l’Université à l’occasion du jubilé de
cinquante ans de Swintitch, ajouta-t-il en s’adressant à Levine ; j’ai
promis de parler sur ses travaux zoologiques. Viens avec nous, ce sera
intéressant.
–
Oui, venez, dit Métrof, et après la séance faites-moi le plaisir de venir chez
moi pour me lire votre ouvrage ; je l’écouterai avec plaisir.
–
C’est une ébauche indigne d’être produite, mais je vous accompagnerai
volontiers. »
Quand
ils arrivèrent à l’Université, la séance était déjà commencée ; six
personnes entouraient une table couverte d’un tapis, et l’une d’elles faisait
une lecture ; Katavasof et Métrof prirent place autour de la table ;
Levine s’assit auprès d’un étudiant et lui demanda à voix basse ce qu’on
lisait.
« La
biographie. »
Levine
écouta machinalement la biographie, et apprit diverses particularités
intéressantes sur la vie du savant dont on fêtait le souvenir. Après ce morceau
vint une pièce de vers, puis Katavasof lut d’une voix puissante une notice sur
les travaux de Swintitch. Après cette lecture, Levine, voyant l’heure avancer,
s’excusa auprès de Métrof de ne pouvoir passer chez lui et s’esquiva ; il
avait eu le temps, pendant la séance, de réfléchir à l’inutilité d’un
rapprochement avec l’économiste pétersbourgeois ; s’ils étaient destinés
l’un et l’autre à travailler avec fruit, ce ne pouvait être qu’en poursuivant
leurs études chacun de son côté.
Lvof,
le mari de Nathalie, chez lequel Levine se rendit en quittant l’Université,
venait de se fixer à Moscou pour y surveiller l’éducation de ses jeunes
fils ; lui-même avait fait ses études à l’étranger, et avait passé sa vie
dans les principales capitales de l’Europe, où l’appelaient des fonctions
diplomatiques. Malgré une différence d’âge assez considérable et des opinions
très dissemblables, ces deux hommes s’étaient pris d’amitié l’un pour l’autre.
Levine
trouva son beau-frère en tenue d’intérieur, lisant avec un pince-nez, debout
devant un pupitre ; le visage de Lvof, d’une expression encore pleine de
jeunesse, et auquel une chevelure frisée et argentée donnait un air
aristocratique, s’éclaira d’un sourire en voyant entrer Levine, qui ne s’était
pas fait annoncer.
« J’allais
envoyer prendre des nouvelles de Kitty, dit-il ; comment va-t-elle ?
et il avança un fauteuil américain à bascule. Mettez-vous là, vous y serez
mieux. Avez-vous lu la circulaire du Journal de Saint-Pétersbourg ? Elle
est fort bien », demanda-t-il avec un léger accent français.
Levine
raconta ce qui lui avait été dit des bruits en circulation à Pétersbourg, et,
après avoir épuisé la question politique, il conta son entretien avec Métrof,
et la séance de l’Université.
« Combien
je vous envie vos relations avec cette société de professeurs et de
savants ! dit Lvof qui l’avait écouté avec le plus vif intérêt. Je ne
pourrais, il est vrai, en profiter comme vous, faute de temps et d’une
instruction suffisante.
–
Je me permets de douter de ce dernier point, répondit en souriant Levine, que
cette humilité toucha par sa simplicité.
–
Vous ne sauriez croire à quel point je le constate, maintenant que je m’occupe
de l’éducation de mes fils ; non seulement il s’agit de me rafraîchir la
mémoire, mais il me faut refaire mes études. Vous en riez ?
–
Bien au contraire, vous me servez d’exemple pour l’avenir, et j’apprends en
vous voyant avec vos enfants comment il me faudra remplir mes devoirs envers
les miens.
–
Oh ! l’exemple n’a rien de remarquable.
–
Si fait, car jamais je n’ai vu d’enfants mieux élevés que les vôtres. »
Lvof
ne dissimula pas un sourire de satisfaction. En ce moment la belle Mme Lvof,
en toilette de promenade, les interrompit.
« Je
ne vous savais pas ici, dit-elle à Levine ; comment va Kitty ? Vous
savez que je dîne avec elle aujourd’hui ? »
Les
plans de la journée furent discutés entre les époux, et Levine s’offrit pour
accompagner sa belle-sœur au concert. Au moment de partir il se rappela la
commission de Kitty au sujet de Stiva.
« Oui,
je sais, dit Lvof, maman veut que nous lui fassions de la morale, mais que puis-je
lui dire ?
–
Eh bien, je m’en charge », s’écria Levine en souriant, et il courut
rejoindre sa belle-sœur, qui l’attendait au bas de l’escalier, enveloppée de
ses fourrures blanches.
On
exécutait ce jour-là deux œuvres nouvelles à la matinée musicale qui se donnait
dans la salle de l’Assemblée : une fantaisie sur le Roi Lear de la
steppe et un quatuor dédié à la mémoire de Bach. Levine avait un grand
désir de se former une opinion sur ces œuvres écrites dans un esprit nouveau,
et, pour ne subir l’influence de personne, il alla s’adosser à une colonne,
après avoir installé sa belle-sœur, décidé à écouter consciencieusement et
attentivement. Il évita de se laisser distraire par les gestes du chef
d’orchestre, par les toilettes des dames, par la vue de toutes ces physionomies
oisives, venues au concert pour tout autre chose que la musique. Il évita
surtout les amateurs et les connaisseurs, qui parlent si volontiers, et debout,
les yeux fixés dans l’espace, il s’absorba dans une profonde attention. Mais
plus il écoutait la fantaisie sur le Roi Lear, plus il sentait
l’impossibilité de s’en former une idée nette et précise ; sans cesse la
phrase musicale, au moment de se développer, se fondait en une autre phrase, ou
s’évanouissait, en laissant pour unique impression celle d’une pénible
recherche d’instrumentation. Les meilleurs passages venaient mal à propos, et
la gaîté, la tristesse, le désespoir, la tendresse, le triomphe, se succédaient
avec l’incohérence des impressions d’un fou, pour disparaître de même.
Levine,
quand le morceau se termina brusquement, fut étonné de la fatigue que cette
tension d’esprit lui avait causée ; il se fit l’effet d’un sourd qui
regarderait danser, et, en écoutant les applaudissements de l’auditoire, il
voulut comparer ses impressions à celles de gens compétents.
On
se levait de tous côtés pour se rapprocher et causer dans l’entr’acte des deux
morceaux, et il put joindre Pestzoff, qui parlait à l’un des principaux
connaisseurs de musique.
« C’est
étonnant ! disait Pestzof de sa voix de basse. Bonjour, Constantin
Dmitrich. Le passage le plus riche en couleur, le plus sculptural, dirais-je,
est celui où Cordelia apparaît, où la femme, « das ewig Weibliche »,
entre en lutte avec la fatalité. N’est-ce pas ?
–
Pourquoi Cordelia ? demanda timidement Levine qui avait absolument oublié
qu’il s’agissait du roi Lear.
–
Cordelia apparaît, voyez-vous ? dit Pestzof indiquant le programme à
Levine, qui n’avait pas remarqué le texte de Shakespeare traduit en russe, et
imprimé sur le revers du programme. On ne peut suivre sans cela. »
L’entr’acte se passa à discuter les mérites et les défauts des tendances
wagnériennes, Levine s’efforçant de démontrer que Wagner avait tort d’empiéter
sur le domaine des autres arts, Pestzof voulant prouver que l’art est un,
et que pour arriver à la grandeur suprême il faut que toutes les manifestations
en soient réunies en un seul faisceau.
L’attention
de Levine était épuisée ; il n’écouta plus le second morceau, dont la
simplicité affectée fut comparée par Pestzof à une peinture préraphaëlique, et
aussitôt après le concert il se hâta de rejoindre sa belle-sœur. En sortant,
après avoir rencontré des personnes de connaissance avec lesquelles il échangea
les mêmes remarques politiques et musicales, il aperçut le comte Bohl, et la
visite qu’il devait faire lui revint à l’esprit.
« Allez-y
bien vite, dit Nathalie, à laquelle il confia ses remords, et qu’il devait
accompagner à une séance publique d’un comité slave. Peut-être la comtesse ne
reçoit-elle pas. Vous viendrez ensuite me rejoindre. »
« On
ne reçoit peut-être pas ? demanda Levine en entrant dans le vestibule de
la maison Bohl.
–
Si fait, veuillez entrer », répondit le suisse en ôtant résolument la
fourrure du visiteur.
« Quel
ennui ! pensa Levine qui retirait un de ses gants en soupirant, et
tournait mélancoliquement son chapeau entre ses mains. Que vais-je leur
dire ? et que suis-je venu faire ici ! »
Dans
le premier salon il rencontra la comtesse qui donnait d’un air sévère des
ordres à un domestique ; son visage se radoucit en apercevant Levine, et
elle le pria d’entrer dans un boudoir où ses deux filles causaient avec un
officier supérieur. Levine entra, salua, s’assit près d’un canapé, et posa son
chapeau entre ses genoux.
« Comment
va votre femme ? Vous venez du concert ? nous n’avons pu y
aller », dit une des jeunes filles.
La
comtesse parut, s’assit sur le canapé et, se tournant vers Levine, reprit la
série des mêmes questions : la santé de Kitty, le concert, et ajouta, pour
varier, quelques détails sur la mort subite d’une amie.
« Avez-vous
été hier à l’Opéra ?
–
Oui.
–
La Lucca a été superbe. »
Et
ainsi de suite jusqu’à ce que l’officier supérieur se levât, saluât et sortît.
Levine
fit mine de suivre cet exemple, mais un regard étonné de la comtesse le
retint : le moment n’était pas venu. Il se rassit, tourmenté de la sotte
figure qu’il faisait, et de plus en plus incapable de trouver un sujet de
conversation.
« Irez-vous
à la séance du comité ? demanda la comtesse : on dit qu’elle sera
intéressante.
–
J’ai promis d’y aller chercher ma belle-sœur. »
Nouveau
silence, pendant lequel les trois dames échangèrent un regard.
« Il
doit être temps de partir », pensa Levine, et il se leva. Les dames ne le
retinrent plus, lui serrèrent la main et le chargèrent de mille choses
pour sa femme.
Le
suisse, en lui remettant sa pelisse, lui demanda son adresse, et l’inscrivit
gravement dans un superbe livre relié.
« Au
fond, tout cela m’est bien égal, pensa Levine, mais, bon Dieu, qu’on a l’air
bête ! et combien tout cela est inutile et ridicule. »
Il
alla chercher sa belle-sœur, la ramena chez lui, y trouva Kitty en bonne santé,
et se rendit au club, où il devait rejoindre son beau-père.
Levine
n’avait pas remis le pied au club depuis le temps où, après avoir terminé ses
études, il passa un hiver à Moscou ; mais ses souvenirs à demi effacés se
réveillèrent devant le grand perron, au fond de la vaste cour circulaire,
lorsqu’il vit le suisse lui ouvrir, en le saluant, la porte d’entrée et l’inviter
à quitter ses galoches et sa fourrure avant de monter au premier. Comme
autrefois il éprouva une espèce de bien-être auquel se joignait le sentiment de
se trouver en bonne compagnie.
« Voilà
longtemps que nous n’avons eu le plaisir de vous voir, dit le second suisse qui
le reçut au haut de l’escalier et auquel tous les membres du club, ainsi que
toute leur parenté, étaient connus. Le prince vous a inscrit hier ;
Stépane Arcadiévitch n’est pas encore arrivé. »
Levine,
en entrant dans la salle à manger, trouva les tables presque entièrement
occupées ; parmi les convives il reconnut des figures amies : le
vieux prince, Swiagesky, Serge Ivanitch, Wronsky ; et tous, jeunes et
vieux, semblaient avoir déposé leurs soucis au vestiaire avec leurs fourrures,
pour ne plus songer qu’à jouir des douceurs de la vie.
« Tu
viens tard, dit le vieux prince, tendant la main à son gendre par-dessus
l’épaule et en souriant. Comment va Kitty ? ajouta-t-il en introduisant un
coin de sa serviette dans une boutonnière de son gilet.
–
Elle va bien et dîne avec ses deux sœurs.
–
Tant mieux ; tiens, va vite te mettre à cette table là-bas, ici tout est
pris, dit le prince en prenant avec précaution une assiettée d’ouha[6] de la main d’un domestique.
–
Par ici, Levine, » cria une voix joviale du fond de la salle. C’était
Tourovtzine assis près d’un jeune officier et gardant deux places qu’il
destinait à Oblonsky et à Levine. Celui-ci prit avec plaisir une des chaises
réservées, et se laissa présenter au jeune officier.
« Ce
Stiva est toujours en retard.
–
Le voici.
–
Tu viens d’arriver, n’est-ce pas ? demanda Oblonsky à Levine lorsqu’il fut
près de lui. Allons prendre un verre d’eau-de-vie. »
Et
avant de commencer leur dîner les deux amis s’approchèrent d’une grande table
sur laquelle une zakouska des plus variées était dressée ; Stépane
Arcadiévitch trouva moyen néanmoins de demander un hors-d’œuvre spécial, qu’un
laquais en livrée s’empressa de lui procurer.
Aussitôt
après le potage on fit servir du champagne ; Levine avait faim, il mangea
et but avec un grand plaisir, s’amusant de bon cœur des conversations de ses
voisins. On raconta des anecdotes un peu légères, on se porta des toasts réciproques
en faisant disparaître les bouteilles de champagne l’une après l’autre ;
on parla chevaux, courses, et l’on cita le trotteur de Wronsky, Atlas, qui
venait de gagner un prix.
« Et
voilà l’heureux propriétaire lui-même », dit Stépane Arcadiévitch vers la
fin du dîner, se renversant en arrière sur sa chaise, pour tendre la main à
Wronsky qu’accompagnait un colonel de la Garde d’une stature gigantesque ;
Wronsky se pencha vers Oblonsky, lui murmura d’un air de bonne humeur quelques
mots à l’oreille, et avec un sourire aimable tendit la main à Levine.
« Enchanté
de vous rencontrer, lui dit-il, je vous ai cherché dans toute la ville après
les élections : vous aviez disparu.
–
C’est vrai, je me suis esquivé le même jour. Nous venons de parler de votre
trotteur, je vous en fais mon compliment.
–
N’élevez-vous pas aussi des chevaux de course ?
–
Moi, non ; mais mon père avait une écurie, et par tradition je m’y
connais.
–
Où as-tu dîné ? demanda Oblonsky.
– À
la seconde table derrière les colonnes.
–
On l’a accablé de félicitations ; c’est joli, un second prix
impérial ! Ah ! si je pouvais avoir la même chance au jeu ! dit
le grand colonel.
–
C’est Yavshine », dit Tourovtzine à Levine en voyant le géant se diriger
vers la chambre dite infernale.
Wronsky
s’attabla près d’eux, et, sous l’influence du vin et de l’atmosphère sociable
du club, Levine causa cordialement avec lui ; heureux de ne plus sentir de
haine contre son ancien rival, il fit même une allusion à la rencontre qui
avait eu lieu chez la princesse Marie Borisowna.
« Marie
Borisowna ? quelle femme ! s’écria Stépane Arcadiévitch, et il conta
sur la vieille dame une anecdote qui fit rire tout le monde, et principalement
Wronsky.
–
Eh bien, messieurs, si nous avons fini, sortons, » dit Oblonsky.
Levine
quitta la salle à manger avec un singulier sentiment de légèreté dans les
mouvements, et rencontra son beau-père dans le salon voisin.
« Que
dis-tu de ce temple de l’indolence ? demanda le vieux prince en prenant
son gendre sous le bras ; viens faire un tour.
–
Je ne demande pas mieux, car cela m’intéresse.
–
Moi aussi, mais autrement que toi. Quand tu vois des bonshommes comme ceux-ci,
dit-il en montrant un vieux monsieur voûté, à la lèvre tombante, qui avançait
péniblement chaussé de bottes de velours, tu crois volontiers qu’ils sont nés
gâteux, et cela te fait sourire ; tandis que moi je les regarde en me
disant qu’un de ces jours je traînerai la patte comme eux ! »
Tout
en causant et en saluant leurs amis au passage, les deux hommes traversèrent
les salons où l’on jouait aux cartes et aux échecs, pour arriver au billard, où
un groupe de joueurs s’était rassemblé autour de quelques bouteilles de
champagne ; ils jetèrent un coup d’œil à la chambre infernale :
Yavshine, entouré de parieurs, y était déjà installé. Ils entrèrent avec précaution
dans la salle de lecture : un homme jeune et de méchante humeur y
feuilletait des journaux sous la lampe, près d’un général chauve absorbé par sa
lecture. Ils pénétrèrent également dans une pièce que le prince avait surnommée
le « salon des gens d’esprit », et y trouvèrent trois messieurs
discourant sur la politique.
« Prince,
on vous attend », vint annoncer un des partenaires de la partie du vieux
prince, qui le cherchait de tous côtés.
Resté
seul, Levine écouta encore les trois messieurs ; puis, se rappelant toutes
les conversations du même genre entendues depuis le matin, il éprouva un ennui
si profond qu’il se sauva pour chercher Tourovtzine et Oblonsky, avec lesquels
au moins on ne s’ennuyait pas.
Ceux-ci
étaient restés dans la salle de billard, où Stépane Arcadiévitch et Wronsky causaient
dans un coin près de la porte.
« Ce
n’est pas qu’elle s’ennuie, mais cette indécision l’énerve, » entendit
Levine en passant. Il voulut s’éloigner, mais Stiva l’appela.
–
Ne t’en va pas, Levine, dit-il, les yeux humides comme il les avait toujours
après un moment d’attendrissement ou après boire, et ce jour-là c’était l’un et
l’autre.
–
C’est mon meilleur, mon plus cher ami, dit-il en s’adressant à Wronsky, et,
comme toi aussi tu m’es cher, je voudrais vous rapprocher et vous voir
amis ; vous êtes dignes de l’être.
–
Il ne nous reste qu’à nous embrasser, répondit Wronsky gaiement, offrant à
Levine une main que celui-ci serra avec cordialité.
–
Enchanté, enchanté !
–
Du champagne, cria Oblonsky à un domestique.
–
Je le suis également, dit Wronsky ; – cependant malgré cette mutuelle
satisfaction ils ne surent que dire.
–
Tu sais qu’il ne connaît pas Anna, fit remarquer Oblonsky, et je veux le lui
présenter.
–
Elle en sera ravie, répondit Wronsky ; je vous aurais priés de partir
immédiatement, mais je suis inquiet de Yavshine et je veux le surveiller.
–
Il est en train de perdre ?
–
Tout ce qu’il possède ; moi seul ai quelque influence sur lui, dit
Wronsky. » Et au bout d’un moment il les quitta pour rejoindre son ami.
« Pourquoi
n’irions-nous pas chez Anna sans lui ? dit Oblonsky en prenant Levine par
le bras quand ils furent seuls. Il y a longtemps que je lui promets de
t’amener. Que fais-tu ce soir ?
–
Rien de particulier ; allons-y, si tu le désires.
–
Parfait. Fais avancer ma voiture », dit Oblonsky en s’adressant à un
laquais.
Et
les deux hommes quittèrent le billard.
« La
voiture du prince Oblonsky ! » cria le suisse d’une voix tonnante.
La
voiture avança, les deux amis y montèrent, et l’impression de bien-être
physique et moral éprouvée par Levine à son entrée au club persista tant qu’ils
restèrent dans la cour ; mais les cris des isvoschiks dans la rue, les
secousses de l’équipage et l’aspect de l’enseigne rouge d’un cabaret borgne le
ramenèrent à la réalité ; il se demanda s’il avait raison d’aller chez
Anna ? Que dirait Kitty ? Stépane Arcadiévitch, comme s’il eût deviné
ce qui se passait dans l’esprit de son compagnon, coupa court à ses
méditations.
« Combien
je suis heureux de te la faire connaître ! Tu sais que Dolly le désire
depuis longtemps. Lvof aussi va chez elle. Bien qu’elle soit ma sœur, je ne
peux pas nier la haute supériorité d’Anna : c’est une femme
remarquable ; malheureusement sa situation est plus triste que jamais.
–
Pourquoi cela ?
–
Nous négocions un divorce, son mari y consent, mais il surgit des difficultés à
cause de l’enfant, et depuis trois mois l’affaire n’avance pas. Dès que le
divorce aura été prononcé, elle épousera Wronsky, et sa position deviendra
aussi régulière que la tienne ou la mienne.
– En
quoi consistent ces difficultés ?
–
Ce serait trop long à te les raconter. Quoi qu’il en soit, la voilà depuis
trois mois à Moscou, où elle est connue de tout le monde, et elle n’y voit pas
d’autre femme que Dolly, parce qu’elle ne veut s’imposer à personne.
Croirais-tu que cette sotte de princesse Barbe lui a fait entendre qu’elle la
quittait par convenance ? Une autre qu’Anna se trouverait perdue, mais tu
vas voir si elle s’est au contraire organisé une vie digne et bien remplie.
– À
gauche, en face de l’église », cria Oblonsky au cocher, se penchant par la
fenêtre et rejetant sa fourrure en arrière, malgré douze degrés de froid.
« N’a-t-elle
donc pas une fille dont elle s’occupe ?
–
Tu ne connais pas d’autre rôle à la femme que celui de couveuse ! Certainement
oui, elle s’occupe de sa fille, mais elle n’en fait pas parade. Ses occupations
sont d’un ordre intellectuel : elle écrit. Je te vois sourire, et tu as
tort ; ce qu’elle écrit est destiné à la jeunesse, elle n’en parle à
personne, sinon à moi qui ai montré le manuscrit à Varkouef, l’éditeur. Comme
il écrit lui-même, il s’y connaît, et à son avis c’est une chose remarquable.
Ne t’imagine pas au moins qu’elle pose pour le bas-bleu. Anna est avant tout
une femme de cœur. Elle s’est aussi chargée d’une petite Anglaise et de sa
famille.
–
Par philanthropie ?
–
Pourquoi y chercher un ridicule ? Cette famille est celle d’un dresseur
anglais, très habile dans son métier, que Wronsky a employé ; le
malheureux, perdu de boisson, a abandonné femme et enfants ; Anna s’est
intéressée à cette infortunée et a fini par se charger des enfants, mais pas
seulement pour leur donner de l’argent, car elle enseigne elle-même le russe à
un des garçons afin de le faire entrer au gymnase, et garde la petite fille chez
elle. »
La
voiture entra en ce moment dans une cour ; Stépane Arcadiévitch sonna à la
porte devant laquelle ils s’étaient arrêtés, et, sans demander si on recevait,
se débarrassa de sa fourrure dans le vestibule. Levine, de plus en plus inquiet
sur la convenance de la démarche qu’il faisait, imita cependant cet exemple. Il
se trouva très rouge en se regardant au miroir, mais, sûr de ne pas être gris,
il monta l’escalier à la suite d’Oblonsky. Un domestique les reçut au premier
et, questionné familièrement par Stépane Arcadiévitch, répondit que madame
était dans le cabinet du comte avec M. Varkouef.
Ils
traversèrent une petite salle à manger en boiserie et entrèrent dans une pièce
faiblement éclairée, où un réflecteur placé près d’un grand portrait répandait une
lumière très douce sur l’image d’une femme aux épaules opulentes, aux cheveux
noirs frisés, au sourire pensif, au regard troublant. Levine demeura
fasciné : une créature aussi belle ne pouvait exister dans la réalité.
C’était le portrait d’Anna fait par Mikhaïlof en Italie.
« Je
suis charmée… » dit une voix qui s’adressait évidemment au nouveau venu.
C’était Anna, qui, dissimulée par un treillage de plantes grimpantes, se levait
pour accueillir ses visiteurs. Et dans la demi-obscurité da la chambre Levine
reconnut l’original du portrait, en toilette simple et montante, qui ne prêtait
pas au déploiement de sa beauté, mais ayant ce charme souverain si bien compris
de l’artiste.
Elle
s’avança vers lui et ne dissimula pas le plaisir que lui causait sa visite ;
avec l’aisance et la simplicité d’une femme du meilleur monde, elle lui tendit
une petite main énergique, le présenta à Varkouef et lui nomma la jeune fille
assise avec son ouvrage près de la table.
« Je
suis très heureuse de faire votre connaissance, car il y a longtemps que vous
ne m’êtes plus un étranger, grâce à Stiva et à votre femme. Je n’oublierai
jamais l’impression que celle-ci m’a faite ; on ne peut comparer cette
charmante personne qu’à une jolie fleur ; et j’apprends qu’elle sera
bientôt mère ? »
Elle
parlait sans se presser, regardant tour à tour Levine et son frère, et mettant
son nouveau visiteur à l’aise, comme s’ils se fussent connus depuis leur
enfance.
Oblonsky
lui demanda si on pouvait fumer.
« C’est
pour cela que nous nous sommes réfugiés dans le cabinet d’Alexis »,
répondit-elle en avançant un porte-cigarettes d’écaille à Levine, après y avoir
pris une cigarette.
« Comment
vas-tu aujourd’hui ? dit Stiva.
–
Pas mal ; un peu nerveuse, comme toujours.
–
N’est-ce pas qu’il est beau ? dit Stépane Arcadiévitch, remarquant
l’admiration de Levine pour le portrait.
–
Je n’ai rien vu de plus parfait.
–
Ni de plus ressemblant », ajouta Varkouef.
Le
visage d’Anna brilla d’un éclat tout particulier lorsque, pour comparer le
portrait à l’original, Levine la regarda attentivement ; celui-ci rougit,
et pour cacher son trouble demanda à Mme Karénine quand elle
avait vu Dolly.
« Dolly ?
je l’ai vue avant-hier, très montée contre les professeurs de Grisha au
gymnase, qu’elle accuse d’injustice ; nous causions tout à l’heure avec
M. Varkouef des tableaux de Votchenko ; les connaissez-vous ?
–
Oui, » répondit Levine, et la conversation s’engagea sur les nouvelles
écoles de peinture et sur les illustrations qu’un peintre français venait de faire
de la Bible. Anna causait avec esprit, mais sans aucune prétention, s’effaçant
volontiers pour faire briller les autres, et, au lieu de se torturer comme il
l’avait fait le matin, Levine trouva agréable et facile soit de parler, soit
d’écouter. À propos du réalisme exagéré que Varkouef reprochait à la peinture
française, Levine fit remarquer que le réalisme était une réaction, jamais la
convention dans l’art n’ayant été poussée aussi loin qu’en France.
« Ne
plus mentir devient de la poésie », dit-il, et il se sentit heureux de
voir Anna rire en l’approuvant.
« Ce
que vous dites là caractérise également la littérature, reprit-elle, Zola,
Daudet ; il en est peut-être toujours ainsi : on commence par rêver
des types imaginaires, un idéal de convention, mais, les combinaisons faites,
ces types paraissent ennuyeux et froids, et l’on retombe dans le naturel.
–
C’est juste, dit Varkouef.
–
Ainsi vous venez du club ? » dit Anna à son frère, se penchant vers
lui pour lui parler à voix basse.
« Voilà
une femme ! » pensa Levine absorbé dans la contemplation de cette
physionomie mobile, qui en causant avec Stiva exprimait tour à tour la
curiosité, la colère et la fierté ; mais l’émotion d’Anna fut
passagère ; elle ferma les yeux à demi comme pour recueillir ses souvenirs,
et, se tournant vers la petite Anglaise :
« Please,
order the tea in the drawing-room », dit-elle.
L’enfant
se leva et sortit.
« A-t-elle
bien passé son examen ? demanda Stépane Arcadiévitch.
–
Parfaitement ; c’est une jeune fille pleine de moyens et d’un naturel
charmant.
–
Tu finiras par la préférer à ta propre fille.
–
Voilà bien un jugement d’homme ! Peut-on comparer ces deux
affections ? J’aime ma fille d’une façon, celle-ci d’une autre.
–
Ah ! si Anna Arcadievna voulait dépenser au profit d’enfants russes la
centième partie de l’activité qu’elle consacre à cette petite Anglaise, quels
services son énergie ne rendrait-elle pas ! Elle accomplirait de grandes
choses.
–
Que voulez-vous ? cela ne se commande pas. Le comte Alexis Kyrilovitch
(elle regarda Levine d’un air timide en prononçant ce nom, et celui-ci lui
répondit par un regard approbateur et respectueux) m’a fort encouragée à
visiter les écoles à la campagne ; j’ai essayé, mais n’ai jamais pu m’y
intéresser. Vous parlez d’énergie ? mais la base de l’énergie, c’est
l’amour, et l’amour ne se donne pas à volonté. Je serais fort embarrassée de
vous dire pourquoi je me suis attachée à cette petite Anglaise, je n’en sais
rien. »
Elle
regarda encore Levine comme pour lui prouver qu’elle ne parlait que dans le but
d’obtenir son approbation, sûre d’avance cependant qu’ils se comprenaient.
« Combien
je suis de votre avis, s’écria celui-ci : on ne saurait mettre son cœur
dans ces questions scolaires ; aussi les institutions philanthropiques restent-elles
généralement lettre morte.
–
Oui, dit Anna après un moment de silence, je n’ai jamais réussi à aimer tout un
ouvroir de vilaines petites filles, je n’ai pas le cœur assez large ; pas
même maintenant où j’aurais tant besoin d’occupation ! » ajouta-t-elle
d’un air triste et en s’adressant à Levine, quoiqu’elle parlât à son frère.
Puis, fronçant le sourcil, comme pour se reprocher cette demi-confidence, elle
changea de conversation.
« Vous
avez la réputation d’être un assez médiocre citoyen, dit-elle en souriant à
Levine, mais je vous ai toujours défendu.
–
De quelle façon ?
–
Cela dépendait des attaques. Mais si nous allions prendre le thé, fit-elle en
se levant et prenant un livre relié sur la table.
–
Donnez-le-moi, Anna Arcadievna, dit Varkouef en montrant le livre.
–
Non, c’est trop peu de chose.
–
Je lui en ai parlé, murmura Stépane Arcadiévitch en désignant Levine.
–
Tu as eu tort, mes écrits ressemblent à ces petits ouvrages faits par des
prisonniers, qu’on nous vendait jadis ; ce sont des œuvres de
patience… » Levine fut frappé du besoin de sincérité de cette femme
remarquable, comme d’un charme de plus ; elle ne voulait pas dissimuler
les épines de sa situation, et ce beau visage prit une expression grave qui
l’embellit encore. Levine jeta un dernier coup d’œil au merveilleux portrait,
tandis qu’Anna prenait le bras de son frère, et un sentiment de tendresse et de
pitié s’empara de lui. Mme Karénine laissa les deux hommes
passer au salon, et resta en arrière pour causer avec Stiva. De quoi lui
parlait-elle ? Du divorce ? De Wronsky ? Levine ému n’entendit
rien de ce que lui raconta Varkouef sur le livre écrit par la jeune femme. On
causa pendant le thé ; les sujets intéressants ne tarissaient pas, et tous
les quatre semblaient déborder d’idées ; mais on s’arrêtait pour laisser
parler son voisin, et tout ce qui se disait prenait pour Levine un intérêt spécial.
Il écoutait Anna, admirait son intelligence, la culture de son esprit, son
tact, son naturel, et cherchait à pénétrer les replis de sa vie intime, de ses
sentiments. Lui, si prompt à la juger et si sévère jadis, ne songeait plus qu’à
l’excuser, et la pensée qu’elle n’était pas heureuse, et que Wronsky ne la
comprenait pas, lui serrait le cœur. Il était plus de onze heures lorsque Stépane
Arcadiévitch se leva pour partir ; Varkouef les avait déjà quittés depuis
quelque temps. Levine se leva aussi, mais à regret ; il croyait être là
depuis un moment seulement !
« Adieu,
lui dit Anna en retenant une de ses mains dans les siennes avec un regard qui
le troubla. Je suis contente que la glace soit rompue. Dites à votre femme que
je l’aime comme autrefois, et si elle ne peut me pardonner ma situation,
dites-lui combien je souhaite que jamais elle ne vienne à la comprendre. Pour
pardonner, il faut avoir souffert, et que Dieu l’en préserve !
–
Je le lui dirai », répondit Levine en rougissant.
« Pauvre
et charmante femme ! » pensa Levine en se retrouvant dans la rue à
l’air glacé de la nuit.
« Que
t’avais-je dit ? lui demanda Oblonsky en le voyant conquis :
n’avais-je pas raison ?
–
Oui, répondit Levine d’un air pensif, cette femme est vraiment remarquable, et
la séduction qu’elle exerce ne tient pas seulement à son esprit : on sent
qu’elle a du cœur. Elle fait peine !
–
Dieu merci, tout s’arrangera j’espère ; mais que ceci te prouve qu’il faut
se méfier des jugements téméraires. Adieu, nous allons de côtés
différents. »
Levine
rentra chez lui, subjugué par le charme d’Anna, cherchant à se rappeler les
moindres incidents de la soirée, et persuadé qu’il comprenait cette personne
supérieure.
Kousma
en ouvrant la porte apprit à son maître que Catherine Alexandrovna se portait
bien, et que ses sœurs venaient à peine de la quitter ; il lui remit en
même temps deux lettres, et Levine les parcourut aussitôt. L’une était de son
intendant, qui ne trouvait pas acheteur pour le blé à un prix convenable ;
l’autre de sa sœur, qui lui reprochait de négliger son affaire de tutelle.
« Eh
bien, nous vendrons au-dessous de notre prix, pensa-t-il tranchant légèrement
la première question ; quant à ma sœur, elle est dans son droit en me
grondant, mais le temps passe si rapidement que je n’ai pas trouvé le moyen
d’aller au tribunal aujourd’hui, et j’en avais cependant l’intention. »
Il
se jura d’y aller le lendemain et, se dirigeant vers la chambre de sa femme,
jeta un coup d’œil rétrospectif sur sa journée : qu’avait-il fait, sinon
causer, toujours causer ? Aucun des sujets abordés ne l’eût occupé à la
campagne, ils ne prenaient d’importance qu’ici, et, quoique ces entretiens
n’eussent rien de répréhensible, il se sentit comme un remords au fond du cœur
en se rappelant son attendrissement de mauvais aloi sur Anna.
Kitty
était triste et rêveuse ; le dîner des trois sœurs avait été gai ;
cependant, Levine ne rentrant pas, la soirée leur avait paru longue.
« Qu’es-tu
devenu ? lui demanda-t-elle, remarquant un éclat suspect dans ses yeux,
mais se gardant bien de le dire pour ne pas arrêter son expansion.
–
J’ai rencontré Wronsky au club et j’en suis bien aise ; cela s’est passé
naturellement, et dorénavant il n’y aura plus de gêne entre nous, quoique mon
intention ne soit pas de rechercher sa société. » Et tout en disant ces
mots il rougit, car pour « ne pas rechercher sa société » il avait
été chez Anna en sortant du club. « Nous nous plaignons des tendances du
peuple à l’ivrognerie, mais je crois que les hommes du monde boivent tout
autant, et ne se bornent pas à se griser les jours de fête. »
Kitty
s’intéressait beaucoup plus à la cause de la rougeur subite de son mari qu’aux
tendances du peuple à l’ivrognerie ; aussi reprit-elle ses
questions :
« Qu’as-tu
fait après le dîner ?
–
Stiva m’a tourmenté pour l’accompagner chez Anna Arcadievna »,
répondit-il, rougissant de plus en plus et ne doutant pas cette fois du peu de
convenance de sa visite.
Les
yeux de Kitty lancèrent des éclairs, mais elle se contint et dit
simplement :
« Ah !
–
Tu n’es pas fâchée ? Stiva me l’a demandé avec tant d’insistance, et je
savais que Dolly le désirait également.
–
Oh non ! répondit-elle avec un regard qui ne prédisait rien de bon.
–
C’est une charmante femme qu’il faut plaindre, continua Levine, et il raconta
la vie que menait Anna, et transmit ses souvenirs à Kitty.
–
De qui as-tu reçu une lettre ? »
Il
le lui dit et, trompé par ce calme apparent, passa dans son cabinet pour se
déshabiller. Quand il rentra, Kitty n’avait pas bougé ; assise à la même
place, elle le regarda approcher et fondit en larmes.
« Qu’y
a-t-il ? demanda-t-il inquiet, comprenant la cause de ces pleurs.
–
Tu t’es épris de cette affreuse femme, je l’ai vu à tes veux, elle t’a déjà
ensorcelé. Et pouvait-il en être autrement ? Tu as été au club, tu as trop
bu, où pouvais-tu aller de là, sinon chez une femme comme elle ? Non, cela
ne saurait durer ainsi : demain nous repartons. »
Levine
eut fort à faire pour adoucir sa femme, et n’y parvint qu’en promettant de ne
plus retourner chez Anna, dont la pernicieuse influence, jointe à un excès de
champagne, avait troublé sa raison. Ce qu’il confessa avec plus de sincérité
fut le mauvais effet que lui produisait cette vie oisive passée à boire, manger
et bavarder. Ils causèrent fort avant dans la nuit, et ne parvinrent à
s’endormir que vers trois heures du matin, assez réconciliés pour retrouver le
sommeil.
Après
avoir pris congé de ses visiteurs, Anna se mit à arpenter les appartements de
long en large. Elle ne se dissimulait pas que depuis un certain temps ses
rapports avec les hommes s’empreignaient d’une coquetterie presque
involontaire, et s’avouait qu’elle avait fait son possible pour tourner la tête
à Levine ; mais, quoique celui-ci lui eût plu, et qu’elle trouvât, comme
Kitty, un rapport secret entre lui et Wronsky, malgré certains contrastes
extérieurs, ce n’est pas à lui qu’elle songea. Une seule et même pensée la
poursuivait.
« Pourquoi,
puisque j’exerce une attraction aussi sensible sur un homme marié, amoureux de
sa femme, n’en ai-je plus sur lui ? Pourquoi devient-il si froid ? Il
m’aime encore cependant, mais quelque chose nous divise ! Il n’est pas
rentré de la soirée, sous prétexte de surveiller Yavshine. Yavshine est-il un
enfant ? Il ne ment pourtant pas ; ce qu’il tient à me prouver, c’est
qu’il prétend garder son indépendance ; je ne le conteste pas, mais
qu’a-t-il besoin de l’affirmer ainsi ? Ne peut-il donc comprendre
l’horreur de la vie que je mène ? cette longue expectative d’un dénouement
qui ne vient pas ? Toujours aucune réponse ! et que puis-je
faire ? que puis-je entreprendre en attendant ? Rien, sinon me
contenir, ronger mon frein, me forger des distractions ! Et qu’est-ce que
ces Anglais, ces lectures, ce livre, sinon autant de tentatives pour
m’étourdir, comme la morphine que je prends la nuit ! Son amour seul me
sauverait ! » dit-elle, et des larmes de pitié sur son propre sort
lui jaillirent des yeux.
Un
coup de sonnette bien connu retentit, et aussitôt Anna, s’essuyant les yeux,
feignit le plus grand calme, et s’assit près de la lampe avec un livre ;
elle tenait à témoigner son mécontentement, non à laisser voir sa douleur. Wronsky
ne devait pas se permettre de la plaindre : c’est ainsi qu’elle-même
provoquait la lutte qu’elle reprochait à son amant de vouloir engager. Wronsky
entra, l’air content et animé, s’approcha d’elle, et lui demanda gaiement si
elle ne s’était pas ennuyée.
« Oh
non, c’est une chose dont je me suis déshabituée. Stiva et Levine sont venus me
voir.
–
Je le savais ; Levine te plaît-il ? demanda-t-il en s’asseyant près
d’elle.
–
Beaucoup ; ils viennent à peine de partir. Qu’as-tu fait de
Yavshine ?
–
Quelle terrible passion que le jeu ! Il avait gagné 17 000 roubles,
et j’étais parvenu à l’emmener, lorsqu’il m’a échappé ; en ce moment, il
reperd tout.
–
Alors pourquoi le surveiller ? – dit Anna relevant la tête brusquement et
rencontrant le regard glacé de Wronsky ; – après avoir dit à Stiva que tu
restais avec lui pour l’empêcher de jouer, tu as bien fini par
l’abandonner ?
–
D’abord je n’ai chargé Stiva d’aucune commission, puis je n’ai pas l’habitude
de mentir, répondit-il avec la froide résolution de lui résister, et enfin j’ai
fait ce qu’il me convenait de faire. »
« Anna,
Anna, pourquoi ces récriminations ? » ajouta-t-il après un moment de
silence, tendant sa main ouverte vers elle, dans l’espoir qu’elle y placerait
la sienne. Un mauvais esprit la retint.
« Certainement
tu as fait comme tu l’entendais, qui en doute ; mais pourquoi appuyer
là-dessus ? » répondit-elle, tandis que Wronsky retirait sa main d’un
air plus résolu encore.
« C’est
une question d’entêtement, d’opiniâtreté pour toi, dit-elle, il s’agit de
savoir qui d’entre nous l’emportera. Si tu savais combien, lorsque je te vois
ainsi hostile, je me sens sur le bord d’un abîme, combien j’ai peur de
moi-même ! » Et, prise de pitié pour son triste sort, elle détourna
la tête afin de lui cacher ses sanglots.
« Mais
à quel propos tout cela ? dit Wronsky effrayé de ce désespoir, et se
penchant vers Anna pour lui prendre la main et la baiser. Peux-tu me reprocher
de chercher des distractions au dehors ? Est-ce que je ne fuis pas la
société des femmes ?
–
Il ne manquerait plus que cela !
–
Voyons, dis-moi ce qu’il faut que je fasse pour te rendre heureuse, je suis
prêt à tout pour t’épargner une douleur ! dit-il, ému de la voir si
malheureuse.
–
Ce n’est rien, répondit-elle, la solitude, les nerfs ; n’en parlons plus.
Raconte-moi ce qui s’est passé aux courses ; tu ne m’en as encore rien
dit », fit-elle, cherchant à dissimuler l’orgueil qu’elle éprouvait
d’avoir obligé ce caractère absolu à plier devant elle.
Wronsky
demanda à souper et, tout en mangeant, lui raconta les incidents de la
course ; mais au son de sa voix, à son regard de plus en plus froid, Anna
comprit qu’elle payait la victoire qu’elle venait de remporter, et qu’il ne lui
pardonnait pas les mots : « J’ai peur de moi-même, je me sens sur le
bord d’un abîme ». C’était une arme dangereuse dont il ne fallait plus se
servir ; il s’élevait entre eux comme un esprit de lutte, elle le sentait,
et n’était pas maîtresse, non plus que Wronsky, de le dominer.
Quelques
mois auparavant, Levine n’aurait pas cru possible de s’endormir paisiblement
après une journée comme celle qu’il venait de passer ; mais on s’habitue à
tout, surtout lorsqu’on voit les autres faire de même. Il dormait donc
tranquille, sans souci de ses dépenses exagérées, de son temps gaspillé, de ses
excès au club, de son absurde rapprochement avec un homme jadis amoureux de
Kitty, et de sa visite, plus absurde encore, à une personne qui, après tout,
n’était, qu’une femme perdue. Le bruit d’une porte qu’on entr’ouvrait le réveilla
en sursaut ; Kitty n’était pas auprès de lui, et derrière le paravent qui
divisait la chambre, il aperçut de la lumière.
« Qu’y
a-t-il Kitty, est-ce toi ?
–
Ce n’est rien, répondit celle-ci apparaissant une bougie à la main, et lui
souriant d’un air significatif. Je me sens un peu souffrante.
–
Quoi ? cela commence ? s’écria-t-il effrayé, cherchant ses vêtements
pour s’habiller au plus vite.
–
Non, non, ce n’est rien, c’est déjà passé », dit-elle le retenant de ses
deux mains ; et s’approchant du lit elle éteignit la bougie et se
recoucha. Levine était si fatigué que, malgré la frayeur qu’il avait éprouvée
en voyant sa femme apparaître une lumière à la main, il se rendormit
aussitôt ; quant aux pensées qui durent agiter cette chère âme, tandis qu’elle
restait ainsi couchée auprès de lui, dans l’attente du moment le plus solennel
qui pût marquer la vie d’une femme, il n’y réfléchit que plus tard. Vers sept
heures, Kitty, partagée entre la crainte de l’éveiller et le désir de lui
parler, finit par lui toucher l’épaule.
« Kostia,
n’aie pas peur, ce n’est rien, mais je crois qu’il vaut mieux faire chercher
Lisaveta Petrovna. » Elle ralluma la bougie, et Levine l’aperçut assise
dans son lit, s’efforçant de tricoter.
« Je
t’en prie, ne t’effraye pas, je n’ai pas peur du tout », dit-elle voyant
l’air terrifié de son mari, et elle lui prit la main pour la presser contre son
cœur et ses lèvres.
Levine
sauta à bas du lit, enfila sa robe de chambre, et, toujours sans quitter sa
femme des yeux, s’accabla des plus amers reproches en se rappelant la scène de
la veille. Ce cher visage, ce regard, cette expression charmante qu’il aimait
tant, lui apparurent sous un jour nouveau. Jamais cette âme candide et transparente
ne s’était ainsi dévoilée à lui, et, désespéré de devoir s’en aller, il ne
pouvait s’arracher, à la contemplation de ces traits animés d’une joyeuse
résolution.
Kitty
aussi le regardait ; mais tout à coup ses sourcils se plissèrent, elle
attira son mari vers elle, et se serra contre sa poitrine, comme sous
l’étreinte d’une vive douleur. Le premier mouvement de Levine en voyant cette
souffrance muette fut encore de s’en croire coupable ; le regard plein de
tendresse de Kitty le rassura ; loin de l’accuser elle semblait l’aimer
davantage et, tout en gémissant, être fière de souffrir ; il sentit
qu’elle atteignait à une hauteur de sentiments qu’il ne pouvait comprendre.
« Va,
dit-elle un moment après, je ne souffre plus ; amène-moi Lisaveta
Petrovna, j’ai déjà envoyé chez maman. » Et à son grand étonnement Levine
la vit reprendre son ouvrage après avoir sonné sa femme de chambre. Il la
trouva marchant et prenant des dispositions pour l’arrangement de sa chambre,
lorsqu’il rentra après s’être habillé à la hâte et avoir fait atteler.
« Je
vais chez le docteur, j’ai fait prévenir la sage-femme, ne faut-il rien de
plus ? Ah oui, Dolly. »
Elle
le regardait sans écouter et lui fit un geste de la main.
« Oui,
oui, va », fit-elle. Et pendant qu’il traversait le salon il crut entendre
une plainte.
« C’est
elle qui gémit ! » pensa-t-il, et se prenant la tête à deux mains il
se sauva en courant. « Seigneur, ayez pitié de nous, pardonnez-nous,
aidez-nous ! » disait-il du fond du cœur ; et, lui, l’incrédule,
ne connaissant plus ni scepticisme ni doute, invoqua Celui qui tenait en son
pouvoir son âme et son amour.
Le
cheval n’était pas attelé ; pour ne pas perdre de temps et occuper ses
forces et son attention, il partit à pied donnant l’ordre au cocher de le
suivre.
Au
coin de la rue il aperçut un petit traîneau d’isvoschik arrivant au trot de son
maigre cheval, et amenant Lisaveta Petrovna en manteau de velours, la tête
enveloppée d’un châle.
« Dieu
merci ! » murmura-t-il, apercevant avec bonheur le visage blond de la
sage-femme devenu sérieux et grave. Il courut au-devant de l’isvoschik et
l’arrêta.
« Pas
plus de deux heures ? dit Lisaveta Petrovna ; alors ne pressez pas
trop le docteur et prenez en passant de l’opium à la pharmacie.
–
Vous croyez que tout se passera bien ? demanda-t-il. Que Dieu nous
aide ! » Et, voyant arriver son cocher, il monta en traîneau et se
rendit chez le docteur.
Le
docteur dormait encore, et un domestique, absorbé par le nettoyage de ses
lampes, déclara que son maître s’étant couché tard avait défendu de l’éveiller.
Levine
d’abord troublé finit par se décider à aller à la pharmacie, se promettant de
rester calme, mais de ne rien négliger pour atteindre son but, qui était
d’emmener le docteur. À la pharmacie, on commença par lui refuser de l’opium
avec autant d’indifférence que le domestique du docteur en avait eu à réveiller
son maître ; Levine insista, nomma le médecin qui l’envoyait, la
sage-femme, finit par obtenir le médicament, mais, à bout de patience, arracha
la fiole des mains du pharmacien qui l’étiquetait, l’enveloppait et la ficelait
avec un soin exaspérant.
Le
docteur dormait toujours, et cette fois son domestique secouait les tapis.
Résolu à garder son sang-froid, Levine tira alors un billet de dix roubles de
son portefeuille, et, le mettant dans la main de l’inflexible serviteur, lui
assura que Pierre Dmitritch ne le gronderait pas, ayant promis de venir à toute
heure du jour ou de la nuit. Combien ce Pierre Dmitritch, si insignifiant
d’ordinaire, devenait aux yeux de Levine un personnage important !
Le
domestique, que ces arguments convainquirent, ouvrit alors un salon d’attente,
et bientôt on entendit dans la pièce voisine le docteur tousser et répondre
qu’il allait se lever. Trois minutes ne s’étaient pas écoulées que Levine, hors
de lui, frappait à la porte de la chambre à coucher.
« Pierre
Dmitritch, au nom du ciel, excusez-moi, mais elle souffre depuis plus de deux
heures !
–
Me voilà, me voilà, – répondit le docteur, et au son de sa voix Levine comprit
qu’il souriait.
–
Ces gens-là n’ont pas de cœur, pensa-t-il en entendant le docteur faire sa
toilette : il peut tranquillement se peigner et se laver quand une
question de vie ou de mort s’agite peut-être en ce moment !
–
Bonjour, Constantin Dmitritch, dit le docteur en entrant paisiblement au
salon ; que se passe-t-il donc ? »
Levine
commença aussitôt un récit long et circonstancié, chargé d’une foule de détails
inutiles, en s’interrompant à chaque instant pour presser le docteur de
partir ; aussi crut-il que celui-ci se moquait de lui lorsqu’il proposa d’abord
de prendre du café.
« Je
vous comprends, ajouta le médecin en souriant ; mais croyez-moi, rien ne
presse, et nous autres maris faisons triste figure dans ces cas-là. Le mari
d’une de mes clientes se sauve d’habitude à l’écurie.
–
Mais pensez-vous que cela se passe bien ?
–
J’ai tout lieu de le croire.
–
Vous allez venir, n’est-ce pas ? dit Levine apercevant la domestique avec
un plateau.
–
Dans une petite heure.
–
Au nom du ciel !
–
Eh bien, laissez-moi prendre mon café et j’y vais tout de suite. »
Mais,
en voyant le docteur procéder flegmatiquement à son déjeuner, Levine n’y tint
plus.
« Je
me sauve, dit-il ; jurez-moi de venir dans un quart d’heure.
–
Accordez-moi une demi-heure.
–
Parole d’honneur ? »
Levine
trouva la princesse à la porte, arrivant de son côté, et tous deux se rendirent
auprès de Kitty après s’être embrassés, les larmes aux yeux.
Depuis
qu’en s’éveillant il avait compris la situation, Levine, bien décidé à soutenir
le courage de sa femme, s’était promis de renfermer ses impressions et de
contenir son cœur à deux mains ; ignorant la durée possible de cette
épreuve, il croyait s’être fixé un terme considérable en prenant la résolution
de tenir bon pendant cinq heures. Mais, quand en rentrant au bout d’une heure
il trouva Kitty souffrant toujours, la crainte de ne pouvoir résister au
spectacle de ces tortures s’empara de lui, et il se prit à invoquer le ciel
afin de ne pas défaillir. Cinq heures s’écoulèrent, l’état restait le même, et,
le cœur déchiré, il vit sa terreur grandir avec les souffrances de Kitty ;
peu à peu les conditions habituelles de la vie disparurent, la notion du temps
cessa d’exister, et, selon que sa femme se cramponnait fiévreusement à lui, ou
qu’elle le repoussait avec un gémissement, les minutes lui semblaient des
heures, ou les heures des minutes. Lorsque la sage-femme demanda de la lumière,
il fut tout surpris de voir le soir arrivé. Comment cette journée avait-elle passé ?
il n’aurait su le dire ; tantôt il s’était vu auprès de Kitty agitée et
plaintive, puis calme, et presque souriante, cherchant à le rassurer ; il
se trouvait ensuite auprès de la princesse, rouge d’émotion, ses boucles grises
défrisées, et se mordant les lèvres pour ne pas pleurer ; il avait aussi
vu Dolly, le docteur fumant de grosses cigarettes, la sage-femme avec un visage
sérieux mais rassurant, le vieux prince arpentant la salle à manger d’un air
sombre. Les entrées, les sorties, tout se confondait dans sa pensée ; la
princesse et Dolly se trouvaient avec lui dans la chambre de Kitty, puis tout à
coup ils étaient tous transportés dans un salon où une table servie faisait son
apparition. On l’employait à remplir des commissions ; il déménageait avec
précaution des divans, des tables, et apprenait qu’il venait de préparer son propre
lit pour la nuit. On l’envoyait demander quelque chose au docteur, et celui-ci
lui répondait et lui parlait des désordres impardonnables de la Douma[7] ; il se transportait
chez la princesse, décrochait une image sainte dans sa chambre avec l’aide
d’une vieille camériste, y brisait une petite lampe, et entendait la vieille
bonne le consoler de cet accident, et l’encourager au sujet de sa femme.
Comment tout cela était-il arrivé ? Pourquoi la princesse lui prenait-elle
la main d’un air de compassion ? Pourquoi Dolly cherchait-elle à le faire
manger avec forces raisonnements ? Pourquoi le docteur lui-même lui
offrait-il des pilules en le regardant gravement ?
Il
se sentait dans le même état moral qu’un an auparavant, près du lit de mort de
Nicolas ; l’attente de la douleur, comme actuellement celle du bonheur, le
transperçait au-dessus du niveau habituel de l’existence à des hauteurs d’où il
découvrait des sommets plus élevés encore, et son âme criait vers Dieu avec la
même simplicité, la même confiance qu’au temps de son enfance.
Sa
vie, pendant ces longues heures, lui sembla dédoublée ; une moitié se
passait au pied du lit de Kitty, l’autre chez lui, dans son cabinet, à parler
de choses indifférentes ; et toujours un sentiment de culpabilité s’emparait
de lui lorsqu’un gémissement arrivait à son oreille ; il se levait,
courait alors vers sa femme, se rappelait en chemin qu’il n’y pouvait rien,
voulait l’aider, la soutenir, et se reprenait à prier.
Les
bougies achevaient de brûler dans leurs bobèches, et Levine assis près du
docteur l’entendait discourir sur le charlatanisme des magnétiseurs, lorsqu’un
cri, qui n’avait rien d’humain, retentit ; il resta pétrifié sans oser
bouger, regardant le docteur avec épouvante. Celui-ci pencha la tête, comme
pour mieux écouter, et sourit d’un air d’approbation. Levine en était venu à ne
plus s’étonner de rien, il se dit : « Cela doit être ainsi » ;
mais pour s’expliquer ce cri il rentra sur la pointe des pieds dans la chambre
de la malade. Évidemment quelque chose de nouveau s’y passait ; il le
reconnut à la grave expression du visage pâle de la sage-femme, qui ne quittait
pas des yeux Kitty. La pauvre petite tourna la tête vers lui, et chercha de sa
main moite la main de son mari, qu’elle pressa sur son front.
« Reste,
reste, je n’ai pas peur, dit-elle d’une voix saccadée. Maman, ôtez-moi mes
boucles d’oreilles. Lisaveta Petrovna, ce sera bientôt fini, n’est-ce
pas ? »
Tandis
qu’elle parlait encore, son visage se défigura tout à coup, et le même cri
épouvantable retentit.
Levine
se prit la tête à deux mains et se sauva de la chambre.
« Ce
n’est rien, tout va bien, », lui murmura Dolly. Mais on avait beau dire,
il savait maintenant que tout était perdu ; appuyé au chambranle de la
porte, il se demandait si ce pouvait être Kitty qui poussait des hurlements
pareils ; il ne songeait à l’enfant que pour en avoir horreur ; il ne
demandait même plus à Dieu la vie de sa femme, mais de mettre un terme à
d’aussi atroces souffrances.
« Docteur,
mon Dieu, qu’est-ce que cela veut dire ? dit-il en saisissant le bras du
docteur qui entrait.
–
C’est la fin », répondit celui-ci d’un ton si sérieux qu’il comprit que
Kitty se mourait. Ne sachant plus que devenir, il rentra dans la chambre à
coucher, croyant mourir avec sa femme, et ne la reconnaissant plus dans la
créature torturée qui gisait devant lui. Soudain, les cris cessèrent : il
n’y pouvait croire ! On chuchota, avec des allées et venues discrètes, et
la voix de sa femme, murmurant avec une indéfinissable expression de
bonheur : « C’est fini ! » parvint jusqu’à lui. Il leva la
tête ; elle le regardait, une main affaissée sur la couverture, belle
d’une beauté surnaturelle, et cherchant à lui sourire.
Les
cordes trop tendues se rompirent et, sortant de ce monde mystérieux et terrible
où il s’était agité pendant vingt-deux heures, Levine se sentit rentrer dans la
réalité d’un lumineux bonheur ; il fondit en larmes, et des sanglots qu’il
était loin de prévoir le secouèrent si violemment qu’il ne put parler. À genoux
près de sa femme, il appuyait ses lèvres sur la main de Kitty, tandis qu’au
pied du lit s’agitait entre les mains de la sage-femme, semblable à la lueur
vacillante d’une petite lampe, la faible flamme de vie de cet être humain qui
entrait dans le monde avec des droits à l’existence, au bonheur, et qui, une seconde
auparavant, n’existait pas.
« Il
vit, il vit, ne craignez rien, et c’est un garçon », entendit Levine,
pendant que d’une main tremblante Lisaveta Petrovna frictionnait le dos du
nouveau-né.
« Maman,
c’est bien vrai ? » demanda Kitty.
La
princesse ne répondit que par un sanglot.
Comme
pour ôter le moindre doute à sa mère, une voix s’éleva au milieu du silence
général ; et cette voix était un cri tout particulier, hardi, décidé,
presque impertinent, poussé par ce nouvel être humain.
Levine,
quelques moments auparavant, aurait cru sans hésitation, si quelqu’un le lui
eût dit, que Kitty était morte, lui aussi, que leurs enfants étaient des anges,
et qu’ils se trouvaient en présence de Dieu ; et maintenant qu’il rentrait
dans la réalité, il dut faire un prodigieux effort pour admettre que sa femme vivait,
qu’elle allait bien, et que ce petit être était son fils. Le bonheur de savoir
Kitty sauvée était immense : mais pourquoi cet enfant ? d’où
venait-il ? Cette idée lui parut difficile à accepter, et il fut longtemps
sans pouvoir s’y habituer.
Le
vieux prince, Serge Ivanitch et Stépane Arcadiévitch se trouvaient réunis le
lendemain vers dix heures chez Levine pour y prendre des nouvelles de
l’accouchée. Levine se croyait séparé de la veille par un intervalle de cent
ans ; il écoutait les autres parler, et faisait effort pour descendre
jusqu’à eux, sans les offenser, des hauteurs auxquelles il planait. Tout en
causant de choses indifférentes, il pensait à sa femme, à l’état de sa santé, à
son fils, à l’existence duquel il ne croyait toujours pas. Le rôle de la femme
dans la vie avait pris pour lui une grande importance depuis son mariage, mais
la place qu’elle y occupait en réalité, dépassait maintenant toutes ses prévisions.
« Fais-moi
savoir si je puis entrer », dit le vieux prince en le voyant sauter de son
siège pour aller voir ce qui se passait chez Kitty.
Elle
ne dormait pas ; coiffée de rubans bleus, et bien arrangée dans son lit,
elle était étendue, les mains posées sur la couverture, causant à voix basse
avec sa mère. Son regard brilla en voyant approcher son mari, son visage avait
le calme surhumain qu’on remarque dans la mort, mais, au lieu d’un adieu, elle
souhaitait la bienvenue à une vie nouvelle. L’émotion de Levine fut si vive
qu’il détourna la tête.
« As-tu
un peu dormi ? demanda-t-elle. Moi, j’ai sommeillé, et je me sens si
bien ! »
L’expression
de son visage changea subitement en entendant venir l’enfant.
« Donnez-le-moi,
que je le montre à son père, dit-elle à la sage-femme.
–
Nous allons nous montrer dès que nous aurons fait notre toilette, »
répondit celle-ci en emmaillotant l’enfant au pied du lit.
Levine
regarda le pauvre petit avec de vains efforts pour se découvrir des sentiments
paternels ; il fut cependant pris de pitié en voyant la sage-femme manier
ces membres grêles, et fit un geste pour l’arrêter.
« Soyez
tranquille, dit celle-ci en riant, je ne lui ferai pas de mal » ; et,
après avoir arrangé son poupon comme elle l’entendait, elle le présenta avec
fierté en disant : « C’est un enfant superbe ! »
Mais
cet enfant superbe, avec son visage rouge, ses yeux bridés, sa tête branlante,
n’inspira à Levine qu’un sentiment de pitié et de dégoût. Il s’attendait à tout
autre chose, et se détourna tandis que la sage-femme le posait sur les bras de
Kitty. Tout à coup celle-ci se mit à rire, l’enfant avait pris le sein.
« C’est
assez maintenant », dit la sage-femme au bout d’un moment, mais Kitty ne
voulut pas lâcher son fils, qui s’endormit près d’elle.
« Regarde-le
maintenant », dit-elle en tournant l’enfant vers son père, au moment où le
petit visage prenait une expression plus vieillotte encore pour éternuer.
Levine se sentit prêt à pleurer d’attendrissement ; il embrassa sa femme
et quitta la chambre. Combien les sentiments que lui inspirait ce petit être
étaient différents de ceux qu’il avait prévus ! Il n’éprouvait ni fierté
ni bonheur, mais une pitié profonde, une crainte si vive que cette pauvre
créature sans défense ne souffrit, qu’en la voyant éternuer il n’avait pu se
défendre d’une joie imbécile.
Les
affaires de Stépane Arcadiévitch traversaient une phase critique ; il
avait dépensé les deux tiers de l’argent rapporté par la vente du bois, et le
marchand ne voulait plus rien avancer ; Dolly, pour la première fois de sa
vie, avait refusé sa signature lorsqu’il s’était agi de donner un reçu pour
escompter le dernier tiers du payement : elle voulait dorénavant affirmer
ses droits sur sa fortune personnelle.
La
situation devenait fâcheuse, mais Stépane Arcadiévitch ne l’attribuait qu’à la
moitié de son traitement, et se reprochait, en voyant plusieurs de ses
camarades occuper des fonctions rémunératrices, de s’endormir et de se laisser
oublier. Aussi se mit-il en quête de quelque bonne place bien rétribuée, et
vers la fin de l’hiver il crut l’avoir trouvée. C’était une de ces places,
comme on en rencontre maintenant, variant de mille à cinquante mille roubles de
rapport annuel, et exigeant des aptitudes si variées, en même temps qu’une
activité si extraordinaire, que, faute de trouver un homme assez richement doué
pour la remplir, on se contente d’y mettre un homme honnête. Stépane
Arcadiévitch l’était dans toute la force du terme, selon la société moscovite,
car pour Moscou l’honnêteté a deux formes : elle consiste à savoir tenir
tête adroitement aux sphères gouvernementales, aussi bien qu’à ne pas frustrer
son prochain.
Oblonsky
pouvait cumuler cette position avec ses fonctions actuelles, et y gagner une
augmentation de revenus de sept à dix mille roubles ; mais tout dépendait
du bon vouloir de deux ministres, d’une dame et de deux Israélites qu’il devait
aller solliciter à Pétersbourg, après avoir mis en campagne les influences dont
il disposait à Moscou. Ayant en outre promis à Anna de voir Karénine au sujet
du divorce, il extorqua à Dolly cinquante roubles, et partit pour la capitale.
Reçu
par Karénine, il dut commencer par subir l’exposé d’un projet de réforme sur le
relèvement des finances russes, en attendant le moment de placer son mot sur
ses projets personnels et ceux d’Anna.
« C’est
fort juste, dit-il lorsque Alexis Alexandrovitch, arrêtant sa lecture, ôta le
pince-nez sans lequel il ne pouvait plus lire, pour regarder son beau-frère
d’un air interrogateur ; c’est fort juste dans le détail, mais le principe
dirigeant de notre époque n’est-il pas, en définitive, la liberté ?
–
Le principe nouveau que j’expose embrasse également celui de la liberté,
répondit Alexis Alexandrovitch en remettant son pince-nez pour indiquer dans son
élégant manuscrit un passage concluant ; car si je réclame le système
protectionniste, ce n’est pas pour l’avantage du petit nombre, mais pour le
bien de tous, des basses classes comme des classes élevées, et c’est là ce
qu’ils ne veulent pas comprendre, ajouta-t-il en regardant Oblonsky par-dessus
son pince-nez, absorbés qu’ils sont par leurs intérêts personnels, et si
aisément satisfaits de phrases creuses. »
Stépane
Arcadiévitch savait que Karénine était au bout de ses démonstrations lorsqu’il
interpellait ceux qui s’opposaient aux réformes qu’il élaborait ;
aussi ne chercha-t-il pas à sauver le principe de la liberté, et attendit-il
qu’Alexis Alexandrovitch se tût, en feuilletant son manuscrit d’un air pensif.
« À
propos, dit Oblonsky après un moment de silence, je te prierais, dans le cas où
tu rencontrerais Pomorsky, de lui dire un mot pour moi ; je voudrais être
nommé membre de la commission des agences réunies du Crédit mutuel et des
Chemins de fer du sud. » Stépane Arcadiévitch savait nommer sans se
tromper la place à laquelle il aspirait.
« Pourquoi
veux-tu cette place ? » demanda Karénine, craignant une contradiction
avec ses plans de réforme ; mais le fonctionnement de cette commission
était si compliqué, et les projets de réforme de Karénine si vastes, qu’on ne
pouvait à première vue s’en rendre compte.
« Le
traitement est de neuf mille roubles, et mes moyens…
–
Neuf mille roubles ! répéta Karénine, se rappelant qu’un des points sur
lesquels il insistait était l’économie. Ces appointements exagérés sont, comme
je le prouve dans ma brochure, une preuve de la défectuosité de notre
« assiette » économique.
–
Un directeur de banque touche bien dix mille roubles, et un ingénieur jusqu’à
vingt mille ; ce ne sont pas des sinécures.
–
Selon moi, ces traitements doivent être considérés au même point de vue que le
prix d’une marchandise, et par conséquent être soumis aux mêmes lois d’offre et
de demande ; or si je vois deux ingénieurs également capables, ayant fait
au corps les mêmes études, recevoir l’un quarante mille roubles, tandis que
l’autre se contente de deux mille ; et si d’autre part je vois un hussard,
qui ne possède aucune connaissance spéciale, devenir directeur d’une banque
avec des appointements phénoménaux, je conclus qu’il y a là un vice économique
d’une désastreuse influence sur le service de l’État.
–
Tu conviendras cependant qu’il est essentiel de faire occuper ces postes par
des hommes honnêtes, interrompit Stépane Arcadiévitch, appuyant sur ce
dernier mot.
–
C’est un mérite négatif, répondit Alexis Alexandrovitch, insensible à la
signification moscovite de ce terme.
–
Fais-moi le plaisir néanmoins d’en parler à Pomorsky.
–
Volontiers, mais il me semble que Bolgarine doit être plus influent.
–
Bolgarine est bien disposé », se hâta de dire Oblonsky rougissant, en se
rappelant avec un certain malaise la visite qu’il avait faite le matin même à
cet Israélite, et la façon dont lui, prince Oblonsky, descendant de Rurick,
avait fait antichambre pour être, après une longue attente, reçu avec une
politesse obséquieuse qui cachait mal le triomphe de Bolgarine, fier de se voir
sollicité par un prince.
Il
avait presque essuyé un refus, mais ne s’en souvenait que maintenant, tant il
avait cherché à l’oublier, et en rougissait involontairement.
« Il
me reste encore une chose à te demander, tu devines laquelle :
Anna… », dit Stépane Arcadiévitch, repoussant les souvenirs désagréables
de sa pensée.
Le
visage de Karénine prit à ce nom une expression de rigidité cadavérique.
« Que
voulez-vous encore de moi ? dit-il se retournant sur son fauteuil et
fermant son pince-nez.
–
Une décision quelconque, Alexis Alexandrovitch ; je m’adresse à toi, non
comme – il allait dire au « mari trompé » et s’arrêta pour articuler
avec peu d’à-propos – à l’homme d’État, mais comme au chrétien, à l’homme de
cœur. Aie pitié d’elle.
–
De quelle façon ? demanda Karénine doucement.
–
Elle te ferait peine si tu la voyais ; sa situation est cruelle.
–
Je croyais, dit tout à coup Karénine d’une voix perçante, qu’Anna Arcadievna
avait obtenu tout ce qu’elle souhaitait ?
–
Ne récriminons pas, Alexis Alexandrovitch ; le passé ne nous appartient
plus ; ce qu’elle attend maintenant, c’est le divorce.
–
J’avais cru comprendre qu’au cas où je garderais mon fils, Anna Arcadievna
refusait le divorce ? Mon silence équivalait donc à une réponse, car je
considère cette question comme jugée, dit-il en s’animant de plus en plus.
–
Ne nous échauffons pas, de grâce, dit Stépane Arcadiévitch touchant le genou de
son beau-frère ; récapitulons plutôt. Au moment de votre séparation, avec
une générosité inouïe, tu lui laissais ton fils et acceptais le divorce ;
elle s’est alors sentie trop coupable envers toi, trop humiliée, pour
accepter : mais l’avenir lui a prouvé qu’elle s’était créé une situation
intolérable.
–
La situation d’Anna Arcadievna ne m’intéresse en rien, dit Karénine en levant
les sourcils.
–
Permets-moi de ne pas le croire, répondit Oblonsky avec douceur ; mais en
admettant qu’elle ait, selon toi, mérité de souffrir, le fait est que nous
sommes tous malheureux, et que nous te supplions de la prendre en pitié ;
à qui ses souffrances profitent-elles ?
–
En vérité, ne dirait-on pas que c’est moi que vous en accusez ?
–
Mais non, dit Stépane Arcadiévitch, touchant cette fois le bras de Karénine
comme s’il eût espéré l’adoucir par ses gestes. Je veux simplement te faire
comprendre que tu ne peux rien perdre à ce que sa position s’éclaircisse.
D’ailleurs tu l’as promis ; laisse-moi arranger la chose, tu n’auras pas à
t’en occuper.
–
Mon consentement a été donné autrefois, et j’ai pu croire qu’Anna Arcadievna
aurait à son tour la générosité de comprendre… (les lèvres tremblantes de
Karénine purent à peine proférer ces mots).
–
Elle ne demande plus l’enfant, elle ne demande que le moyen de sortir de
l’impasse où elle se trouve ; le divorce devient pour elle une question de
vie ou de mort ; elle se serait peut-être soumise, si elle n’avait eu
confiance en ta promesse, et si depuis six mois qu’elle est à Moscou elle n’y
vivait dans la fièvre de l’attente. Sa situation est celle d’un condamné à mort
qui aurait depuis six mois la corde au cou, et ne saurait s’il doit attendre sa
grâce ou le coup final. Aie pitié d’elle, et quant aux scrupules…
–
Je ne parle pas de cela, interrompit Karénine avec dégoût, mais j’ai peut-être
promis plus que je ne suis en mesure de tenir.
–
Tu refuses alors !
–
Je ne refuse jamais le possible, mais je demande le temps de réfléchir ;
vous professez d’être un libre-penseur, mais moi qui suis croyant, je ne puis
éluder la loi chrétienne dans une question aussi grave.
–
Notre Église n’admet-elle donc pas le divorce ? s’écria Stépane
Arcadiévitch sautant de son siège.
–
Pas dans ce sens.
–
Alexis Alexandrovitch, je ne te reconnais plus ! dit Oblonsky après un
moment de silence. Est-ce toi qui disais autrefois : « Après le
manteau il faut encore donner la robe », et maintenant…
–
Je vous serais obligé de couper court à cet entretien, dit Karénine se levant
tout a coup, tremblant de tous ses membres.
–
Pardonne-moi de t’affliger, répondit Oblonsky confus, et lui tendant la
main ; mais il fallait bien remplir la mission dont j’étais chargé. »
Karénine
mit sa main dans celle de Stépane Arcadiévitch et dit après avoir réfléchi un
instant :
« Vous
aurez ma réponse définitive après-demain ; il faut que je cherche ma
voie. »
Stépane
Arcadiévitch allait sortir, lorsque le valet de chambre annonça :
« Serge
Alexeivitch.
–
Qui est-ce ? demanda Oblonsky ; mais c’est Serge, fit-il se ravisant,
et moi qui croyais qu’il s’agissait de quelque directeur du département. Anna
m’a prié de le voir, » pensa-t-il.
Et
il se souvint de l’air craintif et triste dont Anna lui avait dit :
« Tu le verras, et tu pourras savoir ce qu’il fait, où il est, qui prend
soin de lui. Et Silva, si c’était possible, avec le divorce… ! » Il
avait compris l’ardent désir d’obtenir la garde de l’enfant ; mais, après
la conversation qu’il venait d’avoir, c’était hors de question ; il n’en
fut pas moins content de revoir Serge, quoique Karénine se fût hâté de le
prévenir qu’on ne lui parlait pas de sa mère.
« Il
a été gravement malade après leur dernière entrevue ; nous avons craint un
moment pour sa vie ; aussi, maintenant qu’il s’est remis et bien fortifié
aux bains de mer, ai-je suivi le conseil du docteur en le mettant en pension.
L’entourage de camarades de son âge exerce une heureuse influence sur lui, il
va à merveille et travaille bien.
–
Mais ce n’est plus un enfant, c’est vraiment un homme ! » s’écria
Stépane Arcadiévitch, voyant entrer un beau garçon robuste, vêtu d’une veste
d’écolier, qui courut sans aucune timidité vers son père ; Serge salua son
oncle comme un étranger, puis en le reconnaissant il se détourna, et tendit ses
notes à son père.
« C’est
bien, dit celui-ci, tu peux aller jouer.
–
Il a grandi et maigri et perdu son air enfantin, remarqua Stépane Arcadiévitch
en souriant ; te souviens-tu de moi ?
–
Oui, mon oncle », répondit l’enfant, qui se sauva le plus vite possible.
Depuis
un an que Serge avait revu sa mère, ses souvenirs s’étaient peu à peu effacés,
et la vie qu’il menait, entouré d’enfants de son âge, y contribuait ; il
repoussait même ces souvenirs comme indignes d’un homme, et, personne ne lui
parlant de sa mère, il en avait conclu que ses parents étaient brouillés, et
qu’il devait s’habituer à l’idée de rester avec son père ; la vue de son
oncle le troubla ; il craignit de retomber dans une sensibilité qu’il
avait appris à redouter, et préféra ne pas songer au passé. Stépane
Arcadiévitch le trouva jouant sur l’escalier en quittant le cabinet de
Karénine, et l’enfant se montra plus communicatif hors de la présence de son
père ; il se laissa questionner sur ses leçons, ses jeux, ses camarades,
répondit à son oncle d’un air heureux, et celui-ci, en admirant ce regard vif
et gai, si semblable à celui de sa mère, ne put s’empêcher de lui demander :
« Te
rappelles-tu ta mère ?
–
Non », répondit l’enfant devenant pourpre, et son oncle ne parvint plus à
le faire causer.
Lorsque
le précepteur trouva Serge une demi-heure sur l’escalier, il ne put démêler
s’il pleurait ou s’il boudait.
« Vous
êtes-vous fait mal ? demanda-t-il.
–
Si je m’étais fait mal, personne ne s’en douterait, répondit l’enfant.
–
Qu’avez-vous donc ?
–
Rien ; laissez-moi ; pourquoi ne me laisse-t-on pas tranquille ;
qu’est-ce que cela peut leur faire si je me souviens ou si
j’oublie ? » Et l’enfant semblait défier le monde entier.
Stépane
Arcadiévitch ne consacra pas son séjour à Pétersbourg exclusivement à ses
affaires ; il venait, disait-il, « s’y remonter », car Moscou,
en dépit de ses cafés chantants et de ses tramways, n’en restait pas moins une
espèce de marécage dans lequel on s’embourbait moralement. Le résultat forcé
d’un séjour trop prolongé dans cette eau stagnante était de s’y affaisser de
corps et d’esprit ; Oblonsky lui-même y tournait à l’aigre, se querellait
avec sa femme, se préoccupait de sa santé, de l’éducation de ses enfants, des
menus détails du service ; il en venait même à s’inquiéter d’avoir des
dettes !
Aussitôt
qu’il mettait le pied à Pétersbourg, il reprenait goût à l’existence et
oubliait ses ennuis. On y entendait si différemment la vie et les devoirs
envers la famille ! Le prince Tchetchensky ne venait-il pas de lui
raconter, le plus simplement du monde, qu’ayant deux ménages il trouvait fort
avantageux d’introduire son fils légitime dans sa famille de cœur, afin de le
déniaiser. Aurait-on compris cela à Moscou ? Ici on ne s’embarrassait pas
des enfants à la façon de Lvof : ils allaient à l’école ou en pension, et
on ne renversait pas les rôles en leur donnant une place exagérée dans la
famille. Le service de l’État s’y faisait aussi dans des conditions si
différentes ! On pouvait se créer des relations, des protections, arriver
à faire carrière !
Stépane
Arcadiévitch avait rencontré un de ses amis, Bortniansky, dont la position
grandissait rapidement ; il lui parla de la place qu’il convoitait.
« Quelle
singulière idée as-tu d’avoir recours à ces Juifs ! Ce sont toujours là de
vilaines affaires.
–
J’ai besoin d’argent ; il faut trouver de quoi vivre.
–
Mais ne vis-tu donc pas ?
–
Oui, mais avec des dettes.
–
En as-tu beaucoup ? demanda Bortniansky avec sympathie.
–
Oh oui ! Vingt mille roubles ! »
Bortniansky
éclata de rire : « Heureux mortel ! J’ai un million et demi de
dettes ! Je ne possède pas un sou, et, comme tu peux t’en apercevoir, je
vis quand même. »
Cet
exemple était confirmé par beaucoup d’autres.
Et
comme on rajeunissait à Pétersbourg ! Stépane Arcadiévitch y éprouvait le
même sentiment que son oncle, le prince Pierre, à l’étranger.
« Nous
ne savons pas vivre ici, disait ce jeune homme de soixante ans ; à Bade je
me sens renaître, je m’égaye à dîner, les femmes m’intéressent, je suis fort et
vigoureux. Rentré en Russie pour y retrouver mon épouse, et à la campagne
encore, je tombe à plat, je ne quitte plus ma robe de chambre. Adieu les jeunes
beautés ! je suis vieux, je pense à mon salut. Pour me refaire, il faut
Paris. »
Le
lendemain de son entrevue avec Karénine, Stépane Arcadiévitch alla voir Betsy
Tverskoï, avec laquelle ses relations étaient assez bizarres. Il avait
l’habitude de lui faire la cour en riant et de lui tenir des propos assez
lestes ; mais ce jour-là, sous l’influence de l’air de Pétersbourg, il se
conduisit avec tant de légèreté, qu’il fut heureux de voir la princesse
Miagkaïa interrompre un tête-à-tête qui commençait à le gêner, n’ayant aucun
goût pour Betsy.
« Ah !
vous voilà, dit la grosse princesse en l’apercevant, et que fait votre pauvre
sœur ? Depuis que des femmes qui font cent fois pis qu’elle, lui jettent
la pierre, je l’absous complètement. Comment Wronsky ne m’a-t-il pas avertie de
leur passage à Pétersbourg ? J’aurais mené votre sœur partout. Faites-lui
mes amitiés et parlez-moi d’elle.
–
Sa position est fort pénible, » commença Stépane Arcadiévitch.
Mais
la princesse, qui poursuivait son idée, l’interrompit : « Elle a
d’autant mieux fait que c’était pour planter là cet imbécile, – je vous demande
pardon, – votre beau-frère, qu’on a toujours voulu faire passer pour un aigle.
Moi seule ai toujours protesté, et l’on est de mon avis, maintenant qu’il s’est
lié avec la comtesse Lydie et Landau. Cela me gêne d’être de l’avis de tout le
monde.
–
Vous allez peut-être m’expliquer une énigme ; hier, à propos du divorce,
mon beau-frère m’a dit qu’il ne pouvait me donner de réponse avant d’avoir
réfléchi, et un matin je reçois une invitation de Lydie Ivanovna pour passer la
soirée ?
–
C’est bien cela, s’écria la princesse enchantée : ils consulteront Landau.
–
Qui est Landau ?
–
Comment, vous ne savez pas ? Le fameux Jules Landau, le clairvoyant ?
Voilà ce que l’on gagne à vivre en province ! Landau était commis de
magasin à Paris ; il vint un jour chez un médecin, s’endormit dans le
salon de consultation, et pendant son sommeil donna les conseils les plus
surprenants aux assistants. La femme de Youri Milidinsky l’appela auprès de son
mari malade ; selon moi il ne lui a fait aucun bien, car Milidinsky reste
tout aussi malade que devant, mais sa femme et lui sont toqués de Landau, l’ont
promené partout à leur suite, et l’ont amené en Russie. Naturellement on s’est
jeté sur lui ici ; il traite tout le monde, il a guéri la princesse
Bessoubof, qui, par reconnaissance, l’a adopté.
–
Comment cela ?
–
Je dis bien adopté ; il ne s’appelle plus Landau, mais prince
Bessoubof. Lydie, que j’aime du reste beaucoup malgré sa tête à l’envers, n’a
pas manqué de se coiffer de Landau, et rien de ce qu’elle et Karénine
entreprennent ne se décide sans l’avoir consulté ; le sort de votre sœur
est donc entre les mains de Landau, comte Bessoubof. »
Après
un excellent dîner chez Bortniansky, suivi de quelques verres de cognac,
Stépane Arcadiévitch se rendit chez la comtesse Lydie un peu plus tard que
l’heure indiquée.
« Y
a-t-il du monde chez la comtesse ? demanda-t-il au suisse en remarquant
auprès du paletot bien connu de Karénine un bizarre manteau à agrafes.
–
Alexis Alexandrovitch Karénine et le comte Bessoubof, répondit gravement le
suisse.
–
La princesse Miagkaïa avait raison, pensa Oblonsky en montant l’escalier ;
c’est une femme à cultiver, que la princesse ; elle a une grande
influence, et pourrait peut-être dire un mot à Pomorsky. »
La
nuit n’était pas encore venue, mais dans le petit salon de la comtesse Lydie
les stores étaient baissés, et elle-même, assise près d’une table éclairée par
une lampe, causait à voix basse avec Karénine, tandis qu’un homme pâle et
maigre, avec des jambes grêles et une tournure féminine, de longs cheveux retombant
sur le collet de sa redingote, et de beaux yeux brillants, se tenait à l’autre
bout de la pièce, examinant les portraits suspendus au mur. Oblonsky, après
avoir salué la maîtresse de la maison, se retourna involontairement pour
examiner ce singulier personnage.
« Monsieur
Landau, » dit la comtesse doucement et avec une précaution qui frappa
Oblonsky.
Landau
s’approcha aussitôt, posa sa main humide dans celle d’Oblonsky, auquel la
comtesse le présenta, et reprit son poste près des portraits. Lydie Ivanovna et
Karénine échangèrent un regard.
« Je
suis très heureuse de vous voir aujourd’hui, dit la comtesse à Oblonsky, en lui
désignant un siège. Vous remarquez, ajouta-t-elle à mi-voix, que je vous l’ai
présenté sous le nom de Landau, mais vous savez qu’il se nomme comte
Bessoubof ? Il n’aime pas ce titre.
–
On m’a dit qu’il avait guéri la princesse Bessoubof ?
–
Oui ; elle est venue me voir aujourd’hui, dit la comtesse en s’adressant à
Karénine, et fait pitié à voir ; cette séparation lui porte un coup
affreux !
–
Le départ est donc décidé ?
–
Oui, il va à Paris, il a entendu une voix, dit Lydie Ivanovna regardant
Oblonsky.
–
Une voix ! vraiment ! répéta celui-ci, sentant qu’il fallait user
d’une grande prudence dans une société où se produisaient d’aussi étranges
incidents.
–
Je vous connais depuis longtemps, dit la comtesse à Oblonsky après un moment de
silence : « Les amis de nos amis sont nos amis » ; mais
pour être vraiment amis, il faut se rendre compte de ce qui se passe dans l’âme
de ceux qu’on aime, et je crains que vous n’en soyez pas là avec Alexis
Alexandrovitch. Vous comprenez ce que je veux dire ? fit-elle en levant
ses beaux yeux rêveurs vers Stépane Arcadiévitch.
–
Je comprends en partie que la position d’Alexis Alexandrovitch… répondit
Oblonsky ne comprenant pas du tout et désireux de rester dans les généralités.
–
Oh ! je ne parle pas des changements extérieurs… dit gravement la
comtesse, suivant d’un regard tendre Karénine qui s’était levé pour rejoindre
Landau ; c’est l’âme qui est changée, et je crains fort que vous n’ayez
pas suffisamment réfléchi à la portée de cette transformation.
–
Nous avons toujours été amis, et je puis me figurer maintenant en traits
généraux… dit Oblonsky, répondant au regard profond de la comtesse par un
regard caressant, tout en songeant à celui des deux ministres auprès duquel
elle pourrait le plus efficacement le servir.
–
Cette transformation ne saurait porter atteinte à son amour pour le prochain,
au contraire, elle l’élève, l’épure ; mais je crains que vous ne
compreniez pas.
–
Pas tout à fait, comtesse ; son malheur…
–
Oui, son malheur est devenu la cause de son bonheur, puisque son cœur s’est
éveillé à Lui », dit-elle en plongeant ses yeux pensifs dans ceux de son
interlocuteur.
« Je
crois qu’on pourra la prier de parler à tous les deux », pensa Oblonsky.
« Certainement,
comtesse, mais ce sont des questions intimes qu’on n’ose pas aborder.
–
Au contraire, nous devons nous entr’aider.
–
Sans aucun doute, mais les différences de conviction, et d’ailleurs… dit
Oblonsky avec son sourire onctueux.
–
Je crois qu’il va s’endormir », dit Alexis Alexandrovitch s’approchant de
la comtesse pour lui parler à voix basse.
Stépane
Arcadiévitch se retourna ; Landau s’était assis près de la fenêtre, le
bras appuyé sur un fauteuil, et la tête baissée ; il la releva et sourit
d’un air enfantin en voyant les regards tournés vers lui.
« Ne
faites pas attention, dit la comtesse avançant un siège à Karénine. J’ai
remarqué que les Moscovites, les hommes surtout, étaient fort indifférents en
matière de religion.
–
J’aurais cru le contraire, comtesse.
–
Mais vous-même, dit Alexis Alexandrovitch avec son sourire fatigué, vous me
semblez appartenir à la catégorie des indifférents ?
–
Est-il possible de l’être ! s’écria Lydie Ivanovna.
–
Je suis plutôt dans l’attente, répondit Oblonsky avec son plus aimable sourire,
mon heure n’est pas encore venue. »
Karénine
et la comtesse se regardèrent.
« Nous
ne pouvons jamais connaître notre heure, ni nous croire prêts, dit Alexis
Alexandrovitch ; la grâce ne frappe pas toujours le plus digne, témoin
Saül.
–
Pas encore, murmura la comtesse suivant des yeux les mouvements du Français qui
s’était rapproché.
–
Me permettez-vous d’écouter ? demanda-t-il.
–
Certainement, nous ne voulions pas vous gêner ; prenez place, dit la
comtesse tendrement.
–
L’essentiel est de ne pas fermer les yeux à la lumière, continua Alexis
Alexandrovitch.
–
Et quel bonheur n’éprouve-t-on pas à sentir sa présence constante dans notre
âme !
–
On peut essentiellement être incapable de s’élever à une hauteur semblable, dit
Stépane Arcadiévitch, convaincu que les hauteurs religieuses n’étaient pas son
fait, mais craignant d’indisposer une personne qui pouvait parler à Pomorsky.
–
Vous voulez dire que le péché nous en empêche ? Mais c’est une idée
fausse. Le péché n’existe plus pour celui qui croit.
–
Oui, mais la foi sans les œuvres n’est-elle pas lettre morte ? dit Stépane
Arcadiévitch, se rappelant cette phrase de son catéchisme.
–
Le voilà ce fameux passage de l’épître de saint Jacques qui a fait tant de
mal ! s’écria Karénine en regardant la comtesse, comme pour lui rappeler
de fréquentes discussions sur ce sujet. Que d’âmes n’aura-t-il pas éloignées de
la foi !
–
Ce sont nos moines qui prétendent se sauver par les œuvres, les jeûnes, les
abstinences, etc., dit la comtesse d’un air de souverain mépris.
–
Le Christ, en mourant pour nous, nous sauve par la foi, reprit Karénine.
–
Vous comprenez l’anglais ? demanda Lydie Ivanovna, et sur un signe
affirmatif elle se leva pour prendre une brochure sur une étagère.
–
Je vais vous lire « Safe and happy » ou « Under the
wing ! » dit-elle en interrogeant Karénine du regard. C’est très
court, ajouta-t-elle en venant se rasseoir. Vous verrez le bonheur surhumain
qui remplit l’âme croyante ; ne connaissant plus la solitude, l’homme
n’est plus malheureux. Connaissez-vous Mary Sanine ? vous savez son
malheur ? Elle a perdu son fils unique ! Eh bien, depuis qu’elle a
trouvé sa voie, son désespoir s’est changé en consolation ; elle remercie
Dieu de la mort de son enfant. Tel est le bonheur que donne la foi !
–
« Oh oui ! certainement… murmura Stépane Arcadiévitch, heureux de
pouvoir se taire pendant la lecture, et de ne pas risquer ainsi de compromettre
ses affaires.
« Je
ferai mieux de ne rien demander aujourd’hui », pensa-t-il.
« Cela
vous ennuiera, dit la comtesse à Landau, car vous ne savez pas l’anglais.
« Oh !
je comprendrai, » répondit celui-ci avec un sourire.
Alexis
Alexandrovitch et la comtesse se regardèrent et la lecture commença.
Stépane
Arcadiévitch était fort perplexe ; après la monotonie de la vie moscovite,
celle de Pétersbourg offrait des contrastes si vifs qu’il en était
troublé ; il aimait la variété, mais l’eût préférée plus conforme à ses
habitudes, et se sentait égaré dans cette sphère absolument étrangère ;
tout en écoutant la lecture et en voyant les yeux de Landau fixés sur lui, il
éprouva une certaine lourdeur de tête. Les pensées les plus diverses se pressaient
dans son cerveau sous le regard du Français, qui lui semblait à la fois naïf et
rusé. « Mary Sanine est heureuse d’avoir perdu son fils… Ah ! si je
pouvais fumer !… Pour être sauvé il suffit de croire… Les moines n’y
entendent rien, mais la comtesse le sait bien… Pourquoi ai-je si mal à la
tête ? Est-ce à cause du cognac ou de l’étrangeté de cette soirée ?
Je n’ai rien commis d’incongru jusqu’ici, mais je n’oserai rien demander aujourd’hui.
On prétend qu’elle oblige à réciter des prières, ce serait par trop ridicule.
Quelles inepties lit-elle là ? Mais, elle a un accent excellent. Landau
Bessoubof, pourquoi Bessoubof ? » Ici il se surprit dans la mâchoire
un mouvement qui allait tourner au bâillement ; il dissimula cet accident
en arrangeant ses favoris, mais fut pris de la terreur de s’endormir et
peut-être de ronfler. La voix de la comtesse parvint jusqu’à lui, disant
« Il dort », et il tressaillit d’un air coupable ; ces paroles
se rapportaient heureusement à Landau qui dormait profondément, ce qui réjouit
vivement la comtesse.
« Mon
ami, dit-elle, appelant ainsi Karénine dans l’enthousiasme du moment,
donnez-lui la main. Chut », fit-elle à un domestique qui entrait pour la
troisième fois au salon avec un message.
Landau
dormait, ou feignait de dormir, la tête appuyée au dossier de son fauteuil, et
faisant de faibles gestes avec sa main posée sur ses genoux, comme s’il eût
voulu attraper quelque chose. Alexis Alexandrovitch mit la main dans celle du
dormeur ; Oblonsky, complètement réveillé, regardait tantôt l’un, tantôt
l’autre, et sentait ses idées s’embrouiller de plus en plus.
« Que
la personne qui est arrivée la dernière, celle qui demande, qu’elle sorte,
qu’elle sorte… murmura le Français sans ouvrir les yeux.
–
Vous m’excuserez, mais vous entendez, dit la comtesse ; revenez à dix
heures, mieux encore demain.
–
Qu’elle sorte ! répéta le Français avec impatience.
–
C’est moi, n’est-ce pas ? » demanda Oblonsky ahuri ; et sur un
signe affirmatif il s’enfuit sur la pointe des pieds, et se sauva dans la rue
comme s’il eût fui une maison pestiférée. Pour reprendre son équilibre mental,
il causa et plaisanta longuement avec un isvoschik, se fit conduire au théâtre
français, et termina sa soirée au restaurant avec du champagne. Malgré tous ses
efforts, le souvenir de cette soirée l’oppressait.
En
rentrant chez son oncle Oblonsky, où il était descendu, il trouva un billet de
Betsy, l’engageant à venir reprendre l’entretien interrompu le matin, ce qui
lui fit faire la grimace. Un bruit de pas sur l’escalier l’interrompit dans ses
méditations, et lorsqu’il sortit de sa chambre pour se rendre compte de ce
tapage, il aperçut son oncle, si rajeuni par son voyage à l’étranger, qu’on le
ramenait complètement ivre.
Oblonsky,
contre son habitude, ne s’endormit pas aisément ; ce qu’il avait vu et
entendu dans la journée le troublait ; mais la soirée de la comtesse
dépassait le reste en étrangeté.
Le
lendemain il reçut de Karénine un refus catégorique au sujet du divorce, et
comprit que cette décision était l’œuvre du Français et des paroles qu’il avait
prononcées pendant son sommeil vrai ou feint.
Rien
ne complique autant les détails de la vie qu’un manque d’accord entre
époux ; on voit des familles en subir les fâcheuses conséquences au point
de demeurer des années entières dans un lieu déplaisant et incommode, par suite
des difficultés que la moindre décision à prendre pourrait soulever.
Wronsky
et Anna en étaient là ; les arbres des boulevards avaient eu le temps de
se couvrir de feuilles, et les feuilles de se ternir de poussière, qu’ils
restaient encore à Moscou, dont le séjour leur était odieux à tous deux. Et
cependant aucune cause grave de mésintelligence n’existait entre eux, en dehors
de cette irritation latente qui poussait Anna à de continuelles tentatives
d’explication, et Wronsky à lui opposer une réserve glaciale. De jour en jour
l’aigreur augmentait ; Anna considérait l’amour comme le but unique de la
vie de son amant, et ne comprenait celui-ci qu’à ce point de vue ; mais ce
besoin d’aimer, inhérent à la nature du comte, devait se concentrer sur elle
seule, sinon elle le soupçonnait d’infidélité, et dans son aveugle jalousie
s’en prenait à toutes les femmes. Tantôt elle redoutait les liaisons
grossières, accessibles à Wronsky en qualité de célibataire, tantôt elle se
méfiait des femmes du monde, et notamment de la jeune fille qu’il pourrait
épouser dans le cas d’une rupture. Cette crainte avait été éveillée dans son
esprit par une confidence imprudente du comte, celui-ci ayant blâmé, un jour
d’abandon, le manque de tact de sa mère, qui s’était imaginé de lui proposer
d’épouser la jeune princesse Sarokine. La jalousie amenait Anna à accumuler les
griefs les plus divers contre celui qu’au fond elle adorait : c’était lui
qu’elle rendait responsable de leur séjour prolongé à Moscou, de l’incertitude dans
laquelle elle vivait, et surtout de sa douloureuse séparation d’avec son fils.
De son côté, Wronsky, mécontent de la position fausse dans laquelle Anna avait
trouvé bon de s’opiniâtrer, lui en voulait d’en aggraver encore les difficultés
de toutes façons. S’il survenait quelque rare moment de tendresse, Anna n’en
éprouvait aucun apaisement, et n’y voyait, de la part du comte, que
l’affirmation blessante d’un droit.
Le
jour baissait. Wronsky assistait à un dîner de garçons, et Anna s’était
réfugiée pour l’attendre dans le cabinet de travail, où le bruit de la rue
l’incommodait moins que dans le reste de l’appartement.
Elle
marchait de long en large, repassant dans sa mémoire le sujet de leur dernier
dissentiment, s’étonnant elle-même qu’une cause aussi futile eût dégénéré en
une scène pénible. À propos de la protégée d’Anna, Wronsky avait tourné en
ridicule les gymnases de femmes, prétendant que les sciences naturelles
seraient d’une médiocre utilité à cette enfant. Anna avait aussitôt appliqué
cette critique à ses propres occupations, et, afin de piquer Wronsky à son
tour, avait répondu :
« Je
ne comptais certes pas sur votre sympathie, mais je me croyais en droit
d’attendre mieux de votre délicatesse. »
Le
comte avait rougi et, pour achever de froisser Anna, s’était permis de
dire :
« J’avoue
que je ne comprends rien à votre engouement pour cette petite fille ; il
me déplaît, je n’y vois qu’une affectation. »
L’observation
était dure et injuste, et elle s’attaquait aux laborieux efforts d’Anna pour se
créer une occupation qui l’aidât à supporter sa triste position.
« Il
est bien malheureux que les sentiments grossiers et matériels vous soient seuls
accessibles », avait-elle reparti en quittant la chambre.
Cette
discussion ne fut pas reprise ; mais tous deux sentirent qu’ils
n’oubliaient pas ; une journée entière passée dans la solitude avait
cependant fait réfléchir Anna, et, malheureuse de la froideur de son amant,
elle prit la résolution de s’accuser elle-même, afin d’amener à tout prix une
réconciliation.
« C’est
mon absurde jalousie qui me rend irritable ; mon pardon obtenu, nous
partirons pour la campagne, et là je me calmerai, pensa-t-elle. Je sais bien
qu’en m’accusant d’affecter de la tendresse pour une étrangère, il me fait le
reproche de ne pas aimer ma fille. Hé, que sait-il de l’amour qu’un enfant peut
inspirer ? Se doute-t-il de ce que je lui ai sacrifié en renonçant à
Serge ? S’il cherche à me blesser, c’est qu’il ne m’aime plus, qu’il en
aime une autre… » Mais, s’arrêtant sur cette pente fatale, elle fit effort
pour sortir du cercle d’idées qui l’affolait, et donna l’ordre de monter ses
malles, afin de commencer ses préparatifs de départ. Wronsky rentra à dix
heures.
« Votre
dîner a-t-il réussi ? demanda Anna, allant au-devant du comte d’un air
conciliant.
–
Comme ils réussissent d’ordinaire, répondit celui-ci, remarquant aussitôt cette
disposition d’esprit favorable. Que vois-je, on emballe ! ajouta-t-il en
apercevant les malles. Voilà qui est gentil !
–
Oui, mieux vaut nous en aller ; la promenade que j’ai faite aujourd’hui
m’a donné le désir de retourner à la campagne. D’ailleurs nous n’avons rien qui
nous retienne ici.
–
Je ne demande qu’à partir ; fais servir le thé pendant que je change
d’habit. Je reviens à l’instant. »
L’approbation
relative au départ avait été donnée d’un ton de supériorité blessant ; on
aurait dit que le comte parlait à un enfant gâté dont il excusait les
caprices ; le besoin de lutter se réveilla aussitôt dans le cœur
d’Anna ; pourquoi se ferait-elle humble devant cette arrogance ? Elle
se contint cependant, et quand il rentra, elle lui raconta avec calme les
incidents de la journée et ses plans de départ.
« Je
crois que c’est une inspiration, dit-elle ; au moins couperai-je court à
cette éternelle attente ; je veux devenir indifférente à la question du
divorce. N’est-ce pas ton avis ?
–
Certainement, répondit-il, remarquant avec inquiétude l’émotion d’Anna.
–
Raconte-moi à ton tour ce qui s’est passé à votre dîner, dit-elle après un
moment de silence.
– Le
dîner était fort bon, répondit le comte, et il lui nomma ceux qui y avaient
assisté ; à la suite nous avons eu des régates, mais comme on trouve
toujours à Moscou le moyen de se rendre ridicule, on nous a exhibé la maîtresse
de natation de la reine de Suède.
–
Comment cela ? Elle a nagé devant vous ? demanda Anna, se
rembrunissant.
–
Oui, et dans un affreux costume rouge, c’était hideux. Quel jour
partons-nous ?
–
Peut-on imaginer une plus sotte invention ? Y a-t-il quelque chose de
spécial dans sa façon de nager ?
–
Pas du tout, c’était simplement absurde. Alors tu as fixé le
départ ? »
Anna
secoua la tête comme pour en chasser une obsession.
« Le
plus tôt sera le mieux ; je crains de n’être pas prête demain ; mais
après-demain.
–
Après-demain est dimanche. Je serai obligé d’aller chez maman. – Wronsky se
troubla involontairement en voyant les yeux d’Anna fixer un regard soupçonneux
sur lui, et ce trouble augmenta la méfiance de celle-ci ; elle oublia la
maîtresse de natation de la reine de Suède pour ne plus s’inquiéter que de la
princesse Sarokine, qui habitait aux environs de Moscou avec la vieille
comtesse.
–
Ne peux-tu y aller demain ?
–
C’est impossible, à cause d’une procuration que je dois faire signer à ma mère,
et de l’argent qu’elle doit me remettre.
–
Alors nous ne partirons pas du tout.
–
Pourquoi cela ?
–
Dimanche ou jamais.
–
Mais cela n’a pas le sens commun ! s’écria Wronsky étonné.
–
Pour toi, parce que tu ne penses qu’à toi, et que tu ne veux pas comprendre ce
que je souffre ici. Jane, le seul être qui m’intéressât, tu as trouvé moyen de
m’accuser d’hypocrisie à son égard ! Selon toi je pose, j’affecte des
sentiments qui n’ont rien de naturel. Je voudrais bien savoir ce qui pourrait
être naturel dans la vie que je mène ! »
Elle
eut peur de sa violence, et ne se sentait pourtant pas la force de résister à
la tentation de lui prouver ses torts.
« Tu
ne m’as pas compris, reprit Wronsky : j’ai voulu dire que cette tendresse
subite ne me plaisait pas.
–
Ce n’est pas vrai, et pour quelqu’un qui se vante de sa droiture…
–
Je n’ai ni l’habitude de me vanter ni celle de mentir, dit-il réprimant la
colère qui grondait en lui ; et je regrette fort que tu ne respectes pas…
–
Le respect a été inventé pour dissimuler l’absence de l’amour ; or, si tu
ne m’aimes plus, tu ferais plus loyalement de l’avouer.
–
Mais c’est intolérable ! cria presque le comte, s’approchant brusquement
d’Anna ; ma patience a des bornes, pourquoi la mettre ainsi à
l’épreuve ? dit-il contenant les paroles amères prêtes à lui échapper.
–
Que voulez-vous dire par là ? demanda-t-elle, épouvantée du regard haineux
qu’il tourna vers elle.
–
C’est moi qui vous demanderai ce que vous prétendez de moi !
–
Que puis-je prétendre, si ce n’est de n’être pas abandonnée comme vous avez
l’intention de le faire ? Au reste, la question est secondaire. Je veux
être aimée, et si vous ne m’aimez plus, tout est fini. »
Elle
se dirigea vers la porte.
« Attends,
dit Wronsky en la retenant par le bras : de quoi s’agit-il entre
nous ? Je demande à ne partir que dans trois jours, et tu réponds à cela
que je mens et que je suis un malhonnête homme.
–
Oui et je le répète ; un homme qui me reproche les sacrifices qu’il m’a
faits (c’était une allusion à d’anciens griefs) est plus que malhonnête, c’est
un être sans cœur.
–
Décidément, ma patience est à bout, » dit Wronsky, et il la laissa partir.
Anna
rentra dans sa chambre d’un pas chancelant et s’affaissa sur un fauteuil.
« Il
me hait, c’est certain ; il en aime une autre, c’est plus certain
encore ; tout est fini, il faut fuir ; mais comment ? »
Les
pensées les plus contradictoires l’assaillirent. Où aller ? chez sa tante
qui l’avait élevée ? chez Dolly, ou simplement à l’étranger ? Cette
rupture serait-elle définitive ? Que faisait-il dans son cabinet ?
Que diraient Alexis Alexandrovitch et le monde de Pétersbourg ? Une idée
vague, qu’elle ne parvenait pas à formuler, l’agitait ; elle se rappela un
mot dit par elle à son mari après sa maladie : « pourquoi ne suis-je
pas morte ! » et aussitôt ces paroles réveillèrent le sentiment
qu’elles avaient exprimé jadis. « Mourir, oui, c’est la seule manière d’en
sortir ; ma honte, le déshonneur d’Alexis Alexandrovitch et celui de
Serge, tout s’efface avec ma mort ; il me pleurera alors, me regrettera,
m’aimera ! ». Un sourire d’attendrissement sur elle-même effleura ses
lèvres tandis qu’elle ôtait machinalement les bagues de ses doigts.
« Anna,
dit une voix près d’elle, qu’elle entendit sans lever la tête, je suis prêt à
tout, partons après-demain. »
Wronsky
était entré doucement, et lui parlait avec affection.
« Eh
bien ?
–
Fais comme tu veux, répondit-elle incapable de se maîtriser plus longtemps, et
elle fondit en larmes.
–
Quitte-moi, quitte-moi ! murmura-t-elle à travers ses sanglots, je m’en
irai, je ferai plus ! que suis-je ? une femme perdue, une pierre à
ton cou. Je ne veux pas te tourmenter davantage. Tu en aimes une autre, je te
débarrasserai de moi. »
Wronsky
la supplia de se calmer, jura qu’il n’existait pas la moindre cause à sa jalousie,
protesta de son amour.
« Pourquoi
nous torturer ainsi ? » lui demanda-t-il. Anna crut remarquer des
larmes dans ses yeux et dans sa voix, et, passant soudain de la jalousie à la
tendresse la plus passionnée, elle couvrit de baisers la tête, le cou et les
mains de son amant.
La
réconciliation était complète. Dès le lendemain Anna, sans fixer définitivement
le jour du départ, en activa les apprêts, elle était occupée à retirer divers
objets d’une malle ouverte, et à les empiler sur les bras d’Annouchka, lorsque
Wronsky entra, habillé pour sortir, malgré l’heure encore matinale.
« Je
vais immédiatement chez maman, peut-être pourra-t-elle m’envoyer l’argent, et
dans ce cas, nous partirons demain. »
L’allusion
à cette visite troubla les bonnes dispositions d’Anna.
« Non,
ce n’est pas la peine ; je ne serai pas prête moi-même. »
Et
aussitôt elle se demanda pourquoi le départ, impossible la veille, devenait
admissible ce matin.
« Fais
comme tu en avais eu l’intention, ajouta-t-elle, et maintenant va déjeuner, je
te rejoins. »
Quand
elle entra dans la salle à manger, Wronsky mangeait un bifteck.
« Cet
appartement meublé me devient odieux, et la campagne m’apparaît comme la terre
promise », dit-elle d’un ton animé ; mais, en voyant le valet de chambre
entrer pour demander le reçu d’une dépêche, son visage s’allongea. Il n’y avait
rien d’étonnant cependant à ce que Wronsky reçût un télégramme.
« De
qui la dépêche ?
–
De Stiva, répondit sans empressement le comte.
–
Pourquoi ne me l’as-tu pas montrée ? Quel secret y a-t-il entre mon frère
et moi ?
–
Stiva a la manie du télégraphe ; qu’avait-il besoin de m’envoyer une
dépêche pour lui dire que rien n’était décidé ?
–
Pour le divorce ?
– Oui ;
il prétend ne pas pouvoir obtenir de réponse définitive ; tiens, vois
toi-même ».
Anna
prit la dépêche d’une main tremblante ; la fin en était ainsi
conçue : « Peu d’espoir, mais je ferai le possible et
l’impossible ».
« Ne
t’ai-je pas dit hier que cela m’était indifférent ? Aussi était-il
parfaitement inutile de me rien cacher. – Il en use ainsi peut-être pour ses
correspondances avec des femmes, pensa-t-elle. – Je souhaiterais que cette
question t’intéressât aussi peu que moi.
–
Elle m’intéresse parce que j’aime les choses nettement définies.
–
Pourquoi ? Qu’as-tu besoin du divorce si l’amour existe ?
–
Toujours l’amour ! pensa Wronsky avec une grimace. Tu sais bien que, si je
le souhaite, c’est à cause de toi et des enfants.
–
Il n’y aura plus d’enfants.
–
Tant pis, je le regrette.
–
Tu ne penses qu’aux enfants et pas à moi, dit-elle, oubliant qu’il venait de
dire « à cause de toi et des enfants », et mécontente de ce désir
d’avoir des enfants comme d’une preuve d’indifférence pour sa beauté.
–
Au contraire, je pense à toi, car je suis persuadé que ton irritabilité tient
principalement à la fausseté de ta position, répondit-il d’un ton froid et
contrarié.
–
Je ne comprends pas que ma situation puisse être cause de mon irritabilité,
dit-elle, voyant un juge terrible la condamner par les yeux de Wronsky ;
cette situation me paraît parfaitement claire, ne suis-je pas absolument en ton
pouvoir ?
–
Oui, mais tu te méfies de ma liberté.
–
Oh ! quant à cela, tu peux être tranquille, fit-elle se versant du café,
et remarquant combien ses gestes, et jusqu’à sa façon d’avaler, donnaient sur
les nerfs de Wronsky. Je me préoccupe peu des projets de mariage de ta mère.
–
Nous ne parlons pas d’elle.
–
Si fait, et tu peux m’en croire, une femme sans cœur, qu’elle soit jeune ou
vieille, ne m’intéresse guère.
–
Anna, je te prie de respecter ma mère.
–
Une femme qui ne comprend pas en quoi consiste l’honneur pour son fils n’a pas
de cœur.
–
Je te réitère la prière de ne pas parler de ma mère d’une façon
irrespectueuse », répéta le comte élevant la voix et regardant Anna
sévèrement.
Elle
supporta ce regard sans lui répondre, et se rappelant ses caresses de la
veille : « Quelles caresses banales ! » pensa-t-elle.
« Tu
n’aimes pas ta mère, ce sont des phrases et encore des phrases.
–
Si c’est ainsi, il faut…
–
Il faut prendre un parti, et quant à moi, je sais ce qu’il me reste à
faire », dit-elle, se disposant à quitter la chambre, lorsque la porte
s’ouvrit et livra passage à Yavshine. Elle s’arrêta aussitôt et lui souhaita le
bonjour. Pourquoi dissimulait-elle ainsi devant un étranger qui tôt ou tard
devait tout apprendre ? C’est ce qu’elle n’aurait pu expliquer ; mais
elle se rassit et demanda tranquillement :
« Vous
a-t-on payé votre argent ? (Elle savait que Yavshine venait de gagner au
jeu une grosse somme.)
–
Je le recevrai probablement dans la journée, répondit le géant, remarquant
qu’il était entré mal à propos. Quand partez-vous ?
–
Après-demain, je pense, dit Wronsky.
–
N’avez-vous jamais pitié de vos malheureux adversaires ? continua Anna
s’adressant toujours au joueur.
–
C’est une question que je ne me suis pas posée, Anna Arcadievna. Ma fortune
tout entière est là, fit-il montrant sa poche ; mais, riche en ce moment,
je puis être pauvre en sortant du club ce soir. Celui qui joue avec moi me
gagnerait volontiers jusqu’à ma chemise : c’est cette lutte qui fait le
plaisir.
–
Mais si vous étiez marié, qu’en dirait votre femme ?
–
Aussi bien, je ne compte pas me marier, répondit Yavshine en riant.
–
Et vous n’avez jamais été amoureux ?
–
Oh Seigneur ! combien de fois ! mais toujours de façon à ne pas
manquer ma partie. »
Un
amateur de chevaux, venant pour affaires, entra sur ces entrefaites, et Anna
quitta la salle à manger.
Avant
de sortir, Wronsky passa chez elle, et chercha quelque chose sur la table. Elle
feignit de ne pas l’apercevoir, mais, honteuse de cette dissimulation :
« Que
vous faut-il ? lui demanda-t-elle en français.
–
Le certificat d’origine du cheval que je viens de vendre, répondit Wronsky d’un
ton qui signifiait plus clairement que des paroles : « Je n’ai pas le
temps d’entamer des explications qui ne mèneraient à rien ». « Je ne
suis pas coupable, pensait-il : tant pis pour elle, si elle veut se
punir. » Il crut cependant en quittant la chambre qu’elle l’appelait.
« Qu’y
a-t-il, Anna ? demanda-t-il.
–
Rien, répondit celle-ci froidement.
–
Tant pis », se dit-il encore.
En
passant devant une glace il aperçut un visage si décomposé que l’idée de
s’arrêter pour consoler Anna lui vint, mais trop tard, il était déjà loin. Sa
journée se passa tout entière hors de la maison, et, lorsqu’il rentra, la femme
de chambre lui apprit qu’Anna Arcadievna avait la migraine et priait qu’on ne
la dérangeât pas.
Jamais
encore une journée ne s’était écoulée sans amener une réconciliation, et cette
fois leur querelle avait ressemblé à une rupture. Pour s’éloigner comme Wronsky
l’avait fait, malgré l’état de désespoir auquel il l’avait vue réduite, c’est
qu’il la haïssait, qu’il en aimait une autre. Les mots cruels sortis de la bouche
du comte revenaient tous à la mémoire d’Anna, et dans son imagination
s’aggravaient de propos grossiers dont il était incapable.
« Je
ne vous retiens pas, lui faisait-elle dire, vous pouvez partir ; puisque
vous ne teniez pas au divorce, c’est que vous comptiez retourner chez votre
mari. S’il vous faut de l’argent, vous n’avez qu’à déclarer la somme.
« Mais
hier encore il me jurait qu’il n’aimait que moi !… C’est un homme honnête
et sincère, se disait-elle le moment d’après. Ne me suis-je déjà pas désespérée
inutilement bien des fois ? »
Elle
passa toute la journée, sauf une visite de deux heures qu’elle fit à la famille
de sa protégée, en alternatives de doute et d’espérance ; lasse d’attendre
toute la soirée, elle finit par rentrer dans sa chambre, en recommandant à
Annouchka de la dire souffrante. « S’il vient malgré tout, c’est qu’il
m’aime encore ; sinon, c’est fini, et je sais ce qu’il me reste à
faire. »
Elle
entendit le roulement de la calèche sur le pavé quand le comte rentra, son coup
de sonnette et son colloque avec Annouchka ; puis ses pas s’éloignèrent,
il rentra dans son cabinet, et Anna comprit que le sort en était jeté. La mort
lui apparut alors comme l’unique moyen de punir Wronsky, de triompher de lui et
de reconquérir son amour. Le départ, le divorce, devenaient choses
indifférentes : l’essentiel était le châtiment.
Elle
prit sa fiole d’opium et versa la dose accoutumée dans un verre ; en
avalant le tout il était si facile d’en finir ! Couchée, les yeux ouverts,
elle suivit sur le plafond l’ombre de la bougie qui achevait de brûler dans un
bougeoir, et dont la lumière tremblante se confondait par moments avec l’ombre
du paravent qui divisait la chambre.
Que
penserait-il quand elle aurait disparu ? Que de remords il
éprouverait ! « Comment ai-je pu lui parler durement ? se
dirait-il, la quitter sans une parole d’affection, et elle n’est plus, elle
nous a quittés pour jamais ! » Tout à coup l’ombre du paravent sembla
chanceler et gagner tout le plafond, les autres ombres se rejoignirent,
vacillèrent, et se confondirent dans une obscurité complète. « La
mort ! » pensa-t-elle avec effroi, et une terreur si profonde
s’empara de tout son être que, cherchant des allumettes d’une main tremblante,
elle resta quelque temps à rassembler ses idées sans savoir où elle se
trouvait ; des larmes de joie lui inondèrent le visage lorsqu’elle comprit
qu’elle vivait encore. « Non, non, tout plutôt que la mort ! Je
l’aime, il m’aime aussi, ces mauvais jours passeront ! » Et pour
échapper à ses frayeurs elle prit la bougie, et se sauva dans le cabinet de
Wronsky.
Il
y dormait d’un paisible sommeil, qu’elle contempla longuement, en pleurant
d’attendrissement ; mais elle se garda bien de le réveiller, il l’aurait
regardée de son air glacial, et elle-même n’eût pas résisté au besoin de se
justifier et de l’accuser. Elle rentra donc dans sa chambre, prit une double
dose d’opium, et s’endormit d’un sommeil pesant qui ne lui ôta pas le sentiment
de ses souffrances. Vers le matin elle eut un cauchemar affreux : comme
autrefois elle vit un petit moujik ébouriffé prononcer d’inintelligibles
paroles en remuant quelque chose, et ce quelque chose lui sembla d’autant plus
terrifiant que l’homme l’agitait au-dessus de sa tête à elle, sans avoir l’air
de la remarquer. Une sueur froide l’inonda.
À
son réveil les événements de la veille lui revinrent confusément à l’esprit.
« Que
s’est-il passé de si désespéré ? pensa-t-elle, une querelle ? ce
n’est pas la première. J’ai prétexté une migraine et il n’a pas voulu me
déranger, voilà tout. Demain nous partons ; il faut le voir, lui parler et
hâter le départ. »
Aussitôt
levée, elle se dirigea vers le cabinet de Wronsky ; mais, en traversant le
salon, le bruit d’une voiture s’arrêtant à la porte attira son attention, et la
fit regarder par la fenêtre. C’était un coupé : une jeune fille en chapeau
clair, penchée à la portière, donnait des ordres à un valet de pied ;
celui-ci sonna, on parla dans le vestibule ; puis quelqu’un monta, et Anna
entendit Wronsky descendre l’escalier en courant. Elle le vit sortir tête nue
sur le perron, s’approcher de la voiture, prendre un paquet des mains de la
jeune fille, et sourire en lui parlant. Le coupé s’éloigna et Wronsky remonta
vivement.
Cette
petite scène dissipa soudain l’espèce d’engourdissement qui pesait sur l’âme
d’Anna, et les impressions de la veille lui déchirèrent le cœur plus
douloureusement que jamais. Comment avait-elle pu s’abaisser au point de rester
un jour de plus sous ce toit !
Elle
entra dans le cabinet du comte pour lui déclarer la résolution qu’elle avait
prise.
« La
princesse Sarokine et sa fille m’ont apporté l’argent et les papiers de ma mère
que je n’avais pu obtenir hier, dit celui-ci tranquillement, sans avoir l’air
de remarquer l’expression sombre et tragique de la physionomie d’Anna. Comment
te sens-tu ce matin ? »
Debout
au milieu de la chambre, elle le regarda fixement, tandis qu’il continuait à
lire sa lettre, le front plissé, après avoir jeté les yeux sur elle.
Anna,
sans parler, tourna lentement sur elle-même et sortit de la chambre ; il
pouvait encore la retenir, mais il la laissa dépasser le seuil de la porte.
« À
propos, s’écria-t-il au moment où elle allait disparaître, c’est bien
décidément demain que nous partons ?
–
Vous, mais non pas moi, répondit-elle.
–
Anna, la vie dans ces conditions est impossible.
–
Vous, pas moi, répéta-t-elle encore.
–
Cela n’est plus tolérable !
–
Vous… vous en repentirez », dit-elle et elle sortit.
Effrayé
du ton désespéré dont elle avait prononcé ces derniers mots, le premier
mouvement de Wronsky fut de la suivre ; mais il réfléchit, se rassit et,
irrité de cette menace inconvenante, murmura en serrant les dents :
« J’ai essayé de tous les moyens. Il ne me reste que
l’indifférence » ; et il s’habilla afin de se rendre chez sa mère
pour lui faire signer une procuration.
Anna
l’entendit quitter son cabinet et la salle à manger, s’arrêter dans
l’antichambre pour y donner quelques ordres relatifs au cheval qu’il venait de
vendre ; elle entendit avancer la calèche et ouvrir la porte d’entrée ;
quelqu’un remonta précipitamment l’escalier, elle courut à la fenêtre, et vit
Wronsky prendre des mains de son valet de chambre une paire de gants oubliée,
puis toucher le dos du cocher, lui dire quelques mots, et, sans lever les yeux
vers la fenêtre, se renverser dans sa pose habituelle au fond de la calèche, en
croisant une jambe sur l’autre. Au tournant de la rue il disparut aux yeux
d’Anna.
« Il
est parti, c’est fini ! » se dit-elle debout à la fenêtre ; et
l’impression d’horreur causée la nuit par son cauchemar et par la bougie qui
s’éteignait l’envahit tout entière. Elle eut peur de rester seule, sonna et
courut au-devant du domestique.
« Informez-vous
de l’endroit où le comte s’est fait conduire.
–
Aux écuries, répondit le valet, et l’ordre a été donné de prévenir madame que
la calèche allait rentrer et serait à sa disposition.
–
C’est bon, je vais écrire un mot que vous porterez immédiatement aux
écuries. »
Elle
s’assit et écrivit :
« Je
suis coupable, mais, au nom de Dieu, reviens, nous nous expliquerons, j’ai
peur ! »
Elle
cacheta, remit le billet au domestique, et dans sa crainte de rester seule se
rendit chez sa petite fille.
« Je
ne le reconnais plus ! où sont ses yeux bleus et son joli sourire
timide ? » pensa-t-elle apercevant la belle enfant aux yeux noirs au
lieu de Serge, que dans la confusion de ses idées elle s’attendait à voir.
La
petite, assise près d’une table, y tapait à tort et à travers avec un
bouchon ; elle regarda sa mère, qui se plaça auprès d’elle et lui prit le
bouchon des mains pour le faire tourner. Le mouvement des sourcils, le rire
sonore de l’enfant, rappelaient si vivement Wronsky, qu’Anna n’y put
tenir ; elle se leva brusquement et se sauva. « Est-il possible que
tout soit fini ! Il reviendra, pensa-t-elle, mais comment
m’expliquera-t-il son animation, son sourire en lui parlant ? J’accepterai
tout, sinon je ne vois qu’un remède, et je n’en veux pas ! » Douze
minutes s’étaient écoulées. « Il a reçu ma lettre et va revenir dans dix
minutes. Et s’il ne revenait pas ? C’est impossible. Il ne doit pas me
trouver avec des yeux rouges, je vais me baigner la figure. Et ma
coiffure ? » Elle porta les mains à sa tête, elle s’était coiffée
sans en avoir conscience. « Qui est-ce ? se demanda-t-elle en
apercevant dans une glace son visage défait et ses yeux étrangement brillants.
C’est moi ! » Et elle crut encore sentir sur ses épaules les récents
baisers de son amant ; elle frissonna et porta une de ses mains à ses
lèvres : « Deviendrais-je folle ? » pensa-t-elle avec
effroi, et elle se sauva dans la chambre où Annouchka rangeait sa toilette.
« Annouchka,
fit-elle ne sachant que dire.
–
Vous voulez aller chez Daria Alexandrovna ? » dit la femme de
chambre, pour lui suggérer une idée.
« Quinze
minutes pour aller, quinze pour revenir, il va être ici. » Elle regarda sa
montre. « Mais comment a-t-il pu me quitter ainsi ! » Elle
s’approcha de la fenêtre, peut-être avait-elle fait une erreur de calcul, et
elle se remit à compter les minutes depuis son départ.
Au
moment où elle voulait consulter la pendule du salon, un équipage s’arrêta
devant la porte ; c’était la calèche, mais personne ne montait l’escalier
et elle entendit des voix dans le vestibule.
« Monsieur
le comte était déjà parti pour la gare de Nijni, vint-on lui apprendre en lui
remettant son billet.
–
Qu’on porte immédiatement cette lettre au comte à la campagne de sa mère, et
qu’on me rapporte aussitôt la réponse.
« Que
deviendrai-je en attendant ? J’irai chez Dolly, pour ne pas devenir folle.
Ah ! je puis encore télégraphier ! »
Et
elle écrivit la dépêche suivante :
« J’ai
absolument besoin de vous parler, revenez vite. »
Elle
vint ensuite s’habiller et, le chapeau sur la tête, s’arrêta devant Annouchka,
dont les petits yeux gris témoignaient une vive sympathie.
« Annouchka !
ma chère ! que devenir ? murmura-t-elle en se laissant tomber sur un
fauteuil avec un sanglot.
–
Il ne faut pas vous agiter ainsi, Anna Arcadievna ; faites un tour de
promenade, cela vous distraira ; ces choses-là arrivent.
–
Oui, je vais sortir ; si en mon absence on apportait une dépêche, tu
l’enverrais chez Doria Alexandrovna, dit-elle cherchant à se maîtriser, ou
plutôt non, je rentrerai. »
« Je
dois m’abstenir de toute réflexion, m’occuper, sortir, quitter cette maison
surtout », pensa-t-elle écoutant avec frayeur les battements précipités de
son cœur ; et elle monta vivement en calèche.
« Chez
la princesse Oblonsky ! » dit-elle au cocher.
Le
temps était clair ; une pluie fine tombée dans la matinée faisait encore
étinceler au soleil de mai les toits des maisons, les dalles des trottoirs et
les cuirs des équipages. Il était trois heures, le moment le plus animé de la
journée.
Anna,
doucement bercée par la calèche qu’entraînaient rapidement deux trotteurs gris,
jugea différemment sa situation en repassant au grand air les événements des
derniers jours. L’idée de la mort ne l’épouvanta plus autant, et en même temps
elle ne lui parut plus aussi inévitable. Ce qu’elle se reprocha fut
l’humiliation à laquelle elle s’était abaissée. « Pourquoi m’accuser comme
je l’ai fait ? ne puis-je donc vivre sans lui ? » Et, laissant
cette question sans réponse, elle se mit à lire machinalement les enseignes.
« Comptoir et dépôt. – Dentiste. – Oui, je vais me confesser à
Dolly ; elle n’aime pas Wronsky ; ce sera dur de tout avouer, mais je
le ferai ; elle m’aime, je suivrai son conseil. Je ne me laisserai pas
traiter comme une enfant. – Philipof, – des kalatchis ; – on dit qu’il en
envoie la pâte jusqu’à Pétersbourg ; l’eau de Moscou est meilleure ;
– les puits de Miatichtchy… » Et elle se souvint d’avoir passé dans cette
localité en se rendant autrefois au couvent de Troïtza en pèlerinage avec sa
tante. « On y allait en voiture dans ce temps-là ; était-ce vraiment
moi, avec des mains rouges ? Que de choses qui me paraissaient alors des
rêves du bonheur irréalisables me semblent misérables aujourd’hui ; et des
siècles ne sauraient me ramener à l’innocence d’alors ! Qui m’eût dit
l’abaissement dans lequel je tomberais ! Mon billet l’aura fait triompher…
Mon Dieu, que cette peinture sent mauvais et pourquoi éprouve-t-on toujours le
besoin de bâtir et de peindre ? – Modes et robes. »
Un
passant la salua, c’était le mari d’Annouchka. « Nos parasites, comme dit
Wronsky ; pourquoi les nôtres ?… Ah ! si on pouvait arracher le
passé avec ses racines ! mais c’est impossible, tout au plus peut-on
feindre d’oublier ! » Et cependant, en se rappelant son passé avec
Alexis Alexandrovitch, elle constata qu’elle en avait aisément perdu le
souvenir. « Dolly me donnera tort, puisque c’est le second que je quitte.
Ai-je la prétention d’avoir raison ? » Et elle sentit les larmes la
gagner.
« De
quoi ces jeunes filles peuvent-elles parler en souriant ? d’amour ?
elles ne savent pas combien c’est triste et misérable… Le boulevard et des
enfants ; trois petits garçons jouent aux chevaux… Serge, mon petit
Serge ! je perdrais tout que je ne te retrouverais pas ! Oh !
s’il ne revient pas, tout est bien perdu ! Peut-être aura-t-il manqué le
train et le retrouverai-je à la maison… Tu as besoin de t’humilier
encore ? » se dit-elle avec un reproche pour sa faiblesse.
« Non, je vais entrer chez Dolly, je lui dirai : je suis malheureuse,
je souffre, je l’ai mérité, mais viens-moi en aide !… Oh ! ces
chevaux, cette calèche qui lui appartiennent, je me fais horreur de m’en
servir. Bientôt je ne les reverrai plus ! »
Et,
tout en se torturant ainsi le cœur, elle arriva chez Dolly et monta l’escalier.
« Y
a-t-il du monde ? demanda-t-elle dans l’antichambre.
–
Catherine Alexandrovna Levine », répondit le domestique.
« Kitty,
cette Kitty dont Wronsky était amoureux, pensa Anna, qu’il regrette de ne pas
avoir épousée, tandis qu’il déplore le jour où il m’a rencontrée ! »
Les
deux sœurs étaient en conférence au sujet du nourrisson de Kitty, lorsqu’on
leur annonça Anna ; Dolly seule vint la recevoir au salon.
« Tu
ne pars pas encore ? je voulais précisément passer chez toi
aujourd’hui ; j’ai une lettre de Stiva.
–
Nous avons reçu une dépêche, répondit Anna se retournant pour voir si Kitty
venait.
–
Il écrit qu’il ne comprend rien à ce qu’Alexis Alexandrovitch exige, mais qu’il
ne partira pas sans obtenir une réponse définitive.
–
Tu as du monde ?
–
Oui, Kitty, répondit Dolly troublée ; elle est dans la chambre des
enfants ; tu sais qu’elle relève de maladie ?
–
Je le sais. Peux-tu me montrer la lettre de Stiva ?
–
Certainement, je vais te la chercher… Alexis Alexandrovitch ne refuse pas, au
contraire ; Stiva a bon espoir, dit Dolly s’arrêtant sur le seuil de la
porte.
–
Je n’espère et ne désire rien. – Kitty croirait-elle au-dessous de sa dignité
de me rencontrer ? pensa Anna restée seule ; elle a peut-être raison,
mais elle qui a été éprise de Wronsky n’a pas le droit de me faire la leçon. Je
sais bien qu’une femme honnête ne peut me recevoir ; je lui ai tout
sacrifié, et voilà ma récompense ! Ah ! que je te hais !
pourquoi suis-je venue ici ! J’y suis plus mal encore que chez moi. »
Elle entendit les voix des deux sœurs dans la pièce voisine : « Et
que vais-je dire à Dolly ? réjouir Kitty du spectacle de mon
malheur ? d’ailleurs Dolly ne comprendra rien… Si je tiens à voir Kitty,
c’est pour lui prouver que je suis insensible à tout, que je méprise
tout. »
Dolly
rentra avec la lettre ; Anna la parcourut et la lui rendit.
« Je
savais cela, dit-elle, et ne m’en soucie plus.
–
Pourquoi ? J’ai bon espoir », fit Dolly en examinant Anna avec
attention ; jamais elle ne l’avait vue dans une semblable disposition
d’esprit. « Quel jour pars-tu ? »
Anna
forma les yeux à demi et regarda devant elle sans répondre.
« Kitty
a-t-elle peur de moi ? demanda-t-elle au bout d’un moment en jetant un
coup d’œil vers la porte.
–
Quelle idée ! mais elle nourrit et ne s’en tire pas encore très bien… Elle
est enchantée au contraire, et va venir, répondit Dolly qui se sentait gênée de
faire un mensonge. Tiens, la voilà. »
Kitty
n’avait effectivement pas voulu paraître en apprenant l’arrivée d’Anna ;
Dolly était cependant parvenue à la raisonner et, faisant effort sur elle-même,
la jeune femme entra au salon, et en rougissant s’approcha d’Anna pour lui
tendre la main.
« Je
suis charmée, fit-elle d’une voix émue, » et toutes ses préventions contre
cette méchante femme tombèrent à la vue du beau visage sympathique d’Anna.
–
J’aurais trouvé naturel votre refus de me voir, dit Anna : je suis faite à
tout. Vous avez été malade, me dit-on ; je vous trouve effectivement
changée. »
Kitty
attribua le ton sec d’Anna à la gêne que lui causait la fausseté de sa
situation, et le cœur de la jeune femme se serra de compassion.
Elles
causèrent de la maladie de Kitty, de son enfant, de Stiva, mais l’esprit d’Anna
était visiblement absent.
« Je
suis venue te faire mes adieux, dit-elle à Dolly en se levant.
–
Quand pars-tu ? »
Sans
lui répondre, Anna se tourna vers Kitty avec un sourire.
« Je
suis bien aise de vous avoir revue, j’ai tant entendu parler de vous, même par
votre mari. Vous savez qu’il est venu me voir ? il m’a beaucoup plu,
ajouta-t-elle avec une intention mauvaise. Où est-il ?
– À
la campagne, répondit Kitty en rougissant.
–
Faites-lui bien mes amitiés, n’y manquez pas.
–
Je les ferai certainement, dit naïvement Kitty avec un regard de compassion.
–
Adieu, Dolly ! fit Anna en embrassant celle-ci.
–
Elle est toujours aussi séduisante que par le passé, fit remarquer Kitty à sa
sœur quand celle-ci rentra après avoir reconduit Anna jusqu’à la porte. Et
comme elle est belle ! mais il y a en elle quelque chose d’étrange qui
fait peine, beaucoup de peine.
–
Je ne la trouve pas aujourd’hui dans son état normal. J’ai cru qu’elle allait
fondre en larmes dans l’antichambre. »
Remontée
dans sa calèche, Anna se sentit plus malheureuse que jamais ; son entrevue
avec Kitty réveillait douloureusement en elle le sentiment de sa déchéance
morale, et cette souffrance vint s’ajouter aux autres. Sans trop savoir ce
qu’elle disait, elle donna au cocher l’ordre de la ramener chez elle.
« Elles
m’ont regardée comme un être étrange et incompréhensible !… Que peuvent se
dire ces gens-là ? ont-ils la prétention de se communiquer ce qu’ils
éprouvent ? pensa-t-elle en voyant deux passants causer ensemble ; –
on ne peut partager avec un autre ce qu’on ressent ! Moi qui voulais me
confesser à Dolly ! J’ai eu raison de me taire ; mon malheur l’aurait
réjouie au fond, bien qu’elle l’eût dissimulé ; elle trouverait juste de
me voir expier ce bonheur qu’elle m’a envié. Et Kitty ? Celle-là eût été
plus contente encore, car je lis dans son cœur : elle me hait, parce que
j’ai plu à son mari ; à ses yeux je suis une femme sans mœurs, qu’elle
méprise. Ah ! si j’avais été ce qu’elle pense, avec quelle facilité
j’aurais tourné la tête à son mari ! La pensée m’en est venue, j’en
conviens. – Voilà un homme enchanté de sa personne, se dit-elle à l’aspect d’un
gros monsieur au teint fleuri venant à sa rencontre, et la saluant d’un air
gracieux pour s’apercevoir qu’il ne la connaissait pas. – Il me connaît autant
que le reste du monde ! puis-je me vanter de me connaître moi-même ?
Je ne connais que mes appétits, comme disent les français… Ces gamins
convoitent de mauvaises glaces, se dit-elle à la vue de deux enfants arrêtés
devant un marchand qui déposait à terre un seau à glaces, et s’essuyait la
figure du coin d’un torchon ; tous nous aimons les friandises, et faute de
bonbons on désire de méchantes glaces, comme Kitty qui, ne pouvant épouser
Wronsky, s’est contentée de Levine ; elle me déteste, et me jalouse ;
de mon côté je lui porte envie. Ainsi va le monde – Futkin, coiffeur ; « je
me fais coiffer par Futkin… » ; je le ferai rire avec cette
bêtise », pensa-t-elle, pour se rappeler aussitôt qu’elle n’avait plus
personne à faire rire. On sonne les vêpres ; ce marchand fait ses signes
de croix avec une telle hâte qu’on dirait qu’il a peur de les perdre. Pourquoi
ces églises, ces cloches, ces mensonges ? pour dissimuler que nous nous
haïssons tous, comme ces isvoschiks qui s’injurient. Yavshine a raison de
dire : « Il en veut à ma chemise, moi à la sienne ».
Entraînée
par ses pensées, elle oublia un moment sa douleur et fut surprise quand la calèche
s’arrêta. Le suisse, en venant au-devant d’elle, la fit rentrer dans la
réalité.
« Y
a-t-il une réponse ?
–
Je vais m’en informer, dit le suisse, et il revint un moment après avec une
enveloppe de télégramme, Anna lut :
« Je
ne puis rentrer avant dix heures.
« Wronsky. »
–
Et le messager ?
–
Il n’est pas encore de retour. »
Un
besoin vague de vengeance s’éleva dans l’âme d’Anna, et elle monta l’escalier
en courant. « J’irai moi-même le trouver, pensa-t-elle, avant de partir
pour toujours. Je lui dirai son fait. Jamais je n’ai haï personne autant que
cet homme ! » Et, apercevant un chapeau de Wronsky dans
l’antichambre, elle frissonna avec aversion. Elle ne réfléchissait pas que la
dépêche lui était une réponse à la sienne, et non au message envoyé par un exprès,
que Wronsky ne pouvait encore avoir reçu. « Il est chez sa mère,
pensa-t-elle, causant gaiement, sans nul souci des souffrances qu’il
inflige… » Et, voulant fuir les horribles pensées qui l’envahissaient dans
cette maison dont les murs l’écrasaient de leur terrible poids : « Il
faut partir bien vite, se dit-elle sans savoir où elle devait aller, prendre le
chemin de fer, le poursuivre, l’humilier… » Consultant l’indicateur, elle
y lut que le train du soir partait à 8 heures 2 minutes. « J’arriverai à
temps. »
Et,
faisant atteler des chevaux frais à la calèche, elle se hâta de mettre dans un
petit sac de voyage les objets indispensables à une absence de quelques
jours ; décidée à ne pas rentrer, elle roulait mille projets dans sa tête,
et résolut, après la scène qui se passerait à la gare ou chez la comtesse, de
continuer sa route par le chemin de fer de Nijni, pour s’arrêter dans la
première ville venue.
Le
dîner était servi, mais la nourriture lui fit horreur ; elle remonta dans
la calèche aussitôt que le cocher eut attelé, irritée de voir les domestiques
s’agiter autour d’elle.
« Je
n’ai pas besoin de toi, Pierre, dit-elle au valet de pied qui se disposait à
l’accompagner.
–
Qui prendra le billet ?
–
Eh bien, viens si tu veux, cela m’est égal », répondit-elle contrariée.
Pierre
sauta sur le siège et donna l’ordre au cocher d’aller à la gare de Nijni.
« Voilà
mes idées qui s’éclaircissent ! se dit Anna lorsqu’elle se retrouva en
calèche, roulant sur le pavé inégal. À quoi ai-je pensé en dernier lieu ?
Ah oui, aux réflexions de Yavshine sur la lutte pour la vie et sur la haine qui
seule unit les hommes… Qu’allez-vous chercher en guise de plaisir ? »
pensa-t-elle, interpellant mentalement une joyeuse société installée dans une
voiture à quatre chevaux, et allant évidemment s’amuser à la campagne ;
« vous ne vous échapperez pas à vous-mêmes ! » Et, voyant à
quelques pas de là un ouvrier ivre emmené par un garde de police :
« Ceci ferait mieux l’affaire. Nous en avons aussi essayé, du plaisir, le
comte Wronsky et moi, et nous nous sommes trouvés bien au-dessous des joies
suprêmes auxquelles nous aspirions ! » Et pour la première fois Anna
dirigea sur ses relations avec le comte cette lumière éclatante qui tout à coup
lui révélait la vie. « Qu’a-t-il cherché en moi ? Les satisfactions
de la vanité plutôt que celles de l’amour ! » Et les paroles de
Wronsky, l’expression de chien soumis que prenait son visage aux premiers temps
de leur liaison, lui revenaient en mémoire pour confirmer cette pensée.
« Il cherchait par-dessus tout le triomphe du succès ; il m’aimait,
mais principalement par vanité. Maintenant qu’il n’est plus fier de moi, c’est
fini ; m’ayant pris tout ce qu’il pouvait me prendre, et ne trouvant plus
de quoi se vanter, je lui pèse, et il n’est préoccupé que de ne pas manquer
extérieurement d’égards envers moi. S’il veut le divorce, c’est dans ce but. Il
m’aime peut-être encore, mais comment ? « The zest is
gone ». Au fond du cœur il sera soulagé d’être délivré de ma présence. Tandis
que mon amour devient de jour en jour plus égoïstement passionné, le sien
s’éteint peu à peu ; c’est pourquoi nous n’allons plus ensemble. J’ai
besoin de l’attirer à moi, lui de me fuir ; jusqu’au moment de notre
liaison nous allions l’un au-devant de l’autre, maintenant c’est en sens
inverse que nous marchons. Il m’accuse d’être ridiculement jalouse, je m’en
accuse aussi, mais la vérité, c’est que mon amour ne se sent plus
satisfait. » Dans le trouble qui la possédait, Anna changea de place dans
la calèche, remuant involontairement les lèvres comme si elle allait parler.
« Si je pouvais, je chercherais à lui être une amie raisonnable, et non
une maîtresse passionnée que sa froideur exaspère ; mais je ne puis me
transformer. Il ne me trompe pas, j’en suis certaine, il n’est pas plus
amoureux de Kitty que de la princesse Sarokine, mais qu’est-ce que cela me
fait ? Du moment que mon amour le fatigue, qu’il n’éprouve plus pour moi
ce que j’éprouve pour lui, que me font ses bons procédés ? Je préférerais
presque sa haine ; là où cesse l’amour, commence le dégoût, et cet enfer
je le subis…
« Qu’est-ce
que ce quartier inconnu ? des montagnes, des maisons, toujours des
maisons, habitées par des gens qui se haïssent les uns les autres…
« Que
pourrait-il m’arriver qui me donnerait encore du bonheur ? Supposons
qu’Alexis Alexandrovitch consente au divorce, qu’il me rende Serge, que
j’épouse Wronsky ? » Et en songeant à Karénine Anna le vit devant
elle, avec son regard éteint, ses mains veinées de bleu, ses phalanges qui
craquaient, et l’idée de leurs rapports, jadis qualifiés de tendres, la fit tressaillir
d’horreur. « Admettons que je sois mariée ; Kitty me respectera-t-elle
pour cela ? Serge ne se demandera-t-il pas pourquoi j’ai deux maris ?
Wronsky changera-t-il pour moi ? peut-il encore s’établir entre lui et moi
des relations qui me donnent, je ne dis pas du bonheur, mais des sensations qui
ne soient pas une torture ? Non, se répondit-elle sans hésiter, la
scission entre nous est trop profonde ; je fais son malheur, il fait le
mien, nous n’y changerons plus rien ! – Pourquoi cette mendiante avec son
enfant, s’imagine-t-elle inspirer la pitié ? Ne sommes-nous pas tous jetés
sur cette terre pour souffrir les uns par les autres ? Des écoliers qui
rentrent du gymnase… mon petit Serge !… lui aussi j’ai cru l’aimer, mon
affection pour lui m’attendrissait moi-même. J’ai pourtant vécu sans lui,
échangeant son amour contre celui d’un autre, et, tant que cette passion pour
l’autre a été satisfaite, je ne me suis pas plainte de l’échange. » Elle
était presque contente d’analyser ses sentiments avec cette implacable clarté.
« Nous en sommes tous là, moi, Pierre, le cocher, tous ces marchands, les
gens qui vivent au bord du Volga et qu’on attire par ces annonces collées au mur,
partout, toujours…
–
Faut-il prendre le billet pour Obiralowka ? » demanda Pierre en
approchant de la gare.
Elle
eut peine à comprendre cette question, ses pensées étaient ailleurs et elle
avait oublié ce qu’elle venait faire.
« Oui »,
répondit-elle enfin, lui tendant sa bourse et descendant de calèche, son petit
sac rouge à la main.
Les
détails de sa situation lui revinrent à la mémoire pendant qu’elle traversait
la foule pour se rendre à la salle d’attente ; assise sur un grand divan
circulaire, en attendant le train, elle repassa dans sa pensée les différentes
résolutions auxquelles elle pouvait se fixer ; puis elle se représenta le
moment où elle arriverait à la station, le billet qu’elle écrirait à Wronsky,
ce qu’elle lui dirait en entrant dans le salon de la vieille comtesse, où
peut-être en ce moment il se plaignait des amertumes de sa vie. L’idée qu’elle aurait
encore pu vivre heureuse traversa son cerveau ;… combien il était dur
d’aimer et de haïr tout à la fois ! combien surtout son pauvre cœur
battait à se rompre !…
Un
coup de sonnette retentit, quelques jeunes gens bruyants et d’apparence
vulgaire passèrent devant elle ; Pierre traversa la salle, s’approcha pour
l’escorter jusqu’au wagon ; les hommes groupés près de la porte firent silence
en la voyant passer ; l’un d’eux murmura quelques mots à son voisin, ce
devait être une grossièreté. Anna prit place dans un wagon de première, et
déposa son sac sur le siège de drap gris fané ; Pierre souleva son chapeau
galonné avec un sourire idiot en signe d’adieu, et s’éloigna. Le conducteur
ferma la portière. Une dame ridiculement attifée, et qu’Anna déshabilla en
imagination pour s’épouvanter de sa laideur, courait le long du quai suivie
d’une petite fille riant avec affectation.
« Cette
enfant est grotesque et déjà prétentieuse », pensa Anna, et pour ne voir
personne elle s’assit du côté opposé de la voiture.
Un
petit moujik sale, en casquette, d’où s’échappaient des touffes de cheveux
ébouriffés, passa près de la fenêtre, se penchant au-dessus de la voie.
« Cette
figure ne m’est pas inconnue », pensa Anna, et tout à coup elle se rappela
son cauchemar, et recula avec épouvante vers la porte du wagon que le
conducteur ouvrait pour faire entrer un monsieur et une dame.
« Vous
désirez sortir ? »
Anna
ne répondit pas, et personne ne put remarquer sous son voile la terreur qui la
glaçait. Elle se rassit ; le couple prit place en face d’elle, examinant
discrètement, quoique avec curiosité, les détails de sa toilette. Le mari
demanda la permission de fumer et, l’ayant obtenue, fit remarquer à sa femme en
français qu’il éprouvait encore plus le besoin de parler que celui de
fumer ; ils échangeaient tous deux des observations stupides dans le but
d’attirer l’attention d’Anna et de lier conversation avec elle, Ces gens-là
devaient se détester ; d’aussi tristes monstres pouvaient-ils aimer ?
Le
bruit, les cris, les rires qui succédèrent au second coup de sonnette, donnèrent
à Anna l’envie de se boucher les oreilles ; qu’est-ce qui pouvait bien
faire rire ? Après le troisième signal la locomotive siffla, le train
s’ébranla, et le monsieur fit un signe de croix. « Que peut-il bien
entendre par là ? » pensa Anna, détournant les yeux d’un air furieux,
pour regarder par-dessus la tête de la dame les wagons et les murs de la gare
qui passaient devant la fenêtre ; le mouvement devint plus rapide, les
rayons du soleil couchant parvinrent jusqu’à la voiture, et une légère brise se
joua dans les stores.
Anna,
oubliant ses voisins, respira l’air frais, et reprit le cours de ses
réflexions :
« À
quoi pensais-je ? à ce que ma vie, de quelque façon que je me la
représente, ne peut être que douleur ; nous sommes tous voués à la
souffrance, et ne cherchons que le moyen de nous le dissimuler. Mais lorsque la
vérité nous crève les yeux ?
« La
raison a été donnée à l’homme pour repousser ce qui le gêne », dit la dame
en français, enchantée de sa phrase.
Ces
paroles répondaient à la pensée d’Anna.
« Repousser
ce qui le gêne », répéta-t-elle, et un coup d’œil jeté sur l’homme et sa
maigre moitié lui fit comprendre que celle-ci devait se considérer comme une
créature incomprise, et que son gros mari ne l’en dissuadait pas et en
profitait pour la tromper. Anna plongeait dans les replis les plus intimes de
leurs cœurs ; mais cela manquait d’intérêt, et elle continua à réfléchir.
Elle
suivit la foule en arrivant à la station, cherchant à éviter le grossier
contact de ce monde bruyant, et s’attardant sur le quai pour se demander ce
qu’elle allait faire. Tout lui paraissait maintenant d’une exécution
difficile ; poussée, heurtée, curieusement observée, elle ne savait où se
réfugier. Enfin elle eut l’idée d’arrêter un employé pour lui demander si le
cocher du comte Wronsky n’était pas à la station avec un message.
« Le
comte Wronsky ? tout à l’heure on est venu chercher la princesse Sarokine
et sa fille. Comment est-il ce cocher ? »
Au
même moment Anna vit s’avancer vers elle son envoyé, le cocher Michel, en beau
caftan neuf, portant un billet avec importance, et fier d’avoir rempli sa
mission.
Anna
brisa le cachet, et son cœur se serra en lisant :
« Je
regrette que votre billet ne m’ait pas trouvé à Moscou. Je rentrerai à dix
heures.
« WRONSKI. »
« C’est
cela, je m’y attendais », dit-elle avec un sourire sardonique.
« Tu
peux t’en retourner à la maison », dit-elle s’adressant au jeune
cocher ; elle prononça ces mots lentement et doucement ; son cœur
battait à se rompre et l’empêchait de parler. « Non, je ne te permettrai
plus de me faire ainsi souffrir », pensa-t-elle, s’adressant avec menace à
celui qui la torturait, et elle continua à longer le quai.
« Où
fuir, mon Dieu ! » se dit-elle en se voyant examinée par des
personnes que sa toilette et sa beauté intriguaient. Le chef de gare lui
demanda si elle n’attendait pas le train ; un petit marchand de kvas ne la
quittait pas des yeux. Arrivée à l’extrémité du quai, elle s’arrêta ; des
dames et des enfants y causaient en riant avec un monsieur en lunettes,
qu’elles étaient probablement venues chercher ; elles aussi se turent et
se retournèrent pour regarder passer Anna. Celle-ci hâta le pas ; un
convoi de marchandises approchait qui ébranla le quai ; elle se crut de
nouveau dans un train en marche. Soudain elle se souvint de l’homme écrasé le
jour où pour la première fois elle avait rencontré Wronsky à Moscou, et elle
comprit ce qui lui restait à faire. Légèrement et rapidement elle descendit les
marches, qui de la pompe, placée à l’extrémité du quai, allaient jusqu’aux
rails, et marcha au-devant du train. Elle examina froidement la grande roue de
la locomotive, les chaînes, les essieux, cherchant à mesurer de l’œil la
distance qui séparait les roues de devant du premier wagon, des roues de
derrière.
« Là,
se dit-elle, regardant l’ombre projetée par le wagon sur le sable mêlé de charbon
qui recouvrait les traverses, là, au milieu, il sera puni, et je serai délivrée
de tous et de moi-même. »
Son
petit sac rouge, qu’elle eut quelque peine à détacher de son bras, lui fit
manquer le moment de se jeter sous le premier wagon ; elle attendit le
second. Un sentiment semblable à celui qu’elle éprouvait jadis avant de faire
un plongeon dans la rivière, s’empara d’elle, et elle fit un signe de croix. Ce
geste familier réveilla dans son âme une foule de souvenirs de jeunesse et
d’enfance ; la vie avec ses joies fugitives brilla un moment devant
elle ; mais elle ne quitta pas des yeux le wagon, et lorsque le milieu,
entre les deux roues, apparut, elle rejeta son sac, rentra sa tête dans ses
épaules et, les mains en avant, se jeta sur les genoux sous le wagon, comme
prête à se relever. Elle eut le temps d’avoir peur. « Où suis-je ?
pourquoi ? » pensa-t-elle, faisant effort pour se rejeter en
arrière ; mais une masse énorme, inflexible, la frappa sur la tête, et
l’entraîna par le dos. « Seigneur, pardonne-moi ! »
murmura-t-elle sentant l’inutilité de la lutte. Un petit moujik, marmottant
dans sa barbe, se pencha du marchepied du wagon sur la voie. Et la lumière, qui
pour l’infortunée avait éclairé le livre de la vie, avec ses tourments, ses
trahisons et ses douleurs, déchirant les ténèbres, brilla d’un éclat plus vif,
vacilla et s’éteignit pour toujours.
Deux
mois s’étaient écoulés, et, quoiqu’on eût atteint la moitié de l’été Serge
Ivanitch n’avait pas encore quitté Moscou pour prendre son temps de repos
habituel à la campagne. Un événement important venait de s’accomplir pour lui,
la publication d’un livre sur les formes gouvernementales en Europe et en
Russie, fruit d’un labeur de six ans. L’introduction, ainsi que quelques fragments
de cet ouvrage, avaient déjà paru dans des revues ; mais, quoique son
travail n’eût plus l’attrait de la nouveauté, Serge Ivanitch s’attendait
néanmoins à ce qu’il fît sensation.
Des
semaines se passèrent cependant sans qu’aucune émotion vînt agiter le monde
littéraire. Quelques amis, hommes de science, parlèrent à Kosnichef de son
livre, par politesse, mais la société proprement dite était préoccupée de
questions trop différentes, pour accorder la moindre attention à une
publication de ce genre ; quant aux journaux, la seule critique qui parût
dans une feuille sérieuse fut de nature à mortifier l’auteur.
Cet
article n’était qu’un choix de citations, habilement combinées pour démontrer
que le livre entier, avec ses hautes prétentions, n’offrait qu’un tissu de
phrases pompeuses, qui ne semblaient pas toujours intelligibles, ainsi que le
témoignaient les fréquents points d’interrogation du critique ; le plus
dur, c’est que celui-ci, quoique médiocrement instruit, était très spirituel.
Serge
Ivanitch, malgré sa bonne foi, ne songea pas un instant à vérifier la justesse
de ces remarques ; il crut à une vengeance, et se rappela avoir rencontré
l’auteur de l’article chez son libraire, et avoir relevé l’ignorance d’une de
ses observations.
Au
mécompte de voir le travail de six années passer ainsi inaperçu, se joignait
pour Kosnichef une sorte de découragement causé par l’oisiveté, qui succédait
pour lui à la période d’agitation, due à la publication de son livre.
Heureusement l’attention publique se portait en ce moment vers la question
slave, avec un enthousiasme qui gagnait les meilleurs esprits. Kosnichef avait
trop de sens pour ne pas reconnaître que cet entraînement présentait des côtés
puérils, et qu’il offrait de trop nombreuses occasions aux personnalités
vaniteuses de se mettre en évidence ; il ne professait pas non plus une
confiance absolue dans les récits exagérés des journaux ; mais il fut
touché par le sentiment unanime de sympathie ressenti par toutes les classes de
la société pour l’héroïne des Serbes et des Monténégrins. Cette manifestation
de l’opinion publique le frappa.
« Le
sentiment national, disait-il, pouvait enfin se produire au grand jour »,
et plus il étudiait ce mouvement dans son ensemble, plus il lui découvrait des
proportions grandioses, destinées à marquer dans l’histoire de la Russie. Son
livre et ses déceptions furent oubliés ! et il se consacra si complètement
à l’œuvre commune, qu’il atteignait la moitié de l’été sans avoir pu se dégager
assez complètement de ses nouvelles occupations pour aller à la campagne. Il
résolut, coûte que coûte, de s’accorder une quinzaine de jours pour se plonger
dans la vie des champs, afin d’assister aux premiers signes de ce réveil national,
auquel la capitale et toutes les grandes villes de l’empire croyaient
fermement.
Katavasof
profita de l’occasion pour tenir la promesse qu’il avait faite à Levine de
venir chez lui, et les deux amis se mirent en route le même jour.
Les
abords de la gare de Koursk étaient encombrés de voitures amenant des
volontaires et ceux qui leur faisaient escorte ; des dames portant des
bouquets attendaient les héros du jour pour les saluer, et la foule les suivait
jusque dans l’intérieur de la gare.
Parmi
les dames munies de bouquets, il s’en trouva une qui connaissait Serge
Ivanitch, et, en le voyant paraître, elle lui demanda en français s’il
accompagnait des volontaires.
« Je
pars pour la campagne, chez mon frère, princesse, j’ai besoin de me
reposer ; mais vous, ajouta-t-il avec un léger sourire, ne quittez pas
votre poste ?
–
Il le faut bien. Est-il vrai, dites-moi, que nous en ayons déjà expédié huit
cents ?
–
Nous en avons expédié plus de mille, et nous comptons ceux qui ne sont pas
directement partis de Moscou.
–
Je le disais bien, s’écria la dame enchantée, et les dons ? n’est-ce pas
qu’ils ont atteint presque un million ?
–
Plus que cela, princesse.
–
Avez-vous lu le télégramme ? on a encore battu les Turcs. À propos,
savez-vous qui part aujourd’hui ? le comte Wronsky ! dit la princesse
d’un air triomphant, avec un sourire significatif.
–
Je l’avais entendu dire, mais je ne savais pas qu’il partait aujourd’hui.
–
Je viens de l’apercevoir, il est ici avec sa mère ; au fond il ne pouvait
rien faire de mieux.
–
Oh ! certainement. »
Pendant
cette conversation, la foule se précipitait dans la salle du buffet, où un
monsieur, le verre en main, tenait aux volontaires un discours, qu’il termina
en les bénissant d’une voix émue au nom de « notre mère Moscou ». La
foule répondit par des vivats, et Serge Ivanitch, ainsi que sa compagne, furent
presque renversés par les manifestations de l’enthousiasme public.
« Qu’en
dites-vous, princesse ? cria tout à coup au milieu de la foule la voix
ravie de Stépane Arcadiévitch, se frayant un chemin dans la mêlée. N’est-ce pas
qu’il a bien parlé ? Bravo ! c’est vous, Serge Ivanitch, qui devriez
leur dire quelques paroles d’approbation, ajouta Oblonsky de son air caressant,
en touchant le bras de Kosnichef.
–
Oh non ! je pars.
–
Où allez-vous ?
–
Chez mon frère.
–
Alors vous verrez ma femme ; dites-lui que vous m’avez rencontré, que tout
est « all right », elle comprendra ; dites-lui aussi que je suis
nommé membre de la commission, elle sait ce que c’est, je lui ai déjà écrit.
Excusez, princesse, ce sont les petites misères de la vie humaine, dit-il en se
tournant vers la dame. Vous savez que la Miagkaïa, pas Lise, mais Bibiche,
envoie mille fusils et douze sœurs infirmières ! Le saviez-vous ?
–
Oui, répondit froidement Kosnichef.
–
Quel dommage que vous partiez ! nous donnons demain un dîner d’adieu à
deux volontaires, Bartalansky de Pétersbourg et notre Weslowsky, qui, à peine
marié, part déjà. C’est beau, n’est-ce pas ? »
Et
sans remarquer qu’il n’intéressait en rien ses interlocuteurs, Oblonsky
continua à bavarder.
« Que
dites-vous ? » s’écria-t-il lorsque la princesse lui eut appris que
Wronsky partait par le premier train ; une teinte de tristesse se peignit
momentanément sur sa joyeuse figure ; mais il oublia vite les larmes qu’il
avait versées sur le corps de sa sœur, pour ne voir en Wronsky qu’un héros et
un vieil ami ; il courut le rejoindre.
« Il
faut lui rendre justice malgré ses défauts, dit la princesse lorsque Stépane
Arcadiévitch se fut éloigné, c’est une nature slave par excellence. Je crains
cependant que le comte n’ait aucun plaisir à le voir. Quoi qu’on dise, ce
malheureux Wronsky me touche ; tâchez de causer un peu avec lui en voyage.
–
Certainement, si j’en trouve l’occasion.
–
Il ne m’a jamais plu, mais je trouve que ce qu’il fait maintenant rachète bien
des torts. Vous savez qu’il emmène un escadron à ses frais ? »
La
sonnette retentit et la foule se pressa vers les portes.
« Le
voici », dit la princesse montrant à Kosnichef Wronsky, vêtu d’un long
paletot, la tête couverte d’un chapeau à larges bords, et donnant le bras à sa
mère. Oblonsky les suivait en causant avec animation ; il avait
probablement signalé la présence de Kosnichef, car Wronsky se tourna du côté
indiqué, et souleva silencieusement son chapeau, découvrant un front vieilli et
ravagé par la douleur. Il disparut aussitôt sur le quai.
Les
hourras et l’hymne national chanté en chœur retentirent jusqu’au départ du
train ; un jeune volontaire, de taille élevée, aux épaules voûtées et à
l’air maladif, répondait au public avec ostentation, en agitant son bonnet de
feutre et un bouquet au-dessus de sa tête ; derrière lui, deux officiers
et un homme âgé coiffé d’une vieille casquette saluaient plus modestement.
Kosnichef,
après avoir pris congé de la princesse, entra avec Katavasof, qui venait de le
rejoindre, dans un wagon bourré de monde.
L’hymne
national accueillit encore les volontaires à la station suivante, et ceux-ci
répondirent par les mêmes saluts ; ces ovations étaient trop familières à
Serge Ivanitch, et le type des volontaires trop connu, pour qu’il témoignât la
moindre curiosité ; mais Katavasof, que ses études tenaient éloignés de ce
milieu, prit intérêt à ces scènes nouvelles pour lui, et interrogea son
compagnon au sujet des volontaires. Serge Ivanitch lui conseilla de les étudier
dans leur wagon à la station suivante, et Katavasof suivit cet avis.
Il
trouva les quatre héros assis dans un coin de la voiture, causant bruyamment,
et se sachant l’objet de l’attention générale ; le grand jeune homme voûté
parlait plus haut que les autres, sous l’influence de trop nombreuses
libations, et racontait une histoire à un officier en petite tenue d’uniforme
autrichien ; le troisième volontaire, en uniforme d’artilleur, était assis
auprès d’eux sur un coffre, et le quatrième dormait. Katavasof apprit que le
jeune homme maladif était un marchand, qui, à peine âgé de vingt-deux ans,
était parvenu à manger une fortune considérable, et croyait s’être attiré
l’admiration du monde entier en partant pour la Serbie. C’était un enfant gâté,
perdu de santé et plein de suffisance ; il fit la plus mauvaise impression
au professeur.
Le
second ne valait guère mieux ; il avait essayé de tous les métiers, et
parlait de toute chose sur un ton tranchant et avec la plus complète ignorance.
Le
troisième, au contraire, plut à Katavasof par sa modestie et sa douceur ;
la présomption et la fausse science de ses compagnons lui imposaient, et il se
tenait sur la réserve.
« Qu’allez-vous
faire en Serbie ? lui demanda le professeur.
–
J’y vais, comme tout le monde, essayer de me rendre utile.
–
On y manque d’artilleurs.
–
Oh ! j’ai si peu servi dans l’artillerie ! » Et il raconta que,
n’ayant pu subir ses examens, il avait dû quitter l’armée comme sous-officier.
L’impression
produite par ces personnages était peu favorable ; un vieillard en
uniforme militaire, qui les écoutait avec Katavasof, ne semblait guère plus
édifié que lui ; il trouvait difficile de prendre au sérieux ces héros
dont la valeur militaire se puisait surtout dans leurs gourdes de voyage ;
mais, devant la surexcitation actuelle des esprits, il était imprudent de se prononcer
franchement ; le vieux militaire, interrogé, par Katavasof sur
l’impression que lui faisaient les volontaires, se borna donc à répondre en
souriant des yeux :
« Que
voulez-vous, il faut des hommes ! » Et, sans approfondir mutuellement
leurs sentiments à ce sujet, ils causèrent des nouvelles du jour et de la
fameuse bataille où les turcs devaient tous être anéantis.
Katavasof
n’en dit pas plus long à Serge Ivanitch tandis qu’il reprenait sa place auprès
de lui : il n’eut pas le courage de son opinion.
Les
chœurs, les acclamations, les bouquets et les quêteuses se retrouvèrent à la
ville suivante ; on accompagna les volontaires au buffet comme à Moscou,
mais avec une nuance d’enthousiasme moindre.
Pendant
l’arrêt du train, Serge Ivanitch se promena sur le quai, et passa devant le
compartiment de Wronsky, dont les stores étaient baissés ; au second tour
il aperçut la vieille comtesse près de la fenêtre. Elle l’appela.
« Vous
voyez que je l’accompagne jusqu’à Koursk.
–
On me l’a dit, répondit Kosnichef, s’arrêtant à la portière du wagon ; et
il ajouta en remarquant l’absence de Wronsky : il fait là une belle
action.
–
Hé, que vouliez-vous qu’il fît après son malheur !
–
Quel horrible événement !
–
Mon Dieu ! par où n’ai-je pas passé ! Mais entrez, dit la vieille
dame, et elle fit une place à Kosnichef auprès d’elle. Si vous saviez ce que
j’ai souffert ! Pendant six semaines il n’a pas ouvert la bouche, et mes
supplications seules le décidaient à manger ; nous craignions qu’il
n’attentât à ses jours ; vous savez qu’il a déjà failli mourir une fois
pour elle ? Oui, dit la vieille comtesse, dont le visage s’assombrit à ce
souvenir, cette femme est morte comme elle avait vécu, lâchement et
misérablement.
–
Ce n’est pas à nous de la juger, comtesse, répondit Serge Ivanitch avec un
soupir, mais je conçois que vous ayez souffert.
–
Ne m’en parlez pas ! Mon fils était chez moi, dans ma terre des environs
de Moscou où je passais l’été, lorsqu’on lui a apporté un billet auquel il a
immédiatement donné réponse. Personne ne se doutait qu’elle fût à la gare. Le
soir, en montant dans ma chambre, j’appris de mes femmes qu’une dame s’était
jetée sous un train de marchandises. J’ai aussitôt compris, et mon premier mot
a été : « Qu’on n’en parle pas au comte ! » Mais on l’avait
déjà averti, son cocher était à la gare au moment du malheur, et avait tout vu.
J’ai couru chez mon fils, il était comme un fou ; sans prononcer un mot il
est parti. Je ne sais ce qu’il a trouvé, mais en revenant il ressemblait à un
mort, je ne l’aurais pas reconnu. « Prostration complète », a dit le
docteur. Plus tard il a manqué perdre la raison. Vous avez beau dire, cette
femme-là était mauvaise. Comprenez-vous une passion de ce genre ?
qu’a-t-elle voulu prouver par sa mort ? elle a troublé l’existence de deux
hommes d’un rare mérite, son mari et mon fils, et s’est perdue elle-même.
–
Qu’a fait le mari ?
–
Il a repris la petite. Au premier moment Alexis a consenti à tout ;
maintenant il se repent d’avoir abandonné sa fille à un étranger, mais peut-il
s’en charger ? Karénine est venu à l’enterrement, nous sommes parvenus à
éviter une rencontre entre lui et Alexis. Pour le mari cette mort est une délivrance ;
mais mon pauvre fils qui avait tout sacrifié à cette femme, moi, sa position,
sa carrière,… l’achever ainsi ! Non, quoi que vous en disiez, c’est la fin
d’une créature sans religion. Que Dieu me pardonne, mais, en songeant au mal
qu’elle a fait à mon fils, je ne puis que maudire sa mémoire.
–
Comment va-t-il maintenant ?
–
C’est cette guerre qui nous a sauvés. Je n’y comprends pas grand’chose, et la
guerre me fait peur, d’autant plus qu’on dit que ce n’est pas très bien vu à
Pétersbourg, mais je n’en remercie pas moins le ciel. Cela l’a remonté. Son ami
Yavshine est venu l’engager à l’accompagner en Serbie ; il y va, lui,
parce qu’il s’est ruiné au jeu ; les préparatifs du départ ont occupé,
distrait, Alexis. Causez avec lui, je vous en prie, il est si triste ! Et
pour comble d’ennui il a une rage de dents. Mais il sera heureux de vous
voir ; il se promène de l’autre côté de la voie. »
Serge
Ivanitch promit de causer avec le comte, et se dirigea vers le côté de la voie
où se trouvait Wronsky.
Parmi
les ballots entassés sur le quai des marchandises, Wronsky marchait comme un
fauve dans sa cage, sur un étroit espace où il ne pouvait faire qu’une
vingtaine de pas ; les mains enfoncées dans les poches de son paletot, il
passa devant Serge Ivanitch sans avoir l’air de le reconnaître ; mais
celui-ci était au-dessus de toute susceptibilité ; Wronsky remplissait
selon lui une grande mission, il devait être soutenu et encouragé. Kosnichef
s’approcha donc, et le comte, ayant fixé les yeux sur lui, s’arrêta et lui tendit
cordialement la main.
« Vous
préfériez peut-être ne pas me voir ? mais vous excuserez mon
insistance : je tenais à vous offrir mes services, dit Serge Ivanitch.
–
Personne ne peut me faire moins de mal à voir que vous, répondit Wronsky ;
pardonnez-moi, la vie m’offre si peu de côtés agréables.
–
Je le conçois ; cependant une lettre pour Ristitch ou pour Milan vous
serait peut-être de quelque utilité ? continua Kosnichef frappé de la
profonde souffrance qu’exprimait le visage du comte.
–
Oh non ! répondit celui-ci, faisant effort pour comprendre. Voulez-vous
que nous marchions un peu ? ces wagons sont si étouffants ! Une
lettre ? non, merci ! en a-t-on besoin pour se faire tuer ?…
peut-être aux Turcs dans ce cas-là… ajouta-t-il souriant du bout des lèvres,
tandis que son regard gardait la même expression de douleur amère.
–
Il vous serait plus facile d’entrer en relations avec des hommes préparés pour
l’action. Au reste, faites comme vous l’entendez, mais je voulais vous dire
combien j’ai été heureux d’apprendre la décision que vous avez prise ;
vous relèverez dans l’opinion publique ces volontaires si attaqués.
–
Mon seul mérite, répondit Wronsky, est de ne pas tenir à la vie ; quant à
l’énergie, je sais qu’elle ne me fera pas défaut, et c’est un soulagement pour
moi que d’appliquer à un but utile cette existence qui m’est à charge… et il
fit un geste d’impatience causé par la douleur de sa dent malade.
–
Vous allez renaître à une vie nouvelle, fit Serge Ivanitch touché,
permettez-moi de vous le prédire, car sauver des frères opprimés est un but
pour lequel on peut aussi dignement vivre que mourir. Que Dieu vous donne plein
succès, et qu’il rende à votre âme le calme dont elle a besoin.
–
Je ne suis plus qu’une ruine », murmura le comte lentement, serrant la
main que lui tendait Kosnichef.
Il
se tut, vaincu par la douleur persistante qui le gênait pour parler, et ses
yeux se fixèrent machinalement sur la roue du tender, qui avançait en glissant
lentement et régulièrement sur les rails. À cette vue, sa souffrance physique
cessa subitement, effacée par la torture du cruel souvenir que la rencontre
d’un homme qu’il n’avait pas revu depuis son malheur, réveillait en lui. Elle
lui apparut tout à coup, ou du moins ce qui restait d’elle, lorsque,
entrant comme un fou dans la caserne, près du chemin de fer, où on l’avait
transportée, il aperçut son corps ensanglanté, étendu sans pudeur aux yeux de
tous ; la tête intacte, avec ses lourdes nattes et ses boucles légères
autour des tempes, était rejetée en arrière, les yeux à demi clos ; les
lèvres entr’ouvertes semblaient prêtes à proférer encore leur terrible menace,
et lui prédire, comme à leur dernière entrevue, « qu’il se
repentirait ».
Il
avait beau depuis lors évoquer leur première rencontre, à la gare aussi ;
chercher à la revoir dans sa beauté poétique et charmante, alors que, débordant
de vie et de gaieté, elle allait au-devant du bonheur et savait le
donner : c’était son image irritée et animée d’un implacable besoin de
vengeance, qu’il revoyait toujours, et les joies du passé en restaient
empoisonnées à jamais… Un sanglot ébranla tout son être !
Après
un moment de silence, le comte s’étant remis échangea encore quelques paroles
avec Kosnichef sur l’avenir de la Serbie, puis, au signal du départ, les deux
hommes se séparèrent.
Serge
Ivanitch, ne sachant pas quand il lui serait possible de partir, n’avait pas
voulu s’annoncer à l’avance par le télégraphe ; il fut donc obligé de se
contenter d’un tarantass de louage trouvé à la station ; aussi son compagnon
et lui atteignirent-ils Pakrofsky, vers midi, noirs de poussière.
Kitty,
du balcon où elle était assise avec son père et sa sœur, reconnut son
beau-frère et courut au-devant des voyageurs.
« Vous
devriez rougir d’arriver ainsi sans nous prévenir, dit-elle en tendant son
front à Serge Ivanitch.
–
Vous voyez que nous avons pu éviter de vous déranger. Et voilà notre ami Michel
Somenitch que je vous amène.
–
Ne me confondez pas avec un nègre, dit en riant Katavasof ; quand je serai
lavé, vous verrez que j’ai figure humaine, – et ses dents blanches brillaient
dans sa figure empoussiérée.
–
Kostia va être bien content ; il est à la ferme, mais il ne tardera pas à
rentrer.
–
Toujours à ses affaires, tandis que nous autres ne connaissons plus que la guerre
de Serbie ! Je suis curieux de connaître l’opinion de mon ami à ce
sujet ; il ne doit pas évidemment penser comme tout le monde.
–
Mais je crois que si, répondit Kitty, un peu confuse, regardant Serge Ivanitch.
Je vais le faire chercher. Nous avons papa pour le moment, qui revient de
l’étranger. »
Et
la jeune femme, profitant de la liberté de mouvements dont elle avait si
longtemps été privée, se hâta d’installer ses hôtes, de faire prévenir son
mari, et de courir auprès de son père resté sur la terrasse.
« C’est
Serge Ivanitch qui nous amène le professeur Katavasof.
–
Oh ! par cette chaleur ! que ce sera lourd !
–
Du tout, papa, il est très aimable et Kostia l’aime beaucoup. Va les
entretenir, chère amie, dit-elle à sa sœur, pendant que je cours auprès du
petit ; comme un fait exprès, je ne l’ai pas nourri depuis ce matin, il
doit s’impatienter. Ces messieurs ont rencontré Stiva à la gare. »
Le
lien qui unissait la mère à l’enfant restait encore si intime qu’elle devinait
les besoins de son fils avant même d’avoir entendu son vigoureux cri
d’impatience.
Kitty
hâta le pas.
« Donnez-le-moi,
donnez vite », dit-elle, aussi impatientée que son nourrisson, et
gourmandant la bonne qui s’attardait à attacher le bonnet de l’enfant.
Enfin,
après un dernier cri désespéré de Mitia, qui, dans sa hâte de téter, ne savait
plus par où s’y prendre, la mère et l’enfant, calmés tous deux, respirèrent, et
Kitty sourit en voyant son fils lui jeter un regard presque rusé sous son
bonnet tandis qu’il gonflait en mesure ses petites joues.
« Croyez-moi,
Catherine Alexandrovna, ma petite mère, il me connaît, dit la vieille Agathe
Mikhaïlovna qu’on ne pouvait tenir éloignée de la chambre de l’enfant.
–
C’est impossible ; s’il vous connaissait, il me connaîtrait bien aussi »,
répondit Kitty en souriant. Mais, malgré cette dénégation, elle savait, au fond
de son âme, combien ce petit être comprenait de choses ignorées du reste du
monde, et auxquelles sa mère n’aurait rien compris sans lui. Pour tous, surtout
pour son père, Mitia était une petite créature humaine à laquelle il ne fallait
que des soins physiques ; pour sa mère, c’était un être doué de facultés
morales, et elle en aurait eu long à raconter sur leurs rapports de cœur.
« Vous
verrez bien quand il se réveillera, insista la vieille femme.
–
C’est bon, c’est bon, mais pour le moment laissez-le s’endormir. »
Agathe
Mikhaïlovna s’éloigna sur la pointe des pieds, la bonne baissa le store, chassa
les mouches cachées sous le rideau de mousseline du berceau et, armée d’une
longue branche de bouleau, s’assit auprès de sa maîtresse, pour continuer à
faire la guerre aux insectes.
Mitia,
tout en fermant peu à peu les paupières au sein de sa mère, faisait avec son
bras potelé des gestes qui troublaient Kitty, partagée entre le désir de
l’embrasser et celui de le voir s’endormir.
Au-dessus
de sa tête elle entendait un murmure de voix et le rire sonore de Katavasof.
« Les
voilà qui s’animent, pensa-t-elle ; mais c’est ennuyeux que Kostia ne soit
pas là ; il se sera encore attardé auprès des abeilles ; je suis
contrariée parfois qu’il y aille si souvent, et cependant cela le distrait, Il
est bien plus gai qu’au printemps ; à Moscou j’avais peur de le voir si
sombre ; quel drôle d’homme ! »
Kitty
connaissait la cause du tourment de son mari, que ses doutes rendaient
malheureux ; et, quoiqu’elle pensât, dans sa foi naïve, qu’il n’y a pas de
salut pour l’incrédule, le scepticisme de celui dont l’âme lui était si chère
ne l’inquiétait nullement.
« Pourquoi
lit-il tous ces livres de philosophie où il ne trouve rien ? puisqu’il
désire la foi, pourquoi ne l’a-t-il pas ? Il réfléchit trop, et s’il
s’absorbe dans des méditations solitaires, c’est que nous ne sommes pas à sa
hauteur. La visite de Katavasof lui fera plaisir, il aime à discuter avec
lui… » Et aussitôt les pensées de la jeune femme se reportèrent sur
l’installation de ses hôtes. Fallait-il leur donner une chambre commune ou les
séparer ?… Une crainte soudaine la fit tressaillir au point de déranger
Mitia : « La blanchisseuse n’a pas rapporté le linge… pourvu
qu’Agathe Mikhaïlovna n’aille pas donner du linge qui a déjà
servi !… » Et le rouge monta au front de Kitty.
« Il
faudra m’en assurer moi-même », pensa-t-elle, et elle se reprit à songer à
son mari. « Oui, Kostia est incrédule, mais je l’aime mieux ainsi que s’il
ressemblait à Mme Stahl, ou à moi quand j’étais à Soden ;
jamais il ne sera hypocrite. »
Un
trait de bonté de son mari lui revint vivement à la mémoire : quelques
semaines auparavant, Stépane Arcadiévitch avait écrit une lettre de repentir à
sa femme, la suppliant de lui sauver l’honneur en vendant sa terre de
Yergoushovo pour payer ses dettes.
Dolly,
tout en méprisant son mari, avait été au désespoir, et par pitié pour lui
s’était décidée à se défaire d’une partie de cette terre ; Kitty se
rappela l’air timide avec lequel Kostia était venu la trouver pour lui proposer
un moyen d’aider Dolly sans la blesser : c’était de lui céder la part qui
leur revenait de cette propriété.
« Peut-on
être incrédule avec ce cœur chaud et cette crainte d’affliger même un
enfant ! Jamais il ne pense qu’aux autres ; Serge Ivanitch trouve
fort naturel de le considérer comme son intendant, sa sœur aussi ; Dolly
et ses enfants n’ont d’autre appui que lui. Il croit même de son devoir de
sacrifier son temps aux paysans qui viennent sans cesse le consulter… »
« Oui,
ce que tu pourras faire de mieux sera de ressembler à ton père »,
murmura-t-elle en touchant de ses lèvres la joue de son fils, avant de le
remettre aux mains de sa bonne.
Depuis
le moment où, auprès de son frère mourant, Levine avait entrevu le problème de
la vie et de la mort à la lumière des convictions nouvelles, comme il les
nommait, qui de vingt à trente-quatre ans avaient remplacé les croyances de son
enfance, la vie lui était apparue plus terrible encore que la mort. D’où
venait-elle ? que signifiait-elle ? pourquoi nous était-elle
donnée ? L’organisme, sa destruction, l’indestructibilité de la matière,
les lois de la conservation et du développement des forces, ces mots et les
théories scientifiques qui s’y rattachaient, étaient sans doute intéressants au
point de vue intellectuel, mais quelle serait leur utilité dans le courant de
l’existence ?
Et
Levine, semblable à un homme qui, par un temps froid, aurait échangé une chaude
fourrure contre un vêtement de mousseline, sentait, non par le raisonnement,
mais par tout son être, qu’il était nu, dépouillé, et destiné à périr
misérablement.
Dès
lors, sans rien changer à sa vie extérieure, et sans presque en avoir
conscience, Levine ne cessa d’éprouver la terreur de son ignorance, tristement
persuadé que ce qu’il appelait ses convictions, loin de l’aider à s’éclairer,
lui rendaient inaccessibles ces connaissances dont il éprouvait un besoin si
impérieux.
Le
mariage, ses joies et ses devoirs nouveaux étouffèrent complètement ces
pensées ; mais elles lui revinrent avec une persistance croissante après
les couches de sa femme, lorsqu’il vécut à Moscou sans occupations sérieuses.
La
question se posait ainsi pour lui : « Si je n’accepte pas les
explications que m’offre le christianisme sur le problème de mon existence, où
en trouverai-je d’autres ? » Et il scrutait ses convictions
scientifiques aussi inutilement qu’il eût fouillé une boutique de jouets ou un
dépôt d’armes afin d’y trouver de la nourriture.
Involontairement,
inconsciemment, il cherchait dans ses lectures, dans ses conversations, et
jusque dans les personnes qui l’entouraient, un rapport quelconque avec le
sujet qui l’absorbait.
Un
fait l’étonnait et le préoccupait spécialement : pourquoi les hommes de
son monde, qui, pour la plupart, avaient remplacé comme lui la foi par la
science, semblaient-ils éprouver aucune souffrance morale et vivre parfaitement
satisfaits et contents ? N’étaient-ils pas sincères ? ou bien la
science répondait-elle plus clairement pour eux à ces questions
troublantes ? Et il se prenait à étudier ces hommes et les livres qui
pouvaient contenir les solutions tant désirées.
Il
découvrit cependant qu’il avait commis une lourde erreur en partageant avec ses
camarades d’Université l’idée que la religion n’existait plus ; ceux qu’il
aimait le mieux, le vieux prince, Lvof, Serge Ivanitch, Kitty, conservaient la
foi de leur enfance, cette foi que lui-même avait jadis partagée ; les
femmes en général, et le peuple tout entier, croyaient.
Il
se convainquit ensuite que les matérialistes, dont il partageait les opinions,
ne donnaient à celles-ci aucun sens particulier, et, loin d’expliquer ces
questions, sans la solution desquelles la vie lui paraissait impossible, ils
les écartaient pour en résoudre d’autres qui le laissaient, lui, fort
indifférent, telles que le développement de l’organisme, la définition
mécanique de l’âme, etc.
Pendant
la maladie de sa femme, Levine avait éprouvé une étrange sensation ; lui,
l’incrédule, avait prié… et prié avec une foi sincère ; mais, aussitôt
rentré dans le calme, il sentait sa vie inaccessible à une semblable
disposition de l’âme. À quel moment la vérité lui était-elle apparue ?
Pouvait-il admettre qu’il se fût trompé ? De ce que, en les analysant
froidement, ses élans vers Dieu retombaient en poussière, devait-il les
considérer comme une preuve de faiblesse ? C’eût été rabaisser des sentiments
dont il appréciait la grandeur… Cette lutte intérieure lui pesait
douloureusement, et il cherchait de toutes les forces de son être à en sortir.
Accablé
de ces pensées, il lisait et méditait, mais le but désiré semblait s’éloigner
de plus en plus.
Convaincu
de l’inutilité de chercher dans le matérialisme une réponse à ses doutes, il
relut, pendant les derniers temps de son séjour à Moscou et à la campagne,
Platon, Spinoza, Kant, Schelling, Hegel et Schopenhauer ; ceux-ci
satisfaisaient sa raison tant qu’il les lisait ou qu’il opposait leurs
doctrines à d’autres enseignements, surtout aux théories matérialistes ;
malheureusement, dès qu’il cherchait, indépendamment de ces guides,
l’application à quelque point douteux, il retombait dans les mêmes perplexités.
Les termes esprit, volonté, liberté, substance, n’offraient un certain
sens à son intelligence qu’autant qu’il suivait la filière artificielle des
déductions de ces philosophes et se prenait au piège de leurs subtiles
distinctions ; mais, considéré du point de vue de la vie réelle,
l’échafaudage croulait, et il ne voyait plus qu’un assemblage de mots sans
rapport aucun avec ce « quelque chose » plus nécessaire dans la vie
que la raison.
Schopenhauer
lui donna quelques jours de calme par la substitution qu’il fit en lui-même du
mot amour à ce que ce philosophe appelle volonté ; cet
apaisement fut de courte durée.
Serge
Ivanitch lui conseilla de lire Homiakof, et, bien que rebuté par la recherche
exagérée de style de cet auteur, et par ses tendances excessives à la
polémique, il fut frappé de lui voir développer l’idée suivante :
« L’homme ne saurait atteindre seul à la connaissance de Dieu, la vraie
lumière étant réservée à une réunion d’âmes animées du même amour, à
l’Église ». Cette pensée ranima Levine… Combien il trouvait plus facile
d’accepter l’Église établie sainte et infaillible, puisqu’elle a Dieu pour
chef, avec ses enseignements sur la Création, la Chute et la Rédemption, et
d’arriver par elle à Dieu, que de sonder l’impénétrable mystère de la divinité,
pour s’expliquer ensuite la Création, la Chute, etc.
Hélas,
après avoir lu, à la suite de Homiakof, une histoire de l’Église écrite par un
écrivain catholique, il retomba douloureusement dans ses doutes ! L’Église
grecque orthodoxe et l’Église catholique, toutes deux infaillibles dans leur
essence, s’excluaient mutuellement ! et la théologie n’offrait pas de fondements
plus solides que la philosophie !
Durant
tout ce printemps il ne fut pas lui-même et traversa des heures cruelles.
« Je
ne puis vivre sans savoir ce que je suis et dans quel but j’existe ;
puisque je ne puis atteindre à cette connaissance, la vie est
impossible », se disait Levine.
« Dans
l’infinité du temps, de la matière, de l’espace, une cellule organique se
forme, se soutient un moment, et crève… Cette cellule, c’est moi ! »
Ce
sophisme douloureux était l’unique, le suprême résultat du labeur de la pensée
humaine pendant des siècles ; c’était la croyance finale, sur laquelle se
basaient les recherches les plus récentes de l’esprit scientifique, c’était la
conviction régnante ; Levine, sans qu’il sût au juste pourquoi, et
simplement parce que cette théorie lui semblait la plus claire, s’en était
involontairement pénétré.
Mais
cette conclusion lui paraissait plus qu’un sophisme : il y voyait l’œuvre
dérisoire de quelque esprit du mal ; s’y soustraire était un devoir, le
moyen de s’en affranchir se trouvait au pouvoir de chacun… Et Levine, aimé,
heureux, père de famille, éloigna soigneusement de sa main toute arme, comme
s’il eût craint de céder à la tentation de mettre fin à son supplice.
Il
ne se tua cependant pas et continua à vivre et à lutter.
Autant
Levine était moralement troublé par la difficulté d’analyser le problème de son
existence, autant il agissait sans hésitation dans la vie journalière. Il
reprit ses travaux habituels à Pakrofsky vers le mois de juin : la
direction des terres de sa sœur et de son frère, ses relations avec ses voisins
et ses paysans ; il y joignit cette année une chasse aux abeilles, qui
l’occupa et la passionna. L’intérêt qu’il prenait aux affaires s’était
limité ; il n’y apportait plus comme autrefois des vues générales, dont
l’application lui avait causé bien des déceptions, et se contentait de remplir
ses nouveaux devoirs, averti par un secret instinct que de cette façon il
agissait pour le mieux. Jadis l’idée de faire une action bonne et utile lui
causait à l’avance une douce impression de joie, mais l’action en elle-même ne
réalisait jamais ses espérances, et il se prenait très vite à douter de
l’utilité de ses entreprises. Maintenant, il allait droit au fait, sans joie
mais sans indécision, et les résultats obtenus se trouvaient satisfaisants. Il
creusait son sillon dans le sol avec l’inconscience de la charrue. Au lieu de
discuter certaines conditions de la vie, il les acceptait comme aussi indispensables
que la nourriture journalière. Vivre à l’exemple de ses ancêtres, poursuivre
leur œuvre afin de la léguer à son tour à ses enfants, il voyait là un devoir
indiscutable, et savait qu’afin d’atteindre ce but la terre devait être fumée,
labourée, les bois ensemencés sous sa propre surveillance, sans qu’il eût le
droit de se décharger de cette peine sur les paysans, en leur affermant son
domaine. Il savait également qu’il devait aide et protection à son frère, à sa
sœur, aux nombreux paysans qui venaient le consulter, comme à des enfants qu’on
lui aurait confiés ; sa femme et Dolly avaient également droit à son
temps, et tout cela remplissait surabondamment cette existence dont il ne
comprenait pas le sens quand il y réfléchissait. Chose étrange, non seulement
son devoir lui apparaissait bien défini, mais il n’avait plus de doutes sur la
manière de le remplir dans les cas particuliers de la vie quotidienne ;
ainsi il n’hésitait pas à louer des ouvriers aussi bon marché que possible,
mais il savait qu’il ne devait pas les louer à l’avance ni au-dessous du prix
normal ; il avançait de l’argent à un paysan pour le tirer des griffes
d’un usurier, mais ne faisait pas grâce des redevances arriérées ; il
punissait sévèrement les vols de bois, mais se serait fait scrupule d’arrêter
le bétail du paysan pris en flagrant délit de pâturage sur ses prairies ;
il retenait les gages d’un ouvrier forcé, à cause de la mort de son père,
d’abandonner le travail en pleine moisson, mais il entretenait et nourrissait
les vieux serviteurs hors d’âge ; il laissait attendre les paysans pour
aller embrasser sa femme en rentrant, mais il n’aurait pas voulu aller à ses
ruches avant de les recevoir. Il n’approfondissait pas ce code personnel, et
redoutait les réflexions qui auraient entraîné des doutes et troublé la vue
claire et nette de son devoir. Ses fautes trouvaient d’ailleurs un juge sévère
dans sa conscience toujours en éveil, et qui ne lui faisait pas grâce.
C’est
ainsi qu’il vécut, suivant la route tracée par la vie, toujours sans entrevoir
la possibilité de s’expliquer le mystère de l’existence, et torturé de son
ignorance au point de craindre le suicide.
Le
jour de l’arrivée de Serge Ivanitch à Pakrofsky avait été plein d’émotions pour
Levine.
On
était au moment le plus occupé de l’année, à celui qui exige un effort de
travail et de volonté qu’on n’apprécie pas suffisamment, parce qu’il se
reproduit périodiquement et n’offre que des résultats fort simples. Moissonner,
rentrer les idées, faucher, labourer, battre le grain, ensemencer, ce sont des
travaux qui n’étonnent personne, mais, pour arriver à les accomplir dans le
court espace de temps accordé par la nature, il faut que du petit au grand
chacun se mette à l’œuvre ; il faut que pendant trois à quatre semaines on
se contente de pain, d’oignons et de kvas, qu’on ne dorme que pendant quelques
heures, qu’on ne s’arrête ni jour ni nuit, et ce phénomène se réalise chaque
année dans toute la Russie.
Levine
se sentait à l’unisson du peuple ; il allait aux champs de grand matin,
rentrait déjeuner avec sa femme et sa belle-sœur, puis retournait à la ferme,
où il installait une nouvelle batteuse. Et, tout en surveillant l’ouvrage ou en
causant avec son beau-père et les dames, la même question le poursuivait :
« Qui suis-je ? où suis-je ? pourquoi ? »
Debout
près de la grange fraîchement recouverte de chaume, il regardait la poussière
produite par la batteuse danser dans l’air, la paille se répandre au dehors sur
l’herbe ensoleillée, tandis que les hirondelles se réfugiaient sous la toiture,
et que les travailleurs se pressaient dans l’intérieur assombri de la grange.
« Pourquoi
tout cela ? pensait-il, pourquoi suis-je là à les surveiller, et eux,
pourquoi font-ils preuve de zèle devant moi ? Voilà ma vieille amie
Matrona (une grande femme maigre qu’il avait guérie d’une brûlure, et qui
ratissait vigoureusement le sol), je l’ai guérie, c’est vrai, mais si ce n’est
aujourd’hui, ce sera dans un an, ou dans dix ans, qu’il faudra la porter en
terre, tout comme cette jolie fille adroite qui fait l’élégante, comme ce cheval
fatigué attelé au manège, comme Fedor qui surveille la batteuse et commande
avec tant d’autorité aux femmes, – et il en sera de même de moi…
Pourquoi ? » et machinalement, tout en réfléchissant, il consultait
sa montre afin de fixer la tâche aux ouvriers.
L’heure
du dîner ayant sonné, Levine laissa les travailleurs se disperser, et,
s’appuyant à une belle meule de blé préparé pour les semences, il engagea la
conversation avec Fedor, et le questionna au sujet d’un riche paysan nommé
Platon, qui se refusait à louer le champ jadis mis en association, et qu’un
paysan avait exploité l’année précédente.
« Le
prix est trop élevé, Constantin Dmitritch, dit Fedor.
–
Mais puisque Mitiouck le payait l’an dernier ?
–
Platon ne payera pas le même prix que Mitiouck, dit l’ouvrier d’un ton du
mépris ; le vieux Platon n’écorcherait pas son prochain ; il a pitié
du pauvre monde et ferait crédit au besoin.
–
Pourquoi ferait-il crédit ?
–
Les hommes ne sont pas tous pareils : tel vit pour son ventre, comme
Mitiouck, toi pour son âme, pour Dieu, comme le vieux Platon.
–
Qu’appelles-tu vivre pour son âme, pour Dieu ? cria presque Levine.
–
C’est bien simple : vivre selon Dieu, selon la vérité. On n’est pas tous
pareils, c’est sûr. Vous, par exemple, Constantin Dmitritch, vous ne feriez pas
de tort non plus au pauvre monde.
–
Oui…, oui… adieu ! » balbutia Levine en proie à une vive émotion, et,
prenant sa canne, il se dirigea vers la maison. « Vivre pour Dieu, selon
la vérité…, pour son âme », ces paroles du paysan trouvaient un écho dans
son cœur ; et des pensées confuses, mais qu’il sentait fécondes,
s’agitèrent en lui, échappées de quelque recoin de son être où elles avaient
été longtemps comprimées, pour l’éblouir d’une clarté nouvelle.
Levine
avança à grands pas sur la route, sous l’empire d’une sensation toute
nouvelle ; les paroles du paysan avaient produit dans son âme l’effet
d’une étincelle électrique, et l’essaim d’idées vagues, obscures, qui n’avait
cessé de le posséder, même en parlant de la location de son champ, sembla se
condenser pour remplir son cœur d’une inexplicable joie.
« Ne
pas vivre pour soi, mais pour Dieu !… Quel Dieu ? N’est-il pas
insensé de prétendre que nous ne devions pas vivre pour nous, c’est-à-dire pour
ce qui nous plaît et nous attire, mais pour Dieu, que personne ne comprend et
ne sauvait définir ?… Cependant, ces paroles insensées, je les ai
comprises, je n’ai pas douté de leur vérité, je ne les ai trouvées ni fausses
ni obscures,… je leur ai donné le même sens que ce paysan, et n’ai peut-être
jamais rien compris aussi clairement.
« Fedor
prétend que Mitiouck vit pour son ventre ; je sais ce qu’il entend par
là ; nous tous, êtres de raison, nous vivons de même. Mais Fedor dit aussi
qu’il faut vivre pour Dieu, selon la vérité, et je le comprends également… Moi,
et des millions d’hommes, riches et pauvres, sages et simples, dans le passé
comme dans le présent, nous sommes d’accord sur un point : c’est qu’il
faut vivre pour le « bien ». – La seule connaissance claire,
indubitable, absolue, que nous possédions est celle-là, – et ce n’est pas par
le raisonnement que nous y parvenons, – car le raisonnement l’exclut, parce
qu’elle n’a ni cause ni effet. Le « bien », s’il avait une cause,
cesserait d’être le bien, tout comme s’il avait une sanction, – une récompense…
« Ceci,
je le sais, nous le savons tous.
« Et
moi qui cherchais un miracle pour me convaincre ? – Le voilà, le miracle,
je ne l’avais pas remarqué, tandis qu’il m’enserre de toutes parts !… En
peut-il être de plus grand ?…
« Aurais-je
vraiment trouvé la solution de mes doutes ? Vais-je cesser de
souffrir ? » et Levine suivit la route poudreuse, insensible à la
fatigue et à la chaleur ; suffoqué par l’émotion, et n’osant croire au
sentiment d’apaisement qui pénétrait son âme, il s’éloigna du grand chemin pour
s’enfoncer dans les bois et s’y étendre à l’ombre d’un tremble, sur l’herbe
touffue. – Là, découvrant son front baigné de sueur, il poursuivit le cours de
ses réflexions, tout en examinant les mouvements d’un insecte qui gravissait
péniblement la tige d’une plante.
« Il
faut me recueillir, résumer mes impressions, comprendre la cause de mon
bonheur…
« J’ai
cru jadis qu’il s’opérait dans mon corps, comme dans celui de cet insecte, une
évolution de la matière, conformément à certaines lois physiques, chimiques et
physiologiques : évolution, lutte incessante, qui s’étend à tout, aux
arbres, aux nuages, aux nébuleuses… Mais à quoi aboutissait cette
évolution ? La lutte avec l’infini était-elle possible ?… Et je
m’étonnais, malgré de suprêmes efforts, de ne rien trouver dans cette voie qui
me dévoilât le sens de ma vie, de mes impulsions, de mes aspirations… Ce sens,
il est pourtant si vif et si clair en moi qu’il fait le fond même de mon existence ;
et lorsque Fedor m’a dit : « Vivre pour Dieu et son âme », – je
me suis réjoui autant qu’étonné de le lui voir définir. Je n’ai rien découvert,
je savais déjà…, j’ai simplement reconnu cette force qui autrefois m’a donné la
vie et me la rend aujourd’hui. Je me sens délivré de l’erreur… Je vois mon
maître !… »
Et
il se remémora le cours de ses pensées pendant les deux dernières années, du
jour où l’idée de la mort l’avait frappé à la vue de son frère malade. C’est
alors qu’il avait clairement compris que l’homme, n’ayant d’autre perspective
que la souffrance, la mort et l’oubli éternel, il devait, sous peine de se
suicider, arriver à s’expliquer le problème de l’existence, de façon à ne pas y
voir la cruelle ironie de quelque génie malfaisant. Mais, sans réussir à se
rien expliquer, il ne s’était pas tué, s’était marié, et avait connu des joies
nouvelles, qui le rendaient heureux quand il ne creusait pas ces pensées
troublantes.
« Que
prouvait cette inconséquence ? Qu’il vivait bien, tout en pensant mal.
Sans le savoir, il avait été soutenu par ces vérités de la foi sucées avec le
lait, que son esprit méconnaissait. Maintenant il comprenait tout ce qu’il leur
devait…
« Que
serais-je devenu si je n’avais su qu’il fallait vivre pour Dieu, et non pour la
satisfaction de mes besoins ? J’aurais volé, menti, assassiné… Aucune des
joies que la vie me donne n’aurait existé pour moi… J’étais à la recherche
d’une solution que la réflexion ne peut résoudre, n’étant pas à la hauteur du
problème ; la vie seule, avec la connaissance innée du bien et du mal,
m’offrait une réponse. Et cette connaissance, je ne l’ai pas acquise, je
n’aurais su où la prendre, elle m’a été donnée comme tout le reste. Le
raisonnement m’aurait-il jamais démontré que je devais aimer mon prochain au
lieu de l’étrangler ? – Si, lorsqu’on me l’a enseigné dans mon enfance, je
l’ai aisément cru, c’est que je le savais déjà. L’enseignement de la raison,
c’est la lutte pour l’existence, cette loi qui exige que tout obstacle à
l’accomplissement de nos désirs soit écrasé ; la déduction est logique, –
tandis qu’il n’y a rien de raisonnable à aimer son prochain. Ô orgueil et
sottise, pensa-t-il, ruse de l’esprit !… oui, ruse et scélératesse de
l’esprit !… »
Levine
se souvint d’une scène récente entre Dolly et ses enfants ; ceux-ci,
livrés un jour à eux-mêmes, s’étaient amusés à faire des confitures dans une
tasse au-dessus d’une bougie, et à se lancer du lait à la figure. Leur mère les
prit sur le fait, les gronda devant leur oncle, et chercha à leur faire
comprendre que si les tasses venaient à manquer ils ne sauraient comment
prendre leur thé, que s’ils gaspillaient leur lait ils n’en auraient plus et
souffriraient de la faim. – Levine fut frappé du scepticisme avec lequel les
enfants écoutèrent leur mère ; ses raisonnements les laissèrent froids,
ils ne regrettaient que leur jeu interrompu. C’est qu’ils ignoraient la valeur
des biens dont ils jouissaient, et ne comprenaient pas qu’ils détruisaient en
quelque sorte leur subsistance.
« Tout
cela est bel et bon, se disaient-ils probablement, mais ce qu’on nous donne
est-il donc si précieux ? C’est toujours la même chose, aujourd’hui comme
demain, tandis qu’il est amusant de faire des confitures sur une bougie et de
se lancer du lait à la figure ; c’est nouveau et le jeu est de notre invention. »
« N’est-ce pas ainsi que nous agissons, que j’ai agi pour ma part, en
voulant pénétrer par le raisonnement les secrets de la nature et le problème de
la vie humaine ? N’est-ce pas ce que font les philosophes avec leurs
théories ? Ne voit-on pas clairement dans le développement de chacune
d’elles le vrai sens de la vie humaine tel que l’entend Fedor le paysan ?
– Elles y ramènent toutes, mais par une voie intellectuelle souvent équivoque.
Qu’on laisse les enfants se procurer eux-mêmes leur subsistance, et, au lieu de
faire des gamineries, ils mourront de faim… Qu’on nous laisse, nous autres,
livrés à nos idées, à nos passions, sans la connaissance de notre Créateur,
sans le sentiment du bien et du mal moral… Quels résultats
obtiendra-t-on ? – Si nous ébranlons nos croyances, c’est parce que,
pareils aux enfants, nous sommes rassasiés. Moi chrétien, élevé dans la foi,
comblé des bienfaits du christianisme, vivant de ces bienfaits sans en avoir
conscience, comme ces mêmes enfants j’ai cherché à détruire l’essence de ma
vie… Mais à l’heure de la souffrance c’est vers Lui que j’ai crié, et je
sens que mes révoltes puériles me sont pardonnées.
« Oui,
la raison ne m’a rien appris ; ce que je sais m’a été donné, révélé
par le cœur, et surtout par la foi dans les enseignements de l’Église…
« L’Église ?
répéta Levine, se retournant et regardant au loin le troupeau qui descendait
vers la rivière.
« Puis-je
vraiment croire à tout ce qu’enseigne l’Église ? » dit-il pour s’éprouver
et trouver un point qui troublât sa quiétude. Et il se rappela les dogmes qui
lui avaient paru étranges… La création ?… Mais comment était-il parvenu à
s’expliquer l’existence ?… Le diable, le péché ?… Comment s’était-il
expliqué le mal ?… La Rédemption ?… »
Aucun
de ces dogmes ne lui sembla porter atteinte aux seules fins de l’homme, la foi
en Dieu, au bien ; – tous concouraient, au contraire, au miracle suprême,
celui qui consiste à permettre aux millions d’êtres humains qui peuplent la
terre, jeunes et vieux, paysans et empereurs, sages et simples, de comprendre
les mêmes vérités, pour en composer cette vie de l’âme uniquement digne d’être
vécue…
Couché
sur le dos, il considéra le ciel au-dessus de sa tête. « Je sais bien,
pensa-t-il, que c’est l’immensité de l’espace et non une voûte bleue qui
s’étend au-dessus de moi, – mais mon œil ne perçoit que la voûte arrondie, et
voit plus juste qu’en cherchant par delà. »
Levine
cessa de réfléchir ; il écouta les voix mystérieuses qui semblaient
joyeusement s’agiter en lui.
« Est-ce
vraiment la foi ? se dit-il, n’osant croire à son bonheur. Mon Dieu, je te
remercie ! » Et des larmes de reconnaissance coulèrent de ses yeux.
Une
petite télègue apparut au loin et s’approcha du troupeau ; Levine reconnut
son cocher qui parlait au berger ; bientôt il entendit le son des roues et
le hennissement de son cheval, – mais, plongé dans ses méditations, il ne
songea pas à se demander ce qu’on lui voulait.
« Madame
m’envoie, cria le cocher de loin ; Serge Ivanitch et un monsieur étranger
sont arrivés. »
Levine
monta aussitôt en télègue et prit les rênes.
Longtemps,
comme après un rêve, il ne put revenir à lui. Assis près du cocher, il
regardait son cheval, pensait à son frère, et sa femme, que sa longue absence
avait peut-être inquiétée, à l’hôte inconnu qu’on lui amenait, et se demandait
si ses relations avec les siens n’allaient pas subir une modification.
« Je
ne veux plus de froideur avec mon frère, plus de querelles avec Kitty, ni
d’impatience avec les domestiques ; je vais être cordial pour mon nouvel
hôte. »
Et,
retenant son cheval qui ne demandait qu’à courir, il chercha une bonne parole à
adresser à son cocher, qui se tenait immobile près de lui, ne sachant que faire
de ses mains oisives.
« Veuillez
prendre à gauche, il y a un tronc à éviter, dit Ivan en ce moment, touchant les
rênes que tenait son maître.
–
Fais-moi le plaisir de me laisser tranquille et de ne pas me donner de
leçons, » répondit Levine agacé comme il l’était dès qu’on se mêlait de ses
affaires ; et aussitôt il comprit que son nouvel état moral n’exerçait
aucune influence sur son caractère. »
Un
peu avant d’arriver, il aperçut Grisha et Tania courant au-devant de lui.
« Oncle
Kostia ! maman, grand-papa, Serge Ivanitch et encore quelqu’un viennent à
votre rencontre.
–
Qui est ce quelqu’un ?
–
Un monsieur affreux, qui fait de grands gestes avec les bras, comme cela, dit
Tania, imitant Katavasof.
–
Est-il vieux ou jeune ? demanda Levine en riant ; – pourvu que ce ne
soit pas un fâcheux ! » pensa-t-il.
Au
tournant du chemin il reconnut Katavasof, marchant en tête des autres, et
agitant les bras ainsi que l’avait remarqué Tania.
Katavasof
aimait à parler philosophie de son point de vue de naturaliste, et Levine avait
souvent discuté avec lui à Moscou en laissant parfois à son adversaire
l’illusion de l’avoir convaincu. Une de ces discussions lui revint à la
mémoire, et il se promit de ne plus exprimer légèrement ses pensées. Il
s’informa de sa femme lorsqu’il eut rejoint ses hôtes.
« Elle
s’est installée dans le bois avec Mitia, trouvant qu’il faisait trop chaud dans
la maison, répondit Dolly ; – cette nouvelle contraria Levine, qui
trouvait toujours dangereux d’emmener l’enfant si loin.
–
Cette jeune femme ne sait qu’inventer, dit le vieux prince ; elle
transporte son fils d’un coin à l’autre ; je lui ai conseillé d’essayer de
la cave à glace.
–
Elle nous rejoindra aux ruches ; elle croyait que tu y étais, ajouta
Dolly, c’est le but de notre promenade.
–
Que fais-tu de bon ? demanda Serge Ivanitch à son frère en le retenant.
–
Rien de particulier, et toi ? Nous restes-tu quelque temps ? nous
t’avons longtemps attendu.
–
Une quinzaine, j’ai fort à faire à Moscou. »
Les
regards des deux frères se croisèrent, et Levine baissa les yeux sans trouver
de réponse ; voulant éviter la guerre de Serbie et la question slave, afin
de ne pas retomber dans des discussions qui eussent troublé les rapports
simples et cordiaux qu’il souhaitait conserver avec Serge Ivanitch, il lui
demanda des nouvelles de son livre.
Kosnichef
sourit.
« Personne
n’y songe, moi moins qu’un autre. – Vous verrez que nous aurons de la pluie,
Daria Alexandrovna, dit-il en montrant des nuages qui s’amoncelaient au-dessus
des arbres. »
Levine
s’approcha de Katavasof.
« Quelle
bonne idée vous avez eue de nous venir, dit-il.
–
J’en avais le désir depuis longtemps ; nous allons bavarder à loisir.
Avez-vous lu Spencer ?
–
Pas jusqu’au bout, il m’est inutile.
–
Comment cela ? Vous m’étonnez.
–
Je veux dire qu’il ne m’aidera pas plus que les autres à résoudre certaines
questions. Au reste, nous en reparlerons, ajouta Levine, frappé de la gaîté
qu’exprima la physionomie de Katavasof ; puis, craignant de se laisser
entraîner à discuter, il conduisit ses hôtes par un étroit sentier jusqu’à une
prairie non fauchée, et les installa, à l’ombre de jeunes trembles, sur des
bancs préparés à cet effet ; lui-même alla chercher du pain, du miel et
des concombres dans l’izba auprès de laquelle étaient disposées les ruches. Du
mur où il était suspendu, il détacha un masque en fil de fer, s’en couvrit la
tête, et, les mains cachées dans ses poches, il pénétra dans l’enclos réservé
aux abeilles, où les ruches, rangées par ordre, avaient pour lui chacune une histoire.
Là, au milieu des insectes bourdonnants, il fut heureux de se retrouver seul un
moment pour réfléchir et se recueillir ; il sentait la vie réelle
reprendre ses droits et rabaisser ses pensées. N’avait-il déjà pas trouvé moyen
de gronder son cocher, de se montrer froid pour son frère, et de dire des
choses inutiles à Katavasof ?
« Serait-il
possible que mon bonheur n’eût été qu’une impression fugitive qui se dissipera
sans laisser de traces ? »
Mais,
en rentrant en lui-même, il retrouva ses impressions intactes ; un
phénomène s’était évidemment accompli dans son âme ; la vie réelle, qu’il
venait d’effleurer, n’avait fait que répandre un nuage sur ce calme intérieur.
De même que les abeilles en bourdonnant autour de lui, et en l’obligeant à se
défendre, ne portaient pas atteinte à ses forces physiques, ainsi, sa nouvelle
liberté résistait aux légères attaques qu’y avaient faites les incidents des
dernières heures.
« Sais-tu,
Kostia, avec qui Serge Ivanitch vient de voyager ? dit Dolly après avoir
donné à chacun de ses enfants sa part de concombres et de miel. Avec
Wronsky : il se rend en Serbie.
–
Il n’y va pas seul, il y mène à ses frais tout un escadron, ajouta Katavasof.
–
Voilà qui lui convient ! répondit Levine. Mais expédiez-vous encore des
volontaires ? » ajouta-t-il en regardant son frère.
Serge
Ivanitch, occupé à dégager une abeille prise dans du miel au fond d’une tasse,
ne répondit pas.
« Comment,
si nous en expédions ! s’écria Katavasof mordant au concombre ; si
vous nous aviez vus hier !
–
Je vous en supplie, expliquez-moi où vont tous ces héros, et contre qui ils
guerroient ! demanda le vieux prince en s’adressant à Kosnichef.
–
Contre les Turcs, répondit celui-ci souriant tranquillement et remettant sur
ses pattes son abeille délivrée.
–
Mais qui donc a déclaré la guerre aux Turcs ? Seraient-ce la comtesse
Lydie et Mme Stahl ?
–
Personne n’a déclaré la guerre, mais, touchés des souffrances de nos frères,
nous cherchons à leur venir en aide.
–
Ce n’est pas là ce qui étonne le prince, dit Levine en prenant le parti de son
beau-père, mais il trouve étrange que, sans y être autorisés par le
gouvernement, des particuliers osent prendre part à une guerre.
–
Pourquoi des particuliers n’auraient ils pas ce droit ? Expliquez-nous
votre théorie, demanda Katavasof.
–
Ma théorie, la voici : faire la guerre est si terrible qu’aucun homme,
sans parler ici de chrétiens, n’a le droit d’assumer la responsabilité de la
déclarer ; cette tache incombe aux gouvernements ; les citoyens
doivent même renoncer à toute volonté personnelle lorsqu’une déclaration de
guerre devient inévitable. Le bon sens suffit en dehors de toute science
politique, pour indiquer que c’est là exclusivement une question d’État. »
Serge
Ivanitch et Katavasof avaient des réponses toutes prêtes.
« C’est
ce qui vous trompe, dit d’abord ce dernier : lorsqu’un gouvernement ne
comprend pas la volonté des citoyens, la société impose la sienne.
–
Tu n’expliques pas suffisamment le cas, interrompit Serge Ivanitch en fronçant
le sourcil. Ici il ne s’agit pas d’une déclaration de guerre, mais d’une
démonstration de sympathie humaine, chrétienne. On assassine nos frères, et non
seulement des hommes, mais des femmes, des enfants, des vieillards ; le
peuple russe révolté vole à leur aide pour arrêter ces horreurs. Suppose que tu
voies un ivrogne battre une créature sans défense dans la rue :
demanderas-tu si la guerre est déclarée pour lui porter secours ?
–
Non, mais je n’assassinerais pas à mon tour.
–
Tu irais jusque-là.
–
Je n’en sais rien, peut-être tuerais-je dans l’entraînement du moment ;
mais dans le cas présent je ne vois pas d’entraînement.
–
Tu n’en vois peut-être pas, mais tout le monde ne pense pas de même, repartit
Serge Ivanitch mécontent : le peuple conserve la tradition des frères
orthodoxes qui gémissent sous le joug de l’infidèle, et il s’est réveillé.
–
C’est possible, répondit Levine sur un ton conciliant, seulement je n’aperçois
rien de semblable, autour de moi. Je n’éprouve rien de pareil non plus, quoique
je fasse partie du peuple.
–
J’en dirais autant, fit le vieux prince. Ce sont les journaux que j’ai lus à
l’étranger qui m’ont révélé l’amour subit de la Russie entière pour les frères
slaves, jamais je ne m’en étais douté, car jamais ils ne m’ont inspiré la
moindre tendresse. À dire vrai, je me suis tout d’abord inquiété de mon
indifférence, et l’ai attribuée aux eaux de Carlsbad, mais depuis mon retour je
vois que je ne suis pas seul de mon espèce.
–
Les opinions personnelles sont de peu d’importance quand la Russie entière se
prononce.
– Mais
le peuple ne sait rien du tout.
–
Si papa, – interrompit Dolly, occupée jusque-là de son petit monde, auquel le
vieux gardien des abeilles prenait un vif intérêt. – Vous rappelez-vous,
dimanche, à l’église ?
–
Eh bien ? que s’est-il passé à l’église ? Les prêtres ont ordre de
lire au peuple un papier auquel personne ne comprend un mot. Si les paysans
soupirent pendant la lecture, c’est qu’ils se croient au sermon, et s’ils
donnent leurs kopeks, c’est qu’ils s’imaginent qu’on leur parle de sauver des âmes.
Mais comment ? c’est ce qu’ils ignorent.
–
Le peuple ne saurait ignorer sa destinée ; il en a l’intuition, et dans
des moments comme ceux-ci il le témoigne, » dit Serge Ivanitch fixant avec
assurance les yeux sur le vieux garde debout au milieu d’eux, une jatte de miel
à la main, et regardant ses maîtres d’un air doux et tranquille, sans rien comprendre
à leur conversation. Il se crut cependant obligé de hocher la tête en se voyant
observé, et de dire :
« C’est
comme cela, bien sûr.
–
Interrogez-le, dit Levine, vous verrez où il en est. As-tu entendu parler de la
guerre, Michel ? demanda-t-il au vieillard ; tu sais, ce qu’on vous a
lu dimanche à l’église ? Faut-il nous battre pour les chrétiens ?
qu’en penses-tu ?
–
Qu’avons-nous à penser ? Notre empereur Alexandre Nicolaevitch pensera
pour nous ; il sait ce qu’il doit faire. Faut-il apporter encore du
pain ? demanda-t-il en se tournant vers Dolly pour lui montrer Grisha qui
dévorait une croûte.
–
Qu’avons-nous affaire de l’interroger, dit Serge Ivanitch, quand nous voyons
des hommes par centaines abandonner ce qu’ils possèdent, sacrifier leurs
derniers sous, s’engager eux-mêmes, et accourir de tous les coins de la Russie
pour le même motif ? Me diras-tu que cela ne signifie rien ?
–
Cela signifie, selon moi, que sur quatre-vingts millions d’hommes il s’en
trouvera toujours des centaines, et même des milliers, qui, n’étant bons à rien
pour une vie régulière, se jetteront dans la première aventure venue, qu’il
s’agisse de suivre Pougatchef ou d’aller en Serbie, dit Levine en s’échauffant.
–
Ce ne sont pas des aventuriers qui se consacrent à cette œuvre, mais les dignes
représentants de la nation, s’écria Serge Ivanitch avec susceptibilité, comme
s’il s’agissait d’une question personnelle Et les dons ? N’est-ce pas
aussi une façon pour le peuple de témoigner sa volonté ?
–
C’est si vague le mot peuple ! Peut-être un sur mille parmi les
paysans comprend-il, mais le reste des quatre-vingts millions fait comme
Michel, et non seulement ils ne témoignent pas leur volonté, mais ils n’ont pas
la plus légère notion de ce qu’ils pourraient avoir à témoigner.
Qu’appellerons-nous donc le vœu du peuple ? »
Serge
Ivanitch, habile en dialectique, aborda un autre côté de la question.
« Il
est évident que, ne possédant pas le suffrage universel, nous ne saurions
obtenir l’opinion de la nation par voie arithmétique ; mais il y a
d’autres moyens de la connaître. Je ne dis rien de ces courants souterrains qui
ont ébranlé la masse du peuple, mais en considérant la société dans un sens
plus restreint : vois, dans la classe intelligente, combien sur ce terrain
les partis les plus hostiles se fondent en un seul ! Il n’y a plus de
divergence d’opinions, tous les organes sociaux s’expriment de même, tous ont
compris la force élémentaire qui donne à la nation son impulsion !
–
Que les journaux disent tous la même chose, c’est vrai, dit le vieux prince,
mais les grenouilles aussi, savent crier avant l’orage.
–
Je ne sais ce que la presse a de commun avec des grenouilles, et ne m’en fais
pas le défenseur ; je parle de l’unanimité d’opinion dans le monde
intelligent.
–
Cette unanimité a sa raison d’être, interrompit le vieux prince. Voilà mon cher
gendre, Stépane Arcadiévitch, que l’on nomme membre d’une commission quelconque,
avec huit mille roubles d’appointements et rien à faire, – ce n’est un secret
pour personne, Dolly, – croyez-vous, et c’est un homme de bonne foi, qu’il ne
parvienne pas à prouver que la société ne saurait se passer de cette
place ? Les journaux en font autant ; la guerre doublant la vente des
feuilles publiques, ils vous soutiendront la question slave et l’instinct
national.
–
Vous êtes injuste.
–
Alphonse Kerr était dans le vrai lorsqu’avant la guerre de France il proposait
aux partisans de la guerre de faire partie de l’avant-garde et d’essuyer le
premier feu.
–
Nos rédacteurs auraient là du plaisir, dit en riant Katavasof.
–
Mais leur fuite gênerait les autres, fit Dolly.
–
Rien n’empêcherait de les ramener au feu à coups de fouet, reprit le prince.
–
Ceci n’est qu’une plaisanterie d’un goût douteux, mais l’unanimité de la presse
est un symptôme heureux qu’il faut constater ; les membres d’une société
ont tous un devoir à remplir, et les hommes qui réfléchissent accomplissent le
leur en donnant une expression à l’opinion publique. Il y a vingt ans, tout le
monde se serait tu ; aujourd’hui, la voix du peuple russe, demandant à
venger ses frères, se fait entendre ; c’est un grand pas d’accompli, une
preuve de force.
–
Le peuple est certainement prêt à bien des sacrifices quand il s’agit de son
âme, mais il est question ici de tuer les Turcs ! dit Levine, rattachant
involontairement cet entretien à celui du matin.
–
Qu’appelez-vous son âme ? Pour un naturaliste, c’est un terme vague.
Qu’est-ce que l’âme ? demanda Katavasof en souriant.
–
Vous le savez bien.
–
Parole d’honneur, je ne m’en doute pas, reprit le professeur en riant aux
éclats.
–
« Je n’apporte pas la paix, mais le glaive », a dit Notre-Seigneur,
fit Serge Ivanitch, citant un mot de l’Évangile qui avait toujours troublé
Levine.
–
C’est comme cela, c’est vrai, répéta le vieux gardien toujours debout au milieu
d’eux, et répondant à un regard jeté sur lui par hasard.
–
Allons, vous êtes battu, mon petit père », s’écria gaiement Katavasof.
Levine
rougit, non de se sentir battu, mais d’avoir encore cédé au besoin de discuter.
Convaincre Serge Ivanitch était impossible, se laisser convaincre par lui
l’était tout autant. Comment admettre le droit que s’arrogeait une poignée
d’hommes, son frère parmi eux, de représenter avec les journaux la volonté de
la nation, alors que cette volonté exprimait vengeance et assassinat, et
lorsque toute leur certitude s’appuyait sur les récits suspects de quelques
centaines de mauvais sujets en quête d’aventures ? Rien ne continuait pour
lui ces assertions ; jamais le peuple ne considérerait la guerre comme un
bienfait, quelque but qu’on se proposât. Si l’opinion publique passait pour
infaillible, pourquoi la Révolution et la Commune ne deviendraient-elles pas aussi
légitimes que la guerre au profit des Slaves ?
Levine
aurait voulu exprimer ces pensées, mais il songea que la discussion irriterait
son frère, et qu’elle n’aboutirait à rien ; il attira donc l’attention de
ses hôtes sur la pluie qui les menaçait.
Le
prince et Serge Ivanitch montèrent en télègue, tandis que le reste de la
société hâtait le pas ; mais les nuages bas et noirs, chassés par le vent,
s’amoncelaient si vite et semblaient courir avec une si grande rapidité, qu’à
deux cents pas de la maison l’averse devint imminente.
Les
enfants couraient en avant, poussant, tout en riant, des cris de frayeur ;
Dolly, gênée par ses vêtements, essaya de les suivre ; les hommes,
retenant avec peine leurs chapeaux, faisaient de grandes enjambées… ;
enfin, au moment où de grosses gouttes commençaient à tomber, on atteignit le
logis.
« Où
est Catherine Alexandrovna ? demanda Levine à la vieille ménagère qui
sortait du vestibule, chargée de plaids et de parapluies.
–
Nous pensions qu’elle était avec vous.
–
Et Mitia ?
–
Au bois probablement, avec sa bonne. »
Levine
saisit les plaids et se mit à courir.
Dans
ce court espace de temps, le ciel s’était obscurci comme pendant une éclipse,
et le vent, soufflant avec violence, faisait voler les feuilles, tournoyer les
branches des bouleaux, ployer les arbres, les plantes et les fleurs, barrant
obstinément le passage à Levine. Les champs et la forêt disparaissaient
derrière une nappe de pluie, et tous ceux que l’orage surprenait dehors
couraient se mettre à l’abri.
Luttant
vigoureusement contre la tempête pour préserver ses plaids, Levine, penché en
avant, avançait de son mieux : il croyait déjà apercevoir des formes
blanches derrière un chêne bien connu, lorsque soudain une lumière éclatante
enflamma le sol devant lui, tandis qu’au-dessus de sa tête, la voûte céleste
sembla s’effondrer.
Dès
qu’il put ouvrir ses yeux éblouis, il chercha le chêne à travers l’épais rideau
formé par l’averse, et remarqua, à sa grande terreur, que la cime en avait
disparu.
« La
foudre l’aura frappé ! » eut-il te temps de se dire, et aussitôt il
entendit le bruit de l’arbre s’écroulant avec fracas.
« Mon
Dieu, mon Dieu ! pourvu qu’ils n’aient pas été touchés ! murmura-t-il
glacé de frayeur, et, quoiqu’il sentit aussitôt l’absurdité de cette prière,
désormais inutile puisque le mal était fait, il la répéta néanmoins, ne sachant
rien de mieux… Il se dirigea vers l’endroit où Kitty se tenait
d’habitude ; elle n’y était pas, mais il l’entendit qui appelait du côté
opposé ; elle s’était réfugiée sous un vieux tilleul ; là, penchée
ainsi que la bonne au-dessus de l’enfant couché dans sa petite voiture, elles
l’abritaient de la pluie.
Levine,
aveuglé par les éclairs et l’averse, finit enfin par apercevoir ce petit
groupe, et courut aussi vite que le lui permettaient ses chaussures remplies
d’eau.
« Vivants !
que Dieu soit loué ! Mais peut-on commettre une pareille imprudence !
cria-t-il furieux à sa femme, qui tournait vers lui son visage mouillé.
–
Je t’assure qu’il n’y a pas de ma faute ; nous allions partir lorsque…
–
Puisque vous êtes sains et saufs, Dieu merci ! Je ne sais plus ce que je
dis ! »
Puis,
ramassant à la hâte le petit bagage de l’enfant, Levine remit son fils à la
bonne, et, prenant le bras de sa femme, l’entraîna en lui serrant doucement la
main, honteux de l’avoir grondée.
Malgré
la déception qu’il ressentit en constatant que sa régénération morale
n’apportait aucune modification favorable dans sa nature, Levine n’en éprouva
pas moins tout le reste de la journée une plénitude de cœur qui le combla de
joie. Il ne prit qu’une faible part à la conversation, mais le temps se passa
gaiement, et Katavasof fit la conquête des dames par la tournure originale de
son esprit. Mis en verve par Serge Ivanitch, il les amusa en leur racontant ses
études sur les mœurs et la physionomie des mouches mâles et femelles, ainsi que
sur leur genre de vie dans les appartements. Kosnichef, à son tour, reprit la
question slave, qu’il développa d’une façon intéressante ; la journée
s’acheva donc agréablement, sans discussions irritantes, et, la température
s’étant rafraîchie après l’orage, on ne quitta pas la maison.
Kitty,
obligée d’aller retrouver son fils pour lui donner son bain, se retira à
regret, et, quelques minutes après, on vint avertir Levine qu’elle le
demandait. Inquiet, il se leva aussitôt, malgré l’intérêt qu’il prenait à la
théorie de son frère sur l’influence que l’émancipation de quarante millions de
Slaves aurait pour l’avenir de la Russie.
Que
pouvait-on lui vouloir ? on ne le réclamait jamais auprès de l’enfant
qu’en cas d’urgence. Mais son inquiétude, aussi bien que la curiosité éveillée
en lui par les idées de son frère, disparurent dès qu’il se retrouva seul un
moment, et son bonheur intime lui revint, vif et profond comme le matin, sans
qu’il eût besoin de le ranimer par la réflexion. Le sentiment était devenu plus
puissant que la pensée, il traversa la terrasse et aperçut deux étoiles
brillantes au firmament.
« Oui,
se dit-il en regardant le ciel, je me rappelle avoir pensé qu’il y avait une
vérité dans l’illusion de cette voûte que je contemplais, mais quelle était la
pensée restée inachevée dans mon esprit ?… » Et en entrant dans la
chambre de l’enfant il se la rappela.
« Pourquoi,
si la principale preuve de l’existence de Dieu est la révélation intérieure
qu’il donne à chacun de nous du bien et du mal, cette révélation serait-elle
limitée à l’Église chrétienne ? Et ces millions de Bouddhistes, de
Musulmans, qui cherchent également le bien ?… » La réponse à cette
question devait exister, mais il ne put se la formuler avant d’entrer.
Kitty,
les manches retroussées, penchée au-dessus de la baignoire où elle maintenait
d’une main la tête de l’enfant tandis qu’elle l’épongeait de l’autre, se tourna
vers son mari en l’entendant approcher.
« Viens
vite ! Agathe Mikhaïlovna avait raison, il nous reconnaît. »
L’événement
était important : pour s’en assurer complètement, on soumit Mitia à
diverses épreuves ; on fit monter une cuisinière qu’il n’avait jamais vue.
L’expérience fut concluante ; l’enfant refusa de regarder l’étrangère, et
sourit à sa mère et à sa bonne. Levine lui-même était ravi.
« Je
suis bien contente de voir que tu commences à l’aimer, dit Kitty lorsqu’elle
eut bien installé son fils sur ses genoux après son bain. Je commençais à
m’attrister quand tu disais que tu ne ressentais rien pour lui.
–
Ce n’est pas là ce que je voulais dire, mais il m’a causé une déception.
–
Comment cela ?
–
Je m’attendais à ce qu’il me révélât un sentiment nouveau, et tout au contraire
c’est de la pitié, du dégoût, et surtout de la frayeur qu’il m’a inspirés. Je
n’ai bien compris que je l’aimais qu’aujourd’hui, après l’orage. »
Kitty
sourit de joie.
« Tu
as eu bien peur ? moi aussi ; mais j’ai plus peur encore, maintenant
que je me rends compte du danger que nous avons couru. J’irai regarder le chêne
demain…, et maintenant retourne vers tes hôtes. Je suis si contente de te voir
en bons rapports avec ton frère. »
Levine,
en quittant sa femme, reprit le cours de ses pensées, et, au lieu de rentrer au
salon, s’accouda sur la balustrade de la terrasse.
La
nuit venait, et le ciel, pur au midi, restait orageux du côté opposé ; de
temps en temps un éclair éblouissant, suivi d’un sourd grondement, faisait
disparaître aux yeux de Levine les étoiles et la voie lactée qu’il considérait,
écoutant les gouttes de pluie tomber en cadence du feuillage des arbres ;
les étoiles reparaissaient ensuite peu à peu, reprenant leur place comme si une
main soigneuse les eût rajustées au firmament.
« Quelle
est la crainte qui me trouble ? se demandait-il, sentant une réponse dans
son âme, sans pouvoir encore la définir.
« Oui,
les lois du bien et du mal révélées au monde sont la preuve évidente,
irrécusable, de l’existence de Dieu ; ces lois, je les reconnais au fond
de mon cœur, m’unissant ainsi bon gré mal gré à tous ceux qui les reconnaissent
comme moi, et cette réunion d’êtres humains partageant la même croyance
s’appelle l’Église. Et les Hébreux, les Musulmans, les Bouddhistes ? se
dit-il, revenant à ce dilemme qui lui semblait dangereux. Ces millions d’hommes
seraient-ils privés du plus grand des bienfaits, de celui qui, seul, donne un
sens à la vie ? »
Il
réfléchit. « Mais la question que je me pose là est celle des rapports des
diverses croyances de l’humanité entière avec la Divinité ? C’est la
révélation de Dieu à l’Univers avec ses planètes et ses nébuleuses, que je
prétends sonder ? Et c’est au moment où un savoir certain, quoique
inaccessible à la raison, m’est révélé, que je m’obstine encore à faire
intervenir la logique ?
« Je
sais que les étoiles ne marchent pas, se dit-il, remarquant le changement
survenu dans la position de l’astre brillant qu’il voyait s’élever au-dessus
des bouleaux, mais, ne pouvant m’imaginer la rotation de la terre en voyant les
étoiles changer de place, j’ai raison de dire qu’elles marchent. – Les
astronomes auraient-ils rien compris, rien calculé, s’ils avaient pris en
considération les mouvements compliqués et variés de la terre ? Leurs
étonnantes conclusions sur les distances, les poids, les mouvements et les
révolutions des corps célestes n’ont-elles pas toutes été basées sur les
mouvements apparents des astres autour de la terre immobile, ces mêmes
mouvements dont je suis témoin, comme des millions d’hommes l’ont été pendant
des siècles, et qui peuvent toujours être vérifiés ? Et, de même que les
conclusions des astronomes eussent été fausses et inexactes s’ils ne les
avaient pas basées sur leurs observations du ciel apparent, relativement à un
seul méridien et à un seul horizon, de même toutes mes conclusions sur la
connaissance du bien et du mal seraient privées de sens si je ne les rapportais
à la révélation que m’en a faite le christianisme, et que je pourrai toujours
vérifier dans mon âme. Les rapports des autres croyances avec Dieu resteront
pour moi insondables, et je n’ai pas le droit de les scruter. »
« Tu
n’es pas rentré ? dit tout à coup la voix de Kitty, tu n’as rien qui te
préoccupe ? demanda-t-elle en examinant attentivement le visage de son mari
à la clarté des étoiles. Un éclair sillonnant l’horizon le lui fit voir calme
et heureux.
« Elle
me comprend, pensa-t-il en la voyant sourire ; elle sait à quoi je
pense ; faut-il le lui dire ? » Mais au moment où il allait
parler, Kitty l’interrompit.
« Je
t’en prie, Kostia, dit-elle, va jeter un coup d’œil dans la chambre de Serge
pour voir si tout y est en ordre. Cela me gêne d’y aller.
–
Fort bien, j’y vais », répondit Levine en se levant pour l’embrasser.
« Non,
mieux vaut me taire, pensa-t-il tandis que la jeune femme rentrait au
salon ; ce secret n’a d’importance que pour moi seul, et mes paroles ne
sauraient l’expliquer. – Ce sentiment nouveau ne m’a ni changé, ni ébloui, ni
rendu heureux comme je le pensais ; de même que pour l’amour paternel il
n’y a eu ni surprise ni ravissement ; mais ce sentiment s’est glissé dans
mon âme par la souffrance, désormais il s’y est fermement implanté, et quelque
nom que je cherche à lui donner, c’est la foi.
« Je
continuerai probablement à m’impatienter contre mon cocher, à discuter
inutilement, à exprimer mal à propos mes idées ; je sentirai toujours une
barrière entre le sanctuaire de mon âme et l’âme des autres, même celle de ma
femme ; je rendrai toujours celle-ci responsable de mes terreurs pour m’en
repentir aussitôt. Je continuerai à prier, sans pouvoir m’expliquer pourquoi je
prie, mais ma vie intérieure a conquis sa liberté ; elle ne sera plus à la
merci des événements, et chaque minute de mon existence aura un sens
incontestable et profond, qu’il sera en mon pouvoir d’imprimer chacune de mes actions :
celui du bien. »
FIN DU DEUXIÈME VOLUME
Texte libre de droits.
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—
Décembre 2006
—
– Élaboration de ce livre électronique :
Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : Jean-Marc, Coolmicro et Fred.
– Dispositions :
Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…
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VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.
[1] Crêpes de blé noir qu’on ne mange que pendant le carnaval.
[2] Espèce de gâteaux.
[3] La personne chargée de remplacer la mère.
[4] Couvent d’hommes, célèbre par ses chantres.
[5] Mot illisible dans le fichier PDF Gallica. Dans une autre traduction, la phrase est la suivante : « Pourquoi tant de façons ? qu’on serve le vin ordinaire. » (Note du correcteur – ELG.)
[6] Soupe au sterlet.
[7] Municipalité.