Léon Tolstoï

 

 

 

CONTES ET NOUVELLES

Tome II

 

 

 

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Table des matières

 

LA MATINÉE D'UN SEIGNEUR.. 6

I. 6

II. 9

III. 15

IV.. 22

V.. 25

VI. 28

VII. 30

VIII. 32

IX.. 38

X.. 45

XI. 47

XII. 50

XIII. 52

XIV.. 56

XV.. 59

XVI. 63

XVII. 65

XVIII. 67

XIX.. 70

XX.. 72

HISTOIRE D’UN PAUVRE HOMME.. 77

I. 77

II. 83

III. 89

IV.. 93

V.. 96

VI. 101

VII. 104

VIII. 108

IX.. 114

X.. 116

XI. 121

XII. 125

XIII. 127

XIV.. 134

XV.. 139

LE PÈRE SERGE.. 152

I. 152

II. 161

III. 169

IV.. 186

V.. 199

L’ÉVASION.. 213

I. 213

II. 216

III. 218

IV.. 219

V.. 221

VI. 224

VII. 227

VIII. 229

IX.. 232

X.. 234

XI. 236

XII. 239

POURQUOI L’ON TIENT À LA VIE.. 244

I. 244

II. 248

III. 251

IV.. 255

V.. 259

VI. 260

VII. 265

VIII. 267

IX.. 271

X.. 273

XI. 275

XII. 277

TROIS FAÇONS DE MOURIR.. 279

I. 279

II. 287

III. 291

IV.. 297

AINSI MEURT L’AMOUR.. 301

I  La rencontre. 301

II  Deux enfants. 305

III  Le bal 307

IV  Le coup de foudre. 310

V  L’amour. 313

VI  Elle aurait pu être heureuse, elle aussi 315

VII  Où l’on voit apparaître un monsieur respectable et respecté. 317

VIII  La soirée. 320

IX  Rêveries. 322

X  Les tziganes. 324

XI  À qui la faute. 332

HISTOIRE DE LA JOURNÉE D’HIER.. 335

ALBERT  (L’HOMME FINI). 363

I. 363

II. 367

III. 371

IV.. 375

V.. 380

VI. 390

VII. 397

LE RÊVE.. 405

NOTES D’UN FOU.. 407

À propos de cette édition électronique. 423

 

LA MATINÉE D'UN SEIGNEUR[1]

I

Le jeune Nekhludov avait dix-neuf ans, lorsqu’encore étudiant de troisième année à l’Université, il vint passer les vacances dans sa campagne et y resta seul tout l’été. L’automne vint. D’une écriture juvénile, pas encore bien formée, il écrivit en français à sa tante, la comtesse Bielorietzkaia, qu’il considérait comme sa meilleure amie et en même temps comme la femme la plus éminente au monde, la lettre suivante :

 

« Chère Tante,

 

« Je viens de prendre une décision d’où dépend tout le sort de ma vie. Je quitte l’Université pour me consacrer à la vie de la campagne, car je me sens né pour elle. Pour Dieu, chère tante ne vous moquez pas de moi. Vous direz que je suis jeune, peut-être est-ce vrai, je ne suis encore qu’un enfant mais cela ne m’empêche pas de sentir ma vocation, d’aimer le bien et de désirer le faire.

 

« Comme je vous l’ai déjà écrit, j’ai trouvé les affaires en une confusion indescriptible. Désirant les remettre en ordre, et après les avoir bien étudiées, j’ai découvert que le mal principal tient à la situation plus que miséreuse des paysans, et c’est un mal tel qu’on ne peut y remédier que par le travail et la persévérance. Si seulement vous pouviez voir deux de mes paysans, David et Ivan, et la vie qu’ils mènent eux et leurs familles, je suis persuadé que la vue seule de ces deux malheureux vous convaincrait plus que tout ce que je puis vous dire pour vous expliquer ma décision. N’est-ce pas mon devoir strict, sacré, de me vouer au bonheur de ces sept cents âmes dont j’aurai à rendre compte à Dieu ? N’est-ce pas un péché de les laisser la proie de gérants et d’intendants grossiers, pour mes plaisirs ou mes satisfactions ? Et pourquoi chercherais-je dans un autre milieu des occasions d’être utile et de faire le bien, quand se présente à moi un devoir si noble, si grand et si proche ! Je me sens capable d’être un bon maître et pour l’être comme je comprends ce mot, il ne faut ni diplôme de l’Université, ni les titres que vous ambitionnez pour moi. Chère tante, ne formez pas pour moi de projets ambitieux, habituez-vous à la pensée que j’ai pris une route tout à fait spéciale qui est bonne et qui, je le sens, me mènera au bonheur. J’ai réfléchi beaucoup et beaucoup à mes devoirs futurs, j’ai écrit ma règle de conduite, et si Dieu m’en donne la force, je réussirai dans mon entreprise.

 

« Ne montrez pas cette lettre à mon frère Vassia : je crains ses moqueries. Il est habitué à me commander et moi à me soumettre à lui. Quant à Vania, si même il n’approuve pas ma décision, il la comprendra. »

 

La comtesse répondit par la lettre suivante, écrite aussi en français :

 

« Ta lettre, cher Dmitri, ne m’a rien prouvé sauf que tu as bon cœur, ce dont je n’ai jamais douté. Mais, cher ami, dans la vie, nos bonnes qualités nous nuisent plus que les mauvaises. Je ne te dirai pas que tu fais une sottise, que ta conduite m’attriste, mais je tâcherai d’agir sur toi en te convainquant. Raisonnons, mon ami. Tu dis que tu sens ta vocation pour la vie de la campagne, que tu désires faire le bonheur de tes paysans, et que tu espères être un bon maître : Primo je dois te dire que nous ne sentons notre vocation que quand nous nous trompons sur elle ; secundo qu’il est plus facile de faire son bonheur que celui des autres ; et tertio que pour être un bon maître il est nécessaire d’être froid et sévère et que tu n’y arriveras jamais même en essayant de feindre.

 

« Tu crois tes raisons indiscutables et même tu les prends pour règles de vie, mais à mon âge, mon ami, on ne croit plus aux résolutions ni aux règles, mais à l’expérience ; et l’expérience me dit que tes plans sont ceux d’un enfant. J’ai déjà près de cinquante ans et j’ai connu beaucoup de personnes très dignes, mais jamais je n’ai entendu dire qu’un jeune homme de bonne famille et bien doué, sous prétexte de faire le bien, se soit enfoui à la campagne. Toujours tu as voulu paraître original, et ton originalité n’est autre chose qu’un excès d’amour-propre. Ah ! mon ami, choisis plutôt les voies déjà tracées : elles conduisent plus près du succès, et si le succès n’est pas nécessaire pour toi, il est nécessaire pour avoir la possibilité de faire le bien que tu aimes.

 

« La misère de quelques paysans est un mal nécessaire, ou du moins c’est un mal qu’on ne peut soulager sans oublier tous ses devoirs envers la société, envers ses parents et envers soi-même. Avec ton esprit, ton cœur et ton amour pour la vertu, il n’y a pas de carrière où tu n’aies de succès, mais choisis au moins une carrière qui soit digne de toi et te fasse honneur.

 

« Je crois en ta franchise quand tu dis que tu n’as pas d’ambition, mais tu te trompes toi-même. L’ambition à ton âge et avec ta fortune, c’est une vertu, mais elle devient défaut et vulgarité quand l’homme n’est pas capable d’y satisfaire. Et tu sentiras cela si tu ne changes pas d’intention. Au revoir cher Mitia ! Il me semble que je t’aime encore plus pour ton enthousiasme éthéré, mais noble et magnanime. Fais comme tu l’entends, mais je l’avoue, je ne puis être de ton avis.

 

Le jeune homme, en recevant cette lettre, y réfléchit longuement et décida que même une femme de génie peut se tromper, il envoya sa démission à l’Université et resta pour toujours à la campagne.

 

II

Le jeune seigneur, comme il l’avait écrit à sa tante, s’était tracé des règles de conduite pour gérer sa propriété, et toute sa vie et toutes ses occupations étaient partagées par heures, jours et mois. Le dimanche était réservé à la réception des solliciteurs : serviteurs et paysans, aux visites chez les paysans pauvres, afin de leur porter des secours après l’avis du mir[2] qui se réunissait chaque dimanche soir et décidait qui il fallait aider et par quels moyens. Plus d’une année était déjà passée dans ces occupations, et le jeune homme n’était plus tout à fait novice, tant en pratique qu’en théorie, dans la gestion de ses biens.

 

Par un beau dimanche de juin, après avoir pris son café et parcouru un chapitre de Maison rustique, Nekhludov, avec un carnet et une liasse de billets de banque dans la poche de son pardessus léger, sortit de sa grande maison de campagne, à colonnades et à terrasse, dans laquelle il occupait en bas une seule petite chambre, et par les allées non ratissées et herbeuses de son vieux jardin anglais, se dirigea vers le village, disposé des deux côtés de la grand-route. Nekhludov était un jeune homme de haute taille, élégant, aux longs cheveux bouclés, épais et blonds, aux yeux noirs, au regard clair, brillant, aux joues fraîches et aux lèvres rouges au-dessus desquelles se montrait le premier duvet de la jeunesse. Dans toute son allure, dans ses mouvements, on pouvait constater la force, l’énergie et l’expression satisfaite de la jeunesse. Une foule bigarrée de paysans revenait de l’église : des vieillards, des jeunes filles, des enfants, des femmes, leurs nourrissons au bras, en habits de fête se dispersaient dans leurs isbas, saluant très profondément le seigneur et lui cédant le pas. En entrant dans la rue, Nekhludov s’arrêta, tira son carnet de sa poche et sur la dernière page couverte d’une écriture enfantine, il lut quelques noms de paysans qui y étaient marqués. « Ivan Tchourisenok, a demandé des étais », lut-il, et, en entrant dans la rue, il s’approcha de la porte de la deuxième isba à droite.

 

La demeure de Tchourisenok était en piètre état : la charpente de bois à demi-pourri, toute penchée d’un côté s’enfonçait dans le sol, si bien que la petite fenêtre ouverte à la guillotine brisée, aux volets à demi rabattus, et l’autre sans vitres, bourrée de coton, se trouvaient au niveau du fumier[3]. On pénétrait dans la première pièce par une porte basse dont le seuil en bois était totalement pourri. La porte charretière, en forme de cage était accotée au mur du principal bâtiment de l’isba. Tout cela était autrefois couvert d’un toit inégal et maintenant sur les avant-toits couverts d’une paille noire également pourrie. Partout ailleurs, la charpente était à nue. Devant, dans la cour, se trouvait un puits dont la margelle était détruite, avec un reste de poteau et de treuil, et autour une mare boueuse, piétinée par le bétail, et dans laquelle barbotaient des canards. Près du puits, deux vieux cytises un peu tordus avec de rares branches vert pâle. Au pied d’un de ces cytises, qui témoignaient que jadis quelqu’un avait eu soin d’orner cet endroit, était assise une fillette blonde de huit ans, qui faisait grimper sur elle une autre petite fille de deux ans. Le jeune chien de garde qui se promenait près d’elles, en apercevant le seigneur, se jeta en toute hâte vers la porte cochère et se mit à pousser des aboiements effrayés, plaintifs.

 

– Ivan est-il à la maison ? demanda Nekhludov.

 

L’aînée des fillettes, comme stupéfaite, à cette question ouvrit les yeux de plus en plus grands et ne répondit rien ; la plus jeune ouvrit la bouche, s’apprêtant à pleurer. Une petite vieille en jupe à carreaux déchirée, entourée d’une ceinture rougeâtre, usée, regardait derrière la porte et ne répondait rien. Il s’approcha du seuil et répéta la question :

 

– Il est à la maison, seigneur, fit la petite vieille d’une voix tremblante, en s’inclinant très bas, et prise d’un trouble subit.

 

Quand Nekhludov, la saluant, traversa le seuil pour gagner la cour étroite, la vieille appuya sa joue sur la paume de sa main, s’approcha de la porte et sans quitter le maître des yeux, doucement hocha la tête. La cour sentait la pauvreté ; par ci par là, de la paille noircie par le temps ; sur le fumier épars, étaient jetées des bûches pourries, des fourches et deux herses. Tout autour de la cour il y avait des auvents presque totalement découverts et détruits d’un côté et sous eux, se trouvaient un araire, un chariot sans roues, et en tas, jetées l’une sur l’autre, des ruches vides et hors d’usage. Tchourisenok abattait à la hache la haie que le toit enfonçait. Ivan Tchouris était un paysan de cinquante ans, d’une taille au-dessous de la moyenne. Les traits de son visage bruni, rond, entouré d’une barbe blonde grisonnante et de cheveux épais de même teinte, étaient beaux et très expressifs. Ses yeux bleu foncé, mi-clos, avaient un regard intelligent et insouciant. Sa bouche petite, régulière, était très proéminente au-dessous des moustaches blondes peu abondantes et exprimait, quand il souriait, la confiance en soi et une indifférence quelque peu railleuse à l’égard de tout le monde. À sa peau épaisse, à ses rides très profondes, aux veines très marquées du cou, du visage et des mains, à son dos voûté de façon anormale, et à ses jambes déformées on voyait que toute sa vie s’était passée en un travail accablant. Il était vêtu d’un pantalon de toile blanche avec des pièces bleues aux genoux, et d’une chemise sale toute déchirée dans le dos et aux bras. La chemise était serrée très bas par un cordon auquel était attachée une petite clef de cuivre.

 

– Que Dieu t’aide ! dit le maître en entrant dans la cour.

 

Tchourisenok jeta un regard circulaire et continua sa besogne. Par un effort énergique, il débarrassa la claie du toit et seulement alors, il enfonça la hache dans une bûche et en rajustant sa ceinture il s’avança au milieu de la cour.

 

– Je vous souhaite bien du bonheur, Excellence ! dit-il en saluant bas et en secouant ses cheveux.

 

– Merci, mon cher. Je suis venu regarder ta maison, dit Nekhludov avec une tendresse enfantine et quelque gêne en regardant l’habit du paysan. Dis-moi pourquoi il te faut les étais que tu as demandés à l’assemblée.

 

– Les étais ? Mais on sait pourquoi il faut des étais, Votre Excellence. Je voudrais étayer ma maison, au moins, voyez par vous-même. Voilà, dernièrement ce pan s’est affaissé. Encore Dieu a-t-il voulu qu’il n’y eût pas de bétail ce jour-là. Tout cela tient à peine, prononça Tchouris, en regardant avec mépris le hangar découvert, penché et lamentable. Et où peut-on trouver du bois à présent ? Vous le savez vous-même.

 

– Alors, à quoi te serviront cinq étais, quand un hangar est déjà tombé et que les autres tomberont bientôt ? Tu n’as pas besoin d’étais, mais de poutres, de chevrons, il faut tout refaire à neuf, dit le maître, pour montrer évidemment qu’il s’entendait aux affaires.

 

Tchourisenok se tut.

 

– Alors, il te faut du bois et non des étais ; il fallait donc le dire.

 

– Sans doute, il en faut, mais où le prendre ? On ne peut pas toujours aller dans la cour des seigneurs ! Si l’on fait la faveur à notre frère d’aller chercher tout chez Votre Excellence, dans la cour des seigneurs, alors quels bons paysans serons-nous ? Mais, si c’est un effet de votre bonté, fit-il en saluant et en piétinant sur place, avec les morceaux de chêne jetés dans l’enclos, qui vous sont inutiles, je changerai les poutres, je couperai et je ferai quelque chose de la vieille charpente.

 

– Comment donc ? Du vieux bois ? Tu dis toi-même que tout, chez toi, est vieux et pourri ; aujourd’hui ce coin est tombé, demain ce sera un autre, après-demain le troisième ; alors, s’il y a quelque chose à faire c’est de construire tout à neuf, pour que le travail ne soit pas perdu. Dis-moi, penses-tu que tes hangars pourront encore résister cet hiver ou non ?

 

– Et qui le sait ?

 

– Mais… qu’en penses-tu ? s’écrouleront-ils ou non ?

 

Tchouris demeura pensif un instant.

 

– Tout s’écroulera, fit-il soudain.

 

– Eh bien ! Tu sais, il valait mieux dire à l’assemblée que tous tes hangars doivent être refaits et non pas demander seulement des étais. Je suis très heureux de t’aider…

 

– Nous sommes très touchés de votre bienveillance, répondit Tchouris avec méfiance et sans regarder le maître. J’aurais assez de quatre poutres et des étais ; alors, je pourrais peut-être m’arranger moi-même, et ce qu’on pourra utiliser du vieux bois, eh bien ! Je l’emploierai pour soutenir l’isba.

 

– Comment ton isba est-elle en si mauvais état ?

 

– Moi et ma femme craignons chaque jour qu’elle écrase quelqu’un, répondit avec indifférence Tchouris. Il n’y a pas longtemps une solive tombée du plafond a presque assommé ma femme.

 

– Comment, assommé ?

 

– Mais comme ça, Votre Excellence, assommé. Elle lui est tombée sur le dos, et ma femme est restée couchée sans connaissance jusqu’à la nuit.

 

– Eh bien ! Elle va mieux ?

 

– Oui, elle va mieux, mais elle est toujours malade. C’est vrai qu’elle est maladive depuis l’enfance.

 

– Est-ce que tu es malade ? demanda Nekhludov à la femme qui était restée debout à la porte et qui s’était mise à geindre dès que son mari avait parlé d’elle.

 

– J’ai toujours là, quelque chose qui m’étouffe, et c’est terrible, répondit-elle en montrant sa poitrine, sale et maigre.

 

– Encore ! fit avec dépit le jeune maître en levant les épaules. Pourquoi donc, si tu es malade, n’es-tu pas venue te faire examiner à l’hôpital ? C’est pour cela qu’il est installé, l’hôpital. Est-ce qu’on ne vous l’a pas dit ?

 

– Mais oui, on nous l’a dit, notre nourricier, mais on n’a jamais le temps, il faut aller à la corvée ; s’occuper de la maison, des enfants, et je suis toujours seule ! Oui, je suis toujours seule…

 

III

Nekhludov entra dans l’isba. Les murs rugueux et enfumés d’un côté étaient couverts de guenilles et de loques, et de l’autre, absolument grouillants de cafards rougeâtres qui pullulaient près des icônes et du banc. Au milieu du plafond de cette petite isba de six archines, noire et puante, il y avait un grand trou, et bien qu’il y eût des étais en deux endroits, le plafond était tellement affaissé qu’il semblait menacer incessamment d’un effondrement complet.

 

– Oui, l’isba est en très mauvais état, dit le seigneur, en regardant fixement le visage de Tchourisenok, qui semblait ne pas vouloir engager la conversation sur ce sujet.

 

– Elle nous écrasera avec nos enfants, commença d’une voix pleurnicheuse la femme qui se tenait sous la soupente et s’appuyait au poêle.

 

– Tais-toi ! dit sévèrement Tchouris ; et avec un sourire rusé, à peine perceptible, qui se dessina sous ses moustaches, il s’adressa au seigneur : Je ne sais que faire avec elle, avec l’isba, Votre Excellence, j’ai mis des étais, des supports, et on ne peut rien faire.

 

– Comment passerons-nous l’hiver ? Oh ! oh ! fit la femme.

 

– Si l’on pouvait mettre des étais, de nouvelles solives, interrompit le mari d’un ton tranquille et entendu, alors peut-être pourrait-on y passer l’hiver. On pourrait encore vivre ici, mais il faudrait étayer ; voilà, mais si on la touche, il n’en restera pas un morceau, c’est comme ça, conclut-il, visiblement satisfait de ses explications.

 

Nekhludov avait du dépit et de la peine, que Tchouris, en une telle situation, ne se fût pas adressé à lui, alors que, depuis son arrivée, il n’avait jamais rien refusé aux paysans et désirait seulement que tous vinssent le trouver pour lui exposer leurs besoins. Il ressentit même une certaine colère contre le paysan, haussa méchamment les épaules et fronça les sourcils. Mais la vue de la misère qui l’entourait, et, au milieu de cette misère, l’air tranquille et satisfait de Tchouris transformèrent son dépit en une profonde tristesse.

 

– Mais, Ivan, pourquoi ne m’as-tu pas dit cela plus tôt, objecta-t-il d’un ton de reproche, en s’asseyant sur un banc sale et boiteux.

 

– Je n’ai pas osé, Votre Excellence, répondit Tchouris avec le même sourire à peine visible, en remuant ses pieds noirs et nus, sur le sol de terre inégal. Mais il prononça ces mots avec tant de hardiesse et de calme qu’il était difficile de croire qu’il n’osait pas, vraiment, venir chez le seigneur.

 

– C’est notre sort à nous, paysans… Comment oser ? commençait la femme en sanglotant.

 

– Ne bavarde pas, lui dit Tchouris.

 

– Tu ne peux pas vivre dans cette isba, c’est impossible ! dit Nekhludov après un court silence. Voilà ce que nous allons faire, mon cher…

 

– J’écoute, fit Tchouris.

 

– As-tu vu les isbas en pierre que j’ai fait construire dans le nouveau hameau et dont les murs sont encore vides ?

 

– Comment ne pas les voir ? dit Tchouris, en montrant dans un sourire ses dents encore bonnes et blanches. On a beaucoup admiré, quand on a construit ces isbas, elles sont magnifiques. Les gens ont ri et se sont demandés s’il n’y aurait pas de magasins pour mettre leurs blés dans les murs et les préserver des rats. Les isbas sont superbes, on dirait des prisons, conclut-il avec l’expression d’un étonnement railleur et en hochant la tête.

 

– Oui, les isbas sont bonnes, sèches et chaudes et moins sujettes aux incendies, fit le seigneur en plissant son jeune visage, visiblement mécontent de la moquerie du paysan.

 

– Indiscutablement, Votre Excellence, les isbas sont admirables.

 

– Eh bien ! Alors voilà ; une isba est déjà tout à fait prête, elle a dix archines, une entrée, et ses dépendances. Si tu veux, je te la vendrai à crédit, au prix qu’elle me coûte, tu me rembourseras quand tu le pourras, dit le seigneur avec un sourire joyeux qu’il ne pouvait retenir à la pensée qu’il faisait le bien. La tienne, la vieille, tu la laisseras, continua-t-il, elle te servira pour construire un magasin de blé, nous transporterons aussi toutes les dépendances. Là-bas, l’eau est très bonne, je te donnerai de la terre pour planter un potager, et tout près de ta maison je te donnerai aussi du terrain dans les trois champs. Tu vivras admirablement ! Eh bien ! cela ne te plaît-il pas ? demanda Nekhludov en remarquant qu’à son allusion au déménagement, Tchouris se plongeant dans une immobilité complète, fixait le sol, ne souriait plus.

 

– Comme il plaira à Votre Excellence, fit-il sans lever les yeux.

 

La vieille s’avança comme blessée, et voulut dire quelque chose, son mari la prévint.

 

– C’est la volonté de Votre Excellence, répondit-il résolument, et en jetant un regard docile vers le maître, il secoua ses cheveux.

 

– Mais c’est impossible de vivre dans ce nouveau hameau.

 

– Pourquoi ?

 

– Non, Votre Excellence, nous sommes de pauvres paysans ici, mais si vous nous transportez là-bas, jamais nous ne pourrons vous servir. Quels paysans serons-nous là-bas ? Ce sera comme vous voudrez, mais là-bas c’est impossible d’y vivre.

 

– Mais pourquoi donc ?

 

– Nous serons complètement ruinés, Votre Excellence.

 

– Pourquoi, ne peut-on vivre là-bas ?

 

– Mais quelle vie là-bas ? Juge toi-même. C’est un endroit inhabité, on ne connaît pas l’eau, il n’y a pas de pâturages. Ici, chez nous, les terres sont fumées depuis longtemps, et là-bas, hélas ! Qu’y a-t-il là-bas ? Rien ! Pas de haies, pas de séchoirs, pas de hangars, il n’y a rien. Nous nous ruinerons complètement, Votre Excellence ; si vous nous chassez là-bas, ce sera notre ruine complète ! C’est un endroit nouveau, inconnu… répéta-t-il pensivement, mais résolument et en hochant la tête.

 

Nekhludov voulait prouver au paysan que le changement était, au contraire, très avantageux pour lui, que l’on construirait là-bas des haies et des hangars, que l’eau, là-bas, était bonne, etc. Mais le silence sombre de Tchouris l’embarrassait et il sentait qu’il ne parlait pas comme il le fallait.

 

Tchourisenok, lui, ne contredisait pas, mais quand le maître se tut, il objecta, en souriant un peu, que le mieux était d’installer dans ce hameau les vieux serfs attachés à la cour des maîtres et l’innocent Aliocha, pour qu’ils y gardent le blé.

 

– Voilà qui serait excellent, dit-il en souriant de nouveau, pour nous ce n’est rien, Votre Excellence.

 

– Mais qu’importe si l’endroit est inhabité ? insistait patiemment Nekhludov, ici, autrefois, c’était aussi un endroit inhabité, et voilà, les hommes y vivent, et là-bas ce sera pareil. Installe-toi le premier et de ta main heureuse… Oui, oui, installe-toi, absolument…

 

– Eh, petit père, Votre Excellence, peut-on comparer ! répondit avec vivacité Tchouris, comme s’il craignait que le maître ne prît une décision définitive. Ici, c’est un endroit où il y a du monde, un endroit gai et fréquenté, la route et l’étang sont côte à côte pour laver le linge de la famille et faire boire les bêtes, et tout ce qui est nécessaire aux paysans est installé depuis longtemps ; l’enclos, le potager et les saules blancs ont été plantés par mes parents, mon grand-père et mon père sont morts ici, et moi aussi, Votre Excellence, je voudrais finir mes jours ici, je ne demande rien de plus. Si votre grâce me donne de quoi réparer l’isba, nous serons très reconnaissants à votre grâce, sinon, alors nous tâcherons de finir nos jours dans la vieille isba. Fais prier éternellement Dieu pour toi, continua-t-il en saluant bas. Ne nous chasse pas de notre nid, petit père…

 

Pendant que Tchouris parlait, sous la soupente, à l’endroit où se trouvait sa femme, on entendait des gémissements qui devinrent de plus en plus forts, et quand le mari prononça : « petit père », la femme, tout à fait à l’improviste, s’élança en avant et tout en larmes se jeta aux pieds du maître :

 

– Ne nous perds pas, notre nourricier ! Tu es notre père et notre mère ! Où irons-nous ? Nous sommes vieux et vivons seuls. Que ta volonté soit faite, ainsi que celle de Dieu… s’exclama-t-elle.

 

Nekhludov bondit du banc et voulut relever la vieille, mais elle, avec un désespoir passionné, se frappait la tête sur le sol et repoussait la main du maître.

 

– Eh bien ! Voyons, lève-toi, je t’en prie ! Si vous ne voulez pas, eh bien ! soit, je ne vous forcerai pas, dit-il en faisant un geste de la main et en se reculant vers la porte.

 

Quand Nekhludov se fut rassis sur le banc, le silence s’établit dans l’isba, interrompu seulement par les pleurs de la femme, qui, assise sous la soupente essuyait ses larmes avec la manche de sa chemise. Le jeune seigneur comprit ce que représentait pour Tchouris et pour sa femme cette petite isba en ruines, le puits défoncé avec sa mare boueuse, les toits pourris, les petits hangars et les saules blancs crevassés plantés devant la fenêtre, et quelque chose d’oppressant le rendit triste et honteux.

 

– Pourquoi donc, Ivan, dimanche dernier, devant le mir, ne m’as-tu pas dit que tu avais besoin d’une isba ? Je ne sais pas maintenant comment t’aider. Je vous ai annoncé à tous, lors de la première assemblée, que je m’installais à la campagne pour vous consacrer ma vie, que j’étais prêt à me priver de tout, pourvu que vous fussiez contents et heureux, et je jure devant Dieu que je tiendrai ma parole, dit le jeune seigneur, ignorant que de telles promesses sont incapables d’éveiller la confiance des hommes et surtout du paysan russe, qui n’aime pas les paroles, mais les actes et fuit la manifestation des sentiments aussi nobles soient-ils.

 

Mais le bon jeune homme était si heureux de l’émoi qu’il éprouvait qu’il ne pouvait pas ne pas l’exprimer.

 

– Mais je ne puis donner à tous ce qu’ils me demandent. Si je ne refusais à aucun de ceux qui me demandent du bois, bientôt il ne m’en resterait plus, et je ne pourrais donner à celui qui en a vraiment besoin. C’est pourquoi j’ai divisé la part du bois de la forêt, je l’ai affectée aux réparations des bâtiments des paysans, et mise à l’entière disposition du mir. Maintenant ce bois n’est plus à moi, mais à vous, paysans, et je ne puis déjà plus en disposer, c’est le mir qui en dispose comme il l’entend. Viens aujourd’hui à l’assemblée, j’exposerai ta demande au mir : s’il juge à propos de t’en donner pour reconstruire l’isba, alors ce sera bien, mais maintenant je n’ai plus de bois. De toute mon âme, je désire t’aider, mais si tu ne veux pas changer d’habitation, ce n’est plus mon affaire, mais celle du mir. Tu comprends ?

 

– Nous sommes très reconnaissants à votre grâce, répondit Tchouris confus. Si vous nous laissez un peu de bois, alors nous nous arrangerons. Quant au mir ? Je le connais…

 

– Non, non, viens toi-même.

 

– J’obéis. J’irai. Pourquoi ne pas y aller ? Mais chez le mir, je ne demanderai rien.

 

IV

Le jeune seigneur voulait visiblement demander quelque chose au paysan, il ne bougeait pas de son banc, et, indécis, regardait tantôt Tchouris, tantôt le poêle vide, non chauffé.

 

– Eh bien ! Vous avez déjà dîné ? demanda-t-il enfin.

 

Sous les moustaches de Tchouris parut un sourire moqueur, comme s’il trouvait ridicule que le seigneur posa une question aussi sotte, et il ne répondit rien.

 

– Quel dîner, notre nourricier ? dit la femme, avec un soupir pénible, nous avons mangé un peu de pain, et voilà notre dîner. Aujourd’hui, je n’ai pas eu le temps d’aller chercher de snitka[4] et il n’y avait pas de quoi faire le stchi[5], j’ai donné aux enfants ce qui restait du kvass[6].

 

– Aujourd’hui, Votre Excellence, c’est jour de jeûne, interrompit Tchouris, en expliquant les paroles de sa femme. Le pain et l’oignon, voilà toute notre nourriture de paysans. Encore, que Dieu soit béni, grâce à vous, j’ai eu du pain jusqu’à présent, alors que nos moujiks n’en avaient même pas. Cette année les oignons ont manqué partout. Dernièrement on a envoyé chez Mikhaïl le maraîcher, il en veut un grosch[7] la botte, et nous n’avons pas d’argent pour l’acheter. Depuis Pâques nous n’allons pas à l’église, parce que nous n’avons pas d’argent pour acheter un cierge.

 

Nekhludov connaissait depuis longtemps et non par ouï-dire, non par les paroles des autres, mais en réalité, toute cette extrême misère dans laquelle se trouvaient ses paysans. Mais cette réalité était si incompatible avec toute son éducation, avec son esprit et la vie qu’il menait, que malgré lui il oubliait la vérité, et chaque fois, lorsque, comme maintenant, on la lui rappelait vivement, son cœur était opprimé par quelque chose de lourd et de pénible, comme s’il était tourmenté par le souvenir d’un crime commis par lui et non racheté.

 

– Pourquoi êtes-vous si pauvres ? demanda-t-il, exprimant involontairement sa pensée.

 

– Mais comment, ne pas être pauvre, Votre Excellence ? Vous savez vous-même ce qu’est notre terre ? De l’argile et du sable, et probablement avons-nous excité la colère de Dieu, car depuis le choléra la terre ne donne pas de blé. Maintenant nous avons aussi moins de prairies ; les unes ont été mises sous séquestre pour l’exploitation du seigneur et les autres ont été prises pour ses champs. Moi je suis seul et vieux… Je serais heureux de travailler mais je suis sans force. Ma vieille est malade et chaque année, elle me donne une fille, il faut tous les nourrir. Je travaille seul, et à la maison, il y a sept âmes. Il faut l’avouer, c’est un péché devant Dieu, mais je pense souvent : que Dieu les rappelle vite à lui. Pour moi ce serait plus facile et pour eux ce serait mieux que de se tourmenter ici…

 

– Oh ! oh ! soupirait lentement la femme, comme pour confirmer les paroles de son mari.

 

– Voilà toute mon aide, continua Tchouris en désignant un gamin de sept ans à la tête blonde et sale, avec un ventre énorme et qui, à ce moment, ouvrait timidement et doucement la porte, rentrait dans l’isba, et la tête baissée, regardait par en dessous le seigneur. De ses deux petites mains, il s’accrocha à la chemise de Tchouris. Voilà mon seul aide, continua-t-il d’une voix sonore, en caressant de sa main rugueuse les cheveux blonds de l’enfant. Et combien de temps faudra-t-il l’attendre ! Pour moi, le travail est déjà hors de mes forces. La vieillesse n’est encore rien, mais je souffre beaucoup d’une hernie. Quand le temps est mauvais, c’est à crier, et il y a longtemps que je devrais me reposer. Ainsi Ermilov, Demkine, Ziabrev, sont plus jeunes que moi et il y a longtemps qu’ils ne travaillent plus la terre. Et moi, je n’ai personne à qui céder ma terre, voilà mon malheur. Il faut se nourrir et alors : je me démène, Votre Excellence.

 

– Je serais vraiment très heureux de t’aider, mais comment faire ? dit le jeune seigneur, en regardant avec compassion le paysan.

 

– Comment m’aider ? Mais c’est une affaire connue. Qui a de la terre, doit subir la corvée, c’est une règle déjà établie. J’attends que mon garçon grandisse. Mais seulement, je demanderais à votre grâce de lui épargner l’école, l’intendant est venu dernièrement et il a dit que Votre Excellence le demandait à l’école. Dispensez l’en ; quel esprit a-t-il, Votre Excellence ? Il est bien trop jeune, il ne comprend rien.

 

– Non, mon cher, comme tu voudras, dit le seigneur, ton garçon peut déjà comprendre, c’est pour lui le moment d’apprendre. Je te le dis pour ton propre bien, juge par toi-même : quand il grandira, quand il sera le patron, qu’il saura lire et écrire et lire à l’église, avec l’aide de Dieu, dans ta maison, tout s’arrangera, dit Nekhludov en tâchant de s’exprimer le plus clairement possible, mais tout en rougissant et en hésitant.

 

– C’est indiscutable, Votre Excellence, vous ne nous voulez pas de mal, mais il n’y a personne pour rester à la maison ; moi et ma femme, nous sommes à la corvée, et lui, bien que petit, il aide quand même, il ramène le bétail, il fait boire les chevaux. Tel qu’il est, c’est quand même un paysan. Et Tchouris, avec un sourire, prit entre ses doigts le nez du gamin et le moucha.

 

– Quand même, envoie-le à l’école quand tu es à la maison et quand il en a le temps, tu entends, il le faut absolument.

 

Tchourisenok soupira lourdement et ne répondit rien.

 

V

« Oui, je voulais encore te demander, reprit Nekhludov, pourquoi, chez toi, le fumier n’est-il pas enlevé ?

 

– Eh ! Quel fumier chez moi, petit père Votre Excellence ? Il n’y a rien à enlever. Et quel bétail ? Une petite jument et son poulain, le petit veau, je l’ai donné au garde, cet automne, voilà tout mon bétail.

 

– Comment donc, tu as si peu de bétail, et encore tu as donné le petit veau ? demanda le seigneur étonné.

 

– Et avec quoi le nourrir ?

 

– N’aurais-tu pas assez de paille pour nourrir une vache ? Les autres en ont bien assez.

 

– Chez les autres, les terres sont à fumier, ma terre n’a que de l’argile, on ne peut rien faire.

 

– Alors, précisément, mets-la sous le fumier, pour qu’il n’y ait pas que de l’argile. La terre te donnera du blé, et tu auras de quoi nourrir le bétail.

 

– Mais puisque je n’ai pas de bétail, comment puis-je avoir du fumier ?

 

« C’est un étrange cercle vicieux », pensait Nekhludov, mais il ne trouvait rien à conseiller au paysan.

 

– Il faut encore dire, Votre Excellence, que ce n’est pas le fumier qui produit le blé, mais Dieu, continua Tchouris. Ainsi l’été, chez moi, sur mon champ non fumé, il y avait six meules de blé, et dans l’autre champ couvert de fumier, il n’y en avait qu’une. Il n’y a que Dieu, ajouta-t-il avec un soupir. Et le bétail ne peut vivre en notre cour, c’est la sixième année qu’il ne survit pas. En été un petit veau est crevé, l’autre je l’ai vendu, nous n’avions pas de quoi manger, et l’année précédente, une superbe vache est tombée : on l’emmène du troupeau, elle n’avait rien… Tout à coup, elle chancela, la vapeur est sortie. C’est toujours ma déveine.

 

– Eh bien ! Frère, pour que tu ne dises pas que tu n’as pas de bétail parce qu’il n’y a pas de quoi le nourrir, et qu’il n’y a pas de quoi le nourrir parce qu’il n’y a pas de bétail ; voilà pour acheter une vache, dit Nekhludov en rougissant et en tirant de sa poche une liasse de billets froissés, achète une vache à mon bonheur et prends de quoi la nourrir dans l’enclos, je donnerai des ordres. Veille donc à ce que dimanche prochain la vache soit chez toi, je reviendrai.

 

Tchouris, longtemps, en piétinant sur place, avec un sourire, ne tendit pas la main pour prendre l’argent que Nekhludov posa au bout de la table en rougissant encore plus.

 

– Nous sommes très obligés à votre grâce, dit Tchouris avec son sourire ordinaire, un peu moqueur.

 

Sous la soupente, la vieille, par moments, soupirait lourdement et semblait réciter une prière.

 

Le jeune seigneur se sentit gêné, il se leva en hâte du banc, sortit et de la porte appela Tchouris. La vue d’un homme à qui il avait fait du bien lui était si agréable qu’il ne voulait pas se séparer de lui trop vite.

 

– Je suis très heureux de t’aider, dit-il en s’arrêtant près du puits, on peut t’aider, toi, parce que je sais que tu n’es pas paresseux, tu travailleras, je t’aiderai, et avec l’aide de Dieu tu te remettras.

 

– Oh ! Non seulement se remettre, Votre Excellence, dit Tchouris en prenant tout à coup un air sérieux et même sévère, comme s’il était très mécontent de la supposition du seigneur, selon laquelle il pourrait se relever. Quand mon père vivait, nous étions avec mes frères, et nous n’avons jamais connu la misère ; et voilà, depuis qu’il est mort et que nous nous sommes séparés, c’est allé de mal en pis. Voilà ce que c’est d’être seul !

 

– Pourquoi donc vous êtes-vous séparés ?

 

– Ah ! Toujours à cause des femmes, Votre Excellence. Votre grand-père était déjà mort. Lui vivant, on n’aurait pas osé : il y avait vraiment de l’ordre alors, lui, comme vous, voulait tout savoir par lui-même, et on n’aurait pas même songé à se séparer. Le défunt n’aimait pas accorder des faveurs aux paysans ; après votre grand-père, Andreï Ilitch a géré nos affaires – sans en dire de mal – c’était un ivrogne, un désordonné. Une fois, nous sommes venus chez lui prendre conseil : « On ne peut pas vivre à cause des femmes. Permets-nous de nous séparer. » Eh bien ! Il nous a fouettés, fouettés, et finalement les femmes ont décidé, chacune a pris le sien. Nous avons commencé à vivre séparés. On sait ce qu’il arrive au paysan esseulé ! Ainsi, il n’y avait aucun ordre, André Ilitch nous gérait comme il l’entendait, il nous disait : « Tu dois tout avoir » ; mais où le paysan peut-il le prendre ? il ne s’en occupait pas. On a augmenté la capitation, on a aussi augmenté la corvée et pourtant il y avait moins de terre, et moins de blé. Et quand on a refait le bornage, quand on nous a pris nos terres fumées et qu’on les a données au seigneur, alors cette canaille nous a ruinés tout à fait, il ne nous restait plus qu’à mourir ! Votre père – que le royaume du ciel lui soit ouvert ! – était un bon seigneur, mais nous ne l’avons presque pas vu, il vivait toujours à Moscou ; eh bien ! c’est connu, on a commencé à lui envoyer souvent des denrées. Mais il arrivait qu’il n’y ait pas de routes et qu’il n’y ait pas de quoi nourrir les chevaux, et il fallait les apporter ! Le seigneur non plus ne pouvait s’en passer. Nous ne pouvons pas nous plaindre de cela. Mais il n’y avait pas d’ordre. Maintenant que vous admettez près de vous chaque paysan, alors nous sommes devenus tout autres, et le gérant a bien changé aussi. Maintenant nous savons au moins que nous avons un seigneur ; et on ne peut dire combien les paysans sont reconnaissants à ta grâce. Autrefois, du temps de la tutelle, il n’y avait pas de seigneur, chacun était le seigneur : les tuteurs, les seigneurs ; Ilitch, le seigneur ; sa femme, la maîtresse ; l’écrivain du village, aussi le seigneur. Oh ! Dans ce temps, les paysans ont eu beaucoup, beaucoup de mal !

 

Nekhludov éprouva un sentiment de honte et de remord. Il prit son chapeau et partit.

 

VI

« Ukhvanka-Moudrennï veut vendre un cheval », lut Nekhludov dans son carnet, et il traversa la rue vers la cour d’Ukhvanka-Moudrennï. L’isba d’Ukhvanka était soigneusement couverte de paille prise dans l’enclos du seigneur, et était faite de bois de tremble neuf, gris clair (venant aussi de chez le seigneur) ; la fenêtre peinte en rouge avait deux volets, le perron était protégé d’un auvent et avait une rampe de bois rustiquement sculptée. Le vestibule et la chambre d’été étaient aussi en bon ordre, mais l’air d’aisance qu’avait ainsi cette isba était un peu gâté par un hangar dressé près de la porte cochère, par l’enclos encore inachevé et par l’auvent découvert qu’on apercevait derrière ce hangar.

 

Au moment même où Nekhludov s’approchait du perron, de l’autre côté s’avançaient deux paysannes portant un baquet d’eau. L’une d’elles était la femme, l’autre la mère d’Ukhvanka-Moudrennï. La première était une femme forte, rouge, avec une poitrine extraordinairement développée et des joues larges et grosses. Elle portait une chemise propre, brodée aux manches et au col, un tablier brodé, une jupe neuve, des bottes, un collier et une coiffure quadrangulaire, élégante, brodée de fil rouge et de passementerie. Le bout de la palanche ne vacillait pas, mais était posé d’aplomb sur son épaule large et robuste. La tension légère de son visage coloré, la courbure de son dos, le mouvement régulier de ses jambes et de ses bras, décelaient en elle une santé extraordinaire et la force d’un homme.

 

La mère d’Ukhvanka au contraire, qui portait l’autre bout de la palanche, était une de ces vieilles qui semblent arriver à la dernière limite de la vieillesse et de la décrépitude que peut atteindre un être vivant. Son corps décharné que recouvraient une chemise sale, déchirée, et un jupon sans couleur, était tellement courbé que la palanche était plutôt appuyée sur son dos que sur son épaule. Ses deux mains, dont les doigts déformés se cramponnaient à la palanche et la retenaient, étaient de couleur brun foncé et semblaient ne plus pouvoir se délier. La tête baissée, enveloppée d’une guenille, portait les traces les plus affreuses de la misère et de l’extrême vieillesse. Au-dessous du front étroit, sillonné en tous sens de profondes rides, deux yeux rouges, sans cils, regardaient stupidement le sol. Une dent jaunie se montrait au-dessous de la lèvre supérieure enfoncée, et en remuant sans cesse, rencontrait parfois le menton aigu. Les rides, à la partie inférieure du visage et sous la gorge, formaient comme une espèce de poche qui ballottait à chaque mouvement. Sa respiration était lourde et rauque, mais les pieds nus, déformés, qui semblaient se traîner de force sur la terre, se mouvaient régulièrement l’un après l’autre.

 

VII

Presque en se heurtant au maître, la jeune femme enleva vite le seau de la palanche, baissa les yeux, salua, puis, avec des yeux brillants, le regarda par en dessous et, en essayant de cacher un léger sourire avec la manche de sa chemise brodée, elle monta le perron en faisant claquer ses souliers.

 

– Toi, la mère, reporte la palanche à tante Nastacia, dit-elle en s’arrêtant près de la porte et en s’adressant à la vieille.

 

Le jeune et modeste seigneur regarda sévèrement et fixement la femme rouge, fronça les sourcils et, s’adressant à la vieille qui, de ses doigts difformes, mettait la palanche sur son épaule et se dirigeait lentement vers l’isba voisine, il demanda :

 

– Ton fils est à la maison ?

 

La vieille, en courbant encore davantage son corps voûté, salua et voulut dire quelque chose, mais en portant la main sur sa bouche elle toussa tant que Nekhludov, sans attendre, entra dans l’isba. Ukhvanka était assis sur le banc, sous les icônes. À la vue du maître, il se précipita vers le poêle, comme s’il voulait se cacher, fourra précipitamment sous la planche un objet quelconque et, en ouvrant la bouche et les yeux, il se serra le long du mur, comme pour laisser le passage au maître. Ukhvanka était un jeune homme blond, de trente ans, mince, élégant, avec une petite barbiche pointue ; il eût été assez beau sans des yeux sombres qui couraient et regardaient désagréablement sous les sourcils froncés. Il lui manquait aussi deux dents de devant et ce défaut sautait immédiatement aux yeux, parce que ses lèvres étaient courtes et se soulevaient sans cesse. Il avait une chemise de fête à goussets rouge vif, des pantalons rayés et de lourdes bottes à tige plissée. L’intérieur de l’isba d’Ukhvanka n’était ni si étroit, ni si sombre que celui de l’isba de Tchouris, bien qu’elle fût remplie de la même odeur étouffante de fumée et de touloupe et que, dans un même désordre, fussent jetés de tous côtés les vêtements et la vaisselle. Deux objets arrêtaient étrangement l’attention : un petit samovar bosselé posé sur la planche, et un cadre noir, suspendu près des icônes, et contenant sous un morceau de verre sale le portrait d’un général en uniforme rouge. Nekhludov jeta un regard peu aimable sur le samovar, sur le portrait du général et sur la planche, où l’on apercevait au-dessous d’un chiffon, le bout d’une pipe cerclée de cuivre. Il s’adressa au paysan.

 

– Bonjour, Épifane ! dit-il en le regardant dans les yeux.

 

Épifane salua et murmura : « Je vous souhaite une bonne santé, Vot’xcellence », en prononçant avec tendresse, surtout le dernier mot, pendant que d’un regard ses yeux parcouraient toute la personne du maître, l’isba, le sol, le plafond, ne s’arrêtant nulle part. Ensuite, hâtivement, il s’approcha de la soupente, en sortit un sarrau et l’endossa.

 

– Pourquoi t’habilles-tu ? demanda Nekhludov en s’asseyant sur le banc, et en s’efforçant visiblement de regarder Épifane aussi sévèrement que possible.

 

– Comment donc, excusez, Vot’xcellence, comment est-ce possible ? Il me semble que nous pouvons comprendre…

 

– Je suis venu chez toi afin de savoir pourquoi tu dois vendre un cheval, si tu as beaucoup de chevaux, et lequel tu veux vendre ? dit sèchement le maître en répétant les questions évidemment préparées.

 

– Nous sommes très contents, Vot’xcellence que vous n’ayez pas dédaigné de venir chez moi, un paysan, répondit-il en jetant un regard rapide sur le portrait du général, sur le poêle, sur les bottes du maître, et sur tout, à l’exception du visage de Nekhludov. Nous prions toujours Dieu pour Vot’xcellence…

 

– Pourquoi veux-tu vendre le cheval ? répéta Nekhludov en baissant la voix et en toussotant.

 

Ukhvanka soupira, secoua sa chevelure (son regard de nouveau parcourut l’isba), et en remarquant le chat qui ronronnait tranquillement, couché sur le banc, il cria après lui : « Pschhh, canaille ! » puis en hâte, il s’adressa au maître :

 

– Le cheval, Vot’xcellence, n’est pas bon… Si la bête était bonne, je ne la vendrais pas, Vot’xcellence.

 

– Et combien as-tu de chevaux ?

 

– Trois, Vot’xcellence.

 

– Et tu n’as pas de poulains ?

 

– Est-ce possible, Vot’xcellence ?… Il y a aussi un poulain.

 

VIII

« Allons, montre-moi tes chevaux, ils sont dans la cour ?

 

– Parfaitement, Vot’xcellence, comme on l’a ordonné, j’ai fait. Pouvons-nous désobéir ? Iakov Alpatitch a ordonné de ne pas laisser les chevaux dans les champs, parce que le prince les regardera, alors, nous ne les avons pas laissés. Nous n’osons pas désobéir à Vot’xcellence.

 

Pendant que Nekhludov sortait, Ukhvanka ôta la pipe qui était sur la planche et la jeta sur le poêle. Ses lèvres remuaient toujours avec inquiétude, même quand le maître ne le regardait pas. Une maigre jument au pelage gris bleu remuait sous l’auvent de paille pourrie, un poulain de deux mois aux jambes longues, d’une couleur indéfinissable avec le museau et les pattes gris bleu, ne s’éloignait pas de la queue échevelée et remplie de glouterons de la jument. Au milieu de la cour, les yeux fermés, la tête penchée, se tenait un gros cheval hongre, brun, ayant l’air d’un bon cheval de paysan.

 

– Alors, ce sont tous les chevaux ?

 

– Non, ’xcellence, voilà encore une jument et son poulain, répondit Ukhvanka en montrant les bêtes que le maître ne pouvait pas ne pas voir.

 

– Je vois. Alors, lequel veux-tu vendre ?

 

– Eh ! Celui-ci, Vot’xcellence, répondit-il en désignant avec un bout de son habit et toujours fronçant les sourcils et remuant les lèvres, le cheval hongre qui dormait. Le hongre ouvrit les yeux et se tourna paresseusement vers lui du côté de la croupe.

 

– Il n’est pas très vieux et il paraît fort, dit Nekhludov. Attrape-le et montre-le moi : je verrai s’il est vieux.

 

– Impossible de l’attraper seul, Vot’xcellence. La bête ne vaut rien et pourtant elle est hargneuse, elle mord et donne des coups de poitrail, Vot’xcellence, répondit Ukhvanka avec un sourire très gai, et en écarquillant les yeux de divers côtés.

 

– Quelle bêtise ! Attrape-le, te dis-je.

 

Ukhvanka sourit longtemps, piétina sur place, et, seulement quand Nekhludov lui cria sévèrement : « Eh bien ! Que fais-tu donc ? » il se jeta sous l’auvent, apporta un licou, et se mit à poursuivre le cheval en l’effrayant, et, en s’approchant de lui, non par-devant, mais par-derrière. Le jeune maître était las de ce spectacle, ou peut-être voulait-il montrer son adresse :

 

– Donne le licou, dit-il.

 

– Permettez, comment donc, Vot’xcellence ; ne vous inquiétez pas…

 

Mais Nekhludov s’approcha en face du cheval, le saisit par les oreilles et le courba vers la terre avec une telle force que la bête, qui était visiblement un cheval de labour très doux, agita la tête et renifla en tâchant de se dégager. Quand Nekhludov vit qu’il était tout à fait inutile d’employer la force et qu’il remarqua qu’Ukhvanka ne cessait de sourire, il lui vint à l’esprit la pensée, la plus blessante à son âge, qu’Ukhvanka se moquait de lui et le considérait comme un enfant. Il rougit, lâcha les oreilles du cheval, et, sans s’aider du licou, ouvrant la bouche de la bête, il regarda ses dents : les crochets étaient intacts, les couronnes pleines ; le jeune maître savait déjà tout cela, et il vit que le cheval était jeune.

 

Ukhvanka, pendant ce temps, s’approchait de l’auvent, et, voyant qu’une herse n’était pas à sa place, il la souleva et l’appuya contre la haie.

 

– Viens ici, cria le maître avec une expression d’enfant qui a grand dépit, et presque avec des larmes de colère dans la voix. Quoi ! Ce cheval est vieux ?

 

– Excusez, vieux, très vieux, il aura vingt ans… ce cheval…

 

– Tais-toi, tu es un menteur et une canaille, parce que le paysan honnête ne ment jamais, il n’en a aucun besoin ! dit Nekhludov en étouffant des sanglots de rage qui lui étreignaient la gorge.

 

Il se tut pour ne pas éclater en sanglots devant le paysan. Ukhvanka se taisait aussi et avait l’air d’un homme qui va pleurer, il reniflait et branlait la tête.

 

– Eh bien ! Avec quoi laboureras-tu quand tu auras vendu ce cheval ? continua Nekhludov en se ressaisissant pour pouvoir parler d’une voix ordinaire : On t’envoie exprès aux travaux de piétons pour que tu puisses te remettre un peu en labourant avec tes chevaux et tu veux vendre le dernier ? Et surtout, pourquoi mens-tu ?

 

Dès que le maître se calma, Ukhvanka se calma aussi. Il était debout, droit, remuait toujours les lèvres de la même façon, son regard errait d’un objet à l’autre.

 

– Nous ferons notre travail pour Vot’xcellence, pas pis que les autres, répondit-il.

 

– Mais comment feras-tu ?

 

– Soyez tranquille, nous arrangerons le travail de Vot’xcellence, répondit-il en criant après le cheval et en le chassant. Si je n’avais pas besoin d’argent, est-ce que je le vendrais ?

 

– Pourquoi te faut-il de l’argent ?

 

– Il n’y a pas de pain, Vot’xcellence, et il faut rendre le dû aux paysans.

 

– Comment, pas de pain ? Et pourquoi ceux qui ont de la famille en ont-ils, et toi, sans famille, n’en as-tu pas ? Où est-il donc disparu ?

 

– Il est mangé, Vot’xcellence, et maintenant il n’en reste plus une miette. Je rachèterai le cheval vers l’automne, Vot’xcellence.

 

– Ne va pas penser à vendre le cheval !

 

– Comment, Vot’xcellence, et alors, sans cela, comment vivrons-nous ? Il n’y a pas de pain et il faut ne rien vendre, dit-il à part lui, en remuant les lèvres et en jetant tout à coup un regard hardi sur le visage du maître. Alors, c’est mourir de faim !

 

– Fais attention, mon cher ! cria Nekhludov, pâlissant et bouleversé par sa colère, je ne souffrirai pas un paysan comme toi… Ça ira mal.

 

– C’est la volonté de Vot’xcellence si j’ai démérité devant vous, répondit-il en fermant les yeux, avec une expression de feinte soumission. Mais il me semble qu’on n’a aucun vice à me reprocher. Mais c’est connu, si je ne plais plus à Vot’xcellence, alors c’est tout à votre volonté. Seulement je ne sais pas pourquoi je dois souffrir ?

 

– Et voici pourquoi : parce que ta maison est une ruine, parce que le fumier n’est pas recouvert, parce que tes haies sont brisées, et que toi tu restes à la maison, fumes la pipe et ne travailles pas ; parce tu ne donnes pas un morceau de pain à ta mère qui t’a donné tout ce qu’elle avait, parce que tu laisses ta femme la battre, et la mets dans l’obligation de venir chez moi se plaindre.

 

– Excusez, Vot’xcellence, je ne sais pas ce que c’est que la pipe, répondit confusément Ukhvanka, qui parut blessé principalement par l’accusation de fumer la pipe. On peut tout dire d’un homme.

 

– Voilà, tu mens de nouveau ! Je l’ai vu moi-même…

 

– Comment oserais-je mentir à Vot’xcellence ?

 

Nekhludov se tut, et en se mordant les lèvres, il se mit à aller et venir dans la cour. Ukhvanka restait à la même place, et sans lever les yeux, suivait les pas du maître.

 

– Écoute, Épifane, dit Nekhludov d’une voix douce, enfantine, en s’arrêtant devant le paysan et en s’efforçant de cacher son émotion, on ne peut pas vivre ainsi et tu périras. Réfléchis bien. Si tu veux être un bon moujik, alors change de vie, quitte tes mauvaises habitudes, ne mens pas, ne t’enivre pas, respecte ta mère. Je suis bien renseigné sur toi. Occupe-toi de ton ménage et non à voler du bois dans la forêt de l’État, ou à aller au cabaret. Pense à ce qu’il y a de bon ici ! Si tu as besoin de quelque chose, viens chez moi, demande-moi ce qu’il te faut et pourquoi il te le faut, et ne mens pas, mais dis toute la vérité, et alors je ne te refuserai rien de ce qu’il me sera possible de faire.

 

– Permettez, Vot’xcellence, il me semble, nous pouvons comprendre Vot’xcellence, répondit Ukhvanka en souriant, comme s’il comprenait tout à fait le charme de la plaisanterie du maître.

 

Ce sourire et cette réponse enlevèrent à Nekhludov tout espoir de toucher le paysan et de le remettre dans la bonne voie. En outre il lui semblait toujours qu’il ne convenait pas, à lui qui avait le pouvoir, d’exhorter son paysan, que tout ce qu’il disait n’était pas du tout ce qu’il fallait dire. Il baissa tristement la tête et sortit sur le perron. Sur le seuil la vieille était assise et gémissait tout haut et, semblait-il, en signe de compassion pour les paroles du maître qu’elle avait entendues.

 

– Voilà pour du pain, lui dit à l’oreille Nekhludov en mettant dans sa main un billet, mais achète-le toi-même et ne le donne pas à Ukhvanka, autrement il dépensera tout au cabaret.

 

La vieille, de sa main osseuse, attrapa pour se lever le chambranle de la porte, elle voulait remercier le maître, sa tête tremblait et Nekhludov était déjà de l’autre côté de la rue quand elle fut debout.

 

IX

« Davidka Bielï demande du pain et des pieux », était-il inscrit dans le carnet après Ukhvanka.

 

Ayant traversé quelques cours, Nekhludov, au tournant d’une ruelle, rencontra son gérant, Iakov Alpatitch, qui, apercevant de loin le maître, ôta sa casquette de toile cirée, et tirant de sa poche un foulard, se mit à essuyer son visage gras et rouge.

 

– Couvre-toi, Iakov ! Couvre-toi donc, te dis-je, Iakov…

 

– Où avez-vous daigné aller, Votre Excellence ? demanda Iakov en se gardant du soleil avec sa casquette, mais ne la mettant pas.

 

– Je viens de chez Moudrénnï. Dis-moi, s’il te plaît, pourquoi est-il devenu ce qu’il est ? demanda le maître en continuant à avancer dans la ruelle.

 

– Eh quoi, Votre Excellence ? répondit le gérant qui suivait le maître à une distance respectueuse, et, s’étant couvert, lissait ses moustaches.

 

– Comment, quoi ? Il est devenu tout à fait canaille, paresseux, voleur, menteur, il brutalise sa mère, et on voit que c’est une telle canaille qu’il ne se relèvera pas.

 

– Je ne sais pas, Votre Excellence, pourquoi il vous a tant déplu…

 

– Et sa femme, interrompit le maître, je crois que c’est aussi une très vilaine femme. La vieille est vêtue pire qu’une mendiante ; il n’y a rien à manger, et elle, ainsi que lui, sont bien habillés. Je ne sais absolument pas que faire de lui.

 

Iakov était visiblement confus quand Nekhludov parla de la femme d’Ukhvanka.

 

– Eh bien ! Quoi, s’il se laisse aller ainsi, Votre Excellence, il faut alors prendre des mesures. Il est vrai qu’il est pauvre comme tous les paysans isolés, et pourtant il se tient un peu mieux que les autres. C’est un paysan intelligent, il sait lire et écrire, et même il me semble que c’est un paysan honnête. À la levée des impôts par âme, on l’emploie toujours. Pendant ma gérance, il fut starosta[8], trois années, et on n’eut rien de mal à lui reprocher. Il y a trois ans, le tuteur le renvoya, alors il fut aussi très présent pour la corvée. Quand il fut postillon en ville, il a pris l’habitude de s’enivrer un peu, alors, il faudrait trouver un remède à cela. Ça arrive ; le paysan fait quelque bêtise, on le menace, et, alors, il revient de nouveau à la raison, c’est bon pour lui et pour la famille ; mais puisqu’il ne vous convient pas d’employer ces mesures, alors, je ne sais pas ce que nous ferons avec lui. C’est vrai, qu’il s’est relâché beaucoup. L’envoyer soldat, n’est pas possible, parce que, vous avez dû le remarquer, deux dents lui manquent. Et il n’est pas le seul, oserai-je vous dire, qui n’ait nulle crainte…

 

– Laisse cela, Iakov, interrompit Nekhludov, avec un léger sourire. Nous avons beaucoup causé ensemble sur ce sujet. Tu sais ce que je pense, et tu auras beau dire, je penserai toujours la même chose.

 

– Sans doute, Votre Excellence, vous savez tout cela, dit Iakov en haussant les épaules, et en regardant derrière son maître, comme si ce qu’il voyait ne lui promettait rien de bon. Et quant à la vieille dont vous daignez vous inquiéter, c’est tout à fait en vain, continua-t-il. Sans doute, elle a élevé et nourri les orphelins, marié Ukhvanka et tout le reste, mais parmi les paysans, c’est général : quand la mère ou le père cèdent le ménage au fils, alors le fils et la bru sont déjà les maîtres, et la vieille doit gagner son pain selon ses forces. Sans doute ils n’ont pas de sentiments tendres, mais, parmi les paysans, c’est déjà la règle ordinaire, aussi vous dirai-je que la vieille vous a inquiété pour rien. C’est une vieille rusée, une bonne ménagère, mais pourquoi tracasser le maître pour cela ? Eh bien ! Elle s’est querellée avec sa bru, celle-ci l’a peut-être bousculée, c’est une affaire de femmes ! Il valait mieux se réconcilier que vous déranger. Vous prenez tout déjà trop à cœur sans cela, prononça le gérant avec une tendresse indulgente, en regardant le maître qui, en silence, à grands pas, montait devant lui la ruelle.

 

– Vous allez à la maison ? demanda-t-il.

 

– Non, je vais chez Davidka Bielï ou Koziol… Comment l’appelle-t-on ?

 

– En voilà aussi un coquin. Tous ces Koziol sont ainsi. On a beau faire avec lui, rien n’y aide. Hier, j’ai traversé les champs des paysans, chez lui, le sarrasin n’est pas même ensemencé. Que voulez-vous faire avec de telles gens ? Si du moins le vieux apprenait à son fils !… Autrement il ne travaille ni pour lui-même ni pour la corvée. Que n’avons-nous pas essayé déjà avec lui, votre tuteur et moi : on l’a envoyé au poste, on l’a puni à la maison. Voilà ce que vous n’aimez pas…

 

– Qui, le vieillard ?

 

– Oui, le vieux. Combien de fois le tuteur devant tout le mir, l’a-t-il châtié, eh bien ! Le croiriez-vous, cela ne faisait rien, il se secouait, s’en allait, et c’est toujours la même chose. Et Davidka, vous dirai-je, est un paysan calme, pas sot, qui ne fume pas, ne boit pas, expliqua Iakov, et il est pire que n’importe quel ivrogne. Il n’y a qu’un remède : l’envoyer au régiment ou en Sibérie, il n’y a plus rien à faire, toute cette race des Koziol est la même, Matruchka, qui demeure dans la cour des seigneurs, est de leur famille, et c’est un pareil vaurien. Alors vous n’avez pas besoin de moi, Votre Excellence ? ajouta le gérant, en remarquant que le maître ne l’écoutait pas.

 

– Non, va, répondit distraitement Nekhludov en se dirigeant vers le logis de Davidka Bielï.

 

L’isba de Davidka était penchée et isolée à l’extrémité du village. Près d’elle il n’y avait ni cour, ni aire, ni hangar, mais seulement quelques mauvaises étables groupées d’un côté ; de l’autre côté étaient amassées des broutilles et du bois. Une mauvaise herbe verte et haute couvrait l’endroit qui jadis était la cour. Près de l’isba il n’y avait qu’un porc qui, vautré dans la boue, grognait près du seuil.

 

Nekhludov frappa à la fenêtre brisée, mais comme personne ne répondit, il s’approcha de la porte et cria : « Patron ! » mais on ne répondit pas davantage. Il passa le seuil, jeta un coup d’œil dans les étables vides et rentra dans l’isba ouverte. Un vieux coq rouge et deux poules, en remuant leurs colliers, marchaient sur le sol et sur les bancs qu’ils frappaient à coups d’ongles. En apercevant quelqu’un, avec un gloussement formidable, en écartant les ailes, elles se jetèrent vers le mur, l’une d’elles sauta vers le poêle. La petite isba de six archines était tout occupée par un poêle au tuyau défoncé, par un métier à tisser, qui malgré l’été, n’était pas encore démonté ni enlevé, et par une table toute noire avec une planche fendue et affaissée. Bien que dehors le sol fût sec, cependant, près du seuil, il y avait une mare boueuse formée lors de la pluie précédente par les gouttières du plafond et du toit. Il n’y avait pas de soupentes. On avait peine à croire cet endroit habité, tant il y régnait un air d’abandon et de désordre aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur. Cependant, dans cette isba habitaient Davidka Bielï et toute sa famille. En ce moment, malgré la chaleur d’une journée de juin, Davidka, la tête enveloppée d’une demi-pelisse, dormait profondément au coin du feu. La poule effrayée sauta sur le poêle et encore effarée sur le dos de Davidka, n’éveilla pas celui-ci.

 

Ne voyant personne dans l’isba, Nekhludov voulait déjà sortir, quand tout à coup, un soupir long, humide informa de la présence de l’hôte.

 

– Eh ! Qui est là ? cria le seigneur.

 

Au poêle, répondit un autre soupir prolongé.

 

– Qui est là ? Viens ici.

 

Un nouveau soupir, un gémissement et un bâillement très fort répondirent à l’appel du maître.

 

– Eh bien ! Quoi ?

 

Sur le poêle quelque chose remua lentement. Le pan d’une touloupe usée se montra, une longue jambe en lapoti[9] déchiré, s’abaissa, ensuite une autre, et enfin on aperçut toute la personne de Davidka Bielï, assis sur le poêle et qui paresseux et mécontent, frottait ses yeux avec son gros poing. Lentement, la tête baissée en bâillant, il regarda l’isba, et en apercevant le maître commença à se remuer un peu plus vite qu’auparavant, mais toujours si lentement que Nekhludov réussit à aller trois fois de la mare au métier à tisser pendant que Davidka descendait du poêle. Davidka Bielï, comme l’indiquait ce dernier nom, était en effet presque blanc : les cheveux, le corps et le visage étaient extrêmement blancs. Il était de haute taille, très gros, mais gros comme il arrive chez les paysans, c’est-à-dire pas gros seulement du ventre, mais de tout le corps. Néanmoins, son obésité était molle, maladive. Son visage assez joli, avec des yeux bleu clair, doux, et une barbe longue et épaisse, avait un air maladif. On ne pouvait remarquer en lui, ni le hâle du soleil, ni la carnation des joues, tout son visage était pâle, jaune, avec un cercle bleuâtre autour des yeux, et paraissait fondu dans la graisse ou bouffi. Ses mains étaient enflées, jaunâtres, comme celles d’un homme atteint d’hydropisie, et couvertes de fins poils blancs. Il était si endormi qu’il ne pouvait ouvrir entièrement les yeux et rester debout sans chanceler et bâiller.

 

– Comment n’as-tu pas honte de dormir en plein jour quand tu devrais construire une cour, quand tu n’as pas de pain ? fit Nekhludov.

 

Aussitôt que Davidka, sortant de son sommeil, eut conscience de la présence du maître, il joignit les mains sur son ventre, baissa la tête en l’inclinant un peu de côté et ne broncha plus. Il se taisait et l’expression de son visage comme l’attitude de son corps semblaient dire : « Je sais, je sais, ce n’est pas la première fois que j’entends cela. Eh bien ! Frappez-moi s’il le faut, je le supporterai ». Il semblait désirer que le maître cessât de parler et le frappât au plus vite, et même qu’il frappât avec force ses joues bouffies, mais qu’il le laissât tranquille le plus tôt possible.

 

En remarquant que Davidka ne le comprenait pas, Nekhludov, par diverses questions, essaya de faire sortir le paysan de son silence passif.

 

– Pourquoi m’as-tu demandé du bois ? Il est chez toi depuis un mois entier, et je le trouve ainsi à l’époque où l’on a le plus de temps libre ?… Hein ?

 

Davidka se tut obstinément et ne bougea pas.

 

– Eh bien ! Réponds donc !

 

Davidka mugit quelque chose et agita ses cils blancs.

 

– Il faut travailler, mon frère. Sans le travail, qu’adviendra-t-il ? Ainsi maintenant tu n’as pas de pain et pourquoi ? Parce que ta terre est mal labourée, qu’elle n’est ni binée, ni ensemencée à temps, et tout cela par paresse. Tu me demandes du pain. Eh bien, admettons que je t’en donne, tu ne peux pas mourir de faim, mais on ne peut pas agir ainsi. Le pain que je te donnerai, sais-tu à qui il appartient ? Mais réponds donc. À qui est le pain que je te donnerai ? interrogeait obstinément Nekhludov.

 

– Au seigneur, murmura Davidka, timide et en levant des yeux interrogateurs.

 

– Et le blé du seigneur, d’où vient-il ? Juge toi-même, qui l’a labouré, semé, récolté ? Les paysans, hein, n’est-ce pas ? Ainsi, tu vois : s’il faut distribuer le pain du seigneur aux paysans, il faut surtout le donner à ceux qui ont le plus travaillé, et toi, tu as travaillé le moins de tous ; on se plaint de toi à la corvée. Tu as travaillé le moins de tous et c’est toi qui demandes le plus de blé au maître. Pourquoi donc donner à toi et pas aux autres ? Si tous étaient paresseux comme toi, alors depuis longtemps nous serions tous morts de faim. Il faut travailler, mon cher, et c’est mal d’agir comme tu le fais, tu entends, Davidka ?

 

– J’entends, répondit-il lentement, entre les dents.

 

X

À ce moment, devant la fenêtre, passa la tête d’une paysanne portant de la toile sur une palanche, et un instant après la mère de Davidka entrait dans l’isba. C’était une femme d’une cinquantaine d’années, très grande, fraîche et vive. Son visage taché de rousseur et sillonné de rides n’était pas joli, mais le nez droit et ferme, les lèvres fines et serrées, les yeux vifs et gris, révélaient intelligence et énergie. Ses épaules anguleuses, sa poitrine plate, ses mains sèches, les muscles très développés de ses jambes brunes et nues, témoignaient que depuis longtemps elle avait cessé d’être femme et n’était plus qu’une travailleuse. Elle entra vivement dans l’isba, ferma la porte, remonta sa jupe et regarda sévèrement son fils. Nekhludov voulait lui adresser la parole, mais elle se détourna de lui, et se signa en regardant la noire icône de bois qui se trouvait derrière le métier.

 

Cela fait, elle rajusta le mouchoir sale à carreaux qui couvrait sa tête et salua bas le seigneur.

 

– Je souhaite un bon dimanche à Votre Excellence, dit-elle, que Dieu te sauve, notre père…

 

En voyant sa mère, Davidka devint confus, courba son dos encore davantage et baissa la tête.

 

– Merci, Arina, répondit Nekhludov. Je parlais précisément avec ton fils de votre ménage.

 

Arina, ou comme on l’appelait dans le pays, quand elle était encore fille, Arichka-Bourlak, le menton appuyé dans la main droite, tandis que la main gauche soutenait le bras droit, sans écouter le maître jusqu’au bout, se mit à parler si bruyamment que toute l’isba était pleine de sa voix, et que du dehors on eût pu croire que plusieurs femmes parlaient à la fois.

 

– Quoi, mon père, causer avec lui ! Il ne peut parler comme un homme. Voyez, il se tient comme un idiot, continua-t-elle en montrant, de la tête, avec mépris, la figure misérable et massive de Davidka. Quel est mon ménage, petit père Votre Excellence ? Nous n’avons rien, dans tout le village il n’y a pas plus pauvre que nous ; nous ne sommes bons ni pour nous, ni pour la corvée, c’est une honte ! Et tout cela à cause de lui. On l’a mis au monde, on l’a nourri, on l’a élevé, nous n’avions qu’un espoir : attendre qu’il fût grand. Et voilà, nous avons attendu et nous sommes servis. Il avale le pain et ne travaille pas plus que cette bûche pourrie. Il ne sait que se coucher sur le poêle, ou bien, debout, il gratte sa tête d’idiot, dit-elle en le singeant. Fais-lui peur, père, je te le demande moi-même : punis-le, au nom de Dieu, envoie-le comme soldat, ce sera la fin, je n’ai plus de force avec lui, là !

 

– Et bien ! N’as-tu pas de remords, Davidka, d’amener ta mère à parler ainsi ? dit Nekhludov en s’adressant d’un ton de reproche au paysan qui ne remuait pas.

 

– S’il était encore malade, continua Arina avec la même vivacité et les mêmes gestes. Non, il n’y a qu’à le regarder, il est gras comme un vrai porc de moulin. Il semble qu’il pourrait travailler, le fainéant, mais non, voilà, toujours sur le poêle, comme un propre-à-rien. S’il travaille, que mes yeux perdent la vue, fit-elle, il se lève, se traîne, et elle-même traînait les pieds et tournait d’un côté et de l’autre ses épaules anguleuses. Ainsi aujourd’hui, le vieux lui-même est allé dans la forêt chercher des branchilles et lui a ordonné de creuser un trou : mais non, il n’a pas même pris la bêche dans sa main… (elle se tut un moment.) Il me perd, malheureuse ! cria-t-elle tout à coup en agitant les mains et en s’avançant vers son fils avec un geste menaçant.

 

– Regardez cette face, paresseux, que Dieu me pardonne (Elle se détourna de lui avec mépris et désespoir, cracha, puis de nouveau s’adressa au maître avec la même animation, et, les larmes aux yeux, continuait d’agiter ses bras.) Toujours seule, notre nourricier. Mon vieux est malade, il est âgé et ne peut guère travailler et je suis toujours seule. Le roc même n’y résisterait pas : mieux vaudrait la mort, ce serait la fin. Il me faut nourrir ce vaurien ! Ah ! notre père ! Je n’ai déjà plus de forces ! Ma bru a succombé sous le travail, et pour moi ce sera de même !

 

XI

« Comment, succombé ! demanda, avec méfiance, Nekhludov.

 

– Oui, par excès de travail, notre nourricier. Je jure par Dieu qu’elle a succombé. Nous l’avions prise, il y a deux ans, du village Babourino, continua-t-elle, remplaçant tout à coup son expression méchante par une expression pleurnicheuse et triste. C’était une femme jeune, fraîche, docile. À la maison, chez son père, quand elle était jeune fille elle vivait dans l’aisance et ne connaissait pas la misère, et quand elle est venue chez nous, elle a connu notre travail à la corvée, à la maison, et partout… Sauf elle et moi, il n’y avait pas de travailleurs. Pour moi, ce n’est rien, j’y suis déjà habituée : elle était enceinte, mon père, et commençait à souffrir, et quand même elle travaillait au-dessus de ses forces, et voilà, elle a succombé, la pauvre ! Pendant l’été, le jour de Saint-Pierre, elle a malheureusement accouché d’un garçon et nous n’avions pas de pain, on mangeait à peine, mon petit père ; le travail pressait, elle a perdu son lait. C’était le premier enfant ; nous n’avions pas de vache, et puis est-ce notre affaire, à nous paysans, de nourrir au biberon ? La bêtise des femmes est connue et celle-ci était attristée encore plus. Quand le gamin mourut, de chagrin elle a crié, hurlé, gémi ; elle s’est tant affaiblie pendant l’été, la pauvre, que vers la fête de Prokov elle-même est morte. C’est lui qui l’a tuée, la canaille, s’adressa-t-elle de nouveau à son fils, avec une colère désespérée…

 

– Je voudrais demander à Votre Excellence ? continua-t-elle après un court silence en baissant la voix et en saluant.

 

– Quoi ? demanda distraitement Nekhludov, ému par ce récit.

 

– C’est un paysan encore jeune. De moi on ne peut plus attendre de travail, aujourd’hui je suis vivante, demain je mourrai. Que deviendra-t-il sans femme ? Ce ne sera pas un travailleur pour toi, songe donc à quelque chose pour nous, notre père.

 

– C’est-à-dire que tu veux le marier ? Hein ? C’est à voir !

 

– Fais-nous cette grâce divine. Vous êtes notre père et notre mère.

 

Et faisant signe à son fils, tous deux ensemble se prosternèrent devant le maître.

 

– Pourquoi salues-tu jusqu’à terre, demanda avec dépit Nekhludov en la soulevant par les épaules. Ne peux-tu pas demander tout simplement ? Tu sais que je n’aime pas cela. Marie ton fils si tu veux, j’en serai très content si tu as déjà une fiancée en vue.

 

La vieille se leva et avec sa manche essuya ses yeux secs. Davidka suivit son exemple et frottant ses yeux avec son poing enflé, dans la même attitude patiente et soumise, il se tint debout, écoutant ce que disait Arina.

 

– La fiancée, c’est-à-dire s’il y en a ! Ah ! et Vassutka, la fille de Mikheï, elle n’est pas mal, mais sans ton ordre elle n’acceptera pas.

 

– Ne consent-elle pas ?

 

– Non, nourricier, de bon gré elle n’acceptera pas.

 

– Eh bien ! Alors que puis-je faire ? Je ne puis la forcer, cherchez-en une autre, sinon dans le village, alors chez un autre seigneur, je la rachèterai, mais seulement qu’elle accepte de plein gré. On ne peut pas se marier par force. Il n’y a pas de loi pareille et c’est un grand péché.

 

– Eh ! Nourricier ! Mais est-il possible qu’en voyant notre vie et notre pauvreté, on vienne chez nous volontairement ? Même une catin ne voudrait pas prendre sur elle une telle misère. Quel paysan nous donnera sa fille ? Le plus désespéré ne le voudra pas. Nous sommes trop misérables. On dira : la première est morte de faim et la mienne aura le même sort. Qui voudra ? ajouta-t-elle en hochant la tête avec méfiance. Jugez vous-même, Votre Excellence.

 

– Alors que puis-je faire ?

 

– Songe à nous, père ! répéta Arina d’un ton convaincu. Que devons-nous faire ?

 

– Mais que puis-je ? Dans ce cas je ne puis rien faire pour vous.

 

– Qui donc veillera sur nous, sinon toi ? dit Arina en baissant la tête et en écartant les bras avec une expression de tristesse et d’abattement.

 

– Voilà, vous avez demandé du blé, alors, je donnerai l’ordre de vous en envoyer, dit le maître après un court silence pendant lequel Arina soupirait et Davidka après elle, mais je ne puis rien faire de plus.

 

Nekhludov sortit dans le corridor. La mère et le fils, en saluant, sortirent derrière le maître.

 

XII

« Ah ! Ah ! Orpheline que je suis ! dit Arina en soupirant longuement.

 

Elle s’arrêta et regarda méchamment son fils.

 

Aussitôt Davidka se détourna et posant lourdement de l’autre côte du seuil ses gros pieds chaussés de lourds et sales lapti, il disparut dans la porte opposée.

 

– Que ferai-je avec lui, père ? continua Arina en s’adressant au maître. Tu vois toi-même ce qu’il est. Ce n’est pas un mauvais paysan, il n’est ni ivrogne, ni méchant, il ne ferait pas de mal à un petit enfant, ce serait péché de médire de lui, il n’y a rien de mauvais à en dire, mais Dieu sait ce qui lui est arrivé, il est devenu un malfaisant pour lui-même. Il en souffre. Crois-moi, mon petit père, mon cœur saigne, quand je vois quels tourments il endure. Malgré tout c’est toujours mon enfant. Ah ! que j’ai de la peine ! Contre moi, ou contre son père ou contre les autorités, il ne fera rien, c’est un moujik craintif, on pourrait presque dire un petit enfant. Que deviendra-t-il seul ? Aide-nous, nourricier, répéta-t-elle, désirant évidemment effacer la mauvaise impression que ses propos avaient produite sur le maître…, Moi, mon père ! Votre Excellence, continua-t-elle dans un chuchotement confidentiel, je réfléchis comme ça, et je ne comprends pas pourquoi il est devenu ainsi. Ce n’est pas possible, c’est sûrement un mauvais sort qu’on lui a jeté.

 

Elle se tut un moment.

 

– Si on trouvait quelqu’un qui puisse le guérir…

 

– Quelle bêtise dis-tu, Arina. Comment peut-on jeter un sort ?

 

– Eh ! mon père, on jette si bien un sort, qu’on peut pour toujours détruire un homme ! N’y a-t-il pas de mauvaises gens au monde ! Par méchanceté, ils enlèvent un peu de terre au-dessus d’un tracé ou quel qu’autre chose, et voilà, c’en est assez pour perdre un homme. Et le mal est fait ! Je me demande, si je ne devrais pas aller chez le vieux Doundoul, qui vit au village Vorobiovka, il connaît des paroles et des herbes qui effacent les sorts, et avec la croix il verse de l’eau, il aidera peut-être, il le guérira peut-être, disait la vieille.

 

« Voilà la misère et l’ignorance ! » pensa le jeune seigneur en inclinant tristement la tête et en descendant à grands pas dans le village : « Que dois-je faire de lui ? Le laisser dans cette situation, je ne le puis pas, pour moi, pour l’exemple à donner aux autres et pour lui-même. Je ne puis le voir dans cette situation, et comment l’en faire sortir ? Il contrarie mes meilleurs plans. S’il reste de pareils moujiks, mes rêves ne se réaliseront jamais », pensa-t-il avec du dépit et de la colère contre le moujik qui détruisait ainsi ses plans. « Le déporter, comme dit Iakov, s’il ne veut pas lui-même son propre bien, ou l’enrôler comme soldat ? C’est vrai, du moins je me débarrasserais de lui et je le remplacerais par un bon moujik », raisonnait-il.

 

Il pensait à cela avec plaisir, mais en même temps sa conscience, vaguement, lui disait qu’il n’envisageait l’affaire que sous un seul point de vue et que ce n’était pas bon. Il s’arrêta : « Mais à quoi pensé-je ? » se demanda-t-il, « oui, l’enrôler ou le déporter. Mais pourquoi ? C’est un homme brave, meilleur que beaucoup d’autres et comment puis-je savoir… L’affranchir, le laisser libre », pensa-t-il, abordant cette fois la question sous un autre angle. « Non, c’est injuste, impossible. » Mais tout à coup, il lui vint une idée qui le réjouit, il sourit avec l’expression d’un homme qui a résolu un problème difficile. « Le prendre à la maison », se dit-il. « Je l’observerai moi-même, et par la douceur et par les exhortations, par le choix des occupations, je l’habituerai au travail et le corrigerai. »

 

XIII

« Oui, je ferai cela », se dit Nekhludov avec satisfaction ; et se rappelant qu’il lui fallait encore voir le riche moujik Doutlov, il se dirigea vers une vaste isba à deux cheminées, qui était au milieu du village. S’en approchant, il rencontra, près de l’isba voisine, une femme d’une quarantaine d’années, très grande, vêtue sans élégance, et qui vint vers lui.

 

– Je vous fais mes compliments, notre père, lui dit-elle, sans aucune crainte, et s’arrêtant près de lui elle souriait aimablement et saluait.

 

– Bonjour, nourrice, répondit-il. Comment vas-tu ? Voilà, je vais chez ton voisin.

 

– Et oui, petit père, Votre Excellence, c’est une bonne chose. Mais pourquoi n’entrez-vous pas chez nous ? Comme mon mari serait content !

 

– Eh bien ! J’irai chez vous, et nous causerons ensemble, nourrice. C’est ton isba ?

 

– Oui, petit père.

 

Et la nourrice courut en avant. En entrant derrière elle dans le corridor, Nekhludov s’assit sur le cuveau, tira une cigarette et l’alluma.

 

– Là-bas il fait chaud, asseyons-nous plutôt ici, nous causerons, répondit-il à la nourrice qui l’invitait à entrer dans l’isba. La nourrice était une femme fraîche et belle. Dans les traits de son visage et surtout dans ses grands yeux noirs il y avait une grande ressemblance avec le visage du maître. Elle croisa ses mains sous son tablier, le regarda hardiment, et en hochant sans cesse la tête, se mit à causer avec lui.

 

– Eh bien ! petit père, pourquoi allez-vous chez Doutlov ?

 

– Mais je veux qu’il me loue trente déciatines[10] de terre, qu’il installe son exploitation, et encore qu’il achète avec moi un bois. Il a de l’argent ; pourquoi le laisser improductif ? Qu’en penses-tu, nourrice ?

 

– Oui, c’est vrai, c’est connu, petit père, les Doutlov sont très riches, les premiers moujiks de tout le domaine, je crois, répondit la nourrice en hochant la tête. Cet été, ils ont construit une isba avec leur propre bois et sans rien demander au maître. Sans compter les poulains et les jeunes chevaux, ils ont au moins des chevaux pour six troïkas, et du bétail, des vaches, des chèvres ; quand les bêtes reviennent des champs et que les femmes sortent dans la rue pour les amener dans la cour, alors devant les portes c’est un troupeau énorme qui s’arrête. Et des abeilles ! Ils ont au moins deux cents ruches, et peut-être davantage. Oui, c’est un très riche moujik et il doit avoir de l’argent.

 

– Qu’en penses-tu ?… Il a beaucoup d’argent ? demanda le maître.

 

– Les gens disent, mais c’est peut-être par méchanceté, que le vieux a pas mal d’argent, mais lui-même n’en parle pas, il ne l’avouerait même pas à ses enfants, cependant, il doit en avoir. Pourquoi ne s’occuperait-il pas des bois ? Peut-être craint-il de faire ainsi répandre le bruit qu’il est très riche. Il y a cinq ans, il s’est associé à Chkalik, l’aubergiste, pour l’exploitation des prairies. Je ne sais pas, moi, si Chkalik l’a trompé, mais le vieux a perdu trois cents roubles ; depuis cette affaire il ne risque plus son argent. Et comment n’est-il pas riche, petit père, Votre Excellence, continua la nourrice, ils ont trois terres, la famille est grande et tous sont des travailleurs, et le vieux lui-même, on ne peut pas dire le contraire, est un vrai patron. Il réussit en tout, au point que les gens s’en étonnent. Pour le blé, pour les chevaux, pour le bétail, pour les abeilles et même pour les garçons, il a toujours de la chance. Maintenant, il les a tous mariés. Tantôt il a pris des jeunes filles du village, et maintenant il a marié Iluchka à une affranchie qu’il a rachetée lui-même, et ma foi, c’est une belle femme.

 

– Et vivent-ils en bon accord ? demanda le maître.

 

– Quand à la maison il y a une tête, alors c’est toujours mieux. Prenons les Doutlov, on sait que les femmes, les brus se querellent et s’injurient en préparant les repas, mais quand même, sous la coupe du vieux ils vivent en paix.

 

La nourrice se tut un moment.

 

– Maintenant, on dit que le vieux a l’intention de mettre son fils aîné, Karp, à la tête de la maison. Moi, dit-il, je suis vieux, mon affaire est d’être près des abeilles. Oui, Karp est un bon moujik, exact, mais quand même, il est loin du vieux patron. Il n’a pas cet esprit !

 

– Alors, Karp voudra peut-être s’occuper des terres et des bois, qu’en penses-tu ? dit le maître qui désirait savoir de la nourrice tout ce qu’elle connaissait sur les voisins.

 

– C’est peu probable, petit père, répondit la nourrice. Le vieux n’a pas passé l’argent à son fils. Tant qu’il vivra, il le gardera, alors c’est toujours la raison du vieillard qui commande et eux s’occupent plutôt de roulage.

 

– Et le vieux ne consentira pas ?

 

– Il aura peur.

 

– De quoi aura-t-il peur ?

 

– Mais comment est-il possible, petit père, qu’un moujik qui appartient au maître avoue son argent ? Qui sait ? il peut perdre tout. Ainsi, il s’est associé avec l’aubergiste et il s’est trompé. Ne pouvant aller devant la justice, il a perdu tout son argent ! Et avec le seigneur, ce sera encore plus simple, il n’y aura rien à faire.

 

– Oui, à cause de cela… fit Nekhludov en rougissant. Adieu nourrice.

 

– Adieu, petit père, Votre Excellence. Je vous remercie bien.

 

XIV

« Ne ferais-je pas mieux de rentrer chez moi ? » pensa Nekhludov en s’approchant de la porte cochère des Doutlov. Et il sentait une tristesse vague en même temps qu’une certaine fatigue morale.

 

Mais à ce moment, la porte neuve de la cour s’ouvrit avec bruit et devant lui, un jeune et beau garçon de dix-huit ans, blond et rose, en habit de voiturier, se montra dans l’embrasure. Il conduisait une troïka de chevaux très forts, encore en sueur, et secouant hardiment ses boucles blondes, il salua le maître.

 

– Eh bien ! Ton père est à la maison, Ilia ? demanda Nekhludov.

 

– Il est dans le rucher, derrière la cour, répondit le jeune homme, en faisant passer ses chevaux, l’un après l’autre, par la porte ouverte.

 

« Non, je serai ferme, je lui ferai la proposition, je ferai tout mon possible » pensa Nekhludov ; et laissant passer devant lui les chevaux, il entra dans la grande cour des Doutlov. Le fumier avait été enlevé récemment. La terre était encore noire, et par endroits, surtout près de la porte cochère, étaient disséminées des brindilles rougeâtres. Dans la cour, sous les auvents, étaient rangés en ordre un grand nombre de charrettes, d’araires, de traîneaux, de tonneaux, de cuves, et beaucoup d’instruments agricoles. Des pigeons voletaient et roucoulaient à l’ombre de larges et solides chevrons ; dans l’air on sentait la fumée et le goudron. Dans un coin, Karp et Ignate arrangeaient un morceau de bois neuf sous le siège d’une grande charrette à troïka. Les trois fils Doutlov se ressemblaient tous. Le cadet, Ilia, que Nekhludov avait rencontré à la porte, était imberbe, de taille moyenne, plus rouge et plus élégant que les aînés. Le second, Ignate, était de plus haute taille, plus brun et portait une barbiche en pointe, et bien qu’il eût aussi des bottes, la blouse de voiturier et le chapeau de feutre, il n’avait pas cet air réjoui et insouciant du cadet. L’aîné, Karp, était encore plus grand et portait des lapti, un caftan gris et une chemise sans goussets, son air était non seulement sérieux, mais presque sombre.

 

– Voulez-vous qu’on envoie chercher le père, Votre Excellence ? dit-il en s’approchant du seigneur qu’il salua un peu gauchement.

 

– Non, j’irai moi-même le trouver au rucher, je regarderai son installation, là-bas, et j’ai besoin de te parler, dit Nekhludov en l’entraînant de l’autre côté de la cour pour qu’Ignate ne pût entendre ce qu’il avait l’intention de dire à Karp.

 

L’attitude assurée et un certain orgueil qu’il remarqua dans ces deux moujiks, et ce que lui avait dit la nourrice, donnaient tant de confusion au jeune seigneur qu’il lui était difficile de se décider à lui parler de ses projets. Il se sentait comme coupable devant lui et il lui semblait plus facile de parler à l’un des frères, seul. Karp était étonné d’être ainsi pris à part, mais il marcha derrière le maître.

 

– Voilà ce qu’il y a, dit Nekhludov d’une voix hésitante. Je voulais te demander si vous aviez beaucoup de chevaux ?

 

– Nous avons cinq troïkas, il y a aussi des poulains, répondit avec aisance Karp, en se grattant le dos.

 

– Tes frères font le roulage ?

 

– Oui, nous faisons le roulage avec trois troïkas. Et Ilucha qui est parti comme voiturier, justement vient de rentrer.

 

– Est-ce avantageux pour vous ? Combien cela vous rapporte-t-il ?

 

– Mais quel avantage, Votre Excellence ? Enfin, nous nous nourrissons avec les chevaux, et de cela merci à Dieu.

 

– Alors, pourquoi ne vous occupez-vous pas d’autre chose ? Vous pourriez acheter des bois ou louer des terres.

 

– Sans doute, Votre Excellence, on pourrait louer de la terre s’il y avait une occasion.

 

– Voilà ce que je veux vous proposer ; au lieu de vous occuper de roulage et de ne gagner que juste pour manger, louez plutôt chez moi, trente déciatines. Je vous louerai tout le coin derrière Sapovo, et vous installerez là-bas une grande exploitation.

 

Et Nekhludov, entraîné par son projet d’une ferme de paysans, qu’il avait caressé si souvent, se mit à expliquer ses plans au moujik, sans s’arrêter. Karp écoutait très attentivement les paroles du maître.

 

– Nous sommes très heureux de votre bonté, dit-il quand Nekhludov, cessant de parler, le regarda, attendant la réponse. C’est connu, il n’y a rien de mal à ça. C’est mieux pour les moujiks de s’occuper de la terre que de travailler avec le fouet. Nous allons avec les étrangers, on voit des gens de toutes sortes, on se gâte. La meilleure chose pour le moujik, c’est de s’occuper de la terre.

 

– Alors, qu’en penses-tu ?

 

– Tant que le père vivra, que puis-je penser, Votre Excellence ? Il n’y a que sa volonté.

 

– Conduis-moi au rucher, je lui parlerai.

 

– Par ici, s’il vous plaît, dit Karp en se dirigeant lentement vers un hangar. Il ouvrit la petite porte qui menait au rucher, et laissant passer le maître il la referma, puis s’approcha d’Ignate et en silence, reprit le travail interrompu.

 

XV

Nekhludov franchit en se courbant la porte basse qui s’ouvrait sur le rucher installé derrière la cour. Le petit espace entouré de paille et de palissades à claire-voie où symétriquement étaient installées les ruches couvertes de planches, et les abeilles dorées qui bourdonnaient alentour, tout était enveloppé des rayons chauds et brillants du soleil de juin. De la porte un petit sentier battu conduisait à une petite niche en bois, et l’icône qui était dans cette niche étincelait sous le soleil… Quelques jeunes tilleuls haussaient gracieusement leurs sommets rameux au-dessus du toit de chaume de la cour voisine, et l’on entendait à peine le bruissement de leur feuillage vert sombre et frais et le bourdonnement des abeilles qui volaient autour. Toutes les ombres des palissades, des tilleuls et des ruches couvertes de planches tombaient noires et courtes sur l’herbe basse qui croissait çà et là entre les ruches. La petite figure penchée du vieillard à tête grise, nue, dont le crâne chauve brillait au soleil, s’apercevait près de la porte d’un hangar couvert de paille fraîche et bâti parmi les tilleuls. En entendant le grincement de la porte, le vieux se retourna, et essuyant d’un pan de sa blouse son visage en sueur, avec un sourire doux et joyeux, il vint à la rencontre du maître.

 

Dans le rucher tout était doux, joyeux, clair. Le vieillard aux cheveux blancs, le visage rayé de nombreuses rides autour des yeux, les pieds nus dans de larges chaussures, qui, en courant et se balançant, venait à la rencontre du maître dans son propre domaine, était si tendre et si affable, que Nekhludov oublia momentanément les impressions pénibles du matin et que son rêve favori lui revint avec vivacité. Il voyait déjà tous ces paysans riches et bons comme le vieux Doutlov, et tous lui souriant avec tendresse et joie parce qu’ils devaient à lui seul leur richesse et leur bonheur.

 

– Ne voulez-vous pas un masque, Votre Excellence ? L’abeille est mauvaise maintenant, elle pique, dit le vieux, en décrochant de la palissade un sac de toile sale cousu à une sorte de petit tamis en bois qui avait l’odeur de miel, et le proposant au maître : « Moi, l’abeille me connaît, elle ne me pique pas », ajouta-t-il avec un doux sourire qui n’abandonnait presque jamais son beau visage bruni.

 

– Je n’en ai pas besoin non plus. Eh bien ! Ça essaime déjà ? demanda Nekhludov en souriant à son tour.

 

– Oh ! c’est trop tôt, mon père Mitri Nikholaïevitch[11], répondit le vieux qui exprimait une amabilité particulière dans cette appellation en utilisant le prénom du maître et celui de son père. À peine ont-elles commencé à apporter leur prise. Cette année, comme vous le savez, le printemps a été froid.

 

– Et moi, j’ai lu dans les livres, commença Nekhludov en chassant une abeille qui s’empêtrait dans ses cheveux et lui bourdonnait près de l’oreille, j’ai lu que si la cire est posée droit dans les rayons, l’abeille essaime plus tôt. Et pour cela, on fait des ruches spéciales en planches…, avec des cloisons…

 

– N’agitez pas les mains, c’est pire. Ne voulez-vous pas prendre un masque ?

 

Nekhludov était mal à l’aise, mais par un amour-propre enfantin, il ne voulait pas l’avouer, et refusant de nouveau le masque, il continua de parler au vieillard de cette construction des ruches qu’il avait lue dans la Maison Rustique, et d’après laquelle, disait-il, l’abeille devait essaimer deux fois plus. Mais une abeille le piqua plus fort au cou et il s’arrêta, s’embrouilla au milieu de la conversation.

 

– C’est vrai, notre père Mitri Nikholaïevitch, dit le vieillard en regardant le maître avec une bienveillance paternelle, c’est vrai que dans les livres c’est écrit comme ça. Mais peut-être est-ce écrit exprès : « Il fera comme nous écrivons et du reste nous nous en moquons ! » Ça arrive ! Comment peut-on apprendre à l’abeille où mettre la cire ? Elle essaye elle-même : tantôt en largeur, tantôt droit. Tenez, regardez s’il vous plaît, ajouta-t-il, en ouvrant une des ruches voisines et en regardant l’ouverture couverte d’abeilles qui bourdonnaient en grimpant sur la cire courbée. Voilà, c’est une jeune, on voit qu’il y a là-bas la reine ; elle met la cire droit et de côté, comme il lui convient le mieux et suivant la forme de la ruche. Et se laissant entraîner visiblement par son sujet favori, il ne remarquait pas la situation du maître, « Aujourd’hui elle apporte la prise sur ses pattes, la journée est chaude et l’on voit tout », ajouta-t-il en refermant la ruche et en chassant avec un torchon une abeille qui grimpait ; ensuite il attrapa de sa main calleuse quelques abeilles posées sur son cou ridé. Les abeilles ne le piquaient pas, mais Nekhludov, lui, ne pouvait cacher son désir de s’éloigner des ruches. Les abeilles l’avaient piqué en trois endroits et bourdonnaient autour de sa tête et de son cou.

 

– Et tu as beaucoup de ruches ? demanda-t-il en se dirigeant vers la porte.

 

– Autant que Dieu m’en a donné, répondit Doutlov en souriant. Il ne faut pas compter, petit père, l’abeille n’aime pas cela. Voilà, Votre Excellence, je voulais vous demander pour Ossip, continua-t-il en désignant le rocher qui était près de la clôture, que vous lui défendiez… d’agir ainsi en mauvais voisin.

 

– Comment cela ?… Ah ! mais elles piquent ! fit le maître qui saisissait déjà le loquet de la porte.

 

– Chaque année il laisse ses abeilles se jeter sur mes jeunes essaims. Ils doivent se nourrir et les abeilles étrangères leur enlèvent la cire et les affaiblissent, fit le vieux sans remarquer la grimace du seigneur.

 

– Bon, après, tout à l’heure… fit Nekhludov, n’y tenant plus. Et, agitant les mains et courant il franchit la porte.

 

– Il faut frotter avec de la terre, ça ne sera rien, dit le vieillard en sortant dans la cour derrière le maître.

 

Le maître frotta de terre ses piqûres et il jeta un regard furtif sur Karp et Ignate, qui ne le regardaient pas, puis, il fronça les sourcils en rougissant.

 

XVI

« Je voulais vous demander quelque chose au sujet de mes garçons, Votre Excellence, dit le vieillard, ne s’apercevant pas ou feignant de ne pas s’apercevoir de l’air fâché du maître.

 

– Quoi ?

 

– Voilà, grâce à Dieu nous avons d’assez bons chevaux, et il y a un ouvrier, alors nous paierons régulièrement la corvée.

 

– Eh bien ! Quoi ?

 

– Mais si vous avez la bienveillance de laisser mes enfants sous la condition de vous payer une redevance, alors Ilia et Ignate, pour tout l’été, travailleraient comme voituriers avec trois troïkas, peut-être gagneraient-ils quelque chose.

 

– Mais où iront-ils ?

 

– Mais où il faudra, intervint dans la conversation Iluchka, qui, après avoir attaché les chevaux sous l’auvent à ce moment s’approchait du père.

 

– Les gens de Kadmino sont allés à Romni avec huit troïkas, et dit-on, ils se sont nourris ; pour chaque troïka ils ont rapporté trente roubles à la maison. On dit aussi qu’à Odessa le fourrage est très bon marché.

 

– Et précisément, je voulais te parler de cela, dit le maître en s’adressant au vieillard, et désirant amener le plus adroitement la conversation sur la ferme. Dis-moi, je te prie : est-ce plus avantageux de s’occuper de roulage, que de rester à la maison et s’occuper de labour ?

 

– Comment, Votre Excellence, n’est-ce pas plus avantageux ? intervint de nouvel Ilia en secouant sa chevelure. À la maison, il n’y a pas de quoi nourrir les chevaux.

 

– Eh bien ! Par exemple, combien gagneras-tu pendant l’été ?

 

– Mais voilà, depuis le printemps malgré la cherté du fourrage, nous avons transporté des marchandises à Kiev ; en revenant à Koursk de nouveau nous avons chargé les voitures de gruau, à destination de Moscou, nous nous sommes nourris, les chevaux ont toujours été bien soignés et j’ai rapporté quinze roubles à la maison.

 

– Il n’y a pas de mal à s’occuper de n’importe quel métier honnête, dit le maître s’adressant de nouveau au vieux, mais il me semble qu’on pourrait trouver une autre occupation ; dans ce métier un garçon rencontre des gens de toutes sortes, il peut se corrompre, ajouta-t-il, répétant les paroles de Karp.

 

– Et que peut faire notre frère moujik, sinon s’occuper de roulage ? rétorqua le vieillard avec son doux sourire. On ira et on sera nourri, et les chevaux le seront aussi, et quant à la corruption, grâce à Dieu, ce n’est pas la première année qu’ils partent, moi-même, je me suis occupé de cela, et personne ne m’a fait de mal, rien que le bien.

 

– Oh ! il y a beaucoup de choses, dont on pourrait s’occuper à la maison, du labourage, des prairies.

 

– Comment est-ce possible, Votre Excellence ? l’interrompit Iluchka avec animation. Nous sommes nés dans ce milieu, nous connaissons bien cette affaire, être voituriers, Votre Excellence, c’est ce qui nous convient le mieux…

 

– Eh bien ! Votre Excellence, faites-nous l’honneur d’entrer dans notre isba. Vous n’y êtes pas venu depuis la nouvelle installation, dit le vieillard en saluant bas et en clignant des yeux à son fils. Iluchka courut rapidement à l’isba, et après lui, le vieillard y entra avec Nekhludov.

 

XVII

En entrant dans l’isba, le vieux salua encore une fois, avec le pan de sa blouse essuya le coin d’un banc et en souriant demanda :

 

– De quoi vais-je vous honorer, Votre Excellence ?

 

L’isba était blanche[12] ! propre, vaste, avec une soupente et des lits. Des troncs frais de tremble, entre lesquels on apercevait de la mousse, n’étaient pas encore noircis. Les bancs neufs et les planches n’étaient pas encore luisants, ni le sol piétiné. La femme d’Ilia, une paysanne jeune, mince, au visage allongé, pensif, était assise sur la couchette et, du pied, balançait un berceau suspendu au plafond par une longue perche. Dans le berceau, respirant faiblement et les yeux fermés, dormait un nourrisson. L’autre femme, forte, aux joues rouges, la femme de Karp, les gros bras nus jusqu’au-dessus des coudes, coupait des oignons devant le poêle, dans une écuelle en bois. Une femme marquée de la petite vérole, enceinte et se cachant de sa manche, était près du poêle. L’isba était chaude non seulement à cause du soleil, mais à cause du poêle ; et il y régnait une forte odeur de pain frais. Deux petites têtes blondes, celles d’un gamin et d’une fillette, installés là, en attendant le dîner, regardaient avec curiosité le maître.

 

Nekhludov était joyeux de voir toute cette aisance, et en même temps un peu honteux devant les femmes et les enfants, qui tous le regardaient. Il s’assit sur le banc en rougissant.

 

– Donne-moi un morceau de pain frais, je l’aime, dit-il en rougissant davantage.

 

La femme de Karp coupa un grand morceau de pain et le donna au maître sur une assiette. Nekhludov se tut, ne sachant que dire. Les femmes se taisaient aussi, le vieux souriait doucement.

 

« Mais pourquoi ai-je honte, comme si j’étais coupable envers eux ? » pensa Nekhludov. « Pourquoi ne ferais-je pas la proposition sur la ferme ? Quelle sottise ! » Cependant il se taisait toujours.

 

– Eh bien ! Notre père Mitri Nikolaïevitch. Alors que dites-vous au sujet de nos enfants ? dit le vieillard.

 

– Je te conseillerais de ne pas les laisser partir et de leur trouver du travail ici, prononça Nekhludov, en se ressaisissant. Sais-tu ce que je te proposerais ? achète avec moi un morceau de la forêt de l’État, et aussi de la terre…

 

– Comment donc, Votre Excellence, avec quel argent acheter ? interrompit-il.

 

– Mais je te propose un petit bois de deux cents roubles environ, fit observer Nekhludov.

 

Le vieux sourit méchamment.

 

– Ce serait bien, si on avait de l’argent. Pourquoi ne pas acheter ? fit-il.

 

– N’as-tu pas cet argent ? dit le maître d’un ton de reproche.

 

– Oh ! notre père, Votre Excellence ! répondit le vieux avec tristesse en regardant la porte, je dois nourrir ma famille, ce n’est pas à nous d’acheter du bois.

 

– Mais tu as de l’argent, pourquoi le laisser comme ça ? insistait Nekhludov.

 

Le vieux, tout à coup, s’émut, ses yeux brillèrent et ses épaules commencèrent à trembler.

 

– Peut-être des méchants l’ont-ils dit, fit-il d’une voix tremblante. Alors, croyez à Dieu, continua-t-il en s’animant de plus en plus et en tournant ses regards vers l’icône, eh bien ! Que mes yeux se crèvent, que je tombe raide à cette place même, si j’ai plus des quinze roubles qu’Iluchka m’a rapportés, et avec cet argent, il faut payer des impôts ; vous savez vous-même, nous avons construit l’isba…

 

– C’est bon, c’est bon, fit le maître en se levant. Au revoir, patron.

 

XVIII

« Mon dieu, mon dieu ! » pensa Nekhludov en se dirigeant à grands pas vers sa demeure à travers les nombreuses allées du jardin touffu et en arrachant distraitement les feuilles et les branches qui se trouvaient sur sa route : « Sont-ils donc stupides tous mes rêves sur le but et le devoir de ma vie ? Pourquoi suis-je triste, comme si j’étais mécontent de moi-même, alors que je m’imaginais qu’une fois dans cette voie j’éprouverais toujours cette pleine satisfaction morale, que je ressentis au moment où, pour la première fois, me vinrent ces idées ? » Et avec une vivacité et une lucidité extraordinaires, son imagination le transporta d’une année en arrière, à ce moment heureux.

 

De très bonne heure, il se levait avant tous, et gonflé de cet enthousiasme secret, inexplicable de la jeunesse, sans but, il sortait dans le jardin, de là dans le bois et longtemps marchait seul parmi la nature de mai, forte, pleine, mais tranquille. Il marchait seul, sans penser à rien, fatigué, accablé d’un excès de sentiments et ne pouvant les exprimer. Tantôt, avec tout le charme de l’inconnu, sa jeune imagination lui montrait l’image voluptueuse de la femme et il lui semblait que c’était là son désir inexprimé. Mais un autre sentiment plus élevé lui disait : « Ce n’est pas cela », et lui faisait chercher autre chose. Tantôt son esprit inexpérimenté, ardent, s’emportant de plus en plus dans les sphères de l’abstraction, croyait découvrir les lois de l’existence, et avec une joie fière, il s’arrêtait à ces pensées. Mais de nouveau un sentiment supérieur lui disait : « Ce n’est pas cela », et le forçait encore à chercher, à s’inquiéter. Sans pensées et sans désirs, comme il arrive toujours après l’activité forcée, il s’allongeait sur le dos, sous un arbre et se mettait à regarder les nuages transparents du matin qui couraient au-dessus de lui, dans le ciel profond, infini. Tout à coup, sans aucune cause, des larmes emplissaient ses yeux et Dieu sait comment lui venait la pensée nette qui emplissait toute son âme et à laquelle il s’attardait avec plaisir : la pensée que l’amour et le bien sont le bonheur et la vérité, et le seul bonheur et la seule vérité possibles en ce monde. Un sentiment supérieur ne lui disait plus : « Ce n’est pas cela ». Il se relevait et commençait à contrôler cette idée : « Oui, c’est cela, c’est cela ! » se disait-il avec enthousiasme en comparant toutes ses conversations d’autrefois, toutes les circonstances de sa vie avec la vérité qu’il venait de percevoir et qui lui semblait tout à fait neuve. « Comme tout ce que je savais, tout ce à quoi j’ai cru, tout ce que j’ai aimé était stupide ! » se disait-il. « L’amour, le dévouement, voilà le seul vrai bonheur, indépendant du hasard ! » répétait-il en souriant et en agitant les mains. En appliquant cette idée à toutes les circonstances de la vie et trouvant que son devoir dans cette vie lui était dicté par cette voix intérieure qui lui disait : « C’est cela », il éprouvait un sentiment, nouveau pour lui, d’émotion joyeuse et enthousiaste. « Ainsi, je dois faire le bien pour être heureux » pensait-il ; et tout son avenir se dessinait vivement devant lui, et non plus abstraitement, mais en images précises, sous la forme de la vie seigneuriale.

 

Il voyait devant lui un immense champ d’action pour son existence entièrement consacrée au bien et qui lui donnerait le bonheur. Il n’a pas à chercher de sphère d’activité : elle est prête, il a devant lui un devoir, il a des paysans… et quelle œuvre bonne, et utile, se présente à lui ! « Agir sur cette classe du peuple simple, impressionnable, non dépravée ; la délivrer de la pauvreté, lui donner l’aisance, et l’instruction dont j’ai le bonheur de jouir ; corriger leurs vices, fruits de l’ignorance et de la superstition ; développer leur moralité, faire aimer le bien… quel avenir brillant, heureux. Et moi, qui ferai cela pour mon propre bonheur, je jouirai en outre de leur reconnaissance, je verrai comment, chaque jour, j’approche de plus en plus du but proposé. Le merveilleux avenir ! Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ? »

 

« Et en outre, pensait-il en même temps, qui peut m’empêcher de trouver le bonheur dans l’amour d’une femme, et dans la vie de famille ? » Et sa jeune imagination lui dessinait un avenir encore plus attrayant. « Moi et ma femme, que j’aimerai comme personne n’aima jamais au monde, nous vivrons toujours au milieu de cette nature tranquille, poétique, à la campagne, avec nos enfants, peut-être avec la vieille tante. Nous nous aimerons, nous aimerons les enfants, et nous saurons tous deux que notre destinée est de faire le bien. Nous nous entraiderons à la poursuite de ce but. Je donnerai des ordres généreux, des subventions indispensables, équitables, j’installerai une ferme, une caisse d’épargne, des ateliers et elle avec son beau visage, dans une robe blanche simple, qu’elle relèvera au-dessus de ses pieds petits, élégants, dans la boue, se dirigera vers l’école des paysans, vers l’hôpital, chez le pauvre moujik, qui selon la justice ne mérite pas d’aide, et partout elle consolera, elle soulagera… Les enfants, les vieillards, les femmes, l’adoreront et la regarderont comme un ange, comme une providence. Ensuite elle reviendra et me cachera qu’elle est allée chez le malheureux moujik et qu’elle lui a donné de l’argent, mais je saurai tout et je l’embrasserai fort, fort, je baiserai tendrement ses yeux charmants, ses joues qui rougiront pudiquement et ses lèvres rouges qui souriront. »

 

XIX

« Où sont ces rêves ? » pensait maintenant le jeune homme, après ses visites, en approchant de la maison. Voilà déjà plus d’une année que je cherche le bonheur dans cette vie, et qu’ai-je trouvé ? Parfois, il est vrai, je sens que je puis être content de moi, mais c’est un contentement froid et raisonnable. Mais non, je suis tout simplement mécontent de moi ! Je suis mécontent parce qu’ici je n’ai pas le bonheur et que je le désire, je le désire passionnément. Je n’ai pas encore éprouvé de plaisir et j’ai déjà rejeté de moi tout ce qui le donne. Pour quel but, pourquoi ? Quelle amélioration en est-il résultée ? Ce que m’écrivait ma tante était vrai : il est plus facile de trouver le bonheur pour soi-même que de le donner aux autres. Mes paysans sont-ils devenus plus riches ? Sont-ils plus instruits ou plus développés moralement ? Pas du tout, leur sort ne s’est point amélioré, et pour moi chaque jour me devient plus pénible. Si je voyais le succès de mon entreprise, si je constatais de la reconnaissance… Mais non, je ne vois que la routine trompeuse, le vice, la méfiance, l’ingratitude… Je dépense en vain les meilleures années de ma vie, pensa-t-il, et il se rappela que les voisins, comme il l’avait entendu dire à sa vieille bonne, l’appelaient imbécile, que dans son bureau, il n’y avait déjà plus d’argent, que les nouvelles machines à battre qu’il avait fait installer, à la risée de tous les paysans, sifflèrent seulement et ne travaillèrent pas, quand, devant une nombreuse assistance on les fit monter pour la première fois dans le hangar à battre ; que de jour en jour il fallait attendre l’arrivée du tribunal pour l’inventaire du domaine qu’il avait engagé et dont il avait laissé passer le terme dans son enthousiasme pour de nouvelles entreprises d’exploitation. Et tout à coup, aussi vivement que tout à l’heure sa promenade dans la forêt lui revint et son rêve de la vie seigneuriale. Maintenant il revoit sa petite chambre d’étudiant à Moscou, où tard, la nuit, devant une bougie, il était assis avec son camarade, un ami de seize ans qu’il adorait. Ils ont lu cinq heures de suite et répété les notes ennuyeuses du droit civil, et en finissant ils ont envoyé chercher le souper, la bouteille de champagne et se sont mis à causer de leur avenir. Comme l’avenir se montrait différent au jeune étudiant ! Il était alors plein de plaisirs, de travaux variés, d’éclat, de succès, et sûrement les menait tous deux, à ce qui leur semblait le meilleur des biens : la gloire.

 

« Il monte déjà et très rapidement dans cette voie », pensa Nekhludov à propos de son ami, et moi !…

 

À ce moment, il était déjà près du perron de sa demeure, où dix paysans et domestiques, avec diverses requêtes, attendaient le maître, et du rêve il fut ramené à la réalité.

 

Là se tenait une femme en haillons, les cheveux en désordre, ensanglantée, et qui, en sanglotant, se plaignait de son beau-père qui voulait la tuer ; ici se trouvaient deux frères qui depuis deux ans étaient en querelle pour le partage de la succession, et avec une colère désespérée se regardaient l’un l’autre. Il y avait un ancien domestique, à cheveux blancs, non rasé, dont les mains tremblaient d’ivresse, et que son fils, le jardinier, amenait chez le maître, se plaignant de sa conduite déplorable. Puis c’était un moujik qui chassait sa femme de chez lui, parce que de tout le printemps elle n’avait pas travaillé ; cette femme malade se trouvait là. Sans rien dire elle sanglotait et restait assise sur l’herbe près du perron, montrant sa jambe enflée, enveloppée sommairement d’une guenille sale…

 

Nekhludov écoutait ces requêtes et ces plaintes, donnant un conseil aux uns, tranchant les affaires des autres, faisant des promesses aux troisièmes. Avec un sentiment de fatigue, de honte, de découragement et de regret, il se retira dans sa chambre.

 

XX

Dans la petite chambre qu’occupait Nekhludov, il y avait un vieux divan de cuir orné de petits clous dorés, quelques fauteuils du même genre, une table à jeu, avec des incrustations et un rebord de cuivre, couverte et encombrée de papiers, un vieux piano anglais, jaune, ouvert, avec des touches étroites et creusées… Entre les fenêtres était fixée une grande glace dans un vieux cadre doré, sculpté. Sur le plancher, près de la table, une masse de papiers, de livres et de comptes. En général, toute la chambre avait un air désordonné et ce désordre vivant faisait contraste avec l’ameublement, sévère, antique, seigneurial des autres pièces de la grande maison. En entrant dans sa chambre, Nekhludov jeta avec colère son chapeau sur la table, s’assit sur une chaise qui était devant le piano, et croisant les jambes, il baissa la tête.

 

– Eh bien ! Vous déjeunez, Votre Excellence ? demanda une vieille femme grande, maigre, ridée, qui entrait à ce moment, en bonnet, avec un grand châle et une robe de coton.

 

Nekhludov se tourna vers elle ; elle se tut un instant comme pour l’interroger.

 

– Non, je ne veux pas, nounou, fit-il, et de nouveau il redevint pensif.

 

La vieille bonne hocha sévèrement la tête et soupira.

 

– Eh ! mon petit père Dmitri Nikolaïevitch, pourquoi vous ennuyez-vous ? Il arrive des malheurs plus grands et ça passe. Tout s’arrangera, je te le jure.

 

– Mais je ne m’ennuie pas, où as-tu pris cela, petite mère Malania Finoguenovna ? répondit Nekhludov en s’efforçant de sourire.

 

– Je le vois très bien, commença la vieille bonne avec chaleur, toute la journée seul, seul. Et vous prenez tout tellement à cœur, vous voulez tout faire vous-même ; vous ne mangez presque plus ! Est-ce raisonnable ? Allez au moins en ville ou chez les voisins, autrement qu’est-ce que c’est ? Vous êtes encore jeune, il ne faut pas s’apitoyer sur tout ! Excuse-moi, mon petit père, je vais me reposer, continua la vieille en s’asseyant près de la porte. Tu as déjà donné tant de libertés aux paysans que personne ne craint plus rien ; est-ce ainsi que font les maîtres ? Il n’y a rien de bon ici, tu te perds toi-même et le peuple se gâte ; notre peuple, quoi, il ne sait pas cela, vraiment. Va plutôt chez ta tante, elle t’a écrit la vérité… exhortait la vieille bonne.

 

Nekhludov devenait de plus en plus triste, son bras droit était appuyé sur son genou et sa main, inconsciemment, effleurait les touches du piano. Un accord sortit, puis un deuxième, un troisième… Nekhludov s’approcha tout près du piano, ôta son autre main de sa poche et se mit à jouer. Les accords qu’il plaquait étaient improvisés, irréguliers, souvent ordinaires jusqu’à la banalité et ne révélaient aucun talent musical, mais cette occupation lui donnait un certain plaisir, indéfinissable, triste. À chaque changement d’harmonie, avec un battement de cœur, il attendait ce qui allait sortir, et quand se produisait quelque chose, il suppléait, vaguement, par son imagination, à ce qui manquait. Il lui semblait entendre des centaines de mélodies : le chœur et l’orchestre, conformes avec son harmonie. Et son principal plaisir lui venait de l’activité forcée de l’imagination, qui lui présentait sans liens, mais avec une clarté étonnante en ce moment, les images et les scènes les plus variées, mélanges insensés du passé et de l’avenir. Tantôt se présente à lui le visage bouffi de Davidka-Bielï, qui, avec effroi abaisse ses cils blancs à la vue du poing noir de sa mère, son dos voûté et les mains énormes couvertes de poils blancs, ne répondant que par la patience et la résignation au sort, aux privations et aux tourments. Tantôt il voit la nourrice hardie, il se la représente montant dans le village et racontant aux moujiks qu’il faut cacher son argent au seigneur et inconsciemment il se répète : « Oui, il est nécessaire de cacher son argent au seigneur. » Tantôt, tout à coup, se présente à lui la tête blonde de sa future femme qui, il ne sait pourquoi, dans les larmes et la douleur, s’incline sur son épaule. Tantôt il voit les bons yeux bleus de Tchouris qui regarde avec douceur son unique gros garçon. Oui, il voit en lui, outre le fils, un aide et un sauveur. « Voilà ce qu’est l’amour ! » murmure-t-il. Après il se rappelle la mère d’Ukhvanka, il se souvient de l’expression de patience et de pardon absolu qu’il a remarquée sur son visage vieilli, malgré la dent proéminente et les traits vilains. « Probablement que durant les soixante-dix ans de sa vie, moi seul ai remarqué cela, » pense-t-il, et il murmure : « C’est étrange ! » tout en continuant inconsciemment à effleurer les touches et à écouter les sons. Ensuite il se rappelle vivement sa fuite du rucher et l’expression d’Ignate et de Karp qui voulaient évidemment rire et feignaient de ne pas le remarquer. Il rougit et se retourna involontairement vers la vieille bonne restée assise, silencieuse, près de la porte, et qui le regardait en hochant par moments sa tête blanche. Voici que tout à coup se présentent à lui la troïka, les chevaux en sueur et la belle, la forte figure d’Iluchka aux boucles claires, aux yeux bleus, gais et brillants, aux joues fraîches et dont un duvet clair commence à couvrir les lèvres et le menton. Il se rappelle comment Iluchka avait peur qu’on ne le laissât pas voiturier, et comme il défendait chaleureusement ce métier si cher pour lui. Et il voit un matin gris de brouillard, la chaussée humide et glissante, et une longue file de chariots chargés et couverts d’une natte avec de gros caractères noirs. Les chevaux bien nourris, aux jambes fortes, faisant tinter leurs grelots, le dos courbé, tendent les traits avec efforts et montent une côte. À la rencontre de la file des chariots, de la pente, au galop, descend la poste, dont les grelots tintinnabulants résonnent dans la forêt qui des deux côtés borde la route.

 

– Ah ! oh ! crie bien haut le postillon qui porte une plaque à son chapeau, en levant le fouet au-dessus de sa tête.

 

Près de la roue du premier chariot monte lourdement, en de grosses bottes, Karp, la barbe rousse et le regard sombre ; du deuxième chariot se montre la jolie tête d’Iluchka, qui s’est bien réchauffé sous la natte. Les trois troïkas chargées de caisses, avec un bruit de grelots sont passées à la rencontre de la poste. Iluchka cache de nouveau sa jolie tête sous les nattes et s’endort. Voici qu’arrive la soirée chaude et claire, devant les attelages fatigués groupés près de l’auberge, la porte cochère grince, et l’un après l’autre, sous de larges auvents, disparaissent les hauts chariots. Iluchka salue gaiement l’hôtelière au visage blanc, à la poitrine large, qui lui demande s’ils vont loin et s’ils mangeront beaucoup, tout en regardant avec plaisir, de ses yeux doux et brillants, le beau garçon. Lui, après avoir donné à manger aux chevaux, rentre dans l’isba chaude, pleine de gens, se signe, s’assied devant une écuelle de bois toute pleine, et se met à causer gaiement avec l’hôtesse et les compagnons. Et voilà son lit sous le ciel étoilé qu’on aperçoit au-dessus des auvents, sur le foin parfumé, près des chevaux qui, en piaffant et en reniflant, broient la nourriture dans le râtelier de bois. Il s’approche du foin, se tourne vers l’Orient et trente fois de suite, faisant le signe de la croix sur sa forte et large poitrine, secouant ses boucles claires, il répète : « Pater noster », et vingt fois : « Dieu me protège. »

 

Enfin s’enveloppant la tête d’un armiak, il s’endort du sommeil sain et calme de l’homme fort et jeune. Et, en rêve, il voit les villes : Kiev avec ses reliques et ses innombrables pèlerins ; Romni, plein de marchandises et de marchands. Il voit Odessa et la mer bleue lointaine avec ses voiles blanches ; et Constantinople avec ses maisons dorées et les Turques aux poitrines blanches et aux yeux noirs, il vole soulevé sur des ailes invisibles. Il vole librement et facilement de plus en plus loin, et il voit en bas des villes dorées inondées d’une lumière claire et le ciel bleu parsemé d’étoiles et la mer bleue aux voiles blanches, et il vole plus loin et plus loin…

 

« C’est beau » murmure Nekhludov ; et l’idée lui vient : « Pourquoi ne suis-je pas Iluchka ? »

HISTOIRE D’UN PAUVRE HOMME[13]

I

Les Doutlof sont bien à plaindre, madame. Ce sont tous de braves gens. Si nous ne nous mettons pas sur la liste un des serfs attachés à la maison, ce sera le tour d’un des fils Doutlof. Mais il sera fait selon votre volonté.

 

Il posa sa main droite sur la gauche, les mit sur son ventre, courba légèrement sa tête, serra ses lèvres minces, ferma les yeux et se prépara évidemment à écouter avec patience toutes les sottises que lui débiterait sa maîtresse.

 

C’était un ancien serf devenu intendant, vêtu d’une longue redingote, qui, chaque soir, venait recevoir les ordres de sa maîtresse et lui faire son rapport.

 

Selon la maîtresse, le rapport consistait en ce que l’intendant lui communiquait ce que l’on avait fait dans la journée et demandait ce qu’il fallait faire le lendemain.

 

Selon l’intendant, Iégor Ivanovitch, le rapport était une cérémonie qui consistait en ce que, debout, dans un coin, il écoutait avec patience les sottises de sa maîtresse. Puis, une fois qu’elle avait terminé, il l’amenait à consentir à tout ce qu’il voulait bien – et à lui répondre avec impatience :

 

– C’est bon, c’est bon, Iégor.

 

Au moment où commence notre récit, il était question du recrutement.

 

Le village de Pokrofski devait fournir trois recrues. Deux étaient choisies par le sort et, par suite des conditions sociales et économiques, il ne pouvait y avoir aucune discussion pour ce qui les concernait, ni de la part des paysans, ni de la part de la maîtresse, ni de la part de l’opinion publique. Pour la troisième, c’était autre chose.

 

L’intendant prenait le parti du troisième garçon, neveu de Doutlof, et proposait à sa place le domestique Polikouchta, qui jouissait d’une mauvaise réputation, qui avait été pris en flagrant délit de vol. La maîtresse caressait souvent les enfants de Polikouchta et cherchait à lui relever le moral par des citations de l’Évangile. Aussi s’opposait-elle à ce qu’on le fît soldat. D’un autre côté, elle ne voulait aucun mal aux Doutlof, qu’elle n’avait jamais vus, mais elle avait de la peine à comprendre, une chose bien simple pourtant, c’est que, si Polikouchta ne partait pas, Doutlof devait absolument partir…

 

– Mais je ne veux pas du tout le malheur de ces pauvres Doutlof, disait-elle avec pitié.

 

– Si vous ne voulez pas leur malheur, payez pour le conscrit trois cents roubles, aurait-on dû lui répondre.

 

Mais la politique ne permettait pas de pareilles réponses. Et Iégor Ivanovitch écouta avec patience tout ce que débitait sa maîtresse.

 

Il examinait avec intérêt le mouvement de ses lèvres, l’ombre que faisait son bonnet à ruches épaisses, et ne cherchait même pas à comprendre le sens de ses paroles.

 

La maîtresse parla longtemps et beaucoup. Il commençait par éprouver le besoin de bâiller, mais, heureusement pour lui, il mit la main à sa bouche et fit semblant de tousser. Pendant tout ce temps, sa figure avait une expression d’obséquieuse attention.

 

J’ai vu, dernièrement, à une séance du Parlement anglais, lord Palmerston écouter le discours d’un de ses adversaires pendant trois heures, la figure recouverte de son claque. Aussitôt qu’il eut fini, lord Palmerston se leva et répondit au discours de son adversaire de point en point. Je ne m’en doutais nullement, parce que j’avais assisté souvent aux entretiens de Iégor Ivanovitch et de sa maîtresse.

 

Je ne sais s’il avait peur de s’endormir, mais il transporta le poids de son corps du pied gauche sur le pied droit, et commença de sa voix sacramentelle :

 

– Qu’il en soit fait selon votre volonté, madame, mais… mais le peuple est réuni devant la maison, et il faut que vous preniez une décision. Il est écrit, dans l’ordre que nous avons reçu, que les conscrits doivent être amenés en ville avant la Toussaint. Parmi les paysans, il n’y a personne d’autre que les Doutlof. Il va sans dire que les paysans ne prennent pas vos intérêts à cœur ; cela leur est bien égal si les Doutlof sont ruinés. Je sais quels efforts ils ont faits pour joindre les deux bouts. Les voilà enfin un peu à flot depuis que le neveu est revenu et nous allons les ruiner ! Vous savez, madame, que je prends vos intérêts à cœur comme si c’étaient les miens. C’est dommage, madame. Ils ne sont ni mes parents, ni mes compères, et ils ne m’ont rien donné pour prendre leur parti.

 

– Mais j’en suis sûre, Iégor, interrompit sa maîtresse, en se disant qu’il avait été corrompu par les Doutlof.

 

– C’est la meilleure famille de tout Pokrofski, tous des gens laborieux, pieux. Le vieux est marguillier à l’église depuis trente ans. Il ne boit jamais et se garde bien de prononcer une mauvaise parole. Il est toujours assidu à l’église. (Iégor savait bien ce qu’il fallait dire à sa maîtresse pour l’influencer.) Et surtout, madame, je dois vous rappeler qu’il n’a que deux fils. Les autres sont des neveux qu’il a recueillis. Si l’on voulait être juste, on aurait dû le mettre sur le même rang que les autres familles qui n’ont que deux fils. Faudrait-il que ce pauvre homme soit puni pour sa vertu ?

 

La pauvre maîtresse finit par ne plus rien comprendre. Elle écoutait le son de la voix sans saisir le sens des paroles. Au désespoir, elle examina les boutons de la longue redingote de son intendant.

 

– Le bouton supérieur se boutonne plus rarement que l’inférieur, qui risque de tomber et que l’on aurait dû recoudre depuis longtemps, pensait-elle.

 

On sait depuis longtemps qu’il n’est pas du tout nécessaire pour soutenir une conversation d’écouter son interlocuteur et il suffit de bien savoir ce que l’on veut dire soi-même.

 

C’était aussi l’opinion de la maîtresse d’Iégor.

 

– Comment ne peux-tu pas comprendre encore que je ne veux pas du tout le malheur de ces pauvres Doutlof. Tu me connais assez, il me semble, pour savoir que je fais tout ce qui dépend de moi pour soulager mes paysans. Tu sais que je suis capable de faire les plus grands sacrifices pour n’envoyer ni Doutlof ni Koriouchkine.

 

Je ne sais s’il vint à l’idée de l’intendant qu’il ne fallait pas du tout faire de grands sacrifices pour sauver le paysan, mais donner simplement trois cents roubles.

 

– Je te déclare une chose seulement, c’est que je ne donnerai Polikei pour rien au monde. Lorsque, après l’affaire de la montre, il est venu m’avouer tout, lui-même, en pleurant, il m’a juré qu’il se corrigerait. J’ai longuement causé avec lui, et j’ai vu qu’il était vraiment touché et qu’il se repentait sérieusement.

 

– La voilà sur son dada, pensa Iégor Ivanovitch, et il examina le sirop qu’on avait préparé pour madame dans un verre d’eau.

 

– Est-elle au citron ou à l’orange ? Cela doit être légèrement amer, pensa-t-il.

 

– Sept mois se sont écoulés depuis lors, continue madame, et il ne s’est pas enivré une seule fois. Sa conduite est irréprochable. Comment veux-tu que je punisse un homme qui s’est repenti et corrigé ?… Ne trouves-tu pas que c’est inhumain de donner un homme qui a cinq enfants et qui est tout seul pour les nourrir ? Non, Iégor, ne m’en parle même pas, je t’en prie.

 

Et la dame avala une gorgée d’eau au sirop.

 

Iégor Ivanovitch suivit le trajet de l’eau à travers la gorge de madame et il répondit d’un ton sec :

 

– Vous ordonnez donc, madame, que je désigne Doutlof ?…

 

Madame leva les bras d’étonnement.

 

– Décidément tu ne peux pas me comprendre. Puis-je souhaiter le malheur des Doutlof ? Ai-je quelque chose contre lui ?… Dieu m’est témoin que je ferai tout au monde pour eux.

 

Elle regarda un tableau qui se trouvait vis-à-vis d’elle, puis baissa les yeux se souvenant que ce n’était pas une image.

 

– Mais il ne s’agit pas de cela maintenant, pensa-t-elle.

 

Décidément l’idée de payer trois cents roubles pour le malheureux paysan ne lui venait pas à l’esprit.

 

– Que veux-tu que je fasse ? Est-ce que je connais toutes ces affaires-là ? Je me fie à toi complètement ; fais en sorte que tout le monde soit content. Que faire ? Ils ne sont ni les premiers, ni les derniers… c’est un mauvais moment à passer… Tout ce que je sais, c’est qu’il est impossible d’envoyer Polikei… Tâche donc de comprendre que cela serait terrible de ma part.

 

Elle aurait encore parlé longtemps sur le même ton, tellement elle s’était montée, mais à ce moment la porte s’ouvrit et la femme de chambre entra.

 

– Que veux-tu ? Dounachia ?

 

– Un paysan est venu demander à Iégor Ivanovitch si la foule devait l’attendre ou s’en aller ?… dit-elle en lançant un regard de colère à Iégor Ivanovitch.

 

– Cet intendant est insupportable, pensait-elle, il a chagriné madame, et elle ne me laissera pas dormir jusqu’à deux heures de la nuit…

 

– Eh bien ! va, Iégor, et fais en sorte que tout le monde soit content.

 

– Très bien, madame.

 

Et il ne parla plus de Doutlof.

 

– Qui faudra-t-il envoyer chez le marchand pour lui demander l’argent ?

 

– Piétroucha n’est pas encore revenu de la ville ?

 

– Non, madame.

 

– Nicolas ne pourra-t-il pas y aller ?

 

– Mon père est malade, madame, dit Dounacha.

 

– Madame désire-t-elle que j’y aille moi-même, demanda l’intendant.

 

– Non, Iégor, ta présence est nécessaire ici.

 

– Quelle somme est-ce ?

 

– Quatre cent soixante-deux roubles, madame.

 

– Envoie Polikei, dit madame, en regardant Ivanovitch.

 

L’intendant eut un sourire imperceptible et répondit :

 

– Très bien, madame.

 

Et Iégor Ivanovitch s’éloigna.

 

II

Polikei était un homme insignifiant, un étranger. Venu d’un autre village, il ne jouissait ni de la protection de la femme de charge, ni de celle du sommelier, ni de celle de la femme de chambre, aussi le coin qu’il occupait lui, sa femme et leurs cinq enfants, était-il des plus misérables. Ces coins avaient été construits par le défunt maître, sur le plan que voici :

 

Au milieu d’une cabane en pierre de dix archines, se trouvait un grand poêle russe, entouré d’un corridor, et chacun des quatre coins de la cabane était séparé des autres par des cloisons en planches. Quatre familles occupaient donc une cabane, chacune ayant son coin.

 

Polikei n’avait donc pas beaucoup de place dans son coin, pour lui, sa femme et leurs cinq enfants. Le lit nuptial, recouvert d’une couverture en perse, un berceau, une table boiteuse qui servait pour tous les besoins de la maison et pour Polikei qui était vétérinaire, composaient tout l’ameublement. Outre les sept habitants, le coin était encombré de tous les ustensiles de ménage, les habits, les poules, le petit veau. On pouvait à peine y circuler ; heureusement le poêle commun formait encore une annexe, sur laquelle venaient se coucher grands et petits. Il y avait aussi le perron, mais on ne pouvait l’utiliser qu’en été. Au mois d’octobre, déjà il faisait trop froid.

 

Toute la famille n’avait qu’une pelisse pour se vêtir et se couvrir. Il est vrai que les enfants pouvaient se réchauffer en jouant et en courant et les grandes personnes en travaillant. Il y avait un autre moyen de se réchauffer, c’était de grimper sur le poêle où la température atteignait 40 degrés.

 

Il paraîtrait que la vie dans ces conditions devait être insupportable ; il n’en était rien en réalité.

 

Akoulina, la femme, nettoyait les enfants, cousait tout ce qu’il leur fallait, filait, tissait, blanchissait la toile, faisait la cuisine sur le grand poêle commun, se querellait et cancanait avec les voisines.

 

La part mensuelle du seigle que leur donnaient les maîtres était suffisante pour faire tout le pain de la famille et nourrir les poules. Le bois était à discrétion, le fourrage pour les bêtes aussi. On avait un petit morceau de terre pour potager. La vache avait ses petits, les poules pondaient.

 

Polikei était attaché à l’écurie. Il avait charge de deux étalons, soignait les chevaux et le bétail ; nettoyait les sabots des chevaux et en cas de besoin les frictionnait avec une pommade de son invention.

 

Pour tous ses services, il recevait de temps en temps quelque gratification en argent ou en provisions. Il jouissait aussi des restes d’avoine qui lui rendaient bien service, car un paysan dans le village lui fournissant vingt livres de mouton par mois pour deux mesures d’avoine. On aurait pu être heureux, si l’on n’avait pas eu de chagrin, et ce chagrin faisait souffrir toute la famille.

 

 

Dès son jeune âge, Polikei avait été attaché à un haras dans un village voisin. Le palefrenier, son chef immédiat était un voleur de premier ordre. Polikei fit chez lui son apprentissage et s’habitua tellement à voler, que, plus tard, il lui fut impossible de se défaire de cette mauvaise habitude. C’était un homme faible, il n’avait ni père ni mère pour lui apprendre à marcher dans la bonne voie. Il aimait à boire, et ne pouvait résister au besoin de voler tout ce qui n’était pas gardé assez soigneusement. La chose la plus inutile le tentait, il trouvait partout des personnes qui, en échange de l’objet volé, lui donnaient du vin ou de l’argent.

 

Ce moyen de gagner sa vie est le plus aisé, comme dit le peuple, et une fois qu’on s’y est fait, on n’a plus envie de travailler d’une autre manière.

 

Le seul inconvénient de ce métier, c’est qu’un beau jour on s’attaque à une personne méchante et désagréable qui vous cause des ennuis et vous fait payer cher le plaisir que vous avez éprouvé grâce, à ce genre de vie.

 

C’est ce qui arriva à Polikei.

 

Il se maria. Dieu bénit son union. Sa femme, la fille du vacher, était une paysanne robuste, travailleuse et intelligente. Elle lui donnait chaque année un enfant superbe. Polikei continua son métier, et tout semblait aller bien, lorsqu’un beau jour il fut pris en flagrant délit, et pour une bagatelle. Il détourna les guides en cuir d’un paysan et on les trouva chez lui. On le battit. On se plaignit à la maîtresse. Dès lors, on le surveilla. Il fût pris une seconde, puis une troisième fois, enfin une quatrième. Tout le monde cria. La maîtresse le gronda. Haro sur lui.

 

Comme nous l’avons dit, c’était un homme bon, mais faible qui aimait la boisson et ne pouvait se défaire de ce défaut. Lorsqu’il revenait ivre à la maison, sa femme le grondait, le rouait de coups même, et lui, pour toute réponse, il se mettait à pleurer comme un enfant.

 

– Je suis un homme bien malheureux, que vais-je devenir !… Que mes yeux crèvent si je recommence.

 

Au bout d’un mois il disparaissait tout à coup pour un jour ou deux et revenait ivre à la maison.

 

– Il doit trouver de l’argent d’une manière ou d’une autre pour s’amuser, disaient les paysans.

 

La dernière histoire qu’il eut, fut à propos de la pendule du comptoir.

 

Il y avait au comptoir une vieille pendule qui ne marchait plus depuis longtemps. Or, un beau jour, il s’y trouva tout seul. La pendule le tenta ; il l’emporta et alla la vendre en ville.

 

Pour son malheur, le marchand, à qui il l’avait vendue, était parent de l’un des serviteurs attachés à la maison. Il vint lui faire visite et lui raconta toute l’histoire. Le serviteur n’eut rien de plus pressé, que de la communiquer à tout le monde. On fit une enquête et l’on découvrit le coupable.

 

L’intendant, qui n’aimait pas Polikei, s’occupa de cette affaire avec un acharnement tout particulier. La maîtresse en fut instruite, elle appela Polikei. Il se jeta à ses pieds (comme le lui avait recommandé sa femme), et lui avoua tout en sanglotant.

 

La maîtresse lui fit la morale, lui parla de Dieu, de la vertu, de la vie future, de sa femme, de ses enfants, elle finit par lui dire :

 

– Je te pardonne, promets-moi de ne plus recommencer.

 

– Je ne le ferai plus jamais ! Que je meure, que je crève si je recommence ! disait Polikei en sanglotant.

 

Il revint à la maison en hurlant comme un veau. Depuis lors, on ne put accuser Polikei d’aucune mauvaise action. Mais il perdit sa gaîté. Tout le village le considérait comme un voleur et, lorsque vint l’époque du recrutement, il fut désigné par tout le monde, comme ayant mérité d’être envoyé au régiment.

 

Polikei était vétérinaire, on le sait. Personne n’aurait pu dire comment il l’était devenu, lui moins que les autres.

 

Au haras, sa seule occupation consistait à enlever le fumier, à apporter l’eau et quelquefois, à brosser les chevaux. Plus tard, il devint tisserand, puis garçon jardinier. Il passait ses journées à ratisser les allées, puis pour le punir on l’envoya à une briqueterie.

 

Lors de son dernier séjour dans son village, – on ne sait pas trop comment il acquit la réputation d’un vétérinaire distingué, – il saigna un cheval, une fois, puis une seconde fois, le renversa, lui gratta les sabots ; puis, l’ayant reconduit dans l’enclos lui incisa une veine sur la cuisse droite, prétendit, que pour guérir un cheval, il fallait aussi ouvrir la veine du côté opposé. Ensuite, il pansa toutes les plaies avec du vitriol, et plus il tourmentait les pauvres bêtes, plus sa réputation grandissait.

 

Je sens moi-même que, nous autres gens instruits, nous n’avons pas le droit de nous moquer de Polikei. Les moyens dont il se servait pour inspirer la confiance, étaient les mêmes que ceux qu’on a employés avec nos pères, qu’on emploie avec nous et que l’on emploiera avec nos enfants.

 

Le paysan qui amène à Polikei son cheval souffrant, ce cheval qui n’est pas seulement toute sa richesse, mais un membre de sa famille, ce paysan, en suivant avec intérêt les manipulations de Polikei, en le voyant faire des incisions, ne peut s’imaginer que cet homme soit capable de tourmenter la pauvre bête sans savoir ce qu’il fait.

 

Je ne sais s’il vous est arrivé comme à moi, de suivre les mouvements d’un médecin qui tourmente un des miens à ma prière. En quoi les paroles du rebouteux diffèrent-elles des mots savants que nous lancent à la tête tous les médecins et de l’air important qu’ils prennent lorsqu’ils parlent de choses qu’ils ne connaissent pas du tout.

 

III

Pendant que les paysans réunis devant le comptoir, discutaient, lequel des deux candidats, de Doutlof ou de Polikei, il fallait que le village envoyât au régiment, Polikei, assis sur le bord du lit, triturait sur la table, avec le cul d’une bouteille, une drogue qui devait guérir infailliblement les chevaux de toute espèce de maladies.

 

Toutes sortes d’ingrédients y étaient mélangés ; du sublimé, du soufre et une herbe qu’il avait cueillie un soir, prétendant qu’elle jouissait de vertus miraculeuses.

 

Les enfants étaient déjà couchés, deux sur le poêle, deux sur le lit, le dernier né dans le berceau auprès duquel Akoulina filait.

 

Un bout de chandelle volé aux maîtres, brûlait sur la fenêtre dans un chandelier de bois. Pour ne pas déranger son mari de ses occupations, Akoulina se levait de temps en temps et mouchait la mèche avec ses doigts.

 

Certains sceptiques considéraient Polikei comme un homme léger et un charlatan, d’autres, et c’était le plus grand nombre, – prétendaient qu’il était un vaurien, mais un homme très fort. Quant à sa femme quoiqu’elle le grondât et le battît même parfois, elle pensait que c’était le premier vétérinaire et la tête la plus forte qu’il y eût au monde.

 

Elle le regardait avec admiration préparer sa drogue.

 

– Quelle tête ! Où a-t-il appris tout cela ?

 

Le papier dans lequel était enveloppé un des ingrédients tomba sur la table.

 

– Anioutka, cria-t-elle, tu vois que ton père a laissé tomber un papier.

 

Anioutka sortit de dessous la couverture ses petites jambes maigres, descendit avec la rapidité d’un chat, et ramassa le papier.

 

– Voici papa, dit-elle, en lui tendant le papier.

 

Puis elle courut se cacher sous la couverture.

 

– Tu pousses, méchante, cria la petite sœur qui partageait le lit avec elle.

 

– Voulez-vous vous taire ! Attendez un peu, cria la mère, et les deux têtes se cachèrent sous la couverture.

 

– S’il me donne trois roubles, dit Polikei en bouchant la bouteille, je guérirai son cheval. Et ce n’est pas cher du tout. Est-ce qu’ils sont capables d’inventer des drogues comme moi ! Akoulina, va demander un peu de tabac à Nikita. Je le lui rendrai demain.

 

Akoulina sortit sans rien bousculer, ce qui était assez difficile.

 

Polikei ouvrit la petite armoire, y serra sa bouteille et prit un litre vide qu’il renversa dans sa bouche, espérant trouver au fond quelques gouttes d’eau-de-vie.

 

Son espoir fut déçu.

 

La femme revint, apportant une pincée de tabac. Il en remplit sa pipe, s’installa sur le lit, et la figure épanouie se mit à fumer d’un air satisfait comme un homme qui a fait son devoir.

 

Pensait-il à la manière dont il ferait avaler son médicament au cheval malade, en lui tenant la langue, ou bien se disait-il qu’on ne refusait jamais rien à un homme aussi utile que lui ? On ne le sut jamais, car à ce moment la porte d’entrée s’ouvrit et une femme de chambre d’en haut entra.

 

Tout le monde savait qu’en haut voulait dire la maison de la maîtresse, quoiqu’elle fût située en bas, au fond d’une vallée.

 

Aksioutka était une petite fille que l’on envoyait faire les commissions. Elle était connue pour la rapidité avec laquelle elle exécutait les ordres qu’on lui donnait. Elle entra comme un ouragan dans le coin de Polikei et, se tenant au poêle on ne sait trop pourquoi, se mit à parler avec une volubilité extraordinaire, tâchant de prononcer deux ou trois mots à la fois.

 

– Madame a ordonné, dit-elle en s’adressant à Akoulina, que Polikei Illitch vienne en haut immédiatement. (Elle s’arrêta pour souffler.) Iégor Ivanovitch a longtemps parlé avec madame des conscrits… il fut question de Polikei Illitch… Madame veut qu’il vienne à la minute… (Elle souffla de nouveau) sans perdre de temps.

 

Elle examina pendant quelques secondes Polikei, Akoulina, les enfants, puis ramassant une coquille de noix, elle la jeta à Anioutka qui la regardait bouche béante et puis répétant : qu’il vienne tout de suite, elle sortit de nouveau comme un ouragan.

 

Akoulina se leva, prépara les bottes usées de son mari, son cafetan et, sans le regarder, lui demanda :

 

– Faut-il te préparer une chemise ?

 

– Non, répondit-il.

 

Akoulina ne jeta pas un seul regard à son mari, pendant qu’il faisait sa toilette, et elle eut raison de le laisser tranquille.

 

Il était d’une pâleur extrême. Sa lèvre inférieure tremblait, toute sa figure portait cette expression de tristesse et de soumission que l’on voit chez les personnes bonnes, mais faibles de caractère, qui se sentent coupables.

 

Il se coiffa et voulut sortir. Sa femme s’approcha de lui, arrangea les bouts de corde qui lui servaient de ceinture, et lui mit son chapeau sur la tête…

 

– Qu’est-ce qu’il y a, Polikei Illitch ? Est-ce Madame qui vous appelle ?… demanda la femme du menuisier de l’autre côté de la cloison.

 

La femme du menuisier avait eu une grande querelle avec Akoulina pour une cuve de lessive que les enfants de Polikei avaient renversée. Elle était enchantée que Madame fît appeler Polikei. Ce ne pouvait être que pour le gronder.

 

– On veut vous envoyer en ville, pour des commissions probablement, continua-t-elle d’une voix moqueuse. On veut envoyer un homme sûr et naturellement on ne peut trouver mieux. Vous aurez la bonté de m’acheter un quart de thé, n’est-ce pas, Polikei Illitch ?

 

Akoulina eut de la peine à retenir ses larmes. Avec quel plaisir elle se serait jetée sur cette tigresse et lui aurait secoué sa vilaine tignasse.

 

Puis, à l’idée que ses enfants allaient rester orphelins et qu’elle serait seule à les soigner, lorsque son mari irait au régiment, elle oublia et la femme du menuisier et toutes ses méchancetés, elle cacha sa tête dans l’oreiller et ne put retenir ses larmes qui coulaient à flots.

 

– Maman, tu m’écrases, cria la petite en se levant.

 

– Tenez, vous feriez bien de mourir tous tant que vous êtes !… Pourquoi vous ai-je mis au monde ?… cria-t-elle à la grande joie de la femme du menuisier qui n’avait pas encore oublié sa cuve de lessive.

 

IV

Une demi-heure s’écoula ainsi.

 

Le bébé dans le berceau se mit à crier de toutes ses forces. Akoulina se leva pour lui donner à téter. Elle ne pleurait plus. Elle avait appuyé sa jolie figure amaigrie contre le rebord du lit, et fixait le bout de bougie, se demandant pourquoi elle s’était mariée, pourquoi il fallait tant de soldats, et comment elle ferait pour se venger de la femme du menuisier.

 

Elle entendit le pas de son mari, se leva rapidement, en essuyant ses larmes.

 

Polikei entra d’un air vainqueur, jeta son chapeau sur le lit et se mit à défaire la corde qui attachait son cafetan.

 

– Eh bien ! pourquoi t’a-t-elle fait venir ?

 

– Hum ! c’est toujours comme cela ! Polikouchka est le dernier des hommes, mais lorsqu’il s’agit d’une affaire sérieuse, à qui pense-t-on ? À lui naturellement.

 

– Quelle affaire ?

 

Polikei ne se hâta pas de répondre. Il alluma sa pipe et cracha.

 

– Elle m’envoie chercher de l’argent chez un marchand.

 

– Chercher de l’argent ? demanda Akoulina.

 

Polikei sourit d’un air affirmatif.

 

– Elle est bien adroite quand elle s’y met, notre maîtresse. « Tu sais, Polikei, qu’on a eu des soupçons sur ton compte, m’a-t-elle dit, mais moi j’ai confiance en toi plus qu’en n’importe qui. »

 

Polikei parlait à voix haute pour que les voisins l’entendissent.

 

« – Tu as promis de te corriger, continua-t-elle. Eh bien ! voilà une occasion de le prouver ; va chez le marchand, demande l’argent qu’il me doit et apporte-le moi.

 

« – Nous sommes tous tes serfs, madame, lui ai-je répondu, nous devons te servir et nous dévouer à toi, je me sens capable de donner ma dernière goutte de sang, pour toi, maîtresse, et tout ce que tu m’ordonneras de faire, je le ferai, parce que je suis ton esclave. »

 

Il sourit de son sourire d’homme faible bon et coupable.

 

« – Tu comprends, me dit-elle, que ton sort dépend de cela ?

 

« – Certainement, maîtresse, comment ne comprendrais-je pas que vous voulez mon bien. On m’a calomnié, c’est le moment de montrer que jamais je n’ai même eu l’idée de vous faire du tort, maîtresse. »

 

J’ai tant et si bien parlé, qu’elle s’est complètement attendrie.

 

« – Tu es mon meilleur serviteur, m’a-t-elle dit. »

 

Le même sourire éclaira de nouveau la figure de Polikei.

 

– Je sais bien, moi, parler aux maîtres.

 

– Est-ce une grande somme ? demanda sa femme.

 

– Quatre cent soixante-deux roubles, répondit Polikei d’un air indifférent.

 

Elle secoua la tête.

 

– Quand y vas-tu ?

 

– Elle m’a ordonné d’y aller demain. « Prends, a-t-elle dit, le cheval que tu voudras… va au comptoir demander les ordres de l’intendant, et que Dieu t’accompagne. »

 

– Que Dieu soit loué, dit Akoulina avec ferveur. Que Dieu te protège, Polikei, ajouta-t-elle à voix basse, pour ne pas être entendue des voisins. Illitch, écoute-moi, au nom du Christ, je te supplie de me promettre que tu ne boiras pas une seule goutte d’eau-de-vie.

 

– Voyons, voyons, est-ce qu’on boit quand on a une somme pareille, dans sa poche ? lui répondit-il en ricanant. Si tu avais entendu comme on jouait du piano, là-bas, je ne te dis que cela, continua-t-il d’un ton calme. Ça doit être Mademoiselle. J’étais là devant Madame comme un piquet, et derrière la porte de sa chambre on entendait Mademoiselle jouer. Cela m’a donné envie ; si j’avais eu l’occasion, je l’aurais appris moi aussi ; tu sais que je suis un malin… Il me faudra une chemise propre pour demain.

 

Et ils se couchèrent heureux et contents.

 

V

Les paysans réunis devant le comptoir continuaient à discuter.

 

L’affaire était grave.

 

Lorsque Iégor Ivanovitch fut chez Madame, ils se couvrirent la tête et les voix s’élevèrent. Ces voix semblaient gronder. De loin elles arrivaient comme le tonnerre jusqu’aux oreilles de madame et la rendaient nerveuse.

 

Elle s’attendait toujours à ce que ces voix devinssent de plus en plus menaçantes et qu’il arrivât un malheur quelconque.

 

– Est-ce que tout ne pourrait se passer doucement, convenablement, sans bruit ni querelle, pensait-elle ; comme s’ils ne pouvaient pas se conduire comme de vrais chrétiens.

 

On entendait le son de beaucoup de voix qui parlaient en même temps.

 

L’une d’elles, cependant, dominait les autres, c’était celle du charpentier Fédor Riézoun.

 

Il n’avait que deux fils et attaquait Doutlof avec acharnement.

 

Le vieux Doutlof se défendait, il s’était avancé et de sa voix chevrotante cherchait à prouver que ce n’était pas son tour.

 

Il y avait une trentaine d’années de cela, son frère avait été fait soldat, et Doutlof voulait à tout prix que cela fût compté aujourd’hui et que ses enfants fussent libérés.

 

Outre Doutlof, il y avait quatre familles qui avaient trois garçons, mais l’un était bailli du village et la maîtresse l’en avait exempté. La seconde famille avait donné un fils au recrutement précédent. Quant aux deux dernières, elles donnaient chacune un garçon.

 

Le père de l’un n’était même pas venu à la réunion. Seule la mère se tenait à l’écart et attendait qu’un miracle vînt sauver son enfant.

 

Le garçon de la quatrième famille, sur lequel le sort était tombé, était venu lui-même. Il assistait à la réunion la tête baissée, sachant que son sort était décidé depuis longtemps. Toute sa personne portait l’empreinte d’une douleur profonde.

 

Le vieux Semen Doutlof était de ces hommes auxquels on aurait confié des centaines et des milliers de roubles ; sérieux, pieux, riche, et, comme nous l’avons déjà dit, marguillier à l’église. L’état de surexcitation, dans lequel il se trouvait, paraissait d’autant plus extraordinaire chez cet homme calme.

 

Le charpentier Riézoun était, au contraire, un homme violent, un buveur sachant parler en public, se faisant écouter par la foule. À ce moment-là, il parlait avec calme et ironie. Profitant de son talent oratoire, il fit perdre la tête au pauvre marguillier ordinairement sérieux et tranquille.

 

Outre ces deux adversaires, plusieurs jeunes paysans prenaient part à la discussion, ils étaient tous de l’avis de Riézoun.

 

Les autres paysans ne prenaient aucune part à la discussion, ils se parlaient à voix basse de leurs affaires.

 

– Moi, disait Doutlof, j’ai été pendant dix ans maire, j’ai souffert deux fois de l’incendie, personne ne m’est venu en aide ; et parce que ma famille est l’une des plus tranquilles, que nous sommes unis, on veut nous ruiner ! Rendez-moi mon frère qu’on a fait soldat. Il est probablement mort depuis longtemps, loin de son pays. Soyez justes et jugez selon Dieu et la vérité, ne prenez pas en considération les paroles des ivrognes.

 

– Ton frère a été fait soldat, non pas parce que le sort l’a désigné, mais parce qu’il était un vaurien. Aussi les maîtres, pour s’en débarrasser, l’envoyèrent au régiment.

 

Un paysan, maladif et irritable, entendit ces paroles, fit un pas en avant et dit :

 

– C’est toujours ainsi. Les maîtres désignent qui bon leur semble. Pourquoi nous appellent-ils donc et nous demandent-ils de choisir nous-mêmes nos candidats ?… Est-ce de la justice, cela ?

 

Un des pères, dont le fils était déjà désigné, dit en soupirant :

 

– Que veux-tu ? c’est toujours ainsi !

 

Il y avait aussi, dans la foule, des bavards qui ne se mêlaient de la querelle que pour le plaisir de parler. Un tout jeune paysan, entre autres, saisissant au vol les dernières paroles de Doutlof, s’écria :

 

– Il faut juger en vrais chrétiens. C’est en chrétiens qu’il faut juger, mes petits frères !

 

– Il faut juger selon sa conscience, répondit un autre. La volonté des maîtres a été cause que ton frère a été envoyé au régiment, dit-il au vieux Doutlof, nous ne pouvons pas prendre cela en considération.

 

– C’est juste ! crièrent plusieurs voix.

 

– Qui est-ce qui est ivre ici ? répliqua Riézoun au vieux Doutlof. Est-ce toi ou tes mendiants de fils qui m’ont donné à boire ?

 

– Il faut en finir d’une fois, mes frères. Si vous trouvez bon de libérer Doutlof, désignez donc des familles qui n’ont que deux et même un seul garçon ; c’est lui qui va joliment se moquer de vous !

 

– C’est Doutlof qui doit être désigné ! Il n’y a pas à dire !

 

– Certainement ; ce sont les familles qui ont trois garçons qui doivent tirer au sort, crièrent plusieurs voix.

 

– Nous allons voir ce que dira Madame. Iégor Ivanovitch a fait espérer qu’on désignerait un des serfs attachés à la maison, dit une voix.

 

Cette remarque suspendit quelques instants la discussion, mais bientôt elle recommença de plus belle ; on en vint aux personnalités.

 

Le fils de Doutlof, Ignate, que Riézoun avait accusé de mendier, l’accusait à son tour d’avoir volé une scie et d’avoir battu sa femme au point qu’elle avait manqué en mourir.

 

Riézoun répliqua que, ivre ou non, il battrait toujours sa femme, et qu’elle le méritait bien.

 

Cette remarque égaya la foule.

 

L’accusation d’avoir volé une scie mit le charpentier en colère, aussi, s’approchant d’Ignate, lui demanda-t-il :

 

– Qui a volé ?

 

– Toi, répondit l’autre sans broncher, faisant aussi un pas en avant.

 

– Qui a volé ? toi, peut-être, criait Riézoun.

 

– Mais non, c’est toi ! criait à son tour Ignate. Après la scie, vint le tour d’un cheval, d’un lopin de terre, d’un sac d’avoine, d’un cadavre enfin.

 

Les deux paysans s’accusèrent de crimes si terribles, que, s’ils en étaient vraiment coupables, ils méritaient tous deux d’être envoyés en Sibérie.

 

Doutlof n’était pas content de la conduite de son fils ; il fit tout son possible pour le calmer :

 

– C’est un péché de se quereller ainsi, disait-il. Cesse donc.

 

– Pourquoi n’achèterais-tu pas un conscrit à la place de ton garçon ? dit enfin Riézoun à Doutlof.

 

Doutlof s’éloigna d’un air mécontent.

 

– As-tu compté mon argent, par hasard ? lui répondit-il. Attendons la réponse de Madame.

 

VI

À ce moment, Iégor Ivanovitch descendait les marches de la maison seigneuriale. À mesure qu’il approchait, toutes les têtes se découvraient. Iégor Ivanovitch s’arrêta et fit semblant de vouloir parler.

 

L’intendant, du haut du perron, dans sa longue redingote, les deux mains dans ses poches, la tête couverte d’une casquette, dominant la foule de ces paysans qui, tête découverte, le regard fixé vers lui, beaux pour la plupart, attendaient le résultat de sa conversation avec Madame, n’était pas le même homme qui avait parlé à Madame d’un air humble et obséquieux.

 

Ici, il avait l’air imposant.

 

– Voici ; mes enfants, la décision de Madame. Elle ne veut pas désigner de serfs attachés à la maison ; elle vous laisse choisir vous-mêmes vos candidats…

 

– C’est bien ça ! crièrent quelques voix.

 

– Selon moi, Dieu lui-même désigne le fils de Kourachkibe et celui de Mitiouchkine.

 

– C’est juste, lui répondit-on.

 

– Quant au troisième, il faudra désigner ou bien Doutlof ou bien choisir parmi les familles qui ont deux fils. Qu’en pensez-vous ? »

 

– Il faut désigner Doutlof, il a trois garçons, dirent plusieurs voix à la fois.

 

Et la discussion recommença de plus belle.

 

Iégor Ivanovitch était intendant depuis vingt ans. Il connaissait bien son monde. Aussi, après les avoir laissés crier pendant un quart d’heure, leur ordonna-t-il de se taire.

 

Il appela les trois Doutlof et leur dit de tirer au sort. – On coupa trois branches. Sur l’une d’elles on fit un signe et on les mit dans un chapeau.

 

Il se fit un silence parfait.

 

Un jeune paysan tira les branches l’une après l’autre et sortit le nom de Iliouchka, le neveu de Doutlof, un jeune homme qui venait de se marier…

 

– Est-ce le mien ? dit-il d’une voix éteinte.

 

Tout le monde se taisait.

 

Iégor Ivanovitch ordonna à chacun des paysans d’apporter l’argent pour les conscrits, sept kopeks par personne et leur dit que la réunion était terminée.

 

La foule s’ébranla et se dispersa peu à peu. L’intendant, resté toujours sur le perron, les regardait s’éloigner. Lorsque les jeunes Doutlof s’en allèrent, il appela le vieux et le fit entrer au comptoir…

 

– Je te plains bien, mon vieux, dit Iégor Ivanovitch, en s’asseyant devant son bureau… mais c’est ton tour. Achètes-tu quelqu’un à la place de ton neveu ou non ?

 

– Je voudrais bien acheter quelqu’un, mais je n’en ai pas les moyens, Iégor Ivanovitch. J’ai perdu deux chevaux cet été. J’ai marié mon neveu. C’est notre sort probablement, c’est parce que nous sommes honnêtes.

 

– Allons vieux ! nous savons ce que nous savons. Cherche un peu sous le plancher de ta chambre, tu trouveras peut-être des anciennes monnaies pour trois ou quatre cents roubles. J’achèterai pour toi un remplaçant superbe.

 

– Au gouvernement ? dit Doutlof.

 

C’est ainsi que les paysans désignent les chefs-lieux du gouvernement.

 

– Eh bien, l’achètes-tu ?

 

– J’aurais bien voulu, Dieu le voit, mais…

 

– Eh bien, écoute-moi, mon vieux, fais bien attention qu’il n’arrive rien à Iliouchka. Aussitôt que je l’enverrai chercher, il faudra qu’il soit prêt. C’est toi qui me réponds de lui, et s’il lui arrive malheur, c’est ton fils aîné qui sera désigné à sa place. Tu m’entends bien ?…

 

– Est-ce qu’on ne pourrait pas chercher parmi les familles qui ont deux garçons, recommença le vieux. Pensez donc, mon frère, est mort à l’armée, et maintenant on prend son fils. Pourquoi nous persécute-t-on ? continua-t-il, les larmes aux yeux, prêt à se jeter aux pieds de l’intendant.

 

– Allons, va-t’en, laisse-moi tranquille. On ne peut faire autrement. Et fais bien attention : tu me réponds d’Iliouchka.

 

Doutlof s’éloigna tête baissée.

 

VII

Le jour suivant, au matin, une petite charrette, attelée d’un gros cheval de fatigue, appelé on ne sait trop pourquoi Tambour, attendait devant la porte du comptoir.

 

Anioutka, la fille de Polikei, malgré une pluie fine d’automne, se tenait pieds nus devant le cheval. Une vieille jaquette lui couvrait la tête.

 

Une animation extraordinaire régnait dans le coin de Polikei.

 

Le jour commençait seulement à poindre ; Akoulina, laissant de côté son ménage et ses enfants, qui grelottaient dans leur lit, s’occupait des préparatifs de voyage de son mari.

 

Une chemise propre était étendue sur le lit.

 

Les bottes déchirées donnaient beaucoup de souci à Akoulina. Elle avait pris une vieille couverture que son mari avait trouvée dans l’écurie, et cherchait à bourrer les trous afin de garantir les pieds d’Illitch contre l’humidité.

 

Elle ôta l’unique paire de bas de laine que possédait la famille et les donna à son mari.

 

Illitch, assis au bord du lit, tournait et retournait entre ses mains sa vieille ceinture, se demandant ce qu’il pourrait faire pour qu’elle ne ressemblât pas à une vieille corde.

 

On enveloppa la toute petite fille dans l’unique pelisse de la famille, et on l’envoya chez Nikita lui demander son chapeau.

 

Tous les domestiques venaient donner des commissions pour la ville à Illitch : l’un avait besoin d’aiguilles, l’autre de sucre, de thé, d’huile.

 

Nikita refusa de prêter son chapeau, il fallut donc arranger celui de Polikei qui était en loques. Les bottes raccommodées par Akoulina, étaient devenues trop étroites. Anioutka, transie de froid, lâcha le cheval et ce fut la petite Machka, enveloppée dans la grosse pelisse, qui alla tenir Tambour, impatienté de rester si longtemps à attendre.

 

Enfin, après avoir endossé tout ce qu’il y avait de vêtements dans la famille, sauf la jaquette verte qui recouvrait la tête d’Anioutka, Polikei monta dans la charrette, arrangea la paille, prit les guides et se prépara à partir.

 

À ce moment, son petit garçon Michka et Anioutka se mirent à courir derrière lui, en chemise, pieds nus, le priant de les mener un petit peu en voiture, disant qu’ils n’auraient pas froid. Polikei les prit en souriant et les conduisit jusqu’au bout du village.

 

Au moment où il montait en voiture, sa femme s’approcha de lui et le supplia de ne pas oublier le serment qu’il avait fait de ne pas boire une seule goutte d’eau-de-vie.

 

Le temps était horrible.

 

Une pluie mêlée de neige tombait et glaçait la figure et les mains de Polikei. Même Tambour baissait ses oreilles et frissonnait.

 

Par moments, il y avait des éclaircies. Un vent terrible s’élevait, chassait les nuages, le soleil éclairait pour quelques instants la terre humide, et ce rayon de soleil rappelait le sourire indécis de Polikei.

 

Malgré le mauvais temps, Polikei était plongé dans des pensées agréables.

 

Lui, qu’on voulait exiler, lui, qu’on voulait faire soldat, que tout le monde, sauf quelques ivrognes, maltraitait et humiliait, lui qu’on envoyait toutes les fois qu’il y avait quelque chose de désagréable à faire, il était installé dans la charrette de l’intendant, et chargé par sa maîtresse de réclamer une grosse somme d’argent.

 

Et Polikei se redressait d’un air fier, arrangeait son vieux chapeau et se croyait un cocher, un grand homme, un marchand pour le moins.

 

Cependant, il faut dire qu’il se trompait bien, ce pauvre Polikei en s’imaginant avoir l’air d’un marchand. Tous ceux qui l’auraient examiné de près auraient tout de suite reconnu en lui un simple serf, un pauvre déguenillé…

 

Il aura quatre cent soixante-deux roubles dans sa poche ! S’il veut, il fera tourner bride à Tambour et s’en ira loin, bien loin, mais il ne fera pas cela, il portera l’argent à sa maîtresse et dira que ce n’est pas la première fois qu’on lui confie des sommes considérables.

 

Lorsqu’ils arrivèrent devant le cabaret. Tambour, par habitude, voulut s’arrêter, mais Polikei lui donna un coup de fouet et continua son chemin. Il fit de même en passant devant le second cabaret, et ne s’arrêta que vers midi dans la maison du marchand, où s’arrêtaient ordinairement tous les envoyés de Madame.

 

Il détela son cheval, lui donna du foin, dîna avec les ouvriers du marchand et ne perdit pas l’occasion de se vanter de la confiance dont il jouissait auprès de sa maîtresse.

 

Aussitôt qu’il eût fini de dîner, il porta la lettre chez le marchand qui, connaissant Polikei de longue date, le regarda d’un air méfiant et lui demanda si c’était vraiment à lui qu’on avait confié la tâche de réclamer l’argent.

 

Illitch voulut s’offenser, mais il se ravisa et sourit humblement.

 

Le marchand relut la lettre encore une fois et lui remit la somme.

 

Quand il reçut l’argent, Polikei le mit dans sa poche et s’éloigna.

 

Rien ne le tenta, ni les marchands de vin, ni les cabarets qui se trouvaient sur son chemin. Il s’arrêtait avec complaisance devant les magasins d’habillement, admirait les bottes neuves, les cafetans, les ceintures, palpait l’argent dans sa poche et se disait avec fierté :

 

– J’aurais pu acheter tout cela, mais je ne veux pas le faire.

 

Il alla au marché, fit toutes les commissions qu’on lui avait données, entra dans un magasin de fourrures et marchanda une pelisse en peau de mouton. Le marchand le regarda d’un air méfiant ; mais Polikei lui dit en lui montrant sa poche :

 

– Si je voulais, j’achèterais toute ta marchandise.

 

Il essaya la pelisse, la regarda, la retourna, puis déclara que le prix ne lui convenait pas et s’en alla heureux et content.

 

Quand il eut soupé et rempli la mangeoire de Tambour, il monta sur le poêle, ôta l’enveloppe de sa poche, l’examina longuement, pria le portier de lui lire l’adresse et les mots « ci-inclus quatre cent soixante-deux roubles. »

 

L’enveloppe était faite avec une feuille de papier et cachetée avec de la cire brune ; il examina tous les cachets et repalpa l’enveloppe avec délices.

 

Il éprouvait une joie enfantine de se trouver en possession d’une si grosse somme d’argent. Il cacha l’enveloppe dans la doublure de son chapeau, mit le chapeau sous sa tête et s’endormit, mais plusieurs fois dans la nuit il se réveilla et palpa l’enveloppe pour se bien persuader qu’elle s’y trouvait toujours.

 

Chaque fois qu’il la palpait, il éprouvait un sentiment de profonde satisfaction à l’idée que lui, Polikei, maltraité de tout le monde, il ferait parvenir l’argent à sa maîtresse avec autant de fidélité que l’intendant lui-même.

 

VIII

Vers minuit, les ouvriers du marchand et Polikei furent réveillés par des coups violents à la porte.

 

C’étaient les trois conscrits venus de Pokrofsky, Kou-rachkine, Mitiouchkine et Ilia (le neveu de Doutlof), accompagnés du bailli et de leurs parents.

 

Une veilleuse brûlait dans la cuisine. La cuisinière dormait sur le banc placé sous les Images. Elle se leva en hâte et alluma une chandelle. Polikei se réveilla aussi et examina les nouveaux arrivés du haut de son poêle.

 

À mesure qu’ils entraient, ils faisaient le signe de la croix et s’installaient sur le large banc sous les Images.

 

Tous calmes et tranquilles ; ils causaient de choses indifférentes et, au premier coup d’œil, on avait de la peine à distinguer quels étaient les conscrits.

 

– Eh ben, mes enfants, soupons-nous, ou bien nous couchons-nous à jeun ?

 

– Nous soupons, dit Ilia, d’une voix avinée ; envoie chercher de l’eau-de-vie.

 

– Tu as déjà assez bu, lui répondit le bailli, et s’adressant aux autres :

 

– Mangeons du pain sec pour ne déranger personne.

 

– Donne-nous de l’eau-de-vie, insista Ilia sans regarder personne. Les paysans sortirent de leur bissac du pain qu’ils avaient apporté avec eux ; ils le mangèrent, burent quelques gorgées d’eau et se couchèrent les uns sur le poêle, les autres par terre.

 

Ilia répétait de temps en temps :

 

– Veux-tu me donner de l’eau-de-vie ?

 

Il aperçut tout à coup la tête de Polikei.

 

– Illitch ! eh ! Illitch, tu es ici ; cher ami ? Je suis l’un des conscrits, le sais-tu ? j’ai fait mes adieux à ma pauvre vieille mère et à ma femme. Ce qu’elles ont hurlé… Oui, me voilà soldat ; veux-tu m’offrir de l’eau-de-vie ?

 

– Je n’ai pas d’argent, répondit Polikei… Espère en Dieu, peut-être te réformera-t-on ? continua-t-il pour le consoler.

 

– Non frère, je suis comme un jeune sapin, jamais je n’ai été malade. On ne peut souhaiter un meilleur soldat que moi.

 

Polikei raconta comment un paysan avait donné un papier bleu (billet de cinq roubles) au médecin qui le libéra… Ilia s’approcha du fourneau et bavarda.

 

– Non, Illitch, tout est fini. Je ne veux pas rester moi-même. Mon oncle m’a sacrifié. Crois-tu que nous n’aurions pu acheter un remplaçant, mais non, il n’a pas voulu, il a plaint l’argent. Moi, on me sacrifie, je ne suis qu’un neveu… Ce qui me fend le cœur, c’est la douleur de ma mère ! Ma pauvre femme ! Elle se démenait, la pauvrette : la voilà femme de soldat !… pourquoi nous avoir mariés ?… Elles viendront toutes les deux demain.

 

– Mais pourquoi vous a-t-on déjà amenés ? il n’en était même pas question et tout à coup…

 

– Ils ont peur que je me tue, répondit Ilia en souriant… Il n’y a pas de danger. Je saurai toujours me tirer d’affaire, même étant soldat. La seule chose qui m’afflige, c’est de penser à la douleur de ma pauvre mère et de ma femme… Pourquoi m’ont-ils marié ? continua-t-il d’une voix triste et mélancolique.

 

La porte s’ouvrit, puis se referma sans bruit. C’était le vieux Doutlof qui entrait, secouant ses habits, son chapeau couvert de neige, les pieds chaussés de laptis[14].

 

– Afonassi, dit-il en s’adressant au portier, avez-vous une lanterne ? je voudrais donner de l’avoine aux chevaux.

 

Doutlof jeta un regard sur Ilia et alluma un petit reste de chandelle. Ses gants et son fouet étaient enfoncés derrière sa ceinture, sa figure paisible et tranquille comme s’il ne s’agissait que d’une simple commission qu’il venait de faire en ville.

 

Ilia, en voyant son oncle, se tut instantanément, puis s’adressant au bailli, il lui dit d’une voix sombre :

 

– Ermile, donne-moi de l’eau-de-vie ?

 

– De l’eau-de-vie ! Ce n’est pas le moment ; tout le monde est déjà couché. Toi seul, tu es turbulent.

 

Ce mot « turbulent » lui inspira l’idée de l’être.

 

– Bailli, si tu ne me donnes pas de l’eau-de-vie, je ferai du scandale.

 

– Cesse, Ilia, cesse donc, lui répondit le bailli avec douceur.

 

Il n’avait pas fini, qu’Ilia se leva précipitamment, s’approcha de la fenêtre, et, la brisant d’un coup de poing, s’écria :

 

– Ah ! si vous ne voulez pas faire ce que je vous demande, eh bien ! tenez, je vais briser l’autre.

 

Polikei, en un clin d’œil, se cacha au fond du poêle. Le bailli jeta son morceau de pain et accourut vers la fenêtre. Doutlof mit sa lanterne par terre, ôta sa ceinture et s’approcha d’Ilia qui se débattait entre les bras du bailli et du portier. Ils le tenaient déjà, lorsqu’il aperçut son oncle qui s’approchait, la ceinture en main, et fut pris d’un accès de rage. Il se débarrassa de ses deux adversaires et les yeux injectés de sang s’avança vers Doutlof.

 

– Je te tuerai, ne t’approche pas, être barbare ! tu m’as perdu. Toi et tes brigands de fils, vous m’avez perdu ! Pourquoi m’avez-vous marié ? N’approche pas, te dis-je, ou je ne réponds pas de moi.

 

Iliouchka était effrayant à voir, tout son jeune corps tremblant, la figure bleue, les yeux lui sortant de l’orbite. Il semblait capable de tuer les trois paysans qui cherchaient à le terrasser.

 

– Tu bois le sang de ton frère. Buveur de sang.

 

Un éclair passa sur la figure du vieux Doutlof. Il fit un pas en avant.

 

– Tu ne veux pas écouter ? je me vois obligé d’employer la force.

 

D’un mouvement rapide, il terrassa son neveu, le jeta par terre, et, à l’aide des deux paysans, lui retourna les mains derrière le dos et les attacha.

 

– Je t’avais bien prévenu qu’il ne fallait pas faire de bruit. Te voilà bien avancé. Mettez-lui sa pelisse sur la tête, dit-il en l’étendant sur le banc.

 

Ilia, les cheveux en désordre, pâle, regardait de tous côtés comme s’il cherchait à se rappeler où il était et ce qu’il lui était arrivé.

 

Le bailli reprit son morceau de pain.

 

– Mon pauvre Ilia, je te plains de tout mon cœur, mais que veux-tu faire ? Kourachkine aussi est marié ; il ne dit rien cependant.

 

– Je suis la victime de mon oncle, de mon monstre d’oncle… C’est un ladre qui regrette son argent. Maman m’a dit que l’intendant lui proposait un remplaçant. Il n’a pas voulu, disant qu’il n’avait pas les moyens. Et pourtant, je lui ai rapporté bien de l’argent depuis que je suis venu m’installer chez lui… C’est un monstre.

 

Le vieux Doutlof revint avec sa lanterne qu’il posa par terre. Il fit le signe de la croix et s’assit à côté du bailli.

 

Ilia se tut, ferma les yeux et leur tourna le dos. Du doigt, le bailli le montra à Doutlof.

 

– Crois-tu que cela ne me fait pas de la peine ? lui dit Doutlof. C’est le fils de mon frère, on lui a persuadé que j’étais un monstre. Est-ce sa femme qui lui a persuadé, que j’avais de l’argent pour acheter un remplaçant ? Est-ce quelque autre ? je n’en sais rien. Le fait est qu’il m’en veut et que cela me fend le cœur.

 

– C’est un bien brave garçon !

 

– Je ne me sens pas le courage de voir son désespoir ! Demain, sa femme et mon fils viendront. Moi, je m’en retourne.

 

– Envoie tes enfants et va-t’en en paix, lui répondit le bailli en grimpant sur le poêle.

 

– Si l’on avait de l’argent, on n’aurait certainement pas hésité à acheter un remplaçant, dit l’un des ouvriers du marchand.

 

– Oh ! l’argent, l’argent, que de crimes ont été commis en son nom ! l’Écriture nous enseigne à le mépriser et à le craindre.

 

Quand il eut fait des prières, le vieux Doutlof jeta un regard sur son neveu. Il dormait paisiblement ; alors il s’approcha de lui, relâcha ses mains, et se coucha à son tour.

 

IX

Aussitôt que tout rentra dans le silence, Polikei descendit sans bruit comme un coupable et se prépara à s’en aller. Il ne se sentait pas le courage de passer la nuit avec les conscrits.

 

Les coqs avaient déjà chanté, Tambour avait fini sa ration d’avoine et demandait à boire.

 

Illitch l’attela et le mena par la bride vers la porte cochère.

 

Le chapeau et son contenu étaient sains et saufs et Polikei s’installant sur sa charrette, partit le cœur léger.

 

Quand la ville fut derrière lui, il se sentit plus à son aise. Tant qu’il se trouvait avec les conscrits, il lui semblait qu’on allait le saisir et le mener à la place d’Ilia. Il était pris d’un frisson et fouettait Tambour pour s’éloigner au plus vite des conscrits.

 

La première personne qu’il rencontra, fut un prêtre. Une terreur superstitieuse s’empara de lui ; Illitch ôta son chapeau et palpa l’enveloppe ; elle était toujours en place.

 

– Si je la cachais dans ma poitrine, mais pour cela il faudrait ôter ma ceinture ; je vais le faire aussitôt que je descendrai la montagne… Bah ! le chapeau est bien recousu, la lettre ne pourra pas tomber ; je ne me découvrirai plus la tête jusqu’à la maison.

 

Tambour descendit la montagne au galop, Polikei qui avait tout autant de hâte de revenir au logis, ne s’y opposa pas. Tout allait pour le mieux, et notre homme se plongea dans des rêveries agréables, se représentant la reconnaissance de sa maîtresse, la joie de sa famille et espérant une bonne gratification.

 

Il ôta encore une fois son chapeau, palpa la bienheureuse enveloppe et enfonça davantage son couvre-chef.

 

L’étoffe du chapeau était usée, et comme Akoulina l’avait recousue avec soin d’un côté, le côté opposé se déchira. L’enveloppe fut mise à découvert.

 

Le jour commençait à poindre. Polikei, qui n’avait pas dormi toute la nuit, finit par s’assoupir. Sa tête suivait les mouvements de la charrette et l’enveloppe sortait de plus en plus du trou qui s’était fait dans l’étoffe.

 

Il ne se réveilla que près de la maison.

 

Son premier mouvement fut de saisir son chapeau, il était bien enfoncé sur la tête ; rassuré complètement, il ne s’inquiéta pas de voir si l’enveloppe s’y trouvait encore. Il s’arrangea et regardant fièrement autour de lui, fouetta Tambour.

 

Voici la cuisine, le comptoir, voici la femme du charpentier, qui porte de la toile, voici la maison de madame ! Polikei prouvera tout de suite qu’il s’est montré digne de la confiance qu’on avait eue en lui. Déjà, il entendait la voix de la maîtresse qui lui disait :

 

– Merci, Polikei ; Voici trois… cinq, peut-être même dix roubles.

 

Elle lui offrirait un verre de thé, de l’eau-de-vie. Après ce voyage, un verre de thé serait le bienvenu… Avec dix roubles, on peut acheter une paire de bottes neuves et payer sa dette à Nikita qui devient insupportable.

 

À cent pas devant la maison, il s’arrangea encore une fois, ôta son chapeau, posa la main sous la doublure et se mit à fouiller fiévreusement… rien ! L’enveloppe avait disparu.

 

Polikei, pâle comme la mort, arrêta le cheval et se mit à chercher dans le foin, dans ses poches, autour de lui… toujours rien !

 

– Seigneur ! qu’est-ce donc, mais qu’est-ce donc ? hurla-t-il en se prenant la tête. Il se souvint qu’on pouvait le voir ; tourna bride et rebroussa chemin.

 

Je déteste voyager avec Polikei, se dit Tambour mécontent : une seule fois dans la vie il m’a nourri et abreuvé à temps, et maintenant que me voilà près du logis, il me joue le tour de me faire rebrousser chemin !

 

– Allons, sacré animal ! criait Polikei en rouant le cheval de coups.

 

X

De toute la journée, personne ne vit Polikei.

 

Madame envoya plusieurs fois demander de ses nouvelles.

 

Akoulina répondit qu’il n’était pas encore de retour, que probablement le marchand l’avait retenu, ou bien que le cheval s’était mis à boiter.

 

Akoulina parlait d’une voix calme mais son inquiétude allait toujours croissant.

 

Occupée des préparatifs de la fête du lendemain, elle cherchait à ne pas penser à son mari. C’était en vain, son ouvrage n’avançait pas. Une tristesse immense s’empara d’elle. Elle se tourmentait d’autant plus que la femme du charpentier prétendait avoir rencontré sur la grande route une charrette et un homme qui ressemblait singulièrement à Polikei.

 

Les enfants attendaient aussi leur père avec impatience, mais pour des raisons toutes différentes. Il avait emporté tous les vêtements chauds et les petits se voyaient obligés de garder la chambre ou de faire quelques pas devant la maison. Le froid était si vif qu’ils n’osaient se hasarder bien loin.

 

Seules, la maîtresse et Akoulina pensaient à Polikei.

 

Les enfants n’attendaient que les vêtements chauds.

 

Lorsque Madame demanda à Iégor Ivanovitch des nouvelles de Polikei, il répondit avec un sourire malicieux :

 

– Il n’est pas encore de retour, Madame, et pourtant, il y a bien longtemps qu’il devrait être à la maison.

 

Plus tard seulement, on apprit que des paysans d’un village voisin avaient aperçu Polikei courant sans chapeau, le long du chemin et demandant à tous les passants s’ils n’avaient pas trouvé une lettre.

 

Un autre homme l’avait vu dormant au bord du chemin, le cheval et la charrette attachés à un arbre.

 

– J’ai même pensé, dit le paysan, qu’il était ivre, et que le cheval n’avait ni bu ni mangé, tellement qu’il avait maigri.

 

Akoulina ne put fermer l’œil de toute la nuit ; elle attendait toujours anxieusement le retour de son mari. Si elle n’avait été seule, si elle avait eu un cuisinier, une femme de chambre, elle aurait été bien plus malheureuse, mais elle avait une famille sur les bras et de la besogne pour deux. Au premier chant du coq, elle se levait pour mettre les pains au four, préparer le dîner, traire la vache, repasser le linge des enfants, les laver, les nettoyer, apporter de l’eau, etc.…

 

Il faisait déjà grand jour. Les cloches annonçaient le service du matin, et Polikei ne revenait toujours pas. La veille au soir, une neige épaisse était tombée, et comme pour célébrer le jour de fête, un soleil radieux éclairait la terre.

 

Akoulina occupée près du four, n’entendit pas le bruit des roues de la charrette.

 

– Papa est arrivé, dit la petite Machka en s’élançant à la rencontre de son père.

 

En passant devant Akoulina qui avait déjà mis sa robe des dimanches, elle la saisit de ses petites mains sales et reçut une claque.

 

– Voulez-vous cesser, cria Akoulina qui ne pouvait quitter son fourneau.

 

Illitch entra avec ses paquets et s’assit sur le bord du lit. Il sembla à Akoulina qu’il était bien pâle, qu’il avait une drôle de figure comme s’il avait beaucoup pleuré, mais occupée de ses pains elle n’y fit pas grande attention.

 

– Eh bien, Illitch, tout s’est-il bien passé heureusement ?

 

Illitch murmura quelque chose d’inintelligible.

 

– Qu’est-ce que tu dis ? lui cria-t-elle ; as-tu été chez Madame ?

 

Illitch, assis sur le lit, souriait de son sourire triste et profondément malheureux, sans répondre aux questions de sa femme.

 

– Eh ! Illitch, pourquoi as-tu été si longtemps absent ? continua Akoulina.

 

– Moi ! Akoulina, j’ai rendu l’argent à Madame ; si tu savais comme elle m’a remercié ! dit-il en jetant un regard inquiet autour de lui.

 

Deux objets attiraient tout particulièrement son attention : l’enfant dans le berceau, et les cordes qui retenaient le berceau… il s’approcha et de ses doigts fins, se mit à défaire les nœuds de la corde… puis ses yeux s’arrêtèrent sur le bébé qui dormait paisiblement.

 

À ce moment, Akoulina arriva avec un plat de galettes.

 

Illitch cacha la corde dans sa poitrine et s’assit sur le lit.

 

– Qu’as-tu, Illitch ? tu n’es pas à ton aise ? lui demanda Akoulina.

 

– Je n’ai pas dormi.

 

On vit une ombre devant la fenêtre, c’était Aksioutka la femme de chambre de Madame.

 

– Madame ordonne à Polikei Illitch de venir immédiatement, dit-elle, essoufflée comme toujours, immédiatement, n’est-ce pas ?

 

Polikei regarda Akoulina, puis Aksioutka.

 

– Je viens ! Que me veut-elle ? dit-il d’un ton si calme, qu’Akoulina se tranquillisa immédiatement ; elle veut me donner une gratification probablement. Tu diras que je viens tout de suite.

 

Il se leva et sortit.

 

Akoulina prit un baquet, le remplit d’eau tiède :

 

– Viens, Machka, dit-elle, que je te lave. Machka se mit à hurler.

 

– Viens, galeuse, que je te mette une chemise propre. Dépêche-toi, je dois encore laver ta sœur.

 

Pendant ce temps, Polikei, au lieu de suivre la femme de chambre, se dirigea d’un côté tout opposé.

 

Dans l’antichambre se trouvait un escalier rapide qui menait au grenier. Il jeta un regard autour de lui et voyant qu’il était seul monta rapidement jusqu’en haut…

 

– Qu’est-ce que cela veut dire que Polikei ne vienne pas, dit la maîtresse avec impatience en s’adressant à Douniacha qui la coiffait… Où est Polikei ? Pourquoi ne vient-il pas ?

 

Aksioutka retourna de nouveau chercher Polikei.

 

– Mais il y a longtemps qu’il est parti, répondit Akoulina, qui, après avoir lavé Machoutka, se préparait à nettoyer le bébé. Il criait, se débattait, pendant que sa mère, soutenant son petit corps d’une main, le frottait de l’autre avec un morceau de savon.

 

– Regarde s’il ne s’est pas endormi en chemin, dit-elle avec inquiétude.

 

La femme du charpentier, décoiffée, soutenant ses jupons, montait au grenier pour y prendre une robe.

 

Un cri d’horreur retentit, et, les yeux fermés, la figure bouleversée, elle descendit l’escalier quatre à quatre.

 

– Illitch ! cria-t-elle suffoquée.

 

Akoulina laissa tomber l’enfant…

 

– Il s’est étranglé ! hurla la femme du charpentier.

 

Sans voir que l’enfant était tombé à la renverse dans le baquet d’eau, Akoulina accourut dans l’antichambre.

 

– Il s’est… pendu… à… la… poutre, dit la femme du charpentier en apercevant Akoulina.

 

Akoulina s’élança sur l’escalier, et avant qu’on ait pu l’en empêcher, elle grimpa les marches.

 

À la vue du spectacle qui s’offrait à ses yeux, elle tomba à la renverse comme une masse inerte dans les bras des voisins accourus à la hâte.

 

XI

Une confusion complète régna quelques minutes.

 

Accourus en grand nombre, tous parlaient à la fois.

 

Akoulina, étendue sur le plancher, ne revenait toujours pas à elle.

 

Enfin, l’intendant, le charpentier et d’autres hommes arrivèrent ; ils montèrent au grenier et la femme du charpentier recommença pour la vingtième fois au moins son récit :

 

– J’étais allée chercher ma robe, ne pensant à rien d’autre… Quelle fut ma terreur quand j’aperçus un homme debout, son chapeau à côté de lui, la doublure retournée. Je vois deux pieds qui se balancent, j’ai froid dans le dos… je comprends enfin que c’est Polikei qui s’est pendu… Est-ce terrible que je sois obligée de voir un spectacle pareil ! je ne me souviens pas comment j’ai descendu les marches de l’escalier… C’est Dieu qui m’a sauvée, j’aurais pu me casser la tête.

 

Les hommes qui étaient montés racontèrent aussi qu’Illitch s’était pendu à la poutre, en manches de chemise et en pantalon, avec la corde qu’il avait prise au berceau de son enfant. Son chapeau, la doublure retournée, se trouvait à côté de lui, la pelisse et le cafetan pliés soigneusement étaient sur une poutre ; les pieds touchaient la terre. Il ne donnait plus le moindre signe de vie.

 

Revenue à elle, Akoulina s’élança sur l’escalier ; mais on ne lui permit pas de le gravir.

 

– Maman, Semka est toujours dans le bain, dit la petite Machka, il a l’air d’avoir bien froid.

 

Akoulina courut précipitamment dans son coin. L’enfant était étendu dans le baquet, ses petits pieds étaient complètement immobiles. Elle le prit dans ses bras, il ne bougeait pas ; elle le jeta sur le lit et jeta un grand éclat de rire qui retentit dans toute la maison. La petite Machka, qui se mit à rire aussi fut effrayée en voyant la figure décomposée de sa mère, et s’enfuit en criant.

 

La foule entrait dans le coin de Polikei.

 

On emporta l’enfant, on se mit à le frictionner, peine perdue, il était bien mort. Akoulina, renversée sur le lit, riait toujours et son rire remplissait d’horreur la foule.

 

La femme du charpentier s’adressant aux personnes qui n’avaient pas entendu son histoire, la recommençait avec de nouveaux détails. Le vieux sommelier, vêtu d’un casaquin de sa moitié, racontait comment, dans le temps, une femme s’était noyée dans l’étang.

 

La femme de chambre Akiouska qui avait collé l’œil à une fente dans le mur, cherchait en vain à apercevoir le corps de Polikei.

 

Agéfia, l’ancienne femme de chambre de Madame, réclamait une tasse de thé pour calmer ses nerfs.

 

Grand’mère Anna arrangeait de ses vieilles mains expérimentées le petit corps de l’enfant et le couchait sur la table.

 

Les femmes groupées autour d’Akoulina la regardaient en silence. Les enfants se serrant les uns contre les autres examinaient leur mère et se mettaient à hurler aussitôt, qu’ils entendaient son rire.

 

Des paysans, des enfants entouraient en foule la maison, et se demandaient ce qui était arrivé.

 

L’un disait que le charpentier avait coupé la jambe à sa femme d’un coup de hache ; l’autre prétendait que la blanchisseuse avait accouché de trois enfants, le troisième racontait que le chat du cuisinier dans un accès de rage avait mordu beaucoup de gens. Mais, peu à peu, la nouvelle du malheur se répandit et arriva jusqu’aux oreilles de Madame.

 

Iégor lui raconta ce qui était arrivé sans la préparer et lui ébranla les nerfs à tel point qu’elle fut longtemps à se remettre.

 

La foule commençait déjà à se calmer, la femme du charpentier alluma le samovar et se préparait à faire le thé ; les personnes qui n’avaient pas été invitées par elle crurent de leur devoir de se retirer.

 

La curiosité des personnes présentes était satisfaite ; elles commençaient à se retirer lorsque quelques voix crièrent :

 

– Voici Madame, voici Madame !

 

Et la foule afflua de nouveau vers l’entrée de la cabane, se demandant ce que Madame venait faire ici. Madame, pâle, les yeux rougis, entra dans le coin d’Akoulina.

 

Toutes les têtes se serrèrent les unes contre les autres pour voir Madame de plus près ; une femme enceinte fut à moitié écrasée, mais elle ne put se décider à se retirer. C’était si intéressant de voir Madame, vêtue de dentelles et de soie, dans cet humble logis ! Que ferait-elle ? Que dirait-elle ?

 

Madame s’approcha d’Akoulina et la prit par la main ; l’autre repoussa la main avec violence.

 

Les vieux serfs secouèrent leur tête d’un air mécontent !

 

– Akoulina, dit Madame, tu as des enfants, pense à eux. Akoulina se leva en éclatant de rire.

 

– Les enfants sont tous en argent, tous en argent… Je n’aime pas le papier, murmura-t-elle précipitamment. Je disais bien à Illitch de ne jamais accepter de papier ; il ne m’a pas écoutée.

 

Elle se remit à rire de plus belle.

 

– Donnez de l’eau froide, dit Madame en cherchant une cruche de tous côtés ; mais s’étant retournée, elle aperçut le petit cadavre étendu sur la table, que grand’mère Anna continuait à habiller. Madame se retourna et tout le monde vit qu’elle se couvrait la figure d’un mouchoir pour cacher ses larmes.

 

Quant à grand’mère (c’était bien dommage que Madame ne vît rien, elle aurait apprécié et c’était à son intention que grand’mère Anna le faisait) elle couvrit l’enfant avec un linge, arrangea sa petite main, secoua la tête d’un air navré et soupira si profondément que Madame aurait pu apprécier son bon cœur… Mais Madame ne s’aperçut de rien ; elle se mit à sangloter et fut prise d’une attaque de nerfs.

 

– Ce n’était pas la peine de venir, se dirent les paysans en s’en allant.

 

Akoulina continuait à rire. On l’emmena dans une chambre voisine, on la saigna, on la couvrit de sinapismes. Rien n’y fit. Elle riait toujours de plus belle.

 

XII

La fête ne fut pas gaie à Pokrofski.

 

Malgré un temps superbe, le peuple ne se décidait pas à se promener, les jeunes filles ne faisaient pas de rondes, les garçons ne jouaient pas de l’harmonica et de la balaïka.

 

Tout le monde restait dans un coin et l’on ne parlait qu’à voix basse.

 

Tant qu’il fit jour, cela allait encore, mais le soir, lorsque les chiens se mirent à hurler, que le vent siffla avec force, tous les paysans furent pris d’une telle terreur, qu’ils allumèrent des cierges devant les Images. Ceux qui étaient seuls allèrent demander l’hospitalité à leurs voisins. Les chevaux et les bêtes furent oubliés. Personne ne se décidait à aller dans l’obscurité de l’étable leur donner à manger. Toute l’eau bénite que l’on avait conservée dans de petits flacons à côté des Images, fut employée, cette nuit-là, pour asperger la cabane.

 

Akoulina et les enfants furent emmenés dans une autre maison. Seul le petit bébé restait étendu sur la table. Madame avait envoyé deux vieilles femmes et une nonne voyageuse pour faire les prières. Elles prétendirent toutes, qu’aussitôt qu’elles cessaient de prier, on entendait remuer et soupirer au grenier, mais que, dès qu’elles disaient : « Jésus, lève-toi et que tes ennemis se dispersent », le silence se rétablissait.

 

La femme du charpentier invita une de ses amies et passa la nuit à prendre du thé et à bavarder avec elle. Elles prétendaient aussi toutes les deux avoir entendu craquer le plancher du grenier.

 

Les paysans qu’on avait placés dans l’antichambre de la cabane racontaient aussi des choses extraordinaires.

 

En haut, chez la maîtresse, tout le monde était sur pied. Madame était malade. Trois femmes de chambre la soignaient. Douniacha, la principale, s’occupait à préparer du cérat. Aussitôt que Madame était malade, on préparait du cérat.

 

Toutes trois, réunies dans l’office, causaient à voix basse.

 

– Qui est-ce qui ira chercher de l’huile pour le cérat ? demanda Douniacha.

 

– Je n’irai pour rien au monde, répondit la seconde femme de chambre d’un air résolu.

 

– Voyons, prends Aksioutka avec toi.

 

– J’irai toute seule, je n’ai peur de rien, dit Aksioutka.

 

Aksioutka releva sa robe et partit comme un éclair en balançant son bras resté libre.

 

Dehors, elle fut prise d’une panique, et il lui semblait que, si elle rencontrait sa mère même, elle se mettrait à crier comme une folle.

 

Elle courut le long du chemin bien connu, les yeux fermés.

 

XIII

– Madame dort-elle ou non ? demanda une voix tout près de son oreille.

 

Elle ouvrit les yeux et vit devant elle une personne qui lui semblait plus haute que la maison. En jetant un cri terrible, elle rebroussa chemin.

 

Arrivée à l’office, elle se jeta sur le banc en sanglotant. Douniacha et la seconde femme de chambre furent prises de terreur, lorsqu’elles entendirent dans l’antichambre les pas de quelqu’un qui avançait avec précaution.

 

Douniacha se précipita dans la chambre de Madame ; l’autre se cacha derrière une armoire.

 

La porte s’ouvrit et le vieux Doutlof entra. Il chercha une Image et finit par faire le signe de la croix devant l’armoire vitrée où l’on mettait les tasses. Puis, sans prêter attention aux femmes de chambre, il plongea sa main dans sa poche et en sortit une lettre avec cinq cachets.

 

– M’as-tu effrayée, Naoumitch, dit la femme de chambre, je ne suis pas en état de prononcer un seul mot !… Je croyais que j’allais mourir.

 

– Vous avez dérangé Madame, dit Douniacha, pourquoi entrez-vous dans la chambre ? Vous êtes un vrai paysan.

 

Doutlof, sans leur répondre, dit qu’il avait besoin de voir Madame.

 

– Madame est malade.

 

– C’est pour une affaire très importante, dit-il, faites savoir à Madame, que Doutlof a trouvé une lettre avec de l’argent.

 

Douniacha, avant d’aller l’annoncer à Madame, voulut voir l’enveloppe, elle lut l’adresse et demanda à Doutlof où il avait trouvé la lettre qu’Illitch devait apporter de la ville.

 

Lorsque sa curiosité fut satisfaite, elle alla annoncer à Madame la nouvelle.

 

Au grand étonnement de Doutlof, Madame ne voulut pas le recevoir.

 

– Je ne veux rien savoir, dit-elle à Douniacha. Est-ce que je sais moi, de quel paysan et de quel argent vous me parlez… Je ne peux ni ne veux voir personne, qu’on me laisse tranquille.

 

– Que dois-je faire ? demanda Doutlof en tournant l’enveloppe entre ses grosses mains, c’est une grosse somme. Qu’est-ce qui est écrit là-dessus ? demanda-t-il à Douniacha, en lui tendant l’enveloppe.

 

Il espérait toujours qu’on se trompait en lisant l’adresse, que cet argent n’appartenait pas à Madame.

 

Il soupira, mit l’enveloppe dans sa poche et se prépara à sortir.

 

– Il faudra, que je la remette au commissaire de police, dit-il avec tristesse.

 

– Attends, je vais essayer de persuader à Madame de te voir, dit Douniacha… Donne moi ta lettre.

 

– Dites à Madame que c’est Semen Doutlof qui l’a trouvée sur la grande route.

 

– Bien, donne-la moi.

 

– Je croyais que c’était une lettre simple… mais un soldat a lu l’adresse et m’a dit qu’elle contenait de l’argent.

 

– C’est bon, c’est bon, donne-moi la lettre.

 

– Je n’ai pas osé entrer chez moi, continuait Doutlof, ne pouvant se séparer de son fardeau précieux, dites-le bien à Madame :

 

Douniacha prit la lettre et la porta à Madame.

 

– Mon Dieu, mon Dieu, Douniacha ! dit-elle d’un ton de reproche… ne me parle pas de cet argent. Quand je pense au pauvre petit bébé…

 

– Le paysan ne sait ce qu’il doit faire de cette somme, dit Douniacha.

 

Madame décacheta l’enveloppe… À la vue de l’argent, elle frissonna des pieds à la tête.

 

– Argent fatal, que de mal il fait !

 

– C’est Doutlof qui l’a apporté, doit-il entrer ici ?… Ou bien Madame ira-t-elle à l’office ?

 

– Je ne veux pas de cet argent, il est maudit ! Quel mal il a fait, mon Dieu ! Dis-lui qu’il l’emporte, dit Madame précipitamment.

 

– Oui, oui, oui, répéta-t-elle à Douniacha stupéfaite, qu’il l’emporte, qu’il en fasse ce qu’il voudra, et surtout que je n’en entende plus parler ! !

 

– Quatre cent soixante-deux roubles, Madame.

 

– Oui, oui, qu’il les prenne tous, répéta-t-elle avec impatience. Tu ne me comprends, donc pas ? Cet argent est maudit, ne m’en parle jamais… Que le paysan qui l’a trouvé l’emporte au plus vite. Va, va donc, dépêche-toi…

 

Douniacha alla à l’office.

 

– Toute la somme y est-elle ? demanda Doutlof.

 

– Tu compteras toi-même, dit Douniacha, lui remettant l’enveloppe ; on m’a ordonné de te la donner.

 

Doutlof mit son chapeau sur la table et commença à compter.

 

Il avait compris que Madame ne savait pas faire le compte elle-même.

 

– Tu compteras à la maison ! C’est pour toi, tout cet argent, dit Douniacha indignée… Je ne veux même pas le voir, a dit Madame, donne-le à celui qui l’a apporté.

 

Doutlof regarda Douniacha d’un air ahuri.

 

La seconde femme de chambre ne put croire une chose aussi inouïe.

 

– Voyons, vous plaisantez, Avdotia Nikolaievna ?

 

– Mais pas du tout, elle m’a dit de remettre l’argent au paysan… Eh bien ! prends tes richesses et laisse-nous tranquilles, continua-t-elle d’un ton vexé. Que voulez-vous, c’est toujours ainsi ; ce qui fait le malheur de l’un fait le bonheur de l’autre.

 

– Mais voyons, c’est quatre cent soixante-deux roubles !

 

– Eh bien, oui !… Tu mettras un cierge de dix kopeks à Saint-Nicolas, répondit-elle avec ironie. Tu ne comprends donc pas encore ?… Si c’était au moins un paysan pauvre, mais ce richard de Doutlof !

 

Doutlof finit enfin par comprendre que ce n’était pas une plaisanterie. Il ramassa les billets et les remit avec soin dans l’enveloppe. Pâle et tremblant, il regardait les jeunes filles, se demandant toujours si elles ne se moquaient pas de lui.

 

– Il n’a pas encore compris, dit Douniacha d’un air moqueur, voulant montrer son mépris et pour l’argent et pour le paysan. Donne un peu que je te le ramasse !

 

Et elle voulut prendre l’argent.

 

Mais Doutlof ne lâcha pas prise ; il saisit les billets, les chiffonna et les enfonça dans sa poche.

 

– Es-tu content ?

 

– Je n’y comprends rien…

 

Il secoua la tête tout ému, et sortit, les larmes aux yeux.

 

Un coup de sonnette retentit dans la chambre de Madame.

 

– Eh bien ! le lui as-tu donné ?

 

– Oui. Madame.

 

– En est-il content ?

 

– Il est fou de joie, Madame.

 

– Appelle-le. Je veux lui demander comment il l’a trouvé. Amène-le ici, je ne suis pas en état de me lever.

 

Douniacha courut et rattrapa Doutlof dans l’antichambre.

 

Il était en train de cacher l’argent dans une grosse bourse ; lorsque Douniacha l’appela, il fut pris d’une frayeur inouïe.

 

– Qu’est-ce qu’il y a… Avdotia… Nicolaievna ? Est-ce qu’elle veut me reprendre l’argent ?… Prenez mon parti, Avdotia Nicolaievna, je vous apporterai du miel.

 

– C’est bon, c’est bon.

 

La porte se rouvrit et le paysan entra dans la chambre de Madame.

 

Il avait le cœur gros.

 

– Elle me le reprendra, se disait-il avec tristesse.

 

Il était comme dans un nuage. Les meubles, les fleurs, les tableaux, il ne distinguait rien… Enfin une forme blanche lui adressa la parole. C’était Madame.

 

– C’est toi, Doutlof ?

 

– Oui, Madame… je n’y ai pas touché, c’est intact… j’ai fouetté mon cheval tant que j’ai pu pour vous l’apporter au plus vite.

 

– C’est ta chance ! dit-elle avec un sourire de mépris. Prends-le, prends-le.

 

Doutlof ouvrit ses yeux démesurément.

 

– J’en suis contente pour toi… Dieu fasse que tu l’emploies bien. Et toi, tu es satisfait ?

 

– Comment ne le serais-je pas ? Madame. Je suis si heureux, si heureux, Madame ! Je vais prier Dieu pour vous toute ma vie !

 

– Comment l’as-tu trouvé ?

 

– Nous avons toujours servi Madame avec zèle et dévouement, pas comme les…

 

– Il a perdu la tête, Madame, dit Douniacha.

 

– J’ai conduit mon neveu, le conscrit, Madame. En revenant, j’ai trouvé la lettre. Polikei l’aura laissé tomber.

 

– Eh bien ! va-t’en, va-t’en, mon brave.

 

– Je suis si heureux, Madame, répétait le paysan.

 

Tout à coup, l’idée lui vint qu’il n’avait pas remercié sa maîtresse, mais ne sachant comment s’y prendre, il s’éloigna rapidement, tourmenté par l’idée qu’on allait le rappeler et lui enlever l’argent.

 

XIV

Lorsqu’il fut enfin dans la rue, il alla se cacher à l’ombre des tilleuls, quoique la nuit fût sombre, ôta sa ceinture, prit sa bourse et se mit à ranger les billets l’un après l’autre. Ses lèvres remuaient tout le temps, quoiqu’il ne prononçât pas une parole.

 

Il serra l’argent, remit sa ceinture et s’en alla d’un pas chancelant comme un homme ivre. Il aperçut, tout à coup, un gros paysan devant lui un grand bâton à la main.

 

C’était Efim qui se promenait devant la cabane de Polikei.

 

– Eh ! oncle Doutlof, dit enfin Efim avec joie.

 

Il se sentait mal à son aise dans l’obscurité.

 

– Oui. Que fais-tu là ?

 

– Moi ? On m’a mis là pour surveiller la cabane où Polikei s’est étranglé.

 

– Où est-il ?

 

– On dit qu’il s’est pendu au grenier, répondit Efim. Le commissaire est arrivé, paraît-il… on va tout de suite y aller ; c’est bien effrayant tout cela, pendant la nuit !… Pourvu qu’on ne m’oblige pas d’y monter, il me semble que je ne me déciderais jamais. On me tuerait que je n’irais pas, je t’assure, oncle Doutlof.

 

– Quel péché, mon Dieu ! Quel péché ! répétait Doutlof pour dire quelque chose, en se demandant comment il pourrait s’esquiver au plus vite, mais la voix de Iégor Ivanovitch l’arrêta.

 

– Eh là-bas ! gardien, viens ici.

 

– Tout de suite, Monsieur, répondit Efimka.

 

– Qui est là, avec toi ?

 

– C’est l’oncle Doutlof.

 

– Approche aussi, Doutlof.

 

En s’approchant, Doutlof aperçut la figure de l’intendant ; à côté de lui se tenait un inconnu, une casquette à cocarde sur la tête.

 

– Le vieux ira aussi avec nous, dit Iégor Ivanovitch.

 

Le vieux fut pris de terreur, mais il n’osa répliquer.

 

– Toi, Efimka, qui es jeune, monte vite au grenier où Polikei s’est pendu, arrange l’échelle pour que Monsieur ne se fasse pas de mal.

 

Efimka qui, quelques minutes auparavant, avait déclaré qu’il ne monterait pour rien au monde, partit comme un trait.

 

Le commissaire sortit son briquet et alluma sa pipe. Il était plein de zèle parce que, deux jours auparavant, le chef de police l’avait réprimandé sévèrement pour sa passion pour le vin. Aussi, à peine arrivé, voulut-il examiner le cadavre sur les lieux.

 

Iégor Ivanovitch demanda à Doutlof ce qu’il faisait. Chemin faisant, le vieux raconta à l’intendant l’histoire de la lettre et de son entrevue avec Madame. Doutlof ajouta qu’il venait demander à l’intendant la permission de garder l’argent.

 

Quelle fut son émotion, lorsque ce dernier s’empara de l’enveloppe. Le commissaire lui fit un interrogatoire d’un ton sec et impérieux.

 

– Mon argent est perdu, se dit Doutlof ému, mais le commissaire lui rendit l’enveloppe.

 

– A-t-il de la chance, ce morveux ! dit-il.

 

– Cela se trouve très bien, répondit Iégor Ivanovitch, il vient de conduire son neveu au régiment, il pourra maintenant lui acheter un remplaçant.

 

– Ah ! dit le commissaire.

 

– Achètes-tu un remplaçant pour Iliouchka ?

 

– Comment faire ? Y aura-t-il assez d’argent ? Y aura-t-il assez d’argent ? Et puis je pense que c’est trop tard.

 

– Cela te regarde, dit l’intendant en se dirigeant vers la cabane.

 

Ils entrèrent dans l’antichambre, où les gardiens les attendaient, avec des lanternes. Doutlof les suivait. Un silence régnait.

 

– Où est-ce ? demanda le commissaire !

 

– Ici, répondit Iégor Ivanovitch à voix basse. Efimka, tu es jeune ajouta-t-il, prends la lanterne et monte le premier.

 

Efimka semblait avoir oublié sa terreur. Il montait l’échelle quatre à quatre, en se retournant, de temps en temps, pour éclairer le chemin avec la lanterne. Derrière le commissaire marchait Iégor Ivanovitch. Lorsqu’ils disparurent dans l’ouverture du grenier, Doutlof fit un pas pour avancer, soupira et s’arrêta. Deux minutes environ s’écoulèrent, leurs pas s’éloignèrent, ils s’approchaient du cadavre, probablement

 

– Oncle, on t’appelle, cria Efimka en montrant sa tête par l’ouverture du grenier.

 

Doutlof grimpa.

 

La lanterne éclairait l’intendant et le commissaire, derrière eux quelqu’un se tenait debout. C’était Polikei. Doutlof monta enfin, et fit le signe de croix.

 

– Retournez le cadavre, ordonna le commissaire.

 

Personne ne bougea.

 

– Efimka, tu es un jeune garçon, dit l’intendant.

 

Le jeune homme ne se le fit pas répéter. Il prit Polikei à bras le corps et le retourna.

 

– Encore un peu.

 

Il retourna encore le cadavre.

 

– Défaites la corde.

 

– Faut-il couper la corde ? Boris Ivanovitch, demanda Iégor Ivanovitch.

 

– Donnez donc une hache, vous autres.

 

Les gardiens et Doutlof n’osaient faire un pas. Quant à Efimka, il empoignait le cadavre, comme si c’était un mouton qu’on venait de tuer. On finit par couper la corde et par étendre Illitch sur le plancher.

 

Le commissaire dit qu’il n’avait plus rien à faire, que le médecin viendrait demain et on se dispersa.

 

XV

Doutlof se dirigea vers sa cabane.

 

L’impression triste qu’il avait éprouvée à la vue du cadavre, s’effaçait à mesure qu’il approchait de sa demeure, et une joie immense s’emparait de lui à l’idée de la fortune qu’il avait dans sa poche.

 

De tous côtés on entendait des chants et des querelles de paysans ivres. Doutlof, qui n’avait bu de sa vie, passa tranquillement devant les cabarets.

 

Il était tard lorsqu’il revint chez lui. Sa vieille femme dormait depuis longtemps. Le fils aîné et ses enfants ronflaient sur le poêle, le second fils était absent. Seule la femme d’Iliouchka ne dormait pas. Vêtue d’une chemise sale, la tête décoiffée, elle hurlait en balançant son corps.

 

En entendant les pas de son oncle, elle ne se leva pas pour lui ouvrir, mais se remit à hurler de plus belle. La vieille Doutlof trouvait que sa bru savait très bien hurler, malgré son jeune âge.

 

Doutlof, en entrant, appela sa femme, qui se leva à la hâte pour lui donner à manger. Les larmes et les paroles incohérentes, que prononçait la jeune femme, finirent par agacer le vieux.

 

– Cesse donc, lui dit-il, et laisse-moi tranquille.

 

Il soupa en silence, fit ses prières, se lava les mains et se retira dans son petit réduit, accompagné de sa femme.

 

Après avoir eu une longue conversation avec elle à voix basse, il ouvrit le coffre, le referma et descendit à la cave.

 

Lorsqu’il rentra dans la cabane, la chandelle était consumée, une obscurité complète y régnait.

 

La vieille ronflait, étendue sur un banc de bois, la femme du conscrit dormait tranquillement. Doutlof la regarda, secoua la tête, fit ses prières et monta sur le poêle où il se coucha à côté de son petit-fils.

 

Il ne pouvait s’endormir et se retournait sur un côté, puis sur l’autre.

 

La lune se leva enfin et éclaira la cabane, il put distinguer sa bru étendue par terre. Quelque chose se trouvait à côté d’elle qu’il ne pouvait bien voir. Était-ce une tonne ou quelque ustensile de ménage oublié là ? Il s’assoupit pendant quelques secondes, se leva en sursaut, regarda autour de lui d’un œil effaré.

 

L’esprit malin qui avait été cause de la mort d’Illitch semblait se promener dans le village et vouloir venir se loger dans la cabane où se trouvait la lettre fatale.

 

Doutlof terrifié sentait sa présence.

 

En apercevant l’objet qu’il ne pouvait bien distinguer, il pensa à Iliouchka, les mains attachées derrière le dos, à sa jeune femme, à Illitch pendu au grenier…

 

Tout à coup, il lui sembla que quelqu’un passait devant la fenêtre.

 

– Qu’est-ce que cela peut être ? se demanda-t-il, est-ce le bailli qui vient réclamer sa part… Comment a-t-il pu ouvrir ? continua-t-il en entendant des pas dans l’antichambre. La vieille n’aura pas fermé le loquet.

 

Un chien se mit à hurler dans la cour, et LUI, comme le racontait après le vieux, il avançait toujours à pas lents, comme s’IL cherchait la porte, tâtant le mur avec la main. Il s’accrocha au tonneau d’eau qui se trouvait dans un coin et manqua le renverser.

 

Et de nouveau, Il se remit à fouiller en cherchant la porte.

 

Une sueur froide couvrit la figure du vieux Doutlof.

 

La porte s’ouvrit enfin et il entra ayant pris la forme humaine.

 

Doutlof savait bien que c’était Lui. Il voulut faire le signe de la croix, mais il ne put lever le bras. Il s’approcha de la table couverte d’une nappe et la jeta par terre, puis Il se mit à grimper sur le poêle. Le vieux vit qu’il avait pris la forme d’Illitch. Les mains pendant le long du corps, il souriait en le regardant. Une fois sur le poêle, Il se coucha sur le vieux et se mit à l’étouffer.

 

– C’est mon argent, disait-il.

 

– Laisse-moi, je t’en prie, voulait dire le vieux, mais il ne pouvait desserrer les dents.

 

Le poids d’Illitch lui semblait une montagne de pierre. Le vieux n’en pouvait plus.

 

Il savait qu’il suffisait de réciter une certaine prière pour qu’Il disparaisse, mais il ne pouvait proférer une parole.

 

Dans sa lutte avec l’Esprit Malin, il avait serré son petit-fils contre le mur ; l’enfant pleurait et se débattait. Ses cris délièrent la langue du grand-père.

 

– Dieu ressuscité ! s’écria-t-il.

 

L’Esprit le relâcha un peu.

 

– Que tes ennemis se dispersent !… continuait-il.

 

L’Esprit descendit du fourneau.

 

Doutlof l’entendit toucher à terre avec ses deux pieds. Il disait toutes les prières qu’il connaissait… L’Esprit Malin se dirigea vers la porte et, en sortant, la ferma avec une telle violence, que toute la cabane fût secouée. Tout le monde dormait, sauf le vieux et l’enfant, qui pleurait et se serrait contre son grand-père.

 

Le silence se rétablit enfin.

 

Le coq chanta trois fois. Les poules se réveillèrent. Quelque chose bougea sur le poêle ; c’était le chat qui sauta à bas et miaula près de la porte.

 

Doutlof se leva, alla ouvrir la croisée. Il sortit dans la cour et se dirigea vers les chevaux en faisant le signe de la croix.

 

On voyait qu’il avait passé par là. La jument avait renversé son avoine et, les pieds embarrassés dans sa bride, attendait qu’on vînt à son secours. Le poulain était renversé sur un tas de fumier. Le vieux le releva, débarrassa la jument, leur remplit la mangeoire et retourna dans la cabane.

 

La vieille était déjà debout et allumait le feu.

 

– Réveille les enfants, je m’en vais en ville, lui dit-il en se dirigeant vers la cave.

 

Lorsqu’il revint, le feu était déjà allumé chez tous les voisins. Ses fils faisaient les préparatifs de départ.

 

Le vieux, sans regarder ses enfants, endossa son cafetan neuf, mit sa ceinture et, l’enveloppe cachée dans sa poitrine, se dirigea vers le comptoir.

 

– Je ne te conseille pas de lambiner, entends-tu ? Je reviens tout de suite, que tout soit prêt.

 

L’intendant venait de se lever. Assis devant la table, il prenait du thé.

 

– Que me veux-tu ?

 

– Moi, Iégor Ivanovitch, je vais racheter mon garçon. Vous me disiez l’autre jour que vous connaissiez un remplaçant. Ayez pitié de notre ignorance ; apprenez-moi ce que je dois faire.

 

– Tu as donc changé d’avis ?

 

– Oui, monsieur, c’est l’enfant de mon frère ; cela me fait de la peine. L’argent entraîne toujours le péché… J’aime mieux ne plus en avoir. Je compte sur votre bonté, répéta le vieux, s’inclinant devant l’intendant.

 

Iégor Ivanovitch, après avoir pris une mine grave et sérieuse, écrivit deux lettres et lui expliqua tout ce qu’il avait à faire.

 

Lorsque Doutlof revint chez lui, son fils Ignate et sa bru étaient partis. Sa petite charrette l’attendait devant la porte. Il arracha une branche, s’assit, prit les guides et fouetta le cheval qui partit au trot. L’idée qu’il arriverait trop tard, que Illiouchk serait déjà expédié aux casernes, et que l’argent du Malin resterait entre ses mains ne lui laissait aucun repos.

 

Nous n’entrerons pas dans les détails de toutes les courses que le vieux eut à faire ; disons seulement qu’il eut une chance extraordinaire ce jour-là.

 

La personne, chez qui l’intendant l’avait envoyé, lui proposa un remplaçant tout disposé à se vendre. Il demandait quatre cents roubles à un paysan qui, depuis trois semaines, ne lui en offrait que trois cents. Doutlof termina l’affaire en quelques mots :

 

– Prends-tu trois cents et un quart ? dit-il en lui tendant la main, d’un air qui indiquait qu’il était tout disposé à donner davantage.

 

L’autre persistait à demander davantage.

 

– Tu ne veux prendre trois cents et un quart ? tu ne veux décidément pas ? Eh bien ! que le bon Dieu te bénisse ; prends trois cents et demi. Prépare-moi un reçu, amène le garçon ; Tiens, voici deux rouges d’avance.

 

L’autre avait l’air d’hésiter et ne prenait pas l’argent que Doutlof lui tendait.

 

– Nous sommes tous mortels, insistait-il en lui offrant l’argent. Cède donc ? Pense à mon pauvre garçon !

 

– Il n’y a rien à faire, répondit l’autre enfin, en faisant le signe de la croix. Que Dieu vous assiste !

 

On réveilla le remplaçant qui, ivre depuis la veille, dormait étendu par terre, on l’examina et on partit.

 

Chemin faisant, le remplaçant insistait pour qu’on lui offrît du rhum pour se rafraîchir ; Doutlof lui donna de l’argent pour s’en acheter.

 

Entrés dans la maison où se faisait le recrutement, ils restèrent longtemps dans l’antichambre sans savoir à qui s’adresser ni où aller. Le remplaçant commençait déjà à reprendre courage. Le vieux Doutlof se désolait, lorsqu’il aperçut Iégor Ivanovitch. Il le saisit par le pan de sa redingote et le supplia de lui venir en aide. Iégor Ivanovitch s’y prit si bien que, vers trois heures, tout fut terminé. Le remplaçant fut reconnu bon pour le service : Cinq minutes plus tard, Doutlof compta la somme au marchand, reçut la quittance et se dirigea d’un pas léger et content vers la maison où se trouvaient les recrues de Pokrofsky.

 

Ilia et sa jeune femme, assis dans un coin, se parlaient en chuchotant. Aussitôt qu’ils virent entrer le vieux, ils cessèrent leur conversation et le regardèrent d’un air méfiant.

 

Le vieux, selon son habitude, commença par faire le signe de la croix, puis il enleva sa ceinture et sortit de sa poche intérieure, un papier. Il appela alors son fils aîné et la mère d’Iliouchka.

 

– Iliouchka, tu m’as dit une parole bien dure l’autre soir ; c’est un grand péché. Crois-tu que je ne te plains pas ? Je me souviens, comme si c’était hier, du jour où ton père t’a confié à moi. Si je l’avais pu, crois-tu que je n’aurais pas fait mon possible pour te garder avec moi ? Dieu m’a envoyé une grande joie et j’en ai profité pour te libérer du service… Voici le petit papier, dit-il en posant la quittance sur la table et en le déployant de ses vieux doigts crochus.

 

Tous les ouvriers du marchand, les paysans de Pokrofsky, et les recrues envahirent la pièce.

 

Ils devinaient de quoi il s’agissait, mais personne n’osa interrompre le vieux qui, de sa voix solennelle, continua :

 

– Voici le papier en question ! Je l’ai payé quatre cents roubles ! Ne fais plus de reproches à ton vieil oncle !

 

Iliouchka se leva. Son émotion l’étranglait, il ne put proférer une seule parole. Sa vieille mère voulut se jeter au cou de son fils, mais le vieux l’éloigna d’un geste impérieux et continua :

 

– Tu m’as dit une parole hier, une parole que je ne puis oublier. Elle m’a fait tout aussi mal que si l’on m’enfonçait un couteau dans le cœur. Ton père t’a confié à moi. Je t’ai toujours traité comme mon propre enfant. Si je t’ai fait du tort, je suis pécheur comme tout le monde… Ai-je raison, chrétiens ? dit-il en s’adressant aux paysans.

 

– Voici ta mère, voici ta femme : tenez le reçu. Pardonnez-moi au nom du Christ, si je vous ai fait du tort sans le vouloir.

 

Il se baissa, se mit à genoux et se prosterna aux pieds d’Iliouchka et de sa femme.

 

Les jeunes gens avaient beau le retenir, c’était en vain, il toucha la terre de son front, se releva et s’assit sur le banc tout essoufflé.

 

La mère d’Iliouchka et sa jeune femme hurlaient de joie à qui mieux mieux, on entendait dans la foule des paroles d’approbation et même d’admiration.

 

– Il agit selon Dieu et la justice, disaient les uns.

 

– Qu’est-ce que l’argent ? On ne peut acheter un fils avec de l’argent.

 

– Quelle joie pour la famille, entendait-on d’un autre côté… Il n’y a rien à dire, c’est un homme équitable et juste.

 

Seules les autres recrues ne disaient rien, et ne prenaient aucune part à cette joie commune.

 

Deux heures plus tard, les deux charrettes des Doutlof reprenaient le chemin du village.

 

Dans la première étaient assis le vieux et son fils Ignate. Un paquet rempli de thé, de galettes et autres bonnes choses se trouvait à leurs pieds.

 

La vieille mère et la jeune femme se trouvaient avec Iliouchka dans la seconde charrette, la tête couverte d’un mouchoir, heureuses et tranquilles.

 

La jeune femme tenait en main un flacon d’eau-de-vie… Iliouchka, tout rouge, causait avec animation en mangeant un morceau de pain. Les chevaux, abandonnés à eux-mêmes, avançaient avec plus de rapidité ; les passants se retournaient involontairement en voyant les figures épanouies des paysans.

 

Au moment de quitter la ville, ils rencontrèrent les recrues qui étaient groupées autour d’un cabaret. L’un d’eux, avec l’air gêné qu’ont les personnes auxquelles on a rasé les cheveux, la casquette sur la nuque, pinçait de la balaoka, un autre, un flacon d’eau-de-vie à la main, dansait au milieu d’un cercle de curieux.

 

Ignate arrêta son cheval pour arranger la bride et tous les Doutlof regardèrent avec attendrissement le danseur.

 

Le conscrit semblait ne rien voir. Il sentait que la foule des spectateurs allait en augmentant et dansait avec plus d’entrain.

 

Les sourcils froncés, la figure immobile, le sourire aux lèvres, il dansait avec une adresse surprenante. Il semblait que tous ses efforts tendaient à tourner avec le plus de rapidité possible. De temps en temps, il clignait de l’œil au musicien qui se mettait à jouer avec plus d’entrain. Immobile pendant quelques secondes, il s’élançait de nouveau, faisait des sauts périlleux et recommençait à tourner sur place. Les enfants riaient, les femmes secouaient la tête, les hommes regardaient avec approbation. Le musicien, fatigué, fit un accord faux et s’arrêta.

 

– Eh ! Alechka, cria-t-il au danseur, en lui montrant Doutlof du doigt, voici ton parrain !

 

– Où cela, mon cher ami ? cria Alechka, le conscrit que Doutlof avait acheté. Il traînait ses pieds fatigués par la danse et élevant le flacon d’eau-de-vie au-dessus de la tête, il s’approcha de la charrette.

 

– Michka, un verre et vivement ! Quelle joie, mon cher ami, de te voir ! criait-il en chantant.

 

Et, versant de sa main tremblante l’eau-de-vie dans les verres, il en offrait aux femmes et aux hommes. Les paysans burent, mais les femmes s’y refusèrent.

 

– Que pourrais-je vous offrir, mes chères âmes ? criait Alechka en les embrassant.

 

Une marchande se tenait à côté, un panier de friandises à la main, il le lui arracha et en versa le contenu dans la charrette.

 

– N’aie pas peur, je paierai pour tout le monde, que diable ! hurla-t-il d’une voix pleurnicheuse, en sortant de sa poche une bourse avec de l’argent.

 

– Où est ta mère ? demanda-t-il. C’est toi ? Eh bien ! je lui donnerai aussi un cadeau.

 

Il mit la main dans sa poche, en sortit un mouchoir neuf, enleva un essuie-mains qui lui entourait la taille, ôta un mouchoir rouge qu’il portait au cou et jeta le tout à la vieille.

 

– C’est pour toi, je te le donne.

 

Et sa voix devenait toujours plus mélancolique.

 

– Pourquoi cela, mon pauvre garçon ; quel cœur simple ! disait la vieille avec attendrissement.

 

Alechka baissait toujours la tête davantage et continuait :

 

– C’est pour vous que je m’en vais ; c’est pour vous que je me sacrifie. C’est pour cela que je vous offre des cadeaux.

 

– Il a peut-être une mère encore ! cria une voix… dans la foule. Cœur simple, va !

 

Alechka releva la tête.

 

– Si j’ai une mère, certainement, et un père aussi. Ils m’ont tous renié.

 

– Écoute-moi bien, vieille, ajouta-t-il, en saisissant la mère d’Iliouchka par la main. Je t’ai fait des cadeaux… Écoute-moi au nom du Christ… Tu iras au village Wodnoïé, tu demanderas la vieille Nikonof. C’est ma mère, comprends-tu bien. Tu lui diras à cette vieille Nikonof que son Alechka… Non, je ne puis continuer… tu lui diras… que… son fils… Allons, musicien, recommence !

 

Et jetant le flacon d’eau-de-vie par terre, il se remit à danser comme un possédé.

 

Ignate remonta dans la charrette et donna un coup de fouet au cheval.

 

– Adieu ! que Dieu t’assiste, cria la vieille mère d’Iliouchka, les larmes aux yeux.

 

Alechka s’arrêta.

 

– Mais allez donc tous au diable tant que vous êtes ! cria-t-il, les menaçant de ses deux poings. Que le diable les emporte !

 

– Oh ! Seigneur mon Dieu ! soupira la vieille en faisant le signe de la croix.

 

Les deux charrettes partirent.

 

Alechka, au milieu de la route, les regardait s’éloigner, les poings serrés, les yeux injectés, les maudissant.

 

– Pourquoi vous arrêtez-vous ? Allez ? vous-en, démons ! canailles ! criait-il, je vais vous rattraper, rustres, rustres !

 

Épuisé, il tomba par terre.

 

Bientôt après, les Doutlof furent assez loin pour ne plus entendre les imprécations du pauvre conscrit. Le vieux s’était endormi. Ignate, tout doucement, descendit de sa charrette et s’approcha de celle de son cousin. Ils partagèrent le flacon d’eau-de-vie que la jeune femme tenait à la main.

 

Iliouchka entonna une chanson. Ignate, qui marchait à côté de lui, jetait un cri de joie de temps en temps. La jeune femme se joignit à eux.

 

Et la vieille couvait ses enfants d’un œil attendri.

 

LE PÈRE SERGE[15]

I

Vers l’année 1840, St-Pétersbourg fut bouleversé par un événement dont tous restèrent stupéfaits : le beau prince Kassatski, chef de l’escadron d’élite du régiment des cuirassiers, futur aide de camp de l’empereur Nicolas 1er, était alors fiancé à une haute dame de la cour, non seulement célèbre pour sa beauté, mais encore en grande faveur auprès de l’Impératrice. Soudain, un mois avant le mariage, Kassatski auquel on pouvait prédire la plus brillante carrière auprès de Nicolas Ier, brisa ses fiançailles, donna sa démission et ayant légué son bien à sa sœur, partit pour un monastère avec la volonté de se faire moine.

 

Cet événement parut extraordinaire et incompréhensible à ceux-là seuls qui en ignoraient les causes intimes. Quant au prince Stéphan Kassatski, cela lui parut si naturel qu’il ne pouvait même pas concevoir une autre solution.

 

Le père du jeune homme, colonel retraité de la garde, était mort laissant son fils âgé de douze ans. Si douloureux que fût pour la mère, le devoir d’éloigner l’enfant de la maison, elle n’osa pas contredire la dernière volonté de son mari qui avait ordonné d’envoyer Stephan à l’école des cadets. Puis la veuve partit pour Pétersbourg, emmenant sa fille, afin d’habiter la ville où se trouvait son fils qu’elle voulait avoir chez elle aux fêtes et aux vacances.

 

Le garçon, pourvu non seulement de brillantes facultés, mais encore d’une grande ambition, devint bientôt le premier élève de sa classe, tant en sciences et surtout en mathématiques pour lesquelles il avait un goût très prononcé, que pour le service militaire et l’équitation. Malgré sa taille au-dessus de la moyenne, il était très beau et très agile. Sa conduite aurait été celle d’un élève modèle, s’il n’avait eu un caractère emporté. Il ne buvait pas, n’était pas débauché et montrait un esprit particulièrement droit. La seule chose qui l’empêchât d’être proposé en exemple à tous, était ces accès de colère au cours desquels il oubliait toute retenue et devenait une véritable bête féroce. Une fois, il faillit jeter par la fenêtre un de ses camarades qui s’était moqué de sa collection de minerais. Un autre jour, il lança un plat sur l’économe, se précipita sur l’officier et le frappa parce que celui-ci avait renié sa propre parole et avait menti. Il eût certainement été dégradé et envoyé dans un régiment si le directeur du corps n’avait pas étouffé l’affaire en chassant l’économe. À dix-huit ans il sortit officier et fut envoyé dans un régiment de la garde. L’empereur Nicolas Pavlovitch qui l’avait connu à l’école, le distingua aussi au régiment, ce qui fit prophétiser sa promotion au grade d’aide de camp. Le jeune homme le désirait ardemment non seulement par ambition, mais surtout à cause de son attachement passionné à l’Empereur, attachement qui datait de ses années d’école. Chaque fois que le souverain arrivait et que sa haute stature avec sa poitrine bombée, son nez aquilin au-dessus de sa moustache et des favoris taillés en rond apparaissait et que sa voix puissante saluait les cadets, Kassatski ressentait presque l’émotion d’un amoureux, la même qu’il devait ressentir plus tard avec l’objet de son amour. Cependant l’extase à la vue de Nicolas était plus forte, car à chaque fois il eût voulu lui prouver son dévouement sans borne en se sacrifiant pour lui.

 

Nicolas Pavlovitch connaissait cette émotion et se plaisait sciemment à la provoquer. Il jouait avec les cadets, s’entourait d’eux, les traitant tantôt avec une simplicité enfantine, tantôt avec une grandeur souveraine.

 

Après la dernière histoire de Kassatski avec l’économe, Nicolas ne lui avait rien dit, mais quand le garçon s’était approché de lui il l’avait repoussé d’un geste théâtral et, les sourcils froncés, l’avait menacé du doigt. Puis il lui dit en partant : « Sachez que rien n’est ignoré de moi et si je ne veux pas savoir quelques faits, néanmoins, ils sont ici ». Et ce disant, il désigna son cœur.

 

Quand les cadets sortants furent présentés à l’Empereur, il feignit d’avoir tout oublié. Il leur dit qu’ils pouvaient s’adresser directement à lui et que s’ils s’efforçaient de bien servir leur tsar et leur patrie, il resterait toujours leur premier ami. Comme toujours tous furent très émus et Kassatski qui se souvenait du passé, avait pleuré à chaudes larmes en se jurant de servir de toutes ses forces son tsar bien-aimé.

 

Quand le jeune prince eut pris du service dans son régiment, sa mère et sa sœur quittèrent Pétersbourg pour se retirer d’abord à Moscou, puis à la campagne. Kassatski avait donné à sa sœur la moitié de son bien et ce qui lui restait était juste nécessaire pour vivre dans ce régiment où tout était riche et luxueux.

 

L’apparence de Kassatski était celle d’un jeune et brillant officier de la garde, en train de faire une belle carrière. Mais, intérieurement, il y avait en lui une pensée complexe et tendue. Cette tension mentale avait commencé dès son enfance. À cette époque, elle avait sans doute été plus diverse, mais en réalité elle se poursuivait tendant seulement à rechercher la perfection, la réussite et à provoquer l’admiration d’autrui dans toutes ses entreprises. S’il s’agissait de science, il s’acharnait au travail jusqu’à ce qu’on l’eût complimenté et donné en exemple. Lorsqu’il avait atteint ce but momentané, il en cherchait un autre. Ainsi, arrivé aux premières places en science, il avait remarqué que son français laissait à désirer : aussi arriva-t-il à le parler comme le russe.

 

Toujours, en plus de son but général qui était de servir le tsar et la patrie, il se proposait un autre but, où, qu’elle qu’en pût être l’insignifiance, il s’adonnait tout entier et vivait jusqu’au moment où il l’avait parfaitement atteint. Ce désir de se distinguer et d’arriver à un but bien déterminé remplissait sa vie. Ainsi, au moment de sa nomination, il voulut atteindre la perfection dans la connaissance du service, ce à quoi il parvint malgré son irascibilité qui l’incitait souvent à des actes nuisibles à son avancement. Ensuite, s’étant aperçu, au cours de conversations, de son manque de connaissances générales, il n’eut qu’une pensée : combler cette lacune. Et s’étant mis aussitôt à l’étude, il devint bientôt un causeur brillant. Enfin, pris du désir de conquérir une place brillante dans la haute société, il apprit à danser d’une façon impeccable et arriva à se faire inviter à tous les bals et aux soirées intimes. Mais cette situation ne le satisfit pas, car, habitué à être le premier partout, ici il était loin de l’être.

 

La haute société d’alors – comme toujours et partout d’ailleurs, – était composée de quatre sortes de gens : de riches courtisans, de gens de fortune modeste, mais bien nés et élevés à la cour, de gens riches cherchant à approcher les courtisans ; et de gens peu fortunés n’appartenant pas à la cour et cherchant à se faufiler dans les deux premières catégories. Kassatski n’appartenait pas à cette dernière, mais était fort bien vu des deux autres.

 

Dès son entrée dans le monde il se posa un but : une liaison avec une femme de la haute société. Et il fut tout étonné d’arriver si vite à un résultat. Mais il s’aperçut aussitôt que les cercles parmi lesquels il évoluait étaient inférieurs. Il y avait donc des cercles supérieurs à la cour dans lesquels, bien qu’admis, il était considéré en étranger. On était poli avec lui, mais il sentait que là encore on était entre soi et que lui n’en était pas. Or il voulait « en être ». C’est pour cela qu’il fallait devenir aide de camp de l’empereur ou épouser une femme de très haute condition. Il décida donc d’y parvenir coûte que coûte.

 

Il choisit une belle jeune fille de la cour, non seulement admise dans les cercles où il voulait pénétrer, mais encore recherchée par les gens les plus hauts et les plus solidement placés. C’était la comtesse Korotkoff.

 

La cour que faisait Kassatski n’avait pas uniquement pour but sa carrière. La jeune fille avait un charme particulier et le prince en devint bientôt réellement amoureux. Au début, elle lui avait marqué quelque froideur. Mais soudain tout avait changé. Elle était devenue très affable et sa mère se prit à inviter Kassatski à toute occasion.

 

Le prince fit sa demande, fut agréé et encore une fois il s’étonna de la facilité avec laquelle il atteignait ce bonheur, et aussi, de ce qu’il trouvait d’un peu étrange dans la conduite et de la mère et de la fille. Aveuglé par son amour, il n’avait pas remarqué ce que tous savaient : depuis un an seulement sa fiancée avait cessé d’être la maîtresse de Nicolas Pavlovitch.

 

Quinze jours avant le jour fixé pour le mariage, Kassatski se trouvait à Tsarkoïeselo dans la villa de sa fiancée. C’était une chaude journée de mai. Les deux fiancés qui venaient de se promener dans le jardin s’assirent sur un banc à l’ombre d’une allée de tilleuls. Vêtue d’une robe de mousseline blanche, Mary semblait l’incarnation de l’amour et de l’innocence. Tantôt elle baissait la tête, tantôt regardait de dessous le grand beau jeune homme qui lui parlait avec une tendresse réservée et dont chaque geste semblait craindre d’offenser ou de salir son angélique pureté.

 

Kassatski appartenait à cette race d’hommes des « années quarante » dont il ne reste plus, à ces hommes qui, tout en n’étant pas eux-mêmes exempts de perversité sexuelle, recherchaient chez leurs femmes pureté idéale et céleste. Ils la reconnaissaient à chaque jeune fille de leur monde et la traitaient en conséquence. Dans cette considération, il y avait peut-être un peu d’injustice vis-à-vis de la perversité qu’ils se permettaient à eux-mêmes, mais la considération qu’ils avaient pour les femmes et qui les distinguait si nettement des jeunes gens d’aujourd’hui, – ceux-ci ne voyant dans la femme qu’une femelle – cette considération, je crois, n’était pas sans avantages. Les jeunes filles, devant cette déification dont elles étaient l’objet, cherchaient à paraître plus ou moins déesses.

 

Kassatski était ainsi et il considérait de ce point de vue sa fiancée. Il l’aimait particulièrement ce jour-là et loin de ressentir le moindre désir charnel, la regardait au contraire avec tendresse, comme il eût fait de quelque vision inaccessible. Debout de toute sa grande taille il se tenait devant elle les deux mains appuyées sur la garde de son sabre.

 

– C’est maintenant seulement que je connais tout le bonheur que peut ressentir un homme et c’est vous, c’est toi, ajouta-t-il avec un sourire timide, c’est toi qui me l’as procuré.

 

Il était dans cette période où le tutoiement n’est pas encore habituel et il lui était difficile, bien que la dominant par sa taille, de tutoyer cet ange.

 

– Je me suis connu grâce… à toi ; j’ai su que je suis meilleur que je ne croyais.

 

– Je le sais depuis longtemps et c’est pour cela que je vous ai aimé.

 

Le rossignol lança une note dans le voisinage. Les jeunes feuilles frémirent sous la brise.

 

Il prit sa main, la baisa et les larmes lui vinrent aux yeux.

 

Elle comprit qu’il la remerciait de lui avoir dit son amour.

 

Silencieux, il se mit à marcher, fit quelques pas et s’assit.

 

– Vous savez… tu sais… enfin c’est égal… ma cour auprès de toi ne fut tout d’abord pas désintéressée. Je voulais grâce à toi être en relations avec le monde… Mais après… tout cela devint si mesquin, lorsque je te connus vraiment. N’es-tu pas fâchée ?

 

Sans répondre, de sa main elle toucha la sienne.

 

Il comprit que cela voulait dire : Non, ça ne me fâche pas.

 

– Mais tu as dit…

 

Il s’arrêta, car ce qu’il voulait dire lui parut trop osé.

 

– … tu as dit que tu m’aimais. Je te crois, mais pardonne-moi, il me semble que quelque chose te trouble et t’empêche de parler. Qu’est-ce donc ?

 

– Maintenant ou jamais, songea-t-elle. Il le saura un jour, mais il ne s’en ira pas, car s’il s’en allait ce serait terrible.

 

Son regard amoureux s’éleva vers ce visage grand, noble et puissant. Maintenant elle l’aimait plus que Nicolas ; et si ce n’avait été la couronne d’empereur elle n’aurait certes pas hésité.

 

– Écoutez, je ne puis plus dissimuler la vérité ; je dois tout vous dire. Vous me demandez si j’ai aimé.

 

Dans un geste suppliant, elle mit la main sur celle de son fiancé. Il se taisait.

 

– Vous voulez savoir qui ? Lui, l’Empereur.

 

– Nous l’aimons tous. J’imagine qu’à votre pensionnat…

 

– Non, plus tard. Je fus comme attirée vers lui. Mais maintenant c’est passé… Mais il faut que je vous dise…

 

– Quoi, alors ?

 

– Non, ce ne fut pas un simple amour de tête…

 

Elle se couvrit le visage de ses mains.

 

– Comment, vous vous êtes donnée à lui ?

 

Elle ne répondit pas.

 

– Vous fûtes sa maîtresse ?

 

Elle se taisait toujours.

 

Il se dressa et, pâle comme la mort, les joues tremblantes, se tenait devant elle. Il se rappela soudain combien Nicolas Pavlovitch en le rencontrant sur le Newski s’était montré bienveillant et l’avait félicité.

 

– Mon Dieu, qu’ai-je fait ! Stéphan !

 

– Ne me touchez pas ! ne me touchez pas ! Que j’ai mal.

 

Il se retourna et marcha dans la direction de la maison.

 

Il rencontra la mère de sa fiancée.

 

– Qu’avez-vous, prince ?

 

– Je…

 

Elle se tut en voyant son visage où tout le sang de son corps semblait affluer.

 

– Vous le saviez et vous vouliez que je leur serve de paravent. Ah ! si vous n’étiez pas des femmes ! s’écria-t-il, en levant son énorme poing au-dessus de la tête de la femme. Puis il se retourna et s’enfuit.

 

Si cet amoureux de sa fiancée avait été un simple particulier il l’aurait tué. Mais lui, le tsar adoré…

 

Dès le lendemain, il demanda un congé et offrit sa démission. Et même pour ne voir personne, il s’était dit malade.

 

Il passa l’été dans son village où il s’occupa d’arranger ses affaires ; et à la fin de la saison, négligeant Pétersbourg, il partit pour un couvent dans le dessein de prendre la robe.

 

Sa mère lui écrivit en lui déconseillant cette décision. Mais il lui répondit que l’appel de Dieu est au-dessus de toutes les combinaisons. Seule sa sœur, aussi fière et aussi ambitieuse que lui, l’approuva. Elle comprenait que s’il devenait moine c’était pour se placer au-dessus de ceux qui se croyaient les plus hauts. Et cette supposition était juste. Car en entrant au couvent, il voulut montrer à ceux-là mêmes qu’il méprisait tout ce qui leur semblait capital et ce à quoi, lui aussi, jadis, avait attaché tant d’importance. Il voulait se placer à une hauteur telle qu’il eût pu regarder d’en haut ceux qu’il enviait autrefois. Mais sa sœur Varinka ne connaissait pas cet autre sentiment qui était en lui, le sentiment religieux qu’elle ignorait et qui, étroitement lié avec sa fierté et son désir de priorité, l’avait animé. La désillusion que lui avait fait éprouver Mary, qu’il avait considérée comme un ange, était si grande qu’elle l’avait conduit au désespoir. Et ce désespoir, à Dieu, à la foi enfantine qui était toujours restée en lui.

 

II

Le supérieur du couvent où était entré Kassatski était un gentilhomme, savant écrivain, appartenant à cette succession de moines issus de Valachie qui se soumettaient sans murmures à un maître élu. Il était l’élève du célèbre vieillard Ambroise, élève de Makar, lui-même élève du vieillard Léonide, successeur de Païce Velitchkovski.

 

Kassatski se soumit à lui. Outre la conscience de sa supériorité sur les autres, le jeune moine, ainsi que dans tout ce qu’il avait fait auparavant, trouva au couvent la joie d’atteindre la perfection la plus élevée, aussi bien extérieure qu’intérieure. De même qu’au régiment où il avait été un officier sans reproche accomplissant non seulement sa besogne, mais cherchant encore à faire plus, de même, moine, il s’efforçait à devenir parfait, toujours travaillant, toujours tempérant, toujours humble, soumis et propre, non seulement en fait mais encore en pensée. Sa soumission lui allégeait surtout la vie. Si les exigences du couvent proche de la capitale et très fréquenté ne lui plaisaient pas à cause des tentations possibles, cela était anéanti par l’obéissance : « Ce n’est pas mon affaire de discuter, se disait-il, mon rôle est d’obéir soit en montant la garde devant les reliques, en chantant dans le chœur ou en tenant les comptes de l’hôtellerie du monastère. »

 

Toute la possibilité du doute était écartée par l’obéissance à son vieillard. Et si celle-ci n’avait pas existé, il aurait senti la monotonie des longs offices, la frivolité des visiteurs et la mauvaise qualité de ses frères. Mais tout cela était dans sa vie comme un réconfort.

 

– Je ne sais pourquoi il me faut écouter ces prières plusieurs fois par jour ; mais je sais que c’est indispensable et j’y trouve la joie.

 

Le vénérable supérieur lui avait dit qu’autant la nourriture matérielle était nécessaire pour vivre, autant la nourriture spirituelle était nécessaire à la vie de l’esprit. Il le croyait et les offices pour lesquels il se levait péniblement avant l’aube lui procuraient indiscutablement du calme et de la joie avec la conscience de son humilité et de l’infaillibilité des paroles du vieillard.

 

L’intérêt de son existence consistait en partie dans la soumission toujours plus grande de sa volonté, dans l’humilité croissante, dans l’accès aux vertus chrétiennes.

 

Il ne regrettait pas le bien qu’il avait donné à sa sœur ; il n’était pas paresseux et l’humilité devant ses inférieurs lui était non seulement légère, mais encore lui procurait une satisfaction morale. La victoire qu’il devait remporter sur ses péchés d’envie, d’avidité et de lubricité lui avait été facile. Le supérieur l’ayant particulièrement prémuni contre cette dernière faute, Kassatski se réjouissait d’en être débarrassé.

 

Seul le souvenir de sa fiancée lui était pénible, car souvent il se représentait, sous l’apparence de la vie, ce qui aurait pu être. Inconsciemment il voyait souvent en imagination la favorite de l’Empereur qui, ayant épousé un autre homme, était devenue une femme et une mère modèle, son mari possédant le pouvoir, les honneurs et une belle épouse repentie. Il y avait dans la vie de Kassatski d’heureux moments où ces pensées ne le tourmentaient pas. Il se réjouissait alors d’avoir pu triompher des tentations. Mais il y avait des heures où soudain tout ce qui l’aidait à vivre pâlissait et il cessait alors de croire au but qu’il s’était proposé. Il ne pouvait plus alors l’évoquer et le souvenir et le regret le possédaient entier. Le seul remède dans ce cas c’était l’obéissance passive. Il priait alors plus que d’habitude, mais il sentait que cette prière n’émanait pas de son âme, mais seulement de ses lèvres.

 

Cela durait un jour, parfois deux, pour disparaître ensuite sans laisser de trace. Mais durant ces accès, Kassatski sentait qu’il n’obéissait pas à sa propre volonté, ni même à celle de Dieu, mais à quelqu’un d’autre. C’est alors surtout qu’il avait recours au conseil que lui avait donné le vieillard : ne rien entreprendre et attendre.

 

C’est ainsi qu’il vécut pendant sept ans dans le premier couvent où il était entré. À la fin de la troisième année, il prit l’habit de moine et fut ordonné sous le nom de Serge. Cette prise d’habit fut pour lui un très grand événement. Déjà auparavant, en communiant, il éprouvait une sorte d’exaltation spirituelle. Maintenant, quand il lui fut donné de célébrer la messe lui-même, l’offertoire le mettait dans un état d’enthousiaste tendresse. Mais ce sentiment s’atténuait peu à peu et quand une fois il lui fut arrivé, dans un moment de doute, de célébrer la messe, il sentit que cela aussi allait passer. Et réellement, bientôt, il ne resta que l’habitude.

 

C’est durant la septième année de sa vie au monastère que l’ennui s’empara de Serge. Ayant appris tout ce qu’il avait à apprendre, et atteint tout ce qu’il devait atteindre, il ne restait plus rien.

 

Mais en revanche, l’état de sommeil moral grandissait de jour en jour. C’est alors qu’il apprit la mort de sa mère et le mariage de Mary, nouvelles qu’il accueillit avec indifférence. Toute son attention, tout son intérêt étaient concentrés sur sa vie intérieure.

 

Pendant la quatrième année de sa prêtrise, l’évêque fit montre d’une grande amabilité à son égard et le supérieur lui dit qu’il ne pouvait refuser si on lui proposait une haute situation. L’orgueil monacal, si infâme chez certains moines[16], surgit alors en lui. Il voulut refuser sa nomination dans un couvent proche de la capitale, mais le supérieur lui ordonna d’accepter. Serge, ne voulant désobéir, fit ses adieux au vieillard et rejoignit son nouveau poste.

 

Le passage du nouveau moine dans le couvent de la capitale fut un des grands événements de sa vie. Les tentations y étaient nombreuses et il déploya toutes ses forces pour les combattre.

 

La tentation féminine releva la tête. Il y avait là une femme connue par sa conduite douteuse qui commença par rechercher sa société. Elle lui parla et l’invita à venir la voir. Le refus de Serge fut sévère, mais lui-même eut peur de la précision de son désir. Sa terreur devant cette constatation fut si grande qu’aussitôt il écrivit à son ancien supérieur. Et, non content de cela, appela son jeune frère convers pour lui avouer sa faiblesse en lui demandant de le surveiller et de ne pas le laisser sortir en dehors des offices et des audiences. En plus, la grande tentation de Serge consistait en ceci que le supérieur de ce couvent, homme du monde adroit qui soignait sa carrière ecclésiastique, lui était particulièrement antipathique. Et malgré tous ses efforts, Serge ne pouvait vaincre cette antipathie. Il avait beau s’humilier, au fond de son âme, la condamnation de son supérieur persistait, grandissant de jour en jour.

 

Et ce mauvais sentiment éclata enfin.

 

C’était la deuxième année de son séjour dans le nouveau couvent. Le jour de l’Assomption, la messe fut célébrée dans la grande église en présence de nombreux fidèles. Le supérieur officiait en personne. Le père Serge se tenait à sa place habituelle et priait, c’est-à-dire se trouvait dans cet état de lutte qui lui était habituel au cours des offices qu’il ne célébrait pas lui-même. Tout l’irritait alors, visiteurs, hommes du monde et surtout les femmes. Il cherchait à ne rien voir, à ne pas remarquer comment le soldat conduisait les dames en écartant les gens du peuple et comment celles-ci se désignaient l’une à l’autre les moines et lui surtout à cause de sa beauté. Il s’efforçait de ne rien voir d’autre que les bougies allumées devant l’inocostase, les icônes, et les officiants, de ne rien écouter que les paroles des prières chantées ou articulées ; de se garder d’éprouver un autre sentiment que l’oubli de soi-même dans la conscience du devoir accompli.

 

Il se tenait ainsi, tantôt se prosternant, tantôt se signant, quand il le fallait, et luttait avec lui-même, s’adonnant parfois à un jugement clair et sévère, et parfois ne voulant que tuer en lui pensées et sentiments. Soudain le père Nicodime, le sacristain, un autre objet de tentation pour Serge qui le soupçonnait de flatterie, s’approcha de lui et plié respectueusement en deux, l’avertit que le supérieur l’appelait à l’autel. Le père Serge rectifia les plis de sa robe, se coiffa de son capuce et traversa avec précaution la foule.

 

– Lise, regarde à droite, c’est lui[17], disait une voix féminine.

 

– Où ? où ? Il n’est pas tellement beau.

 

Il savait qu’on parlait de lui et, comme aux moments difficiles, il répétait les mots : ne nous laissez pas succomber à la tentation. La tête et les yeux baissés, il passa devant la chaire et, côtoyant les servants en dalmatique qui défilaient à ce moment devant l’iconostase, il entra par la porte du nord. Pénétrant dans l’autel, plié en deux, il se signa suivant le rite devant l’icône, puis il leva la tête et regarda le supérieur qu’il vit aux côtés d’un autre personnage tout étincelant de décorations et de galons. Le prêtre était debout près du mur et de ses petites mains potelées appuyées sur son gros ventre, caressait les broderies de sa chasuble. Il souriait tout en causant avec un militaire qui portait l’uniforme de général de la suite, avec des aiguillettes et les épaulettes ornées du chiffre que l’œil habitué du père Serge distingua aussitôt. Ce général était l’ancien chef de son régiment. Maintenant il occupait certainement une très haute situation et le père Serge remarqua, au gros visage rouge du supérieur, que celui-ci le savait. Cela l’offensa et l’attrista. Ce sentiment grandit encore quand il entendit le supérieur affirmer qu’il l’avait fait venir pour satisfaire au désir qu’avait formulé le général de voir son ancien compagnon d’armes.

 

– Je suis très heureux de vous voir sous cet aspect angélique, dit le général en tendant la main ; j’espère que vous n’avez pas oublié votre vieux camarade.

 

Le visage du supérieur, rouge et souriant, sous les cheveux blancs, qui semblait approuver les paroles du général ; la figure de celui-ci avec son expression de satisfaction ; l’odeur du vin qui sortait de sa bouche et celle du cigare qui stagnait…

 

– Je suis très heureux de vous voir sous cet habit, Serge. Il salua encore le supérieur et dit :

 

– Votre Révérence a daigné m’appeler.

 

Il s’arrêta et l’expression de sa figure et de ses yeux avait l’air de poser la question :

 

– Pour quoi ?

 

Le supérieur répondit :

 

– Mais pour voir le général.

 

Le moine pâlit et ses lèvres tremblèrent.

 

– Votre Révérence, j’ai quitté le monde pour me sauver des tentations, dit-il. Pourquoi m’y soumettez-vous dans le temple du Seigneur et aux heures des prières ?

 

– Allons, va-t-en, grogna le prêtre.

 

Le lendemain, le père Serge demanda pardon de son orgueil au supérieur et à toute la communauté. Mais, en même temps, après une nuit passée en prière, il décida qu’il ne pouvait plus rester en ce couvent et il écrivit à son ancien supérieur pour lui demander de retourner auprès de lui. Dans sa lettre, il disait se sentir incapable de lutter seul, sans l’aide de son père spirituel. Il se confessait aussi de son péché d’orgueil. Le courrier suivant lui apporta une réponse qui lui disait que son orgueil était la cause de tout. Son père spirituel lui expliquait que son accès de colère avait pour cause une insuffisante humilité ; il s’était, disait-il, refusé d’accepter les honneurs ecclésiastiques, non par esprit de piété, mais par fierté humaine. Ce qui revenait à dire : regardez-moi, je suis ainsi et n’ai besoin de rien.

 

– C’est à cause de cela, écrivait le vieillard, que tu n’as pas pu supporter le procédé de ton supérieur. Tu te disais : j’ai tout abandonné pour la gloire de Dieu, on me montre comme une bête. Si tu avais vraiment renié la gloire pour Dieu, tu aurais tout supporté. Je vois que l’orgueil profane n’est pas encore mort en ton cœur. J’ai beaucoup songé à toi, mon fils Serge, j’ai prié et voilà ce que Dieu m’a révélé. À l’ermitage de Tambine vient de mourir l’ermite Hilarion. Il y avait vécu dix-huit ans et le supérieur de cet ermitage me demande si je ne connais pas quelqu’un qui voudrait l’habiter. Vas-y et demande au père Païs qu’il te donne la cellule d’Hilarion. Non que tu puisses remplacer celui qui vient de mourir, mais tu as besoin de solitude afin que tu puisses y combattre ton péché. Que Dieu te bénisse !

 

Serge fit selon les recommandations du vieillard. Ayant montré sa lettre à son supérieur, il lui demanda l’autorisation de partir. Après quoi, il fit don de ce qui lui appartenait au couvent et partit pour l’ermitage de Tambine.

 

Le supérieur de l’ermitage, un excellent administrateur, issu de la classe des marchands, le reçut simplement et lui donna la cellule d’Hilarion. C’était une grotte creusée dans le roc, elle servait aussi de sépulture au défunt Hilarion. Dans le fond se trouvait le tombeau tandis que sur le devant était un coin pour dormir, un lit avec une paillasse, une petite table et un rayon supportant des icônes et des livres. Un autre rayon était fixé à l’extérieur de la porte et c’est là que, une fois par jour, un moine apportait la nourriture du couvent voisin.

 

Le père Serge devint ermite et reclus.

 

III

Depuis six années Serge habitait la cellule d’Hilarion. Un jour de carnaval dans la ville voisine, une société de gens riches et gais, hommes et femmes, venant de manger des blirsy[18] et bu du vin, décida une promenade en traîneau. Il y avait là deux avocats, un riche propriétaire terrien, un officier et quatre femmes. L’une d’elles était l’épouse de l’officier, la seconde du propriétaire, la troisième, jeune fille, sœur de ce dernier tandis que la quatrième était une divorcée très riche et très belle dont les excentricités étonnaient et parfois révoltaient la ville.

 

Le temps était splendide et la route plate comme un plancher. Au bout de dix verstes, on s’arrêta et tint conseil.

 

Fallait-il continuer ou retourner ?

 

– Où mène ce chemin ? demanda Mme Makoskine, la divorcée.

 

– Il y a douze verstes d’ici à Tambine, répondit l’avocat qui lui faisait la cour.

 

– Et ensuite ?

 

– Ensuite on va à L… en traversant le couvent.

 

– C’est là qu’habite le père Serge ?

 

– Oui.

 

– Kassatski, le bel ermite ?

 

– Oui.

 

– Mesdames, Messieurs, allons chez Kassatski. Nous nous restaurerons et reposerons à Tambine.

 

– Mais nous n’aurons pas le temps de revenir à la ville pour la nuit.

 

– Ça ne fait rien ! Nous la passerons chez Kassatski.

 

– Il est vrai qu’il y a une hôtellerie au couvent et elle est excellente. J’y suis allé au moment où je défendais Makhine.

 

– Non, moi je veux coucher chez Kassatski.

 

– Ah ! non, excusez ! Cela ne sera pas possible malgré la toute-puissance de votre charme.

 

– Impossible. Parions !

 

– Ça va. Je parie n’importe quoi que vous ne couchez pas chez lui.

 

– À discrétion.

 

– Bien entendu, vous aussi.

 

– Naturellement. Allons-y.

 

On offrit du vin aux postillons. On sortit une caissette de gâteaux et des confitures. Et les dames s’emmitouflèrent de blanches pelisses de peau de chien.

 

Après une discussion entre les postillons, qui tous voulaient prendre la tête, un d’eux, tout jeune, fit claquer son fouet et partit dans un carillon de clochettes.

 

Les traîneaux étaient à peine secoués. Les chevaux de côté des troïkas couraient gaiement sur la route luisante. Par moment ils dépassaient le trotteur du milieu. Le postillon remuait joyeusement les rênes. L’avocat et l’officier assis en face de la divorcée plaisantaient, tandis que Mme Makoskine, enveloppée de sa fourrure, songeait.

 

– Toujours la même chose et toujours aussi stupide. Les mêmes visages brillants sentant le vin et le tabac, les mêmes paroles, les mêmes pensées roulant autour de la même turpitude. Ils sont tous contents et assurés qu’il faut vivre ainsi. Ils pourront même mener cette vie jusqu’à la mort… Quant à moi, je n’en puis plus… je m’ennuie… Il me faut quelque chose qui retournerait ma vie… Comme cette histoire de Zaratoff où ils sont partis et où tous furent gelés… Que feraient-ils donc dans un tel cas ? Quelle aurait été leur conduite ? Lâche bien entendu, chacun pour soi. Il est certain que, moi aussi, j’aurais été lâche. Mais aussi moi je suis belle et ils le savent. Et ce moine ? Est-ce possible que déjà il reste indifférent à tout cela ? Non, ce n’est pas vrai. Comme à l’automne avec ce jeune cadet ! Quel bel imbécile c’était !

 

– Ivan Nicolaïevitch ! appela-t-elle enfin.

 

– À vos ordres !

 

– Quel âge a-t-il ?

 

– Qui ?

 

– Kassatski.

 

– Quarante et plus, me semble-t-il.

 

– Reçoit-il tout le monde ?

 

– Tout le monde, mais pas toujours.

 

– Couvrez-moi les pieds. Pas comme cela. Ah ! que vous êtes maladroit ! Encore. Ce n’est pas la peine de me frôler.

 

Ils arrivèrent ainsi à la forêt où se trouve la grotte. Elle descendit du traîneau et, malgré les objurgations de ses compagnons, fâchée, elle leur ordonna de la laisser.

 

Seule avec sa fourrure de chien blanc, elle trottait le long du chemin dans la neige. L’avocat, qui lui aussi était descendu, la regardait.

 

Le père Serge avait quarante-neuf ans. Sa vie était pénible, non à cause du jeûne et de la prière, mais à cause des luttes intérieures sur lesquelles il n’avait pas compté. Il lui fallait combattre le doute et le désir, et les deux ennemis se dressaient en même temps. Bien qu’il les considérât comme étant deux, ils ne faisaient qu’un en réalité. La preuve en était que le doute étant abattu, le désir disparaissait de lui-même. Mais il pensait que c’étaient deux diables différents et il les provoquait en combats isolés.

 

– Mon Dieu, mon Dieu, songeait-il, pourquoi ne me donnes-tu pas la foi ? Le désir ? Antoine et d’autres saints n’ont-ils pas lutté avec lui ? Mais la foi… Ils la possédaient, tandis que chez moi, des minutes, des heures, des jours entiers, elle m’abandonne ! Pourquoi le monde et sa séduction, si ce n’est que péché et qu’il faille renier ? Pourquoi as-tu créé ces tentations ? Car n’est-ce pas une tentation si, désirant quitter les joies de ce monde, je me bâtis quelque chose là-bas où peut-être il n’y a rien.

 

Il se dit cela et soudain un immense dégoût de lui-même s’empara de son être.

 

– Vermine ! Vermine ! et tu veux devenir saint !

 

Il se mit en prière. Mais à peine avait-il commencé qu’il se vit tel qu’il avait été autrefois au couvent avec sa robe, sa capuce et son grand air.

 

– Non, ce n’est pas cela. C’est une hypocrisie, et si je puis tromper les hommes, je n’arriverai jamais ni à tromper Dieu, ni à me tromper moi-même. Je ne suis pas un homme majestueux, mais je suis pitoyable et ridicule.

 

Et, relevant les plis de son froc de moine, il contempla en souriant ses maigres et pitoyables jambes.

 

Et il se remit à prier, à se signer et à se prosterner.

 

– Ce lit deviendra-t-il mon cercueil ? disait-il, cependant que quelques voix diaboliques lui chuchotaient à l’oreille : « Le lit solitaire est un cercueil. Mensonge ! »

 

Et son imagination lui montra les épaules de la veuve qui avait été sa maîtresse. Il se secoua et continua sa lecture.

 

Ayant terminé avec les « Règlements », il prit l’Évangile, l’ouvrit et ses yeux tombèrent sur un passage qu’il connaissait presque par cœur et qu’il répétait souvent.

 

– Je crois, mon Dieu, aidez, secourez mon manque de foi !

 

Il rejeta les doutes qui lui venaient. Comme on place un objet vacillant pour lui donner un équilibre stable, de même il redressa sa foi et, s’écartant doucement, comme pour ne point l’ébranler, il recula. Un peu de calme revint ; et il se mit à répéter sa prière d’enfant : « Mon Dieu, prenez-moi, prenez-moi ! » Et se sentant non seulement léger, mais heureux et attendri, il se signa et s’étendit sur le banc étroit, son froc d’été plié sous sa tête…

 

Dans son sommeil léger, il lui sembla entendre des clochettes. Il ne savait pas si c’était en un rêve ou dans la réalité. Soudain, on heurta la porte et il s’éveilla tout à fait. Il n’en crut pas ses oreilles, mais le bruit se répéta tout proche, et, derrière la porte, il entendit une voix de femme.

 

– Mon Dieu, est-ce donc vrai ce que j’ai lu dans la Vie des Saints ? Le Diable peut-il s’incarner en une femme ? Car, en vérité, c’est bien une voix féminine, douce, timide et tendre.

 

« Pfut ! cracha-t-il.

 

« Non, c’est une illusion », se dit-il, s’approchant du coin où, devant les icônes, brillait une petite lampe. Il s’agenouilla d’un geste familier ; ce mouvement seul lui procurait toujours plaisir et consolation. Courbé en deux, ses cheveux retombant sur son visage, il heurta de son front le plancher humide et froid, à travers les fentes duquel un peu d’air passait.

 

… Il continua le psaume qui, selon le père Pimen, écartait les maléfices. Il dressa son corps léger et amaigri sur ses jambes nerveuses et voulut continuer sa lecture, cependant que, malgré lui, il prêtait l’oreille. Il voulut entendre. Mais tout était silencieux. Seules, les gouttes tombaient du toit dans le petit récipient placé à l’angle de la maison. Dehors, c’était le brouillard qui rongeait la neige et c’était un calme, un calme !

 

Et soudain, près de la fenêtre, une voix distincte, douce, timide, une voix qui ne pouvait appartenir qu’à une femme charmante, murmura :

 

– Laissez-moi entrer, au nom du Christ.

 

Il sembla au père Serge que tout son sang affluait à son cœur et s’y arrêtait. Il ne put respirer. « Que le Seigneur ressuscite et que ses ennemis soient dispersés. »

 

– Mais je ne suis pas le diable. Et on entendit que la bouche qui disait cela souriait. Je ne suis pas le diable, je suis simplement une pécheresse perdue, non au figuré, mais très réellement.

 

Elle se mit à rire.

 

– Je suis gelée et je vous demande abri.

 

Il s’approcha de la vitre, où se reflétait la petite lampe et les mains encadrant sa figure, il regarda. Le brouillard, les ténèbres et, là-bas, à droite, elle. Oui, elle. Une femme vêtue d’une pelisse à longs poils se penchait vers lui, son visage tout apeuré semblait bon et beau parmi les cheveux blonds que coiffait un bonnet de fourrure. Leurs yeux se rencontrèrent et se reconnurent. Non qu’ils se fussent déjà rencontrés ; mais dans le regard qu’ils échangèrent, ils comprirent qu’ils se connaissaient et se comprenaient mutuellement. Après ce regard, était-il encore possible de penser qu’on n’avait pas devant soi une femme blonde, douce et timide, tout le contraire d’un diable ?

 

– Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? demanda-t-il.

 

– Mais ouvrez donc ! cria-t-elle d’un ton capricieux et autoritaire. Je suis gelée, vous dis-je, et je suis égarée.

 

– Mais je suis moine, ermite.

 

– Cela ne vous empêche pas d’ouvrir la porte ! Voulez-vous donc que je gèle devant votre fenêtre pendant que vous allez prier ?

 

– Mais…

 

– Je ne veux pas vous manger, j’espère. Laissez-moi entrer, au nom de Dieu ! Je suis gelée, vous dis-je.

 

Elle commençait à avoir peur et sa dernière phrase fut dite d’une voix pleine de sanglots. Serge quitta la fenêtre et regarda l’icône sur laquelle était le Christ couronné d’épines.

 

– Seigneur, aidez-moi, Seigneur, aidez-moi, dit-il en se pliant en deux.

 

Puis il approcha de la porte, pénétra dans l’entrée et souleva le loquet.

 

Des pas firent craquer la neige. C’est elle qui approchait.

 

– Oh ! cria-t-elle soudain.

 

Il avait compris que son pied avait glissé dans une flaque qui stagnait devant le seuil. Les mains de l’ermite tremblaient au point de ne pouvoir soulever le loquet.

 

– Mais qu’avez-vous donc ? Laissez-moi entrer ! Pendant que je me gèle, vous songez au salut de votre âme.

 

Il poussa la porte et, n’ayant pas bien calculé son mouvement, bouscula quelque peu l’étrangère.

 

– Pardon, dit-il soudain, se rappelant inconsciemment ses anciennes habitudes mondaines.

 

Elle sourit en entendant ce « pardon ! ».

 

« Il n’est pas si terrible », songea-t-elle.

 

– Il n’y a pas de mal, c’est à vous de me pardonner, dit-elle en passant auprès de lui. Je n’aurais jamais osé sans ce cas de force majeure.

 

– Entrez, s’il vous plaît, dit-il.

 

Et l’odeur oubliée des parfums lui caressait les narines. Il ferma la porte extérieure sans remettre le verrou et pénétra dans l’entrée, puis dans la chambre.

 

– Seigneur Jésus-Christ, fils de Dieu, ayez pitié du pauvre pécheur. Seigneur, ayez pitié du pauvre pécheur que je suis, répétait-il sans arrêt, non seulement en lui-même, mais aussi des lèvres qui tremblaient convulsivement.

 

– Veuillez…, murmura-t-il.

 

Debout au milieu de la chambre, elle le contemplait de ses yeux rieurs.

 

– Pardonnez-moi d’avoir troublé votre solitude, mais voyez dans quelle situation je me trouve. Vous comprenez, nous avions quitté la ville pour faire une promenade en traîneau, et j’ai fait le pari de retourner à pied de Vorobiebvka jusqu’à la ville. C’est ainsi qu’ayant perdu mon chemin, je suis arrivée jusqu’à votre grotte.

 

Elle avait commencé à mentir, mais la figure de l’ermite la troublait tant qu’elle ne put continuer et se tut. Elle ne s’attendait pas à le voir ainsi. Il n’était pas d’une beauté telle qu’elle se l’était imaginée, mais il lui semblait cependant bien beau. Ses cheveux et sa barbe parsemés de fils d’argent, un nez mince et régulier et ses yeux de braise ardente la frappaient.

 

Il voyait qu’elle mentait. Il la regarda et aussitôt baissa les yeux.

 

– Oui, oui, dit-il. Je passerai par là pendant que vous allez vous installer.

 

Décrochant la petite lampe, il alluma une bougie et, saluant très profondément la femme étonnée, il entra dans un petit réduit et elle l’entendit remuer quelque chose derrière la cloison.

 

– Il a peur de moi et doit s’enfermer, songea-t-elle en souriant.

 

Sa pelisse blanche enlevée, elle défit le fichu qui tenait son bonnet. Elle n’était pas du tout trempée, comme elle le disait. Ce n’avait été qu’un prétexte pour pouvoir entrer, mais à la porte elle avait marché dans la flaque, et son pied gauche était mouillé jusqu’au mollet et sa bottine pleine d’eau. Elle s’assit donc sur la planche recouverte d’un misérable tapis qui servait de couchette à l’ermite et se mit à se déchausser tout en contemplant la cellule, qui lui parut admirable.

 

Étroite, trois mètres de large et quatre de long environ, elle était propre comme un verre. Comme meuble, il n’y avait que cette sorte de lit sur lequel elle était assise et au-dessus un rayon supportant des livres. Un prie-Dieu surmonté d’une image du Christ éclairée par la petite lampe occupait un coin, tandis que, près de la porte, une pelisse et un froc étaient suspendus à des clous. Une odeur étrange planait, un mélange d’huile, de sueur et de terre. Tout lui plaisait, même cette odeur.

 

Ses pieds mouillés inquiétaient la jeune femme, particulièrement le gauche. Elle continua à délacer ses chaussures tout en se réjouissant d’avoir atteint son but et d’avoir pu troubler cet homme étrange et beau.

 

– Père Serge, père Serge ! c’est ainsi qu’on vous appelle, je crois ? cria-t-elle.

 

– Que désirez-vous ? demanda une voix calme.

 

– Excusez-moi, je vous en prie, d’avoir troublé votre solitude. Mais je vous assure que je ne pouvais faire autrement et maintenant encore je suis toute trempée et mes pieds sont comme de la glace.

 

– Excusez-moi, dit la voix, mais je n’y suis pour rien.

 

– Pour rien au monde, je ne vous dérangerai. Je resterai seulement jusqu’à l’aube.

 

Et elle entendit un chuchotement.

 

Toujours pas de réponse et, seule derrière la cloison, le chuchottement continuait.

 

« Oui, c’est un homme », songea la jeune femme, cherchant à retirer sa bottine pleine d’eau.

 

N’arrivant à aucun résultat, l’aventure lui parut drôle. Elle riait tout doucement, mais sachant qu’il pourrait entendre et que son rire pouvait agir sur lui dans le sens désiré, elle l’exagéra. Et les éclats gais, naturels et bons retentirent dans la petite pièce, agissant exactement comme elle l’avait prévu.

 

– Oui, on peut aimer un homme pareil. Ses yeux et ce visage si simple et si noble et, malgré toutes les prières, si passionné. On ne nous trompe pas, nous autres femmes. Je l’ai déjà compris quand il s’approcha de la vitre. Il m’avait vue, comprise et connue. Quelque chose brilla dans ses yeux, il m’aima alors et me désira.

 

Étant enfin parvenue à retirer sa bottine, elle voulut faire de même de son bas. Mais, pour cela, il aurait fallu soulever les jupes. Elle eut honte.

 

– N’entrez pas ! cria-t-elle.

 

Aucune réponse ne vint interrompre le chuchottement égal.

 

« Il prie, pensa-t-elle ; mais, en même temps, il pense à moi comme je pense à lui. Il pense à mes pieds.

 

Elle retira ses bas mouillés et ses pieds nus vinrent se blottir sur la couche. Elle resta ainsi quelque temps, les mains sur les genoux et, toute songeuse, regardant devant elle. « C’est un désert, un silence… Et personne ne saurait jamais… »

 

Elle se leva, et ses bas suspendus près du poêle, elle retourna sur la couchette, posant avec précaution ses pieds nus sur le sol.

 

Derrière la cloison tout était silence. La montre minuscule qui pendait à son cou marquait deux heures. Il ne restait plus qu’une heure, car ses compagnons avaient promis de venir la chercher vers les trois heures.

 

– Je vais donc rester ici toute seule. C’est inconcevable. Je ne veux pas. Je vais l’appeler.

 

Elle se mit à crier :

 

– Père Serge, père Serge ! Serge Dimitrievitch ! Prince Kassatski !

 

Rien ne remua derrière la cloison.

 

– Écoutez-moi, c’est cruel ce que vous faites là. Je ne vous aurais pas appelé si je n’avais pas besoin de vous. Je suis malade et ne sais ce que j’ai, disait-elle d’une voix plaintive. Oh, oh ! gémit-elle, tombant de tout son long sur la couchette.

 

Chose étrange, elle se sentait réellement défaillir. Elle souffrait de partout, un tremblement fiévreux l’agitait.

 

– Écoutez ! Secourez-moi ! Je ne sais pas ce que j’ai ! Oh ! oh !

 

D’un geste rapide, elle dégrafa sa robe, découvrit sa poitrine et jeta en arrière ses bras nus.

 

Pendant ce temps, l’ermite se tenait en prière. Toutes ses oraisons épuisées, il regardait fixement devant lui et, cherchant à inventer une prière, il répétait mentalement : « Seigneur Jésus, fils de Dieu, ayez pitié de moi ! »

 

Mais il avait tout entendu : le bruissement de la robe de soie qui tombait ; les pas légers des pieds nus sur le plancher ; le frottement de la main sur la jambe. Se sentant faible et prêt à défaillir à chaque moment, il ne cessait de prier. C’était quelque chose comme cette histoire du héros de légende qui devait avancer sans se retourner. Lui aussi entendait, sentait que le danger, la perte était ici au-dessus de lui, tout autour de lui, et qu’il ne pourrait se sauver qu’à condition de ne pas accorder un regard. Mais le désir l’ayant soudain envahi, il entendit la femme qui disait :

 

– Écoutez, c’est inhumain ce que vous faites. Je puis mourir.

 

– Oui, j’irai, se dit-il, mais j’irai comme ce père de l’Église qui, une main sur la tête de la pécheresse, gardait l’autre au-dessus du feu.

 

Et aussitôt il se souvint qu’il n’avait pas de foyer ardent et qu’il n’y avait que la petite lampe.

 

Le doigt placé sur la flamme, il s’apprêtait à souffrir. La souffrance, pourtant, semblait nulle quand, soudain, il fronça les sourcils et, retirant sa main, la secoua.

 

– Non, je puis le faire.

 

– Au nom du Seigneur, venez m’aider, je meurs. Oh !

 

– Alors, c’est à moi d’être perdu. Oh ! non !

 

Il ouvrit la porte et, sans la regarder, passa dans l’entrée.

 

– Je viens tout de suite, dit-il.

 

Dans les ténèbres, il tâtonna, trouva le billot sur lequel il coupait le bois, prit la hache appuyée au mur.

 

– De suite, dit-il.

 

La hache dans sa main droite, Serge plaça son index gauche sur le billot et, d’un coup asséné sur la seconde phalange, la trancha. Le doigt partit plus facilement que ne partaient les branches de la même épaisseur. Il sauta, tomba d’abord sur le bord du billot, puis ensuite par terre.

 

Le bruit parvint à ses oreilles avant même qu’il eût perçu la douleur. Il eut même le temps de s’étonner de son absence avant que de la ressentir et de voir un jet de sang inonder le billot. Vivement, de sa robe, il enveloppa le membre mutilé et, entrant dans la chambre, s’arrêta devant la femme.

 

– Que désirez-vous ? demanda-t-il, les yeux baissés.

 

Elle jeta un regard sur son visage pâli dont la joue gauche tremblait, et elle eut honte. Maintenant debout, saisissant sa pelisse, elle s’emmitoufla.

 

– J’avais mal… Un refroidissement… Je… Je…, Père Serge…

 

Les yeux de l’ermite, tout brillants d’une lueur joyeuse, se fixaient sur elle.

 

– Chère sœur, pourquoi as-tu voulu perdre mon âme immortelle ? Les tentations doivent entrer dans le monde ; mais malheur à qui les provoque. Prie Dieu pour qu’il nous pardonne.

 

Tout yeux et tout oreilles, elle entendit soudain des gouttes tomber sur le plancher. Un regard rapide lui montra le sang qui coulait au long de la robe de l’ermite.

 

– Qu’avez-vous fait à votre main ?

 

Elle se souvint du bruit qu’elle avait entendu et, saisissant la veilleuse, elle courut vers l’entrée. Le doigt sanglant gisait à terre. Plus pâle que l’ermite, elle revint pour lui parler, mais déjà il était entré dans le réduit, fermant la porte derrière lui.

 

– Que dois-je faire pour racheter mon péché ? demanda-t-elle.

 

– Va-t-en !

 

– Laissez-moi soigner votre main, demanda-t-elle.

 

– Va-t-en !

 

Hâtivement et silencieusement elle revêtit sa pelisse et attendit. Des clochettes résonnèrent dehors.

 

– Pardonnez-moi, père Serge.

 

– Va-t-en, Dieu te pardonnera.

 

– Père Serge, je changerai ma façon de vivre, ne m’abandonnez pas.

 

– Va-t-en !

 

– Pardonnez-moi et bénissez-moi.

 

Derrière la cloison, la voix de l’ermite retentit encore une fois.

 

– Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, va-t-en !

 

Sanglotant, elle sortit de la grotte. L’avocat arrivait à sa rencontre.

 

– J’ai perdu ! Il n’y a rien à faire ! Où allez-vous vous mettre ?

 

Elle s’assit dans le traîneau et ne dit mot de toute la route.

 

*

* *

 

Un an après, la jeune femme prit le voile dans un monastère et vécut d’une vie sévère sous la direction de l’ermite Arsène qui, de temps en temps, lui écrivait.

 

Le père Serge continua à vivre dans son ermitage. Et sa vie devenait de plus en plus sévère.

 

D’abord, il avait accepté tout ce qu’on lui apportait : du thé, du sucre, du pain blanc, du lait, des vêtements et du bois de chauffage.

 

Mais, plus le temps avançait, plus les règles qu’il établissait pour lui-même devenaient rigoureuses. Il arriva ainsi à n’accepter du pain noir qu’une fois par semaine, distribuant aux pauvres tout le surplus. Toute son existence se passait maintenant en prières dans sa cellule ou en entretiens pieux avec les visiteurs dont le nombre s’accroissait chaque jour.

 

Après l’incident avec la Makovskine, sa conversion et son entrée au couvent, la gloire du père Serge s’était étendue au loin.

 

Cette gloire, comme toujours, exagérait ses exploits. Aussi venait-on de tous côtés pour lui amener des malades, en affirmant qu’il pouvait les guérir.

 

Sa première guérison miraculeuse advint dans la huitième année de sa réclusion. Ce fut un garçon de quatorze ans amené par sa mère. Il imposa les mains sur la tête de l’enfant. Il n’avait jamais supposé qu’il pouvait guérir les malades. C’eût été pour lui un péché d’orgueil. Mais la mère ne cessait de le supplier, se traînant à ses pieds, au nom du Christ, invoquant d’autres guérisons. Aux paroles du père Serge répondant que seul Dieu pouvait guérir, elle ne répétait qu’une chose : que ses mains fussent imposées sur la tête de l’enfant.

 

L’ermite refusa cependant et se retira dans sa cellule. Mais le lendemain, sortant pour chercher de l’eau, il retrouva la même femme et son enfant, garçonnet pâle et maladif. La parabole du juge injuste lui vint à l’esprit. Il n’avait pas eu de doute pour le refus, mais maintenant ce doute le torturait : il se mit donc en prière jusqu’à ce qu’une décision s’imposât à son âme. Cette révélation disait que le désir de la femme devait être exaucé ; quant à lui, il n’était qu’un humble outil dans la main de Dieu. Et aussitôt le père Serge sortit pour accomplir le désir de la femme.

 

Un mois après, il reçut des nouvelles du petit garçon. Il était guéri et la gloire de l’ermite s’étendit dans tout le gouvernement. Depuis ce jour, il n’était pas une semaine sans visite. Les malades arrivaient très nombreux et ayant accordé aux uns, il ne pouvait refuser aux autres. Il priait, imposait sa main, et nombreuses furent les guérisons.

 

C’est ainsi qu’après sept ans de séjour au couvent passèrent treize nouvelles années de réclusion. Le père Serge semblait un vieillard. La barbe était grise et longue, mais ses cheveux, bien que rares, étaient encore noirs et crépus.

 

IV

Depuis plusieurs semaines, l’ermite vivait avec une pensée qui ne le quittait plus. Était-ce juste d’accepter cette situation dans laquelle il s’était trouvé, non par sa propre initiative, mais par celle du supérieur et de l’archimandrite. Ces doutes étaient venus dès la première guérison, celle de l’enfant. Et depuis, de jour en jour, il savait que sa vie extérieure se développait au détriment de sa vie intérieure. On eût dit qu’on le retournait.

 

Serge voyait qu’il était devenu un moyen pour attirer au couvent visiteurs et donateurs. Il constatait que les autorités monacales le plaçaient dans des conditions telles qu’elles favorisaient un rendement utilitaire. Par exemple, on ne lui donnait plus les moyens de travailler, en lui demandant, par contre, de ne pas épargner ses bénédictions aux visiteurs qui venaient le trouver.

 

On fixa donc les jours de réception et on construisit une salle à cette seule fin. Les femmes qui se précipitaient à ses pieds étaient contenues par une barrière afin qu’elles ne s’approchassent point trop près de lui.

 

On lui disait aussi qu’il était indispensable aux hommes et qu’en servant la loi du Christ, la loi de l’amour, il ne pouvait se refuser à leur désir de le voir, car cet éloignement serait une cruauté.

 

Tout en reconnaissant le bien-fondé de ses observations, il sentait cependant que la source d’eau vive qui était en lui se tarissait de plus en plus et que tous ses actes étaient plutôt pour les hommes que pour. Dieu. Enseignait-il les visiteurs, les bénissait-il simplement, priait-il pour les malades, donnait-il des conseils sur leur façon de vivre, recevait-il des remerciements de ceux qu’il avait guéris ou simplement mis sur le bon chemin, toujours et chaque fois il lui était impossible de ne pas se réjouir, de ne pas s’inquiéter des résultats de son activité, de son influence sur les hommes. Il avait pensé jadis être une lumière vive, mais plus il vivait, plus il sentait l’atténuation de la divine lumière de la vérité qui était en lui.

 

« Dans ce que je fais, quelle est la part de Dieu et celle des hommes ? » Telle était la question qui le torturait et à laquelle il ne pouvait ou plutôt ne voulait pas se décider à répondre. Il sentait aussi que le Malin avait remplacé son activité divine par une activité humaine. Tout en s’avouant la peine et la fatigue dont l’accablaient ses visiteurs, au fond du cœur il s’en réjouissait cependant, heureux qu’il était des louanges qu’on lui prodiguait.

 

Il fut même un temps où il avait décidé de partir, de se cacher. Il avait tout préparé pour ce faire. Ayant dit au supérieur qu’il avait besoin de quelques vêtements pour distribuer aux pauvres, il dissimula ces vêtements dans sa cellule. Puis il se mit à préparer son plan : il allait s’habiller, couper ses cheveux et partir. Il prendrait d’abord le train, qui le conduirait à trois cents verstes de là. Puis il descendrait et irait visiter les villages.

 

Autrefois, il avait recueilli des renseignements : auprès d’un vieux soldat vagabond. Celui-ci lui avait dit où il fallait aller pour être bien reçu. Le père Serge voulut suivre ces indications. Et une nuit même, il revêtit la vieille défroque paysanne et déjà se disposait à partir, quand l’indécision le saisit soudain, et il resta. Depuis ce temps, les vêtements de moujick lui rappelaient ses pensées et ses sentiments passés.

 

Le nombre des visiteurs devenait plus important de jour en jour. En revanche, le temps dont il disposait pour la prière et la méditation diminuait. Parfois, il songeait qu’il était semblable à un coin de terre où, jadis, aurait jailli une source.

 

« Il y avait une faible source d’eau vive qui coulait en moi. C’était une vie véritable, quand, pour me tenter, elle vint. (Il voulait dire la mère Agnès dont le souvenir, le souvenir de cette nuit de paroxysme, le plongeait en extase.) Elle but de cette eau claire, mais depuis ce temps-là les assoiffés arrivent, se bousculent et se repoussent les uns les autres. Et c’est ainsi qu’ils la tarissent et la transforment en boue. »

 

Il songeait ainsi dans ses meilleurs instants, mais son état habituel était la fatigue et l’apitoiement devant sa propre fatigue.

 

On était au printemps, la veille des Rogations. Le père Serge servait un salut dans la petite chapelle qu’on avait érigée dans sa grotte. Les fidèles, au nombre d’une vingtaine, l’emplissaient jusqu’à l’entrée. Ce n’étaient que seigneurs et marchands. Car bien que le père Serge reçût tout le monde, le moine du couvent faisait un choix. Une foule de moujiks, de pèlerins et de femmes se pressaient dehors en attendant l’apparition de l’ermite dont ils espéraient la bénédiction. Le saint homme officiait et, quand il sortit, se dirigeant vers le tombeau de son prédécesseur, le bienheureux Hilarion, pour le saluer, il vacilla et serait tombé si le moine et un marchand qui lui avaient servi de diacres ne l’eussent soutenu.

 

– Qu’avez-vous, petit père ? Qu’avez-vous, Père Serge ? Mon Dieu ! vous êtes devenu blanc comme un linge !

 

L’ermite, bien que remis de son malaise, mais encore très pâle, repoussa doucement les deux hommes qui le soutenaient et se remit à chanter. Le père Séraphin, le diacre, les chantres et Mme Sophie Ivanovna qui, habitant dans le voisinage, s’était dévouée au service du père Serge, lui demandèrent d’interrompre l’office.

 

– Ce n’est rien, ce n’est rien, dit-il, souriant à peine dans sa barbe.

 

« C’est ainsi que font les saints », se dit-il en lui-même.

 

– Ange divin, saint homme ! entendit-il derrière lui. C’était la voix de Sophie Ivanovna et celle du marchand qui l’avait soutenu.

 

Mais, n’écoutant pas les objurgations, il continua l’office et tous, en se pressant, passèrent par les étroits corridors pour arriver à la petite chapelle.

 

Le service terminé, le père Serge bénit les assistants et vint s’asseoir sur un banc au pied de l’orme qui se trouvait à l’entrée de la grotte. Il sentait qu’il avait besoin de se reposer, de respirer l’air pur. Mais, dès sa sortie, la foule des pèlerins se précipita vers lui, quémandant les bénédictions, les conseils et l’aide morale. Il y avait là de ces femmes qui hantent sans cesse les lieux de pèlerinage et qui s’attendrissent devant chaque sanctuaire. L’ermite connaissait ce type froid, conventionnel, sans vraie religion. Il y avait aussi des pèlerins, la plupart anciens soldats, ayant perdu l’habitude de la vie sédentaire, des vieillards misérables et ivrognes qui errent d’un couvent à l’autre pour y trouver quelque nourriture. Il y avait encore des paysans et des paysannes ne voulant égoïstement que la guérison ou la solution des problèmes des plus terre à terre : le mariage d’une fille, la location d’une boutique, l’achat d’une terre ou la rémission du péché d’adultère. Il connaissait cela depuis longtemps et ne s’y intéressait que peu ; il savait qu’il n’apprendrait rien de nouveau, que tous ces visages ne provoqueraient chez lui aucun sentiment de piété, mais il aimait à voir cette foule, car il savait qu’il leur était indispensable par ses bénédictions et ses paroles. C’était une charge, mais cependant agréable. Le père Séraphin ayant voulu les chasser en disant que le père Serge était fatigué, il se souvint des paroles de l’Évangile : « Laissez venir à moi les petits enfants », s’attendrit à ce souvenir et demanda qu’on les laissât approcher.

 

Il se leva, alla vers la barrière derrière laquelle ils se pressaient, les bénit et, de sa voix dont la faiblesse l’émouvait lui-même, répondit à leurs questions. Mais, malgré sa meilleure volonté, il ne put leur répondre à tous. Il eut un éblouissement, vacilla et se retint à la barrière. Le sang affluait à la tête, il pâlit, puis à nouveau devint rouge.

 

– À demain, donc ! Je n’en puis plus aujourd’hui, dit-il, se dirigeant vers la banquette, soutenu par le marchand qui avait pris son bras.

 

– Père, cria-t-on dans la foule, petit père, ne nous abandonne pas. Nous serions perdus sans toi !

 

Le marchand, qui venait de faire asseoir le père Serge sous l’orme, prit sur lui de faire la police et s’employa activement à chasser les importuns. Il est vrai qu’il parlait à voix basse et que le père Serge ne pouvait l’entendre, mais ses paroles étaient fermes et même coléreuses.

 

– Fichez-moi le camp ! Il vous a bénis, que voulez-vous encore ? Partez ou je vous casse la figure. Allons, allons. Toi là-bas, la tante, avec ton mouchoir sale, allons, va-t-en ! Où veux-tu aller ? On t’a dit que c’était fini. Demain, à la volonté de Dieu, mais aujourd’hui, il faut partir.

 

La vieille femme insistait.

 

– Oh ! petit père, laissez-moi seulement contempler d’un œil son saint visage.

 

– Je vais te contempler, moi, attends un peu !

 

Ayant remarqué que le marchand agissait sévèrement, le père Serge dit à son frère-lai qu’on ne devait pas chasser le peuple. Il savait bien que, malgré tout, ils seraient chassés, mais il intervenait pour faire une bonne impression.

 

– Bien, bien répondit le marchand. Je ne les chasse pas, je leur explique. Sans pitié, ils sont capables d’achever un homme qui ne pense qu’à eux. Allons ! allez-vous-en ! Demain !

 

Et il chassa tout le monde.

 

Le marchand faisait du zèle, car il aimait l’ordre et se plaisait à avoir de l’autorité sur le menu peuple, à le bousculer, et surtout parce que le père Serge lui était nécessaire. Il était veuf et il avait conduit ici, à quatorze cents verstes, sa fille unique toujours malade et qui ne pouvait se marier, afin qu’elle fût guérie par l’ermite. Depuis deux ans, on l’avait soignée vainement en différents endroits. D’abord dans une clinique d’une ville universitaire, puis chez un moujik rebouteux, dans le gouvernement de Samara.

 

Le marchand tomba de nouveau à genoux et joignit les mains. Le père Serge songea combien difficile était son rôle et avec quelle humilité il le supportait. Puis, après un court silence, il soupira lourdement :

 

– Bien, amenez-la ce soir. Je prierai pour elle, car maintenant je suis fatigué.

 

Le marchand sortit sur la pointe des pieds, ses chaussures craquant encore davantage, et l’ermite resta seul.

 

Sa vie entière était comblée de services et de visites. Mais cette journée avait été particulièrement pénible. Un haut fonctionnaire était venu dans la matinée pour causer longuement avec lui. Après cela vint une femme, en compagnie de son fils, un jeune professeur, qu’elle avait conduit au père Serge pour la conversion possible. La conversation avait été désagréable. Il était évident que le jeune homme, ne voulant pas discuter avec le moine, faisait semblant d’être du même avis. Mais le Père Serge voyait que, malgré son athéisme, son visiteur était parfaitement heureux. Il était tranquille et calme. Aussi se souvenait-il de cet entretien avec un mécontentement visible.

 

– Voulez-vous manger, petit père ? demanda le frère-lai.

 

Le frère se retira dans la petite cellule voisine et le Père Serge resta seul.

 

Le temps était passé depuis longtemps où le Père Serge, vivant seul, se nourrissait uniquement d’un peu de pain. On lui avait démontré qu’il n’avait pas le droit de compromettre sa santé et on le nourrissait maintenant d’aliments maigres, mais sains. Il n’en mangeait pas beaucoup, mais en comparaison plus qu’avant, souvent avec un plaisir particulier, et non comme avant, avec répulsion et avec cette conscience du péché possible qui l’avait hanté. Il en fut de même ce jour-là ; il mangea du gruau d’avoine, un demi-pain blanc et but une tasse de thé.

 

Puis, le frère parti, l’ermite resta seul sous l’orme. C’était une belle soirée de mai. Les jeunes feuilles couvraient à peine les trembles, les bouleaux, les ormes et les chênes. Les taillis de sureaux étaient en fleurs et le rossignol, dans le bois, alternait avec deux ou trois autres qui se tenaient sans doute dans les buissons du bord de la rivière. Un chant lointain, celui des ouvriers qui revenaient des champs, arrivait jusqu’à lui.

 

Le soleil venait de se coucher derrière la forêt et lançait ses rayons brisés à travers la verdure. Tout ce côté était d’un vert tendre, tandis que l’autre, où était l’orme, s’assombrissait. Les hannetons voletaient, se heurtaient et tombaient.

 

Le Père Serge faisait sa prière mentale : « Seigneur Jésus, fils de Dieu, aie pitié de nous. » Puis il se prit à réciter un psaume au milieu duquel il s’arrêta, car un moineau hardi arrivait soudainement près de lui et, piaillant, sautilla devant lui. Effrayé par on ne sait quoi, il s’envola et l’ermite reprit sa prière dans laquelle il parlait de renoncement. Il se pressait de la terminer pour faire venir le marchand et sa fille malade, à laquelle il commençait à porter intérêt. C’était une distraction, des figures nouvelles, ce père et sa fille qui le considéraient comme un saint dont la prière est toujours exaucée. Bien qu’il s’en récusât au fond de lui-même, il se considérait comme tel.

 

Il lui arrivait parfois de s’étonner que lui, Stéphane Kassatski fût devenu un saint capable de miracles, car il ne doutait pas de son pouvoir. Il ne pouvait ne pas croire aux miracles, car il les avait vus lui-même, depuis celui du petit garçon rachitique, jusqu’à la vieille à laquelle ses prières avaient rendu la vue. Si étrange que cela parût, c’était ainsi. La fille du marchand l’intéressait parce que c’était nouveau, qu’elle avait foi en lui et encore parce qu’il lui fallait essayer sur elle son pouvoir, ce qui allait encore augmenter sa renommée.

 

« On fait des milliers de verstes pour venir me voir. On parle de moi dans les journaux, le souverain me connaît et même l’Europe mécréante », songea-t-il.

 

Et, soudain, il eut honte de son orgueil et se remit à prier.

 

« Seigneur, Roi du Ciel, Consolateur divin, âme de la vérité, venez et descendez en moi. Purifiez-moi de tout mal et sauvez mon âme. Purifiez-moi de l’abject orgueil humain qui me domine », répéta-t-il en se rappelant combien de fois et combien en vain il avait prié de la sorte.

 

Sa prière faisait des miracles pour les autres, mais lui-même n’était jamais parvenu à recevoir de Dieu la libération de cette misérable passion.

 

Il songea aux oraisons d’autrefois, alors que le Tout-Puissant semblait avoir accueilli ses suppliques.

 

Il était pur alors et avait eu le courage de se trancher un doigt. À ce souvenir, l’ermite contempla le tronçon rétréci du membre mutilé et, le portant à ses lèvres, le baisa. Il lui sembla alors qu’il avait été humble et que l’amour divin avait résidé en lui. Il se rappela avec quelle tendresse il avait accueilli un vieillard, ce soldat ivre qui lui demandait de l’argent, et elle, la jeune femme…

 

Et maintenant ? Il se demandait s’il aimait quelqu’un ? Sophie Ivanovna, le père Sérapan ? Avait-il ressenti de l’amour pour ceux qu’il avait vus ce jour-là ? Pour ce jeune savant, avec lequel il s’était entretenu en pensant uniquement à montrer sa sagesse et combien il était au courant de la science contemporaine ? Il constata aussi qu’ayant besoin de l’amour des autres, lui-même n’aimait personne…

 

Il n’y avait en lui ni amour, ni humilité.

 

Il avait été heureux d’apprendre que la fille du marchand n’eût que vingt-deux ans et maintenant il était impatient de la savoir jolie et pleine de charme féminin.

 

– Est-il possible que je sois tombé si bas ? songea-t-il en joignant les mains.

 

Les rossignols répandaient leur chant dans la pénombre. Un insecte grimpa le long de sa nuque.

 

– Mon Dieu, aidez-moi, soupira-t-il.

 

Puis le doute revint.

 

« Existe-t-il en réalité ? Je frappe à une porte fermée de l’intérieur. Le cadenas est pendu au dehors et j’aurais dû le voir. Ce cadenas, c’est le rossignol, la nature… Ce jeune homme avait peut-être raison.

 

Et il pria longuement jusqu’à ce que ses pensées fussent disparues et qu’il se fût senti rassuré et calmé. Il tira alors la sonnette et dit au frère accouru d’amener le marchand et sa fille.

 

Le couple arriva et aussitôt le père se retira en laissant sa fille dans la cellule.

 

C’était une blonde, très pâle, très douce, à la figure enfantine et aux formes attrayantes. Il l’avait bénie à son arrivée et demeura terrifié de la façon dont il regardait, son corps, au moment où elle avait passé devant lui. Il avait lu sur son visage qu’elle était très sensuelle et faible d’esprit.

 

Quand le Père Serge rentra dans sa cellule, elle se leva du tabouret sur lequel elle était assise.

 

– Je veux aller chez papa, dit-elle.

 

– Ne crains rien, dit-il. Où as-tu mal ?

 

– J’ai mal partout, répondit-elle, son visage s’éclairant d’un sourire.

 

– Prie et tu seras guérie.

 

– Pourquoi prier ? J’ai prié et ça ne sert à rien. C’est à vous de prier et d’imposer vos mains sur moi. Je vous ai vu dans mon rêve.

 

– Comment m’as-tu vu ?

 

– Vous m’avez mis votre main sur la poitrine.

 

Elle prit sa main et la serra contre ses seins.

 

– Comment t’appelles-tu ?

 

Il tremblait de tout son corps et, se sachant vaincu, il comprit que le désir dépassait sa volonté.

 

– Marie. Et alors ?

 

Elle prit sa main, la baisa et de l’autre elle le prit à la taille, se pressant contre lui.

 

– Qu’as-tu ? murmura l’ermite. Marie, tu es le diable…

 

– Oh !… ce n’est rien.

 

Et, s’asseyant près de lui sur le lit, elle le prit dans ses bras.

 

À l’aube il sortit.

 

– Est-il possible que ce soit arrivé ? Le père viendra et elle lui dira tout. Elle est le diable. Mais que vais-je faire, moi ? Voilà la hache avec laquelle je me suis coupé le doigt.

 

Il prit l’instrument et alla vers la cellule.

 

Le frère-lai le rencontra.

 

– Voulez-vous que je coupe du bois ?

 

Le Père Serge lui remit la hache et entra dans la grotte. Allongée sur la couchette, elle dormait et il la contempla un instant avec effroi. Puis, ayant ôté son froc, il endossa le vêtement de paysan, coupa ses cheveux, sortit et prit le chemin qui menait au fleuve.

 

La route longeait le bord de l’eau. Il la suivit jusqu’au déjeuner, il entra alors dans les blés et se coucha. Le soir le trouva à nouveau sur la route près d’un village qu’il évita, et il arriva à un endroit abrupt.

 

Il dormit et s’éveilla un peu avant l’aube.

 

– Il faut en finir. Il n’y a pas de Dieu. Mais comment finir ? Je sais nager, je ne me noierai pas. Me pendre avec ma ceinture ?

 

Tout cela parut si possible et si proche qu’il en demeura terrifié. Comme à l’habitude, dans ses moments de désespoir, il voulut prier, mais prier qui ? Dieu n’existait pas.

 

Il restait couché, la tête, sur la main, et sentit soudain un tel besoin de sommeil que sa main en tombait. Le sommeil ne dura que quelques instants et il fut aussitôt remplacé par des visions et des souvenirs.

 

Il se vit alors enfant, dans la maison de sa mère, à la campagne. Une voiture s’arrête devant le perron et son oncle, Nicolas Serguievitch, en descend avec sa large barbe noire. Et avec lui une petite fillette maigriotte, au visage timide et aux grands yeux noirs. C’est Pachinka. On l’amène auprès des garçons, qui sont forcés de jouer avec elle. Ce qui est très ennuyeux. On la tourne en dérision et on l’oblige à montrer comment elle fait pour nager. Elle se couche par terre et fait des mouvements de natation. Les garçons rient et l’appellent imbécile. Ce que voyant, elle rougit et semble si piteuse que Serge ne peut plus oublier ce bon sourire si soumis.

 

Puis il se souvient de l’avoir vue un peu plus tard, après cela, avant son entrée au couvent. Elle était mariée à un propriétaire terrien qui avait dilapidé toute sa dot et qui la battait. Elle avait eu deux enfants : une fille et un fils mort en bas âge. Il l’avait vue encore une fois au couvent, déjà veuve. Elle était toujours la même, on ne peut dire bête, mais insignifiante et pitoyable. Très pauvre, elle avait amené sa fille et le fiancé de celle-ci. Puis il avait entendu dire qu’elle habitait une ville lointaine et souffrait de la misère.

 

– Pourquoi penser à elle ? se demanda-t-il.

 

Mais il ne pouvait pas s’empêcher d’y penser.

 

– Où est-elle ? Est-elle toujours aussi malheureuse que jadis ? Mais qu’ai-je donc à penser à elle ? C’est bien assez.

 

L’effroi revint et, pour se sauver, il pensa à Pachinka.

 

Il resta couché longtemps, pensant tantôt à sa fin inévitable, tantôt à sa cousine. Celle-ci lui paraissait devoir être le salut. Il s’endormit enfin et, dans son rêve, vit un ange qui lui disait :

 

– Va retrouver Pachinka et apprends d’elle ce que tu dois faire. Elle te dira quel est ton péché et quel est ton salut.

 

Au réveil il se réjouit de cette vision qui lui semblait divine et décida d’agir ainsi. Il connaissait la ville dans laquelle elle vivait et qui se trouvait à trois cents verstes de là. Il partit.

 

V

Depuis bien des années Palenka[19] n’était plus Palenka, mais une vieille Praskovie Micaïlovna, desséchée, ridée et belle-mère du fonctionnaire Mavrikieff, ivrogne et raté. Elle habitait la ville de l’arrondissement dans lequel ce dernier avait eu sa dernière place et passait sa vie à nourrir sa famille, sa fille, son gendre neurasthénique et ses cinq petits-enfants. Gagner sa vie, c’était pour elle donner des leçons de musique aux filles des marchands. Elle en avait quatre ou cinq par jour, de sorte qu’elle arrivait à gagner soixante roubles par mois. On vivait ainsi, en attendant une place, et la pauvre vieille, pour l’obtenir, envoyait des lettres à tous les parents et amis, y compris au Père Serge, qui, d’ailleurs, ne les avait jamais reçues.

 

C’était un samedi et la belle-mère pétrissait la pâte d’un bon pain aux raisins de Corinthe, comme le fabriquait si bien, jadis, la cuisinière de son père. Praskovie voulait en régaler ses petits-enfants pour la fête du lendemain.

 

Marie, sa fille, s’amusait avec le plus petit de ses enfants, tandis que les aînés, le fils et la fille, étaient à l’école. Le gendre ayant passé une nuit d’insomnie dormait. La bonne vieille avait elle-même longtemps veillé pour calmer la colère de sa fille contre son mari.

 

Elle voyait bien que son gendre, caractère faible, ne pouvait vivre ni parler autrement qu’il ne le faisait et elle comprenait que les reproches de sa femme n’y feraient rien : aussi s’efforçait-elle d’arranger la situation.

 

Physiquement, elle ne pouvait supporter les discordes autour d’elle et elle faisait pour le mieux afin que les relations entre ses enfants fussent aussi bonnes que possible. Il était évident que ces querelles ne pouvaient mener à rien de bon et elle souffrait à la vue de la méchanceté comme on souffre d’une mauvaise odeur, d’un choc subit ou de coups.

 

Praskovie était occupée avec la cuisinière Loukierie, quand le petit Micha, âgé de six ans, accourut sur ses pieds chaussés de bas troués. Son petit visage exprimait l’effroi.

 

– Grand’mère, un vieillard horrible cherche après toi.

 

Loukierie écarta la porte pour regarder.

 

– Il me semble, madame, que c’est un pèlerin.

 

La vieille essuya ses mains après son tablier et voulut aller dans la chambre pour chercher cinq kopeks ; mais soudain elle se rappela qu’elle n’avait pas de si petites monnaies. Aussi décida-t-elle de ne donner que du pain, quand, soudain, rougissant de ce qu’elle appelait son avarice, elle courut chercher les dix kopeks.

 

– Ce sera ta punition, se dit-elle. Tu donneras le double.

 

Elle tendit l’aumône au vieillard, toute honteuse de lui donner si peu, car l’aspect de ce dernier était vraiment imposant.

 

Bien qu’il eût fait trois cents verstes en mendiant, qu’il eût maigri et noirci, que ses cheveux fussent coupés, que son bonnet et ses bottes fussent d’un paysan, bien qu’il saluât humblement, Serge avait toujours ce grand air expressif qui avait toujours attiré le monde vers lui. Mais pouvait-elle le reconnaître après vingt ans ?

 

– Ne vous fâchez pas, petit père. Voulez-vous manger quelque chose ?

 

Il avait pris l’argent et le pain, mais au grand étonnement de Praskovie, il continuait de la regarder.

 

– Pachinka, je viens te voir.

 

Les beaux yeux noirs la regardaient suppliants et brillants de larmes, tandis que sous la barbe grisonnante les lèvres tremblaient pitoyablement.

 

Praskovie, de ses deux mains, saisit sa poitrine maigre, ouvrit la bouche et fixa ses prunelles, effacées sur le visage du pèlerin.

 

– Mais c’est impossible, Stéphan, Serge, Père Serge !

 

– Lui-même, dit Serge à voix basse. Non pas le Père Serge, mais un grand pécheur, Stéphan Kassatsky. Reçois-moi, aide-moi.

 

– Mais c’est impossible. Vous vous êtes donc humilié à ce point ? Mais venez donc.

 

Elle lui tendit une main qu’il ne prit pas et la suivit. Mais où aller ? Le logement était tout petit. D’abord, elle avait eu une toute petite chambre pour elle, mais elle l’avait donnée à sa fille, qui maintenant berçait son nourrisson.

 

– Asseyez-vous donc ici, dit-elle en désignant le banc de la cuisine.

 

Serge prit place et, d’un geste visiblement habituel, enleva ses deux musettes.

 

– Mon Dieu, mon Dieu… Que vous vous êtes humilié, petit père ! Une gloire pareille et soudain…

 

Serge ne répondit pas et sourit humblement en plaçant ses musettes à côté de lui.

 

– Marie, sais-tu, qui c’est ?

 

Dans un chuchotement mystérieux, Praskovie renseigna sa fille sur la qualité de Serge et toutes deux s’empressèrent de sortir le berceau de la chambre qu’elles préparèrent aussitôt pour le pèlerin.

 

– Reposez-vous là, dit la vieille, et ne soyez pas fâché que je m’en aille, car il me faut partir.

 

– Où ?

 

– J’ai des leçons. Je suis honteuse de l’avouer. J’enseigne la musique.

 

– La musique, c’est fort bien. Mais, voyez-vous, Praskovie Michaïlovna, je suis venu vous parler d’une chose qui m’intéresse beaucoup. Quand pourrai-je vous parler ?

 

– J’en suis toute confuse. Voulez-vous ce soir ?

 

– Oui, mais, je vous prie, ne dites à personne qui je suis. Personne ne sait où je suis allé. Il le faut ainsi.

 

– Mais je l’ai déjà dit à ma fille.

 

– Demandez-lui de n’en parler avec personne.

 

Serge enleva ses bottes, se coucha et s’endormit comme on fait après une nuit d’insomnie et quarante verstes dans les jambes.

 

À son retour, Praskovie vint trouver Serge dans la petite chambre où il l’attendait. Il n’avait pas paru à […][20] ner, se contentant de manger de la soupe et du gruau que Loukierie lui avait apporté.

 

– Tu es donc venue plutôt que tu avais promis ? dit-il.

 

– Comment ai-je mérité le bonheur d’une telle visite ? s’exclama-t-elle. J’ai manqué ma leçon. Plus tard… J’avais toujours rêvé d’aller vous voir et je vous ai écrit. Ah ! quel bonheur !

 

– Pachinka, crois-moi : les paroles que je vais te dire sont comme des paroles que je dirai à Dieu à l’heure de ma mort. Pachinka, je ne suis pas un saint. Je ne suis même pas un homme ordinaire. Je suis un pécheur abominable, égaré et orgueilleux. Je ne sais si je suis le plus mauvais de tous, mais je sais que je suis pire que les mauvais.

 

La vieille femme le regardait, les yeux largement ouverts. Elle cherchait à croire. Enfin, elle toucha la main de Serge et dit en souriant tristement :

 

– Tu exagères peut-être, Stéphan ?

 

– Non, Pachinka, je suis un débauché, un assassin, un fourbe et un blasphémateur.

 

– Mon Dieu, qu’y a-t-il donc ? murmura Praskovie.

 

– Mais il faut vivre. Et moi qui croyais tout connaître, qui enseignais aux autres comment ils devaient vivre, je n’en sais rien aujourd’hui et je te demande de me l’apprendre.

 

– Qu’est-ce que tu dis, Stéphan ? Tu te moques de moi ; pourquoi tous vous moquez-vous toujours de moi ?

 

– Bien, je me moque de toi. Mais dis-moi comment tu vis et comment tu as vécu.

 

– Moi, j’ai vécu une vie détestable et maintenant Dieu m’ayant punie, je vis mal, très mal.

 

– Mais comment as-tu vécu avec ton mari ?

 

– Très mal. Je l’ai épousé par un amour honteux. Papa ne voulait pas, mais je n’y ai pris garde et j’ai passé outre. Épouse, au lieu d’aider mon mari, je le torturais de ma jalousie que je n’arrivais pas à vaincre en moi.

 

– J’ai entendu dire qu’il buvait.

 

– Oui, mais au lieu de le calmer, je lui faisais des reproches. Et c’est pourtant une maladie : il ne pouvait se retenir et je me souviens maintenant comme je l’en empêchais. Et nous avions des scènes terribles.

 

Ses beaux yeux, où se reflétait la souffrance du souvenir, regardaient Kassatsky qui, maintenant, se rappelait avoir entendu dire que son mari battait Pachenka. Et, regardant le cou long et maigre strié de grosses veines et la tête coiffée de cheveux mi-gris, mi-blonds, il lui sembla voir comment ces scènes se passaient.

 

– Alors je suis restée seule avec deux enfants, sans moyens, d’existence.

 

– Mais vous aviez pourtant un bien ?

 

– Nous l’avions déjà vendu du temps de Basile… et nous avons tout dépensé. Il fallait vivre et, comme toutes les jeunes filles du monde, je ne savais rien faire. J’étais particulièrement inhabile et peu faite pour la lutte. Alors, nous avons dépensé le dernier argent. En donnant des leçons aux enfants, j’ai moi-même appris quelques bribes. Alors, mon Mitia tomba malade, en quatrième, et Dieu le prit. Marie s’éprit de Vania, mon gendre. Il est bon, mais malheureux, malade.

 

– Maman, interrompit la voix de la fille, prenez donc le petit, je ne puis pourtant me couper en deux.

 

Praskovie Mikaïlovna tressaillit, se leva et, trottinant vivement dans ses souliers éculés, sortit pour revenir aussitôt, un enfant de deux ans dans les bras.

 

– Alors, que disais-je ? Ah ! bien. Mon gendre avait une bonne place, ici, et son chef était très aimable ; mais Vania s’irrita et donna sa démission.

 

– Qu’a-t-il donc ?

 

– Il est neurasthénique et c’est une maladie terrible. Nous avons consulté. Il faudrait partir, mais nous n’en avons pas les moyens. J’ai toujours espoir que cela va passer. Il ne souffre pas, mais…

 

Une voix méchante, mais faible, retentit dans la pièce voisine.

 

– Loukierie ! On l’envoie toujours faire une course quand j’ai besoin d’elle. Maman !…

 

Praskovie Mikaïlovna interrompit son récit.

 

– Tout de suite ! cria-t-elle.

 

Puis, se tournant vers Serge :

 

– Il n’a pas encore dîné, car il ne peut pas manger avec nous.

 

Elle ressortit en courant et revint bientôt en essuyant ses mains maigres et brunies.

 

– Et voilà comme je vis. Nous nous plaignons et nous sommes toujours mécontents, et pourtant, grâce à Dieu, les petits enfants sont braves, bien portants, et l’on arrive à vivre. Quant à moi…

 

– Et de quoi vivez-vous ?

 

– Je gagne un peu. Dans le temps, la musique m’ennuyait, mais maintenant elle me rend service.

 

Sa main, qu’elle tenait appuyée sur la commode, tapotait machinalement le meuble comme pour un exercice.

 

– Et combien te paie-t-on la leçon ?

 

– Il y en a qui me donnent un rouble, d’autres cinquante kopeks et j’en ai même à trente. Mais ils sont si bons pour moi.

 

– Eh bien, font-ils des progrès au moins ? dit Kassatsky, souriant à peine.

 

Praskovie Mikaïlovna ne comprenant pas, d’abord, le sérieux de la question, regarda son cousin dans les yeux.

 

– Il y en a qui en font. Il y a la bonne petite fille du boucher, une bonne, très bonne petite fille, répéta-t-elle, et si j’étais une femme d’ordre, je pourrais bien, grâce aux relations de son papa, trouver une place pour mon gendre. Mais je n’ai jamais rien su faire et je les ai tous conduits où ils en sont.

 

– Oui, oui, dit Serge, en baissant la tête. Et dites-moi encore, Pachinka, pour ce qui est de votre vie religieuse, ou en êtes-vous ?

 

– Oh ! ne me parlez pas de cela ! J’ai tant de péchés sur le cœur ! Quand je suis obligée de conduire les enfants à l’église, je communie avec eux ; mais, le reste du temps, il m’arrive de passer un mois entier sans entrer à l’église.

 

– Et pourquoi n’y allez-vous pas ?

 

– Eh bien ! pour vous dire toute la vérité, dit-elle en rougissant, j’ai honte, à cause de Macha et des enfants, de me montrer avec eux dans mes vieilles nippes. Et je n’ai rien d’autre à me mettre. Et puis, si vous saviez comme je suis paresseuse !

 

Un appel de son gendre l’interrompit à nouveau.

 

– Oui, j’arrive tout de suite ! répondit-elle, avant de sortir de la chambre.

 

Lorsqu’elle revint, un moment après, son visiteur était assis dans la même attitude, un coude appuyé sur son genou et la tête baissée, Mais son sac était déjà rattaché sur son dos.

 

En voyant rentrer Praskovie avec une petite lampe de fer blanc sans abat-jour, il éleva sur elle ses beaux yeux fatigués et soupira profondément.

 

– Vous savez, commença-t-elle d’un ton gêné, je n’ai dit à personne qui vous étiez ! J’ai dit simplement que vous étiez un pèlerin, un ancien noble, et que je vous avais connu autrefois. Mais maintenant ne voudriez-vous pas venir prendre du thé dans la salle à manger ?

 

– Non, Pachinka, je n’ai plus besoin de rien ! Que Dieu vous bénisse. Moi, maintenant, je m’en vais ! Mais d’abord il faut que je vous remercie. Je voudrais pouvoir m’agenouiller devant vous ; mais je sais que cela ne servirait qu’à vous embarrasser ! Pardonnez-moi pour l’amour du Christ.

 

– Donnez-moi au moins votre bénédiction !

 

– Dieu se chargera bien de vous bénir. Mais pardonnez-moi pour l’amour du Christ !

 

Il se releva et s’apprêta à partir ; mais elle le retint, alla lui chercher un morceau de pain beurré, le força à le prendre dans son sac.

 

La soirée était sombre, et Serge avait à peine dépassé la seconde maison de la rue que déjà Praskovie le perdit de vue. Elle put entendre seulement qu’un chien aboyait sur son passage.

 

« Voilà donc ce que signifiait ma vision ! Pachinka m’a montré ce que j’aurais dû être. Moi, j’ai vécu pour l’homme, sous prétexte de vivre pour Dieu ; et elle, elle vit en Dieu, en s’imaginant qu’elle vit pour l’homme. La moindre de ses actions, un verre d’eau froide donné sans attente de récompense, vaut infiniment mieux que tous les bienfaits que je croyais prodiguer au monde. »

 

Puis il se demanda : « Mais est-ce que, tout de même, il n’y avait pas en moi une petite graine de désir sincère de servir Dieu ? » Et une voix intérieure lui répondit : « Oui, c’est vrai, mais ce désir s’est trouvé si souillé, si recouvert du désir des éloges du monde ! Il n’y a point de Dieu pour l’homme qui désire les éloges du monde. Il faut maintenant que tu te mettes en quête de Dieu ! »

 

De la même façon qu’il était venu vers Pachinka, il se mit à aller de village en village, rencontrant d’autres pèlerins, puis les quittant et mendiant son pain, ainsi qu’un abri pour la nuit, au nom du Christ. Parfois, un paysan ivre l’insultait, parfois une ménagère bourrue le rudoyait ; mais le plus souvent on lui donnait à manger et à boire. Beaucoup de paysans étaient même particulièrement bien disposés envers lui, en raison de sa noble apparence. Il est vrai que d’autres, çà et là, semblaient se réjouir de voir un noble réduit à la misère. Mais sa parfaite douceur avait raison de toutes les préventions élevées contre lui.

 

Il lui arrivait souvent de trouver une Bible, dans une des maisons où il était accueilli. Il se mettait alors à en lire tout haut des passages ; et toujours ses hôtes l’écoutaient avec ravissement, s’étonnant que des choses qui leur étaient familières leur parussent nouvelles.

 

S’il réussissait à rendre service d’une manière quelconque, soit en donnant un conseil, soit en apaisant une dispute, ou encore au moyen de son habileté à lire et à écrire, toujours il s’enfuyait aussitôt après, ne voulant pas attendre l’expression de la reconnaissance qu’il inspirait. Et ainsi, peu à peu, Dieu commença vraiment à se révéler à lui.

 

Un jour, il allait sur la route en compagnie de deux femmes et d’un soldat. Ils furent arrêtés par un groupe de promeneurs ; c’étaient un monsieur et une dame, dans une élégante voiture, et un autre couple à cheval. Le monsieur assis dans la voiture était un étranger, un Français en visite dans une famille riche de la ville voisine.

 

Les hôtes du Français furent heureux de pouvoir lui montrer des représentants de cette race de pèlerins, qui, disaient-ils, « en exploitant une superstition du paysan russe, montrent leur supériorité en vagabondant au lieu de travailler ». Ils disaient cela en français, pensant bien que personne des pèlerins ne pourrait les comprendre.

 

– Demandez-leur, dit le Français, s’ils sont bien sûrs que leur pèlerinage soit agréable à Dieu.

 

La question leur ayant été traduite en russe, la vieille femme répondit :

 

– Cela est absolument comme Dieu le veut. Nos pieds sont arrivés bien souvent aux lieux saints, mais, quant à nos cœurs, nous ne pouvons rien en dire.

 

On interrogea ensuite le soldat. Il répondit qu’il était seul au monde et n’avait d’attache nulle part. Enfin les promeneurs demandèrent à l’ex-Père Serge qui il était.

 

– Un serviteur de Dieu !

 

– Celui-là doit être un fils de pope ! reprit alors le Français. On voit qu’il est de meilleure race que les autres. Avez-vous de la petite monnaie ?

 

Puis le Français remit vingt kopeks à chacun des pèlerins.

 

– Mais dites-leur bien que ce n’est pas pour des cierges que je leur donne cet argent, mais afin qu’ils se régalent de thé !

 

Puis, essayant de prononcer l’un des rares mots russes qu’il avait pu apprendre : « Tchaï, tchaï », dit-il avec un sourire protecteur.

 

Et il frappa Kassatsky sur l’épaule, de sa main gantée.

 

– Que le Christ vous sauve, répondit Kassatsky en baissant sa tête chauve, sa casquette toujours à la main.

 

Et Kassatsky se réjouit tout particulièrement de cet incident en raison de l’extrême facilité avec laquelle il avait montré son mépris pour l’opinion du monde. L’instant d’après, il donnait ses vingt kopeks à ses compagnons.

 

Et à mesure qu’il avait moins de souci de l’opinion du monde, il sentait plus profondément que Dieu était avec lui.

 

Pendant huit mois, Kassatsky erra de cette manière, jusqu’au jour où il fut arrêté dans un asile de nuit où il couchait avec d’autres pèlerins. N’ayant point de passeport à montrer, il fut conduit au bureau de police. Quand on lui demanda des papiers pour prouver son identité, il répondit qu’il n’en avait aucun et qu’il était serviteur de Dieu. Il fut gardé par la police et envoyé en Sibérie.

 

Là, il se fixa dans la ferme d’un paysan, où il vit encore à cette heure. Il travaille au potager, instruit les enfants à lire et à écrire, et le village entier le considère comme un garde-malade sans pareil.

 

L’ÉVASION[21]

I

Au printemps de 1830, le jeune Joseph Migourski, fils d’un ami défunt, vint en visite dans la propriété des Iatcheski à Rojanka. Iatcheski était un vieillard de 65 ans à la poitrine large, aux longues moustaches blanches barrant un visage de couleur rouge brique. C’était un patriote du temps du second partage de la Pologne : jeune homme, il avait servi avec Migourski père sous les drapeaux de Kosciuszko. De toutes les forces de son âme de patriote, il détestait Catherine II, « la débauchée apocalyptique », comme il l’appelait, et son amant, l’abject traître Poniatowski. Il croyait à la reconstitution de la Pologne comme il croyait, la nuit, au lever du soleil. En l’an 1812, il avait commandé un régiment dans l’armée de Napoléon qu’il adorait. La chute de celui-ci l’avait accablé, mais il ne perdait pas espoir de voir la renaissance d’un royaume de Pologne, sinon entier, tout au moins mutilé. L’ouverture du parlement de Varsovie par Alexandre Ier raviva ses espoirs, mais la Sainte Alliance et la réaction qu’elle imposa à l’Europe, la bêtise de Constantin, reculaient la réalisation de son désir sacré.

 

En 1825, il était allé habiter à la campagne où il employait son temps à l’agriculture, à la chasse, à la lecture, aux lettres qui le mettaient au courant des affaires politiques de sa patrie bien-aimée. Il s’était remarié avec une pauvre et belle jeune fille de petite noblesse et ce mariage était très malheureux. Il n’aimait pas et ne respectait pas sa seconde femme qui semblait lui être à charge et sa façon de la traiter était fâcheuse. On eût dit qu’il la rendait responsable de la faute qu’il avait commise en se mariant une seconde fois.

 

Du second mariage, il n’avait pas d’enfant, tandis qu’il en avait deux du premier : l’aînée, Wanda, beauté hautaine et fière d’être belle et qui s’ennuyait à la campagne, et la jeune Albine, favorite du père, fillette maigriote aux cheveux clairs et aux grands yeux gris et brillants.

 

Albine avait quinze ans quand Joseph Migourski vint à Rojanka. Au temps où il était étudiant, il était déjà venu chez les Iatcheski, alors que ceux-ci habitaient Wilna pendant l’hiver. Il avait fait la cour à Wanda. Maintenant grand et libre, c’était la première fois qu’il venait les voir à la campagne et sa visite était particulièrement agréable à tous.

 

Le vieillard l’aimait parce qu’il lui rappelait son ancien ami tel qu’il était alors que tous deux étaient jeunes. Il l’aimait aussi parce que le jeune homme parlait avec ardeur de son bel espoir d’émancipation qui se développait, non seulement en Pologne, mais aussi à l’étranger.

 

Mme Iatcheska appréciait cette visite par la tranquillité relative qu’elle lui procurerait, le vieillard n’osant pas devant le monde la réprimander à toute occasion. Wanda était certaine que Migourski était venu pour elle et se déciderait à lui demander sa main. Elle était toute disposée à la lui accorder, tout en lui tenant la dragée haute, pensait-elle. Albine était heureuse parce que tout le monde était heureux.

 

Wanda n’était pas seule à croire que Migourski était venu pour elle. Tout le monde à la maison, depuis le vieux Iatcheski jusqu’à la nourrice Louise, en était convaincu sans le dire.

 

Et tous avaient raison. Migourski était venu pour cela. Pourtant après huit jours de séjour à Rojanka, il repartit agité et sans avoir fait sa demande. L’étonnement de tous était à son comble ; mais seule Albine en connaissait la raison, car elle savait être la cause de ce singulier départ.

 

Pendant toute la durée du séjour de Migourski à Rojanka, elle avait remarqué que le jeune homme ne s’était guère plu qu’en sa société. Il l’avait traitée en fillette, plaisantant et la taquinant. Mais son instinct de petite femme lui avait fait comprendre que leurs relations n’étaient pas de grande personne à enfant, mais bien d’homme à femme. Elle l’avait vu dans son regard aimant et dans le bon sourire dont il la saluait à son entrée dans la vaste pièce et dont il la reconduisait lorsqu’elle la quittait. Elle ne s’en rendait pas compte, mais tout cela la rendait très gaie et, involontairement, elle faisait tout pour lui plaire. Mais tout ce qu’elle faisait lui plaisait. Et c’est avec une excitation particulière qu’elle accomplissait les plus petits actes quand il était présent. Le jeune homme aimait à la voir courir avec le beau lévrier qui sautait auprès d’elle et léchait son visage rayonnant. Il aimait la voir rire d’un rire contagieux. Il aimait voir ses yeux devenus sérieux quand elle écoutait l’ennuyeux sermon du curé. Et aussi, quand avec une étonnante fidélité, elle imitait tantôt la vieille nourrice, tantôt le voisin ivre, tantôt lui-même, passant en un instant d’une figure à l’autre.

 

Mais au-dessus de tout Migourski appréciait son exubérante joie de vivre. C’était comme si elle venait d’apprendre toutes les beautés de la vie et cherchait à en jouir le plus tôt possible. Cette joie de vivre lui plaisait à lui ; et elle, elle s’enchantait de cette joie de vivre parce qu’elle sentait que la joie de vivre plaisait au jeune homme.

 

Et c’est pour cela qu’Albine seule savait pourquoi Migourski n’avait pas demandé la main de Wanda.

 

Bien que ne le disant à personne, et ne se l’avouant pas à elle-même, au fond de son âme elle savait qu’il avait voulu aimer sa sœur et n’était arrivé qu’à l’aimer elle-même, Albine. Elle s’en étonnait, car elle se considérait comme inexistante auprès de sa sœur Wanda, belle, instruite et intelligente. Mais elle ne pouvait s’empêcher de s’en réjouir, car de toutes ses forces, elle s’était mise à aimer Migourski, à l’aimer comme on n’aime qu’une fois – la première – dans toute la vie.

 

II

À la fin de l’été, les journaux firent connaître la révolution de Paris. Peu après vinrent des nouvelles sur les désordres qui se préparaient à Varsovie. À chaque courrier, Iatcheski attendait avec espoir et anxiété la nouvelle de l’assassinat du grand-duc Constantin et le commencement de la révolution. Enfin en novembre, on apprit à Rojanka l’assaut du Belvédère et la fuite de Constantin Pavlovitch. Puis on apprit que le parlement avait décrété la déchéance des droits des Romanoff à la couronne de Pologne, la dictature de Chlopiski et la libération du peuple polonais. La guerre n’avait pas encore atteint Rojanka, mais ses habitants suivaient son développement et se préparaient à se joindre au mouvement.

 

Le vieux Iatcheski entretenait une grande correspondance avec un de ses vieux amis, un des chefs de l’insurrection, recevait des Juifs mystérieux, non pour affaires domestiques, mais révolutionnaires et s’apprêtait à se mêler au mouvement au plus tôt. Quant à sa femme, elle s’occupait plus qu’à l’ordinaire de l’entourer de soins, ce qui l’exaspérait de plus en plus. La belle Wanda envoya ses diamants à une amie de Varsovie au profit du Comité. Albine s’intéressait uniquement aux faits et gestes de Migourski. Elle avait su par son père qu’il faisait partie de la brigade de Dvernitzki et elle ne s’intéressait qu’à cette formation. Il avait écrit deux fois. La première, il disait avoir pris du service. La seconde lettre, milieu de février 1831, était pleine d’enthousiasme et parlait de la victoire de Stotchek où un escadron de Cracovie avait pris six canons et fait des prisonniers.

 

« La victoire des Polonais et la défaite des Moscovites ! Vivat ! » disait-il à la fin de sa lettre.

 

Albine vivait dans l’enchantement. Elle étudiait la carte, supposait le point où les Moscovites seraient définitivement écrasés, tremblait et pâlissait quand son père décachetait lentement les paquets venus de la poste.

 

Un jour, la belle-mère, en entrant dans sa chambre, la trouva devant sa glace vêtue d’habits militaires et coiffée du bonnet carré des fédérés. Elle s’apprêtait à fuir la maison pour s’engager dans l’armée polonaise. La belle-mère ayant répété cela au père, il appela sa fille et dissimulant son admiration lui fit de sévères remontrances en exigeant qu’elle oubliât ces projets stupides.

 

– Les femmes ont d’autres devoirs, dit-il. Aimer et consoler ceux qui se dévouent pour la Patrie.

 

Maintenant, elle lui était nécessaire, car elle faisait sa joie et sa consolation ; mais un jour viendrait où elle serait nécessaire à son mari. Sachant ce qui devait la toucher, il se dit seul et malheureux.

 

Albine se serra contre lui, le visage en larmes qu’elle cherchait à dissimuler et qui, malgré tout, vinrent mouiller la robe de son père et elle promit de ne rien entreprendre désormais sans son approbation.

 

III

Seuls les hommes qui ont éprouvé ce qu’ont éprouvé les Polonais après le premier partage de leur pays, la soumission d’une de ses parties aux Allemands détestés et d’une autre partie aux Moscovites encore plus haïs, pourront comprendre l’enthousiasme que ressentaient les Polonais en 1830 et 31 lorsque après les premières tentatives de libération un nouvel espoir parut réalisable. Cet espoir fut cependant éphémère : les forces en présence étaient loin d’être égales et la révolution fut vite écrasée. À nouveau des dizaines de milliers de Russes obéissants et passifs furent poussés vers la Pologne sous le commandement de Diebitch, de Paskievitch et du haut ordonnateur, Nicolas Ier. Ne sachant ce qu’ils faisaient, ils abreuvèrent la terre de leur sang et de celui de leurs frères polonais qu’ils écrasèrent sous leurs masses, les rejetant de nouveau sous le joug des nullités et des faibles qui ne désiraient ni la liberté, ni l’anéantissement de la Pologne, mais qui ne voyaient qu’une chose : la satisfaction de leur cupidité et de leur puérile vanité.

 

Varsovie fut prise. Des détachements séparés furent entièrement détruits. Des milliers d’hommes furent fusillés, moururent sous le bâton ou furent exilés. Au nombre des exilés se trouvait le jeune Migourski. Son bien avait été confisqué et lui-même envoyé comme simple soldat dans un bataillon de ligne à Oural.

 

Les Iatcheski vécurent l’hiver de 1832 à Vilna. C’était pour la santé du vieillard qui depuis 1831 souffrait d’une maladie de cœur. C’est là que les toucha la lettre que Migourski écrivit de la forteresse où il se trouvait. Il écrivait que, malgré les maux déjà supportés et ceux qui l’attendaient encore, il était heureux de souffrir pour la patrie ; qu’il ne perdait pas courage pour la cause sacrée à laquelle il avait consacré jusque-là sa vie et pour laquelle il donnerait ce qui lui restait à vivre si demain surgissait une possibilité de la faire.

 

En lisant cette lettre à haute voix, le vieillard, arrivé à ce passage, se mit à sangloter et ne put continuer. La lecture fut reprise par Wanda. Migourski écrivait que quels qu’aient pu être ses projets et ses rêves lors de son dernier séjour à Rojanka, ç’avait été là le plus beau moment de sa vie. Il ne pouvait et ne voulait actuellement parler de ses intentions de jadis.

 

Wanda et Albine comprirent chacune à leur façon cette dernière phrase, mais n’en parlèrent à personne. En terminant cette lettre, le jeune homme envoyait ses vœux à tous. Et s’adressant à Albine, il employait le même ton taquin de naguère, lui demandant si elle courait toujours aussi vite, rivalisant avec le lévrier et si elle mimait toujours ceux de l’entourage. Il souhaitait bonne santé au vieillard et à Mme Iatcheski, un bon époux à Wanda et la même joie de vivre à Albine.

 

IV

La santé du vieillard déclinait de plus en plus et en 1833 toute la famille partit pour l’étranger. À Baden, Wanda rencontra un riche émigré polonais qu’elle épousa. La maladie s’aggrava définitivement et le vieux gentilhomme mourut au début de 1834 dans les bras d’Albine. Il n’avait pas permis à sa femme de le soigner et jusqu’au dernier moment, n’avait pu lui pardonner la faute de l’avoir épousée.

 

Mme Iatcheski retourna dans leur domaine emmenant Albine dont le seul intérêt dans la vie était Migourski.

 

À ses yeux le jeune homme était le plus grand des héros et des martyrs. Elle avait décidé de consacrer sa vie à le servir. La correspondance entre eux avait commencé dès le départ de la famille pour l’étranger. Elle avait d’abord écrit sur ordre de son père et avait continué d’elle-même.

 

À son retour en Russie, leur correspondance se poursuivit et lorsqu’elle eut dix-huit ans, elle annonça à sa belle-mère qu’elle avait décidé de partir à Oural pour y épouser Migourski.

 

Mme Iatcheski commença par reprocher à Migourski cet égoïsme qui, pour améliorer sa condition, attirait une jeune fille riche et l’obligeait à partager son malheur. Albine entra en grande fureur et répondit à sa belle-mère qu’elle était la seule qui osât prêter des pensées aussi lâches à un homme qui avait tout sacrifié pour sa patrie ; que bien au contraire Migourski avait refusé toute offre de sa part et que sa volonté était bien arrêtée de partir pour l’épouser, si toutefois il voulait bien lui faire ce grand honneur.

 

Albine était majeure, avait son argent à elle, les trois cent mille zlotis qu’un oncle avait laissés à ses deux nièces. Aussi rien ne pouvait la retenir.

 

En novembre 1834, Albine fit ses adieux à tous ses familiers qui la conduisirent les larmes aux yeux comme si elle devait mourir dans la lointaine et barbare Moscovie. Elle monta dans la vieille voiture paternelle qu’on avait disposée pour le grand voyage, en compagnie de sa fidèle nourrice Louise.

 

V

Migourski ne vivait pas à la caserne, mais dans un logement en ville. Nicolas Ier avait ordonné que tous les Polonais qu’on avait condamnés à la dégradation supportassent, non seulement toutes les misères de la vie militaire, mais encore toutes les humiliations et tout l’avilissement auxquels étaient soumis les troupiers de cette époque. Mais la majorité de ces gens simples qui avaient comme obligation d’exécuter les ordres de l’Empereur, comprenaient la douleur de tous ces exilés et malgré le danger auquel eux-mêmes s’exposaient, s’efforçaient d’en atténuer la dureté. Le chef de bataillon de Migourski, illettré et sorti du rang, comprenait très bien la situation de ce jeune homme jadis riche et instruit. Il le plaignait, le respectait et cherchait à adoucir son sort. Quant à Migourski, il ne pouvait ne pas apprécier la bonté de son commandant à favoris blancs dans son visage fruste de soldat et pour le remercier, il avait consenti à donner des leçons de français et de mathématiques à ses fils qui se préparaient à l’école des Cadets.

 

La vie de Migourski à Oural n’était pas seulement monotone et ennuyeuse, mais pénible. À part le chef de bataillon, dont il préférait se tenir éloigné, il n’avait aucune connaissance. La principale difficulté de cette vie était de s’habituer à la misère. Après la confiscation de son bien, il n’avait plus de moyens matériels et il devait vivre sur la vente des quelques bijoux qui lui restaient.

 

Son seul et unique plaisir depuis son exil était la correspondance avec Albine et la douce et poétique vision de cette époque où il avait été à Rojanka. Au fur et à mesure de l’éloignement, cette vision s’embellissait encore.

 

Dans une de ses premières lettres, elle lui avait demandé ce que signifiait ce passage : « quels qu’avaient pu être ses projets et ses rêves ». Il lui répondit que maintenant seulement il pouvait avouer que son rêve avait été de faire d’elle sa femme.

 

« Je vous aime » avait été la réplique d’Albine.

 

« Il eut mieux valu ne pas écrire cela, avait-il répondu. Car il était trop dur, maintenait que tout était impossible, d’y songer. »

 

La lettre d’Albine ne se fit pas attendre dans laquelle elle disait que le mariage était non seulement possible, mais se ferait certainement.

 

– Je ne puis accepter ce sacrifice dans ma situation actuelle, écrivait-il.

 

En réponse à cette dernière lettre, il reçut un mandat de deux milles zlotis. Au cachet, il reconnut que c’était un envoi d’Albine et il se souvint que dans une des premières lettres il lui avait écrit en plaisantant le plaisir qu’il avait maintenant à gagner avec ses leçons le peu d’argent nécessaire pour son thé, son tabac et ses livres.

 

Remettant alors le mandat dans une autre enveloppe, il le lui renvoya en la priant de ne point gâter leurs relations par de tels envois.

 

« Je ne manque de rien, écrivait-il, et je suis très heureux d’avoir une amie telle que vous. »

 

Là s’était arrêtée leur correspondance.

 

Un jour de novembre, Migourski était assis dans le salon de son chef de bataillon en train de donner sa leçon aux deux garçons quand il entendit le carillon des clochettes de la poste. Les patins du traîneau craquèrent sur la neige gelée et tous ces bruits s’arrêtèrent devant le perron. Les enfants coururent pour savoir qui arrivait et Migourski, resté dans la chambre, regardait la porte en attendant leur retour.

 

La femme du commandant parut.

 

– C’est pour vous, monsieur, dit-elle. Deux dames vous demandent. Il se peut qu’elles viennent de votre pays, car elles semblent Polonaises.

 

Si l’on avait demandé à Migourski son avis sur la possibilité de l’arrivée d’Albine à Oural, il aurait répondu qu’une telle question était inadmissible. Mais au fond de son âme il l’attendait. Le sang au visage, il se dressa et courut vers l’antichambre. Là il vit une grosse femme, à figure grêlée qui se débarrassait d’un fichu. Une autre entrait dans la chambre de la commandante et, entendant des pas derrière elle se retourna. Sous la capeline, des yeux débordants de joie de vivre brillaient sous les longs cils.

 

Stupéfait, il s’arrêta sans savoir comment la saluer.

 

– José, cria-t-elle, l’appelant comme l’appelait jadis son défunt père et comme elle-même avait pris l’habitude de l’appeler dans ses rêves.

 

Puis, entourant de ses bras le cou de celui qu’elle aimait, elle pressa contre sa poitrine son visage froid et tout rose, riant et pleurant tout ensemble.

 

La bonne commandante ayant appris qui était Albine et pourquoi elle était venue, la reçut chez elle jusqu’à son mariage.

 

VI

Le commandant fit des démarches afin d’avoir l’autorisation officielle pour le mariage. Venu d’Orenbourg, un prêtre catholique maria les Migourski. La femme de son protecteur, ainsi que Bjozowski, un Polonais exilé, furent témoins.

 

Albine, aussi étrange que cela puisse paraître, aimait passionnément son mari dont elle faisait pourtant seulement connaissance. Il était naturel qu’elle trouvât dans la réalité du mariage bien des choses moins poétiques qu’elle n’avait supposé. Mais en revanche, parce que c’était un homme bien réel et bien vivant, elle trouva en lui bien des choses simples et bonnes qu’elle n’aurait pas imaginées. Les amis d’Albine lui avaient bien parlé de sa bravoure pendant la guerre et de sa vaillance lorsqu’il eut perdu la liberté et la fortune. Elle se l’était toujours figuré comme vivant sa vie hautaine de héros. Mais, en réalité, malgré sa force physique extraordinaire et sa bravoure, il ne lui était apparu que comme un simple et bon agneau, un homme tranquille avec un sourire d’enfant sur une bouche vermeille, le visage encadré de cette barbe blonde qui avait déjà séduit Albine à Rojanka. Il était toujours le même et seule une courte pipe qui ne s’éteignait jamais était nouvelle pour la jeune femme et la gêna beaucoup, surtout au moment de sa grossesse.

 

Quant à Migourski, maintenant seulement il connaissait Albine et pour la première fois la femme se révélait à lui. Car il ne pouvait juger d’après celles qu’il avait connues avant son mariage. Ce qu’il avait découvert en elle, comme dans les femmes en général, l’avait étonné et l’aurait pu désenchanter s’il n’avait pas trouvé en lui un sentiment de tendresse et de reconnaissance. Pour Albine, comme pour la femme en général, il avait un sentiment de condescendance un peu ironique, mais pour la personnalité d’Albine il ressentait non seulement un amour très tendre, mais une sorte de ravissement et la conscience d’une dette de reconnaissance pour le sacrifice fait qui lui donnait un bonheur immérité, disait-il.

 

Ainsi l’amour les rendait heureux. Vivant l’un pour l’autre, ils éprouvaient, parmi les étrangers, le sentiment qu’éprouvent deux êtres égarés en plein hiver et qui naturellement se réchauffent. La vieille nourrice Louise, qui avait un dévouement d’esclave pour sa jeune maîtresse, contribuait encore à l’heureuse vie de Migourski. C’était une bonne vieille, qui ronchonnait toujours et qui, inconsciente de son ridicule, tombait amoureuse de tous les hommes.

 

Les enfants aussi faisaient leur bonheur. Car un an après leur mariage, ils avaient eu un petit garçon ; puis au bout de deux ans et demi, une petite fille. Celui-ci était le véritable portrait de sa mère dont il avait la grâce et la vivacité ; celle-là une jolie petite bête bien portante.

 

Dans ce tableau de bonheur, il y avait cependant des points noirs. Ils souffraient surtout de l’éloignement de la patrie et de l’humilité de leur situation. C’est Albine qui en pâtissait le plus. Lui, son José, son héros, l’homme idéal, devait rectifier la position devant n’importe quel officier, devait faire un maniement d’arme, monter des factions, obéir sans murmurer !

 

En outre, les nouvelles de Pologne étaient de plus en plus fâcheuses. Presque tous leurs proches, leurs parents, leurs amis avaient été exilés, ou, privés de leurs biens, s’étaient enfuis à l’étranger. Et pour les Migourski eux-mêmes, aucun changement de situation n’était à prévoir, car toutes les tentatives d’amnistie ou seulement d’avancement avaient été vaines. Nicolas Ier passait des revues, faisait faire des exercices, des manœuvres, donnait des bals masqués où il flirtait, courait sans but la poste de Tchougouieff à Novorossisk et de Pétersbourg à Moscou, effrayant le peuple et crevant des chevaux. Mais quand un homme téméraire faisait un rapport essayant d’améliorer le sort des décembristes qui souffraient de cet amour de la patrie que lui-même glorifiait, il bombait sa poitrine, arrêtait sur n’importe qui le regard de ses yeux de fer et disait : « Qu’il serve, il est trop tôt », comme s’il eût su quand il serait temps.

 

Et tous ses proches, les généraux, les chambellans et leurs femmes, qui vivaient et se nourrissaient autour de lui, s’attendrissaient devant la sagesse et la sagacité du grand homme. Cependant, il y avait plus de bonheur que de malheur dans la vie de Migourski.

 

Ils vécurent ainsi cinq ans. Quand soudain une douleur inattendue et terrible vint s’abattre sur eux. La petite fille tomba malade et deux jours après, c’était le tour du petit garçon. Il brûla de fièvre trois jours et mourut le quatrième sans le secours d’un médecin introuvable. Et deux jours après ce fut le tour de la petite fille.

 

Si Albine ne s’était pas noyée dans l’Oural, c’est qu’elle ne songeait pas sans horreur à la douleur qu’elle causerait à son mari.

 

Mais la vie lui devint très lourde. Jadis si active, elle restait maintenant des heures entières sans rien faire, les yeux vagues, laissant tout aux soins de Louise. Par moments, elle tressaillait et s’enfermait dans sa chambre où, sans répondre à aucune consolation, elle pleurait doucement, demandant à tous de la laisser seule.

 

L’été, elle allait sur la tombe de ses enfants et restait assise, le cœur déchiré par le souvenir de ce qui avait été et de ce qui aurait pu être. La seule pensée que les enfants auraient été sauvés s’ils avaient habité une ville où l’on aurait pu trouver un médecin, la torturait.

 

– Pourquoi tout cela, pourquoi ? songeait-elle. Ni José ni moi, nous ne demandons rien à personne. Lui voudrait vivre comme il naquit et comme ont vécu ses parents et ses arrière-grands-parents et moi à ses côtés uniquement pour l’aimer et pour élever mes enfants.

 

– Et voilà qu’on l’exile, qu’on le torture et à moi on me prend ce qui m’est plus cher que la vie, pourquoi tout cela ?

 

Elle posait cette question à Dieu et aux hommes sans pouvoir imaginer la possibilité d’une réponse ; et comme sans cette réponse il n’y avait pas de vie, sa vie s’était arrêtée.

 

Et la pauvre existence d’exilé qu’elle avait su embellir par son goût si féminin, devenait maintenant insupportable non seulement pour elle, mais pour Migourski qui souffrait pour elle et ne savait comment la réconforter.

 

VII

Dans ces moments si durs pour les Migourski arriva à Oural le Polonais Rossolowski, compromis dans un immense plan d’émeute et d’évasion que le prêtre polonais Sirotzinski, exilé, avait fomenté en Sibérie.

 

Ainsi que Migourski et des milliers d’hommes punis pour cet unique désir d’avoir voulu rester Polonais, Rossolowski était mêlé à cette affaire, bâtonné et incorporé comme simple soldat dans le même bataillon que Migourski. Ancien professeur de mathématiques, c’était un homme long, voûté, au front plissé.

 

À sa première visite chez les Migourski, le soir près de la table de thé, de sa voix lente et tranquille, il conta les péripéties atroces de l’affaire dans laquelle il avait si cruellement souffert.

 

Une société secrète avait été organisée en Sibérie. Le but était de réunir tous les Polonais exilés et incorporés dans les régiments de ligne et de cosaques et, par leur action, de semer la révolte parmi les soldats et les forçats, de soulever les relégués, et, s’étant emparés de l’artillerie à Omsk, de libérer tout le monde.

 

– Mais était-ce possible ? demanda Migourski.

 

– Très possible et tout était prêt, dit Rossolowski s’assombrissant.

 

Lentement, il exposa le plan général et les mesures prises pour sa réussite ; et en cas d’échec les mesures de salut pour les conjurés. Tout était prévu, tout était assuré et tout aurait réussi si deux traîtres ne s’étaient glissés dans leurs rangs.

 

– Sirotzinski, disait-il, était un homme de génie et d’une grande force morale. Il est mort en héros et en martyr.

 

Et de sa voix profonde et calme, il conta le martyre des chefs de la conjuration auquel il avait dû assister, par ordre des autorités, ainsi que tous ceux impliqués dans cette affaire.

 

Le premier qui passa entre les bâtons fut le Dr Chokalski. Il tomba inanimé. Puis ce fut un second, un troisième, un quatrième, les uns morts, les autres vivants à peine. L’exécution avait duré du matin à 2 heures après-midi. Et le dernier qui passa fut le prêtre Sirotzinski.

 

Il était méconnaissable. Il avait vieilli. Sa figure rasée avait pris une teinte verdâtre, son corps dénudé semblait jaune et ses côtes ressortaient au-dessus de l’abdomen. Il passa comme tous, tremblant à chaque coup, sans râle, mais disant à haute voix sa prière : Misere mei Domine secundum magnam misericordiam tuam.

 

– Je l’ai entendu moi-même, balbutia très vite Rossolowski en terminant.

 

Assise à sa fenêtre, Louise sanglota le mouchoir au visage.

 

– Pourquoi décrire tout cela. Ce sont des bêtes féroces, cria Migourski et lançant sa pipe dans un coin entra précipitamment dans la chambre à coucher.

 

Albine restait assise comme pétrifiée, les yeux fixés dans un coin obscur.

 

VIII

Le lendemain, Migourski, en rentrant de l’exercice, fut saisi d’un joyeux étonnement en voyant sa femme venir au devant de lui et l’emmener dans la chambre, d’un pas léger comme jadis.

 

– Écoute, José, dit-elle.

 

– J’écoute. Qu’y a-t-il ?

 

– Toute la nuit, j’ai songé au récit de Rossolowski et j’ai décidé que je ne pouvais plus vivre ici. Je ne peux pas. Je vais mourir, mais je ne resterai pas ici.

 

– Que faire, alors ?

 

– S’en aller. Fuir.

 

– Fuir. Mais où ?

 

– J’ai tout organisé. Écoute.

 

Elle lui raconta le plan qu’elle avait conçu pendant la nuit. Lui, Migourski, allait sortir le soir au bord de l’Oural ; il laisserait sa capote et une lettre dans laquelle il dirait avoir décidé de se tuer. On comprendrait qu’il s’était noyé. On chercherait, on ferait des rapports et pendant ce temps elle le cacherait si bien qu’il serait introuvable. On laisserait ainsi passer un mois et quand tout se calmerait, on pourrait fuir.

 

Ce projet parut d’abord inexécutable à Migourski. Mais à la fin du jour, comme sa femme avait mis toute sa passion et toute son assurance pour le persuader, il se décida. Ce qui influença encore sa décision, c’est que, en cas d’échec, lui seul encourait la punition qu’avait décrite Rossolowski tandis que la réussite la libérait, elle, qu’il voyait tant souffrir après la mort de leurs enfants.

 

Rossolowski et Louise furent au courant du complot et après de longues conférences et des rectifications, le plan de l’évasion fut établi. Au début, il avait été entendu que Migourski, reconnu noyé, allait fuir seul et à pied. Quant à Albine, elle devait partir en voiture pour l’attendre à un endroit désigné d’avance. Tel avait été le plan primitif. Mais Rossolowski ayant conté toutes les évasions qui avaient échoué pendant les dernières cinq années en Sibérie, Albine en proposa un autre :

 

José, dissimulé dans l’équipage, allait voyager avec elle et Louise jusqu’à Saratoff. Arrivé dans cette ville, il partirait sous un déguisement à pied en longeant le Volga et, à un endroit convenu, il prendrait un bateau loué d’avance par Albine et qui l’amènerait à Astrakan. De là, à travers la Caspienne jusqu’en Perse.

 

Ce plan approuvé par tous ainsi que par Rossolowski, l’organisateur principal, présentait un seul inconvénient, la difficulté de trouver la place de cacher un homme dans la voiture sans provoquer la suspicion.

 

Quand, après avoir visité le tombeau de ses enfants, Albine dit à Rossolowski son désespoir de laisser à l’étranger les cendres de ses enfants, il réfléchit et dit :

 

– Demandez à l’administration d’emmener avec vous les cercueils de vos enfants.

 

– Non, je ne veux pas, et ne peux pas ! s’écria-t-elle.

 

– Demandez toujours, car c’est la planche de salut. Nous ne prendrons pas les cercueils, mais nous ferons faire une grande caisse et dans cette caisse nous mettrons José.

 

Au premier moment, Albine avait refusé cette proposition : Elle ne voulait pas unir la fraude au souvenir de ses enfants. Mais Migourski ayant approuvé ce projet, elle consentit.

 

C’est ainsi que fut arrêté le plan définitif. Migourski allait faire tout ce qu’il fallait pour convaincre les autorités de son suicide. Son décès reconnu, Albine ferait une demande pour obtenir la permission de retourner dans son pays en emmenant les cendres de ses enfants. Cette autorisation obtenue, on ferait un simulacre d’exhumation, mais après avoir laissé les cercueils où ils se trouvaient, on mettrait Migourski dans la caisse préparée pour ceux-ci. La voiture les conduirait à Saratoff où ils prendraient le bateau ; de là, ils passeraient par la Caspienne en Perse ou en Turquie, vers la liberté.

 

IX

Les Migourski avaient acheté une voiture sous le prétexte de renvoyer Louise dans son pays. On s’occupa ensuite de la construction d’une caisse où l’on pourrait rester couché dans une position supportable et d’où l’on pourrait sortir sans être vu.

 

Albine, Rossolowski et Migourski avaient donné leur avis sur la confection de cette caisse. L’aide de Rossolowski dans cette affaire était précieuse, car il était bon menuisier. La caisse fut faite de telle façon que, placée sur les ressorts de derrière, elle adhérait parfaitement au coffre de la voiture. La paroi de la caisse, proche du coffre, s’ouvrait assez pour que l’homme qui y était pût s’étendre en partie dans la caisse, en partie dans le fond du coffre de la voiture. En outre, des trous avaient été vrillés dans le couvercle ; le tout était entouré de nattes et bouclé avec des cordes.

 

La voiture et la caisse une fois prêtes, Albine s’était arrangée pour prévenir les autorités. Elle était allée chez le commandant, lui avait fait savoir que son mari était atteint de mélancolie, qu’il avait tenté de se tuer et, craignant pour lui, elle avait demandé une permission. Son art de mimer lui avait beaucoup servi et son anxiété concernant son mari était si naturelle que le bon vieil homme, attendri, promit de faire tout ce qui était en son pouvoir. Après quoi, Migourski écrivit la lettre qu’on devrait retrouver dans sa capote et le soir du jour convenu, il alla vers l’Oural, attendit le crépuscule et ayant laissé sa capote sur la berge, il retourna furtivement chez lui. On lui avait préparé une place au grenier et la nuit Albine envoya Louise chez le commandant pour lui faire savoir que son mari, sorti depuis vingt heures, n’était pas encore rentré. Le matin, quand on lui eut apporté la lettre, elle courut avec une immense expression de douleur et tout en larmes, la porta au commandant.

 

Huit jours après, Albine fit une demande d’autorisation de départ et, sa douleur ayant frappé tout le monde, une compassion générale entoura et la mère et l’épouse. Quand cette permission fut accordée, elle demanda l’autorisation d’exhumer ses enfants et de les emporter avec elle. Les autorités, quoique étonnées par tant de sentimentalisme, ne refusèrent pourtant point.

 

Le lendemain, Rossolowski, Albine et Louise partirent au cimetière avec la caisse dans laquelle devaient être placées les bières des enfants. L’infortunée s’agenouilla devant les tombes, pria et, essuyant ses larmes, s’adressa à Rossolowski.

 

– Faites ce qu’il faut, moi, je ne puis pas le faire.

 

L’ami et Louise soulevèrent la pierre tombale et remuèrent la terre avec une pelle, pour que le tombeau semblât désormais vide.

 

Quand ce fut fait, on appela Albine et la caisse remplie de terre fut emmenée à la maison.

 

Enfin, le jour du départ arriva.

 

Rossolowski se réjouissait de la réussite de son plan. Louise, qui avait préparé pour la route des quantités de pâtés et de gâteaux, disait à tout instant que son cœur se brisait de joie et de crainte. Quant à Migourski, il était heureux de quitter son grenier où il était resté plus d’un mois, mais surtout de voir l’animation et la joie de vivre d’Albine. On eut dit qu’elle avait oublié tous ses malheurs et comme au temps de son adolescence, sa figure rayonnait de joie enthousiaste.

 

À trois heures du matin, le cosaque arriva conduisant la voiture et les trois chevaux. Albine, Louise et le petit chien s’assirent dans la voiture. Le cosaque et le cocher s’assirent sur le siège et Migourski, habillé en paysan, était étendu dans sa caisse.

 

On sortit de la ville et la bonne Troïka[22] emporta la voiture sur la route empierrée et plate au long de la steppe infinie et des regains de trèfle de l’an dernier.

 

X

Le cœur d’Albine s’arrêtait d’espoir et de joie, et comme si elle eut voulu partager ses sentiments avec Louise, elle lui désignait du regard tantôt le large dos du cosaque, tantôt le fond du coffre. Louise, d’un air confidentiel, ne cessait de regarder devant elle en plissant de temps en temps ses lèvres.

 

La journée était claire. De tous côtés s’étendait la steppe déserte et infinie, le trèfle argenté brillant sous les rayons du soleil matinal. De temps en temps seulement, à gauche ou à droite de la route, sur laquelle résonnaient les sabots non ferrés des vifs chevaux bashkirs, on voyait les monticules bâtis par les zizela ; caché derrière, l’animal de garde avertissait du danger en poussant un sifflement aigu et rentrait vivement dans son trou. De temps en temps, on croisait des voyageurs ; tantôt c’était un convoi de cosaques portant du froment, tantôt c’était un bashkir à cheval avec lequel le cosaque échangeait vivement quelques mots en tartare. À chaque relais, on amenait des chevaux frais, bien nourris et les roubles de pourboire que distribuait Albine pressaient l’allure, des cochers qui se glorifiaient de marcher comme un courrier d’État.

 

À la première station, quand le cocher détela les chevaux et que le nouveau attela les autres et que le cosaque fut entré dans la cour, Albine se pencha sur son mari et lui demanda comment il allait.

 

– Très bien, je n’ai besoin de rien. Je pourrai rester encore deux jours comme cela.

 

Le soir, on arriva dans le grand village de Dergatch. Pour que son mari pût prendre un peu de repos et se rafraîchir, Albine s’arrêta devant une auberge et envoya le cosaque chercher des œufs et du lait. La voiture était placée sous le hangar et Louise dans les ténèbres surveillait l’arrivée du cosaque. Albine fit sortir son mari, le fit manger et avant le retour du cosaque lui fit réintégrer sa cachette.

 

On envoya alors chercher des chevaux frais et on repartit. Le moral d’Albine, à chaque étape, était meilleur : elle ne pouvait plus retenir sa joie. Elle ne pouvait parler qu’avec le cosaque, Louise et le petit chien Trésor et elle s’en donnait à cœur joie. Quant à Louise, malgré son manque de beauté, elle voyait en chaque homme un admirateur. Cette fois aussi, elle supposa au bon cosaque de l’Oural qui les accompagnait des vues amoureuses. Cet homme aux yeux d’un bleu clair était assez agréable aux deux femmes par sa simplicité et sa bonne vivacité. Outre le petit Trésor à qui Albine défendait de renifler sous le siège, Albine s’amusait de la coquetterie comique que Louise déployait vis-à-vis du cosaque qui, sans y rien voir, souriait à tout ce qu’on lui disait.

 

La jeune femme, excitée par le danger, l’espoir de la réussite et l’air vivifiant de la steppe ressentait un enthousiasme et une joie enfantine oubliée depuis longtemps.

 

Migourski écoutait son babil joyeux et oubliant ses propres fatigues et la soif qui le torturait, se réjouissait de sa joie.

 

Au soir du second jour, quelque chose perça le brouillard, c’était Saratoff et la Volga. Les yeux du cosaque habitués à la steppe virent les mâts des bateaux et il les désigna à Louise. Mais Albine, qui ne pouvait encore rien voir, s’évertua à parler très haut pour se faire entendre de son mari.

 

– Saratoff, Volga, criait-elle, comme si elle eut parlé à Trésor.

 

XI

Sans entrer en ville, on s’arrêta dans le grand faubourg de Pokrovskoïe, sur la rive gauche de la Volga. Albine espérait pouvoir causer avec son mari et peut-être même le sortir de sa cachette. Mais, tout le long de cette courte nuit de printemps, le cosaque n’avait quitté les abords de la voiture. Louise qui, sur l’ordre d’Albine était restée assise à sa place, faisait des yeux doux, riait, persuadée que c’était pour elle qu’il restait. Mais Albine ne voyait rien de gai à cette situation et sans deviner pourquoi le cosaque demeurait, ne savait plus que faire.

 

Plusieurs fois, au long de cette courte nuit, Albine sortit de la chambre de l’auberge et, traversant un corridor empuanti, alla vers la voiture.

 

Le cosaque ne dormait pas, toujours assis sur une voiture voisine. Et ce n’est qu’avant l’aube, alors que les coqs s’appelaient d’une cour à l’autre, que la jeune femme trouva le moyen de parler à son mari.

 

En entendant ronfler le cosaque, elle s’approcha doucement de la voiture et frappa sur la caisse.

 

– José, José, murmura-t-elle, d’une voix effrayée.

 

– Qu’y a-t-il ? demanda la voix endormie de Migourski.

 

– Pourquoi ne m’as-tu pas répondu tout de suite ?

 

– Je dormais, répondit-il.

 

Au son de sa voix, elle comprit qu’il souriait.

 

– Faut-il sortir ? demanda-t-il.

 

– Non. Le cosaque est toujours là, répondit-elle en regardant le soldat couché sur la voiture voisine.

 

Chose étrange, le Cosaque ronflait, mais ses bons yeux bleus étaient ouverts. Il la regardait et ce n’est qu’après avoir rencontré son regard qu’il ferma ses paupières.

 

– Il m’a semblé qu’il ne dormait pas, se dit Albine. Je me serai trompée, pensa-t-elle en se tournant vers la caisse.

 

– Souffre encore un peu, dit-il. Veux-tu manger ?

 

– Non, je préférerais fumer.

 

Albine regarda encore le cosaque. Il dormait.

 

– Je vais chez le gouverneur, dit Albine. Bonne chance.

 

Et la jeune femme sortit des vêtements de la malle et rentra dans sa chambre.

 

Vêtue de sa plus belle robe de veuve, elle traversa la Volga sur un bac et, ayant appelé une voiture, se fit conduire chez le gouverneur qui la reçut immédiatement. La belle et souriante veuve, qui parlait très bien français, plut beaucoup au vieux gouverneur qui voulait faire le jeune. Il lui permit tout ce qu’elle voulut et la pria de revenir le lendemain afin qu’il lui délivrât un ordre pour le chef de police à Tsaritzine.

 

Tout heureuse des résultats de sa démarche, ainsi que de l’action de sa beauté qu’elle avait pu constater, Albine retournait lentement au port longeant une rue mal pavée.

 

Le soleil était haut au-dessus de la forêt et ses rayons jouaient sur l’eau du fleuve débordé. À droite et à gauche, on voyait comme des nuages blancs, les pommiers en fleurs. Une forêt de mâts s’étendaient le long du rivage et se reflétaient dans les eaux.

 

Arrivée au débarcadère, elle demanda à louer un bateau pour Astrakan et aussitôt des dizaines de bateliers bruyants et gais lui proposèrent leur service. Enfin elle conclut marché avec l’un d’eux qui lui plut et visita le bateau qui se trouvait parmi beaucoup d’autres.

 

Le pilote lui montra un mât qu’on pouvait dresser en cas de grand vent, tandis qu’en cas de calme, il y avait deux rameurs qui attendaient se chauffant au soleil. Il conseilla aussi de ne pas abandonner la voiture, mais de l’amarrer sur le pont après avoir enlevé les roues.

 

– Une fois amarrée, vous serez mieux assise dedans et si Dieu donne un temps convenable dans cinq jours nous serons à Astrakan.

 

Albine lui dit de venir à l’auberge de Pokvroskoïe pour voir la voiture et toucher des arrhes.

 

Tout allait pour le mieux et avec une grande joie elle se dirigea vers l’auberge.

 

XII

Le cosaque Danilo Lifanoff avait trente-quatre ans et il terminait son service dans un mois. Sa famille se composait d’un grand-père de quatre-vingt-dix ans qui se souvenait encore de Pougatche, de deux frères, d’une belle-sœur, d’un frère aîné exilé en Sibérie comme « vieux croyant », d’une femme, de deux filles et d’un fils. Son père avait été tué dans la guerre avec les Français, de sorte qu’il était l’aîné de la famille. Il n’était pas pauvre, possédait seize chevaux, deux troupeaux de taureaux et pas mal de terre libre où poussait le froment.

 

Danilo tenait fortement à la vieille foi. Il ne fumait pas, ne buvait pas, et ne mangeait pas dans la même salle que ceux qui n’étaient pas de sa foi. Il observait rigoureusement le serment. Dans toute affaire, il était lent à exécuter, mais on pouvait compter sur lui. Il employait toute son attention à exécuter les ordres qu’il recevait et n’oubliait pas un seul instant ce qu’il considérait comme son devoir.

 

Comme on lui avait ordonné de conduire à Sarato les Polonaises, qu’on ne leur fit aucun mal et qu’elles-mêmes restassent calmes, il les avait accompagnées jusqu’ici avec leur petit chien et leur bière. Ces femmes étaient gentilles, bonnes et, bien que Polonaises, ne faisaient aucun mal. Mais dans l’auberge, le soir, il avait vu, en passant devant la voiture, que le petit chien piaillait en remuant la queue, tandis que sous le siège de la voiture, il avait cru entendre une voix. Une des Polonaises, la plus vieille, avait saisi aussitôt le chien et l’avait emporté d’un air effrayé.

 

– Il y a quelque chose là-dessous, se dit-il.

 

La nuit, quand la jeune Polonaise s’approcha de la voiture, il fit semblant de dormir et entendit alors clairement une voix d’homme sortant de la caisse.

 

De bon matin, il alla à la police et fit son rapport. Les Polonaises qui lui avaient été confiées transportaient dans leur caisse un vivant au lieu de morts.

 

Quand Albine, joyeuse et assurée que tout allait bien finir et qu’ils seraient libres dans quelques jours, s’approcha de l’auberge, elle vit à la porte un équipage élégant et deux cosaques. La foule se massait à l’entrée, regardant curieusement dans la cour.

 

Elle était si pleine d’espoir et d’énergie qu’elle n’aurait jamais pu supposer que cette foule pouvait avoir été attirée par ce qui l’occupait. Elle entra dans la cour et, cherchant à voir sa voiture, elle entendit un aboiement désespéré de Trésor.

 

Ce qui était le plus terrible était arrivé. Devant la voiture, tout brillant dans son uniforme neuf, ses bottes vernies, ses boutons dorés et ses pattes d’épaules, se tenait un homme large aux favoris noirs. Il parlait à voix haute et rauque. Devant lui, placé entre deux soldats, José, avec ses vêtements de paysan et les cheveux mêlés de brins de paille, semblait tout étonné, levant et laissant tomber ses larges épaules. Sans se douter qu’il était la cause de tout ce malheur, le petit Trésor, le poil hérissé, aboyait furieusement contre le chef de la police.

 

Migourski, qui venait d’apercevoir Albine, voulut s’approcher d’elle, mais les soldats le retinrent.

 

– Ce n’est rien, chérie, ce n’est rien, dit-il en souriant de son bon sourire.

 

– Et voilà la chère petite dame, fit ironiquement le policier. Venez un peu ici. Ce sont les bières de vos enfants, dit-il en indiquant Migourski.

 

La femme ne put répondre et portant la main à sa gorge, ouvrit la bouche, mais aucun son ne sortit. Ainsi qu’il arrive à l’instant de la mort ou dans les minutes décisives de la vie, en un instant, elle sentit et mesura tout un abîme de sentiments et de pensées, sans pouvoir rien comprendre, ni croire de son malheur.

 

Ce qu’elle ressentit d’abord fut l’orgueil blessé à la vue de son mari, le héros, entre les mains de ces brutes qui le tenaient maintenant en leur pouvoir. Puis ce fut une compréhension exacte du malheur qui la frappait. La conscience de son malheur fit surgir le souvenir le plus terrible de sa vie : la mort de ses enfants ; et aussitôt la question se posa. Pourquoi lui avait-on enlevé ses enfants ? Puis un autre : pourquoi cet homme, le meilleur et le plus aimé d’entre tous, son mari, allait-il périr ?

 

– Qui est-il ? est-ce votre mari ? demanda le maître de police.

 

– Pourquoi, hurla-t-elle ? Et prise d’un rire fou, elle tomba sur la caisse qui avait été détachée de la voiture.

 

Louise, toute tremblante de sanglots et le visage inondé de larmes, s’approcha d’elle.

 

– Madame, chère petite Madame ! Ce n’est rien, disait-elle en promenant machinalement la main sur le corps de sa maîtresse.

 

On passa les menottes à Migourski, on l’emmena et Albine courut derrière lui.

 

– Pardonne-moi, cria-t-elle. C’est de ma faute.

 

– On verra à qui la faute. Ça arrivera jusqu’à vous, dit le maître de police en la repoussant de la main.

 

Le prisonnier fut conduit au bac. Et Albine, sans savoir pourquoi, le suivait sans écouter les consolations de Louise.

 

Pendant toute la durée de ce drame, le cosaque Danilo Livano était resté près des roues de la voiture et d’un air sombre regardait tantôt le maître de police, tantôt Albine, tantôt ses pieds à lui.

 

Quand Migourski fut parti, Trésor, resté seul, remua la queue et se mit à caresser le cosaque auquel il s’était habitué en chemin.

 

Le cosaque se détacha alors de la voiture, arracha le bonnet qu’il avait sur la tête, de toutes ses forces le lança à terre et, envoyant un coup de pied à Trésor, entra au cabaret. Là, il commanda du vodka, but sans arrêt et dépensa tout ce qu’il avait jusqu’au prix de son uniforme. Le lendemain seulement, quand il s’éveilla dans un fossé, il avait cessé de penser à la question qui le torturait : avait-il bien fait ?

 

*

* *

 

Migourski fut jugé et condamné pour désertion à mille coups de bâton. Ses parents, ainsi que Wanda, qui avaient des relations à Saint-Pétersbourg, obtinrent cette atténuation de peine et il fut envoyé en Sibérie, en relégation perpétuelle. Albine l’y suivit. Quant à Nicolas Ier, il se réjouissait d’avoir écrasé la révolution, non seulement en Pologne, mais en Europe. Il était fier de n’avoir pas manqué aux volontés de l’autocratie russe et d’avoir gardé la Pologne pour le bien du peuple russe. Et les hommes constellés de décorations et vêtus de lourds uniformes dorés, l’acclamèrent pour cela, lui faisant croire à sa grandeur, soutenant que sa vie était un bienfait pour l’humanité et surtout pour le peuple russe dont l’abrutissement et la corruption avaient toujours été le but inconscient de ses efforts.

POURQUOI L’ON TIENT À LA VIE[23]

I

Un cordonnier était avec sa femme et ses enfants en loyer chez un paysan. Le pauvre artisan ne possédait rien ; il gagnait à la sueur de son front le pain de chaque jour. Le pain était dur, le travail peu payé, et ce qu’il en retirait avec beaucoup de peine ne faisait que passer de la main dans l’estomac. Lui et sa femme n’avaient qu’une seule fourrure pour tous deux ; elle était usée et en loques. Il y avait deux ans déjà que le cordonnier attendait de pouvoir acheter une peau de mouton pour en faire une nouvelle pelisse.

 

Quand on était à l’automne, il restait cependant quelque argent à la maison ; la femme du cordonnier gardait un billet de trois roubles dans sa cachette, et puis en additionnant les petits crédits faits de ci de là aux pratiques, cela présentait un total de cinq roubles vingt kopecks à ajouter aux billets.

 

Un matin, le cordonnier se disposa à se rendre au village afin d’acheter la peau de mouton depuis si longtemps désirée ; il endossa le mantelet ouaté de sa femme, passa par-dessus son kaftan de drap, et, un bâton à la main, il se mit en route aussitôt après le déjeuner, non sans avoir soigneusement serré le billet de trois roubles dans sa poche. Tout en cheminant silencieusement, il refaisait son compte. « J’ai trois roubles, se disait-il ; avec les cinq que je vais recevoir, cela fait bien huit, et pour ce prix on peut avoir une peau de mouton fort convenable. »

 

À la première porte où il frappa, ce fut la femme qui vint ouvrir : son mari n’y était pas, elle promit qu’on payerait dans la huitaine ; en attendant le cordonnier ne reçut pas un kopeck. Il s’en alla plus loin ; cette fois le maître du logis s’y trouvait, mais il jura ses grands dieux qu’il n’avait pas d’argent et donna vingt kopecks seulement.

 

Il vint alors à l’idée du cordonnier qu’il fallait acheter la peau à crédit. Mais le marchand auquel il s’adressa ne voulut pas l’entendre de cette oreille.

 

– Avec de jolis petits roubles, tu pourras choisir tout ce qui te fera plaisir ; mais pas d’argent, pas de marchandise. Ah ! nous serions bien refaits avec les crédits, nous savons ce qu’il en retourne.

 

Le pauvre cordonnier ne s’était guère attendu à ce qui lui arrivait. Vingt pauvres kopecks, le prix d’un mauvais rapiéçage, voilà tout ce qu’il remportait de sa tournée, avec une paire de vieux chaussons de feutre qu’un paysan lui avait donnés à regarnir.

 

Le chagrin et le souci lui rongeaient le cœur ; il entra au premier cabaret qu’il trouva sur sa route, y but pour ses vingt kopecks et reprit le chemin du logis. Il avait gelé ; notre homme était sans sa fourrure ; néanmoins, il se sentait une douce chaleur dans tout le corps ; l’eau-de-vie l’avait ragaillardi ; il faisait sonner son bâton sur le sol durci par le gel, tandis que de l’autre main il faisait exécuter aux vieilles bottes de feutre les mouvements les plus désordonnés. En même temps, il marmottait des paroles incohérentes en guise de consolation.

 

– J’ai bien chaud, disait-il, et cependant je ne porte pas de fourrure. Un quart d’eau-de-vie a fait l’affaire. Avec ça la chaleur vous circule dans toutes les veines et on peut fort bien se passer de fourrure ; et puis ça vous allège le cœur ! Me voilà maintenant un homme content. Pourquoi se chagriner ? On ira bien son chemin sans fourrure. Mais ma femme, c’est elle qui va recommencer à me faire de la bile. Vraiment, n’est-ce pas agaçant ? Je ne travaille que pour elle ; elle me mène par le nez et je me laisse doucement faire. Mais attends ! ma chère : il faut que les roubles sortent de leur cachette ; c’est moi qui les aurai, sinon, je t’arrache ta coiffe. Oh ! je le ferai comme je le dis, va ! Quoi ! je n’ai reçu que vingt kopecks ! Que pouvais-je acheter avec cette somme ? Boire un coup, et c’est tout. Elle est toujours à crier qu’elle a grand besoin de ceci, qu’elle a grand besoin de cela. Et moi, croit-elle que j’aie tout ce que je désire ? Elle a la maison et le bétail, et toutes sortes de bonnes choses, tandis que moi, je suis là comme un pauvre diable qui doit pourvoir à tout. Elle ne manque pas de pain à la maison ; mais qui le paie, si ce n’est moi ? Et Dieu sait où il faut prendre tout cet argent : trois roubles par semaine pour le pain seulement. Quand j’arriverai, je les trouverai tous à manger du pain : rien que pour un rouble et demi sur la table ! C’est pourquoi je veux qu’elle me donne ce qui m’appartient…

 

Ainsi discourant, le pauvre savetier arriva près d’une chapelle cachée dans l’une des sinuosités du chemin. Il lui sembla voir quelque chose de blanc remuer au pied de l’édifice. La nuit déjà tombée empêchait de rien distinguer à distance ; il s’approcha pour mieux voir et demeura perplexe.

 

– Qu’est-ce donc ? se demandait-il. Un bloc de pierre, peut-être ? Mais il n’y en a point en ce lieu. Un animal ? Cela ne lui ressemble guère. Un homme plutôt ? Mais cette clarté et ces formes si vagues, ce serait étrange ! D’ailleurs, que ferait ici un homme à cette heure ?

 

Il se pencha tout près… Étrange chose, en vérité ! Oui, c’était bien un homme, mais un homme sans vêtements, sans linge, nu comme l’enfant qui vient de naître. Mort ou vivant, on n’aurait pu le dire ; son regard était fixe et il ne faisait aucun mouvement. La peur saisit le cordonnier, qui se dit en frissonnant :

 

– Sans doute que des brigands l’ont tué et laissé là après l’avoir dépouillé. Éloignons-nous : on est en danger toute sa vie quand on se mêle de ces sortes de choses.

 

Et, s’éloignant à la hâte, il tourna l’angle de la chapelle.

 

Maintenant la terrible apparition était hors de sa vue.

 

Quand il eut longé le mur, il ne put s’empêcher de se retourner : l’homme avait quitté sa place, il s’avançait en regardant comme s’il eût cherché quelque chose. Le pauvre savetier crut défaillir ; il s’arrêta en se disant, tout tremblant :

 

– Que faire ? Faut-il l’aborder ou détaler au plus vite ? Mon ami, prends garde ! L’aborder, il pourrait t’en arriver malheur. Qui sait s’il n’est point là pour quelque mauvais dessein ? Si tu l’approches et qu’il te tombe dessus, et qu’il t’étrangle en te laissant sur place… brrr… Et quand même il n’y aurait rien à craindre, que ferais-tu de lui ? Tu l’aurais sur les bras ; il est nu, il faudra le vêtir, te dépouiller de tes derniers vêtements pour l’en couvrir. Rien de ça, mon ami ! Allons-nous-en bien vite.

 

Et le cordonnier reprit précipitamment sa route. Toutefois, il avait fait quelques pas à peine qu’il s’arrêtait de nouveau. Une voix lui parlait de l’intérieur et le retenait sur place :

 

– Qu’est-ce donc, frère Sema ? Qu’allais-tu faire ? Cet homme se meurt de détresse, et tu trembles comme un enfant timide, et tu veux passer outre ! Aurais-tu peut-être trouvé un trésor et craindrais-tu qu’on ne te dérobât tes richesses ! Sema, Sema, c’est mal, ce que tu fais là !

 

Alors, revenant précipitamment sur ses pas, il marcha droit vers l’inconnu.

II

En s’approchant, il vit un tout jeune homme, dont le corps, sain et robuste, ne portait aucune trace de violence ; seulement le malheureux était transi et paraissait angoissé ; il s’était rapproché du mur de l’église et s’y tenait appuyé, sans regarder Sema, comme à bout de forces, ne pouvant même lever les yeux.

 

Sema s’approcha plus près de lui ; alors l’inconnu se réveilla comme d’un rêve ; il leva la tête, ouvrit les yeux, et regarda Sema d’un regard qui alla droit au fond de son cœur.

 

Le savetier jeta ses chaussures, détacha sa ceinture de cuir, qui alla rejoindre ses bottes, puis il ôta son kaftan en disant :

 

– Suffit… je vois ce qu’il en est. Tiens, veux-tu essayer ceci ? Mais, d’abord, redresse-toi un peu.

 

Sema soutint l’inconnu de son bras et l’aida à se remettre debout.

 

Il avait un visage charmant, et son corps avait des formes fines et délicates ; les pieds et mains ne montraient aucune trace de callosité. Sema lui jeta le kaftan sur les épaules, et, comme l’inconnu n’arrivait pas à passer les manches, il lui prit la main et l’aida, puis il ferma le kaftan sur sa poitrine, ramena les basques l’une sur l’autre et serra la taille avec la ceinture de cuir. Puis il ôta sa vieille casquette pour en coiffer son frère malheureux, mais, à ce moment, il sentit un froid piquant sur sa tête découverte et il fit cette réflexion :

 

– Après tout, je suis chauve, tandis qu’une épaisse forêt de cheveux garantit sa tête.

 

Et il remit sa casquette.

 

– Chaussons-le plutôt, reprit-il.

 

Il le fit asseoir et lui passa les vieilles chaussures de feutre qu’il avait aux pieds. Après l’avoir ainsi vêtu, il lui dit d’un ton cordial :

 

– C’est bien, frère. Maintenant, un peu de mouvement pour te réchauffer. Avec cela, on se tire d’affaire. Peux-tu marcher ?

 

L’étranger ne répondit pas ; immobile, il regardait Sema, les yeux pleins d’affection et de reconnaissance.

 

– Tu ne réponds pas ? Voudrais-tu passer l’hiver ici peut-être ? Viens nous mettre à l’abri. Tiens, voici mon bâton, frère, appuie-toi dessus et essaie de marcher.

 

L’homme se mit à marcher. Il allait sans difficulté, sans rester en arrière, côte à côte avec Sema, qui commença à le questionner.

 

– Dis-moi, frère, d’où viens-tu ?

 

– Je ne suis pas d’ici.

 

– En effet, tous les gens du pays me sont connus. Mais qu’est-ce qui t’amène ici ? Que faisais-tu près de la chapelle ?

 

– Je ne dois pas le dire.

 

– Des méchants t’ont maltraité, sans doute ?

 

– Aucun homme ne m’a fait de mal. C’est Dieu qui me punit.

 

– C’est vrai. Tout se fait de par sa volonté. Cependant, tu as un but, sans doute ; où vas-tu ?

 

– Tous les chemins me sont indifférents.

 

Sema s’étonnait. Son compagnon n’avait pas l’air d’un vagabond ni d’un mauvais sujet ; il parlait avec une grande douceur. Pourquoi refusait-il de s’expliquer ? « Mon Dieu ! pensait le savetier, il y a bien des choses qu’on ignore en ce monde. »

 

Il reprit :

 

– Eh bien ! viens-t’en chez moi, tu y auras au moins un moment de repos.

 

Le cordonnier suivait d’un pas allègre le chemin de sa demeure et l’étranger le suivait.

 

En ce moment, le vent s’engouffra sous la chemise nue de Sema ; la chaleur de l’ivresse était éteinte, il sentit douloureusement le souffle glacé. Tout frissonnant, il hâta le pas, en étirant sans pitié le mantelet de sa femme pour en couvrir sa poitrine. Il pensait tristement :

 

– Je suis sorti, ce matin, pour acheter une pelisse en peau de mouton, et je rentre sans un habit, amenant un homme nu par-dessus le marché. C’est ça qui ne va pas contenter Matréma !

 

En prononçant le nom de sa femme, le pauvre homme eut un serrement de cœur. Il jeta à la dérobée un regard sur son protégé ; en voyant cette figure si douce telle qu’elle lui apparut près de la chapelle, la joie et la sérénité revinrent dans son cœur.

 

III

La femme de Sema avait achevé de bonne heure son travail quotidien. L’eau, le lait, étaient prêts pour le lendemain ; les enfants avaient eu leur repas du soir, elle-même venait de manger, et, maintenant, elle tenait conseil avec elle-même, fort embarrassée de décider s’il fallait faire ce jour-là encore une nouvelle cuisson de pain.

 

– Sema peut avoir dîné en route, se disait-elle ; dans ce cas, il ne prendra rien ce soir, et il reste assez de pain pour demain.

 

Elle tourna et retourna vingt fois le morceau qui restait ; elle prit enfin un parti :

 

– Voyons, décida-t-elle, il n’y a plus de farine que pour une fois, et il faut que nous allions avec cela jusqu’à vendredi.

 

Le pain soigneusement serré, Matréma prit son aiguille et se mit à rapiécer une chemise de son mari. Tandis que sa main se pressait, Matréma était en pensée avec son Sema, achetant la peau de mouton dont on ferait la fameuse pelisse.

 

– Mon Dieu, pourvu qu’il ne se laisse pas tromper, disait-elle en tirant nerveusement son aiguille. Le pauvre homme est sans malice aucune, un petit enfant le mènerait par le nez, et lui ne saurait même pas faire tort d’un cheveu. Certes, huit roubles d’argent ne sont pas une petite somme ; avec cela on a une riche pelisse, sans garnitures il est vrai, mais enfin une pelisse. Avons-nous assez souffert, l’hiver passé, sans pelisse ! Je ne pouvais aller nulle part, pas même jusqu’au ruisseau. Et il a tout pris en partant, tout, je n’ai plus rien de chaud à me mettre sur le corps. Il est parti de bonne heure ; que fait-il pour ne pas encore être rentré ? Ah çà ! mon petit trésor se serait-il peut-être arrêté au cabaret ?

 

Elle achevait son petit monologue quand des pas résonnèrent tout à coup sur l’escalier.

 

Matréma posa son ouvrage et se leva en hâte.

 

À sa grande surprise, elle voit que deux hommes sont entrés : l’un est son mari, l’autre une façon de paysan, en hautes bottes de feutre, sans bonnet, en somme, un singulier compère.

 

L’odorat de Matréma avait deviné aussitôt le parfum de l’eau-de-vie.

 

– Grand Dieu ! pensa-t-elle, quelque chose me l’avait bien dit, mon homme a bu.

 

Mais quand elle vit qu’il était sans kaftan, à peine vêtu du vieux mantelet, et qu’il se tenait là comme un coupable, sans rien dire, sans savoir où regarder, elle crut sentir son cœur se briser.

 

– Il s’est enivré, dit-elle avec une douloureuse amertume, il a bu notre pauvre argent avec cet ivrogne et voilà qu’il l’amène encore ici.

 

Les deux hommes entrèrent dans la chambre, Matréma les suivit, tout entière à dévisager l’inconnu. Elle remarque qu’il est fort jeune, qu’il a le teint hâve, le maintien timide et qu’il porte son propre kaftan, sur sa peau encore ! Pas trace de chemise, pas plus que de coiffure ! Il est entré et est resté fixé sur place, ne bougeant plus, n’osant lever les yeux.

 

– Ce ne peut être un homme de bien, se dit Matréma… Il me fait peur !

 

Elle recula et se colla au poêle, attendant, l’air mauvais, ce qui allait advenir.

 

Sema ôta sa casquette de cuir, s’assit sur le banc. Tout préoccupé d’héberger son hôte, il demanda à Matréma :

 

– Eh bien ! petite femme, qu’est-ce que tu donnes à souper ?

 

La ménagère, changée en statue devant son poêle, marmotta quelque chose entre ses dents. Elle regardait alternativement les deux hommes et secouait la tête de l’air le plus mécontent.

 

Sema fit comme s’il ne voyait rien, et, prenant la main de l’étranger, il lui dit d’un ton affectueux :

 

– Assieds-toi, frère, et prenons un morceau ensemble.

 

L’étranger s’assit timidement aux côtés de Sema.

 

Celui-ci reprit :

 

– Dis, petite femme, ne te reste-t-il rien de ta cuisine ?

 

Alors Matréma éclata :

 

– Bien sûr qu’il me reste quelque chose : mais te le donner ! Ah ! non, certes. Un homme qui a bu à ne plus savoir où est sa tête, qui s’en est allé pour acheter une pelisse et qui revient sans kaftan, amenant un vagabond chez lui ! Non, certes, je ne donnerai pas à souper à des fainéants et à des ivrognes de votre espèce.

 

– Cesse ton caquet, stupide femme, ta langue va trop vite. Tu devrais t’informer d’abord…

 

– D’abord je veux savoir ce que tu as fait de notre argent.

 

Sema porta sa main à sa poche et en retira le billet de trois roubles, qu’il tendit à sa femme.

 

– Voilà, dit-il. Trifouan ne m’a rien donné ; il m’a promis de payer demain.

 

Ces mots, loin de calmer la terrible femme, provoquèrent une nouvelle explosion de colère.

 

– Point de pelisse ! Mon kaftan sur le corps d’un va-nu-pieds ! Un vagabond au logis ! cria-t-elle en saisissant furieusement les billets, qu’elle serra aussitôt en lieu sûr, sa langue allant toujours. Non, il n’y a rien ici pour vous. J’aurais bien à faire s’il me fallait nourrir tes ivrognes, les amis de cabaret.

 

– Matréma ! tiens ta langue, femme stupide, et écoute ce que j’ai à te dire.

 

– Ce que tu as à me dire ! Voyez-vous ce grand nigaud qui voudrait m’apprendre quelque chose ! Ah ! je ne me trompais pas quand je ne voulais pas de toi pour mari. Tout le beau linge que j’ai reçu de ma mère, tu l’as vendu pour boire, et, aujourd’hui encore, tu vas au cabaret, au lieu d’acheter la pelisse.

 

Sema veut expliquer qu’il n’a bu que les vingt kopecks, il commence le récit de sa rencontre avec l’étranger ; mais Matréma l’interrompt coups sur coups et parle seule. Où prend-elle tout ce qu’elle dit ? Dieu, quel flux de paroles ! un mot n’attend pas l’autre. Sa mémoire rappelle des faits écoulés depuis dix ans ; elle s’excite toujours plus, elle jette les hauts cris et tombe enfin sur son mari, qu’elle saisit violemment par le bras.

 

– Et mon mantelet, le seul bon que j’aie, il te le fallait aussi. Rends-le-moi, ivrogne, et bien vite, ou gare le bâton !

 

Sema, sans répondre, se met en devoir d’obéir ; il ôte l’une des manches du mantelet ; sa femme tire violemment l’autre en faisant craquer toutes les coutures, puis se précipite vers la porte, avec le dessein de s’enfuir ; mais, soudain, elle s’arrête, une voix vient de parler en elle, lui disant de rentrer et de s’informer d’abord de ce qu’est l’étranger.

 

IV

– Si c’était un homme de bien, dit-elle à Sema, il ne se promènerait pas tout nu, sans même avoir une chemise sur le corps : s’il était là pour quelque bonne action, il y a longtemps que tu m’aurais dit où tu l’as rencontré.

 

– Mais je ne demande qu’à le dire. Je suivais tranquillement ma route ; devant la chapelle, je vois cet homme couché au pied du mur ; il était nu comme l’enfant qui vient de naître ; le froid l’avait déjà roidi, car, par le temps qu’il fait, il n’est pas agréable d’être dehors sans un vêtement sur le dos. C’est Dieu qui m’a conduit vers lui, car, sans moi, il ne serait déjà plus en vie ! Que fallait-il faire ? On ne sait ce qui peut arriver en ce monde. Je n’hésitai pas : je partageai nos habits avec lui, et lui dis de venir avec moi. Ainsi donc, maîtresse, apaise ton cœur sauvage, et prends garde de pécher ; rappelle-toi qu’il nous faudra mourir.

 

L’esprit du mal dominait encore Matréma ; elle jeta sur l’étranger un regard soupçonneux, et demeura silencieuse. Quant à l’hôte inconnu, il restait sans bouger, assis à peine sur le bord du banc, les mains jointes sur les genoux, la tête inclinée sur la poitrine et les yeux constamment fermés. Son front était voilé d’une sombre mélancolie, et sa respiration paraissait oppressée. Matréma ne parlait plus. Sema l’interpella de nouveau :

 

– Matréma ! Dieu t’aurait-il donc abandonnée ?

 

Cet appel vibra étrangement à l’oreille de Matréma, qui jeta un nouveau regard sur l’étranger, et elle sentit aussitôt son cœur s’alléger d’un poids immense. Quittant la porte, elle s’approcha vivement du poêle, et en tira le repas du soir ; elle le plaça devant les deux hommes, elle apporta aussi la cruche de kwass, qu’elle posa sur la table après l’avoir remplie jusqu’au bord ; elle mit aussi le dernier morceau de pain et, d’une voix apaisée, dit à ses hôtes en posant les couteaux et les cuillers devant eux :

 

– Eh bien ! donc, mangez, voilà tout ce que je puis vous offrir.

 

– Allons, mon jeune ami, régale-toi, dit à son tour Sema, après avoir coupé une tranche de pain et trempé la soupe.

 

Et les cuillers d’aller et venir à la gamelle commune. Matréma, accoudée à l’un des angles de la table, ne détachait pas ses yeux de l’étranger, et son cœur s’émut. Alors les traits de l’inconnu s’illuminèrent d’un rayon de joie, la sérénité revint sur son front ; et levant les yeux sur Matréma, il eut un sourire plein de douceur.

 

Le repas fini et la table desservie, Matréma questionna l’étranger.

 

– Qui es-tu ? commença-t-elle.

 

– On ne me connaît pas ici.

 

– Mais comment t’es-tu trouvé sur le chemin de notre village ?

 

– Je ne dois rien dire.

 

– Qui donc t’a dépouillé ainsi ?

 

– Dieu me punit.

 

– C’est donc vrai, tu étais tout nu devant la chapelle ?

 

– Oui, c’est vrai. Il gelait, le froid m’avait déjà engourdi. Alors Sema m’a vu et il a eu pitié de moi. Il a ôté son kaftan pour m’en couvrir. Et comme Sema, tu as eu pitié de ma détresse, et m’as donné de quoi apaiser ma soif et ma faim. Que Dieu vous donne en récompense la félicité éternelle !

 

Matréma prit la chemise qu’elle venait de rapiécer, ainsi qu’un vieux pantalon, les donna à l’étranger en disant :

 

– Tiens, frère, mets cela ; tu ne peux pas rester sans chemise. Maintenant choisis l’endroit qui te conviendra pour la nuit. Tu peux prendre la soupente ou le coin du poêle.

 

L’étranger se coucha sur la soupente, après avoir rendu le kaftan. Matréma, de son côté, souffla la lumière et se coucha auprès de son mari, en se couvrant pauvrement de la moitié du kaftan. La pensée de l’hôte mystérieux ne la laissait point dormir ; elle se disait que le dernier pain était mangé, qu’il n’y en avait pas pour le lendemain, qu’elle avait donné jusqu’à la chemise de son mari, et son cœur se contractait douloureusement ; mais alors elle revoyait le sourire si doux et si affectueux qui avait répondu à ses bienfaits, et aussitôt la joie remplaçait l’amertume. Elle resta longtemps ainsi éveillée, s’apercevant bien que Sema ne dormait pas non plus, car il tiraillait le kaftan et le mettait tout entier sur lui.

 

– Sema ! dit-elle.

 

– Quoi donc ?

 

– Notre dernier reste de pain est mangé. Je n’en ai pas mis d’autre au four. Qu’allons-nous faire demain ? Faudra-t-il aller en emprunter chez Malouja, la voisine ?

 

– Pourvu que nous ayons la vie, nous trouverons bien de quoi manger.

 

Cette réponse fit taire Matréma, qui, cependant, reprit un moment après :

 

– On voit que cet homme n’est pas un méchant. Mais pourquoi ne veut-il pas se faire connaître ?

 

– Eh ! mais, parce qu’on le lui a défendu, sans doute.

 

– Écoute donc, Sema.

 

– Quoi encore ?

 

– Nous autres, nous sommes toujours prêts à donner… pourquoi personne ne nous donne-t-il jamais rien ?

 

Sema ne savait trop que répondre. Il grogna, et d’un ton brusque :

 

– Assez bavardé comme cela. Dormons !

 

Et se tournant de l’autre côté, il s’endormit d’un profond sommeil.

 

V

Il se réveilla le lendemain plus tard que de coutume. Les enfants dormaient encore.

 

Matréma était allée faire son petit emprunt chez la voisine. L’étranger était déjà assis sur le banc, vêtu des vieilles chausses et de la chemise rapiécée. Une calme sérénité rayonnait sur ses traits, et son regard s’élevait au ciel.

 

Sema lui dit en l’abordant :

 

– Frère, causons un peu. On ne peut vivre sans manger et sans boire, et le corps doit être vêtu. L’homme doit gagner son pain. Sais-tu travailler ?

 

– Je ne sais rien.

 

Sema fit un soubresaut ; mais se remettant aussitôt :

 

– Bien, dit-il. Il suffit que tu prennes le goût du travail. L’homme peut tout apprendre.

 

– Je travaillerai comme vous.

 

– Comment faut-il t’appeler ?

 

– Michel.

 

– Suffit. Je ne te demande pas autre chose, puisque tu ne peux rien dire de plus. Eh bien ! mon cher Michel, applique-toi, et sous ma direction, tu ne manqueras de rien ici.

 

– Dieu te bénisse ! Maintenant parle et j’obéis.

 

Le cordonnier prit alors un peloton de ligneul et se mit à tordre le fil entre ses doigts.

 

– Regarde, dit-il, ce n’est pas difficile.

 

Michel mettait toute son attention ; puis essayant à son tour, il réussit cette première épreuve avec un plein succès.

 

Sema continua graduellement à l’initier à tous les secrets du métier. L’apprenti montrait de l’habileté et de l’intelligence, et ne donnait que de la satisfaction à son maître.

 

L’ouvrage, si difficile qu’il fût, sortait de ses mains propre et bien fait ; le troisième jour Michel travaillait comme un ouvrier ; on eût dit qu’il n’avait fait que cela toute sa vie. Il ne perdait pas une minute, mangeait avec modération et ne sortait jamais. Quand il avait des moments de loisir, il restait silencieux, les yeux constamment, fixés au ciel ; aucun mot inutile ne sortait de sa bouche. Il ne riait jamais ; on ne l’avait vu sourire que le soir de son arrivée, quand Matréma lui avait servi à souper.

 

VI

Los choses allant ainsi jour après jour, semaine après semaine, une année fut bientôt écoulée. Maître Sema avait maintenant un habile ouvrier connu pour travailler mieux que tout autre ; et les pratiques affluaient dans la pauvre demeure du savetier.

 

Un jour, au cœur de l’hiver, un traîneau attelé de trois chevaux fringants s’arrêta devant la maison. Sema et son compagnon interrompirent leur travail et se penchèrent vers la fenêtre.

 

Un brillant laquais sauta prestement du siège et ouvrit la portière. Il en sortit un personnage d’allure distinguée, tout hérissé de fourrure, qui se dirigea droit vers l’escalier.

 

Matréma s’était précipité pour ouvrir la porte.

 

Le personnage s’inclina sous le linteau trop bas et entra dans la chambre. Il avait la taille plus qu’ordinaire, et peu s’en fallut qu’il ne heurtât le plafond en se redressant. Son grand air contrastait avec la modeste pièce, qui semblait trop petite pour lui.

 

Sema s’était levé à la hâte, et fit un profond salut, tout confus en présence de ce grand seigneur ; jamais si grand personnage n’était entré sous son toit. Quel contraste !

 

D’un côté Sema, le teint hâlé, le visage couvert de rides ; Michel, avec sa douce figure pâlie de maigreur ; Matréma, dont la peau ridée s’étirait sur les os ; de l’autre, un colosse au visage plantureux, tout veiné de sang, avec une encolure de taureau, un être en un mot qui semblait d’un autre monde.

 

Le personnage respira bruyamment, ôta sa fourrure et demanda après s’être assis :

 

– Qui est le maître ici ?

 

– C’est moi, Votre Seigneurie, répondit Sema en s’avançant.

 

Le gentilhomme se tourna vers son laquais et lui dit :

 

– Fedka, va chercher le rouleau de cuir.

 

Le laquais s’empressa et revint bientôt avec un rouleau, qu’il remit à son maître. Celui-ci le posa sur la table.

 

– Ouvre-le, ordonna-t-il de nouveau.

 

Quand ce fut fait, le gentilhomme, appuyant l’index sur le cuir, interpella Sema :

 

– Maintenant, écoute, cordonnier et maître en chaussures, tu vois ce cuir ?

 

– Je le vois, Seigneurie, balbutia Sema.

 

– Tu le vois, mais sais-tu ce que c’est que cette marchandise-là ?

 

Sema palpa le cuir et dit :

 

– La marchandise est belle.

 

– Belle ! je te crois, parbleu ! si belle que de sa vie un savetier comme toi n’en a vu de pareille. Sais-tu que c’est du cuir allemand et que ça me coûte vingt roubles ?

 

Sema balbutia :

 

– Où verrait-on ici quelque chose de pareil ?

 

– Je me le demande aussi. Maintenant, écoute-moi bien. Je veux que de ce cuir on me fasse une paire de bottes, mais il me faut un chef-d’œuvre. Te chargeras-tu de ce travail ?

 

– Je m’en chargerai, Votre Seigneurie.

 

Le gentilhomme apostropha violemment Sema :

 

– Tu t’en chargeras, c’est bientôt dit. Mais sais-tu pour qui tu travailles ? et cette marchandise, en connais-tu le prix ? Je veux des bottes qui puissent se porter une année, sans torsion ni trace d’usure, ni accroc d’aucune sorte. Si tu es de force, taille dans mon précieux rouleau, je te le confie ; mais si tu n’es pas sûr de toi, ne te charge pas du travail, car, je t’en préviens, à la moindre avarie, ou déchirure qui se produirait dans le délai de l’année, je te ferai jeter en prison sans pitié. Si, au contraire, l’ouvrage me satisfait, un rouble d’argent sera ta récompense.

 

Sema avait perdu toute assurance. Il n’osait répondre et interrogeait du regard le compagnon Michel. Comme celui-ci restait indifférent, Sema le poussa du coude en disant tout bas : « Faut-il accepter ? »

 

Michel fit un mouvement de la tête qui signifiait : « Prends ce travail, tu peux le faire. »

 

Sur ce conseil Sema accepta et promit des bottes qui resteraient intactes pendant un an.

 

Après quoi, le gentilhomme, appelant son laquais, se fit déchausser du pied gauche et tendit la jambe pour que l’artisan prît mesure.

 

Sema prit des bandelettes de papier et les rassembla en les cousant bout à bout ; cela lui fit une mesure d’environ dix werschok, qu’il lissa soigneusement de sa main ; puis, mettant un genou en terre, il commença l’opération, mais en s’essuyant tout d’abord les mains à son tablier, de peur de souiller les bas du gentilhomme. Il mesura la plante, puis le coup de pied. Le mollet était un véritable pilier : la bandelette se trouva trop courte pour en faire le tour.

 

– Prends garde de me faire des tiges trop étroites, intervint le gentilhomme.

 

Sema s’empressa de coudre une nouvelle bandelette, pendant que l’étranger, assis avec nonchalance, dévisageait les hôtes de la petite chambre. Ses yeux tombant sur Michel :

 

– Qui est celui-ci ? Un apprenti sans doute.

 

– Que Votre Seigneurie daigne m’excuser ; ce jeune homme est déjà un maître, c’est lui qui fera les bottes de Votre Seigneurie.

 

– Prends-y garde, jeune homme. Tu m’as entendu, je veux des bottes qui restent neuves une année entière.

 

Sema s’était interrompu pour se tourner aussi vers Michel, mais celui-ci s’occupait de tout autre chose que du gentilhomme ; il regardait avec une persistance singulière vers l’angle de la chambre, il regardait, regardait, et soudain un sourire illumina son visage, qui parut transfiguré.

 

– Que veut dire cela, sot étourneau ? exclama l’étranger. Qu’as-tu donc à ricaner ? Songe plutôt à finir mes bottes à temps et à soigner l’ouvrage que tu vas entreprendre.

 

– Elles seront prêtes à l’heure où on les demandera, répondit simplement Michel.

 

– C’est ainsi que je l’ordonne.

 

Le gentilhomme se fit rechausser, s’ensevelit dans sa fourrure et se dirigea vers la porte ; en passant, il oublia de se baisser et sa tête heurta violemment contre le linteau de la porte. Le noble personnage tempêta et sacra de la belle façon tout en se frottant le front, et en courant à son traîneau, qui partit aussitôt au galop.

 

La corvée avait été rude ; Sema poussa un soupir de soulagement.

 

– Quel homme de fer ! dit-il ; un maillet ne rabattrait pas ; sa tête a fait trembler le plafond et il paraît l’avoir senti à peine.

 

Matréma plaça aussi son mot :

 

– Des gens qui ont tout ce qu’ils veulent, rien d’étonnant qu’ils soient frais et robustes. Mais n’importe, la mort les brisera comme les autres.

 

VII

Après un moment, Sema dit à Michel :

 

– Nous avons l’ouvrage, c’est bien. Pourvu qu’il ne nous arrive pas malheur. Le cuir est hors de prix, le seigneur est un homme rude. Un accroc est bientôt fait. À toi de montrer ce que tu peux faire. Tu as l’œil plus sûr que moi, tes mains sont plus habiles que les miennes, je te laisse découper le cuir, mais je coudrai les pièces.

 

Sans répondre, Michel étendit le précieux rouleau sur la table, et, les ciseaux en mains, il se mit à tailler.

 

Pendant que Sema s’éloignait, sa femme s’avança curieuse de voir l’opération ; elle savait, du reste, comment on taillait dans le cuir ; mais cette fois elle ne put croire ses yeux. Contre toutes les règles, Michel taillait la pièce en une série de rondelles. Elle en fui toute bouleversée ; toutefois elle se tut, de peur de se mêler d’une chose qu’elle ne connaissait pas.

 

L’ouvrier se mit ensuite à coudre les pièces, mais, toujours contrairement à l’usage, il semblait faire des souliers destinés à être portés à nu, comme ceux qu’on met aux morts. Matréma s’étonnait de plus en plus, et Michel cousait imperturbable. L’après-midi se passa ; quand Sema revint, le cuir de Sa Seigneurie était transformé en une paire de souliers de mort.

 

Le pauvre homme joignit les mains.

 

– Grand Dieu ! s’écria-t-il, depuis un an qu’il est chez moi, ce jeune homme n’a jamais fait la moindre bévue : faut-il que tout d’un coup il me cause un si grand dommage ! Des souliers mous, au lieu des grandes bottes commandées ! Et le cuir précieux abîmé, perdu ! Où en retrouver de pareil maintenant ? Et que vais-je dire au gentilhomme ? Qu’as-tu donc pensé, Michel, mon pauvre ami ? C’est un poignard que tu me plonges dans le sein. On te commande des bottes et tu…

 

Il allait éclater de colère, mais des coups redoublés ébranlèrent la porte. Tous se penchèrent vers la fenêtre. Un cavalier venait de descendre devant la maison ; il attachait son cheval.

 

On courut au-devant lui et l’on reconnut le laquais du seigneur.

 

– Bonjour, dit-il.

 

– Bonjour, que pouvons-nous faire pour votre service ?

 

– Je viens de la part de ma gracieuse maîtresse. C’est au sujet des bottes.

 

– De quoi s’agit il ?

 

– Mon maître n’en a plus besoin, il n’est plus de ce monde.

 

– Que dis-tu là ?

 

– L’exacte vérité. En vous quittant, il ne devait pas rentrer vivant chez lui, la mort l’a surpris en route. Quand nous arrivâmes au château, j’ouvris la portière, mais il ne bougea pas plus qu’un bloc ; sa figure était pâle, le corps roide, il était mort. Dieu ! que de peine nous avons eu à le tirer du traîneau ! C’est pourquoi ma gracieuse maîtresse m’envoie vers toi avec cet ordre : « Va dire au cordonnier que ton maître n’a plus besoin des bottes qu’il a commandées, qu’il est passé dans l’éternité, et que du précieux cuir, il fasse une paire de souliers à nu dont on chaussera les pieds du défunt ; tu pourras attendre et rapporter les souliers. Va et hâte-toi. »

 

Alors Michel rassembla les rognures de cuir, aplatit l’un sur l’autre les deux souliers de mort, après leur avoir donné un dernier coup du coin de son tablier ; puis faisant un paquet du tout, il le tendit au messager, qui partit en disant :

 

– Adieu ! braves gens ! Bien de la chance !

 

VIII

Une nouvelle année s’écoula, puis une autre, puis une autre encore ; on arriva à la neuvième année du séjour de Michel chez Sema le cordonnier. Les choses continuaient d’aller leur train ordinaire. L’habile ouvrier travaillait sans relâche, ne quittait jamais l’échoppe ; jamais une parole inutile ne sortait de sa bouche. On ne l’avait vu rire que deux fois : la première, lorsque Matréma lui avait servi à souper ; la deuxième fois, quand le gentilhomme avait commandé ses bottes.

 

Sema n’était jamais revenu sur la question de son origine ; il ne craignait qu’une chose : qu’un jour où l’autre Michel le quittât.

 

Un jour, toute la famille était dans la petite chambre, la ménagère mettait ses pots au feu ; les enfants jouaient sur les bancs, jetant parfois un regard curieux dans la rue ; Sema et Michel, assis chacun devant sa fenêtre, étaient occupés à battre une paire de talons. Un des petits garçons vient en courant sur le banc où était assis Michel ; et s’appuyant sur les épaules de celui-ci, il s’écria en regardant dans la rue :

 

– Oncle Michel, vois un peu, la femme du marchand qui vient aussi chez nous ; elle a deux petites filles ; regarde comme il y en a une qui boite.

 

À peine ces mots eurent-ils frappé son oreille, que Michel, laissant son travail, se pencha vivement vers la fenêtre et dirigea sur la rue un regard d’une étrange fixité.

 

Sema s’étonnait. Jamais son ouvrier ne s’était inquiété de ce qui se passait au dehors et voilà que tout d’un coup il semblait comme magnétisé.

 

Sema regarda à son tour et vit, en effet, qu’une femme s’approchait en donnant la main à deux petites filles ; la dame était fort bien mise et les deux enfants, vêtues l’une comme l’autre d’une mante fourrée avec un fichu clair autour du cou, se ressemblaient si fort qu’on ne les eût pas distinguées sans l’infirmité de l’une d’elles.

 

La dame monta l’escalier et entra dans la chambre précédée des deux enfants.

 

– Bonjour, braves gens, dit-elle en saluant.

 

– Votre serviteur, Madame. Entrez, je vous prie, répondit Sema.

 

La dame s’assit devant la table pendant que les deux petites filles se pressaient contre elle, un peu effarouchées au milieu de ces visages inconnus.

 

– Je voudrais faire faire une paire de souliers à mes enfants pour le nouvel an, commença-t-elle.

 

– C’est bien facile, Madame. Il est vrai que nous n’avons pas encore chaussé de si petits pieds, mais voilà mon ouvrier, qui est très adroit et réussira parfaitement.

 

Et Sema se retourna vers Michel, étonné de voir que celui-ci n’avait pas repris son ouvrage et regardait attentivement les deux fillettes.

 

Celles-ci étaient de charmantes enfants, sans doute ; elles avaient les yeux noirs, les joues pleines et roses, et puis leurs fourrures et leurs fichus leur allaient si bien ; mais tout cela n’expliquait pas l’attitude de Michel, qui les regardait comme s’il eût vu en elles la réalisation d’un rêve.

 

Sema garda ses réflexions pour lui et continua de s’entretenir avec la dame. On convint du prix, après quoi maître Sema chercha ses bandelettes de papier et se mit à les ajuster pour prendre les mesures. La dame plaça alors sur ses genoux l’enfant qui était boiteuse et dit à Sema :

 

– Pour celle-ci, il faudra prendre deux mesures et faire un soulier pour le pied qui est tourné et trois pour l’autre. D’ailleurs, l’une et l’autre ont le même pied, elles sont jumelles.

 

Quand Sema en fut au pied perclus, il demanda :

 

– D’où lui vient cette infirmité ? Une si charmante enfant ! C’est de naissance peut-être ?

 

– Pas précisément. C’est sa mère qui lui a déformé le pied en lui donnant le jour.

 

La curieuse Matréma s’avança :

 

– Ainsi tu n’es donc pas leur mère ! dit-elle fort étonnée.

 

– Ni leur mère, ni leur parente, ma brave femme ; il n’y a entre elles et moi aucun lien du sang ; ce sont mes enfants d’adoption.

 

– Tu n’es pas leur mère, et cependant tu as pour elles tant d’affection et de soins ?

 

– Comment ne les aimerais-je pas ? C’est mon sein qui les a nourries. J’avais un enfant aussi, Dieu me l’a repris ; mais ma tendresse n’était pas plus grande pour lui que pour celles-ci.

 

– Mais à qui étaient ces enfants ?

 

IX

La conversation s’étant engagée entre les deux femmes, la mère d’adoption fit le récit suivant :

 

– « Il y a six ans, jour pour jour, que l’événement eut lieu.

 

« Ces deux pauvres petites perdirent leur père et leur mère dans la même semaine. J’habitais alors au village avec mon mari, et nous connaissions beaucoup les parents de ces fillettes. Leur père était un peu misanthrope ; il travaillait dans, les bois ; un jour, un arbre qu’il abattait tomba à faux et lui brisa la tête. Il expira pendant qu’on le rapportait chez lui. Trois jours après, sa femme mettait ces deux petites au monde. Elle était seule chez elle avec son chagrin et sa misère. Ne pouvant faire chercher de secours, elle accoucha seule et en mourut. Quand, le lendemain, j’allai la voir, elle était déjà roide et glacée. Dans les convulsions de l’agonie, la pauvre mère s’était abattue sur l’une des pauvres petites, et lui avait écrasé le pied ; l’enfant en resta estropiée.

 

« Je courus appeler les voisins ; on s’empressa autour de la morte, on lui lava le corps, on l’habilla, puis on commanda le cercueil ; les voisins étaient tous de braves gens, on y pourvut à frais communs.

 

« Mais que faire des nouveau-nés ? Comme j’étais la seule qui eût un nourrisson, – mon unique, il avait huit semaines, – c’était à moi d’en prendre soin. Les voisins, après s’être consultés, me dirent :

 

– « Maria, garde les deux petits êtres en attendant qu’on voie ce qu’il faudra faire. »

 

« Je soignai premièrement l’enfant bien portant ; l’autre semblait devoir mourir aussi, et je voulais l’abandonner. Pourtant mon cœur médisait en silence : Pourquoi ce petit ange ne vivrait-il pas aussi ? La pitié me saisit, je mis l’enfant chétif au sein ; il vécut, et j’eus ainsi trois enfants à nourrir. J’étais jeune et robuste, je ne manquais de rien, et le bon Dieu fit abonder le lait dans ma poitrine. Pendant que j’en allaitais deux, le troisième attendait son tour. Alors Dieu m’envoya une terrible épreuve. Pendant que j’élevais les enfants d’une autre, il jugea bon de me reprendre le mien. Il avait deux ans, et je n’en ai pas eu d’autre depuis. Sauf ce chagrin, tout prospérait à la maison. Nous sommes venus depuis nous établir près d’ici, nous dirigeons un moulin pour le compte d’un autre, nous gagnons un bon salaire et nous menons une vie aisée. N’ayant plus d’enfant à nous, quelle existence serait la nôtre, sans ces deux petits chérubins ! Dieu ! comment ne les aimerais-je pas, ces amours ? C’est toute ma vie. »

 

Et la bonne femme, que l’émotion gagnait, pressa avec passion la petite infirme contre son cœur, en essuyant, de la main restée libre, les larmes qui perlaient à ses yeux.

 

Matréma soupira, toute pensive, et ajouta :

 

– Le proverbe dit vrai : « Père et mère ne sont rien, quand c’est la volonté de Dieu ! »

 

Les deux femmes causaient encore, lorsque soudain la petite chambre s’emplit d’une brillante clarté. Elles se regardèrent surprises. Le rayonnement venait du côté de Michel. Lui-même était comme transfiguré ; les mains jointes sur les genoux, il regardait le ciel et souriait.

 

X

La dame s’était retirée, emmenant les deux petites filles. Michel, debout, avait posé son ouvrage. Il ôta son tablier, puis, s’inclinant profondément, il dit à ses hôtes :

 

– Mes chers bienfaiteurs, maintenant laissez-moi aller en paix. Dieu m’a pardonné, vous pardonnerez aussi.

 

Et toute sa personne rayonnait d’un éclat de plus en plus grand aux yeux de ses hôtes effrayés.

 

Sema répondit en s’inclinant, saisi d’une vénération profonde :

 

– Michel, je vois que tu es un être à part, je ne puis donc pas te retenir. Je n’ose pas non plus te demander de me révéler ce qui est un mystère. Mais ne pourrais-tu pas m’expliquer une chose ? Pourquoi, lorsque je t’ai amené ici, ton visage si triste s’est-il éclairé soudain quand ma femme a dressé la table du souper ? Pourquoi avais-tu un sourire si rayonnant quand le gentilhomme était assis à cette place ? Et pourquoi, enfin, ce troisième sourire et cet éclat merveilleux en présence de la dame et des petites filles qui sortent d’ici ? Michel, dis-nous ce qu’est cette auréole qui t’environne et pourquoi tu as souri trois fois ?

 

– Dieu m’a pardonné, ma pénitence est finie ; c’est pourquoi mon corps a repris sa splendeur. Chacun de mes sourires était un sourire de joie, parce que j’entendais chaque fois une parole de Dieu, et qu’à la troisième ma pénitence devait finir. Quand la pitié s’éveilla dans le cœur de ta femme en présence de ma détresse, ce fut la première parole, et tu vis mon premier sourire. Quand le gentilhomme commanda des bottes qu’il ne devait jamais porter, j’entendis la seconde parole et je souris encore. Enfin les deux petites jumelles m’ont fait entendre la troisième et dernière parole, et j’ai souri pour la troisième fois.

 

Sema reprit :

 

– Dis-nous, Michel, quelles sont ces paroles et pourquoi Dieu t’a-t-il puni ?

 

– Dieu m’a puni parce que je n’ai pas fait sa volonté. Il m’avait fait un ange du ciel et je me suis révolté contre lui. Oui, j’étais un ange, et Dieu m’envoya sur la terre pour recueillir l’âme d’une femme. J’y trouvai une malheureuse créature dans une détresse affreuse, donnant le jour à deux enfants jumeaux, deux petites filles. Les deux pauvres petits êtres cherchaient le sein de leur mère, et celle-ci n’avait plus la force de les prendre dans ses bras. Alors elle me vit à ses côtés et tressaillit en pressentant pourquoi Dieu m’envoyait.

 

« – Ange de Dieu, me dit-elle en versant des larmes amères, on vient de porter mon mari en terre, un arbre l’a tué dans sa chute, je n’ai ni mère, ni sœur, personne ; qui donc prendra soin de mes pauvres petits ? Aie pitié, laisse-moi, je t’en supplie, que je puisse du moins les nourrir. Que feraient-ils sans père ni mère ?… »

 

« J’eus pitié et laissai la mère à ses nouveau-nés ; je plaçai les enfants sur sa poitrine, et, remontant au ciel, je me présentai devant le trône de Dieu et lui dis :

 

« – Je n’ai pu prendre l’âme de la nouvelle mère. Son mari est mort dans la forêt, elle reste seule avec deux jumeaux, et m’a supplié de lui laisser le temps de les élever et je n’ai pu me résoudre à lui enlever son âme. »

 

– Alors le Seigneur Dieu m’ordonna de nouveau :

 

« – Va, te dis-je, prendre l’âme de cette mère, et quand tu entendras ces trois paroles : Ce qu’il y a dans le cœur de l’homme ; – ce que l’homme ne peut pas connaître ; – ce qui garde la vie de l’homme ; – quand tu les auras entendues et que tu en comprendras le sens, tu pourras rentrer au ciel. »

 

« Alors les petits enfants tombèrent des bras de leur mère, qui s’affaissa lourdement sur l’une d’elles et lui estropia le pied pour toujours. Je m’envolai avec l’âme de la morte, mais un tourbillon me brisa les ailes, et je tombai près du village, pendant que l’esprit s’en allait seul à Dieu. »

 

XI

Sema et Matréma pleuraient de crainte et de joie, en apprenant quel était celui qu’ils avaient accueilli et abrité six années sous leur toit.

 

L’ange continua :

 

– Abandonné de Dieu, je me trouvais tout nu sur la route. Je n’avais auparavant aucune idée de la condition des hommes, et j’avais besoin de devenir l’un d’eux pour éprouver leurs misères et apprendre à connaître la faim et le froid. Affamé et transis, je ne savais m’aider dans ce pressant besoin. Alors m’apparut plus loin, dans la campagne, une chapelle consacrée à Dieu. Je m’approchai et voulus y entrer, mais elle était fermée et je m’affaissai au pied du mur. La nuit était noire, la terre glacée. Je pensai que j’allais mourir, lorsqu’un homme s’avança sur la route. Il avait une famille à nourrir, à peine de quoi se vêtir, certainement qu’il ne pouvait me secourir. Quand il me vit, son visage s’assombrit et me fit peur ; il se hâta de continuer sa route. Le désespoir s’emparait de moi, lorsque ce passant revint sur ses pas ; je revis ses traits, ce n’était plus le même homme. La première fois que je le regardai, j’avais vu la mort hideuse sur son visage, maintenant la vie et la lumière y brillaient : je reconnus l’image de Dieu. Il s’avança vers moi, se dépouilla de ses habits pour me couvrir et m’emmena chez lui. Nous entrons : une femme nous reçoit sur le seuil. Son visage est horrible, l’esprit de la mort sort de sa bouche, elle veut me repousser dans la froide nuit. Je savais que sitôt son dessein accompli, elle mourrait. Son mari lui parle de Dieu et tout en elle change soudain. Elle nous fit souper, et, comme elle me regardait fixement, je jetai les yeux sur elle ; son visage était radieux et j’y reconnus l’image de Dieu, et j’entendis sa première parole : « Tu apprendras ce qu’il y a dans le cœur de l’homme. » Je savais maintenant qu’au fond du cœur de l’homme il y a l’amour, et cela me valut mon premier sourire.

 

« J’habitais sous votre toit, et, quand une année fut écoulée, un homme se présenta et demanda des bottes qui chausseraient ses pieds pendant un an sans s’user ; je regardai cet homme, et je vis derrière lui un de mes compagnons du ciel, l’ange de l’amour ; je ne pouvais me tromper, et je sus ainsi qu’avant le soir l’âme du gentilhomme serait redemandée, et, raisonnant en moi-même, je me dis : « Voilà donc un homme qui s’inquiète pour une année entière et qui doit mourir ce soir. » L’homme ne peut dire à l’avance ce dont son corps aura besoin. Cela est certainement la deuxième parole de Dieu : « Tu sauras ce qu’il n’a pas été donné à l’homme de connaître. » Je souris alors, parce que ma peine s’allégeait.

 

« J’attendis patiemment au milieu de vous que Dieu me révélât sa troisième et dernière parole. Enfin, après six années, la bonne dame est venue ici, et, dans ses petits chérubins, j’ai reconnu aussitôt les deux jumelles de la morte, et, raisonnant toujours en moi-même, je me suis dit : « Tu as tant supplié que leur mère ne leur fût point ravie, croyant que, sans père ni mère, elles devaient cesser de vivre ! Et voilà qu’une femme étrangère est venue les allaiter et les a prises chez elle pour les élever… » Et quand la bonne dame pressait sur son cœur ces enfants d’une autre en versant des larmes d’amour, j’ai reconnu en elle le Dieu vivant lui-même, j’ai vu ce qui garde la vie des hommes, j’ai entendu la troisième et dernière parole, et j’ai compris que Dieu m’avait pardonné. Voilà ce qui a été cause de mon troisième sourire. »

 

XII

Alors l’ange s’enveloppa d’une lumière éclatante, et une voix céleste fit entendre ces paroles :

 

– Je sais maintenant que la vie ne se conserve ni par les soins ni par les inquiétudes de l’homme, mais par l’amour. La mère mourante ne savait pas comment ses enfants vivraient. Le riche seigneur ignorait ce que l’heure suivante lui réservait : aucun mortel ne peut prévoir s’il portera le soir la chaussure des vivants ou celle des morts.

 

« J’ai dû la conservation de ma vie non à mes soucis et à mes inquiétudes, mais à la charité d’un homme et d’une femme qui ont accueilli le malheureux rencontré nu sur le chemin. Ils s’émurent de ma détresse et me donnèrent leur amour.

 

« Les deux petites orphelines vivent, non par la sollicitude d’un père ou d’une mère, mais par l’amour qu’une étrangère leur a voué. Ce qui entretient la vie, ce ne sont pas les petites préoccupations des hommes, mais l’étincelle divine, l’amour qui réside dans leur cœur. Auparavant, je savais que Dieu a donné la vie aux hommes et veut qu’ils la conservent, maintenant je sais qu’il ne veut pas que les hommes vivent seuls, c’est pourquoi ils doivent s’entr’aider par la charité. J’ai vu que le souci de la vie tourmente fort les hommes à courte vue, mais une chose est plus forte que la vie, c’est l’amour soutenu par Dieu.

 

Alors l’ange entonna un chant de louange et le son de sa voix ébranla jusqu’à la base la demeure de Sema. Le toit s’entr’ouvrit et une colonne de feu monta de la terre au ciel. Sema et les siens se prosternèrent à demi évanouis, pendant que l’ange, déployant ses nouvelles ailes, s’envolait majestueusement au ciel.

 

Quand Sema et sa femme se relevèrent, rien n’était changé dans leur demeure : le père, la mère et les enfants étaient réunis et remplis d’une joie sainte.

 

TROIS FAÇONS DE MOURIR[24]

I

C’était en automne.

 

Sur la route, deux voitures roulaient au grand trot.

 

Dans la première, étaient assises deux femmes. L’une, la maîtresse, était maigre et pâle. L’autre, la femme de chambre, avait de brillantes joues rouges.

 

Des cheveux courts et noirs apparaissaient sous son chapeau fané, et sa main, sous le gant déchiré, les remettait de temps en temps en place.

 

Un châle au crochet enveloppait sa poitrine ; et ses yeux, vifs et noirs, tantôt suivaient, à travers la portière, les champs rapidement traversés, tantôt se tournaient timidement vers sa maîtresse, ou fouillaient tous les coins de la voiture.

 

Devant le nez de la femme de chambre se balançait, attaché au filet de la voiture, le chapeau de la maîtresse ; un petit chien était couché sur ses genoux, et ses pieds reposaient sur des caisses placées au fond de la voiture et que l’on entendait ballotter, tandis que les ressorts craquaient sous les cahots, et que les portières cliquetaient.

 

Les mains croisées sur les genoux, les yeux fermés, la maîtresse s’appuyait légèrement sur les coussins placés derrière elle, et, fronçant un peu le sourcil, elle toussa, d’une toux qu’elle cherchait à retenir. Elle avait la tête couverte d’un bonnet de nuit et un foulard bleu était noué autour de son cou délicat et blanc. Une raie droite, qui se perdait sous le bonnet, séparait ses cheveux, blonds, pommadés et singulièrement lisses, qui retombaient en bandeaux plats le long de son visage pâle et émacié.

 

Une peau un peu jaune, fanée, n’adhérant pas avec fermeté aux pommettes du visage, rougissait aux joues et aux mâchoires. La bouche était mince et inquiète ; les cils, clairsemés, ne frisaient pas, et le manteau de voyage en laine faisait des plis droits sur la poitrine rentrée.

 

Il y avait, empreintes sur le visage de la dame, de la fatigue, de la névrosité et une souffrance habituelle.

 

Le domestique sommeillait, les coudes appuyés sur le siège, et le postillon conduisait, en l’excitant habilement, son vigoureux attelage de quatre chevaux couverts de sueur ; il se retournait de temps en temps vers le deuxième postillon, qui conduisait la calèche derrière lui, en animant ses chevaux par ses cris.

 

De larges ornières parallèles s’étendaient en avant, creusées dans la boue calcaire de la route. Le ciel était gris et froid, et un brouillard humide tombait sur les champs et sur le chemin. Dans la voiture, l’air était étouffant et on sentait l’eau de Cologne et la poussière.

 

La malade pencha sa tête en arrière et ouvrit lentement les yeux. Ses grands yeux jetaient un éclat clair et étaient d’un superbe ton foncé.

 

– Encore ! dit-elle, en repoussant de sa main amaigrie et d’un mouvement nerveux le bout du manteau de la femme de chambre qui venait d’effleurer ses pieds, et sa bouche se tira douloureusement.

 

Matrescha ramassa à deux mains les pans de son manteau, se souleva sur ses pieds vigoureux et s’assit plus loin. Son frais visage se couvrit d’une vive rougeur.

 

Les beaux yeux sombres de la maîtresse suivaient anxieusement les mouvements de la femme de chambre. Elle voulut s’appuyer de ses deux mains sur le siège pour se soulever et s’asseoir un peu plus haut, mais les forces lui manquèrent. Sa bouche se crispa, et sur son visage s’imprima une expression d’impuissante, de mauvaise ironie.

 

– Si seulement tu m’aidais !… Ah ! ce n’est pas la peine ! J’arriverai bien seule… ne mets seulement pas tes sacs derrière moi… Aie l’obligeance de ne plus me toucher, et si tu ne comprends pas…

 

La dame ferma les yeux, mais, relevant aussitôt ses paupières, elle regarda sa femme de chambre. Matrescha la regarda en même temps et se mordit la lèvre inférieure.

 

Un profond soupir s’échappa de la poitrine de la malade, mais, avant d’être complètement exhalé, il se transforma en une quinte de toux. Elle se détourna, fronça le sourcil, et porta ses deux mains à sa poitrine. La quinte une fois passée, elle ferma de nouveau les yeux et demeura immobile.

 

La voiture et la calèche entrèrent dans un village. Matrescha sortit son bras rond de dessous son châle et fit un signe de croix.

 

– Qu’est-ce que c’est ? demanda la maîtresse.

 

– Un relai, Madame !

 

– Alors pourquoi ce signe de croix ?

 

– Il y a une église, Madame !

 

La malade se tourna vers la portière et commença à faire lentement un signe de croix, tandis qu’elle considérait de ses grands yeux l’église du village, que contournait la voiture.

 

La voiture et la calèche qui suivait s’arrêtèrent toutes deux devant le bâtiment de la poste. Le mari de la dame malade, ainsi que le médecin, descendirent de la calèche, et tous deux se dirigèrent vers la voiture.

 

– Comment vous trouvez-vous ? demanda le médecin, en lui tâtant le pouls.

 

– Eh bien ! comment vas-tu, chérie ? Ne te sens-tu pas fatiguée ? fit le mari en français. Veux-tu descendre un instant ?

 

Matrescha avait rassemblé les paquets et elle s’était reculée, dans un coin pour ne pas déranger l’entretien.

 

– Comme cela… c’est toujours la même chose, répondit la malade. Je ne veux pas descendre.

 

Après être resté un instant près de la voiture, le mari entra dans le bâtiment de la station. Matrescha sauta de la voiture et courut à travers la boue sur la pointe des pieds pour gagner la porte d’entrée.

 

– Parce que je ne me sens pas bien, ce n’est pas une raison pour que vous ne déjeuniez pas, dit la malade en souriant au médecin, qui était resté à la portière de la voiture.

 

– Personne ne songe à moi, se dit-elle, pendant que le médecin s’éloignait à pas lents, puis montait rapidement les marches de la maison de poste. Eux se portent bien… tout leur est indifférent. Oh ! mon Dieu !

 

– Eh bien ! Édouard Iwanovitsch, fit, en rencontrant le docteur, le mari, qui se frottait doucement les mains en souriant ; j’ai donné l’ordre qu’on nous apporte la carte des vins. Qu’en pensez-vous ?

 

– Ça va bien, répondit le médecin.

 

– Et comment va-t-elle ? ajouta le mari avec un soupir, en adoucissant sa voix et en relevant les sourcils.

 

– Je vous ai toujours dit qu’elle ne pourrait supporter le voyage, pas même jusqu’en Italie, tout au plus, avec l’aide de Dieu, jusqu’à Moscou. Surtout avec ce temps !

 

– Que faire ? Mon Dieu ! Mon Dieu !

 

Le mari se voila les yeux avec la main.

 

– Mets-le ici ! fit-il au domestique qui apportait la carte des vins.

 

– On lui ordonnait de rester chez elle, continua le médecin en haussant les épaules.

 

– Oui, mais dites-moi, que pouvais-je y faire ? poursuivit le mari. J’ai employé tous les moyens pour la retenir ; je lui ai parlé de nos ressources, des enfants qu’il fallait laisser, puis de mes affaires, – elle ne veut rien entendre. Elle fait de projets pour vivre à l’étranger, tout comme si elle se portait bien. Et, avec elle, parler de sa situation, de son état, c’est la tuer.

 

– Oui, elle est déjà morte,… il faut que vous le sachiez, Wassilii Dmitriewitsch. On ne peut vivre sans poumons, et les poumons ne repoussent pas. C’est triste, c’est désagréable,… mais que peut-on y faire ? La question, pour elle comme pour nous, consiste à lui obtenir une fin aussi paisible que possible. Un prêtre est nécessaire.

 

– Ah ! mon Dieu ! Mettez-vous à ma place, s’il me faut lui faire prendre ses dernières dispositions. Arrive ce qui pourra, je ne lui en parlerai pas. Vous savez bien, comme elle est bonne…

 

– Essayez toujours de lui persuader de rester ici jusqu’à la fin de l’hiver, fit le médecin en secouant significativement la tête. En route, cela pourrait se gâter.

 

– Aksïuscha ! hé, Aksïuscha ! piaillait la fille du chef de station, qui avait mis sa schuba (pelisse) sur sa tête et barbotait dans la cour de derrière pleine de boue. Viens voir Mme Schirkin,… on dit qu’on la mène à l’étranger parce qu’elle est malade de la poitrine. Je n’ai encore jamais vu de phthisique…

 

Aksïuscha franchit le seuil en sautant, et toutes deux coururent devant la porte, en se tenant par la main. Ralentissant le pas, elles passèrent devant la voiture et regardèrent par la glace baissée de la portière. La malade tourna la tête vers elles, mais en remarquant leur curiosité, son visage s’assombrit et elle se détourna.

 

– Petite mère ! dit la fille du directeur de la station, en tournant vivement la tête, quelle admirable beauté c’était et qu’est-elle devenue ? C’est une horreur ! C’est une horreur ! L’as-tu vue, Aksïuscha ? L’as-tu vue ?

 

– Oui, comme elle est maigre ! fit Aksïuscha en l’approuvant. Voyons-la encore une fois, peut-être à la fontaine. Sais-tu, elle s’est détournée, mais je l’ai vue quand même. Comme c’est pénible, Mascha !

 

– Oui, c’est affreux de la voir ainsi, répliqua Mascha, et toutes deux regagnèrent la porte en courant.

 

– On voit combien je suis devenue effrayante, pensa la malade. Maintenant, passons vite la frontière ;… là, je me rétablirai vite.

 

– Maintenant, comment vas-tu, mon amour ? dit le mari, mâchant encore en s’approchant de la voiture.

 

– Toujours la même et unique question, pensa la malade. Et, en même temps, il mange !… Comme cela ! murmura-t-elle entre ses dents.

 

– Sais-tu, mon amour, je crois que le voyage par ce mauvais temps te rendra encore plus souffrante, et Édouard Iwanovitsch dit la même chose. Veux-tu que nous retournions ?

 

Elle se tut, dépitée.

 

– Le temps deviendra meilleur, le chemin deviendra peut-être bon, et pour toi ce serait préférable ; nous partirions alors aussi bien tous ensemble.

 

– Je te demande pardon ! Si, depuis longtemps, je ne t’avais pas écouté, je serais maintenant à Berlin et en parfaite santé.

 

– Que faire, mon ange ?… Ce n’était pas possible… Tu le sais bien. Mais si tu restais encore un mois, tu te remettrais merveilleusement, je vaquerais à mes affaires, et nous emmènerions les enfants…

 

– Les enfants se portent bien, moi pas…

 

– Mais, pense donc, ma chérie, si par ce mauvais temps ton état allait empirer en route,… tu serais au moins à la maison…

 

– Que ferais-je donc à la maison ? Y mourir, dit la malade avec emportement.

 

Mais le mot « mourir » l’effraya. Elle leva sur son mari un regard suppliant, interrogateur.

 

Il baissa les yeux et se tut.

 

La malade fit tout à coup la moue comme une enfant et les larmes lui montèrent aux yeux.

 

Le mari se couvrit le visage avec son mouchoir et il s’éloigna silencieusement.

 

– Non, je continuerai, dit la malade, et en levant les yeux au ciel, elle croisa ses mains et commença à murmurer des mots sans suite. « Mon Dieu ! Pourquoi donc ? » fit-elle, et ses larmes coulèrent plus abondantes.

 

Elle pria longtemps et mentalement, mais sa poitrine continuait de la faire souffrir, demeurant aussi oppressée, tandis que le ciel, les champs et la route restaient aussi gris, aussi sombres, et que le même brouillard d’automne tombait, ni plus vite, ni plus épais, mais sans interruption, sur la boue de la route, sur les toits, sur les voitures et sur les pelisses des cochers, qui bavardaient de leurs voix fortes et gaies, graissaient les voilures et attelaient leurs chevaux.

 

II

La voiture était attelée, mais le cocher tardait encore. Il entra dans la salle des cochers. Dans la pièce, sombre et étouffante, il faisait une chaleur écrasante ; il y régnait une odeur d’habitation, de pain cuit, de choux et de mouton. Quelques cochers s’y trouvaient réunis ; la cuisinière était occupée près du poêle, et un malade, enveloppé dans une peau de mouton, était couché sur le poêle.

 

– Oncle Chwedor ! Oncle Chwedor ! cria le cocher, un jeune garçon, en entrant dans la pièce avec sa pelisse de peau de mouton et le fouet à la ceinture, et en se tournant du côté du malade.

 

– Que veux-tu à Fedka, rôdeur ? fit la voix d’un des cochers. Tu sais pourtant qu’ils t’attendent dans la voiture.

 

– Je veux lui demander des bottes,… les miennes sont à faire honte, répliqua le jeune homme, en rejetant ses cheveux en arrière et en arrangeant ses gants derrière sa ceinture. Il dort bien ! Hé, oncle Chwedor ! répéta-t-il, en s’approchant du poêle.

 

– Qu’y a-t-il ? fit une voix faible, et un visage rouge et maigre apparut, se penchant de dessus le poêle pour regarder.

 

Une large main couverte de poils, amaigrie et décolorée, serra sa souquenille sur une poitrine couverte d’une chemise sale.

 

– Donne-moi à boire, frère… As-tu quelque chose ?

 

Le garçon lui tendit une écuelle pleine d’eau.

 

– Eh ! Fedka ! dit-il d’un air embarrassé, tu ne te sers sans doute pas de tes bottes neuves en ce moment,… prête-les-moi, tu ne les mettras plus sans doute…

 

Le malade inclina la tête vers l’écuelle de terre et but longuement et avec avidité, en mouillant dans l’eau trouble sa barbe inculte. Cette barbe embroussaillée était malpropre, et ses yeux, enfoncés et ternes, se levaient péniblement vers le visage de son interlocuteur. Après avoir bu assez, il voulut soulever sa main pour s’essuyer sa bouche mouillée, mais il ne put achever ce mouvement et il s’essuya sur la manche de son vêtement. Silencieux et respirant avec peine par le nez, il regarda le garçon dans le blanc des yeux, rassemblant toutes ses forces.

 

– Peut-être les as-tu déjà promises à quelqu’un ? fit le cocher. Alors c’est inutile. Voici la chose : il fait mouillé dehors, il me faut conduire des voyageurs, et je me suis dit alors : Tu vas demander ses bottes à Fedka, sans doute il n’en a pas besoin.

 

Quelque chose, en ce moment, souleva la poitrine du malade, et il s’y fit un gargouillement, et une toux creuse, profonde, persistante, le secoua.

 

– Comment en aurait-il besoin ! fit la cuisinière d’une voix bruyante qui retentit soudain dans toute la pièce. Depuis deux mois il ne peut bouger du poêle et en descendre. Il tousse tellement que, rien que de l’entendre, cela me fait mal à moi-même. À quoi lui serviraient ses bottes ? On ne l’enterrera pas avec ses bottes neuves. Et il en serait bien temps, que Dieu me pardonne mes péchés ! Voyez seulement comme il tousse ! On ferait mieux de le mettre dans une autre pièce, n’importe où. Dans les villes, il y a des hospices… Est-ce juste cela ? Il occupe tout le coin, maintenant on n’a plus du tout de place. Et la malpropreté !…

 

– Aïe, Serega ! Viens donc, monte sur ton siège… les voyageurs attendent, cria le maître de poste, du seuil de la porte.

 

Serega voulait partir, sans attendre une décision, mais le malade, tout en toussant, lui fit des yeux signe qu’il allait lui répondre.

 

– Prends les bottes, Serega, dit-il en étouffant sa toux et reprenant un peu haleine. Tu achèteras seulement une pierre, quand je serai mort, ajouta-t-il d’une voix enrouée.

 

– Très bien, oncle ! Je les prends donc et j’achèterai la pierre.

 

– Vous avez entendu, les enfants ! parvint à dire le malade, et, de nouveau, il se pencha en avant, la toux l’étranglait.

 

– C’est bon, nous l’avons entendu, dit un des cochers. Va, Serega, monte, sans quoi on va revenir te chercher. Tu sais, Mme de Schirkin est malade.

 

Serega relira brusquement ses grandes bottes trempées et difformes et les jeta sous un banc. Les bottes neuves de l’oncle Fédor furent mises en un clin d’œil et Serega sortit, en les regardant, pour gagner la voiture.

 

– Ah ! voici de bien belles bottes, je te les graisserai, dit un cocher, qui tenait de la graisse à la main, lorsque Serega monta sur le siège et prit les rênes. Te les a-t-il données ?

 

– Tu es bien curieux ! répliqua Serega en ramenant son vêtement sur ses pieds. Allons, en route ! Aïe, mes amours ! cria-t-il à ses chevaux en brandissant son fouet ; et voiture et calèche roulèrent brusquement avec leurs voyageurs et leurs malles sur la route humide, et disparurent dans le brouillard d’automne.

 

Le cocher malade restait sur le poêle dans la chambre surchauffée, et, sans avoir cessé de tousser, il se jeta, en faisant appel à toutes ses forces, sur l’autre côté, et il resta sans parler.

 

Jusqu’au soir, il y eut une allée et venue de gens dans la pièce, on dîna ; – le malade ne se fit pas entendre. Avant de se coucher, la cuisinière grimpa sur le poêle et tira à elle sa pelisse qui était sur les pieds du malade.

 

– Ne sois pas de mauvaise humeur après moi, Nastasïa, dit le malade, je débarrasserai bientôt ton coin.

 

– C’est bon ! c’est bon ! cela ne fait rien, grommela Nastasïa. Où souffres-tu, oncle ? Dis ?

 

– Tout mon intérieur est dévoré. Dieu sait ce qu’il y a.

 

– Ne crains rien… En toussant, souffres-tu aussi dans la gorge ?

 

– J’ai mal partout. Ma dernière heure est là, voilà ce que c’est ! Ah ! ah ! soupira le malade.

 

– Couvre-toi les pieds, fit la cuisinière en lui ramenant la souquenille sur les pieds, et elle redescendit du poêle.

 

Pendant la nuit, une veilleuse brûlait dans la salle. Nastasïa et une dizaine de cochers passèrent la nuit couchés par terre ou sur les bancs, soufflant bruyamment. Seul, le malade soupirait doucement, toussait, et se jetait de ci de là sur le poêle. Vers le matin il se tut complètement.

 

– C’est singulier ce que j’ai vu en rêve, fit la cuisinière en se réveillant : j’ai vu Chwedor qui descendait du poêle et qui allait fendre du bois. « Je vais t’aider Nastasïa, » me dit-il. – Je lui dis : « Comment peux-tu encore fendre du bois ? » – Mais le voici qui empoigne la hache ! et il se met à fendre du bois, si vite, si vite, que les copeaux volaient. « Non, me dit-il, je suis très bien ! »… Et comme il s’arrêtait, je fus prise d’angoisse et d’inquiétude. En voulant crier, je me suis réveillée… N’y aurait-il pas quelqu’un de mort ? Oncle Chwedor ! Eh ! oncle !

 

Fédor ne fit aucune réponse.

 

– Ne serait-il pas mort ? Nous allons voir, fit un des cochers qui venait aussi de se réveiller.

 

La main maigre et velue qui pendait du poêle était froide et décolorée.

 

– Il faut que j’avertisse le maître de poste… il me semble qu’il est mort, dit le cocher.

 

Le lendemain, on l’enterrait derrière un buisson dans le nouveau cimetière, et, pendant plusieurs jours, Nastasïa racontait son rêve à tout le monde, et elle disait qu’elle avait été la première qui avait mis la main sur l’oncle Fédor.

 

III

Le printemps arriva. Dans les rues mouillées, de petits ruisseaux se frayaient activement un chemin dans la boue ; les couleurs des vêtements et les éclats de voix des gens qui circulaient étaient gais.

 

Dans les jardins, derrière les haies, les bourgeons s’enflaient aux arbres, et les branches se balançaient doucement à la brise. Partout on voyait courir ou tomber de petites gouttes d’eau, isolées, transparentes… Les moineaux piaillaient peu harmonieusement et voletaient çà et là de leurs petites ailes. Du côté du soleil, sur les haies, les maisons, les arbres, tout était en mouvement et tout brillait. La joie, un renouveau de jeunesse au ciel, sur la terre et dans le cœur des hommes !

 

De la paille fraîche était étendue, dans une des rues principales, devant une maison de maître ; dans la maison se trouvait, mourante, cette malade qui hâtait sa course vers l’étranger.

 

Près de la porte close de la chambre à coucher se tenaient le mari et une dame d’âge mûr. Un pope était assis sur le sopha, le regard baissé ; il tenait enveloppé quelque chose dans l’Epitrachilium[25]. Dans un coin, étendue sur un fauteuil, une femme âgée, – la mère de la malade, – pleurait amèrement. Auprès d’elle se tenait debout une femme de chambre, un mouchoir propre à la main, elle attendait que la vieille femme le lui demandât ; une autre lui bassinait les tempes avec quelque chose et, sous le bonnet, lui soufflait sur sa tête grise.

 

– Eh bien ! que Dieu vous bénisse, ma chère, disait le mari à la dame âgée, debout avec lui auprès de la porte… Elle a une telle confiance en vous, vous vous entendez si bien à lui parler… parlez-lui sans ambages, mon ange… allez seulement !

 

Il voulait déjà lui ouvrir la porte, mais la cousine le retint, passa à plusieurs reprises son mouchoir sur ses yeux et secoua la tête.

 

– Maintenant, je n’ai plus l’air d’avoir pleuré, dit-elle, et, ouvrant elle-même la porte, elle entra.

 

Le mari était hors de lui, il semblait avoir complètement perdu la tête. Il s’était dirigé vers la vieille dame, mais, après avoir fait quelques pas, il se retourna, et, traversant la chambre, il s’approcha du prêtre. Le pope le vit, leva les yeux au ciel et inclina sa longue barbe blanche.

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! fit le mari.

 

– Que faire ? soupira le prêtre, et, de nouveau, il fit les mêmes gestes.

 

– Et sa mère ici ! reprit le mari, presque désespéré. Elle ne le supportera pas… Elle l’aime tant… tellement que… je ne sais pas… Petit père, ne pourriez-vous pas lui parler et lui persuader de s’en aller ?

 

Le pope se leva et s’approcha de la vieille dame.

 

– En vérité, fit-il, le cœur d’une mère est inappréciable… Mais Dieu est miséricordieux.

 

Le visage de la vieille dame se crispa, et elle éclata en sanglots convulsifs.

 

– Dieu est miséricordieux, poursuivit le prêtre lorsqu’elle se fut un peu calmée. Je vais vous conter quelque chose. Dans ma paroisse j’avais un malade, et bien plus malade que Dmitriewna, et, en peu de temps, un bourgeois habile l’a guéri avec des simples. Ce même bourgeois est actuellement à Moscou. J’en ai parlé à Wassilii Dmitriewitsch… on pourrait s’adresser à lui. Tout au moins ce serait une satisfaction pour la malade… Et à Dieu tout est possible.

 

– Non, je ne puis plus vivre, dit la mère. Ah ! si Dieu avait voulu me prendre à sa place ?

 

Et ses sanglots convulsifs devinrent si violents qu’elle perdit connaissance.

 

Le mari de la malade se couvrit le visage de ses mains et s’élança hors de la chambre.

 

La première chose qu’il rencontra dans le corridor fut un petit garçon de six ans courant après une petite fille plus jeune.

 

– Ne voulez-vous pas que je conduise les enfants à leur mère ? demanda la bonne.

 

– Non, elle ne veut pas les voir. Ils l’étourdissent.

 

Le petit resta un instant debout, regardant son père, puis, tout à coup, il frappa du pied et courut plus loin.

 

– C’est mon cheval, papa, cria-t-il en montrant sa sœur.

 

Pendant ce temps-là, la cousine était assise dans l’autre chambre auprès de la malade, essayant de la préparer à la mort par une conversation habilement conduite. Auprès de la fenêtre, le médecin préparait une potion.

 

La malade, en peignoir blanc, était assise sur son lit, tout entourée de coussins, et elle regardait sa cousine en silence.

 

– Ah ! ma chérie, dit-elle, interrompant celle-ci d’une façon inattendue, ne cherchez pas à me préparer. Ne me prenez pas pour une enfant. Je suis chrétienne. Je sais que, maintenant, je n’en ai plus pour longtemps à vivre… je sais que je serais en Italie si mon mari m’avait écoutée plus tôt, et peut-être, oui sûrement, je me serais guérie. Tout le monde le lui a dit, mais qu’y faire ? On voit que Dieu l’a voulu ainsi. Nous sommes tous de grands pécheurs, cela, je le sais, cependant j’espère dans la miséricorde de Dieu, qui veut pardonner à tous… Certainement, il pardonnera à tous… Sur moi aussi, ma chérie, pèsent de nombreux péchés, mais combien ai-je souffert pour eux ! Je m’efforce de supporter mes souffrances avec patience…

 

– Alors, nous devons appeler le prêtre, ma chérie ? Vous serez encore plus soulagée lorsque vous aurez reçu l’absolution, dit la cousine.

 

La malade inclina la tête en signe d’adhésion.

 

– Ô Dieu ! murmura-t-elle. Pardonnez-moi, pardonnez à une pécheresse !

 

La cousine sortit et fit signe au prêtre.

 

– C’est une ange ! dit-elle au mari, les larmes aux yeux.

 

Le mari commença à pleurer ; le prêtre franchit la porte ; la mère de la malade était toujours sans connaissance, et dans la première chambre il se fit un calme complet. Le prêtre revint au bout de cinq minutes, déposa sa chasuble et mit de l’ordre dans sa chevelure.

 

– Dieu soit loué, dit-il, vous êtes maintenant plus tranquilles. Vous désirez lui parler.

 

Le mari et la cousine entrèrent. La malade pleurait tranquillement, les yeux tournés vers une image sainte.

 

– Que Dieu te bénisse, ma chérie ! fit le mari.

 

– Je le remercie. Je me sens si bien à présent ! dit la malade. Quelle sensation agréable et indescriptible j’éprouve maintenant !

 

Un léger sourire se jouait autour de sa bouche aux fins contours.

 

– Que Dieu est donc miséricordieux et tout-puissant !

 

Et de nouveau elle tourna, en priant mentalement, ses regards vers l’image sainte.

 

Puis quelque chose parût lui venir à l’esprit et elle fit signe à son mari.

 

– Tu ne veux jamais faire ce que je te demande, fit-elle d’une voix faible et à peine distincte.

 

Le mari allongea le cou et écouta tranquillement.

 

– Chercher qui, mon amour ?

 

– Mon Dieu ! Il ne comprend jamais rien.

 

Et, fronçant le sourcil, la malade ferma les yeux.

 

Le médecin s’approcha d’elle et lui prit la main. Le pouls devenait sensiblement de plus en plus faible. Il fit signe au mari. La malade s’en aperçut et jeta un regard effrayé autour d’elle. La cousine se détourna et commença à pleurer.

 

– Ne pleure pas… Ne te chagrine pas en même temps que moi, dit la malade. Cela m’enlève mon dernier instant de repos.

 

– Tu es un ange ! fit la cousine en lui embrassant la main.

 

– Non, embrasse-moi ici… il n’y a qu’aux morts qu’on embrasse la main… Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu.

 

Dans la même soirée, la malade était un cadavre, et le cadavre était couché dans un cercueil, dans le salon de réception de la grande maison. Dans la vaste pièce, les portes fermées, il y avait un diacre qui, seul et assis, lisait d’une voix lente et monotone les psaumes de David. La clarté des cierges tombait des grands chandeliers en argent sur le front pâle de la morte, sur ses mains couleur de cire et sur les plis raides du linceul, qui faisait une saillie aux genoux et aux extrémités des pieds.

 

Le diacre, continuait tranquillement de lire dans son livre, et ses paroles sonnaient et s’éteignaient étrangement dans l’appartement, où tout était calme. Seulement, de temps en temps, y pénétraient, venant d’une pièce éloignée, des bruits de voix et de piétinements d’enfants.

 

« Tu détournes ton visage, – et ils sont dans la confusion, disait le psaume. Tu leur retires ton esprit, – et ils meurent et retournent en poussière. Tu leur envoies ton esprit, – et alors ils se lèvent et ils renouvellent la face de la Terre, afin que le Seigneur soit loué à jamais dans l’éternité. »

 

Le visage de la morte était froid et majestueux. Son front était glacé, ses lèvres étroitement serrées. Elle semblait méditer. Comprenait-elle maintenant ces grandes paroles du psalmiste ?

 

IV

Un mois plus tard, une chapelle en pierre s’élevait sur la tombe de la morte. Sur la tombe du cocher Fédor, il n’y avait que l’herbe d’un vert pâle, croissant sur la butte de terre, le seul signe marquant qu’il y avait là un être humain enterré.

 

– Ce sera un péché sur ta conscience, Serega, disait un jour la cuisinière de la maison de poste, si tu n’achètes pas une pierre pour Fédor. Avant, tu disais : C’est l’hiver ! c’est l’hiver !… Mais, maintenant, pourquoi ne tiens-tu pas ta parole ? Il est déjà venu une fois le demander pourquoi tu n’achetais pas la pierre… S’il vient une deuxième fois, il t’étranglera.

 

– Eh quoi ! Est-ce que je m’y refuse ? répliqua Serega. J’achèterai la pierre, comme je l’ai dit… je l’achèterai… pour un rouble et demi d’argent je l’achèterai… Je ne l’ai pas oubliée, mais il faudra encore l’apporter ici. Dès qu’il se présentera une occasion d’aller à la ville, je l’achèterai.

 

– Si tu avais seulement placé une croix de bois, ce serait déjà quelque chose, dit un vieux cocher, mais c’est très mal. Tu portes pourtant les bottes.

 

– Où veux-tu aller prendre une croix ? Tu ne vas pas en tailler une avec une bûche.

 

– Qu’est-ce que tu me chantes là ? En tailler une dans une bûche !… Prends une hache et va de bonne heure dans le bois, là tu pourrais en tailler une. Tu n’as qu’à abattre un jeune frêne ou quelque chose de semblable. Cela fera bien un Golubez[26]. Et tu n’auras pas besoin de payer du wodka au garde. Pour si peu de chose il n’est pas nécessaire de lui donner à boire. Il y a quelques jours, j’avais cassé le timon de ma voiture, je m’en suis coupé un neuf superbe… et personne ne m’a rien dit.

 

Le lendemain matin, – l’aurore rougissait à peine, – Serega prit une hache et se rendit au bois.

 

La rosée tombait encore, et le soleil n’éclairait pas encore. Au levant, l’obscurité se dissipait insensiblement et une lumière pâle se jouait dans la voûte céleste recouverte de légers nuages. Pas un brin d’herbe, pas une seule feuille au sommet des arbres ne bougeait. De loin en loin le calme du bois n’était troublé que par un battement d’ailes dans les branches des arbres ou par un frôlement sur le sol. Soudain, un bruit étranger à la forêt éclata à la lisière du bois. Ce bruit résonna de nouveau et commença à se répéter régulièrement au pied d’un des arbres qui se dressaient là immobiles.

 

Le sommet d’un des arbres fut agité d’un mouvement inusité ; ses feuilles, pleines de sève, murmurèrent, et la fauvette perchée sur une de ses branches prit par deux fois son vol en gazouillant, puis se posa, en balançant la queue, sur un autre arbre.

 

La hache résonnait de plus en plus bruyamment, des éclats de bois volaient çà et là sur l’herbe mouillée de rosée, et, à chaque coup de hache, on entendait un faible craquement. Le tronc entier tremblait, s’inclinait et se redressait aussitôt, se balançait sur ses racines. Un instant, tout demeura calme, mais l’arbre se pencha de nouveau, de nouveau un craquement se fit entendre dans le tronc et le sommet de l’arbre, qui tomba sur le sol humide en écrasant les taillis et brisant ses petites branches. La fauvette fit entendre un gazouillement et s’envola plus haut. Le rameau sur lequel elle se posa se balança un instant, puis se raidit avec ses feuilles, comme tous les autres. Les arbres se dressèrent orgueilleusement et plus joyeux, avec leurs branches immobiles au-dessus du nouvel espace libre.

 

Perçant la nuée transparente, les premiers rayons de soleil brillèrent, se répandant dans le ciel et sur la terre. Le brouillard commença à s’élever des vallées, la rosée brilla étincelante sur la verdure et de petits nuages blancs flottèrent sur le ciel bleu.

 

Les oiseaux volaient dans le fourré et gazouillaient des chants de bonheur ; les feuilles, pleines de sève, se murmuraient de joyeux secrets, et les branches des arbres vivants se balançaient lentement et majestueusement au-dessus de l’arbre mort, de l’arbre tombé…

 

AINSI MEURT L’AMOUR[27]

I

La rencontre


Une nuit glacée de Noël, en l’année 1850. Le long de la Tverskaïa, roulait un fiacre tiré par une paire de chevaux efflanqués et fourbus.

 

Le ciel, haut et d’un bleu sombre, était parsemé d’étoiles qui allaient se perdre dans l’espace infini. La barbe du cocher se couvrait de givre. L’air, raréfié par le froid, coupait le souffle et piquait le visage. Les roues crissaient sur la neige gelée. Tout cela rappelait les fêtes de Noël, que dès l’enfance, nous avons coutume d’associer à de poétiques sentiments d’amour, aux vieilles légendes, aux traditions populaires, et aussi à l’attente de quelque chose de surprenant et de mystérieux.

 

Mais on ne voyait ni ces amoncellements de neige blanche, devant les portes, les murs et les fenêtres, ni ces étroits chemins qu’on fraie dans la masse mouvante pour accéder aux maisons, ni ces hauts arbres noirs aux branches couvertes de givre, ni ces champs monotones à perte de vue, éclairés par la lune hivernale au scintillement pâle, ni ce grandiose silence d’une nuit champêtre, dont le charme est inexprimable.

 

Au contraire, de hautes maisons aux toits rouges, désagréablement uniformes, masquaient l’horizon de part et d’autre, et lassaient la vue par leur monotonie. La rumeur syncopée incessante de la ville faisait naître en vous une tristesse persistante. La neige écrasée, couleur de fumier, couvrait les rues, éclairées çà et là par les lueurs tombant des fenêtres et des devantures des magasins, ainsi que des mornes réverbères, entretenus par un allumeur crasseux, qui se promenait de l’un à l’autre muni de son échelle, cette misère contrastait brutalement avec la somptuosité du ciel de Noël, scintillant et infini. Le monde de Dieu et celui des hommes !

 

Le fiacre s’était arrêté devant la vitrine éclairée d’un magasin. Un jeune homme beau et svelte d’environ dix-huit ans, coiffé d’un chapeau rond et vêtu d’un manteau garni d’un col de zibeline, sauta sur la chaussée, ouvrit précipitamment la porte en faisant tinter la sonnette.

 

– Une paire de gants, je vous prie.

 

– Vot’ pointure ?

 

– Six et demi, répondit le jeune homme sortant son portefeuille, tout en arpentant le magasin.

 

– Est-ce vous, mon fils ? interrogea une voix sonore et ferme, qui venait de la pièce voisine.

 

Le timbre de la voix et surtout cette appellation de fils annoncèrent au jeune homme son protecteur mondain, le prince Kornakov, l’un des hommes les plus en vue de la société de Moscou.

 

Le prince Kornakov était de haute taille, âgé d’une trentaine d’années, très svelte, avec des favoris roux, un long nez fin, des yeux brillants, exprimant à la fois l’intelligence et l’indifférence, des lèvres minces, à la courbe sévère et calme lorsqu’elles ne souriaient pas. Il était assis les jambes allongées devant une haute glace à trumeau, qui reflétait la silhouette élégante de l’arrivant en tenue de soirée. Le prince prêtait sa tête à Monsieur Charly, qui donnait libre court à son art de coiffeur habile. Ce dernier faisant tournoyer adroitement, entre ses mains enduites de pommade, une paire de fers à friser, lançait de temps à autre quelques ordres à Ernest qui lui passait les fers chauds. Il donnait, suivant son expression, un coup de peigne à la coiffure de la plus estimable de ses pratiques.

 

– Vous allez au bal, mon cher fils ? demanda le prince.

 

– Oui, et vous, prince ?

 

– Hélas, je dois y aller aussi Je me suis engagé, ajouta-t-il, et désignant du doigt son gilet blanc et sa cravate : Vous voyez bien !

 

– Vous n’avez pas envie d’y aller ? interrogea le jeune homme avec étonnement, en arpentant la pièce. Qu’auriez-vous donc fait de votre soirée ?

 

– Je me serais couché, répondit-il sans affectation aucune.

 

– Oh ! je ne comprends vraiment pas une chose pareille !

 

– C’est une chose que, moi non plus, je ne pouvais comprendre il y a dix ans. J’aurais bien fait trois cents verstes en charrette pour ne pas manquer un bal. J’étais jeune alors, et amoureux à chaque nouveau bal ; surtout, je me savais beau garçon, et sûr de n’offrir à la vue, de quelque côté qu’on me regardât, ni calvitie, ni faux toupet, ni dents artificielles. Et vous, mon fils, à qui faites-vous la cour en ce moment ?

 

Il se leva, et ajusta devant la glace le col de sa chemise.

 

Cette question, lancée sur un ton badin, étonna et choqua le jeune homme.

 

– Je ne… Je n’ai encore jamais fait la cour à personne, balbutia-t-il en rougissant.

 

– Ah ! oui, j’oubliais. Votre cousine m’a raconté ce matin que vous étiez amoureux du « charmant débardeur ». Comment se fait-il que vous ne lui ayez pas encore été présenté ?

 

– L’occasion ne s’en est pas offerte jusqu’à présent.

 

– C’est vrai ? Dites plutôt que l’audace vous a manqué ! Je sais que l’amour véritable – et surtout le premier amour – est toujours timide.

 

– Ma cousine m’a promis de me présenter aujourd’hui, dit notre jeune homme en souriant d’un air confus.

 

– Non, non ! C’est moi-même qui vous présenterai, mon cher fils. Croyez-moi, je ferai cela mieux que votre cousine, et vous verrez que je vous porterai bonheur, ajouta le prince, esquissant un sourire. Pour avoir du succès auprès des femmes, continua-t-il d’un ton docte, il faut être entreprenant et audacieux, et rien ne donne autant d’assurance que le succès lui-même, surtout dans un premier amour, pour réussir dans votre premier amour, il vous faut absolument vaincre cette stupide pudeur qui ne fera que vous nuire. Nous irons ensemble !

 

II

Deux enfants


Le jeune homme s’appelait Serge Ivine. C’était un beau garçon, à l’âme fraîche non encore entamée par le remords des fautes commises, et toute pleine de rêves lumineux et de sentiments nobles. À peine sorti de l’enfance et des bancs de l’école, il se trouva, presque inconsciemment, et sans qu’il eut besoin de faire pour cela quoi que ce fut, installé de plain-pied au sein de cette société moscovite, qui accueille avec confiance et – si l’on peut s’exprimer ainsi – en famille les gens ayant un nom et une certaine éducation, sans égard à leurs qualités personnelles. Ces derniers sont reçus plus chaleureusement encore si tous leurs antécédents sont connus de cette société, ce qui était justement le cas d’Ivine. On ne saurait dire si ce fut pour lui un bonheur ou un malheur. D’une part, le commerce de la société lui offrait de nombreux plaisirs, dont pouvait jouir sa jeunesse sans arrière-pensée et sans remords, d’autre part, le monde lui communiquait imperceptiblement la basse passion de la vanité, par la nature des plaisirs qu’il offre, comme par les lois des convenances qui le régissent, il minait l’élan et la constance de ses bonnes dispositions. Des rêves d’amour, d’amitié et, hélas, de vanité aussi, s’ajoutant à l’attrait de l’inconnu et à l’enthousiasme propre à la jeunesse, emplissaient son imagination d’une étrange confusion.

 

C’est aux bals de cet hiver – ses premiers bals – qu’il rencontra la comtesse Schœffing à laquelle le prince Kornakov, qui avait la manie de donner des sobriquets à tout le monde, donnait le surnom de « charmant débardeur ». Serge éprouvait à la vue de cette personne des délices incompréhensibles, lorsqu’il ne pouvait la voir, sa pensée ne la quittait pas. Ses yeux avaient un jour croisé le regard curieux et ingénu de la comtesse, il en avait éprouvé une joie intense, et, Dieu sait pourquoi, une peur telle, qu’il évitait toute occasion de lui être présenté.

 

La comtesse Schœffing était bien faite pour attirer un garçon comme Serge. Elle était belle, d’une beauté qui était à la fois celle d’une femme et d’une enfant ; son visage intelligent respirait la douceur et la gaieté. De plus, elle appartenait à la plus haute société. Et rien n’ajoute plus de charme à une femme que la réputation d’être une femme séduisante, d’abord, parce qu’elle en est heureuse, ensuite parce qu’elle attire à elle toutes les attentions. La comtesse possédait encore le charme rare de la simplicité, non pas cette simplicité qui s’oppose à l’affectation, mais une simplicité naïve et charmante qui se rencontre si rarement et qui pare la femme de la plus attrayante originalité. Elle interrogeait avec simplicité et répondait de même. On ne percevait jamais dans ses propos l’ombre d’une arrière-pensée, elle disait tout ce qui passait par sa petite tête intelligente. C’était l’une de ces rares femmes qui captent l’affection de tous, même de ceux qui auraient pu l’envier. Enfin à ses attraits s’ajoutait celui d’une jeune femme malheureuse en ménage Le comte Schœffing était un chevalier d’industrie de grande envergure. À plusieurs reprises, il avait amassé une véritable fortune, qu’il avait reperdue aussitôt et, pour clore sa carrière par un coup d’éclat, il avait épousé une riche héritière. On ne sut jamais comment ce mariage avait pu se faire, mais il était évident que l’amour n’y avait joué aucun rôle, ni d’une part, ni de l’autre. Le comte Schœffing aimait sa femme, comme on aime la plus douce et la plus docile des épouses. Il l’aimait aussi parce qu’elle était jolie (il n’y avait guère qu’un an à peine qu’ils étaient mariés). Quoique les âmes sensibles prétendissent qu’il ne la valait pas et qu’il était incapable de la comprendre, nous resterons muets sur ce point, puisque la charmante Schœffing n’exigeait pas de son mari un autre amour. Elle n’avait pas le désir d’un meilleur époux que son Jean, elle l’aimait d’un amour semblable à celui qu’il lui offrait. Elle n’avait jamais aimé avant son mariage. Mariée, il lui était arrivé de rencontrer des hommes qui auraient pu lui plaire, mais elle ne s’était jamais donné la peine de les aimer. Tous, autant qu’elle avait pu les connaître, lui rappelaient son mari. Les seules choses qui lui déplaisaient en celui-ci étaient son goût de la dépense son amour du jeu et l’élasticité de sa conscience, car il perdait au jeu et venait même de perdre plus de la moitié de la fortune personnelle de sa femme. Mais est-ce qu’une jeune fille russe de bonne famille doit avoir une notion de ce qu’est la fortune, de l’impossibilité de vivre sans elle et du labeur et du mal qu’elle avait dû coûter à ses ancêtres. Ce que la jolie comtesse savait, c’est que son mari avait perdu quarante ou soixante mille roubles, et que ce jour-là, il était encore parti pour jouer. Elle sentait confusément que son Jean se conduisait mal mais laissant là ces ennuyeuses pensées, elle se prépara tranquillement pour le bal des Z… vers lequel, au même moment, se dirigeait Serge en compagnie du prince Kornakov.

 

III

Le bal


À quoi bon essayer de décrire le bal dans tous ses détails ? Qui ne se souvient de l’impression étrange et saisissante du premier bal ? Éclat de mille feux, yeux, diamants, couleurs, velours et soieries, épaules nues, mousselines, chevelures, habits noirs et gilets blancs souliers de satin, uniformes bigarrés et livrées, l’odeur des fleurs, des parfums et des femmes, la rumeur de milliers de voix, le bruit des pas à demi couvert par les sons éclatants de quelque danse, valse ou polka, et ce va-et-vient ininterrompu, et le capricieux mélange de tous ces éléments !

 

Mais les sensations que le bal éveillait chez nos deux amis étaient bien différentes. Serge était si ému, qu’on aurait pu voir, sous son gilet blanc, son cœur battre à coups violents et précipités, il fut contraint de faire une pause sur le palier, avant de pénétrer dans la salle, moins pour rectifier sa coiffure, que pour reprendre sa respiration et donner à ses joues le temps de revenir à une couleur normale. Le prince Kornakov au contraire, ayant adressé quelques paroles aimables à la maîtresse de maison, avec la même désinvolture que s’il entrait dans sa chambre à coucher, pénétra en souriant dans la grande salle, où il rejoignit le cercle aristocratique, qui se tenait à l’écart de la foule. Son pas était tranquille et assure comme celui d’un fonctionnaire retrouvant son bureau et sa table de travail. Rien ne pouvait surprendre le prince, sa distinction naturelle comme celle de la société dans laquelle il vivait, le mettant à l’abri de tout événement fâcheux. Attendrait-il d’un bal un plaisir quelconque ? Depuis trop longtemps il en avait perdu l’habitude. L’observation même, seule distraction de quelque intérêt pour celui qui ne danse pas, n’avait plus rien de neuf à lui apporter.

 

« Tiens, voici la belle D… qui s’habille avec tant de chic, comme d’habitude, elle écoute en souriant les éternels compliments de ses admirateurs attitrés. Nadinka, aux si jolis yeux, doit sans aucun doute se trouver par là, dans quelque salon et, dans son sillage, le baron au monocle et au mauvais français, qui depuis un an, a l’intention de l’épouser et ne le fera probablement jamais. Voici le petit aide de camp au grand nez – celui-là même qui s’imagine que le summum de l’esprit consiste à débiter des gaudrioles. Pour l’instant, il se tord de rire en racontant des grivoiseries à cette vieille fille émancipée qu’est Mlle G… »

 

Les tables de jeu sont invariablement aux mêmes places, occupées par les mêmes personnes qui jouent toujours aux mêmes taux, comme la coutume le veut, depuis cinq ans que les P… donnent des bals. La maîtresse de maison, avec le même éternel sourire et la même phrase cent fois répétée, s’affaire d’une pièce à l’autre. Au centre du salon tournoient cinq ou six étudiants, deux officiers de la garde, convoqués tout spécialement pour cette soirée, ainsi que les inévitables Tamarine Gloubkov et Nieguitchev vieillis sur les parquets de Moscou et dont la présence ennuie tout le monde.

 

Près de la porte, debout le long du mur, des habits noirs inconnus et immobiles. Dieu seul sait ce qui les a attirés ici ! De temps à autre, un mouvement se fait dans leurs rangs, l’un d’entre eux, particulièrement audacieux, se détache et s’aventure à travers la salle pour inviter à danser la seule dame que, sans doute, il connaisse. Il l’entraîne dans quelques tours de valse, au grand ennui de la dame, puis disparaît de nouveau derrière la muraille des cavaliers solitaires.

 

Quelques pauvres jeunes filles, ne connaissant personne, et qui doivent aux multiples intrigues de leurs parents d’avoir été conviées à ce bal, font tapisserie le long des murs, leurs belles toilettes ne leur servent de rien (bien qu’elles leur aient peut-être coûté un long mois de travail) et la rage de se voir délaissées les enlaidit encore.

 

Il serait trop long de tout énumérer, mais pour le prince Kornakov, tout cela était terriblement périmé. Malgré la disparition de plus d’une ancienne figure et l’apparition dans l’arène mondaine de plusieurs nouveaux venus, les attitudes, les gestes et les conversations de tous ces gens sont restés les mêmes. L’agencement matériel du bal, avec son buffet, son souper, sa musique, la décoration des salons – tout cela, le prince le connaissait si à fond qu’il en était parfois écœuré.

 

Le prince Kornakov appartenait au nombre de ces riches célibataires d’un certain âge, pour lesquels la société était devenue une nécessité, à la fois indispensable et ennuyeuse. Dès sa prime jeunesse, il avait en effet occupé la première place, sans aucune difficulté, au sein de cette société mondaine et son amour-propre ne l’autorisait pas à s’essayer dans un autre milieu, il n’admettait même plus la possibilité d’un autre mode d’existence. Le monde l’ennuyait, il était trop intelligent pour ne pas souffrir de la futilité d’un commerce constant entre gens que ne liaient ni l’intérêt, ni aucun sentiment noble, mais le seul maintien artificiel de ces rapports de convention. Son âme était toujours empreinte d’une tristesse latente lui venant du regret des années gâchées et de l’appréhension d’un avenir sans promesses. Cette tristesse se traduisait, non par l’angoisse ou le repentir mais par des propos sarcastiques et snobs, souvent assez mordants, superficiels parfois, mais toujours spirituels et excessivement originaux. Il participait si peu aux affaires de la société et la considérait de si haut, qu’il ne pouvait avoir de heurt avec qui que ce soit, mais, en retour, il n’attirait l’affection de personne, sans toutefois susciter d’animosité, il avait cependant droit à un certain respect, que le monde lui témoignait en raison de son rang.

 

IV

Le coup de foudre


– Encore un tour, je t’en prie, disait Serge à sa cousine, dont il enlaçait la fine taille, et qui, les joues en feu, faisait pour la dixième fois le tour du salon, en valsant avec grâce et légèreté.

 

– Non, assez, je suis fatiguée, dit en souriant la jolie cousine, tout en dégageant son bras.

 

Serge fut contraint de s’arrêter et se trouva ainsi juste devant la porte à laquelle le prince Kornakov se tenait adossé dans son habituelle attitude de calme nonchalance. Il était en conversation avec la comtesse Schœffing.

 

– Le voici justement, dit-il, désignant Serge du regard. Approchez, ajouta-t-il, et il salua respectueusement la jolie cousine, la comtesse désire faire votre connaissance.

 

– Il y a longtemps que j’aspirais à cet honneur, répondit Serge, avec un salut timide et enfantin.

 

– Vraiment, je ne m’en serais guère doutée jusqu’ici, répliqua la comtesse, l’enveloppant d’un regard souriant et ingénu.

 

Serge se taisait et devenait de plus en plus rouge, cherchant une réponse qui ne soit pas une banalité. Le prince Kornakov semblait prendre plaisir au trouble si sincère du jeune homme, mais voyant que cet embarras se prolongeait, il dit avec son habituelle aisance :

 

– Accorderez-vous un tour de valse madame la comtesse ?

 

La comtesse, qui savait que le prince ne dansait plus depuis longtemps le considéra d’un air étonné.

 

– Oh ! pas à moi, comtesse, je me sens trop laid et trop vieux pour prétendre à cet honneur.

 

» Vous m’excuserez mon cher fils d’avoir pris sur moi d’être votre interprète, ajouta-t-il.

 

Serge s’inclina. La comtesse lui fit face, et sans mot dire, plia son beau bras et le leva à la hauteur de son épaule. Mais à peine Serge eut-il enlacé sa taille, que la musique cessa. Il dut rester dans cette position jusqu’à ce que les musiciens, ayant aperçu le signe que leur adressait le prince, reprissent la valse. Jamais Serge n’oubliera ces quelques secondes durant lesquelles, par deux fois, il étreignit et relâcha la taille de sa cavalière.

 

Serge ne sentait plus ses pieds glisser sur le parquet. Il lui semblait qu’il était entraîné loin, bien loin de cette foule bigarrée qui les entourait. Toutes ses forces vives étaient concentrées à la fois sur son sens de l’ouïe – auquel il obéissait, suivant le rythme de la musique, tantôt ralentissant son mouvement, tantôt l’accélérant – et sur son sens du toucher, vibrant au contact de la taille souple de la comtesse dont les mouvements s’accordaient si bien avec les siens qu’elle ne semblait faire qu’un avec lui. De temps à autre, ses regards s’arrêtaient sur elle avec une sensation contradictoire de crainte et de délices et allaient de la blanche épaule aux yeux bleu clair, légèrement voiles d’une brume transparente qui leur donnait une ineffable expression de langueur et de volupté.

 

– Regardez, je vous en prie, que peut-il y avoir de plus beau que ce couple ? disait le prince Kornakov à la cousine de Serge. Vous connaissez mon goût pour les jolis couples.

 

– Oui, je crois que Serge nage en plein bonheur.

 

– Il n’y a pas que Serge. Je suis persuadé que la comtesse éprouve plus de plaisir à danser avec lui, qu’avec un vieillard comme moi.

 

– Vous tenez absolument à ce que je vous dise que vous n’êtes pas encore vieux !

 

– Qu’allez-vous croire là ! Je sais parfaitement que je ne suis pas encore vieux Je suis pire que cela je suis ennuyeux, je suis éventé, comme tous ces messieurs d’ailleurs, qui se refusent à s’y résigner. Serge est tout neuf, et de plus, une femme pourrait-elle désirer un homme plus séduisant ? Regardez donc comme cela est beau ! continuait-il avec une véritable satisfaction, en admirant le couple Et comme elle est charmante ! C’est à en devenir amoureux !…

 

– Il faudra que je le dise à Lise (c’est ainsi que s’appelait la comtesse Schœffing).

 

– Inutile, il y a déjà longtemps que je me suis excusé auprès de la comtesse de n’être pas encore tombé amoureux d’elle. Elle sait bien que je ne suis plus capable d’aimer. C’est du couple qu’ils forment que je suis épris.

 

Le prince Kornakov n’était pas le seul à admirer Serge et la comtesse valsant. Tous ceux qui ne dansaient pas les suivaient involontairement des yeux, les uns pour le plaisir de contempler un agréable spectacle, les autres avec dépit et jalousie. Serge était si ému par les effets du mouvement, de la musique et de l’amour que, lorsque la comtesse lui demanda de la reconduire à sa place et retira son bras de son épaule en le remerciant d’un sourire, il eut soudain le désir – un désir si violent qu’il le retint à grand-peine – de profiter de cet instant pour l’embrasser. Pour la première fois de sa vie, l’innocent jeune homme ressentait l’amour. Son âme était pleine de vagues désirs qu’il ne comprenait pas. Il ne s’en défia point et ne chercha pas à s’en défendre.

 

V

L’amour


Pour le jeune amoureux, le bal passa comme un rêve séduisant et magnifique auquel on pense avec crainte et ravissement. La comtesse ne disposait plus que du sixième quadrille, elle le lui accorda. Leur conversation était celle qui convient à l’ambiance d’un bal mais, pour Serge, chaque parole, chaque sourire, chaque mouvement, chaque regard, prenait une signification particulière. Au cours du quadrille, D…, le cavalier attitré de la comtesse, se trouva à côté d’eux. Serge eut l’impression que D… le traitait en gamin, ce qui eut le don de l’exaspérer. Mais la comtesse était particulièrement gentille et bonne pour son nouvel ami ; elle parlait à D… très sèchement, tandis que, se tournant vers Serge, son regard et son sourire exprimaient le plaisir le plus évident. Il n’est pas de sentiments qui soient à la fois aussi liés et aussi contradictoires que l’amour et l’amour-propre Le pauvre petit Serge était actuellement la proie de ces deux passions qui s’étaient unies pour lui faire perdre complètement la tête. Au cours de la mazurka, par deux fois la comtesse le choisit comme partenaire, il fit de même. Pendant l’une des figures, elle lui tendit son bouquet Serge en arracha une fleur et la dissimula dans son gant. La comtesse répondit à ce geste par un sourire.

 

La comtesse ne restant pas au souper, Serge la reconduisit jusqu’au perron.

 

– J’espère vous voir chez moi, dit-elle en lui tendant la main.

 

– Quand me le permettez-vous ?

 

– N’importe quel jour.

 

– N’importe quel jour ? répéta-t-il d’une voix émue, et, sans y prendre garde, il serra la petite main qui s’attardait avec confiance dans la sienne.

 

La comtesse rougit, sa main frémit. Voulait-elle répondre à cette pression ou se dégager ? Dieu seul le sait. Mais un timide sourire trembla sur ses lèvres et elle descendit l’escalier.

 

Serge ne se sentait pas de joie Ce sentiment d’amour, éveillé pour la première fois en son cœur, il ne pouvait le concentrer sur un seul objet, il déferlait sur tout et sur tous. Le monde entier lui paraissait beau et aimable. Il s’arrêta sur une marche, sortit la fleur de son gant, et la porta plusieurs fois à ses lèvres avec une émotion qui fit briller une larme dans ses yeux.

 

– Eh bien, mon cher, êtes-vous satisfait de notre « charmant débardeur » ? interrogea le prince Kornakov.

 

– Oh ! comme je vous suis reconnaissant ! Jamais je ne me suis senti aussi heureux, répondit-il en lui serrant chaleureusement la main.

 

VI

Elle aurait pu être heureuse, elle aussi


En arrivant chez elle, la comtesse, selon son habitude, s’informa du comte. Il n’était pas encore rentré. Pour la première fois, son absence lui fut agréable. Elle désirait s’éloigner de la réalité, ne fût-ce que pour quelques heures Elle la trouvait ce soir particulièrement pesante, et aurait voulu rester seule avec ses rêves, car ses rêves étaient délicieux.

 

Serge ressemblait si peu à tous les hommes, dont elle avait été jusqu’à présent entourée, qu’il était normal qu’il attirât son attention De ses gestes, de sa voix, de son regard, émanaient la loyauté, la franchise, l’enthousiasme, propres à la jeunesse. La comtesse, jamais encore sortie de ce milieu artificiel qu’on appelle « le monde », était séduite et charmée par ce type de garçon pur, un être intact que n’ont encore marqué ni les passions ni les vices, un être tout proche des sources premières de la nature.

 

Dans son déshabillé blanc et coiffée d’un petit bonnet, elle était plus ravissante encore que dans sa robe de bal. S’étant jetée sur son grand lit, étendue et accoudée sur les coussins, elle fixait la pâle lueur de la lampe. Son visage s’éclaira d’un sourire mélancolique.

 

– Peut-on entrer, Lise ? demanda la voix du comte, derrière la porte.

 

– Entrez, répondit-elle, sans changer de pose.

 

– T’es-tu bien amusée, mon amie ? s’enquit le comte en l’embrassant.

 

– Oui.

 

– Pourquoi es-tu triste, Lise ? Serais-tu fâchée contre moi ?

 

La comtesse restait muette. Ses lèvres se mirent à trembler comme celles d’un enfant sur le point de pleurer.

 

– Tu es fâchée parce que je joue ? Rassure-toi, chérie, j’ai tout regagné ce soir et je ne jouerai plus… Mais qu’as-tu ? répéta-t-il, en lui baisant tendrement les mains.

 

La comtesse ne répondait toujours pas et des larmes coulaient de ses yeux. Le comte avait beau lui prodiguer les plus douces caresses en l’interrogeant, elle ne lui confia pas la cause de ses larmes qui, au contraire, allaient, redoublant.

 

Laisse-la, homme sans cœur et sans délicatesse ! Elle pleure justement parce que tu la caresses et que tu en as le droit ; parce que tous les rêves qui l’habitaient tout à l’heure se sont envolés en fumée sous le souffle de la réalité qui lui était indifférente jusqu’à ce soir, mais qui lui est devenue odieuse depuis l’instant où elle a entrevu la possibilité d’un amour véritable et du vrai bonheur.

 

VII

Où l’on voit apparaître un monsieur respectable et respecté


– Tu t’ennuies, mon cher fils ? demanda le prince Kornakov à Serge, qui errait d’un salon à l’autre, sans plus prendre part ni aux conversations ni à la danse, le regard empreint à la fois d’inquiétude et d’indifférence.

 

– Oui, répondit-il, avec un demi-sourire, je vais partir.

 

– Viens donc chez moi, nous causerons.

 

– J’espère que tu ne restes pas à souper ici, Kornakov ? lança un gros homme de haute stature qui passait à ce moment, son chapeau entre les mains, marchant d’un pas ferme et assuré en fendant la foule entassée près de la porte. Portant une quarantaine d’années, son visage laid et bouffi exprimait une arrogance sans bornes.

 

– Tu as fini la partie ?

 

– Dieu merci, j’ai eu le temps de la terminer ayant le souper. J’évite ainsi la mayonnaise fatale, aux truffes russes, les sterlets avancés, et autres gentillesses de ce genre, cria-t-il au beau milieu de la salle.

 

– Et où vas-tu souper ?

 

– Chez Trachmanov, s’il ne dort pas encore, ou bien au Novo-Troitzki. Venez donc ; Atalov y va aussi.

 

– Allons-y, Ivine, dit le prince. Vous connaissez-vous ?

 

Serge fit un signe de dénégation.

 

– Serge Ivine, fils de Maria Mikhaïlovna, présenta le prince.

 

– Enchanté, jeta le gros homme, sans accorder un regard à Serge ; il lui tendit sa main épaisse tout en continuant de marcher. – Dépêchez-vous !

 

Je suppose qu’une description détaillée du gros monsieur que l’on appelait Dolgov, est parfaitement inutile. Tous les lecteurs, s’ils ne le connaissent pas, ont au moins entendu parler de lui. Il suffit donc de quelques traits caractéristiques du personnage pour que sa figure apparaisse dans toute la splendeur de sa nullité et de sa bassesse. Du moins, m’en semble-t-il ainsi. La richesse, le rang, le savoir-vivre, les dons certains et multiples – tout avait sombré dans l’oisiveté et le vice. Un esprit cynique que rien n’arrête, au service des plus basses passions ; une complète absence de conscience ; pas le moindre sentiment de honte ni davantage le goût des plaisirs intellectuels et moraux ; un égoïsme insolent, des propos grossiers et tranchants, un penchant immodéré pour la sensualité, la goinfrerie, la beuverie ; un mépris de tout, sauf de sa propre personne. Il ne considérait les choses que du point de vue du plaisir qu’il pouvait en tirer Deux traits caractéristiques dominaient son existence d’une part, une vie parfaitement inutile, oisive et sans but, d’autre part, la plus abjecte débauche que, loin d’essayer de cacher, il étalait, comme s’il tirait gloire de son cynisme même.

 

Il jouit d’une réputation de crapule mais, en toutes occasions on le respecte et on l’entoure. Tout ceci, il le sait fort bien, il en rit et en méprise d’autant plus son entourage. Comment pourrait-il ne pas mépriser la vertu, lui qui passe son temps à la fouler aux pieds et y prend plaisir ? Il a trouvé son bonheur à assouvir ses passions, sans cesser pour cela d’être unanimement respecté.

 

Serge était d’excellente humeur. La présence du prince, pour lequel il avait une grande sympathie et qui exerçait sur lui, on ne sait pourquoi, un indéniable ascendant, ne pouvait que lui être agréable. Le fait d’avoir été présenté à un important et remarquable personnage chatouillait agréablement sa vanité. Le gros monsieur ne prêta d’abord que peu d’attention à Serge. Mais, à mesure que le garçon cosaque, qui les servait au Novo-Troitzki apportait des petits pâtés et du vin, il devenait plus aimable. Remarquant les manières libres et aisées du jeune homme, il se mit à converser avec lui tout en trinquant et en lui tapotant l’épaule. Les gens de l’espèce de Dolgov ont horreur de la timidité.

 

Les pensées et les sentiments d’un homme amoureux sont à tel point accaparés par l’objet de sa passion, qu’il lui est impossible d’observer et d’analyser les gens avec lesquels il se trouve. Et rien ne gêne autant la connaissance qu’on peut avoir d’une personne, ainsi que la simplicité de l’attitude qu’on doit adopter à son égard, que l’habitude, propre à la jeunesse, de juger les gens sur leur apparence extérieure au lieu d’essayer de pénétrer les mobiles de leurs actes et leurs pensées intimes.

 

De plus, Serge se sentait ce soir-là un grand désir et en même temps des possibilités particulières de paraître aimable et brillant, sans d’ailleurs se donner beaucoup de mal pour cela. Faire connaissance avec le général en retraite Dolgov, noceur réputé, cela eût autrefois comblé son amour-propre, mais aujourd’hui il n’en ressentait qu’une joie minime, il lui semblait au contraire que c’était lui qui faisait plaisir et honneur au général en lui accordant un temps précieux qu’il aurait pu consacrer à celle qu’il aimait. Jamais auparavant, il n’eût osé tutoyer Kornakov, bien que celui-ci le tutoyât lui-même assez souvent. Il le faisait maintenant avec beaucoup d’aisance et en tirait un plaisir extraordinaire. Le tendre regard et le sourire que la comtesse lui avait accordés lui avaient donné plus d’autorité que n’avaient pu le faire son esprit, ses avantages physiques ses diplômes et les éloges dont l’accablait son entourage. En une heure, ils avaient fait de l’enfant un homme. Il prit tout à coup conscience de toutes les qualités qui faisaient de lui un homme lucide, fermeté, esprit de décision audace, fière conception de sa dignité. Un observateur attentif eut même ce soir-là, décelé un changement dans son attitude. Sa démarche était plus assurée et plus libre. Son torse se bombait, ses bras ne lui étaient plus une gêne, il portait la tête plus haut, son visage avait perdu sa rondeur enfantine et ses contours imprécis, les muscles du front et des joues étaient plus saillants, son sourire plus hardi et plus ferme.

 

VIII

La soirée


C’était dans le petit cabinet rouge situé au fond du restaurant Novo-Troitzki, réservé aux habitués de marque, qu’étaient réunis le prince Kornakov, le général, l’officier de la garde Atalov, de Saint-Pétersbourg, et Serge.

 

– Je bois à la santé de qui vous savez, dit Serge au prince Kornakov, en remplissant sa coupe et en la portant à ses lèvres.

 

Serge était très rouge et ses yeux brillaient d’un éclat trouble et artificiel.

 

– Eh oui, buvons ! acquiesça Kornakov, son expression impassible et ennuyée avait fait place à un sourire caressant.

 

On répéta plusieurs fois le toast en l’honneur de la personne inconnue.

 

Le général avait dénoué sa cravate et s’était étendu sur le divan, un cigare à la main. À portée de sa main, une bouteille de cognac, un petit verre et un morceau de fromage. Son visage était plus rouge et plus bouffi qu’à l’ordinaire. Ses yeux insolents et légèrement clignotants exprimaient la satisfaction.

 

– Voilà qui me plaît ! disait-il en regardant Serge, qui assis en face de lui, vidait un verre après l’autre. Il fut un temps où, moi aussi, je buvais le champagne comme cela. Au souper, une bouteille entière y passait, après quoi, je dansais comme si de rien n’était, et l’on ne m’en trouvait que plus aimable.

 

– Ce n’est pas cela que je regrette, dit Kornakov qui, appuyant son visage sur sa main, fixait tristement les beaux yeux animés d’Ivine Je suis encore capable de boire tout ce que l’on veut, mais à quoi bon ? Ce que je regrette, c’est le temps où, comme lui, je portais des toasts à la santé de X…, où j’étais prêt à mourir, plutôt que de renoncer à boire à sa santé, où j’aurais tout fait pour que m’échoie le fond de la bouteille, et où j’étais persuadé que j’épouserais celle en l’honneur de qui je vidais ce fond de bouteille. Oh ! si j’avais épousé toutes celles à la santé de qui j’ai bu la dernière goutte… que de magnifiques épouses j’aurais eues ! Si vous pouviez les imaginer, Serge !… Il fit un geste de la main. Voici votre fond de bouteille, lui dit-il en lui versant une dernière rasade. Mais, que fais-je ? vous n’en avez pas besoin et il lui sourit avec gaîté et tendresse.

 

– Oh ! ne me rappelez pas toutes ces choses impossibles ! Je les ai oubliées et ne veux pas m’en souvenir. Je me sens si bien maintenant !

 

Et dans son regard brillait la véritable joie d’un être jeune et spontané, qui s’abandonne sans frein à sa première passion.

 

– Il est gentil, n’est-ce pas ? dit Kornakov en se tournant vers le général. C’est incroyable comme il me rappelle l’adolescent que j’étais ! Débouchons-le tout à fait.

 

– Oui, s’esclaffa le général. Sais-tu ce que je… Allons chez les femmes et emmenons-le !

 

Cinq minutes plus tard, Serge se trouvait dans le traîneau de Kornakov. L’air glacial lui fouettait le visage, le dos épais du cocher lui bouchait l’horizon ; quelques pâles lanternes éclairaient les murs qui fuyaient de chaque côté.

 

IX

Rêveries


Me voici dans cette campagne où je naquis et où je passai mon enfance, dans ce Semenovskoïe, plein de souvenirs chers et charmants. C’est le printemps. Le soir. Je suis dans le jardin, à la place favorite de ma pauvre mère, près de l’étang dans l’allée aux bouleaux. Je ne suis pas seul. À mes côtés, une femme vêtue de blanc, les cheveux très simplement noués autour de sa tête charmante, cette femme est celle que j’aime, comme je n’ai jamais aimé personne, que j’aime plus que tout au monde, plus que moi-même. La lune flotte doucement dans un ciel bordé de nuages transparents, elle se reflète, brillante, enveloppée du halo lumineux des nuages qui l’entourent, sur la surface scintillante et calme de l’eau, elle baigne de sa lumière les pâles carex, les rives couvertes de fraîches verdures, les traverses luisantes de l’écluse, les saules qui se penchent et le sombre feuillage des lilas en fleur et des merisiers qui emplissent l’air de parfums printaniers, les églantiers bordant de leurs rangs épais les sentiers sinueux, les longues branches immobiles et bouclées, pendant des hauts bouleaux et la masse claire et touffue des tilleuls au long des grandes allées obscures. De l’autre côté de l’étang, dans la pénombre des arbres aux branches confondues s’élève le chant harmonieux du rossignol, qui va s’épanouir au-dessus de l’immobile surface de l’eau.

 

Dans mes mains, je tiens la douce main de la femme que j’aime ; mon regard plonge dans ses grands yeux, dans ses beaux yeux qui me transportent si délicieusement l’âme. Elle sourit et presse ma main. Elle est heureuse !

 

Rêves stupides et délicieux ! Stupides, par ce qu’ils ont d’irréalisable. Délicieux, par le sentiment purement poétique qui les imprègne. Même s’ils ne sont jamais réalisés, pourquoi ne m’y laisserais-je pas entraîner, si leur seule apparition peut me dispenser un si pur et si grand bonheur ?

 

Serge, en cet instant, ne pense pas à se demander comment cette femme pourra devenir sienne, puisqu’elle est déjà mariée ; et, au cas même où cela serait possible, si ce ne serait pas contraire à la morale ; et comment il aurait à organiser sa vie. La vie qu’il imaginait n’était faite que d’instants d’amour et de volupté. Le véritable amour contient en soi-même tant de sainteté, de pureté, de force, d’audace et d’indépendance, qu’il ne conçoit ni bassesse, ni obstacle, ni aucun aspect matériel de la vie…

 

Les traîneaux s’arrêtèrent soudain. La rupture du mouvement monotone qui le berçait réveilla Serge.

 

X

Les tziganes


Le prince Kornakov et le joyeux général s’étaient arrêtés devant un perron. Le général, tantôt donnant de grands coups de pied dans la porte qui craquait et oscillait, tantôt tirant la chaîne rouillée, qui servait de sonnette, criait :

 

– Hé, là-haut, Tchavaly, ouvrez !

 

On entendit enfin, hésitants et prudents, des pas traînants dans des savates ; une lumière brilla à travers les volets et la porte s’ouvrit. Sur le seuil parut une vieille femme voûtée, un manteau de renard jeté par-dessus sa chemise blanche et tenant une chandelle dans ses mains ridées.

 

Au premier coup d’œil, les traits ravinés, énergiques et rudes, les yeux noirs et brillants, les cheveux couleur de goudron, bien que parsemés de fils blancs, s’échappant d’un fichu, la peau sombre, d’une teinte brique, annonçaient la tzigane. Ayant élevé la bougie jusqu’aux visages des visiteurs, elle les reconnut avec joie :

 

– Ah ! Seigneur Dieu ! Ah ! mon Père ! s’écria-t-elle d’une voix gutturale, avec l’accent particulier aux tziganes. – Quelle joie ! Notre soleil rouge, et toi, Nicolas Nicolaïévitch ! Il y a longtemps que tu ne nous as honorés de ta visite. Comme mes filles vont être contentes ! Mais entrez donc, nous allons tout de suite commencer les danses !

 

– Tout le monde est à la maison ?

 

– Ils sont tous là, ils vont arriver de suite, mon « trésor ». Entrez, entrez !

 

– Entrons, dit le prince Kornakov.

 

Tous les quatre, sans retirer chapeaux ni manteaux, entrèrent dans une pièce basse et malpropre, aménagée comme un intérieur ordinaire de petits bourgeois ; on voyait un peu partout des miroirs, dans des cadres rouges, dans un coin, un canapé déchiré avec un dossier de bois, des chaises et des tables crasseuses en imitation d’acajou.

 

La jeunesse se laisse facilement entraîner, même vers le mal, lorsqu’elle subit l’influence de personnes respectables. Serge, oubliant déjà ses rêves, regardait ce décor étrange avec l’intérêt de quelqu’un qui assiste à des expériences chimiques. Il observait tout ce qu’il avait sous les yeux et attendait avec impatience ce qui allait se passer. Il se préparait d’avance à un joli spectacle.

 

Un jeune tzigane, aux longs cheveux noirs et bouclés, aux yeux bridés plutôt inquiétants, et dont le sourire découvrait de belles dents blanches, était couché sur le canapé. En un clin d’œil, il s’était levé et habillé ; il regarda autour de lui, adressa d’une voix aiguë quelques mots à la vieille, et se mit en devoir de saluer les arrivants.

 

– Qui est votre chef, maintenant ? s’informa le prince ; il y a longtemps que je ne suis venu.

 

– Ivan Matviéiévitch, répondit le tzigane.

 

– Vanika ?

 

– Oui, Vanika.

 

– Et le premier chanteur ?

 

– Tania et Maria Vassilievna.

 

– Macha ? Celle qui était chez les B… ? Cette jolie fille ? Elle est toujours chez vous ?

 

– Oui, monsieur, répondit le tzigane, toujours souriant. Elle vient de temps en temps.

 

– C’est bien ; va la chercher et apporte du champagne.

 

Le tzigane prit l’argent qu’on lui offrait et disparut. Le général, comme il convient à un familier de la maison, à califourchon sur une chaise, entama une conversation avec la vieille. Il connaissait tous les tziganes, hommes et femmes qui formaient autrefois le « Tabor », ainsi que la parenté qui les liait entre eux.

 

L’officier de la garde raconta qu’on ne pouvait trouver de femmes à Moscou et que les milieux tziganes étaient inabordables, tant leur saleté était grande et répugnante. Il était préférable selon lui de les inviter chez soi. Le prince protesta qu’au contraire les tziganes étaient beaucoup plus intéressants dans leur propre cadre et que c’était là qu’il fallait essayer de les comprendre. Serge écoutait la conversation sans y prendre part mais, dans son for intérieur, il approuvait les arguments du prince. L’originalité du lieu lui plaisait et le persuadait que des choses extrêmement intéressantes allaient s’y dérouler.

 

De temps en temps, la porte d’entrée s’ouvrait ; l’air froid du dehors s’y engouffrait tandis que les tziganes, qui composaient le chœur, entraient deux par deux. Les hommes portaient des casaques bleu clair, serrées autour de leur taille svelte, de larges pantalons repris dans leurs bottes. Tous avaient les cheveux longs et bouclés. Les femmes étaient vêtues de capes de soie brochée, doublées de renard ; elles avaient sur la tête des fichus de couleurs vives ; leurs toilettes étaient riches et belles, quoique démodées.

 

Le tzigane revint avec le champagne, dit que Macha viendrait un peu plus tard et proposa de commencer les chants sans elle. Il adressa quelques mots au chef du chœur – un jeune homme d’aspect plutôt chétif, mais agréable et bien pris dans sa tunique galonnée – qui accordait sa guitare sur son genou, le pied appuyé sur le rebord de la fenêtre. Celui-ci répondit sur un ton impatienté ; quelques vieilles femmes se mêlèrent à la discussion qui devint de plus en plus bruyante et dégénéra finalement en un tumulte général. Les vieilles, le regard animé, gesticulaient en poussant des cris stridents. Les hommes, ainsi que quelques jeunes femmes, leur tenaient tête. Les visiteurs, dans ces démêlés, pour eux incompréhensibles, ne distinguaient qu’un mot, fréquemment répété : « Maka, Maka ! » Stiochka, une jeune et belle fille que le chef avait présentée comme la nouvelle première chanteuse, restait assise, les yeux baissés ; elle seule ne prenait pas part à la discussion. Le général comprit ce dont il s’agissait : le tzigane, qui était allé chercher le champagne, avait probablement menti, en disant que Macha viendrait plus tard ; il voulait que les chants fussent entonnés par Stiochka. La discussion roulait sur la question de savoir s’il fallait ou non donner à Stiochka une part et demie, sur la recette de la soirée.

 

– Eh ! Tchavaly, écoutez donc ! cria le général.

 

Mais personne ne lui prêtait attention. Après bien des difficultés, il réussit enfin à se faire entendre :

 

– Macha ne viendra pas ! Dites-le donc une fois pour toutes ! lança-t-il.

 

Et le chef de répondre :

 

– Stiochka ne s’en tirera pas moins bien qu’elle. Il faut l’entendre dans La Nuit ; vous n’en trouverez pas de meilleure. C’est tout à fait la manière de Tanioucha ; et vous savez ce que cela veut dire, vous qui connaissez si bien tous les nôtres (il savait que par ces mots il le flattait). Écoutez-la !

 

De tous côtés s’élevèrent des cris approbateurs.

 

– C’est bon, commencez !

 

– Par laquelle voulez-vous que nous débutions ? s’enquit le chef, la guitare à la main, en se plaçant au centre du demi-cercle formé par les chanteurs.

 

– Commencez comme vous en avez l’habitude, par « Entends-tu… »

 

Le tzigane se mit en position, appuyant sa guitare sur son genou, et préluda par quelques accords. Le chœur entonna un chant lent et harmonieux.

 

– Arrêtez ! Arrêtez ! cria le général. Cela ne va pas ! Il faut boire, d’abord !

 

Tout le monde dut avaler un verre de mauvais champagne tiède. Le général, s’étant approché des femmes, demanda à l’une d’elles, qui avait dû être fort jolie au temps de sa jeunesse, de lui céder sa place, tandis que lui la prendrait sur ses genoux.

 

Le chœur reprit, d’abord lentement, puis de plus en plus vite, pour terminer, à la manière typiquement tzigane, sur un rythme endiablé, avec un art inimitable. Le chœur se tut soudain. L’accord initial se fit de nouveau entendre et le leitmotiv fut repris par une voix douce, tendre et pure, avec des accents et des variations d’une surprenante originalité ; cette petite voix s’enfla peu à peu, se fit plus sonore pour transmettre sans heurt la mélodie au chœur qui la reprit avec un ensemble parfait.

 

Il fut un temps, en Russie, où la musique tzigane était préférée à toute autre ; les tziganes chantaient alors les vieilles chansons russes, et il n’était pas de mauvais goût de les préférer aux chanteurs italiens. De nos jours, ce sont des couplets de vaudeville que les tziganes chantent en public, et il paraît évidemment ridicule d’aimer leur chant et de le parer du nom de « musique ». Il est regrettable que leur art soit à ce point tombé. Il fut en Russie la transition naturelle entre la musique populaire et la musique de composition. Comment se fait-il qu’en Italie, n’importe quel lazzarone comprenne et aime les airs de Donizetti et de Rossini, tandis que, chez nous, le petit bourgeois ou le commerçant ne goûtent guère, dans « Le Tombeau d’Ascold » ou « La Vie pour le Tsar », autre chose que les décors. Et encore, je ne mentionne que l’opéra populaire ; mais que dire de la musique italienne, que seuls sont capables de goûter une centaine de connaisseurs russes ! N’importe quel Russe au contraire aime la musique tzigane, parce que ses sources sont populaires. On m’objectera que cette musique est fruste et sans règles… Eh bien ! me croira qui voudra, mais je dis ici ce que j’ai éprouvé moi-même : ceux qui aiment la musique tzigane me comprendront aisément et ceux qui voudront en faire l’expérience arriveront à s’en persuader. Il fut un temps où j’aimais également la musique tzigane et la musique allemande et où je les cultivais toutes deux. L’un de mes amis, excellent musicien, Allemand d’origine et formé à l’école musicale allemande, entrait constamment en discussion avec moi, me soutenant que le chœur tzigane foisonnait d’incorrections musicales impardonnables – ce qu’il se faisait fort de me prouver. Seuls trouvaient grâce à ses oreilles les soli que, comme tout le monde, il estimait excellents.

 

J’écrivais la musique assez bien ; lui, parfaitement. Nous décidâmes un jour, après avoir entendu une chanson une dizaine de fois, de la noter, chacun de notre côté. En comparant les deux partitions, nous trouvâmes en effet des suites de quintes, mais ne me tenant pas pour battu, j’objectai que, si nous avions pu noter les sons correctement, les temps exacts nous avaient échappé et que les quintes en question pouvaient n’être qu’une imitation de quintes, quelque chose dans le genre d’une fugue très bien agencée. Nous recommençâmes l’expérience et l’Allemand se rangea finalement à mon avis. À vrai dire, à chaque nouvelle phrase, l’allure de l’harmonie restait la même, mais l’accord devenait plus riche, ou bien la répétition du motif précédent remplaçait une note : en un mot, la forme extérieure était simulée. Il était impossible de faire chanter à chaque tzigane sa partie, ils chantaient tous la première voix et, lorsqu’ils chantaient en chœur, chacun improvisait.

 

Que les lecteurs qui ne s’intéresseraient pas aux tziganes et à leur musique, veuillent bien m’excuser pour cette digression déplacée ; mais mon amour pour cette musique populaire et originale, qui m’a donné tant de moments de joie, est tel, qu’il m’a entraîné plus loin que je ne l’aurais voulu.

 

Pendant l’exécution du premier couplet, le général avait écouté avec attention, clignant des yeux de temps à autre avec un sourire approbateur. Il s’assombrissait parfois, hochant la tête et semblant critiquer. Puis il cessa bientôt d’écouter et se mit à bavarder avec Lioubacha. Celle-ci, tantôt lui répondait par un sourire qui découvrait des dents d’un éclat de perles, tantôt mêlait au chœur le son de sa forte voix d’alto, tout en jetant des coups d’œil sévères et en faisant des signes aux tziganes qui l’entouraient.

 

L’officier de la garde s’était assis à côté de la jolie Stiochka et répétait sans cesse à l’adresse de Kornakov des Charmants ! et des Délicieux ! ou bien chantonnait maladroitement avec le chœur, ce qui paraissait déplaire aux femmes et les faisait murmurer.

 

L’une d’elles lui toucha la manche en lui disant :

 

– Je vous en prie, monsieur !

 

Le prince Kornakov, les pieds sur le divan, chuchotait constamment à l’oreille de la jolie danseuse Malachka ; Serge, ayant déboutonné son gilet, debout au centre du demi-cercle des chanteurs, écoutait, visiblement sous le charme. Il avait remarqué qu’un groupe de jeunes femmes le regardait, chuchotant entre elles. Ce ne pouvait certes pas être la moquerie qui provoquait ces rires, pensait-il, mais plutôt l’admiration, car il se savait fort beau garçon.

 

Le général se leva soudain et dit, en s’adressant au prince :

 

– Non, cela ne va pas ! Sans Machka, le chœur ne vaut rien, n’est-ce pas ?

 

Le prince qui, depuis le bal, paraissait apathique et somnolent, l’approuva. Le général paya les tziganes, en les dispensant de l’habituel couplet de départ.

 

– Partons ! dit-il.

 

Le prince répéta en bâillant : « Partons ».

 

Seul l’officier de la garde avait émis une vague protestation à laquelle personne n’avait fait attention. Ils endossèrent leurs pelisses et sortirent.

 

XI

À qui la faute


– Il me sera impossible de dormir à cette heure, dit le général, en invitant Serge à prendre place dans sa calèche. Allons au b…

 

– Ich mache alles mit[28] ! dit Kornakov.

 

Et l’on vit de nouveau deux calèches, suivies d’un traîneau, filer dans les rues sombres et silencieuses. Ce n’est qu’une fois installé dans la calèche que Serge sentit sa tête tourner fortement. Il l’avait appuyée contre la paroi capitonnée du coupé, essayant de mettre de l’ordre dans ses pensées embrouillées, sans écouter le général qui lui confiait d’une voix tranquille :

 

– Si ma femme savait que je bamboche avec vous !

 

Les voitures stoppèrent. Serge, le général, le prince Kornakov et l’officier de la garde, montèrent un escalier propre d’apparence, bien éclairé, qui les conduisit dans une antichambre, où un domestique les débarrassa de leurs pelisses et les introduisit dans un salon violemment illuminé, décoré avec une prétention d’un goût bizarre et d’un luxe de mauvais aloi. Au son de la musique, quelques couples dansaient. Des femmes seules, en robes décolletées, étaient assises le long du mur. Nos amis passèrent dans une autre pièce où quelques-unes de ces « dames » les suivirent. On servit du champagne.

 

Serge s’étonna d’abord de la façon étrange avec laquelle ses compagnons se comportaient envers ces dames, ainsi que du curieux langage que celles-ci échangeaient entre elles – langage qui ressemblait beaucoup à l’allemand. Serge but encore quelques verres. Le prince, qui s’était assis sur un canapé auprès d’une de ces femmes, l’appela. Serge, en s’approchant, fut frappé, moins par la beauté de cette femme (elle était effectivement d’une beauté exceptionnelle), que par sa ressemblance avec la comtesse : mêmes yeux, même sourire ; l’expression seule était différente, tantôt trop timide, tantôt trop effrontée. Serge s’assit à côté d’elle et se mit à lui parler. Il se rappela mal plus tard le sujet de cette conversation, se souvenant seulement que l’histoire de « La Dame aux Camélias » passa dans son imagination surexcitée, avec tout son charme poétique. Il devait se souvenir que le prince appelait cette femme la « Dame aux Camélias », en disant que jamais il n’avait vu d’être plus parfait dans tous ses détails, les mains exceptées. Elle restait muette, souriant parfois d’un sourire qui déplaisait à Serge. Les vapeurs du vin faisaient tourner la tête du jeune homme peu habitué à l’alcool.

 

Il se souvint également plus tard que le prince avait dit quelques mots à l’oreille de la femme, puis avait rejoint le groupe qui s’était formé autour du général et de l’officier de la garde, tandis que la jeune femme l’attirait à elle, après avoir saisi sa main, et l’entraînait.

 

Une heure plus tard, les quatre compagnons se séparèrent devant le perron de la maison. Serge, sans répondre aux paroles d’adieu du prince, pénétra dans son coupé où il se mit à sangloter comme un enfant. Il se rappela le sentiment d’amour pur et innocent qui, deux heures auparavant, gonflait encore sa poitrine d’émotion et de vagues désirs. Il comprit que le temps de cet amour était passé pour lui. Il pleura de honte et de regrets.

 

De quoi se réjouissait donc si fort le général, en reconduisant le prince à son coupé et en répétant plaisamment : « Le pauvre a perdu son pucelage » ?

 

– Oui, répondait Kornakov, j’adore constituer de jolis couples.

 

À qui la faute ? À Serge, qui se laissa entraîner, subissant à la fois l’influence de personnes respectables et l’appel instinctif de la nature ? Il est coupable, certes, mais qui lui jettera la première pierre ? Est-ce la faute du prince et du général ? Ces gens, dont le rôle est de faire le mal autour d’eux, ont une utilité en tant que tentateurs ; ils sont là pour mettre le bien en valeur. C’est vous qui êtes responsables, vous tous qui les tolérez, et non seulement les tolérez, mais encore, les choisissez pour guides.

 

Pourquoi ? À qui la faute ?

 

Et pourtant, quel dommage que des êtres beaux, si bien faits l’un pour l’autre et qui l’avaient compris, soient définitivement perdus à l’amour ! Ils feront sans doute bien d’autres rencontres encore et, peut-être, aimeront-ils à nouveau. Mais que vaudra cet amour ? Ne serait-il pas mieux qu’ils en gardassent la nostalgie leur vie entière, plutôt que d’essayer d’étouffer en eux le souvenir intact de quelques instants d’amour ?

 

HISTOIRE DE LA JOURNÉE D’HIER[29]

J’écris l’histoire de la journée d’hier, non que cette journée fût en soi remarquable, mais parce que, depuis longtemps déjà, je désirais retracer tout au long la suite des impressions dont est faite une journée.

 

Dieu seul sait combien sont diverses et curieusement assemblées, combien de pensées suscitent en nous ces impressions vagues, obscures, mais cependant compréhensibles à notre âme. S’il était possible de les raconter de telle sorte que chacun les pût lire comme s’il les eût lui-même écrites et qu’il s’y retrouvât tout entier, ce serait là un livre fort instructif et d’un puissant intérêt ; pour écrire un tel livre, certes, il n’y aurait pas assez d’encre sur la terre, ni assez de typographes pour le composer.

 

Hier, je me suis levé tard – dix heures moins le quart – pour la simple raison que je m’étais couché après minuit. Depuis longtemps déjà je me suis fixé pour règle de ne pas y me coucher après minuit, et cependant, trois fois par semaine environ, il m’arrive d’enfreindre cette règle ; mais, selon les circonstances, je classe ce genre de délits soit parmi les crimes, soit parmi les fautes vénielles. Hier, voici quelles furent les circonstances (ici je prie le lecteur de m’excuser, car je vais être obligé de conter ce qui m’est arrivé avant-hier – les romanciers souvent n’écrivent-ils pas de longues histoires qui ont trait aux générations antérieures à leurs héros ?) : j’avais joué aux cartes, mais nullement par passion du jeu, comme on pourrait être tenté de le croire, il y avait là, en moi, à peu près autant de passion pour le jeu, qu’il y a de passion pour la promenade en celui qui danse une polonaise !

 

Parmi tant d’autres conseils qu’il donnait, et que personne ne voulait suivre, Jean-Jacques Rousseau proposait qu’en société on jouât au bilboquet afin d’avoir les mains occupées. Mais ceci ne suffit pas en société, il convient aussi que la tête soit occupée ou tout au moins s’absorbe en partie à quelque exercice qui laisse le loisir ou de parler ou de se taire. Un tel exercice, mais le voici tout trouve ! C’est le jeu de cartes.

 

Les gens de la vieille génération se plaignent que l’art de la conversation disparaisse. Je ne sais ce qu’étaient les hommes de la génération passée (sans doute étaient-ils tout pareils à nous) mais, ce que je puis affirmer, c’est que la conversation n’est pas quelque chose qui existe en soi. La conversation, en tant qu’occupation, est une invention stupide. Et ce n’est point du tout le manque d’esprit qui tue la conversation mais l’égoïsme, chacun veut parler de soi ou de ce qui le préoccupe, et si l’un parle et que l’autre écoute, ce n’est plus une conversation, mais une leçon. Si deux hommes intéressés par les mêmes questions se rencontrent, il suffit que survienne un tiers pour tout gâcher, ce dernier s’en mêle, il faut lui donner part au débat et toute la conversation va au diable.

 

Il arrive aussi qu’une conversation s’engage entre deux personnes préoccupées des mêmes sujets et que nul importun ne les vienne déranger, là, c’est pire encore, chacun parle de la même chose, mais en se plaçant à son propre point de vue, en ajustant tout à sa mesure, plus la conversation se prolonge, plus l’un s’éloigne de l’autre, jusqu’à ce que chacun s’aperçoive qu’il ne parle plus, mais prêche, se prenant soi-même à témoin de ce qu’il avance et que, faisant de même, son interlocuteur ne l’écoute pas. Vous est-il déjà arrivé de prendre part au jeu des œufs pendant la semaine sainte ? Vous lancez sur une planchette inclinée deux œufs semblables, en ayant soin d’orienter inversement leurs pointes, ils rouleront d’abord dans la même direction, mais bientôt chacun s’en ira dans le sens indiqué par sa pointe. Rien ne ressemble davantage à ce jeu qu’une conversation, seules les coques vides roulent à grand bruit mais ne vont pas loin, les œufs pleins et bien pointus, eux, roulent Dieu sait où, mais vous n’en trouverez pas deux qui suivront le même chemin. Chacun a sa pointe.

 

Je ne parle pas de ces conversations qui s’engagent parce qu’il serait impoli de ne pas parler, comme il serait inconvenant de sortir sans cravate. L’un pense « Vous savez fort bien que ce dont je parle ne m’intéresse nullement, mais il faut bien dire quelque chose » Et l’autre « Parle donc, mon pauvre ami, puisqu’il le faut ! »

 

Ce n’est plus une conversation, mais plutôt quelque chose qui ressemble à l’habit noir, aux cartes de visite et aux gants, c’est une affaire de convenances.

 

En jouant aux cartes, par contre, on peut se dispenser de parler, ou bien se donner de temps à autre de petites satisfactions d’amour-propre en lançant un bon mot, sans pour cela être obligé de poursuivre sur le même ton, comme dans une société qui ne s’est réunie que pour le plaisir de converser.

 

Il faut garder la dernière cartouche pour le dernier tour, pour l’instant où l’on prend son chapeau, c’est alors le moment de faire éclater le feu d’artifice, de donner toute sa réserve comme un cheval de course qui touche au but, sinon vous paraîtrez terne et pauvre. J’ai remarqué que, non seulement les gens intelligents, mais encore ceux qui passent pour brillants et spirituels en société, gâchent souvent leur charme, pour ne pas savoir graduer leurs effets. Si l’on s’enflamme trop vite, si l’on parle jusqu’à s’épuiser, jusqu’à n’avoir plus même envie de répondre, la dernière impression de l’auditoire sera « Dieu, quelle bûche ! »

 

Lorsqu’on joue aux cartes, voilà une chose qui ne saurait arriver, il vous est loisible de vous taire sans encourir nulle critique. En outre, il arrive aussi que des femmes jeunes prennent part au jeu, et que peut-on désirer de mieux que de rester deux à trois heures aux côtés d’une jolie femme ?

 

Voici : je jouais donc aux cartes ; j’étais assis tantôt à droite, tantôt à gauche, tantôt en face et partout je me trouvais bien. Cela dura jusqu’à minuit moins le quart. On avait joué trois parties.

 

Pourquoi cette femme m’aime-t-elle ?… (comme j’aurais voulu mettre ici un point !) Cela me trouble, d’autant plus qu’en sa présence je ne me sens pas à mon aise : tantôt il me semble que mes mains ne sont pas tout à fait propres, tantôt que je suis mal assis ; tantôt c’est un bouton sur la joue (justement celle qui est tournée de son côté) qui me tracasse.

 

Pourtant il me semble qu’elle n’y est pour rien ; c’est moi qui ne suis jamais à mon aise avec les gens que je n’aime pas ou que j’aime trop. Pourquoi cela ? C’est bien simple : parce que j’ai envie de montrer aux uns que je ne les aime pas et aux autres que je les aime ; et montrer ce que l’on ressent n’est pas chose aisée. Chez moi, en tout cas, cela réussit toujours à l’inverse. Quand je veux être froid, il me semble que je le suis à l’excès et je deviens alors trop aimable ; s’il s’agit au contraire des gens que j’aime – et que j’aime infiniment – à la seule pensée qu’ils pourraient croire que je ne les aime pas, je me trouble et deviens sec et brusque.

 

Elle est pour moi, femme, parce qu’elle possède toutes ces charmantes qualités qui nous forcent à aimer les femmes ou, pour mieux dire, à l’aimer, elle – en un mot parce que je l’aime. Mais la pensée qu’elle puisse appartenir à un homme ne me trouble nullement ; cela ne me vient même pas à l’esprit. Elle a la mauvaise habitude (un peu sotte) de roucouler avec son mari, même en société ; mais cela m’est complètement indifférent – aussi indifférent que si elle embrassait le poêle ou la table.

 

Elle joue avec le monde et trouve toujours une attitude qui correspond à chaque circonstance de la vie. Elle est coquette. Non ! pas seulement coquette ; elle aime à plaire, même à faire tourner les têtes, je rejette le mot « coquette » parce que ce mot, ou en tout cas l’idée qui s’y attache, a quelque chose de malveillant. À mon avis, étaler sa nudité, mentir en amour, ce n’est pas de la coquetterie, c’est tout simplement de la vulgarité, de la bassesse. Mais avoir le désir de plaire et de faire tourner les têtes, voilà qui n’a rien de laid, au contraire ; cela ne fait de mal à personne – car il n’y a plus de Werther – et c’est la source d’un plaisir innocent pour celle qui en est animée, comme pour ceux qui le subissent. Ainsi, moi par exemple, je suis très heureux qu’elle me plaise et je n’aspire à rien d’autre.

 

Et puis, il y a deux genres de coquetterie : l’une intelligente, l’autre sotte. La coquetterie intelligente est celle qui ne se remarque pas, que l’on ne peut jamais prendre sur le fait. La coquetterie sotte au contraire ne dissimule rien ; voici comment elle parle : « Je ne suis pas très belle, mais, voyez, j’ai des jambes magnifiques. Regardez-les quand je monte en voiture. Avez-vous vu ? Ne sont-elles pas belles ? » – « Vos jambes sont peut-être belles, mais je ne les ai pas remarquées parce que vous me les avez montrées. »

 

Et la coquetterie intelligente dit : « Il m’est complètement indifférent que vous me regardiez ou non ; j’ai chaud, c’est pourquoi j’ai enlevé mon chapeau. » – « Mais, je vois tout. » – « Et que voulez-vous que cela me fasse ? »

 

Dans la coquetterie intelligente, tout est innocent et spirituel.

 

Je regardai ma montre et me levai. C’est étonnant ! Je n’ai jamais vu son regard se poser sur moi, excepté quand je lui parle ; et cependant, aucun de mes mouvements ne lui échappe.

 

– Tiens, vous avez une montre rose !

 

Je fus extrêmement froissé qu’elle eût trouvé ma montre Breguet, rose. Sans doute mon dépit fut-il très visible, car, lorsque je répliquai que c’était une très belle montre, elle se troubla à son tour. Je pense qu’elle regrettait d’avoir dit quelque chose qui m’ait déplu. Nous comprîmes l’un et l’autre combien tout cela était ridicule et un sourire glissa sur nos lèvres. Il m’était très agréable de sentir qu’ensemble nous avions éprouvé le même trouble et qu’ensemble nous avions souri – en somme, que nous avions fait ensemble une sottise. J’aime ces relations mystérieuses qui s’expriment par un sourire, par un regard et qui ne se peuvent expliquer ; non que l’un comprenne l’autre, mais chacun comprend que l’autre comprend, qu’il le comprend, etc. Voulait-elle mettre fin à cette conversation si douce pour moi ? Voulait-elle voir comment je refuserais ou savoir si je refuserais de continuer le jeu ? Elle regarda les chiffres écrits sur la table, prit une craie, dessina une figure qui ne pouvait prétendre à être ni mathématique ni artistique et, glissant son regard entre son mari et moi, elle dit :

 

– Faisons encore une partie.

 

J’étais si absorbé dans la contemplation, non seulement de ses mouvements, mais de cette chose indéfinissable appelée charme, que mon imagination, partie Dieu sait où, ne put revenir à temps pour orner mes mots d’une formule heureuse. Je dis tout simplement :

 

– Non, je ne puis pas.

 

À peine avais-je prononcé cette phrase que je commençai à me repentir – c’est-à-dire, non pas moi tout entier, mais une parcelle de moi. Il n’est pas une seule de nos actions qui ne soit condamnée par une quelconque parcelle de notre âme : par contre, il s’en trouvera toujours une autre pour les justifier : « Qu’est-ce que cela fait si tu te couches après minuit ? Es-tu sûr d’avoir encore l’occasion de passer une soirée aussi agréable ? »

 

Sans doute cette parcelle parlait-elle avec beaucoup d’éloquence et de conviction (il m’est malheureusement impossible de retranscrire ce langage avec exactitude), car je fus saisi de crainte et commençai à chercher des arguments : « Premièrement, tu n’éprouves pas un si grand plaisir, me disais-je ; elle ne te plaît nullement et, de plus, tu te trouves dans une situation embarrassante : tu as déjà dit que tu ne pouvais rester ; tu te perds dans son estime… »

 

– Comme il est aimable, ce jeune homme !

 

Cette phrase qui suivit immédiatement la mienne interrompit mes pensées, je commençai à m’excuser, disant qu’il m’était impossible d’accepter ; mais, comme de telles phrases se prononcent sans qu’il soit besoin d’y réfléchir, je continuai à laisser courir mes pensées. Il me plaît infiniment qu’elle parle de moi à la troisième personne ; en allemand ce serait grossier, mais, même en allemand, cela m’aurait plu. Pourquoi ne trouve-t-elle pas une manière convenable de s’adresser à moi ? Elle paraît gênée de m’appeler par mon prénom, par mon nom ou par mon titre. Ou bien est-ce parce que…

 

– Reste à dîner avec nous, dit son mari.

 

Absorbé que j’étais par mes réflexions sur les formules de la troisième personne, je n’avais pas remarqué comment mon corps, après s’être excusé de ne pouvoir rester, déposait de nouveau le chapeau, et s’installait tranquillement dans un fauteuil. De toute évidence la partie spirituelle de mon moi ne participait aucunement à cette ineptie.

 

J’étais très contrarié et recommençais à me faire des reproches quand une circonstance très agréable vint me distraire. La jeune femme s’était mise à dessiner quelque chose avec une grande attention – quelque chose que je ne pouvais voir – puis elle souleva la craie un peu plus haut qu’il ne le fallait, la posa sur la table et, s’appuyant des bras sur le divan où elle était assise, s’adossa en se laissant glisser légèrement ; elle leva la tête – une tête au contour fin et ovale, aux yeux noirs mi-clos mais énergiques, au nez droit et mince ; la bouche surtout était ravissante, accordant son expression à celle des yeux, et exprimant toujours quelque chose de nouveau.

 

En cet instant, que signifiait cette bouche ? Il y avait là de la songerie, de l’ironie, de la mièvrerie, une envie de rire contenue, de la dignité et du caprice, de l’intelligence et de la sottise, de la passion et de l’apathie. Et que n’exprimait-elle encore !…

 

Son mari sortit à ce moment, sans doute pour commander le dîner. Quand on me laisse seul avec elle, je suis toujours saisi d’une sorte d’effroi et pris d’angoisse. En suivant des yeux ceux qui partent, je me sens aussi mal à l’aise que lorsque, dans la cinquième figure du quadrille, je vois ma danseuse passer de l’autre côté et qu’il me faut rester seul. Je suis sûr qu’il était moins douloureux à Napoléon de voir, à Leipzig, les Saxons passer à l’ennemi, qu’à moi, dans ma prime jeunesse, d’assister à cette évolution cruelle. Le moyen dont j’use au quadrille me sert aussi dans le cas dont je viens de parler : je fais semblant de ne pas remarquer que je suis resté seul.

 

La conversation commencée avant le départ du mari se termina ; je répétai les derniers mots que j’avais prononcés, en ajoutant seulement :

 

– N’est-ce pas ainsi ?

 

Et elle se contenta de dire « oui ».

 

Mais ici commença une autre conversation, silencieuse, celle-là.

 

Elle : « Je sais pourquoi vous répétez ce que vous avez déjà dit : vous êtes troublé et vous voyez que je le suis également. Pour que nous ayons l’air occupés, vous avez prononcé quelques mots ; je vous remercie beaucoup de cette attention, mais, entre nous, ce que vous avez dit, n’était pas bien intelligent. »

 

Moi : « C’est vrai, votre remarque est juste, mais je me demande pourquoi vous êtes troublée. Pensez-vous qu’étant seul avec vous, je vais vous dire des choses qui vous seront désagréables ? Et pour vous prouver que je suis prêt à vous sacrifier tous mes plaisirs, bien que cette conversation muette me soit extrêmement agréable, je vais parler à haute vois ; ou, plutôt, commencez vous-même. »

 

Elle : « Vous le voulez ? »

 

À peine ma bouche se disposait-elle à prononcer de ces vagues paroles qui laissent le loisir de penser à tout autre chose, qu’elle s’engagea dans une conversation à haute voix – conversation qui aurait pu se prolonger très longtemps. Mais dans une situation comme celle-là les sujets les plus intéressants tombent dans le vide, car c’est l’autre conversation qui se poursuit. Après avoir, chacun à notre tour, prononcé une phrase, nous nous tûmes encore. Et voici l’autre conversation :

 

Moi : « Non, impossible de parler ! Je vois que vous êtes troublée. Il serait préférable que votre mari revînt. »

 

Elle (à haute voix, s’adressant à un domestique) : – Où est Ivan Ivanovitch ? Priez-le de venir.

 

Si quelqu’un a des doutes sur le fait qu’une telle conversation mystérieuse puisse avoir lieu, je lui en donnerai pour preuve ce qui suit.

 

« Je suis très content que nous soyons seuls – continuai-je de la même manière – je vous ferai remarquer que, souvent, votre méfiance me blesse ; s’il m’arrive par hasard que mon pied effleure le vôtre, vous vous empressez aussitôt de vous excuser, sans me laisser le soin de le faire moi-même, bien que j’aie à peine eu le temps de m’apercevoir qu’il s’agissait de votre pied. Je ne suis pas aussi prompt que vous, et vous, vous pensez que je manque de délicatesse. »

 

Le mari venait de rentrer dans la pièce. On dîna, on bavarda et, à minuit et demi, je pris congé.

 

C’est le printemps ; nous sommes le 25 mars. La nuit est douce et claire. En face, au-dessus du toit rouge d’une grande maison blanche, se lève le jeune croissant de la lune. Il ne reste que de rares traces de neige.

 

– Fais avancer !

 

Mes traîneaux étaient seuls à attendre dans la rue et Dmitri savait bien, sans que le valet eût besoin de le héler, que j’allais sortir ; en effet j’avais reconnu le bruit de ses lèvres, semblable au bruit d’un baiser dans l’obscurité – ce bruit dont il se servait d’ordinaire pour stimuler le petit cheval et l’aider à faire démarrer le traîneau sur les pavés où les patins grinçaient et crissaient désagréablement. Le traîneau s’avança ; le valet m’offrit son bras pour m’aider à traverser. Sans lui, j’aurais tout simplement sauté dans le traîneau ; mais, pour ne pas froisser le bonhomme, je marchai lentement, de sorte que je défonçai la mince couche de glace qui couvrait une mare et me mouillai les pieds :

 

– Merci, mon ami ! Eh bien, Dmitri, il gèle ?

 

– Eh ! oui, toutes les nuits, maintenant, ça va geler !

 

C’est stupide ! Pourquoi avais-je besoin de le questionner ? Mais non, cela n’a rien de stupide ! Tu as envie de parler, tu veux bavarder avec quelqu’un parce que tu es de bonne humeur. Et pourquoi suis-je de bonne humeur ? Si j’étais monté en traîneau une demi-heure plus tôt, je n’aurais certainement pas eu le désir de parler. Mais maintenant, te voilà joyeux parce que tu as beaucoup parlé avant ton départ, parce que le mari en te reconduisant t’a dit : « Quand nous reverrons-nous ? », parce que le valet, qui pourtant empestait l’ail, s’est empressé auprès de toi (il faut dire qu’un jour, je lui avais donné un rouble).

 

Dans tous nos souvenirs, les faits intermédiaires s’effacent ; seules demeurent la première et la dernière impression – et surtout la dernière. De là sans doute vient cette très jolie coutume qui veut que le maître de maison accompagne son hôte jusqu’à la porte, et là, en le saluant, lui adresse quelques mots aimables, quel que soit le degré d’intimité de leurs relations. Contrevenir à cette règle serait malséant. Ainsi : « Quand nous verrons-nous à nouveau ? » ne signifie rien, mais l’amour-propre de l’invité traduit ainsi cette formule : « quand ? » signifie : « venez au plus vite » ; « nous » signifie : « moi et ma femme qui sera elle aussi très heureuse de te voir » ; « verrons-nous à nouveau » signifie : « nous avons passé avec toi une soirée charmante, fais-nous encore une fois ce plaisir ». Et l’hôte part ainsi sur une impression agréable.

 

Il est indispensable, surtout dans les maisons mal organisées, où les valets et, en particulier, le portier (c’est celui des domestiques qui laisse la première et la dernière impression) ne sont pas très stylés – il est indispensable, dis-je, de distribuer des pourboires. Les domestiques vous accueilleront alors et vous reconduiront comme un familier, et leur empressement, dont la source est cinquante kopecks, peut se traduire ainsi :

 

« Ici tout le monde vous aime et vous respecte, c’est pourquoi tout en étant agréables à nos maîtres, nous pouvons prendre soin de vous. »

 

Même si c’est le valet seul qui vous aime et vous respecte, cela vous est cependant agréable. Et qu’importe si l’on se trompe ? Si l’on ne se trompait pas, il n’y aurait pas…

 

– Tu perds le nord, ma parole !

 

Dmitri nous conduisait lentement et prudemment, le long du boulevard, évitant la glace et tenant sa droite, lorsque soudain un « loup-garou » (Dmitri ne l’a baptisé ainsi que quelques instants plus tard), conduisant une calèche, nous accrocha. On se tira d’affaire comme on put et ce fut seulement dix pas plus loin que Dmitri s’écria :

 

– En voilà un loup-garou ! il ne connaît même pas sa main droite !

 

N’allez pas croire que Dmitri était un homme timide ou peu prompt à la riposte ! Tout au contraire : bien qu’il fût de petite taille et ne portât pas de barbe (il ne gardait que la moustache), il avait une profonde conscience de sa dignité et accomplissait strictement son devoir ; la cause de sa défaillance dans le cas présent tenait à deux circonstances : premièrement, Dmitri avait eu l’habitude de conduire des équipages qui inspiraient le respect ; mais nous en avions alors un bien piteux, attelé d’un tout petit cheval dans des brancards si longs que l’on avait peine à atteindre avec le fouet cette haridelle dont les jambes arrière se démenaient maladroitement. Il est évident que tout cela ne faisait pas un très brillant ni très imposant ensemble et Dmitri en souffrait à tel point que cela risquait de lui faire perdre le sentiment de sa dignité. Et deuxièmement, ma question au sujet du gel lui avait rappelé, je pense, les questions que l’on pose d’habitude en automne, au départ pour la chasse. Dmitri était grand chasseur ; sans doute, s’était-il pris à rêver de la chasse, et de ce fait en avait oublié d’invectiver le cocher qui ne tenait pas sa droite. Entre cochers – comme d’ailleurs partout – la raison est du côté de celui qui, le premier, a crié le plus fort. Il y a cependant des exceptions : par exemple, Vanka le cocher de fiacre, ne s’emportera jamais contre une voiture de maître ; un attelage à un cheval, si élégant qu’il soit, serait mal venu de s’en prendre à un attelage à quatre chevaux. Tout cela, il est vrai, dépend du caractère de chacun, des circonstances, mais avant tout de la personnalité du cocher. Un jour, à Toula, j’eus un exemple frappant de l’influence que, grâce à son audace, un homme peut exercer sur un autre. C’était pendant un défilé de carnaval : traîneaux à deux chevaux, à quatre chevaux, calèches, trotteurs, pur-sang – tout cela défilait noblement le long de la rue de Kiev, suivi d’une foule de piétons. Tout à coup un cri retentit, venant d’une rue transversale :

 

– Hé ! là ! Hé ! attention ! Rangez-vous, que diable ! lançait une voix forte et assurée.

 

Involontairement, avec un ensemble parfait, les piétons s’étaient écartés, les attelages avaient freiné. Et que pensez-vous que l’on vit apparaître ? Un cocher de fiacre tout dépenaillé, debout sur son traîneau disloqué et qui faisait tournoyer un bout de rêne au-dessus de sa tête ; il traversa la rue avec son carcan et disparut avant que quiconque fût revenu de sa surprise. Les agents de police eux-mêmes riaient à gorge déployée.

 

Dmitri, bien que de tempérament emporté et ayant le juron facile, est doué d’un cœur excellent et prend pitié des animaux. Il se sert du fouet, non pour stimuler le cheval – ce qui ne serait pas digne d’un bon cocher – mais seulement pour le corriger (par exemple si le cheval piaffe trop impatiemment devant le portail). Tout à l’heure encore, j’ai eu l’occasion de faire à ce sujet quelques remarques. Pour passer d’une rue à l’autre, notre cheval avait toutes les peines du monde à éviter les amoncellements de neige et, aux mouvements désespérés du dos de Dmitri, au claquement de ses lèvres, je compris qu’il était dans une situation difficile. Frapper avec le fouet ? Il n’en avait pas l’habitude ! Et cependant si le cheval s’était arrêté, il en aurait été profondément mortifié, bien qu’il n’y eût là personne pour lui lancer un : « donne-lui donc son picotin ! » ou autre quolibet du même genre. Voilà la preuve que Dmitri obéit davantage à sa conscience du devoir qu’à sa vanité.

 

J’ai souvent réfléchi aux différentes manières d’être des cochers entre eux, à leur présence d’esprit, à leur ingéniosité, à leur fierté. Sans doute, lorsqu’ils se réunissent, se reconnaissent-ils, et il y a fort à parier que ceux qui se sont disputés deviennent alors les meilleurs amis du monde. Ici-bas, tout est intéressant et, en particulier, les relations des hommes appartenant à des milieux qui nous sont étrangers.

 

Si les équipages suivent la même direction, la dispute se prolonge ; celui qui a lancé l’injure s’efforce de dépasser sa victime ou bien de rester en arrière ; l’autre parfois réussit à lui démontrer ses torts et prend le dessus ; au demeurant, quand on va dans la même direction, l’avantage reste à celui dont les chevaux sont les plus rapides.

 

L’attitude des maîtres entre eux et envers les cochers, au cours de semblables incidents, ne manque pas non plus d’intérêt.

 

– Eh là ! canaille ! Où vas-tu ?

 

Quand cela s’adresse à l’équipage tout entier, involontairement, les maîtres prennent un air sérieux, gai ou insouciant – bref, un air qu’ils n’avaient pas auparavant. Il est visible qu’ils auraient de beaucoup préféré que la situation fût inverse. J’ai remarqué notamment que les maîtres portant moustaches sont particulièrement sensibles aux affronts faits à leurs équipages.

 

– Qui va là ?

 

C’est une sentinelle qui a crié – cette même sentinelle qui, ce matin, avait été, sous mes yeux, vertement remise en place par un cocher. Une calèche stationnait à la porte d’un immeuble, juste en face de la guérite de la sentinelle. Un magnifique cocher à barbe rousse, assis sur ses rênes et les coudes appuyés sur ses genoux, se chauffait le dos au soleil. De toute évidence, il prenait à cela grand plaisir, car ses yeux étaient béatement mi-clos. En face, la sentinelle faisait les cent pas devant sa guérite, et, du bout de sa hallebarde, s’efforçait de remettre en place une planche qui recouvrait une flaque. Tout à coup quelque chose lui déplut ; était-ce la calèche qui restait là ? Ou bien enviait-il le cocher qui se chauffait si tranquillement au soleil, ou tout simplement la langue lui démangeait-elle ? Frappant de sa hallebarde sur la planche, il cria :

 

– Hé ! toi là-bas, tu barres la route !

 

Le cocher entrouvrit l’œil gauche, lorgna sur la sentinelle et rabaissa aussitôt sa paupière.

 

– C’est à toi qu’on parle ! Va-t’en de là ! Aucun effet.

 

– Es-tu sourd ? Circule, te dis-je !

 

La sentinelle, voyant qu’elle n’obtenait pas de réponse, s’approcha, se préparant à dire quelque chose de cinglant. À ce moment, le cocher se redressa, arrangea les rênes et, tournant ses yeux somnolents vers la sentinelle, lui lança :

 

– As-tu fini de brailler ? Regardez-moi cet imbécile ! On n’a même pas voulu lui confier un fusil ! Qu’est-ce que tu as à braire ?

 

– Circule !

 

Le cocher acheva de se réveiller, puis fit avancer sa voiture. Je lançai un coup d’œil à la sentinelle qui grommela et me jeta un regard furieux ; il lui était apparemment fort désagréable de voir que j’avais tout entendu et de lire dans mon regard une certaine désapprobation. Je sais qu’il n’est, pour un homme, plus grand affront que de lui laisser entendre que l’on a tout vu, mais que l’on préfère ne rien dire. Je me sentis gêné pour la sentinelle ; j’eus pitié d’elle et m’éloignai.

 

Ce que j’aime aussi dans Dmitri, c’est sa faculté d’inventer des sobriquets ; cela m’amuse beaucoup : « Eh ! range-toi donc, Chapeau ! Subalterne ! Barbe ! Attention, juge ! Gare-toi, Blanchisseuse ! Va donc, eh ! Vétérinaire ! Ta droite, Figure ! Attention, Moussié ! » La faculté qu’a le Russe de trouver un sobriquet blessant pour un homme qu’il voit pour la première fois – et non seulement pour l’homme, mais encore pour la classe sociale à laquelle il appartient – est quelque chose d’étonnant. Le petit bourgeois devient un « écorcheur de chat » (comme si tous les petits bourgeois mangeaient des chats) ; le valet de chambre, un « lèche-plat » ; le cocher, un « mangeur-de-rênes », etc.… On ne peut tout énumérer. Quand un Russe se querelle avec un homme qu’il voit pour la première fois, il lui trouve immédiatement un nom qui le touchera au vif : « chien-borgne », « diable-loucheur », « canaille-lippue », « nez-en-l’air ». Il faut en avoir fait soi-même l’expérience pour savoir à quel point cela tombe juste. Je n’oublierai jamais le camouflet que je reçus un jour : un Russe avait dit de moi en mon absence : « Ah ! l’homme aux dents clairsemées ! » (il faut dire que j’ai en effet de très mauvaises dents cariées et espacées).

 

Me voici arrivé à la maison.

 

Dmitri s’est précipité de son siège pour courir ouvrir la porte cochère, et moi je me suis précipité pour passer par la petite porte. Chaque fois c’est le même manège : je me hâte de rentrer, selon mon habitude ; lui s’empresse de me conduire jusqu’au perron, selon sa routine.

 

Il me faut sonner longtemps ; la bougie coule et Prove, mon vieux domestique, s’est endormi. Tout en sonnant, je pensais : « Pourquoi ai-je toujours une certaine répugnance à rentrer à la maison, quel que soit l’endroit où j’habite ? Je suis las de voir toujours ce même Prove à la même place, de voir la même bougie, les mêmes taches sur les tentures, les mêmes tableaux ; tout cela fait naître en moi une infinie tristesse. Ce sont les papiers peints et les tableaux qui m’agacent le plus parce qu’ils ont la prétention d’être divertissants, et pourtant il suffit de les avoir vus pendant deux jours pour qu’ils deviennent plus ennuyeux que des murs blancs. Cette impression désagréable que j’éprouve en rentrant chez moi vient probablement de ce que l’homme n’est pas fait pour vivre célibataire à vingt-deux ans.

 

C’eût été bien différent sans doute si l’on avait pu demander à Prove (qui aurait sursauté et frappé le plancher de ses bottes pour montrer qu’il attendait depuis longtemps et qu’il faisait bien son service) :

 

– Ouvre. Madame est-elle couchée ?

 

– Non, Madame lit.

 

C’eût été autre chose de pouvoir prendre entre ses deux mains une petite tête ; de la tenir devant soi, de l’admirer, de l’embrasser, de la regarder à nouveau et à nouveau de l’embrasser. Il ne serait pas ennuyeux alors de rentrer au foyer ! Mais maintenant, je n’ai qu’une seule question à poser à Prove pour lui montrer que je suis certain qu’en mon absence il ne dort jamais.

 

– Quelqu’un est-il venu ?

 

– Personne, monsieur !

 

Et invariablement Prove répond à ma question d’une voix larmoyante et chaque fois j’ai envie de lui dire :

 

– Pourquoi dis-tu cela d’une voix pleurarde ? Je suis très content que personne ne soit venu.

 

Mais je me retiens, car Prove pourrait se froisser, et c’est malgré tout un brave homme.

 

Habituellement, le soir, j’écris mon journal et je fais les comptes de la journée. Aujourd’hui, je n’ai rien dépensé puisque je n’avais pas d’argent. Donc pas de compte à faire. Quant au journal, c’est autre chose ; je devrais écrire, mais il est tard ; je remets à demain.

 

Souvent, j’entends dire de moi : « C’est un homme vain ; il vit sans but. » Certes ! Je me le dis moi-même souvent, non pour le plaisir de répéter les paroles des autres, mais parce que je sens au fond de moi qu’il est mal de vivre ainsi et qu’il faut avoir un but dans la vie.

 

Mais comment faire pour devenir « un homme d’action et vivre avec un but » ? Me fixer un but, je n’y parviens pas ; j’ai déjà essayé plusieurs fois sans succès. Et puis, un but, cela ne s’invente pas ; il faudrait en découvrir un qui soit conforme à vos inclinations ; qui, bien que déjà existant, corresponde en vous à quelque chose de profond. Or il me semblait avoir trouvé un tel but : acquérir une science universelle et développer en soi toutes les facultés. Le moyen le plus efficace d’y parvenir m’avait paru devoir être la rédaction de notes et d’un « Journal-Franklin ».

 

Dans les notes, je confesse chaque jour tout ce que j’ai fait de mauvais. Dans le « Journal-Franklin », toutes mes faiblesses sont classées par colonnes : paresse, mensonge, gourmandise, indécision, prétention, sensualité, fierté, etc. Je reporte ainsi dans les colonnes du journal, au moyen de petites croix, toutes les fautes commises et inscrites dans les notes quotidiennes.

 

Je commençai à me déshabiller et pensai : « Où sont ici la science universelle et le développement des facultés et des vertus ? Est-ce par cette voie que tu parviendras à la vertu ? Où ce journal te mènera-t-il, lui qui te sert uniquement à dénombrer tes faiblesses d’ailleurs innombrables et dont le nombre augmente tous les jours ; même si tu parvenais à les anéantir, tu ne parviendrais jamais à la vertu. Tu te leurres et tu joues avec tout cela comme un enfant avec un jouet. Suffit-il à un peintre de savoir ce qu’il ne faut pas faire, pour devenir un bon peintre ?

 

» Et peut-on parvenir au bien en s’abstenant seulement de ce qui est mauvais ?

 

» Il ne suffit pas à l’agriculteur de sarcler ses champs ; il lui faut aussi les labourer et les ensemencer. Pose-toi une règle de vertu et observe-la. »

 

Tout cela était dit par cette partie de mon esprit dont le rôle est de faire la critique. Je devins pensif ; suffit-il d’anéantir la cause du mal, pour qu’il devienne le bien ? Le bien est positif et non pas négatif. C’est pour cette raison que le mal peut être anéanti et non le bien. Le bien est toujours en notre âme, car l’âme est le bien ; le mal n’est qu’une greffe. Si le mal était anéanti, le bien s’épanouirait. La comparaison avec l’agriculteur, en fait, ne convient pas exactement, car celui-ci doit ensemencer, alors que, dans notre âme, le bien est déjà semé. Un artiste doit s’exercer pour atteindre à la perfection dans l’art, à condition qu’il ne se conforme pas à des règles négatives. Il doit rejeter l’arbitraire. Pour se perfectionner dans la vertu, point n’est besoin d’exercices : l’exercice ici, c’est la vie.

 

Le froid est l’absence de chaleur ; l’absence de lumière, ce sont les ténèbres ; le mal est l’absence du bien. Pourquoi l’homme aime-t-il la chaleur, la lumière, le bien ? Parce qu’ils sont naturels. Les causes de la chaleur, de la lumière, du bien, sont le soleil et Dieu. Mais, de même qu’il ne peut y avoir de soleil sombre et froid, il ne peut y avoir de Dieu méchant. Nous voyons la lumière et ses rayons, nous en cherchons la cause, et nous disons que le soleil existe. La lumière, la chaleur et la loi de gravitation nous le prouvent ; ceci dans le monde physique. Dans le monde moral nous voyons le bien, nous voyons son rayonnement, et la même loi de gravitation vers quelque chose de plus haut, dont la source est Dieu. Dépouillez le diamant de sa gangue grossière, et vous verrez son éclat ; rejetez la gangue des faiblesses, vous trouverez la vertu.

 

« Mais penses-tu vraiment que ce soient ces vétilles notées dans ton journal qui t’empêchent d’être vertueux ? N’y a-t-il pas des passions plus graves ? Et d’où vient que, si souvent, se rencontrent dans les rubriques des mentions telles que celles-ci, poltronnerie, mensonge envers soi-même ? On ne voit aucune amélioration, on ne remarque aucun progrès. »

 

C’était encore là des remarques de l’esprit critique. Il est vrai que toutes les faiblesses que je note peuvent être rangées en trois catégories (chacune comportant plusieurs degrés, les combinaisons sont infinies).

 

1° l’orgueil,

 

2° la faiblesse de volonté,

 

3° le manque de lucidité.

 

Mais dans ces catégories, il est difficile de classer toutes les faiblesses, résultant de ces combinaisons. De plus, les deux premières catégories sont en voie de régression, tandis que la troisième, qui est indépendante, ne peut se modifier qu’avec le temps.

 

Ainsi aujourd’hui j’ai menti, apparemment sans raison : étant prié pour un dîner, j’ai d’abord carrément refusé, alléguant ensuite une leçon.

 

– Quelle leçon ?

 

– Une leçon d’anglais.

 

Il s’agissait en réalité d’une leçon de gymnastique.

 

Les raisons de ce mensonge ?

 

1° manque de lucidité, je ne m’aperçus pas tout de suite que je mentais bêtement.

 

2° manque de volonté, j’hésitai d’abord avant de donner la raison de mon refus.

 

3° orgueil stupide, il me sembla que la leçon d’anglais était un prétexte plus honorable que la leçon de gymnastique.

 

La vertu ne consiste-t-elle qu’à corriger les faiblesses qui vous discréditent ? La vertu, au contraire, semblerait impliquer le renoncement à soi-même. Eh bien ! non ! C’est là une erreur ! La vertu donne le bonheur, parce que le bonheur donne la vertu. Chaque fois que j’écris mon journal avec une parfaite franchise, mes faiblesses ne m’irritent aucunement ; il me semble que, une fois avouées, elles cessent d’exister. Et c’est une sensation très agréable.

 

Je fis ma prière et me couchai. Le soir je prie mieux que le matin. Je comprends mieux ce que je dis et le ressens plus intensément. Le soir, je n’ai pas peur de moi-même, tandis que le matin me trouve plein d’angoisse : trop de choses nouvelles m’attendent.

 

Que le sommeil est donc une chose merveilleuse, et dans toutes ses phases la préparation, l’assoupissement et le sommeil lui-même ! À peine couché, je pensai : « Quel délice de s’envelopper bien chaudement et d’oublier jusqu’à sa propre existence ! » Mais à peine commençai-je à m’endormir, que je me souvins tout à coup qu’il était agréable de s’endormir et je m’éveillai. Toutes les délices du corps sont anéanties par la conscience. Il ne faut pas prendre conscience, le charme était rompu et je ne parvins plus à m’endormir. Quel ennui ! Pourquoi Dieu nous a-t-il donné la conscience, puisqu’elle nous empêche de vivre ? Les jouissances morales se ressentent plus intensément quand elles sont conscientes, il est vrai. Raisonnant ainsi, je me retournai et, par ce mouvement, me découvris. Quelle sensation désagréable que de se trouver dans l’obscurité ! Il me sembla que ma jambe était soudain à la merci d’un contact brûlant ou glacial. Je me recouvris en toute hâte en me bordant soigneusement. Je m’enfouis la tête dans l’oreiller et commençai à m’endormir en implorant :

 

– Morphée, prends-moi dans tes bras ! (Je serais volontiers devenu le prêtre de cette divinité.)

 

Vous souvenez-vous de l’indignation de cette dame, à laquelle quelqu’un avait dit : « Quand je suis passé chez vous, vous étiez encore dans les bras de Morphée » ? Elle assimilait Morphée à un nom quelconque, André ou Malafée. Quel drôle de nom ! Mais que l’expression dans les bras est donc belle ! Je me représentai très nettement cette situation, et mieux encore les bras eux-mêmes des bras nus jusqu’aux épaules, avec des fossettes, des bras potelés, sortant d’une chemise blanche, indiscrètement échancrée. Les bras sont en général quelque chose de très joli et je pensai en particulier à certaine fossette de ma connaissance !

 

Je m’étirai et me souvins aussitôt que saint Thomas interdisait qu’on le fît, Saint Thomas me fait penser à Dietrichs.

 

Nous chevauchions côte à côte au cours d’une splendide chasse à courre quand, tout près du stanovoï, Denika se mit à crier. Naliote galopait ventre à terre à travers le seigle. Et la colère de Serge ! Il est chez sa sœur en ce moment. Quelle ravissante créature cette Macha ! Ah ! Si je l’avais pour femme !

 

Morphée serait très beau, en chasseur, mais il lui faudrait monter à cheval tout nu et comme on pourrait rencontrer une femme ! Il exagère un peu, ce saint Thomas. La femme menait toujours la chasse. Puis elle s’étira, mais en vain, cela doit être si bon pourtant d’être dans ses bras !

 

À ce moment, je m’endormis sans doute complètement. Je me vis encore essayant de rattraper la dame. Soudain, une montagne se dresse devant moi, je la renverse d’une poussée de mes bras (mon oreiller venait de rouler à terre). Puis je rentre chez moi, le dîner n’est pas prêt. Pourquoi ce Vassili prend-il des airs suffisants ? (Derrière la cloison, la gouvernante avait demandé. « Quel est donc ce bruit ? », et la femme de chambre lui avait répondu. À travers le sommeil j’avais entendu tout cela, et c’était probablement là ce qui avait provoqué mon rêve) Vassili entre. Tout le monde s’apprête à lui demander pourquoi le dîner n’est pas prêt, quand on s’aperçoit qu’il est en uniforme, l’épée au côté. Je prends peur et me jette à ses genoux, en lui baisant les mains. Cela m’est aussi agréable que d’embrasser les mains de celle que je poursuivais, et même davantage. Vassili, ne prêtant aucune attention à ma personne, demande :

 

– Est-ce chargé ?

 

C’est le confiseur de Toula, Dietrichs, qui répond :

 

– C’est prêt ! Tire !

 

La salve part (C’était le volet qui battait contre le mur). Nous nous élançons, Vassili et moi, pour un tour de danse, tout à coup je m’aperçois que ce n’est plus Vassili que j’enlace, mais elle ! Soudain, oh ! horreur ! mon pantalon est devenu tellement court, que mes genoux nus sont visibles. Ma torture est indescriptible (mes jambes s’étaient découvertes dans mon sommeil, et je n’arrivais pas à les recouvrir. J’y parvins enfin). Mais mon rêve n’était pas terminé. Nous continuons notre danse, à laquelle s’était également jointe la reine du Wurtemberg. Tout à coup, je ne puis me retenir d’attaquer une danse cosaque. On m’apporte enfin un manteau et des bottes. Mais ma situation est encore plus tragique, je me trouve maintenant sans pantalon du tout ! Il est impossible que tout ceci se passe à l’état de veille ! Je dors sans doute.

 

Je m’éveillai, pour me rendormir aussitôt, bien qu’absorbé par mes réflexions. Derechef, mon imagination recommença à travailler, des tableaux, dans une suite très logique, défilèrent. Puis mon imagination s’endormit à son tour, les images devinrent brumeuses et confuses, mon corps avait sombré dans le sommeil.

 

Le rêve se compose de la première et de la dernière impression de la conscience. Il me semblait que, sous cette couverture, rien ni personne ne pouvait m’attendre. Le sommeil est un état dans lequel l’homme perd entièrement conscience. Mais le sommeil ne le gagnant que peu à peu, il perd conscience graduellement. La conscience n’est autre chose que ce qu’on appelle d’habitude « âme », cependant ce qu’on entend par le mot âme est un élément simple, tandis qu’il y a autant de consciences que de parties distinctes dans l’être humain, c’est-à-dire trois :

 

1° la raison,

 

2° le sentiment,

 

3° le corps.

 

La raison est située à l’échelon supérieur, elle n’appartient qu’aux êtres évolués Les animaux et les êtres qui leur ressemblent n’en ont pas. C’est elle qui s’engourdit la première. Le sentiment, qui, lui aussi, n’appartient qu’à l’espèce humaine, s’endort en second lieu. C’est le corps qui s’endort en dernier et rarement d’une façon complète.

 

Les animaux ne connaissent pas cette graduation, de même que les hommes qui ont perdu conscience soit sous l’empire d’une impression trop violente, soit en état d’ivresse. Dès que l’on prend conscience que l’on est en train de rêver, on sort de l’état de sommeil. Le souvenir du temps passé en rêve ne provient pas de la même source que celui de la vie active, c’est-à-dire de la mémoire. Ce n’est plus la faculté de reproduire nos impressions qui est en jeu mais celle de les grouper. Au réveil nous réunissons toutes les impressions ressenties au moment de l’assoupissement et pendant le sommeil (l’homme ne dormant jamais complètement), cela sous l’influence directe de l’impression qui a causé le réveil, celui-ci se poursuit graduellement selon le même processus que celui de l’assoupissement, c’est-à-dire en commençant par les facultés inférieures pour s’achever par la plus haute. Ce phénomène se développe si rapidement, qu’il est difficile d’en prendre conscience. Habitués au rythme du temps qui marque le développement de la vie active, nous faisons de l’ensemble de ces impressions le souvenir du temps qui s’est écoulé pendant notre rêve. Comment expliquer la durée du rêve – qui vous paraît extraordinairement longue – alors que le rêve a précisément été déclenché par la circonstance qui a provoqué le réveil ? Vous rêvez par exemple que vous partez pour la chasse, vous chargez votre fusil, le gibier se lève, vous tirez, en réalité, le bruit que vous avez pris pour un coup de feu n’est autre que celui produit par une carafe que vous avez fait tomber en dormant. Ou bien encore vous rêvez que vous allez voir votre ami N…, vous l’attendez enfin, arrive un domestique qui annonce N…. C’est en réalité la voix de votre propre domestique, qui vient vous réveiller.

 

Pourtant gardez-vous bien de croire à ceux qui veulent toujours voir dans les rêves des faits et des présages significatifs. Ces gens tirent leurs conclusions des racontars de diseurs de bonne aventure. Ils donnent à leurs rêves une forme préconçue, ajoutant de leur propre imagination ce qui manque, et omettant volontairement ce qui ne cadre pas avec cette forme. Une mère va vous raconter, par exemple, avoir rêvé que sa fille s’envolait vers le ciel, en disant « Adieu, maman, je vais prier pour vous ! » Sans doute a-t-elle tout simplement vu sa fille grimper sur un toit, sans prononcer une parole, et prendre soudain l’apparence du cuisinier Ivan, s’écriant « Vous n’arriverez pas à grimper jusqu’ici ! »

 

Si vous voulez vérifier cela, faites l’expérience vous-même. Rappelez-vous toutes vos pensées, toutes les images qui ont pu se présenter à vous au moment où vous vous êtes endormi, ou mieux encore, faites-vous raconter, par quelqu’un qui a assisté à votre sommeil, toutes les circonstances qui ont pu agir sur celui-ci, vous comprendrez alors pourquoi vous avez vu ceci et non cela, dans votre rêve. Ces circonstances peuvent être très nombreuses, elles dépendent de votre constitution, de l’état de votre estomac, et de bien d’autres facteurs physiques. On dit que lorsque nous rêvons que nous volons ou que nous nageons, cela signifie que nous grandissons. Notez soigneusement pourquoi un jour vous nagez, tandis qu’un autre jour vous volez. Si vous vous souvenez de tout, l’explication sera aisée. Il est possible d’ailleurs que, par la force de l’habitude, et grâce à leur imagination, les gens qui ont accoutumé d’expliquer leurs rêves selon une formule préconçue, arrivent à une combinaison parfaite c’est alors une preuve de plus à l’appui de ma théorie.

 

Si mon rêve avait été celui d’un de ces « devins », voici ce qu’il en aurait tiré : « J’ai vu saint Thomas courir, courir très longtemps, et comme je lui demandais : « Pourquoi courez-vous ? » Il me répondit : « Je cherche une fiancée. »

 

« Vous verrez, il se mariera sûrement, ou alors nous recevrons une lettre de lui sous peu ! »

 

Remarquez aussi qu’il n’y a pas de gradation de temps dans les souvenirs. Dans le souvenir que vous gardez d’un rêve, vous vous rappelez en premier lieu ce que vous avez vu tout d’abord. Dès mon réveil, ce matin, je me rappelai mon rêve. Nous étions donc allés, mon frère et moi, à cette chasse à courre, durant laquelle nous nous sommes lancés à la poursuite d’une femme de la plus haute vertu ! Non ! avant de partir pour la chasse, saint Thomas était venu me demander pardon…

 

Il arrive fréquemment, au cours de la nuit, que l’on se réveille plusieurs fois. Mais ce ne sont que les deux consciences inférieures, celles du corps et du sentiment, qui s’éveillent. Celles-ci s’endorment à nouveau, et les impressions enregistrées pendant ce réveil s’ajoutent aux impressions du rêve, sans aucun ordre et sans suite logique. S’il arrivait que le troisième degré de la conscience, celui de la raison, se réveillât, pour se rendormir aussitôt, le rêve se scinderait en deux parties bien distinctes.

 

ALBERT

(L’HOMME FINI)
[30]

I

Cinq riches jeunes gens arrivaient, vers trois heures du matin, pour s’amuser, dans un petit bal de Pétersbourg.

 

On buvait beaucoup de champagne, la plupart des hommes étaient jeunes, les filles jolies, le piano et le violon jouaient polka sur polka, les danses et le bruit ne cessaient pas une minute ; mais un ennui planait, une gêne : il semblait à chacun, on ne sait pourquoi (comme il arrive souvent), que tout cela n’était point ce qu’il fallait.

 

Quelquefois ils se forçaient à rire ; mais cette gaieté factice était encore pire que l’ennui.

 

L’un des cinq jeunes gens, plus mécontent et de soi et des autres et de toute la fête, se leva avec un sentiment de dégoût, prit son chapeau et sortit dans l’intention de disparaître sans être remarqué.

 

Dans l’antichambre, personne ; mais dans la pièce voisine, derrière la porte, il entendit deux voix qui discutaient. Le jeune homme s’arrêta et se mit à écouter.

 

– On ne peut pas, il y a du monde, disait une voix de femme.

 

– Laissez-moi entrer, je vous en prie, je ne ferai rien, murmurait une suppliante voix d’homme.

 

– Mais je ne vous laisserai pas entrer sans la permission de Madame, répondait la femme. Où allez-vous ? Mais quel homme êtes-vous ?…

 

La porte s’ouvrit, et sur le seuil apparut une étrange silhouette d’homme. En apercevant l’invité, la servante lâcha prise, et l’étrange silhouette, après un timide salut, entra dans le salon en vacillant sur ses jambes ployées. C’était un homme de haute taille, avec un dos étriqué et voûté et de longs cheveux en désordre. Il était vêtu d’un pardessus court et d’étroits pantalons déchirés sur des souliers grossiers et non cirés. Une cravate tordue en corde se nouait sur son long cou blanc.

 

La chemise sale débordait des manches sur les mains maigres. Mais, en dépit de ce corps étique, le visage était tendre et blanc, et même l’incarnat jouait sur les joues, entre la barbe rare et noire et les favoris. Les cheveux non peignés, rejetés en arrière, découvraient un front pas haut et extrêmement net. Les yeux de couleur sombre, les yeux fatigués regardaient en avant avec un air tendre, suppliant et grave. Leur expression s’harmonisait à merveille avec celle des lèvres fraîches, relevées aux coins et surmontées d’une moustache rare comme la barbe.

 

Après avoir fait quelques pas, il s’arrêta, se tourna vers le jeune homme et sourit. Il sourit comme avec effort, mais quand le sourire eut éclairé son visage, le jeune homme, sans savoir lui-même pourquoi, sourit aussi.

 

– Qui est-ce ? demanda-t-il en chuchotant à la servante, quand ce singulier personnage eut pénétré dans le salon où s’entendaient les danses.

 

– C’est un musicien du théâtre, il est fou, répondit la servante. Il vient quelquefois chez ma maîtresse.

 

– Où es-tu passé, Delessov ? cria-t-on à ce moment du salon.

 

Le jeune homme qu’on appelait Delessov retourna dans le salon.

 

Le musicien se tenait debout près de la porte et, les yeux fixés sur les danseurs, témoignait par son sourire, ses regards, ses trépignements, la joie qu’excitait en lui ce spectacle.

 

– Eh bien ! allez-vous aussi danser ? lui dit l’un des invités.

 

Le musicien salua et jeta sur la maîtresse de maison un coup d’œil interrogateur.

 

– Allez, allez, puisque l’on vous invite, intervint celle-ci.

 

Les membres maigres et débiles du musicien entrèrent tout à coup en mouvement ; clignant des yeux, souriant, étendant les bras, il s’en fut, d’un pas lourd et gauche, sauter dans le salon. Au milieu du quadrille, un joyeux officier qui dansait avec grâce et animation heurta du dos, inopinément, le musicien. Les jambes faibles et fatiguées ne conservèrent point l’équilibre, et le musicien, après avoir fait quelques pas en chancelant, tomba de tout son haut par terre. Malgré le son aigre et sec produit par la chute, presque tous se mirent à rire dans le premier moment.

 

Mais le musicien ne se relevait pas. Les invités se turent, le piano lui-même s’arrêta de jouer, et Delessov avec la maîtresse de maison s’empressèrent les premiers d’accourir auprès de l’homme qui venait de tomber. Il était couché sur le coude et attachait sur le parquet des yeux sans regard. Quand on l’eut relevé et installé sur une chaise, d’un geste rapide de sa main décharnée il écarta ses cheveux de son front et se mit à sourire sans rien répondre aux questions.

 

– Monsieur Albert, monsieur Albert ! disait la maîtresse de maison, vous êtes-vous fait mal ?… où ? Voilà, je disais bien que vous ne deviez pas danser !… Il est si faible ! continua-t-elle en s’adressant à ses invités, il a déjà de la peine à marcher, il ne devrait pas danser !

 

– Qui est-ce ? demandait-on à la maîtresse de maison.

 

– C’est un pauvre homme, un artiste. C’est un très brave garçon, mais dans un état pitoyable, comme vous voyez.

 

Elle disait cela, sans être gênée par la présence du musicien. Celui-ci revint à lui et, comme si quelque chose l’eût épouvanté, il se tordait et repoussait ceux qui l’entouraient.

 

– Tout cela n’est rien ! dit-il soudain, en faisant pour se lever de sa chaise un effort visible.

 

Et pour prouver qu’il n’avait pas de mal, il gagna le milieu du salon et essaya de danser, mais chancela et serait tombé de nouveau si on ne l’eût retenu.

 

Tous étaient confondus, tous se taisaient en le regardant.

 

Le regard du musicien s’éteignit de nouveau, et lui, oubliant visiblement tout le monde, se frottait le genou avec sa main. Tout à coup il releva la tête, avança une jambe qui tremblait, écarta ses cheveux avec le même geste que tantôt, et, s’approchant du violoniste, lui prit le violon.

 

– Tout cela n’est rien ! répéta-t-il encore une fois en élevant l’instrument. Messieurs, faisons-nous un peu de musique ?

 

– Quel étrange personnage ! se disaient les invités.

 

– Peut-être un grand talent se cache-t-il dans ce malheureux être, fit l’un d’eux.

 

– Oui, malheureux, bien malheureux ! ajouta un autre.

 

– Quel beau visage !… Il a quelque chose d’extraordinaire, dit Delessov. Nous allons voir.

 

II

À ce moment Albert, sans prêter la moindre attention à personne, ayant serré le violon contre son épaule, s’avança lentement le long du piano et accorda son instrument. Ses lèvres prirent une expression impassible ; on ne voyait pas ses yeux, mais son dos étroit et décharné, son long cou blanc, ses jambes ployées et sa noire tête chevelue offraient un spectacle bizarre, mais nullement ridicule. Après avoir accordé le violon, il en tira vivement quelques notes, puis, relevant la tête, il s’adressa au pianiste, qui se préparait à l’accompagner.

 

– Mélancolie G-dur ![31] lui dit-il avec un geste impérieux.

 

Ensuite, comme pour demander pardon de son geste impérieux, il sourit avec douceur, et toujours souriant, il regarda le public. Après avoir rejeté ses cheveux en arrière avec la main qui tenait l’archet, Albert s’arrêta devant le coin du piano et d’un mouvement aisé promena l’archet sur les cordes. Un son pur et harmonieux s’épandit dans le salon, et il se fit un silence absolu.

 

Les notes du thème s’égrenèrent librement, élégamment après la première, illuminant soudain l’univers intime de chaque auditeur d’une lumière indiciblement claire et apaisante. Pas une note fausse ou criarde ne troublait le recueillement des assistants. Tous les sons éclataient purs, élégants, larges, chacun en suivait le développement dans un silence profond, avec le frémissement de l’espérance. De cet état d’ennui, de cette distraction bruyante, de ce sommeil de l’âme où tous ces gens se trouvaient plongés, ils se voyaient brusquement transportés dans un autre monde tout à fait oublié par eux. Tantôt s’évoquait dans leur âme le sentiment d’une contemplation sereine, tantôt le souvenir passionné de quelque chose d’heureux, tantôt le mirage du pouvoir et de la gloire, tantôt l’humilité, l’ivresse d’un amour incontesté, la mélancolie. Les sons, tour à tour tristement tendres et impétueusement désespérés, coulaient et coulaient l’un après l’autre, avec tant de charme ; de force et d’inconscience, que ce n’était plus des sons qu’on entendait, mais un ruisseau qui inondait l’âme de chacun, un merveilleux ruisseau de poésie dès longtemps connue, mais exprimée pour la première fois. Albert allait grandissant toujours à chaque note. Il n’était plus du tout étrange ou bizarre. Appuyant son menton sur son instrument, dont il écoutait les sons avec une attention passionnée, il remuait ses pieds convulsivement. Tantôt il se redressait de toute sa taille, tantôt il courbait lentement son dos. Le bras gauche, infléchi et tendu, semblait figé dans sa position, sauf les contractions des doigts décharnés touchant nerveusement les cordes. Le bras droit se mouvait avec aisance, élégamment et sans à-coup. Son visage brillait d’une joie continue et extatique, ses yeux étincelaient d’un feu clair, sec, ses narines se gonflaient, ses lèvres rouges s’ouvraient, épanouies par le plaisir.

 

Parfois sa tête se baissait plus près du violon, ses yeux se fermaient et son visage, que les cheveux couvraient à moitié, était illuminé par un sourire de suave béatitude. Parfois il se redressait, avançait la jambe, et son front pur, le regard brillant qu’il promenait dans le salon, réfléchissaient l’orgueil, la grandeur, la conscience de son pouvoir. Il arriva au pianiste de se tromper et de plaquer un accord faux. Les traits du musicien, toute sa physionomie, exprimèrent la souffrance physique. Il s’arrêta une seconde et, dans un accès de colère enfantine, il frappa du pied et cria :

 

– Moll, C-moll !

 

Le pianiste se reprit. Albert ferma les yeux, sourit et oubliant de nouveau lui-même, les autres, et l’univers entier, il s’abandonna à son jeu avec ivresse.

 

Tous ceux qui écoutaient Albert observaient un humble silence et ne semblaient vivre et respirer que par les sons de son violon.

 

Le joyeux officier était assis, immobile, sur une chaise près de la fenêtre ; il fixait sur le parquet un regard privé de vie, et ne reprenait haleine, lourdement, qu’à de rares intervalles. Les jeunes filles, dans un profond silence, demeuraient assises le long des murs, en se lançant, de temps à autre, des coups d’œil où l’admiration se mêlait à la perplexité. Le visage plein et souriant de la maîtresse de maison s’épanouissait d’extase. Le pianiste attachait ses yeux sur le visage d’Albert et, tourmenté par la peur de se tromper, peur que révélait toute sa figure allongée, il l’accompagnait. L’un des invités, qui avait bu plus que les autres, était couché sur le sofa, la face dans les coussins, et se forçait à ne pas bouger, de peur de montrer son trouble.

 

Delessov éprouvait un sentiment inaccoutumé. Un cercle glacé, tour à tour s’étrécissant et s’élargissant, lui serrait la tête. Les racines de ses cheveux devenaient sensibles ; un frisson lui passait dans le haut du dos ; quelque chose lui étreignait la gorge, lui piquait les narines et le palais comme avec de très fines aiguilles, et des larmes mouillaient insensiblement ses joues. Il se secouait, essayait de les maîtriser, de les essuyer ; mais toujours de nouveaux pleurs naissaient et coulaient sur son visage. Par un étrange effet de ses impressions, les premières notes du violon d’Albert avaient transporté Delessov à l’époque de sa première jeunesse. Lui déjà plus bien jeune, las de la vie, un homme épuisé, il se sentait brusquement redevenu un adolescent de dix-sept ans, beau, naïf, heureux sans savoir de quoi. Il se ressouvenait de son premier amour pour sa cousine, en robe de couleur de rose, il se rappelait l’ardeur, le charme incompréhensible d’un baiser fortuit, et l’enchantement, le mystère impénétré de la nature qui l’entourait alors. Son imagination retournée en arrière la lui montrait, elle[32], dans un brouillard d’espoirs indécis, de désirs incompréhensibles, d’infaillibles certitudes en la possibilité d’un impossible bonheur. Toutes les minutes inappréciables de ce temps-là s’évoquaient, l’une après l’autre, devant lui, non point comme les instants insignifiants d’un présent qui fuit, mais comme des images qui lui montraient et lui reprochaient son passé. Il les contemplait avec volupté, et pleurait ; il pleurait, non parce que ce temps-là était passé qu’il aurait pu employer mieux (si ce temps-là lui eût été rendu, il n’eût point pris sur lui de l’employer mieux), mais il pleurait simplement parce que ce temps-là était passé, et ne reviendrait jamais plus. Les souvenirs naissaient d’eux-mêmes, tandis que le violon d’Albert disait toujours la même chose. Il disait : « Pour toi il est passé, il est passé pour toujours, le temps de la force, de l’amour et du bonheur. Il est passé, et plus jamais il ne reviendra. Pleure-le, verse sur lui toutes tes larmes, meurs en le pleurant ; c’est là le plus grand, le seul bonheur qui te reste. »

 

Vers la fin de la dernière variation, le visage d’Albert était tout rouge, ses yeux étincelaient, de grosses gouttes de sueur ruisselaient sur ses joues. Les veines de son front étaient gonflées, tout son corps frémissait de plus en plus, ses lèvres pâles ne se refermaient plus, et sa physionomie entière exprimait comme une avidité de jouissance.

 

Avec un grand geste de tout son corps, et secouant ses cheveux, il abaissa son violon et avec un sourire de grandeur fière et de bonheur il jeta un coup d’œil sur les assistants. Puis son dos se voûta, sa tête retomba, ses lèvres se plissèrent, ses yeux s’éteignirent, et comme s’il eût honte de lui-même, promenant autour de lui de timides regards et vacillant sur ses jambes, il passa dans la pièce voisine.

 

III

Quelque chose d’étrange se passait dans l’âme de tous les assistants, quelque chose d’étrange se sentait dans le silence profond qui suivit la sortie d’Albert.

 

Il semblait que chacun voulût et ne sût pas dire ce que tout cela signifiait. Que signifiaient ce salon étincelant et chaud, et ces femmes brillantes, et l’aurore pointant derrière les vitres des fenêtres, et ce sang en mouvement, et cette pure impression des sons évanouis ? Mais aucun n’essayait même d’approfondir ; presque tous, au contraire, se sentant impuissants à pénétrer ce qui suscitait en eux des sensations nouvelles, s’en irritaient.

 

– Mais il joue extrêmement bien, dit l’officier.

 

– Merveilleusement ! répondit Delessov, en s’essuyant furtivement les joues de sa manche.

 

– Mais il est temps de partir, messieurs, dit en se remettant un peu celui qui était étendu sur le sofa. Il faudra lui donner quelque chose, messieurs. Cotisons-nous.

 

Pendant ce temps, Albert était assis tout seul dans la pièce voisine, sur un divan. Les coudes appuyés sur ses genoux décharnés, il promenait sur son visage ses mains salies et couvertes de sueur, lissait ses cheveux et se souriait à lui-même avec bonheur.

 

La quête fut abondante et Delessov se chargea de la lui remettre.

 

En outre il vint l’idée à Delessov, que cette musique avait si vivement, si étrangement remué, de faire du bien à cet homme. Il lui vint l’idée de le prendre chez lui, de le vêtir, de lui trouver un emploi, bref, de l’arracher à sa pénible situation.

 

– Eh bien ! vous êtes fatigué ! lui demanda Delessov en s’approchant de lui.

 

Albert sourit.

 

– Vous avez un véritable talent. Vous devriez vous occuper sérieusement de musique, jouer en public.

 

– Je voudrais boire quelque chose, dit Albert, comme en se réveillant.

 

Delessov apporta du vin, et le musicien en but deux verres avec avidité.

 

– Quel bon vin ! fit-il.

 

– « Mélancolie », quelle chose exquise ! dit Delessov.

 

– Oh ! oui ! oui ! répondit Albert en souriant. Mais excusez-moi ; je ne sais pas avec qui j’ai l’honneur de parler ; peut-être êtes-vous un comte ou un prince : ne pourriez-vous pas me prêter un peu d’argent ?

 

Il se tut un moment.

 

– Je n’ai rien, moi ; je suis un pauvre homme. Je ne pourrai pas vous rendre.

 

Delessov rougit et prit un air confus. Il remit vivement au musicien l’argent recueilli.

 

– Je vous remercie beaucoup ! dit Albert en prenant l’argent. Maintenant, nous allons faire de la musique ; je vous jouerai tout ce que vous voudrez. Je désirerais seulement boire quelque chose, boire… ajouta-t-il en se levant.

 

Delessov retourna lui chercher du vin et le pria de s’asseoir près de lui.

 

– Excusez-moi, si je suis franc avec vous, lui dit Delessov. Votre talent m’a intéressé. Il me semble que vous vous trouvez dans une situation malheureuse ?

 

Albert regarda tour à tour Delessov et la maîtresse de maison qui venait d’entrer dans la pièce.

 

– Permettez-moi de vous offrir mes services, continua Delessov. Si vous avez besoin de quelque chose, je vous serais très obligé de venir demeurer chez moi pendant quelque temps. Je vis seul, et peut-être pourrais-je vous être utile.

 

Albert sourit et ne répondit pas.

 

– Pourquoi donc ne remerciez-vous pas ? dit la maîtresse de maison. C’est manifestement un bienfait pour vous… Seulement, poursuivit-elle en s’adressant à Delessov avec un hochement de tête, je ne vous le conseillerais pas.

 

– Je vous remercie beaucoup ! dit Albert en serrant dans ses mains moites la main de Delessov. Mais à présent, allons faire de la musique, je vous prie !

 

Mais déjà les autres invités se préparaient à partir, et, malgré les prières d’Albert, ils sortirent dans l’antichambre.

 

Albert dit adieu à la maîtresse de maison, mit un chapeau usagé à larges bords et une vieille almaviva d’été qui composaient tout son vêtement d’hiver, et sortit avec Delessov sur le perron.

 

Lorsque Delessov fut monté dans sa voiture avec sa nouvelle connaissance, et qu’il sentit cette désagréable odeur de boisson et de malpropreté dont le musicien était comme imprégné, il commença à se repentir de son action et à regretter sa puérile bonté d’âme et son imprudence. De plus, tout ce que disait Albert était si sot, si trivial, et il devenait tout d’un coup si abominablement ivre au grand air, que Delessov se sentait mal à l’aise.

 

« Que vais-je faire de lui ? » pensait-il.

 

Au bout d’un quart d’heure de chemin, Albert se tut ; son chapeau roula entre ses pieds ; il se jeta dans un coin de la voiture et se mit à ronfler.

 

Les roues criaient sur la neige glacée ; la faible clarté de l’aurore perçait à peine les vitres gelées des portières.

 

Delessov regarda son voisin. Son long corps recouvert du manteau gisait sans vie auprès de lui. Il lui semblait voir remuer sur ce corps une longue figure avec un grand nez de couleur sombre ; mais en regardant plus attentivement, il reconnut que ce qu’il prenait pour le nez et le visage, c’étaient les cheveux, et que le vrai visage était plus bas. Il se pencha et examina les traits d’Albert. Alors la beauté du front et de la bouche sereine le frappa de nouveau.

 

Sous l’influence de ses nerfs fatigués, de l’insomnie et de la musique entendue, Delessov, en regardant ce visage, se revoyait de nouveau transporté dans ce monde heureux où il était entré pour un moment cette nuit-là ; de nouveau il se remémorait l’époque heureuse et généreuse[33] de sa jeunesse, et il cessait de regretter son action. En ce moment, il aimait Albert sincèrement et ardemment, et il se sentait fermement décidé à lui faire du bien.

 

IV

Le lendemain matin, quand on le réveilla pour aller à son service, Delessov aperçut tout autour de lui, avec un étonnement désagréable, son vieux paravent, son vieux domestique et sa montre sur la table de nuit.

 

– Mais que m’attendais-je donc à voir, en dehors de ce qui m’entoure toujours ? se demanda-t-il à lui-même.

 

Et ici il se rappela les yeux noirs et le sourire heureux du musicien ; le motif de la « Mélancolie » et toute l’étrange nuit dernière lui revinrent brusquement à l’esprit.

 

Cependant il n’avait pas le temps de se demander s’il avait bien ou mal fait de recueillir chez lui le musicien. Tout en s’habillant, il arrangeait le plan de sa journée, prenait ses papiers, donnait les ordres nécessaires à la maison ; puis, vivement, il mit son manteau et ses galoches.

 

En passant devant la salle à manger, il jeta un coup d’œil par la porte. Albert, le visage enfoncé dans les coussins, les membres étalés de côté et d’autre, la chemise sale et déchirée, dormait d’un profond sommeil sur le divan de cuir où il avait été déposé, inerte, la veille au soir. Malgré lui, Delessov se sentit fraîchement impressionné.

 

– Va, je t’en prie, de ma part chez Boruzovski lui demander son violon pour deux ou trois jours, dit-il à son domestique. Et quand il s’éveillera, sers-lui du café, donne-lui de mon linge et quelques-uns de mes vieux effets. Contente-le en tout, je t’en prie.

 

En rentrant chez lui assez tard dans la soirée, Delessov, à son grand étonnement, ne trouva plus Albert.

 

– Où donc est-il ? demanda-t-il à son domestique.

 

– Aussitôt après son dîner il est parti, répondit l’autre. Il a pris le violon et il est parti. Il a promis de revenir au bout d’une heure ; mais il n’est pas encore rentré.

 

– Ta ! ta ! c’est fâcheux, dit Delessov. Mais pourquoi l’as-tu laissé partir, Zakhar ?

 

Zakhar était un domestique de Pétersbourg qui servait Delessov depuis huit ans déjà. Delessov, comme un célibataire seul[34], lui confiait tout naturellement ses projets, et il aimait à connaître l’opinion de son serviteur sur chacun de ses projets.

 

– Mais comment aurais-je osé le retenir ? dit Zakhar, en jouant avec le petit cachet de sa montre. Si vous m’aviez dit, Dmitri Ivanovitch, de le retenir, j’aurais pu l’amuser à la maison. Mais vous ne m’avez dit que de le nipper.

 

– Ta ! c’est fâcheux ! Eh bien ! mais qu’a-t-il fait ici pendant mon absence ?

 

Zakhar sourit.

 

– C’est exact, on peut l’appeler artiste, Dmitri Ivanovitch. Dès qu’il s’est réveillé, il a demandé du vin de Madère, puis il a passé son temps avec la cuisinière et le domestique de notre voisin. Il est si drôle ! Cependant il a un bon caractère. Je lui ai donné du thé, je lui ai servi le dîner ; il n’a rien voulu prendre seul, il m’a toujours invité. Et comme il joue du violon ! Non, il y a peu d’artistes qui le vaillent, même chez Izler. On peut bien garder un pareil homme. Et il nous a joué « En aval de notre mère Volga ! » absolument comme un homme qui pleure. Très bien ! Même trop bien ! De tous les étages on est descendu chez nous dans l’antichambre, pour écouter cette musique.

 

– Eh bien ! l’as-tu habillé ? interrompit le barine.

 

– Mais oui, je lui ai donné votre chemise de nuit et je lui ai passé mon pardessus. On peut bien secourir un homme comme lui, c’est un homme charmant.

 

Zakhar sourit et ajouta :

 

» Il m’a demandé tout le temps quel grade vous aviez, si vous aviez de hautes relations, et combien vous possédiez d’âmes de paysans.

 

– Bien, mais il faudrait maintenant le retrouver, et tout d’abord ne rien lui donner à boire, autrement il lui arrivera encore quelque chose de pire.

 

– C’est vrai, interrompit Zakhar ; il n’a pas, cela se voit, une santé bien forte. Il y avait autrefois chez nous un intendant…

 

Delessov, qui savait déjà depuis longtemps l’histoire de l’intendant, un ivrogne renforcé, ne la lui laissa pas terminer, et, après lui avoir ordonné de tout préparer pour la nuit, il l’envoya retrouver et ramener Albert.

 

Il se mit au lit et souffla sa bougie ; mais de longtemps il ne put s’endormir, toujours il songeait au musicien.

 

– Quoique tout cela puisse paraître singulier à nombre de mes connaissances, pensait-il, on fait si rarement quelque chose de désintéressé, qu’on doit remercier Dieu de nous en donner l’occasion ; et je ne laisserai pas échapper celle-ci. Je ferai tout, je ferai absolument tout ce que je peux pour lui venir en aide. Peut-être n’est-ce pas du tout un fou, mais simplement un homme adonné à la boisson. Cela ne me coûtera pas grand-chose : où l’un est rassasié, deux peuvent l’être. Qu’il demeure d’abord chez moi ; puis nous lui trouverons quelque place, un concert, nous le relèverons, et nous verrons ensuite.

 

Un sentiment agréable de satisfaction intime s’empara de lui à ce raisonnement.

 

– Vraiment, je ne suis pas tout à fait un mauvais homme ; non, je ne suis pas tout à fait un mauvais homme, pensait-il. Je suis même un homme excellent, quand je me compare aux autres.

 

Il commençait enfin à s’endormir, quand le bruit de la porte qui s’ouvrait et des pas dans l’antichambre le tirèrent de son assoupissement.

 

– Eh bien ! je le traiterai un peu plus sévèrement, pensa-t-il ; il vaut mieux ainsi, et je dois m’y résoudre.

 

Il sonna.

 

– Quoi ?… est-il revenu ? demanda-t-il à Zakhar qui venait d’entrer.

 

– C’est un malheureux, Dmitri Ivanovitch, dit Zakhar en secouant la tête et en fermant les yeux.

 

– Qu’y a-t-il ? Il est ivre ?

 

– Très faible.

 

– Et le violon, l’a-t-il ?

 

– Il l’a apporté, la maîtresse de la maison l’a remis.

 

– Eh bien ! je t’en prie, ne le laisse pas pénétrer en ce moment dans ma chambre ; couche-le, et demain ne le laisse sortir sous aucun prétexte.

 

Mais Zakhar n’était pas encore dehors, qu’Albert entrait déjà dans la chambre.

 

V

– Est-ce que vous voulez déjà dormir ? demanda Albert en souriant. Moi j’étais là, chez Anna Ivanovna. J’ai passé très agréablement la soirée : on a fait de la musique, on a ri, la compagnie était charmante. Permettez-moi de boire un verre de quelque chose, ajouta-t-il en prenant une carafe qui se trouvait sur la table de nuit. Seulement, pas de l’eau.

 

Albert avait le même air que la veille : même sourire des yeux et des lèvres, même front clair et inspiré, même faiblesse des membres. Le pardessus de Zakhar lui allait bien, et le col propre, large, sans empois, de la chemise de nuit retombait pittoresquement autour de son cou blanc et mince, et lui donnait quelque chose d’enfantin et d’innocent. Il s’assit sur le lit de Delessov et, sans parler, le regarda en souriant d’un air de plaisir et de reconnaissance. Delessov plongea ses yeux dans les yeux d’Albert, et il se sentit retomber tout à coup sous le charme de son sourire. Il n’avait plus envie de dormir, il oubliait son devoir d’être sévère et il voulait, au contraire, se délecter, entendre de la musique et, fût-ce jusqu’au matin, causer amicalement avec Albert. Il ordonna à Zakhar d’apporter une bouteille de vin, des cigarettes et le violon.

 

– Voilà qui est très bien ! dit Albert. Il est encore tôt, nous allons faire de la musique ; je jouerai tant que vous voudrez.

 

Zakhar apporta avec un plaisir visible une bouteille de Laffitte, deux verres, des cigarettes de tabac doux pour Albert, et le violon. Mais au lieu d’aller se coucher, comme le barine le lui avait commandé, il alluma un cigare et s’assit dans la pièce voisine.

 

– Causons un peu, ce sera mieux, dit Delessov au musicien qui voulait tout de suite prendre le violon.

 

Albert s’assit docilement sur le lit et sourit de nouveau joyeusement.

 

– Ah oui ! dit-il en se frappant subitement le front de la main et en prenant une expression d’inquiète curiosité. (L’expression de son visage précédait toujours ce qu’il allait dire.) Permettez-moi de vous demander…

 

Il s’interrompit un moment.

 

» … Ce monsieur qui était là, hier, avec vous… vous l’appeliez N… n’est-il pas le fils du célèbre N… ?

 

– Son propre fils, répondit Delessov, sans comprendre aucunement en quoi cela pouvait intéresser Albert.

 

– Mais oui, dit-il en souriant d’aise : j’ai remarqué tout de suite dans ses manières quelque chose qui trahit l’aristocratie. J’aime les aristocrates : un aristocrate a quelque chose de charmant et d’élégant. Et cet officier qui dansait si bien, poursuivit-il, il me plaît aussi beaucoup : celui qui avait l’air si gai et si noble, je crois que c’est l’aide de camp de NN… ?

 

– Lequel ? demanda Delessov.

 

– Celui qui m’a heurté quand nous dansions. Ce doit être un bon garçon.

 

– Non, c’est un homme frivole, répondit Delessov.

 

– Ah que non pas ! protesta Albert avec chaleur : il a quelque chose de très, très séduisant… Et c’est un bon musicien, ajouta-t-il : il a joué un air d’opéra. Personne ne m’a plu à ce point depuis longtemps.

 

– Oui, il joue assez bien ; mais je n’aime pas son jeu, dit Delessov, désireux d’amener son interlocuteur sur le terrain de la musique. Il ne comprend pas la musique classique : Donizetti et Bellini, ce n’est pas de la musique. Je crois que vous êtes de cet avis ?

 

– Oh ! non, non, excusez-moi ! commença Albert, l’ancienne musique est une musique, et la nouvelle en est une autre. Et la nouvelle offre des beautés extraordinaires… Et la « Somnambule » ? Et la finale de « Lucia » ? Et Chopin ? Et « Robert » ? Je pense souvent…

 

Il s’interrompit, recueillant visiblement ses pensées.

 

» … Et si Beethoven vivait encore, il pleurerait de joie en entendant la « Somnambule ». Partout des beautés. J’ai entendu pour la première fois la « Somnambule » lorsque Viardot et Rubini étaient ici ; voici ce que c’était, dit-il, les yeux brillants et en faisant avec ses deux mains le geste d’arracher quelque chose de sa poitrine. Encore un peu, on n’eût pu supporter cela.

 

– Eh bien ! et à présent ? comment trouvez-vous l’Opéra ? demanda Delessov.

 

– La Bosio est bonne, très bonne, répondit-il ; elle est étonnamment gracieuse, mais elle ne touche point ici, dit-il en désignant sa poitrine creuse. Ce qu’il faut à une cantatrice, c’est la passion ; or, elle ne l’a pas. Elle charme, mais ne bouleverse pas.

 

– Et Lablache ?

 

– Je l’ai entendu jadis à Paris dans le « Barbier de Séville ». Il était alors unique ; mais à présent il est vieux. Il ne peut plus être un grand artiste, il est vieux.

 

– Mais qu’importe s’il est vieux ? Il est bon tout de même dans les morceaux d’ensemble, dit Delessov, toujours en parlant de Lablache.

 

– Comment, s’il est vieux ! répliqua sévèrement Albert. Il ne doit pas être vieux. Un artiste ne doit pas être vieux. L’art exige beaucoup de qualités ; mais la principale, c’est le feu ! dit-il, les yeux étincelants et les bras levés en l’air.

 

Et en effet une intense flamme intérieure fulgurait dans toute sa face.

 

– Ah ! mon Dieu ! fit-il soudain : vous ne connaissez pas Petrov, le peintre ?

 

– Non, je ne le connais pas, répondit Delessov en souriant.

 

– Comme je voudrais que vous fissiez sa connaissance ! Vous auriez plaisir à causer avec lui. Comme il comprend l’art, lui aussi ! Avant, nous nous rencontrions souvent chez Anna Ivanovna, mais à présent elle s’est fâchée avec lui. Et moi, je désirerais vivement que vous fissiez sa connaissance. C’est un grand, grand talent.

 

– Eh bien ! quoi, il peint des tableaux ? interrogea Delessov.

 

– Je ne sais pas… Non, il me semble ; mais il a été peintre de l’Académie. Quelles pensées il a ! Quand il cause, parfois, c’est admirable. Ah ! Petrov est un grand talent, seulement, il mène joyeuse vie… Voilà, c’est dommage, ajouta Albert avec un sourire.

 

Après quoi, il se leva du lit, prit le violon et se mit à l’accorder.

 

– Y a-t-il longtemps que vous n’avez été à l’Opéra ? lui demanda Delessov.

 

Albert jeta un coup d’œil derrière lui et soupira :

 

– Ah ! je ne le puis plus ! fit-il en se prenant la tête.

 

Il se rassit à côté de Delessov.

 

– Je vais vous dire, dit-il presque en chuchotant. Je ne puis plus y aller, je ne puis plus y jouer, je n’ai rien, rien ! Je n’ai ni habit, ni logis, ni violon. Une vie de malheur, une vie de malheur ! répéta-t-il plusieurs fois. Et pourquoi y aller, pourquoi ? Il ne le faut pas ! dit-il en souriant… Ah ! « Don Juan » !…

 

Et il se frappait la tête.

 

– Eh bien ! nous irons un jour ensemble, dit Delessov.

 

Albert, sans répondre, se leva brusquement, saisit le violon et commença à jouer le finale du premier acte de « Don Juan », en exposant en termes sommaires et précis le sujet de l’opéra.

 

Les cheveux de Delessov se dressèrent, lorsque Albert exprima les accents du commandeur mourant.

 

– Non, je ne puis pas jouer aujourd’hui, dit-il en quittant son violon, j’ai bu beaucoup.

 

Mais aussitôt après, il s’approcha de la table, se versa un plein verre de vin, le vida d’un trait et vint de nouveau se rasseoir sur le lit à côté de Delessov.

 

Delessov attachait ses yeux sur Albert, Albert souriait à de rares intervalles, Delessov aussi. Ils se taisaient tous les deux, mais entre eux, par le regard et le sourire, une sympathie naissait, de plus en plus étroite. Delessov sentait qu’il aimait de plus en plus cet homme, et il éprouvait une joie incompréhensible.

 

– Avez-vous été amoureux ? demanda-t-il brusquement.

 

Albert demeura pensif pendant quelques secondes, puis son visage s’éclaira d’un sourire triste. Il se pencha sur Delessov et le regarda attentivement dans les yeux.

 

– Pourquoi m’avez-vous demande cela ? dit-il à voix basse. Mais je vous dirai cela, vous m’avez conquis, ajouta-t-il en regardant autour de lui. Je ne vous tromperai pas, je vous raconterai tout comme cela s’est passé, du commencement à la fin.

 

Il s’arrêta, et ses yeux prirent une expression hagarde et farouche.

 

– Vous savez que je suis faible d’esprit ? fit-il soudain. Oui, oui, poursuivit-il, Anna Ivanovna vous l’aura sans doute raconté. Elle dit à tout le monde que je suis fou. Ce n’est pas vrai, elle dit cela pour plaisanter, c’est une bonne personne, mais moi, depuis un certain temps je ne suis pas tout à fait sain d’esprit.

 

Albert se tut de nouveau et attacha sur la porte obscure des yeux fixes, largement ouverts.

 

– Vous m’avez demandé si j’ai été amoureux ? Oui, j’ai été amoureux, murmura-t-il en relevant ses sourcils. Cela se passait voilà bien longtemps, à l’époque où j’avais encore ma place au théâtre. J’y faisais le second violon, et elle arrivait dans une baignoire de gauche.

 

Albert se leva et se courba sur l’oreille de Delessov.

 

– Non, pourquoi la nommer ? dit-il Vous la connaissez probablement, tout le monde la connaît. Je me taisais et la regardais seulement, je savais que j’étais, moi, un pauvre artiste, tandis qu’elle une dame de l’aristocratie. Je le savais très bien. Je me bornais à la regarder sans penser à rien.

 

Albert devint songeur. Il rassemblait ses souvenirs.

 

– Comment cela arriva, je ne me le rappelle pas, mais une fois on m’appela pour l’accompagner sur mon violon Eh bien ! que suis-je ? Un pauvre artiste ! dit-il en secouant la tête et en souriant. Mais non, je ne saurais le raconter, je ne saurais, ajouta-t-il en se prenant la tête. Comme j’étais heureux !

 

– Eh bien ! vous alliez souvent chez elle ? interrogea Delessov.

 

– Une fois, une fois seulement. Mais c’est moi-même qui fus coupable. Je devins fou. Moi, je suis un pauvre artiste, elle, une dame de l’aristocratie. Je n’aurais dû rien lui dire. Mais je devins fou, je fis des sottises. Dès lors, tout fut fini pour moi. Petrov a dit vrai, mieux eût valu la voir seulement au théâtre…

 

– Mais qu’est-ce donc que vous avez fait ? demanda Delessov.

 

– Ah ! attendez, je ne puis pas raconter cela !

 

Et se cachant le visage entre les mains, il demeura quelques instants silencieux.

 

– J’étais arrivé tard à l’orchestre. Nous avions bu ce soir-là, moi et Petrov, et j’étais un peu abattu. Elle était assise dans sa loge et causait avec un général. Je ne sais qui était ce général. Elle était assise près du bord même de la rampe, elle avait une robe blanche avec des perles au cou. Elle parlait avec lui et me regardait. Deux fois elle me regarda. Sa coiffure était comme ceci, je ne jouais pas, mais je demeurais debout près de la basse et regardais. Alors, pour la première fois, quelque chose d’étrange se passa en moi. Elle souriait au général et me regardait. Je sentais qu’elle parlait de moi, et je m’aperçus tout d’un coup que je n’étais plus à l’orchestre, mais dans sa loge, et que je tenais sa main, voilà, comme ceci… Qu’était-ce donc ? demanda Albert, qui se tut un moment.

 

– C’était l’ardeur de l’imagination, dit Delessov.

 

– Non, non… Mais je ne saurais vous dire… répondit Albert en fronçant les sourcils. Alors j’étais déjà pauvre, je n’avais pas de logis, et quand j’allais au théâtre, il m’arrivait parfois d’y passer la nuit.

 

– Comment, au théâtre ? Dans la salle obscure, vide ?

 

– Oh ! je n’ai pas peur de ces niaiseries-là. Ah !… attendez. Dès que tout le monde était parti, j’allais dans cette baignoire où elle se tenait assise, et je dormais là. C’était ma seule joie. Quelles nuits j’y passais ! Ce même rêve me revint encore. La nuit évoquait, dans mon esprit, bien des images, que je ne peux pas vous raconter…

 

Albert, en abaissant les yeux, regarda Delessov.

 

– Qu’était-ce donc ? demanda-t-il.

 

– C’est étrange ! dit Delessov.

 

– Non, attendez, attendez !

 

Il continua, lui parlant à l’oreille, et chuchotant.

 

– Je baisais sa main, je pleurais auprès d’elle, je lui parlais longtemps. Je sentais l’odeur de son parfum, j’entendais sa voix. Elle me disait beaucoup de choses en une nuit. Puis je prenais mon violon et commençais à jouer doucement. Et je jouai très bien. Mais cela me devint insupportable. Je n’ai pas peur de ces sottises, et je n’y crois pas ; mais cela devint insupportable pour ma tête, dit-il en souriant et en touchant légèrement son front ; cela devint insupportable pour ma pauvre raison : il me semblait que quelque chose se passait dans ma tête. Peut-être tout cela n’était-il rien, qu’en pensez-vous ?

 

Tous les deux se turent un peu.

 

Und wenn die Wolken sie verhüllen,

Die Sonne bleibt doch ewig klar[35]

 

chanta Albert en souriant doucement.

 

– N’est-il pas vrai ? ajouta-t-il.

 

Ich auch habe gelebt und genossen[36].

 

» Ah ! le vieux Petrov, comme il m’expliquerait tout cela !

 

Delessov, sans parler, regarda avec effroi la figure agitée et pâle de son interlocuteur.

 

– Connaissez-vous la « Juristen-Walzer » ? s’écria tout à coup Albert.

 

Et sans attendre la réponse, il se leva vivement, saisit le violon et se mit à jouer la valse joyeuse.

 

S’oubliant tout à fait, convaincu, visiblement, qu’un orchestre entier l’accompagnait, Albert souriait, se remuait, trépignait et jouait excellemment.

 

– Hé ! assez s’amuser ! dit-il en finissant et en brandissant son violon. J’irai, dit-il, après être demeuré quelque temps assis en silence ; et vous, vous n’irez pas ?

 

– Où ? demanda Delessov étonné.

 

– Retournons chez Anna Ivanovna ; on y mène joyeuse vie : du bruit, du monde, de la musique.

 

Delessov consentit presque, dans le premier moment. Cependant, en revenant à lui, il se mit à dissuader Albert d’y retourner ce soir-là.

 

– Seulement une minute.

 

– Je vous en conjure, n’y allez pas.

 

Albert soupira et déposa le violon.

 

– Rester, alors ?

 

Il regarda encore sur la table (il n’y avait plus de vin), et, après avoir souhaité une bonne nuit, il sortit.

 

Delessov sonna.

 

– Prends bien garde, ne laisse aller nulle part M. Albert sans ma permission, dit-il à Zakhar.

 

VI

Le lendemain était un jour de fête. Delessov, s’étant levé, était assis dans son salon, devant son café, et lisait un livre. Albert ne remuait pas encore dans la pièce voisine.

 

Zakhar ouvrit discrètement la porte et regarda dans la salle à manger.

 

– Croyez-vous, Dmitri Ivanovitch, il est couché sur le divan, nu ! Il n’a rien voulu étendre sous lui, ma foi. C’est comme un petit enfant. Je vous assure, c’est un artiste !

 

Vers midi, on entendit derrière la porte un gémissement et un bruit de toux.

 

Zakhar se rendit de nouveau dans la salle à manger, et le barine perçut la voix caressante de Zakhar, et la voix faible, suppliante, d’Albert.

 

– Eh bien ? demande le barine à Zakhar lorsqu’il fut de retour.

 

– Il s’ennuie, Dmitri Ivanovitch, il ne veut pas faire sa toilette ; il est tout sombre. Il demande toujours quelque chose à boire.

 

– Non, puisque j’ai commencé, il faut aller jusqu’au bout.

 

Et, après avoir donné l’ordre de ne pas apporter de vin au musicien, il reprit son livre, non sans prêter cependant l’oreille à ce qui se passait dans la salle à manger. Rien n’y bougeait, seulement, à de rares intervalles, on entendait une pénible toux et des crachements.

 

Deux heures environ se passèrent de la sorte. Delessov s’habilla, et, avant de partir, se décida à entrer un moment chez son locataire. Albert se tenait assis, immobile, près de la fenêtre, la tête baissée entre ses deux mains. Son visage était jaune, plissé, et non seulement triste, mais profondément malheureux. Il essaya de sourire en manière de bienvenue, mais sa physionomie prit une expression encore plus désolée. Il semblait tout près… de pleurer. Il se leva péniblement et salua.

 

– S’il était possible, un petit verre de vodka… dit-il d’un ton suppliant : je suis si faible, je vous en prie !

 

– Le café vous réconfortera bien mieux. Je vous le recommanderais.

 

Le visage d’Albert perdit tout à coup son expression enfantine. Il regarda par la fenêtre, d’un œil froid et terne, et s’affaissa sur sa chaise.

 

– Ne voulez-vous pas déjeuner, plutôt ?

 

– Non, je vous en remercie, je n’ai pas d’appétit.

 

– Si vous vouliez jouer du violon, vous ne me gêneriez pas, dit Delessov en posant l’instrument sur la table.

 

Albert considéra le violon avec un sourire de mépris.

 

– Non, je suis trop faible, je ne puis pas jouer, dit-il en le repoussant loin de lui.

 

Après, quoi que lui dît Delessov, lui proposant de faire une promenade, d’aller le soir au théâtre, il se borna à saluer humblement et se tut obstinément.

 

Delessov partit, rendit quelques visites, dîna dehors et, avant le théâtre, passa chez lui pour changer de vêtement et savoir ce que devenait le musicien. Albert était assis dans l’antichambre obscure et, s’accoudant, regardait dans le poêle allumé. Il était vêtu proprement, lavé, peigné, mais ses yeux étaient troubles, morts, et toute sa physionomie exprimait une faiblesse, un épuisement encore plus grands que le matin.

 

– Eh bien ! avez-vous dîné, monsieur Albert ? interrogea Delessov.

 

Albert fit de la tête un signe affirmatif, et, après avoir regardé le visage de Delessov, baissa craintivement les yeux. Delessov se sentit confus.

 

– J’ai parlé de vous aujourd’hui au directeur, dit-il en baissant aussi les yeux ; il sera très content de vous prendre, si vous lui permettez de vous entendre.

 

– Je vous remercie, je ne peux pas jouer, répondit doucement Albert.

 

Et il rentra dans sa chambre, en refermant la porte sans bruit.

 

Au bout de quelques minutes, le bouton de la porte tourna non moins doucement, et Albert ressortit de sa chambre avec le violon. Il le posa sur une chaise, après avoir effleuré Delessov d’un regard méchant, et se déroba de nouveau. Delessov haussa les épaules et sourit.

 

« Que dois-je encore faire ? En quoi suis-je coupable ? » pensa-t-il.

 

– Eh bien ! et le musicien ?

 

Telle fut sa première question en rentrant chez lui assez tard.

 

– Mal ! répondit Zakhar avec douceur et d’une voix sonore. Il soupire toujours, tousse, et ne dit rien ; et il a demandé quatre ou cinq fois de la vodka. Je lui en ai donné un verre. Sans quoi nous risquerions de le faire mourir, Dmitri Ivanovitch. C’est comme l’intendant…

 

– Et il ne joue pas du violon ?

 

– Il ne le touche même pas. Je le lui ai apporté deux fois : il l’a pris tout doucement et l’a porté dehors, répondit Zakhar en souriant. Alors vous ne voulez toujours pas qu’on lui donne à boire ?

 

– Non, attendons encore un jour, nous verrons ce qu’il adviendra. Et à présent, comment va-t-il ?

 

– Il s’est enfermé dans le salon.

 

Delessov passa dans son cabinet, choisit quelques livres français et un Évangile en allemand.

 

– Tu déposeras ces livres demain dans sa chambre ; et prends garde, ne le laisse pas sortir, dit-il à Zakhar.

 

Le lendemain matin, Zakhar rapporta au barine que le musicien n’avait pas fermé l’œil de toute la nuit. Il avait passé son temps à se promener dans sa chambre et de sa chambre au buffet, essayant d’ouvrir l’armoire et la porte ; mais grâce à lui, Zakhar, tout était bien fermé. Le domestique ajouta que, tout en feignant de dormir, il avait entendu Albert marmotter il ne savait quoi, et agiter ses bras.

 

Albert devenait chaque jour plus sombre et plus taciturne. Il semblait qu’il eût peur de Delessov, et dans sa physionomie se lisait un effroi maladif lorsque leurs yeux se rencontraient. Il ne touchait ni aux livres ni au violon, et ne répondait pas aux questions qu’on lui posait. Le troisième jour que le musicien demeurait chez lui, Delessov rentra au logis tard dans la soirée, fatigué et énervé. Il avait couru toute la journée à solliciter pour une affaire qui lui semblait simple et facile, et, comme il arrive souvent, n’avait absolument rien obtenu, malgré des efforts inouïs. De plus, en passant devant le club, il était entré et avait perdu au whist. Il était de fort mauvaise humeur.

 

– Eh bien ! Dieu soit avec lui ! répondit-il à Zakhar qui venait de lui exposer le triste état d’Albert. Demain je chercherai à obtenir de lui, décidément, s’il veut ou non rester chez moi et suivre mes conseils. Sinon, je ne le retiendrai plus. Il me semble que j’aurai fait pour lui tout ce que je pouvais.

 

« Voilà, pensa-t-il, fais du bien aux gens ! je me gêne pour lui, je garde chez moi cet être sale, si bien que le matin je ne peux pas recevoir un inconnu. Je me mets en peine, je cours, et lui, il me regarde comme un scélérat qui, pour son plaisir, l’enferme dans une cellule. Et surtout il ne veut pas faire un seul pas pour lui-même. Ils sont tous ainsi (ce « tous » visait tous les hommes en général, et, en particulier, ceux à qui il avait eu affaire dans la journée…) Et que se passe-t-il en lui à présent ? Qu’est-ce qui l’inquiète et le désole ?… Il regrette la dépravation à laquelle je l’ai arraché ? La misère dont je l’ai sauvé ? Apparemment, il est si abaissé, qu’il lui est difficile d’envisager une existence honnête… Non, c’était un enfantillage, décida à part soi Delessov. Et puis-je m’ingérer de corriger autrui, quand on a déjà tant de peine à se corriger soi-même ! »

 

Il voulait le laisser aller tout de suite ; mais, réflexion faite, il remit jusqu’au lendemain.

 

Pendant la nuit, le fracas d’une table renversée dans l’antichambre, un bruit de voix et de trépignements réveillèrent Delessov. Il alluma la bougie et se mit à écouter avec étonnement…

 

– Attendez, je le dirai à Dmitri Ivanovitch, disait Zakhar.

 

La voix d’Albert éclatait, ardente et incohérente. Delessov se leva brusquement et, la bougie à la main, sortit vivement dans l’antichambre. Zakhar, en chemise de nuit, était debout contre la porte ; Albert, en chapeau et en pardessus, le repoussait de la porte et criait d’une vois larmoyante :

 

– Vous ne pouvez pas me retenir ! J’ai un passeport, je n’ai rien pris chez vous. Vous pouvez me fouiller. J’irai trouver le maître de police.

 

– Permettez, Dmitri Ivanovitch ! dit Zakhar en s’adressant au barine, et en continuant à tenir la porte avec son dos. Il s’est levé pendant la nuit, il a trouvé la clef dans mon paletot, et a bu un carafon entier de liqueur. Est-ce bien ? Et maintenant, il veut s’en aller. Vous ne m’en avez pas donné l’ordre, je ne peux donc pas le laisser partir.

 

Albert, en apercevant Delessov, se mit à presser Zakhar avec plus d’acharnement encore.

 

– Personne ne peut me retenir, on n’en a pas le droit ! criait-il en élevant la voix de plus en plus.

 

– Retire-toi, Zakhar, dit Delessov… Je ne veux pas vous retenir ni ne le peux, mais je vous conseillerai de demeurer jusqu’à demain, fit-il en se tournant vers Albert.

 

– Personne ne peut me retenir ! J’irai trouver le maître de police ! vociférait le musicien de plus en plus fort, en s’adressant à Zakhar seul et sans regarder Delessov…

 

» Au secours ! » cria-t-il soudain d’une voix furieuse.

 

– Mais pourquoi hurlez-vous de la sorte ? On ne vous retient pas, dit Zakhar en ouvrant la porte.

 

Albert cessa de crier.

 

– Vous n’avez pas réussi ? Vous vouliez me faire mourir ? Non ! grommelait-il à part lui en mettant ses galoches.

 

Sans dire adieu, et toujours bégayant des paroles vides de sens, il franchit le seuil. Zakhar l’éclaira jusqu’à la porte cochère, et revint.

 

– Dieu merci, Dmitri Ivanovitch ; autrement, il serait arrivé quelque malheur, dit-il au barine. Et maintenant, il faut vérifier la vaisselle plate…

 

Delessov se borna à secouer la tête et ne répondit rien. À cette heure, le souvenir lui revenait, dans toute son intensité, des deux premières soirées qu’il avait passées avec le musicien, puis de ces dernières journées si tristes qu’Albert avait tramées ici ; par sa faute à lui Delessov ; et surtout il se rappelait ce doux sentiment mêlé d’étonnement, d’amour et de compassion qu’avait excité en lui, dès le premier regard, cet homme étrange, et il le regrettait.

 

« Et que va-t-il devenir à présent ? pensait-il. Sans argent, sans vêtements chauds, seul au milieu de la nuit… »

 

Il voulait même envoyer Zakhar à sa recherche, mais il était trop tard.

 

– Est-ce qu’il fait froid dehors ? demanda-t-il.

 

– Une grande gelée, Dmitri Ivanovitch, répondit Zakhar. J’ai oublié de vous dire qu’il faudrait encore acheter du bois avant le printemps.

 

– Et pourquoi m’as-tu dit qu’il en restait encore ?

 

VII

Il faisait en effet bien froid dehors ; mais Albert ne le sentait pas, tant le vin bu et la dispute l’avaient échauffé.

 

Et mettant le pied sur le pavé, il regarda autour de lui et se frotta joyeusement les mains. La rue était vide, mais une longue rangée de réverbères l’éclairait encore de ses lumières rouges ; le ciel était clair et plein d’étoiles.

 

– Quoi ? dit-il, en se tournant vers la fenêtre éclairée du logis de Delessov.

 

Et mettant, par-dessous son paletot, les mains dans les poches de son pantalon, se penchant en avant, Albert s’en alla, d’un pas pesant et incertain, par le côté droit de la rue. Il se sentait aux jambes et à l’estomac une grande lourdeur, dans sa tête quelque chose faisait du bruit, une force invisible le jetait de côté et d’autre ; mais toujours il marchait en avant dans la direction de la maison d’Anna Ivanovna. Dans sa cervelle se heurtaient d’étranges, d’incohérentes pensées. Il se remémorait tantôt sa dispute avec Zakhar, tantôt, il ne savait pourquoi, la mer et sa première arrivée en Russie par le bateau à vapeur, tantôt un motif familier commençait à chanter dans son imagination, et il se rappelait l’objet de sa passion et la terrible nuit du théâtre. Mais, malgré leur incohérence, tous ces souvenirs se présentaient à son esprit avec une telle clarté, qu’en fermant les yeux il ne savait pas ce qui était le plus réel, de ce qu’il faisait ou de ce qu’il pensait. Comment ses pieds se déplaçaient, comment, en vacillant, il se heurtait contre les murs, comment il regardait autour de lui et passait d’une rue dans l’autre, il n’en avait ni la conscience ni le sentiment. Il ne voyait et ne sentait que les images qui, se succédant d’une manière fantastique et se confondant, s’offraient à sa mémoire.

 

En passant par la rue Malaïa-Morskaïa, Albert fit un faux pas et tomba. Il revint à lui, pour un instant, et aperçut devant lui une grande et superbe maison. Il reprit sa route. Au ciel on ne voyait ni les étoiles, ni la rougeur de l’aurore, ni la lune ; plus de réverbères non plus ; mais tous les objets s’accusaient clairement. Aux fenêtres d’un bâtiment qui se dressait au bout de la rue, des lumières brillaient, mais ces lumières vacillaient, pareilles à des reflets. Ce bâtiment allait grandissant, de plus en plus proche, de plus en plus lumineux devant Albert. Ces clartés s’évanouirent dès que le musicien eut franchi la large porte. Il faisait sombre à l’intérieur. Des pas solitaires résonnaient avec bruit sous les voûtes, et des ombres s’enfuirent en glissant à son approche.

 

« Pourquoi suis-je venu ici ? » pensait-il.

 

Mais une puissance irrésistible le poussait en avant, vers les profondeurs de la salle… Là se dressait une espèce de tribune et tout autour des gens se tenaient debout et muets.

 

– Qui est-ce qui va parler ? demanda Albert.

 

Personne ne répondit ; seulement l’un d’eux lui indiqua la tribune, où se trouvait déjà un grand homme maigre, aux cheveux rigides comme des soies de porc, en robe de chambre bariolée. Albert reconnut aussitôt son ami Petrov.

 

« Il est étrange qu’il soit ici ! » pensa-t-il.

 

– Non, frères ! disait Petrov en le désignant, vous n’avez pas compris cet homme qui a vécu parmi vous ; vous ne l’avez pas compris ! Ce n’est pas un artiste vénal, ce n’est pas un virtuose mécanique, ce n’est pas un fou, ce n’est pas un homme perdu : lui, c’est un génie, un grand génie musical, confondu, perdu parmi vous !

 

Albert comprit tout de suite de qui parlait son ami ; mais, désireux de ne pas le gêner, il baissa la tête par modestie.

 

– Lui, comme un brin de paille, il est consumé par ce feu sacré que tous nous adorons, continuait la voix ; il a développé tout ce que Dieu avait déposé en lui, et c’est pourquoi on doit l’appeler un grand homme. Vous avez pu le mépriser, le torturer, l’humilier, poursuivait la voix de plus en plus vibrante ; mais lui il fut, est et sera incomparablement supérieur à vous. Il est heureux, il est bon. Il aime et méprise tout le monde indifféremment, et qu’importe ? mais il n’a cultivé que le don qui lui venait du Ciel. Il n’aime qu’une chose, le beau, le seul et indubitable bien du monde. Oui, voilà ce qu’il est ! Tombez tous devant lui la face contre terre ! À genoux, cria-t-il d’une voix forte.

 

Mais une autre voix commença à parler doucement dans le coin opposé de la salle.

 

– Je ne veux pas tomber à genoux devant lui, disait cette voix, dans laquelle Albert reconnut aussitôt la voix de Delessov. En quoi donc est-il grand ? Et pourquoi s’incliner devant lui ? Est-ce qu’il a mené une vie honnête et juste ? Est-ce qu’il a rendu service à la société ? Ne savons-nous pas qu’il a emprunté de l’argent et ne l’a pas rendu, qu’il a emporté le violon de son ami, et l’a mis en gage ?… (« Ô mon Dieu, comme il sait tout », pensait Albert en baissant encore plus la tête.)

 

» Ne savons-nous pas qu’il a flatté les pires gens, qu’il les a flattés pour de l’argent ? continua Delessov. Ne savons-nous pas qu’on a dû le chasser du théâtre ? Qu’Anna Ivanovna a voulu le livrer à la police ?… (« Ô mon Dieu, tout cela c’est vrai, mais protège-moi ! dit Albert. Toi seul tu sais pourquoi j’ai fait cela. »)

 

– Cessez, ayez honte ! parla de nouveau la voix de Petrov : de quel droit l’accusez-vous ? Est-ce que vous avez vécu de sa vie ? Avez-vous éprouvé ses extases ?… (« C’est vrai ! c’est vrai ! » murmura Albert.)

 

» L’art est la suprême manifestation de la puissance humaine. Il n’est donné qu’à de rares élus, et il les élève à une hauteur vertigineuse où la tête tourne, où il est difficile de garder toute sa raison. Dans l’art comme dans toute lutte, il y a des héros qui se sacrifient à leur idée, et qui meurent sans atteindre le but !

 

Petrov se tut ; Albert releva la tête et cria tout haut :

 

– C’est vrai ! c’est vrai !

 

Mais sa voix ne put articuler aucun son.

 

– Cela ne vous regarde pas ! lui dit sévèrement Petrov… Oui, humiliez-le, méprisez-le, continua-t-il ; mais, de nous tous, c’est lui le meilleur et le plus heureux !

 

Albert, qui avait écouté ces paroles le bonheur dans l’âme, n’y put tenir davantage : il s’approcha de son ami et voulut l’embrasser.

 

– Va-t’en, je ne te connais pas ! répondit Petrov. Passe ton chemin, autrement tu n’arriveras pas !…

 

– Vois-tu dans quel état tu es : tu n’arriveras pas ! cria un soldat de police au coin d’un carrefour.

 

Albert s’arrêta un moment, rassembla toutes ses forces et, en s’efforçant de ne pas vaciller, enfila une ruelle.

 

Quelques pas seulement le séparaient de la maison d’Anna Ivanovna. Du vestibule, une clarté tombait sur la neige de la cour et près du guichet stationnaient des traîneaux et des voitures.

 

En s’accrochant à la balustrade avec ses mains toutes froides, il gravit les marches et sonna.

 

La figure endormie d’une servante apparut dans l’ouverture de la porte. Elle regarda Albert d’un air irrité :

 

– On ne peut pas ! cria-t-elle ; on ne m’a pas donné l’ordre de vous laisser entrer !

 

Et elle referma la porte avec bruit. On entendait de l’escalier des sons de musique et des voix de femmes. Albert s’assit sur le seuil, s’appuya contre le mur et ferma les paupières. Au même instant une foule de visions incohérentes, mais non sans lien entre elles, l’entourèrent avec une force nouvelle, le prirent dans leurs ondes et l’emportèrent là-bas quelque part dans le domaine libre et merveilleux des visions.

 

« Oui, c’est lui le meilleur et le plus heureux ! » voilà ce qui, involontairement, chante dans son imagination. Derrière la porte résonnent des airs de polka ; ils disent aussi, ces airs-là, que c’est lui le meilleur et le plus heureux. À l’église voisine les cloches tintent ; et ce tintement dit encore : « Oui, c’est lui le meilleur et le plus heureux. »

 

« Mais je vais retourner dans la salle, pense Albert ; Petrov a sans doute beaucoup de choses à me dire encore. »

 

Dans la salle, plus personne, et au lieu de Petrov, c’est Albert lui-même qui est à la tribune, Albert jouant sur le violon tout ce que la voix disait auparavant. Mais le violon est d’une étrange construction ; il est tout en verre. Et il faut l’étreindre des deux mains et le presser contre la poitrine pour qu’il rende des sons. Et ils sont si tendres et si suaves, ces sons, qu’Albert n’a jamais rien entendu de pareil. Plus fortement contre son sein il presse l’instrument, plus il se sent consolé et heureux. Plus haut vibrent les sons, plus vite courent les ombres, et plus s’illuminent, d’une lumière transparente, les murs de la salle. Mais il faut manier l’instrument avec des précautions infinies pour ne point le briser. Albert joue du violon en verre avec une délicatesse extrême et merveilleusement bien. Il joue des choses que personne, il le sent, n’entendra jamais plus. Il commence déjà à se sentir fatigué, quand un autre son, lointain et sourd, le distrait. C’est le son d’une cloche, mais voici ce que dit la cloche :

 

« Oui, dit sa voix venue de loin et de haut, il vous semble misérable, vous le méprisez, mais c’est lui le meilleur et le plus heureux ! Personne, jamais plus, ne jouera de cet instrument ! »

 

Ces paroles familières semblèrent si angéliques, si nouvelles et justes à Albert, qu’il cessa de jouer, et, en s’efforçant de ne pas remuer, leva les bras et les yeux vers le ciel. Il se sentait beau et heureux. Bien qu’il n’y eût personne dans la salle, Albert redressa sa poitrine et, relevant fièrement la tête, se campa à la tribune de manière que tous pussent le voir. Soudain une main le toucha légèrement à l’épaule ; il se retourna et, dans le demi-jour il reconnut une femme. Elle le regardait tristement et secouait la tête négativement. Il comprit aussitôt que ce qu’il faisait était mal, et il eut honte de lui.

 

– Où alors ? lui demanda-t-il.

 

Elle le regarda encore une fois longuement et fixement, puis baissa tristement la tête. C’était elle qu’il aimait, c’était elle et sa toilette était la même ; à son cou rond et blanc, un rang de perles étincelait et ses bras charmants étaient nus jusqu’au-dessus du coude. Elle lui prit la main et le mena hors de la salle.

 

– La sortie est de l’autre côté, lui dit Albert.

 

Mais elle, sans répondre, sourit et le fit sortir de la salle. Sur le seuil, Albert aperçut la lune et de l’eau. Mais l’eau n’était pas en bas comme à l’ordinaire, et la lune n’était pas en haut, un cercle blanc quelque part dans le ciel, comme à l’ordinaire : la lune et l’eau étaient confondues et partout épandues et en haut, et en bas, et autour des deux amants. Albert se précipita avec elle dans la lune et l’eau ; il comprit qu’il pouvait maintenant embrasser celle qu’il aimait plus que tout au monde. Il l’embrassa, et éprouva une béatitude insupportable.

 

« N’est-ce pas un songe ? » se demandait-il.

 

Mais non, c’était la réalité ; c’était plus que la réalité, c’était la réalité et le souvenir. Il sentait que cette ineffable extase dont il jouissait actuellement était passée et ne reviendrait jamais.

 

– Alors pourquoi pleuré-je ? lui demanda-t-il.

 

Elle le regarda silencieusement, tristement. Albert comprit ce qu’elle voulait dire par ce regard.

 

– Mais comment, puisque je suis vivant ! dit-il.

 

Elle, sans répondre, regarda fixement en avant.

 

« C’est affreux ! Comment lui expliquer que je suis vivant ? pensait-il avec épouvante… Ô mon Dieu, mais je suis vivant, comprenez-moi ! » murmura-t-il.

 

– C’est lui le meilleur et le plus heureux, fit une voix.

 

Mais quelque chose de plus en plus oppressait Albert. Était-ce la lune et l’eau, l’étreinte de la bien-aimée, ou des larmes, il ne le savait pas ; mais il sentait qu’il ne disait pas ce qu’il eût fallu dire, et que bientôt tout allait finir.

 

Deux invités sortant de chez Anna Ivanovna se heurtèrent contre Albert étendu sur le seuil. L’un d’eux se retourna et appela la maîtresse de maison.

 

– Mais c’est inhumain, dit-il, de laisser ainsi geler un homme.

 

– Ah ! toujours cet Albert ! J’en ai assez, répondit-elle. Annouchka ! mettez-le quelque part dans une pièce, dit-elle à sa servante.

 

– Mais je suis vivant, pourquoi m’enterrez-vous ? murmura Albert, tandis qu’on l’emportait, inerte, dans l’intérieur de la maison.

LE RÊVE[37]

Dans mon rêve, j’étais debout au sommet vacillant d’une montagne éblouissante de blancheur. Je m’adressais aux hommes et leur faisais part de toutes les pensées qui étaient en mon âme et qui m’avaient été jusqu’alors inconnues. Mes pensées, comme celles que l’on a en rêve, étaient étranges ; mais, progressivement, elles se transformaient en paroles inspirées et harmonieuses. Je m’étonnais de mes propres discours. Le son de ma voix m’emplissait d’aise. Je ne voyais rien, mais je sentais qu’une foule inconnue s’amassait autour de moi ; tous ces gens étaient mes frères, je percevais leur haleine toute proche. Au loin mugissait la mer, sombre et pareille à la foule. Mes paroles s’envolaient avec le vent par-delà la forêt, et une brise porteuse de joie et d’allégresse exaltait la foule en même temps que moi-même. Lorsque ma voix se taisait, on entendait les soupirs de la mer. La mer et la forêt… La foule… Mes yeux étaient aveugles, mais je sentais les regards se poser sur moi. C’était la force de tous ces regards qui me maintenait debout. Cela m’était pénible et délicieux à la fois. Leur ivresse me soutenait comme les soutenait la mienne. J’avais un pouvoir sans limites. J’entendais en moi une voix étrange dire : « Quelle horreur ! » Je pris peur. Mais je continuais à marcher toujours plus vite, toujours plus loin. Le souffle me manquait. Le fait de dominer ma peur augmentait mon exaltation, et la cime qui me portait s’élevait de plus en plus haut en un rythme régulier. Encore quelques instants et tout serait fini.

 

Derrière moi, quelqu’un marchait. J’eus l’impression de sentir sur moi un regard étranger et impérieux. Malgré ma résistance, je fus contraint de me retourner. Je vis une femme ; j’éprouvai un sentiment de gêne et m’arrêtai. La foule ne s’était pas encore dispersée et l’on entendait toujours le vent.

 

Sans que la foule s’écartât, la femme la traversa tranquillement, sans se mêler à elle. Mon sentiment de gêne allait croissant. Je voulus reprendre mon discours, mais je ne trouvai plus mes mots. Je ne savais qui était cette femme. Elle incarnait la séduction et, en elle, une force invincible attirait doucement et douloureusement. Elle me jeta un regard furtif, puis se détourna avec indifférence. Je ne fis qu’entrevoir les contours de son visage, mais son regard paisible demeura en moi. Il y avait dans ce regard une douce ironie et une imperceptible pitié.

 

Elle ne comprenait pas mes paroles et n’en montrait nul regret, mais elle me prenait en pitié. Je ne pouvais me libérer de son regard. Sa pitié ne semblait pas s’adresser à moi, mais seulement à mon enthousiasme. Cette femme irradiait le bonheur. Elle se suffisait à elle-même, et c’est pour cette raison qu’il me sembla qu’on ne pouvait vivre sans elle.

 

Un voile de ténèbres et de brouillard l’enveloppa soudain et la sépara de moi. Je me mis à pleurer, sans honte, à pleurer le bonheur passe, perdu sans retour, ainsi que l’impossibilité d’un bonheur futur, d’un bonheur pour tous… Mais à ces larmes se mêlait le bonheur présent.

 

NOTES D’UN FOU[38]

20 octobre 1883

 

On m’a conduit aujourd’hui à l’administration départementale pour m’examiner. Les avis sont partagés. Après avoir discuté, ils ont décidé que je ne suis pas fou. Mais s’ils ont pris une telle décision, c’est parce que j’ai fait appel à toutes mes forces pour ne pas exprimer mon opinion. Je n’ai rien dit parce que j’ai peur de la maison d’aliénés, j’ai peur qu’on ne m’empêche là-bas de faire mes affaires de fou. Ils ont reconnu que j’ai des lésions et d’autres choses encore, mais quand même la possession de mes facultés intellectuelles. Ils m’ont reconnu tel, mais je sais que je suis fou. Le médecin m’a prescrit un traitement en m’assurant que si je m’y conforme exactement, ma maladie disparaîtra. Tout ce qui m’inquiète disparaîtra. Oh ! que ne donnerais-je pas pour que cela disparaisse. On en souffre trop. Je vais raconter en détail comment et d’où vient cette constatation, comment je suis devenu fou et comment j’ai dévoilé ma folie.

 

Pendant trente-cinq ans j’ai vécu comme tout le monde et rien de particulier ne se remarquait en moi. J’avais seulement quelques petits ennuis semblables à ceux que j’ai actuellement. Dans mon enfance, avant d’avoir dix ans, parfois j’avais des crises, mais pas régulièrement comme maintenant. Dans mon enfance elles se traduisaient un peu différemment. Je me souviens qu’un jour où j’allais me coucher, j’avais cinq ou six ans, ma gouvernante Eupraxie, grande, maigre, vêtue d’une robe cannelle, un bonnet sur la tête et le menton flasque, me déshabilla et me mena vers mon lit.

 

– Moi-même, moi dis-je, et j’enjambai les barreaux.

 

– Mais couchez-vous, Fedinka. Regardez comme Mitia est sage, il est déjà couché, dit-elle en me montrant mon frère.

 

Je sautais dans mon lit tout en tenant sa main. Puis je la lâchais. Je faisais jouer mes pieds sous la couverture et m’emmitouflais dedans. Ainsi, je me sentais bien. J’étais calme et je pensais : « j’aime la gouvernante, elle aime Mitia et elle m’aime, et j’aime Mitia, et Mitia aime la gouvernante et moi-même. Et la gouvernante aime Tarass, et j’aime Tarass, et Mitenka l’aime. Et Tarass aime la gouvernante et il m’aime, et maman aime la gouvernante et elle m’aime. Et la gouvernante aime papa et maman et moi. Et tout le monde aime chacun et chacun se sent bien. »

 

Brusquement j’entendis entrer l’intendante qui disait avec énergie quelque chose à propos du sucrier, et la gouvernante répondre avec énergie qu’elle ne l’avait pas pris. Je ressens de la douleur, de la peur, je ne comprends pas et un sentiment d’horreur s’empare de moi, j’enfonce ma tête sous la couverture. L’obscurité ne me soulagea pas. Je me rappelais comment on avait un jour battu un garçon sous mes yeux, comme il criait et combien le visage de Foka était horrible, tandis qu’il battait ce garçon « Ah ! tu ne le feras plus ? Tu ne le feras plus ? » criait-il, et il le frappait toujours. Le garçon répondait « Je ne le ferai plus » mais Foka répétait « Tu ne le feras plus ? » et il continuait à le battre.

 

Cela me révolta. Je commençai à sangloter, sangloter, et pendant longtemps personne ne parvint à me calmer. Ces lamentations et ces désespoirs furent justement les premières manifestations de ma folie actuelle.

 

Une autre fois, je m’en souviens, j’eus une crise parce que ma tante parlait de Jésus. Elle voulait s’en aller mais nous lui avions dit :

 

– Parle-nous encore de Jésus-Christ.

 

– Non, maintenant, je n’ai pas le temps.

 

– Si, si, raconte !

 

Et Mitenka demandait, lui aussi, qu’elle raconte encore. Et elle recommença la même histoire. Elle raconta qu’il avait été crucifié, qu’on l’avait battu, torturé, tandis qu’il ne cessait pas de prier, et il ne blâmait même pas ses bourreaux.

 

– Tante, pourquoi l’a-t-on torturé ?

 

– Les hommes étaient méchants.

 

– Mais lui, il était bon.

 

– Ah ! Il est déjà huit heures passées Vous entendez ?

 

– Pourquoi l’a-t-on frappé ? Il avait pardonné. Pourquoi l’a-t-on frappé alors ? Il avait mal ? Tante, a-t-il eu mal ?

 

– Ah ! Maintenant, je vais prendre du thé.

 

– Peut-être que ce n’est pas vrai ! Il n’a pas été battu ?

 

– Ah ! Maintenant.

 

– Non, non, ne pars pas.

 

Et à nouveau, j’ai eu une crise. J’ai sangloté, sangloté, et puis j’ai commencé à frapper de la tête contre le mur.

 

C’est ainsi que cela se passait dans mon enfance. Mais à partir de quatorze ans, lorsque la passion sexuelle s’éveilla en moi et que je m’adonnai au vice, tout se calma en moi et je devins un garçon comme tous les autres, comme nous tous qui sommes nourris avec abondance et grassement, qui sommes efféminés à cause du manque de tout exercice physique et exposés à tant de tentations qui allument notre sensualité, je me trouvais ainsi au milieu d’enfants dépravés comme moi-même. Des garçons de mon âge m’initièrent au vice que je pratiquai. Puis ce vice céda la place à un autre, j’appris à connaître les femmes. Et j’ai vécu jusqu’à trente cinq ans en cherchant les plaisirs et en les trouvant toujours. Je me portais tout à fait bien et il n’y avait aucun symptôme de folie chez moi.

 

Les vingt années de ma vie où je fus bien portant s’écoulèrent de telle manière que je n’en ai presque pas gardé le souvenir, et que je me les rappelle à peine. J’y pense avec mépris. Comme tous les garçons de mon milieu bien équilibrés, j’ai fait mes études au lycée et puis j’ai été à l’université où j’ai suivi les cours de droit que j’ai terminés. Puis j’ai fait la connaissance de celle qui est ma femme, je me suis marié, j’ai été fonctionnaire au village, comme on dit, j’éduquais les enfants, dirigeais mon économie et étais juge de paix.

 

Dix ans après mon mariage, j’ai eu ma première crise de folie depuis mon enfance.

 

Ma femme et moi avions économisé de l’argent qui provenait d’un héritage qu’elle avait fait et de mes certificats de rachat, et nous avions décidé d’acheter une propriété. Évidemment, la question de l’accroissement rationnel de notre fortune, accroissement réalisé mieux que par les autres, me préoccupait beaucoup. Je me renseignais partout pour savoir où l’on vendait des domaines, je lisais toutes les annonces dans les journaux. Je cherchais une propriété dont le prix d’achat aurait été couvert par ses revenus ou par la vente de ses bois, ce qui fait que la propriété elle-même ne m’aurait rien coûté. Je recherchais un imbécile, quelqu’un dépourvu de bon sens, et j’eus l’impression d’en avoir découvert un.

 

Un domaine entouré d’une grande forêt était à vendre dans le département de Penza. D’après tous les renseignements recueillis, il était permis de supposer que le vendeur était justement un imbécile et que je pouvais couvrir le prix d’achat rien qu’en vendant la forêt. Je m’y rendis.

 

Mon domestique et moi avions tout d’abord pris le train, puis une voiture postale. Le voyage m’amusait beaucoup. Mon domestique, jeune, bon, était lui aussi très gai. Nouveaux endroits, nouveaux visages. Nous voyagions, nous nous amusions. Nous avions quelque deux cents kilomètres à faire. Nous avions décidé de ne nous arrêter que pour changer de chevaux.

 

La nuit tomba, nous étions toujours en route. Nous somnolions. Je m’endormis, mais brusquement m’éveillai, en proie à la peur. Et comme cela arrive fréquemment, je me suis réveillé effrayé, excité, il me semblait que je n’allais plus jamais dormir.

 

« Pourquoi est-ce que je voyage ? Où vais-je ? » me demandais-je. Mon projet d’acheter un domaine à bon marche me plaisait toujours, mais brusquement l’idée me vint que je ne devais pas aller si loin, que j’allais mourir dans cette contrée inconnue. Et cela me parut effroyable. Serge, le domestique, s’éveilla, j’en profitai pour lui adresser la parole.

 

Je lui parlai de cette contrée, il répondait, il plaisantait, moi, je m’ennuyais. Je lui parlai à nouveau des miens, je lui dis comment nous allions acheter. Et j’étais étonné de voir comme il me répondait gaiement. Tout lui paraissait agréable et amusant, tandis que tout me dégoûtait. Pourtant, tant que je lui parlais, je me sentais soulagé. Outre mon ennui, j’éprouvais de la crainte et la fatigue m’assommait. J’aurais voulu que le voyage prenne fin. Il me semblait que tout irait mieux si je pouvais entrer dans une maison, si je voyais des gens, si je buvais du thé et surtout si je dormais. Nous approchions de la ville d’Arzamas.

 

– Si nous restions ici ? Nous nous reposerons un peu.

 

– Pourquoi pas ? Très bien.

 

– Est ce loin encore jusqu’à la ville ?

 

– Encore sept kilomètres.

 

Le cocher était méthodique, exact et silencieux. Il conduisait aussi lentement et tristement.

 

Nous avancions, je me tus je me sentais mieux parce que je m’attendais au repos et j’avais l’espoir que là, tout réussirait. Nous continuions à avancer dans l’obscurité et cela me paraissait terriblement long. Nous arrivâmes à l’entrée de la ville. Les habitants dormaient déjà. On apercevait dans la nuit de petites maisons, des cloches sonnaient, en passant près des maisons, on entendait plus nettement le piaffement des chevaux. De temps à autre nous longions de grandes maisons blanches. Tout cela était triste. Je désirais trouver une auberge, un samovar et le repos. Me coucher.

 

Nous nous arrêtâmes enfin devant une maison, devant laquelle il y avait un poteau. Cette maison était blanche mais elle me sembla terriblement triste, j’eus même peur. Je sortis lentement. Serge déchargea agilement et prestement – en même temps, il frappait sur l’huis – tout ce dont nous avions besoin. Le bruit de nos pas me donnait la nausée. J’entrais dans la maison. Il y avait un petit corridor. Le veilleur de nuit qui avait une tache sur la joue – cette tache me sembla terrible – nous montra une chambre. Elle était sombre cette chambre. J’y entrais. Je sentis croître ma peur.

 

– Y a-t-il une chambre disponible ? Je voudrais me reposer.

 

– Oui, celle-ci.

 

C’était une chambre carrée et proprement blanchie. Comme je m’en souviens ! Ce qui me faisait souffrir, c’est que la chambre était carrée. Il y avait une fenêtre garnie d’un rideau rouge. La table était en bouleau carélien et le divan était arrondi sur les côtés. Nous entrâmes. Serge mit le samovar, versa du thé. Moi, je pris un oreiller et me couchai sur le divan. Je ne dormais pas, j’entendais Serge boire du thé et m’appeler. J’avais peur de me lever, d’empêcher le sommeil de venir et cela m’effrayait de rester dans cette chambre. Je ne me levais pas, je bâillais. Il est vrai que j’ai bâillé parce que lorsque je me suis réveillé, il n’y avait personne dans la chambre qui était obscure. J’étais aussi surexcité que dans le fiacre. Je le sentais, il n’y avait pour moi aucune possibilité de dormir. « Pourquoi suis-je ici ? Où est-ce que je me traîne ? Pourquoi et où est-ce que je cours ? Je veux fuir quelque chose de terrible, mais je n’y parviens pas. Je reste toujours avec moi-même et je suis moi-même la cause de mes souffrances. Moi ? Je ? Me voici. Je suis entièrement ici. Ni celui de Penza, ni un autre. Demain je ne serai ni plus ni moins qu’aujourd’hui. Et moi-même, je m’ennuie, je me suis insupportable, je suis la source de mes souffrances. Je veux dormir, oublier, et je ne le puis pas. Je ne parviens pas à me séparer de mon moi. »

 

J’allai donc dans le corridor. Serge dormait sur le banc étroit, sa main rejetée en arrière, mais il avait un sommeil paisible, le veilleur à la tache dormait lui aussi. J’étais allé dans le corridor pour me débarrasser de ce qui me faisait souffrir. Mais cela me suivait partout et je m’attristais. « Ah ! Quelle est cette stupidité ? me suis-je dit. Pourquoi suis-je triste, de quoi ai-je peur ? » – « De moi, me répondit une voix intérieure, la voix de la mort. Je suis là. »

 

Un grand froid m’envahit. Oui, de la mort. Elle viendra, elle, elle est ici, mais elle ne devrait pas l’être. Si j’avais réellement eu à affronter la mort, je n’aurais pas éprouvé ce que j’éprouvais à ce moment-là. Alors, j’aurais eu peur. Et maintenant, ce n’était pas de la peur que je ressentais, je voyais, je sentais que la mort venait, mais en même temps je sentais que cela ne devait pas être. Toute ma personne ressentait la nécessité, le droit de vivre, mais en même temps je voyais que la mort s’accomplissait. Et ce déchirement intérieur était terrible. J’essayais de chasser cette horreur. Je trouvai un chandelier en cuivre dans lequel était une bougie en partie consumée, et je l’allumai. La lumière rouge de la bougie et sa longueur, un peu moindre que celle du chandelier, disaient la même chose. Il n’y a rien dans la vie, il y a la mort, mais elle ne devrait pas exister.

 

J’essayais de penser à ce dont j’avais à m’occuper, l’achat, ma femme. Tout cela, loin de m’égayer, m’apparut être le néant. Je voulais tuer l’angoisse qui m’étreignait en pensant que j’allais perdre la vie.

 

Il fallait dormir. Je m’étendis, mais tout de suite sautai à bas du divan, effrayé. L’angoisse était là, une angoisse psychique, une angoisse comme on en a avant de vomir, mais psychique. Effrayante, terrible. Il semble qu’on craigne la mort, mais lorsqu’on réfléchit et qu’on pense à la vie, on s’aperçoit qu’on ne craint que la vie qui meurt. Comme si la vie et la mort ne faisaient qu’une. Quelque chose essayait de scinder mon âme en deux parties, mais n’y arrivait pas.

 

J’allai de nouveau voir les dormeurs, et j’essayai de dormir moi-même, toujours cette même angoisse, rouge, blanche carrée. Quelque chose essayait d’exploser mais n’explosait pas.

 

Je souffrais, d’une souffrance sèche et méchante, pas une parcelle de bonté en moi, mais une méchanceté uniforme, calme, envers moi et envers ce qui m’a créé. Qui m’a créé ? Dieu, on dit que c’est Dieu.

 

Prier, pensai-je. Depuis longtemps, depuis vingt ans, je n’avais pas prié et je ne croyais à rien, bien que je me confessasse chaque année. Je commençai à prier « Dieu, Notre Père, Sainte Mère de Dieu » J’inventais des prières. Je faisais le signe de la croix et je m’agenouillais tout en me retournant souvent, parce que j’avais peur qu’on puisse me voir. Parce que cela m’aurait distrait. Mais en réalité c’était la crainte qu’on me voie qui me distrayait, et je me couchai. Mais à peine étais-je étendu, à peine avais-je fermé les yeux que le même sentiment d’effroi revint, s’empara de moi. Je ne pouvais plus le supporter, je réveillai le gardien de nuit, je réveillai Serge, lui ordonnai de faire les valises, et nous partîmes.

 

Une fois en mouvement et à l’air, je me sentis mieux. Mais je sentais que quelque chose de nouveau avait pris possession de mon âme, cela a empoisonné toute ma vie passée.

 

Nous arrivâmes au domaine le soir. Le régisseur, un vieillard, nous reçut bien quoique tristement – il regrettait la vente du domaine. Des chambres propres garnies de meubles confortables. Un samovar neuf et étincelant, un grand service à thé, du miel avec ce thé. Tout était bien. Mais moi je lui posais comme une leçon mal apprise, sans enthousiasme, des questions sur la propriété. Tout me semblait triste. Je dormis tout de même durant la nuit, sans tristesse. J’attribuai cela aux prières que j’avais encore dites avant de m’endormir.

 

Et puis, j’ai recommencé à vivre comme autrefois, mais depuis, la peur de ma tristesse est suspendue au-dessus de moi. J’aurais dû vivre sans cesse, et surtout dans les conditions habituelles. Comme un écolier qui en a l’habitude récite machinalement une leçon apprise par cœur, moi aussi j’aurais dû mener une vie qui m’aurait empêché de retomber sous l’emprise de cette terrible tristesse, qui s’était emparée de moi pour la première fois à Arzamas.

 

Je revins sain et sauf à la maison, sans avoir acheté le domaine, la somme proposée ne suffisait pas, et je repris ma vie d’antan. À cette différence près qu’à présent j’allais à l’église et que je priais. Il me semblait que tout était comme autrefois. Mais maintenant que j’y pense de nouveau, cela n’était pas comme autrefois. Je vivais de ce que j’avais entrepris avant, je roulais sur des rails qui avaient été placés antérieurement et j’avançais avec la force d’antan, mais je n’entreprenais rien de nouveau. Et j’avais moins d’énergie, même pour continuer ce qui avait été mis en marche auparavant. J’étais triste et je devins croyant. Ma femme le remarqua et elle me gronda, m’ennuya à cause de cela. Mon angoisse ne me reprit pas pendant que j’étais à la maison.

 

Mais un jour, je partis précipitamment pour Moscou. J’avais fait mes préparatifs durant la journée et m’en allai le soir. Il s’agissait d’un procès. J’étais gai en arrivant à Moscou. Durant le trajet j’avais parlé avec un seigneur de Kharkov d’économie de banques, de théâtre, de l’hôtel où il fallait descendre. Nous avions décidé de loger tous les deux à l’Hôtellerie de Moscou, située rue Miasnitskaïa, et d’aller écouter Faust.

 

Nous arrivâmes. Je pris une petite chambre. Dans le corridor, je sentis une odeur pénétrante. Le concierge porta ma valise, une servante alluma une bougie. La lumière brilla puis la flamme diminua, comme cela arrive toujours. Dans la chambre voisine, quelqu’un toussa, un vieillard sans doute. La servante sortit, le concierge resta pour demander s’il fallait défaire les valises. La flamme se ranima et éclaira la tapisserie qui était bleue, avec des bordures jaunes, la cloison, une table boiteuse, un petit divan, une glace, la fenêtre, toute la petite chambre enfin. Et brusquement, je sentis revenir en moi l’effroi d’Arzamas.

 

– Mon Dieu, comment vais-je dormir ici ? Défais les bagages, s’il te plaît, dis-je au concierge pour le retenir. Je m’habillerai vite et j’irai au théâtre.

 

Le concierge déballa mes affaires.

 

– Va, s’il te plaît au numéro 8 et dis au seigneur qui est arrivé avec moi que je suis prêt, que je vais arriver tout de suite.

 

Le concierge sortit, je commençai à me vêtir en hâte, et j’avais peur de regarder les murs.

 

« Comme c’est bête, pensais-je. De quoi ai-je peur, comme un enfant ? Je n’ai pas peur d’une vision. D’une vision ? Il vaut mieux avoir peur d’une vision que de ce dont j’ai peur. De quoi ? De rien. De moi-même ? Ah ! Bêtise.

 

Malgré tout, je passai une chemise amidonnée, dure, froide, je la boutonnai, endossai ma jaquette, mis mes nouveaux souliers et me rendis chez le seigneur de Kharkov. Il était prêt. Nous allâmes voir Faust. En route nous entrâmes chez le coiffeur, un Français. Je me fis couper les cheveux, je bavardai avec le coiffeur. J’achetai des gants. Tout allait bien. J’avais oublié la chambre allongée et la cloison. Au théâtre, tout alla bien également. En sortant, le seigneur de Kharkov me proposa d’aller souper. Ce n’était pas dans mes habitudes, mais lorsqu’il m’avait fait cette proposition, je songeais justement à ma chambre, à la cloison. J’acceptai son offre.

 

Nous rentrâmes vers deux heures. J’avais bu deux verres de vin, quantité à laquelle je n’étais pas accoutumé, et j’étais gai. Sitôt que je pénétrai dans le corridor à la lampe voilée, l’odeur de l’hôtel m’assaillit et un frisson de peur me parcourut tout le dos. Il n’y avait rien à faire. Je serrai la main de mon camarade et entrai dans ma chambre.

 

Je passai une nuit terrible plus terrible encore que celle d’Arzamas. C’est le matin seulement, quand le vieillard recommença à tousser de l’autre côté de la porte que je m’endormis, non pas dans mon lit mais sur le divan. Je souffris durant toute la nuit d’une façon intenable. Mon âme se détachait à nouveau de mon corps, douloureusement. Je vis, j’ai vécu et je dois vivre et brusquement la mort, la disparition de tout. À quoi bon vivre ? Mourir ? Se tuer tout de suite ? J’ai peur. Attendre la mort, attendre qu’elle vienne ? J’ai peur davantage encore. Donc, il faut vivre. Et pourquoi ? Pour mourir ? Je ne pouvais sortir de ce cercle. Je prenais un livre, je le lisais, j’oubliais un instant et puis de nouveau, la même question, la même angoisse. Je me mettais au lit, je fermais les yeux, c’était encore pire.

 

Cela était voulu par Dieu. Pourquoi ? On dit « Ne pose pas de questions, prie ». Bien. J’ai prié. Je prie maintenant comme à Arzamas. Mais alors et par la suite, j’ai prié simplement, comme un enfant. « Si tu existes, éclaire-moi, pourquoi suis-je ? » Je me prosternais, je disais des prières que je connaissais, j’en composais de nouvelles et j’ajoutais « Éclaire moi, réponds-moi, ouvre-moi les yeux ». Je me taisais, attendant la réponse. Mais nulle réponse ne venait, comme si Celui qui devait me répondre n’existait pas. Et je restais seul avec moi-même. Je répondais à mes propres questions, à la place de Celui qui ne voulait pas me répondre. « Pour avoir une vie future », me répondais-je. Alors pourquoi cette confusion cette souffrance ? Je ne puis croire à une vie future. J’y croyais quand je n’interrogeais pas de toute mon âme, à présent je ne le puis plus, je ne peux pas. Si tu existais Tu l’aurais dit à moi, aux hommes. Ah ! il n’y a pas de toi. Il n’y a que le désespoir. Mais je ne le veux pas, je ne le veux pas.

 

J’étais révolté. Je Lui avais demandé de me découvrir le vrai, de se montrer à moi, j’avais fait tout ce que font les autres mais Il ne se découvrait pas. « Demandez et il vous sera donné ». Je m’en suis souvenu et j’ai demandé. Et dans cette demande, j’ai trouvé non pas la consolation mais le délassement. Peut-être n’ai-je pas demandé, peut-être me suis-je refusé à Lui. « Tu es à un arpent de Lui et Il est à une toise de toi ». Je ne croyais pas en Lui mais je Lui ai cependant demandé de m’éclairer, mais Il ne m’a pas éclairé. Je comptais avec Lui, je Le jugeais, je ne croyais pas en Lui, simplement.

 

Le lendemain, je fis un grand effort pour en terminer avec mes affaires dans le courant de la journée et éviter ainsi la nuit à l’hôtel. Je ne réussis pas à tout régler mais rentrai quand même chez moi, dans la soirée.

 

Je n’étais pas angoissé. Cette nuit moscovite avait transformé mon existence plus encore que celle d’Arzamas. Je devenais apathique et m’occupais de moins en moins de mes affaires. Ma santé allait en s’affaiblissant. Ma femme exigea que je suive un traitement. Elle affirmait que mes théories sur Dieu et sur la religion provenaient de ma maladie. Mais moi, je savais bien que ma faiblesse et ma maladie venaient de cette question restée sans réponse. J’essayais d’empêcher toute extension à cette question et lorsque je me trouvais dans des conditions normales, j’essayais de remplir ma vie. J’allais à l’église le dimanche et les jours de fête, je me confessais, j’allais même jusqu’à jeûner et, depuis mon voyage à Penza, je priais plus souvent qu’autrefois. Je n’espérai rien de tout cela, comme d’une traite protestée à temps, bien que sachant d’avance que le paiement était impossible. Je le faisais pour tous les cas. Je remplissais ma vie, non avec des occupations ménagères – que je n’aimais pas à cause de la lutte qu’elles exigeaient alors que je n’avais plus d’énergie – mais par la lecture de journaux, de revues, de romans, ou en jouant aux cartes, la seule manifestation de mon énergie était la chasse, qui était pour moi une vieille habitude. Depuis toujours j’étais chasseur.

 

Un voisin, chasseur lui aussi, arriva un jour avec ses chiens pour aller à la chasse aux loups. Je l’accompagnai. Nous partîmes en traîneau. Nous n’obtînmes aucun résultat, les loups s’échappèrent pendant la battue. J’entendis cela de loin et j’avançai dans la forêt en suivant les traces fraîches d’un lièvre. Elles me menèrent loin dans les champs où je découvris le lièvre. Il s’enfuit si rapidement que je le perdis de vue. Je fis demi-tour. Je revenais à travers les bois. La neige était haute, le traîneau s’y enfonçait. Tout se faisait de plus en plus silencieux. Je me demandais où j’étais. La neige donnait à tout un aspect inaccoutumé.

 

Et brusquement je sentis que je m’étais perdu. Le chasseur, la maison étaient loin. Si je restais sur place, le froid me glacerait, avancer ? Mes forces faiblissaient. Je criai. Seul le silence me répondit. Je rebroussai chemin, ce n’était pas non plus la bonne voie. Je regardai la forêt autour de moi, il n’y avait pas moyen de distinguer l’ouest de l’est. Je fis demi-tour à nouveau. Mes jambes étaient lasses. J’eus peur, je m’arrêtai, et toute l’angoisse de Moscou et d’Arzamas centuplée, s’empara de moi.

 

Mon cœur battait follement, mes bras et mes jambes tremblaient. La mort était-elle là ? Je ne le voulais pas. Pourquoi la mort ? Qu’est-ce que la mort ? Je voulais interroger Dieu comme je l’avais fait avant, et Lui adresser mes reproches, mais je sentis brusquement que je n’osais pas, que je ne devais pas le faire, qu’on ne devait pas compter avec Lui, avec ce qu’il disait, ce qu’il fallait et que j’étais le seul coupable. Et je commençai à Le supplier de me pardonner et, me faisant mon propre juge, je m’apparus mauvais.

 

Mon angoisse ne dura pas longtemps. Reprenant mon calme, je me ressaisis, me dirigeai dans une autre direction et parvins bientôt en dehors de la forêt. Je n’étais pas trop éloigné de l’orée du bois. Je la trouvais ainsi que la route. Mes membres tremblaient encore et mon cœur battait toujours très vite mais j’étais joyeux. Je retrouvai les chasseurs et revins à la maison avec eux. J’étais gai, je savais que j’avais raison de l’être et je me disais que j’examinerais tout cela plus tard lorsque je serais seul. C’est comme cela que tout se passa. Je restai seul dans mon cabinet et je priai en implorant mon pardon et en me souvenant de mes péchés. Il me sembla qu’ils n’étaient pas nombreux. Cependant je pensai à ce qu’avaient été ces péchés et ils me parurent méprisables.

 

 

Depuis lors je lis les Écritures saintes. La Bible m’était incompréhensible mais elle m’attirait. L’Évangile m’émouvait. Mais je préférais à toutes les lectures celle de la vie des saints, qui me consolait en m’offrant des exemples parfaitement imitables. De ce moment, tout ce qui concernait l’économie ou la gestion de notre ménage m’intéressa moins encore, allant même jusqu’à me rebuter. Je ne voyais pas toujours clair. Comment agir, que faire ? Je le remarquai une fois de plus à propos de l’achat d’un domaine.

 

On en vendait un, non loin de chez nous, à des conditions très avantageuses. Tout était bien et se présentait favorablement. Les paysans, ne possédant qu’un terrain à peine suffisant pour leur potager, étaient obligés, en échange du droit de pâture, de moissonner pour rien les champs du seigneur. Je pensai tout cela, qui me plaisait, selon mes vieilles habitudes de pensée. Mais j’allai au domaine, j’y rencontrai la vieille paysanne à qui il appartenait et en lui demandant mon chemin, j’engageai la conversation avec elle. Elle me parla de ses difficultés. De retour à la maison, je dis à ma femme tous les avantages que présentait cet achat. J’eus honte, je me sentis méprisable. Je déclarai que je ne pouvais acheter ces domaines parce que nos profits seraient basés exclusivement sur la misère et les malheurs d’autrui. Je le dis et immédiatement l’exactitude de ce que je venais de déclarer m’apparut à l’évidence. Et surtout cette vérité que les paysans aspirent à vivre comme nous, qu’ils sont des hommes, frères, fils du Père, comme il est dit dans l’Évangile.

 

Soudain, quelque chose qui me torturait depuis toujours se détacha de moi, comme si une naissance se produisait. Ma femme se fâchait, elle me grondait. Et moi, j’étais heureux.

 

C’était le début de ma folie. Mais je ne devins complètement fou qu’un mois plus tard.

 

J’étais allé à l’église, j’assistais à la messe, je priais avec ferveur, j’écoutais et j’étais ému. On m’apporta le pain de l’hostie, puis on alla à la croix en se bousculant, à la sortie il y avait des mendiants. Et je compris très nettement que tout cela ne devrait pas exister. Ce n’est pas tout, non seulement cela ne devrait pas exister, mais encore, en fait, tout cela est inexistant. Et si cela n’existe pas, la mort n’existe pas non plus, ni la peur, il n’y a plus en moi de déchirement intérieur et, dorénavant, je ne crains plus rien.

 

Alors la lumière s’est faite en moi et je suis devenu ce que je suis.

 

Et si ce rien n’est pas, alors et avant tout il n’est pas en moi. À la sortie même de l’église sur le seuil, j’ai distribué ce que j’avais – trente-cinq roubles – aux mendiants et je suis revenu à pied à la maison en parlant au peuple.

 

 

 

 

 

 


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Septembre 2009

 

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[1] Première publication en 1852.

[2] Assemblée des chefs de famille d’un village ou de plusieurs villages d’une même commune, et qui jouit d’un très grand pouvoir sur les paysans, tant au point de vue administratif qu’économique, juridique et moral. NdT.

[3] Pour l’hiver, l’isba est entourée de fumier destiné à préserver du froid. Dans les provinces du nord, le fumier s’élève parfois jusqu’à mi-hauteur de l’isba. L’été on le repousse, mais dans les familles où il y a peu de travailleurs, le fumier reste souvent autour de l’isba après l’hiver.

[4] Herbe comestible qui chez les paysans remplace le chou, ou en général les légumes.

[5] Stchi, sorte de soupe aux choux.

[6] Boisson, faite avec de l’orge fermentée.

[7] Un grosch à peu près vaut un centime et demi.

[8] Paysan choisi par les habitants du village pour servir d’intermédiaire entre eux et le maître.

[9] Chaussures faites d’écorces tressées.

[10] Une déciatine vaut 109,25 ares.

[11] Altération de Dmitri Nikolaïevitch.

[12] Dans le centre de la Russie, jusqu’ici le tuyau des poêles est considéré comme un luxe. Là où les poêles n’ont pas de tuyau, pendant le chauffage, la fumée emplit toute l’isba et sort par la porte. À cause de cela tous les murs sont enfumés et l’isba s’appelle noire. Là où il y a des tuyaux, l’isba est dite blanche.

[13] Première publication en 1860 sous le titre Polikouchka. Paris, Édition La Technique du Livre, 1937 (sans mention de traducteur).

[14] Espèce de sabot.

[15] Première publication en 1898. Paris, Édition La Technique du Livre, 1937 (sans mention de traducteur).

[16] En Russie, les hauts postes de la hiérarchie religieuse sont ouverts uniquement au clergé régulier.

[17] En français dans le texte.

[18] Sorte de crêpes.

[19] Diminutif de Preslicowa.

[20] Phrase manquante. (Note du correcteur. – ELG.)

[21] Paris, Édition La Technique du Livre, 1937 (sans mention de traducteur).

[22] La troïka est un attelage de trois chevaux de front, le cheval du milieu portant au-dessus du col l’arc des brancards, généralement muni de clochettes. La troïka s’attelle à toutes sortes de véhicule.

[23] Traduit par J. Wladimir Bienstock, Paris, Henri Gautier successeur, 1891.

[24] Première publication en 1859. Traduit par J. Wladimir Bienstock, Paris, Henri Gautier successeur, 1891.

[25] La chasuble que les ecclésiastiques russes portent sous l’étole.

[26] Une croix tombale recouverte d’un toit.

[27] Première publication en 1853. Traduit par M. et M. Eristov, Paris, Paul Dupont, 1947.

[28] En allemand dans le texte : Je suis de toutes les fêtes.

[29] 1851. Traduit par M. et M. Eristov, Paris, Paul Dupont, 1947.

[30] Première publication en 1857 – 1858. Traduit par B. Tseytline et E. Jaubert, Paris, 1889.

[31] Sol majeur.

[32] Souligné dans le texte.

[33] Souligné dans le texte.

[34] Souligné dans le texte.

[35] Et quand les nuages le voilent, le soleil reste quand même radieux.

[36] Moi aussi j’ai vécu et joui.

[37] Première publication en 1857 – 1862. Traduit par M. et M. Eristov, Paris, Paul Dupont, 1947.

[38] Première publication en 1884. Traduit par M. Tougouchy, Paris, Éd Universelles, 1947.