Ivan Sergueïevitch Tourgueniev

SCÈNES DE LA VIE RUSTIQUE

(1870)

 

 

 

Table des matières

MOUMOU.. 3

L’AUBERGE DE GRAND CHEMIN.. 26

UN ROI LEAR DES STEPPES. 70

I 71

II 74

III 76

IV.. 78

V.. 79

VI 81

VII 84

VIII 86

IX.. 88

X.. 89

XI 94

XII 97

XIII 100

XIV.. 103

XV.. 106

XVI 110

XVII 113

XVIII 115

XIX.. 119

XX.. 121

XXI 122

XXII 126

XXIII 129

XXIV.. 133

XXV.. 136

XXVI 139

XXVII 143

XXVIII 145

XXIX.. 147

XXX.. 150

XXXI 152

À propos de cette édition électronique. 155

 

MOUMOU

Tout au bout de Moscou, dans une maison grise agrémentée d’une colonnade blanche, d’un entresol et d’un balcon distors, vivait naguère une veuve de haut lignage servie par une nombreuse valetaille. Ses fils avaient pris du service à Pétersbourg, ses filles s’étaient mariées ; elle ne quittait guère sa demeure et terminait dans la solitude une vieillesse parcimonieuse et chagrine. Ses beaux jours, plutôt moroses, avaient fui depuis longtemps ; et le soir de sa vie était plus triste que la nuit.

Le plus original de ses domestiques était sans conteste le portier Gérasime, gaillard long d’une toise, bâti en hercule et sourd-muet de naissance. La dame l’avait fait venir de la campagne où il habitait une masure à l’écart et passait pour le plus laborieux des corvéables. Grâce à sa robuste constitution, il travaillait comme quatre, et il y avait plaisir à voir la besogne lui fondre dans les mains. Quand il labourait un champ, on eût dit, en regardant ses larges paumes appuyées sur l’araire, qu’il perçait lui-même, sans le secours de son petit bidet, le sein flexible de la terre ; quand, environ la Saint-Pierre, il menait vigoureusement sa large faux, on s’attendait à le voir abattre un taillis de jeunes bouleaux ; et quand, armé d’un énorme fléau, il battait le blé sans trêve ni merci, les muscles oblongs de ses épaules se levaient et s’abaissaient en cadence ainsi que des leviers. Son mutisme donnait à son infatigable travail une gravité solennelle. N’eût été son infirmité, chaque fille de son village aurait volontiers épousé cet excellent garçon… Mais un beau jour on avait jugé bon de l’emmener à Moscou, où, après lui avoir acheté une paire de bottes, un caftan pour l’été, une peau de mouton pour l’hiver, on lui mit en main une pelle et un balai, l’investissant ainsi de l’emploi de portier.

Ce nouveau genre de vie fut d’abord fort peu de son goût. Retranché par son malheur de la société des autres hommes, il avait grandi comme un arbre vigoureux sur une forte terre… Transplanté à la ville, il s’y trouvait dépaysé, ébaubi, mal à l’aise, tout comme un jeune taureau qui, soudain arraché au gras pâturage où l’herbe lui venait jusqu’au poitrail, se voit hisser sur un wagon de chemin de fer et emporter Dieu sait où dans un horrible fracas, dans un tourbillon de fumée, dans une pluie de flammèches. Comparée aux pénibles travaux des champs, sa tâche nouvelle lui semblait un jeu : en moins d’une demi-heure il en venait à bout. Alors il restait planté au beau milieu de la cour, regardant bouche bée les passants comme s’il attendait d’eux la solution de l’énigme qu’était pour lui ce changement de situation ; ou bien il se retirait tout à coup dans un coin, et jetant pelle et balai, il se couchait la face contre terre et s’immobilisait des heures entières, comme une bête prise au piège. Cependant l’homme s’habitue à tout et Gérasime finit par s’accoutumer à sa nouvelle existence. Ses devoirs, fort restreints, consistaient à nettoyer la cour, à convoyer deux fois par jour un baril d’eau, à fendre le bois pour la cuisine et les appartements, à écarter du logis les importuns et à faire bonne garde pendant la nuit. Il faut reconnaître qu’il s’en acquittait en conscience : pas un brin de paille ne traînait dans la cour ; si, d’aventure, le pauvre cheval fourbu confié à ses soins s’embourbait en charriant son baril, d’un coup d’épaule il remettait en mouvement la voiture et la bête ; quand il fendait du bois, sa hache vibrait comme une vitre, tandis que de tous côtés volaient bûchettes et copeaux ; et, depuis qu’une nuit il avait frotté deux filous l’un contre l’autre au point de rendre superflu un autre châtiment, il en imposait à tout le quartier : et même de jour, les passants les plus inoffensifs se sauvaient à sa vue en protestant de leurs bonnes intentions par force gestes, voire par force cris qu’il était bien incapable d’entendre. Avec les gens de la maison, Gérasime vivait sur un pied d’égalité, sinon d’amitié, car ils avaient peur de lui. Il comprenait les gestes qu’ils lui adressaient, exécutait ponctuellement les ordres qui lui étaient transmis ; mais il connaissait aussi ses droits et personne n’aurait osé lui prendre sa place à table. C’était au reste un homme d’humeur grave, qui aimait l’ordre en toutes choses. Malheur aux coqs s’ils s’avisaient de se battre en sa présence : en un clin d’œil il les prenait par les pattes, les faisait tournoyer en l’air une dizaine de fois et les rejetait chacun de son côté. Il y avait aussi des oies dans la basse-cour ; mais l’oie est, comme on le sait, un animal sérieux et réfléchi ; Gérasime, qui avait vaguement l’allure d’un jars, éprouvait pour ces bipèdes une certaine estime : il prenait soin d’eux et leur donnait à manger.

On lui avait assigné pour demeure un réduit au-dessus de la cuisine, qu’il meubla à sa guise. Avec des planches de chêne il y édifia un lit posé sur quatre fortes solives, un vrai lit de paladin, qui n’eût pas fléchi sous le poids de plusieurs quintaux. Il plaça sous ce lit un énorme coffre, dans un coin une table non moins massive flanquée d’une chaise basse à trois pieds, si pesante qu’il lui arrivait parfois de la laisser retomber en la soulevant, ce qui provoquait infailliblement son sourire. La porte se fermait à l’aide d’un gros cadenas noir, dont il gardait toujours la clef à la ceinture, n’aimant point qu’on pénétrât dans son repaire.

Une année passa de la sorte, au bout de laquelle Gérasime connut une légère aventure.

Très attachée aux vieux us, la vieille dame sa patronne entretenait, nous l’avons dit, un nombreux domestique. Elle avait à son service des blanchisseuses et des couturières, des menuisiers et des tailleurs ; elle avait même un bourrelier, qui faisait aussi l’office de vétérinaire et de rebouteux, un guérisseur attaché à sa propre personne, et jusqu’à un cordonnier, lequel buvait comme une éponge et répondait au nom de Capiton Klimov. Ledit Klimov se croyait un personnage d’esprit éclairé et de manières polies, injustement condamné par le sort à végéter dans un coin perdu de Moscou ; s’il buvait, déclarait-il en pesant ses mots et en se frappant la poitrine, c’était uniquement pour noyer son chagrin. Un beau jour, comme la vieille dame tenait conseil avec son majordome Gavril, individu que ses yeux jaunes et son nez de canard prédestinaient au commandement, elle vint à déplorer les mauvaises mœurs de Capiton, qu’on avait relevé la veille dans la rue en fort piteux état.

– Qu’en penses-tu, Gavril, dit-elle soudain, si nous le marions, peut-être qu’il se rangerait ?

– C’est, ma foi, vrai, opina le majordome ; même que cela lui ferait beaucoup de bien.

– Bon ; mais qui consentira à l’épouser ?

– Ça, pour sûr… Après tout, ce sera comme Madame voudra. Il est toujours bon à quelque chose.

– J’ai cru remarquer que Tatiana ne lui déplaisait pas ?

Gavril fut sur le point d’exprimer une objection, mais il se mordit les lèvres à temps.

« Oui, c’est cela, conclut la dame en humant sa prise, qu’il fasse sa cour à Tatiana. Entendu, n’est-ce pas ? »

– À vos ordres, répondit Gavril ; et il se retira dans sa chambre située dans une aile de l’hôtel et encombrée de coffres à ferronneries. Là, il commença par renvoyer sa femme, puis s’assit, pensif, près de la fenêtre. La décision imprévue de sa maîtresse l’embarrassait. Enfin il se leva et fit appeler Capiton. Capiton ne tarda pas à paraître… Mais, avant de relater leur entretien, nous devons dire en quelques mots qui était cette Tatiana et pourquoi les ordres qu’il venait de recevoir à son sujet donnaient du souci au majordome.

Tatiana était une des blanchisseuses de la maison, fort habile d’ailleurs et préposée au linge fin. Petite blonde maigrichonne de quelque vingt-huit ans, elle avait des envies sur la joue gauche, signe de malheur d’après les croyances du peuple russe. De fait le sort n’avait guère souri à la pauvre fille. Assujettie dès l’enfance aux plus rudes travaux, toujours mal vêtue, toujours mal rétribuée, sans autres parents que des oncles, l’un d’eux ancien sommelier, renvoyé à la campagne pour cause d’incapacité, les autres pauvres paysans, elle n’avait jamais connu la moindre caresse. Dans sa première jeunesse elle avait passé pour belle, mais cette beauté s’était bientôt flétrie. Timide, effarouchée, d’une morne indifférence en ce qui concernait sa propre personne et toujours en proie à des transes mortelles à l’égard d’autrui, elle se souciait uniquement de terminer sa tâche dans le délai prescrit. Elle ne parlait à personne et tremblait au seul nom de sa maîtresse, bien que celle-ci la connût à peine de vue. Quand on amena Gérasime de la campagne, elle faillit s’évanouir à l’aspect de ce rude colosse. Elle l’évitait avec soin et si, d’aventure, elle le rencontrait en se rendant à la lingerie, elle fermait les yeux et prenait les jambes à son cou. Gérasime ne lui accorda d’abord qu’une attention discrète, puis il en vint à sourire lorsqu’il l’apercevait, puis il se mit à la reluquer avec une insistance de plus en plus gênante : soit par la douceur de ses traits, soit par la modestie de son maintien la brave Tatiana avait fait la conquête du géant. Un jour qu’elle traversait la cour en portant délicatement du bout de ses doigts écartés une camisole de sa maîtresse qu’elle venait d’empeser, elle se sentit tout à coup tirer par le coude. Elle se retourna et jeta un cri : Gérasime était près d’elle. Avec un sourire niais et un meuglement affectueux il lui tendait un coq en pain d’épice doré à la queue et aux ailes. Elle fit mine de refuser ce présent, mais il le lui mit de force entre les mains, secoua la tête et opéra sa retraite en se retournant pour lui adresser un nouveau beuglement très amical. À partir de ce jour il ne lui laissa plus de repos : en quelque lieu que la pauvre fille se rendît, il surgissait devant elle souriant, agitant les bras, proférant un de ses cris de muet, tirant de sa houppelande un ruban qu’il lui tendait ou balayant la place par où elle devait passer. La malheureuse ne savait quelle conduite tenir. Bientôt tous les gens remarquèrent les galanteries du muet : Tatiana se vit en butte à leurs sarcasmes, à leurs quolibets, mais ils n’osèrent se gausser ouvertement de Gérasime, qui n’entendait point raillerie. On se contenait donc devant lui, et bon gré mal gré la jeune fille se trouva placée sous sa protection. Perspicace comme tous les sourds-muets, il devinait fort bien quand on s’attaquait soit à lui, soit à sa dulcinée. Un jour à dîner la femme de charge persifla sa subordonnée avec une âpreté si caustique que la pauvre enfant, confuse et baissant la tête, semblait prête à pleurer. Tout à coup Gérasime se souleva de sa place et, posant sa lourde patte sur la tête de la railleuse, la dévisagea de telle sorte que l’autre colla littéralement son nez contre la table. Tout le monde se tut. Gérasime reprit sa cuiller et se remit tranquillement à manger sa soupe. « Quel ogre que ce maudit muet ! » murmurèrent alors quelques voix, tandis que la femme de charge jugeait prudent de décamper. Une autre fois, comme il avait remarqué que Capiton – ce Capiton dont il vient justement d’être question – faisait l’aimable auprès de Tatiana, Gérasime appela du doigt le galant, le conduisit dans la remise et s’emparant d’un timon oublié dans un coin lui fit comprendre qu’il saurait à l’occasion lui en frotter les épaules. Depuis lors chacun se le tint pour dit et n’osa plus même adresser la parole à Tatiana.

Ces incartades n’attirèrent aucun désagrément à leur auteur. La femme de charge eut beau tomber en pâmoison et porter plainte dès le soir même à sa maîtresse, la fantasque vieille ne fit qu’en rire et, au grand dépit de la plaignante, la contraignit à lui narrer deux ou trois fois par le menu cette plaisante aventure. Le lendemain elle fit remettre un rouble de gratification à Gérasime, dont elle appréciait la vigueur et la fidélité. Encouragé par ce témoignage de bienveillance, Gérasime, à qui jusqu’alors elle inspirait une sainte terreur, résolut de lui demander l’autorisation d’épouser Tatiana. Il n’attendait pour se présenter devant sa maîtresse que le nouveau caftan qui lui avait été promis par le majordome. Sur ces entrefaites, ladite maîtresse imagina de marier la lingère avec Capiton.

Le lecteur comprendra maintenant l’inquiétude qui s’empara de Gavril quand il s’entendit signifier pareil ordre. « Certes, ruminait-il près de sa fenêtre, notre maîtresse a des ménagements pour cet homme. (Cela, l’intendant le savait bel et bien et il traitait Gérasime en conséquence.) Mais de là à lui donner Tatiana… Le beau mari qu’un sourd-muet !… D’un autre côté, quand ce diable d’enfer – que Dieu me pardonne ! – verra son amoureuse accordée à Capiton, il est capable de tout briser, de tout saccager. Allez donc faire entendre raison à un animal pareil ! »

L’arrivée de Capiton interrompit les méditations de Gavril. L’écervelé entra, les mains derrière le dos, s’appuya contre une saillie de la muraille près de la porte, croisa sa jambe droite sur sa jambe gauche, et hocha la tête d’un air qui voulait dire : « Eh ben, me v’là. Qu’est-ce qu’y vous faut encore ? »

Gavril le considéra tout en tambourinant des doigts sur le montant de la croisée. L’autre ne se démonta pas pour si peu : seuls ses yeux de plomb clignèrent légèrement et, tout en remettant avec ses cinq doigts un peu d’ordre dans sa chevelure filasse ébouriffée, il se permit un sourire, qui voulait dire à peu près : « Ben oui, c’est moi. T’as pas fini de me reluquer ? »

– Te voilà beau, jeta enfin le majordome et, après un silence : Oui, répéta-t-il, t’es beau, y a pas à dire !

Pour toute réponse, Capiton haussa les épaules. « Et après ? songeait-il. Tu vaux p’t-être mieux que moi, hein ? »

– Mais regarde-toi donc, reprit Gavril d’un ton de mépris : vois un peu à qui tu ressembles !

Capiton enveloppa d’un regard tranquille son surtout loqueteux, son pantalon rapiécé, examina longuement ses bottes trouées en accordant une attention particulière à la pointe de celle sur laquelle son pied droit s’appuyait avec une si parfaite désinvolture. Puis reportant ses regards sur le majordome :

– Qu’est-ce que j’ai de si mal ? demanda-t-il.

– Tu le demandes ? s’écria Gavril. Mais tu ressembles à un vrai démon, que le bon Dieu me pardonne !

« Jurez tant qu’il vous plaira, Gavril Andréitch », murmura à part soi Capiton en clignant de nouveau des yeux.

– Tu t’es encore soûlé, hein ? poursuivit le majordome… Mais réponds donc, nom d’un tonnerre ! T’es-tu soûlé, oui ou non ?

– C’est-à-dire que pour fortifier ma santé, j’ai dû faire usage de quelques spiritueux, rétorqua Capiton.

– Pour fortifier ta santé !… On ne te rosse pas assez, voilà… Et on a envoyé le monsieur faire son apprentissage à Pieter[1]. Qu’y as-tu appris, dis-moi un peu ? Tu ne mérites pas le pain que tu manges.

– Gavril Andréitch, dans cette question je ne reconnais pour juge que Notre-Seigneur. Lui seul sait ce que je vaux et si je ne mérite pas le pain qu’on me donne. Quant au reproche que vous me faites de m’être soûlé, faut vous dire que c’est pas tout à fait ma faute. J’étais avec un copain qui s’est défilé au bon moment…

– Et qui t’a planté dans la rue, hein, bougre de serin ? Quand il s’agit de se rincer la dalle, t’es jamais le dernier, hein ? Mais… il ne s’agit pas de ça pour le moment. Voici de quoi il retourne. Notre dame, reprit Gavril après un silence, notre dame désire que tu te maries. Elle pense comme ça que tu te rangeras une fois marié. Tu me comprends, j’espère ?

– Bien sûr, y a pas besoin d’être malin pour cela.

– À mon avis vaudrait mieux te tenir la dragée haute ; mais, puisqu’elle a d’autres idées… Acceptes-tu, oui ou non ?

– Il est bon que l’homme se marie, répondit Capiton avec son plus beau sourire. En ce qui me concerne, Gavril Andréitch, c’est avec grand plaisir que je prendrai femme.

– Parfait ! répliqua Gavril en songeant à part soi : « Y a pas à dire, le gaillard s’exprime bien. » Mais, reprit-il à haute voix, je ne sais si la personne qu’on te destine te conviendra.

– Qui est-ce donc, si vous me permettez cette question ?

– Tatiana.

– Tatiana ! s’exclama Capiton en sursautant, les yeux écarquillés.

– Qu’est-ce qui te prend ? Est-ce que par hasard la donzelle ne serait pas du goût de monsieur ?

– Mais si, Gavril Andréitch, c’est une brave fille, pas fière et qui ne rechigne pas à l’ouvrage. Seulement vous savez bien que cet animal, ce loup-garou des steppes…

– Je sais, mon ami, je sais, interrompit le majordome avec dépit ; mais puisque…

– Mais voyons, Gavril Andréitch, il me tuera, pour sûr, il m’écrasera comme une mouche. Regardez voir un peu ses bras, on dirait ceux de Minine et Pojarski[2] ! Il frappe comme un sourd qu’il est et il n’entend pas résonner les coups qu’il porte. Il joue de ses poings comme un homme qui les agiterait dans son sommeil. Et pas moyen de lui faire entendre raison, il est encore plus bête que sourd. C’est une brute, une bûche, un soliveau… Qu’ai-je fait pour subir les coups d’un monstre pareil ?… Bien sûr, je ne suis plus ce que j’étais autrefois, j’en ai vu de toutes les couleurs, je suis décati, désétamé comme une vieille casserole ; pourtant, après tout, je suis un être humain et non un vil ustensile !

– Allons, allons, pas tant de beaux mots !

– Seigneur, mon Dieu, continua de plus belle le savetier déchaîné, n’y aura-t-il donc jamais de fin à mes misères ? A-t-on jamais vu un sort comme le mien ? Battu dans mon enfance par mon maître allemand, battu à la fleur de mes ans par mes compagnons d’infortune, et réduit dans mon âge mûr…

– As-tu fini, âme de filasse ? put enfin placer le majordome.

– Permettez, Gavril Andréitch, ce n’est pas tant les coups que je crains. Qu’on me corrige en douce et qu’on me traite bien en public, je n’en reste pas moins quelqu’un. Mais qu’un animal, une brute se permette…

– Assez comme ça. Va te faire fiche ! dit Gavril impatienté.

Capiton fit demi-tour.

– À supposer qu’il ne soit pas là, cria le majordome sur ses talons, tu consens au mariage ?

– J’y donne mon entier consentement, déclara Capiton, que sa faconde n’abandonnait point même dans les moments les plus critiques.

Et il quitta la place.

« Allons, décida Gavril après avoir mainte et mainte fois arpenté sa chambre, faisons toujours venir Tatiana. »

Au bout de quelques instants la blanchisseuse apparut et s’arrêta, intimidée, sur le seuil de la porte.

– Que désirez-vous, Gavril Andréitch ? demanda-t-elle d’une voix craintive.

Gavril la considéra un bon moment en silence, puis lui dit :

– Veux-tu te marier, Tatiana ? Notre dame t’a trouvé un fiancé.

– Je ne dis pas non, Gavril Andréitch… Mais qui cela ? ajouta-t-elle timidement.

– Capiton, le cordonnier.

– Entendu.

– C’est un homme d’une conduite un peu légère, mais notre dame compte sur toi pour lui faire perdre ses mauvaises habitudes.

– Entendu.

– Le malheur, c’est que ce maudit sourd te fait les yeux doux. Comment t’y es-tu prise pour ensorceler un ours pareil ! Il est dans le cas de t’assommer, l’animal !

– Oh pour sûr, il me tuera, Gavril Andréitch.

– Hum ! c’est ce que nous verrons… Mais comme tu as l’air sûre de ton fait. Est-ce qu’il aurait le droit de te tuer ?

– Je n’en sais rien, Gavril Andréitch.

– Tu ne lui as pas fait de promesse, au moins ?

– Que voulez-vous dire ?

– Innocente créature ! murmura l’intendant après un silence… Allons, c’est bien, reprit-il, nous reparlerons de cette affaire. Pour le moment tu peux te retirer. Tu es une brave fille, à ce que je vois.

Tatiana s’appuya un instant à la porte et disparut.

– Bah ! se dit le majordome, peut-être que dès demain notre dame aura oublié ce projet de mariage !… Et puis après tout, on peut venir à bout du gaillard. La police n’est pas faite pour les chiens !… Oustinia Fiodorovna, cria-t-il à sa femme d’une voix de stentor, si c’était un effet de votre bonté de me servir le samovar, hein, qu’en pensez-vous, ma respectable moitié ?

Tatiana ne quitta guère la lingerie ce jour-là : elle versa quelques larmes, les essuya et se remit à son travail. Quant à Capiton, il s’installa jusqu’à la nuit close au cabaret avec un compagnon à la mine terreuse. Il lui raconta avec force détails qu’il avait servi à Pieter un maître qui était certes la crème des hommes mais qui, entre autres défauts, tenait ses gens de trop court tout en levant le coude lui-même et en courant furieusement le beau sexe… Le ténébreux compagnon se contentait de soutenir l’entretien par monosyllabes ; mais lorsque Capiton en vint à déclarer que, par suite d’un fatal incident, il songeait à se suicider le lendemain, le lugubre personnage lui fit observer qu’il était temps d’aller se coucher. Et tous deux se séparèrent en silence et sans aménité.

Cependant l’espoir de Gavril ne se réalisa point. La vieille dame avait tellement pris à cœur son projet de mariage qu’elle en parla toute la nuit à une de ses femmes, spécialement chargée de la distraire durant ses heures d’insomnie et forcée en conséquence de dormir le jour, comme ces cochers de fiacre qui n’exercent leur métier qu’après le coucher du soleil. Le lendemain matin, dès que le majordome vint lui faire son rapport :

– Eh bien, s’informa-t-elle, comment va notre mariage ?

Bien entendu, l’autre répondit que tout allait pour le mieux et que, le jour même, Capiton viendrait lui faire ses remerciements.

Un peu indisposée, la veuve ne retint pas longtemps Gavril, qui, aussitôt rentré chez lui, convoqua un conseil extraordinaire. L’affaire était épineuse. Tatiana certes ne faisait aucune objection ; mais Capiton déclarait à qui voulait l’entendre qu’il n’avait qu’une tête, qu’il n’en avait pas deux, qu’il n’en avait pas trois… ; quant à Gérasime, posté sur le seuil du pavillon des servantes, il jetait des regards farouches à tous les passants et semblait avoir vent du complot qui se tramait contre lui. À ce conseil assistait notamment un vieux sommelier, le père La Queue, dont on prenait toujours l’avis avec une déférence particulière mais dont on n’obtenait jamais que des « oui, évidemment, bien sûr. » On résolut dès l’abord d’enfermer pour plus de sûreté Capiton dans le cabinet du filtre à eau. Une longue délibération suivit. Le plus simple évidemment était de recourir à la force. Tout le monde en convint, mais cela ferait du bruit, la maîtresse s’inquiéterait, demanderait des explications. Non, décidément, il n’y fallait pas songer. Enfin, après de longs débats, on trouva un adroit expédient. On se souvint que Gérasime avait une horreur profonde pour les ivrognes. Lorsqu’il était en faction au portail, il détournait la tête avec dégoût dès qu’il voyait un pochard cheminer en trébuchant et la casquette sur l’oreille. On engagea donc Tatiana à simuler devant Gérasime la démarche vacillante d’une personne prise de boisson. Après de longues hésitations, la pauvre fille, convenant qu’elle ne saurait autrement se défaire de son adorateur, finit par consentir à ce subterfuge. Et l’on délivra Capiton, qui après tout avait voix au chapitre.

Gérasime cependant, assis sur une borne près du portail, taquinait rageusement la terre de sa pelle. De tous les coins, de toutes les fenêtres aux stores baissés des regards le guettaient. Il donna pleinement dans le panneau. Dès qu’il aperçut Tatiana, il lui adressa un signe de tête amical accompagné d’un de ses grognements habituels ; mais en l’examinant de plus près il sursauta, jeta sa pelle et vint coller son visage droit contre celui de la jeune fille qui, tremblante de peur, ferma les yeux et chancela encore davantage… Il la prit par la main, la traîna à travers toute la cour, entra avec elle dans la chambre où était réuni le conseil et la jeta prête à défaillir du côté de Capiton. Il l’observa quelques instants ; puis, après un sourire amer et un geste de dépit, il regagna d’un pas lourd son réduit, où il se tint enfermé durant vingt-quatre heures. Le piqueur Antipe raconta plus tard qu’il était allé l’épier par une fente de la porte : assis sur son lit, le visage entre les mains, Gérasime chantait doucement, c’est-à-dire qu’il grommelait, secouait la tête et se balançait en cadence comme le font les voituriers et les haleurs quand ils entonnent une de leurs mélancoliques complaintes ; sentant le cœur lui serrer à ce spectacle, Antipe s’était précipitamment retiré.

Lorsque, le lendemain, Gérasime sortit de son repaire, on ne remarqua en lui aucun changement notable. Il paraissait toutefois plus revêche encore que de coutume et n’accorda pas la moindre attention ni à Tatiana ni à Capiton. Le soir même, les fiancés se présentèrent chez leur maîtresse, portant sous le bras les deux oies qu’ils devaient offrir suivant l’usage. La noce se fit la semaine suivante. Ce jour-là Gérasime remplit, comme si de rien n’était, sa tâche accoutumée ; seulement il ne rapporta pas une goutte d’eau de la rivière, car il avait brisé son tonneau en route, et quand, à la nuit tombante, il se mit à étriller son cheval, le chétif animal tourbillonnait sous cette poigne de fer comme un fétu sous la tempête.

Ceci se passait au printemps. Une année encore s’écoula, au cours de laquelle Capiton perdit toute retenue et se vit finalement relégué dans une terre de sa maîtresse perdue au fond de la province. Sa femme dut partager son triste sort. Le jour du départ, il fit d’abord le fanfaron, assurant que si même on l’envoyait dans ces contrées chimériques où après avoir fait la lessive, les lavandières posent leur battoir sur le bord du ciel, il n’en perdrait pas le nord pour autant. Mais bientôt sa bonne humeur l’abandonna, il se plaignit amèrement d’être désormais contraint à vivre parmi des manants et des rustres. Enfin il tomba dans un tel état de prostration qu’il n’eut même pas la force de mettre sa casquette ; une âme charitable la lui enfonça jusqu’aux yeux et prit soin de ramener ensuite la visière en bonne et due place.

Le convoi était prêt à partir ; les paysans prenaient déjà leurs rênes et n’attendaient plus pour se mettre en route que le traditionnel mot d’ordre : « À la garde de Dieu ! » Soudain Gérasime sortit de son repaire, s’approcha de Tatiana et lui fit présent d’un fichu de coton rouge qu’il avait acheté à son intention un an auparavant. La malheureuse, si indifférente jusque-là à toutes les vicissitudes de son existence, ne put cette fois retenir ses larmes et, en bonne chrétienne, embrassa par trois fois son adorateur. Gérasime voulait la reconduire jusqu’à la barrière ; il chemina quelque temps à côté du chariot où elle avait pris place ; mais, parvenu au Gué de Crimée il eut un grand geste de découragement et s’en revint le long de la berge.

C’était le soir. Il marchait à pas lents, les yeux fixés sur la rivière… Soudain il lui sembla qu’un être vivant se débattait dans la vase près du rivage. Il se pencha et distingua un petit chien blanc moucheté de noir qui, tremblant de ses pauvres membres, s’épuisait en efforts infructueux pour sortir de l’eau. Gérasime étendit la main, le saisit, le plaça sur sa poitrine et revint au logis à pas précipités. Arrivé dans sa chambre, il déposa la bestiole sur son lit, l’enveloppa dans sa lourde houppelande, puis courut chercher une botte de paille à l’écurie, une tasse de lait à la cuisine. Il revint, rejeta doucement la houppelande, étala la paille sur le lit, présenta le lait à la pauvre bête qu’il venait de sauver. C’était une chienne qui n’avait pas plus de trois semaines et ne savait pas encore laper la boisson ; elle frissonnait et clignait de ses petits yeux qui venaient à peine de percer et dont l’un paraissait plus grand que l’autre. Entre deux doigts Gérasime lui prit délicatement la tête, lui inclina le museau sur le lait. La chienne se mit à boire avec rapidité, s’ébrouant, s’engouant, tressaillant. Gérasime, la figure épanouie, ne se lassait pas de la regarder. Toute la nuit il fut occupé d’elle : il l’essuyait, la couchait, la dorlotait et finalement il s’endormit près d’elle d’un sommeil paisible et joyeux.

Une mère n’a pas plus de sollicitude pour son enfant que Gérasime n’en eut pour son élève, qui pendant quelque temps parut fort chétive et fort laide ; mais elle se remit peu à peu et, grâce aux soins incessants de son sauveur, se transforma au bout de quelque huit mois en une belle épagneule, aux oreilles longues, à la queue touffue relevée en trompette, aux grands yeux expressifs. Elle s’attacha passionnément à Gérasime, qu’elle suivait partout pas à pas en frétillant de la queue. Sachant, comme tous les muets, qu’il attirait l’attention par ses meuglements, il balbutia ces deux syllabes : « Mou-mou », et la chienne comprit qu’elle devait répondre à ce nom. Les gens de la maison l’appelèrent Moumoune et la prirent eux aussi en affection. Très intelligente, très caressante pour tous, elle n’aimait vraiment que Gérasime, qui de son côté était fou de cette bête et, soit crainte soit jalousie, ne pouvait voir sans dépit les autres domestiques la cajoler. Tous les matins Moumou le réveillait en le tirant par un pan de sa houppelande, lui amenait par la bride le vieux cheval de trait avec qui elle vivait en bonne intelligence, puis l’accompagnait gravement à la rivière, gardait sa pelle et son balai et ne permettait à personne d’approcher de sa chambre. Il avait pratiqué une ouverture dans la porte : dès que Moumou s’y était coulée, elle sautait gaillardement sur le lit, comme si en ce lieu seul elle se sentait pleinement maîtresse de ses actes. Elle ne dormait point de la nuit, mais n’avait garde d’aboyer sans raison comme ces absurdes mâtins qui, posés sur leur train de derrière, le museau en l’air et l’œil à demi-clos, aboient aux étoiles par ennui et d’ordinaire trois fois de suite. Non, Moumou n’élevait sa voix grêle que dans les cas graves : lorsqu’un étranger s’approchait du mur, lorsqu’elle percevait quelque bruit insolite. Bref c’était une parfaite gardienne. À vrai dire il y avait dans la cour un autre chien, vieil animal jaune tacheté de fauve, qui répondait au nom de Sabot, mais on le tenait toujours à la chaîne, même la nuit et son grand âge ne lui permettait pas de réclamer quelque liberté : pelotonné dans sa niche, il ne faisait entendre que de rares et brefs jappements, dont il semblait comprendre la parfaite inutilité… Moumou ne pénétrait jamais dans les appartements : lorsque Gérasime allait y porter du bois, elle l’attendait sur le perron, dressant l’oreille, tournant la tête tantôt à droite tantôt à gauche au moindre bruit qu’elle percevait derrière la porte…

Une année se passa de la sorte et Gérasime paraissait très content de son sort quand survint un événement inattendu. Par une belle journée d’été la vieille dame faisait les cent pas dans son salon entourée de ses dames de compagnie. Fort bien disposée ce jour-là, elle riait, plaisantait, et ses obséquieuses commensales l’imitaient – non sans appréhension, car malheur à qui n’eût point répondu par un enjouement immédiat et total à ces élans de gaieté, qui d’ailleurs cédaient bientôt la place à une humeur sombre et atrabilaire ! Mais, ce matin-là, tout semblait sourire à la capricieuse personne. Au saut du lit, comme d’habitude, elle s’était tiré les cartes et avait réuni du premier coup quatre valets dans son jeu, ce qui lui présageait l’accomplissement de tous ses désirs. Puis son thé lui avait paru d’une saveur exquise, ce qui valut à la femme de chambre quelques mots de louange et une gratification de dix kopeks. Un sourire doucereux flottait donc sur ses lèvres ridées tandis qu’elle allait et venait dans son salon. Elle s’approcha d’une fenêtre qui donnait sur un parterre. Au beau milieu de ce parterre Moumou, couchée sous un rosier, rongeait consciencieusement un os. Dès qu’elle l’aperçut :

– Seigneur, mon Dieu, s’écria-t-elle, un chien ! À qui est-il donc ?

La suivante à qui elle s’adressait éprouva l’embarras d’un subalterne qui ne sait trop comment interpréter la pensée de son chef.

– Je… ne sais, murmura-t-elle, je crois que c’est au muet.

– Mais vraiment, reprit la dame, c’est une charmante petite bête. Vite, qu’on me l’apporte ! Y a-t-il longtemps qu’il la possède ? Comment se fait-il que je ne l’aie pas encore aperçue ? Vite, dites qu’on me l’apporte.

La dame de compagnie se précipita dans le vestibule.

– Stépane, s’écria-t-elle, dépêchez-vous d’aller chercher Moumou ! Elle est dans le jardin.

– Ah ! on l’appelle Moumou, s’écria la vieille dame. C’est un joli nom.

– Oui, n’est-ce pas, s’empressa d’acquiescer la dame de compagnie. Vite, Stépane, vite !

Stépane, un robuste gaillard qui exerçait les fonctions de valet de chambre, se précipita dans le jardin et avança la main pour saisir Moumou, mais l’agile petite bête lui glissa entre les doigts et, la queue dressée, courut se réfugier près de son maître occupé en ce moment à nettoyer son baril, qu’il tournait comme s’il n’eût eu entre les mains qu’un tambour d’enfant. Stépane courut après la chienne et de nouveau voulut s’emparer d’elle aux pieds mêmes de son maître ; mais de nouveau Moumou lui échappa. Elle sautillait, se débattait, au grand amusement de Gérasime qui contemplait ce spectacle avec un sourire ironique. Stépane agacé lui fit comprendre par signes qu’il agissait sur l’ordre de leur maîtresse. Gérasime, fort surpris, souleva Moumou et la remit à Stépane, qui se hâte d’aller la déposer sur le parquet du salon. La dame aussitôt de l’appeler à elle d’une voix caressante ; mais la pauvre bête, effarouchée par ce luxe inconnu, tenta de s’esquiver ; repoussée par l’officieux Stépane, elle se tapit, toute tremblante, contre le mur.

– Moumou, Moumou, viens près de moi, viens près de ta maîtresse, lui dit la dame. Mais viens donc, petite sotte, n’aie pas peur.

– Allons, Moumou, viens donc, répétèrent à l’envi les suivantes.

Moumou jetait des regards inquiets autour d’elle et ne quittait point sa place.

– Apportez-lui quelque chose à manger, dit la dame. Voyez-moi la petite sotte ! De quoi donc a-t-elle peur ?

– Elle n’est pas encore apprivoisée, insinua d’une voix mielleuse une des caméristes.

Stépane apporta une soucoupe remplie de lait, mais Moumou ne daigna même pas la flairer et trembla de plus belle.

– Ah, la niaise ! dit la dame en s’approchant d’elle et en se baissant pour la caresser.

D’un geste convulsif Moumou détourna la tête et montra les dents. La dame se hâta de retirer sa main… Il y eut un moment de silence. Moumou poussa un léger cri comme pour se plaindre ou pour s’excuser. La dame, soudain renfrognée, s’éloigna : le brusque mouvement de la chienne lui avait fait peur.

– Ah, mon Dieu, s’écrièrent à l’envi ses parasites, vous aurait-elle mordue ?

De sa vie, l’innocente Moumou n’avait mordu personne !

– Emportez-la ! s’écria la vieille dame d’une voix changée. La vilaine bête, comme elle est méchante !

Et tournant lentement sur elle-même, elle se dirigea vers son boudoir. Ses compagnes échangèrent un coup d’œil perplexe et firent mine de la suivre. Mais arrivée à la porte, elle s’arrêta et les foudroyant d’un regard glacial :

– Que voulez-vous ? leur dit-elle. Vous ai-je priées de me suivre ?

Et elle disparut. Aux gestes impérieux des dames de la suite Stépane comprit qu’il fallait emmener Moumou et s’en fut la jeter tout droit aux pieds de Gérasime. Une demi-heure plus tard, un silence profond régnait dans la maison et la vieille dame, immobile sur son canapé, semblait plus sombre qu’une nuée d’orage. Qu’il faut peu de chose parfois pour bouleverser une nature humaine !

La méchante humeur de la dame la poursuivit toute la journée : elle ne joua point aux cartes et n’adressa la parole à personne. La nuit venue, elle ne put trouver le sommeil. L’eau de Cologne qu’on lui apporta n’était pas, à l’en croire, celle dont elle se servait habituellement ; puis son oreiller avait une odeur de savon ; la femme de charge dut flairer tout le linge avant de trouver une taie qui lui convînt. Bref la délicate personne avait ses « nerfs ». Le lendemain matin elle fit appeler Gavril une heure plus tôt que de coutume.

– Dis-moi, s’écria-t-elle, dès qu’elle le vit franchir non sans appréhension le seuil de son boudoir, quel est ce chien qui a aboyé toute la nuit et qui m’a empêchée de dormir ?

– Un chien ?… Je ne sais trop, répondit Gavril d’une voix mal assurée. À moins que ce ne soit celui du muet…

– Je me soucie peu qu’il appartienne au muet ou à quelqu’un d’autre. Ce que je sais, c’est qu’à cause de lui je n’ai pas pu fermer l’œil. Je ne comprends vraiment pas ce que font ici tous ces chiens. N’avons-nous déjà pas un chien de garde ?

– Que si, le vieux Sabot.

– Pourquoi donc en prendre encore un ? Voilà ce que j’appelle du désordre. Décidément il manque une tête dans cette maison. Et pourquoi le muet a-t-il un chien ? qui le lui a permis ? Hier, je me suis approchée de la fenêtre ; cette vilaine bête était sous mes rosiers en train de ronger je ne sais quelle horreur…

Après un instant de silence, la dame ajouta :

– Que ce chien disparaisse aujourd’hui même… C’est compris ?

– Parfaitement.

– Aujourd’hui même… Et maintenant retire-toi. Tu me feras ton rapport plus tard.

Gavril sortit. Dans le petit salon, il transporta pour la bonne règle la sonnette d’un guéridon sur un autre ; dans le grand salon, il moucha en sourdine son nez de canard ; dans l’antichambre il découvrit Stépane qui dormait sur un coffre, ses pieds nus sortant de dessous le surtout qui lui servait de couverture, tel qu’on représente les guerriers tués sur les tableaux de bataille. Il le réveilla et lui donna à voix basse un ordre auquel le valet répondit par un son qui tenait du bâillement et de l’éclat de rire. Tandis que le majordome s’éloignait, Stépane sauta à bas de son coffre, revêtit son caftan, chaussa ses bottes et alla se poster près de la porte. Cinq minutes plus tard, Gérasime parut portant une énorme charge de bois, car été comme hiver la vieille dame voulait qu’il y eût du feu dans sa chambre et dans son boudoir. La fidèle Moumou, qui l’accompagnait, s’arrêta sur le seuil. Cependant Gérasime s’enfonça avec son fardeau dans les appartements après avoir poussé la porte de l’épaule, mouvement qui déroba Stépane à sa vue. Alors le rusé valet fondit sur la chienne comme le vautour sur un poulet, l’étourdit en la pressant de sa poitrine contre le sol, puis l’étreignant dans ses bras, il sortit au galop sans même prendre sa casquette, se jeta dans le premier fiacre venu et se fit conduire aux Halles. Là il eut tôt fait de vendre la chienne pour une pièce de cinquante kopeks, à la condition expresse qu’on la tiendrait à l’attache pendant au moins huit jours. Il remonta sur-le-champ dans son fiacre, mais il le quitta à quelque distance de la maison, ne voulant pas s’exposer à rencontrer Gérasime au portail ; enfilant une venelle qui longeait les derrières de l’hôtel, il opéra sa rentrée en escaladant la clôture.

Précaution bien inutile : Gérasime n’était pas là. En sortant des appartements, il n’avait plus retrouvé Moumou ; ne se souvenant point qu’elle se fût jamais écartée du seuil où elle l’attendait, il s’était aussitôt mis à sa recherche, l’appelant à sa manière, courant de côté et d’autre, dans sa chambre, dans le grenier à foin, jusque dans la rue : point de Moumou. En désespoir de cause Gérasime s’adressa aux autres domestiques, leur demandant par signes s’ils n’avaient point vu sa chienne : il la dépeignait naïvement avec ses doigts, posait sa main à quelques pouces au-dessus du sol, etc. Les uns, ignorant ce qui s’était passé, secouaient la tête ; les autres, au fait de l’aventure, riaient dans leur barbe. Le majordome prit ses grands airs et se mit à crier contre les cochers. Alors Gérasime, n’y tenant plus, se sauva pour ne rentrer qu’à la nuit. Son visage abattu, sa démarche incertaine, ses vêtements poussiéreux laissaient entendre qu’il avait parcouru la moitié de Moscou. Il s’arrêta devant les fenêtres de la maison, jeta un regard sur le perron où se trouvaient réunis une demi-douzaine de valets et meugla encore une fois : « Mou-mou !… » Moumou ne répondit pas. Alors il s’éloigna. Tous le suivaient des yeux, mais personne n’osa ni sourire ni même souffler mot… Le lendemain l’indiscret Antipe raconta à la cuisine que le muet n’avait fait que geindre toute la nuit.

Ce jour-là Gérasime ne parut pas, au grand déplaisir du cocher Potape qui dut aller à sa place faire la provision d’eau. La dame demanda à Gavril s’il s’était souvenu de ses ordres et le compère s’empressa de répondre qu’ils étaient exécutés. Le jour suivant, Gérasime sortit de sa retraite et reprit son travail. Il vint dîner avec ses camarades puis se retira sans saluer personne. Son visage naturellement dépourvu d’expression, comme celui de tous les sourds-muets, semblait à présent pétrifié. Après le dîner il sortit de nouveau, mais ne resta pas longtemps dehors ; aussitôt rentré, il se réfugia dans le grenier. La nuit vint, une nuit de lune, claire et sereine. Couché sur le foin, Gérasime dormait d’un sommeil agité, respirant avec peine et se retournant à chaque instant. Tout à coup il lui sembla qu’on le tirait par un pan de sa houppelande ; il tressaillit mais ne leva pas la tête et ferma même les yeux. Mais le tiraillement recommence de plus belle ; Gérasime bondit de sa couche et… reconnaît Moumou, un bout de corde brisé à son cou. Un long cri de joie s’échappe de sa poitrine muette : il serre dans ses bras sa fidèle chienne, qui lui lèche follement les yeux, le nez, la barbe, la moustache…

Après avoir cédé à cet élan de bonheur, Gérasime se prit à réfléchir, puis il descendit du grenier avec circonspection et voyant que personne ne l’observait, regagna son gîte sans encombre. Il avait déjà deviné que Moumou ne s’était point échappée, mais qu’on la lui avait enlevée sur l’ordre de sa maîtresse à qui elle avait montré les dents, comme certains de ses compagnons le lui avaient fait comprendre par gestes. Il fallait donc prendre des mesures de sûreté. Il lui donna d’abord quelques bouchées de pain, la caressa, la coucha sur son lit, puis après avoir songé de longues heures au meilleur moyen de la dérober aux regards, il résolut de la garder tout le jour enfermée dans sa chambre, en l’allant voir de temps à autre, et de ne la faire sortir que pendant la nuit. Il boucha avec un vieux caftan l’ouverture qu’il avait pratiquée à sa porte pour Moumou, et à peine le jour commençait-il à poindre qu’il descendit dans la cour comme si de rien n’était, affectant même – ruse bien innocente – la même tristesse morne que la veille. Le pauvre muet ne se doutait guère que les aboiements de Moumou la trahiraient. Bientôt en effet les domestiques connurent le secret de Gérasime ; mais, soit pitié, soit crainte, ils n’en laissèrent rien paraître. Le majordome se gratta bien la tête, mais résolut de laisser aller les choses : « Tant pis, à la garde de Dieu ! Peut-être que notre dame n’en saura rien. » Gérasime travailla ce jour-là avec une ardeur extraordinaire : il nettoya toute la cour, sarcla tout le jardin, enleva les pieux de la clôture pour s’assurer de leur solidité et les replanta avec soin. Il se donna tant de peine que la dame elle-même remarqua son zèle. Une ou deux fois dans le cours de la journée il alla voir à la dérobée sa chère recluse ; la nuit venue, il se coucha non point au grenier mais auprès d’elle et attendit une heure passée pour l’emmener respirer l’air frais. Il la promenait depuis un certain temps et se disposait à rentrer quand un bruit confus s’éleva dans la venelle. Moumou dressa les oreilles, s’approcha de la clôture, flaira le sol et lança un aboiement perçant : un ivrogne s’était couché au pied de la palissade pour y passer la nuit.

En ce moment la dame venait de s’endormir après une longue crise nerveuse, une de ces crises qui la prenaient d’ordinaire après un souper trop substantiel. Les aboiements subits de la chienne la réveillèrent en sursaut ; elle sentit son cœur battre violemment puis défaillir.

– Au secours, au secours ! gémit-elle.

Ses femmes accoururent tout effarées.

– Ah je me meurs, soupira-t-elle en se tordant les mains. Encore ce chien, cet affreux chien i… Qu’on appelle le docteur. On veut me tuer. Ah, ce chien ! Ah !

Et, prête à rendre l’âme, elle rejeta la tête en arrière.

On courut chercher le docteur, c’est-à-dire le « guérisseur » Chariton. Ce personnage, dont tout l’art consistait à porter des bottes à semelles fines, à dormir quatorze heures sur vingt-quatre et à soupirer les dix autres, à tâter délicatement le pouls de sa noble maîtresse et à lui administrer à tout bout de champ des gouttes de laurier-cerise, ce personnage donc accourut précipitamment, commença par faire brûler des plumes pour tirer la malade de sa pâmoison ; puis, dès qu’il la vit rouvrir les yeux, il lui présenta sur un plateau d’argent un verre de la fameuse panacée.

Quand la noble dame eut avalé cette potion, elle recommença d’une voix larmoyante à se plaindre du chien, de Gavril, de son malheureux sort. « Pauvre vieille que je suis, gémissait-elle, tout le monde m’abandonne, personne n’a pitié de moi, on n’aspire qu’à me voir mourir ! » Cependant l’infortunée Moumou ne se taisait toujours point et Gérasime essayait en vain de l’éloigner de la palissade.

– Encore… encore ! balbutia la malade en roulant des yeux égarés.

Le guérisseur murmura quelques mots à l’oreille d’une femme de chambre. Celle-ci courut dans l’antichambre éveiller Stépane, qui courut éveiller Gavril, lequel dans le feu du premier mouvement mit sur pied toute la maison.

Gérasime en se retournant vit des lumières trembloter, des ombres circuler derrière les fenêtres. Il pressentit un malheur, prit Moumou sous son bras, s’enfuit dans son repaire et s’y enferma. Quelques instants plus tard cinq escogriffes essayaient en vain d’enfoncer sa porte : le verrou ne céda point. Gavril accourut en proie à une agitation extrême et leur ordonna de rester là en faction jusqu’au matin ; puis il se précipita dans la chambre des suivantes et, par l’entremise de la première camériste, Lioubov Lioubimovna, avec qui il dérobait le thé, le sucre et les épices de la maison, il fit dire à sa patronne que la misérable chienne était en effet revenue, mais que le lendemain elle ne serait plus de ce monde ; il suppliait donc son excellente maîtresse de se tranquilliser. Malgré ce message rassurant, l’excellente maîtresse ne se fût sans doute point tranquillisée de sitôt si le guérisseur ne lui avait par mégarde versé quarante gouttes de laurier-cerise au lieu de douze : au bout d’un quart d’heure elle s’endormit donc d’un sommeil de plomb, cependant que Gérasime, le visage défait, serrait sur son lit le museau de Moumou.

Le lendemain, la dame s’éveilla tard. Gavril attendait son réveil pour donner l’ordre d’enlever le fort de Gérasime, tout en se préparant lui-même à subir un orage. Mais l’orage n’éclata point. La veuve fit appeler sa favorite.

– Lioubov Lioubimovna, commença-t-elle de cette voix alanguie qu’elle aimait à prendre quand, à l’extrême confusion de ses gens, elle se faisait passer pour une pauvre martyre délaissée, vous voyez, ma chère, dans quel état je suis. Allez, je vous en supplie, trouver Gavril Andréitch, parlez-lui. Le premier chien venu lui est-il vraiment plus cher que la tranquillité, que la vie même de sa maîtresse ?… Non, je ne veux pas le croire, ajouta-t-elle avec un profond sentiment de tristesse. Allez, ma bonne, rendez-moi ce service.

Lioubov Lioubimovna s’en alla incontinent trouver le majordome. Quelles furent leurs réflexions ? On ne sait. Mais quelques instants plus tard, tous les domestiques se dirigèrent vers le réduit de Gérasime. À leur tête s’avançait Gavril, retenant d’une main sa casquette, bien qu’il n’y eût pas l’ombre de vent ; près de lui marchaient les laquais et les gâte-sauce ; une bande de galopins, dont une bonne moitié venait du dehors, gambadaient et grimaçaient à l’arrière ; de sa fenêtre le père La Queue commandait la marche, c’est-à-dire qu’il se contentait d’agiter les bras. Sur l’étroit escalier qui menait à la cellule de Gérasime, un homme se tenait en sentinelle ; deux autres, armés de bâtons, montaient la garde à la porte. Quand on eut solidement occupé l’escalier, Gavril s’approcha de la porte, la frappa du poing et cria :

– Ouvre !

On perçut un aboiement étouffé ; mais de réponse, point.

– Ouvre, qu’on te dit ! hurla de plus belle le majordome.

– Gavril Andréitch, lui cria d’en bas Stépane, n’oubliez pas qu’il est sourd, il ne vous entend point !

Tout le monde éclata de rire.

– Comment faire, alors ? riposta d’en haut Gavril.

– Y a un trou dans la porte ; passez-y votre bâton et agitez-le.

Gavril se pencha.

– Il l’a bouché avec son caftan.

– Eh bien poussez-le en dedans, le caftan.

Un second aboiement contenu s’éleva.

– Tiens, v’là la bête qui se dénonce elle-même, fit remarquer un des assaillants ; et ce fut de nouveau un éclat de rire général.

Gavril se gratta la nuque.

– Ma foi, décida-t-il, j’aime autant que tu le pousses toi-même.

– Comme vous voudrez.

Stépane escalada l’escalier, enfonça son bâton dans le trou et l’agita en criant :

– Sors donc, sors donc !

Tout à coup la porte s’ouvrit brusquement et toute la valetaille, Gavril en tête, prit ses jambes à son cou. Le père La Queue ferma sa fenêtre.

– Holà : cria Gavril quand il se retrouva dans la cour. Faudrait voir à pas faire le malin !

Immobile sur le seul de son gîte, Gérasime, les mains sur les hanches, considérait la troupe qui se pressait au bas de l’escalier ; en face de ces faquins engoncés dans des habits à l’européenne, sa solide carrure et son ample blouse rouge lui donnaient des airs de géant.

Gavril fit un pas en avant.

– Tâche de filer doux, hein !

Et il se mit à lui expliquer par signes que leur maîtresse exigeait qu’il se défît sur l’heure de sa chienne : en cas de refus, gare !

Gérasime le regarda, puis montra du doigt Moumou, promena sa main autour de son cou comme s’il y passait une corde et interrogea du regard le majordome.

– Oui, oui, c’est cela, confirma Gavril en hochant le chef.

Gérasime baissa la tête, puis, la relevant brusquement, il désigna encore une fois Moumou qui pendant cet étrange colloque était restée près de lui, agitant innocemment la queue et dressant l’oreille avec curiosité, répéta le signe qu’il avait déjà fait autour de son cou, se frappa violemment la poitrine comme pour signifier qu’il se chargeait lui-même de l’exécution.

– Qui me dit que tu tiendras ta promesse ? objecta Gavril, en s’aidant toujours de signes.

Gérasime le regarda fixement avec un sourire de mépris, se frappa de nouveau la poitrine, et rentra dans sa cellule, dont il referma bruyamment la porte.

Sans mot dire, les assaillants échangèrent un regard.

– Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria enfin Gavril. Il s’est renfermé ?

– Laissez-le tranquille, Gavril Andréitch, conseilla Stépane. Du moment qu’il vous a donné sa parole, soyez sûr qu’il la tiendra. Cet homme-là, voyez-vous, ça n’a qu’un mot, c’est pas comme nous autres, faut dire ce qu’y en est.

– Pour sûr, approuvèrent tous les valets en secouant la tête, c’est la vérité vraie.

– Oui, confirma le père La Queue, qui venait de rouvrir sa fenêtre.

– Soit, dit Gavril, mais nous n’en devons pas moins être sur nos gardes. Holà, Iérochka, ajouta-t-il en se tournant vers un pâle individu en casaquin jaune qui prenait le titre de jardinier, toi qui n’as rien à faire, prends un bâton, assieds-toi là et dès qu’il arrivera quelque chose, accours me prévenir.

Iérochka prit un bâton et s’installa sur la dernière marche de l’escalier. Tandis que la troupe se dispersait, à l’exception de quelques curieux et de quelques galopins, Gavril rentra à la maison où, par l’entremise de Lioubov Lioubimovna, il fit dire à la maîtresse de céans que ses volontés étaient accomplies ; à tout hasard il envoya pourtant le piqueur chercher un agent de police. La vieille dame fit un nœud à son mouchoir, y versa de l’eau de Cologne, la respira, s’en frotta les tempes, absorba une tasse de thé, et, comme elle était encore sous l’influence des gouttes de laurier-cerise, elle se rendormit.

Une heure après cette chaude alarme, Gérasime, revêtu de son caftan des dimanches et tenant en laisse Moumou apparut à la porte de son réduit. Iérochka se rangea à son approche et le laissa passer. Gérasime se dirigea vers le portail, suivi des yeux par les quelques gamins qui flânaient encore dans la cour. Il ne fit aucune attention à eux et ne mit sa casquette sur sa tête que lorsqu’il fut dans la rue. Gavril dépêcha à ses trousses Iérochka qui, le voyant entrer dans un cabaret, se posta près de là pour attendre sa sortie.

Le muet était connu dans cet établissement ; on y comprenait ses signes. Il demanda la soupe et le bœuf et s’assit les coudes sur la table. Moumou s’installa auprès de lui, le regardant de ses yeux expressifs ; son poil luisant montrait qu’elle venait d’être brossée. Quand on eut servi Gérasime, il émietta du pain dans la soupe, coupa le bœuf en petits morceaux et posa l’écuelle par terre. Moumou se mit à manger avec sa délicatesse habituelle, touchant à peine les mets du bout de son museau. Son maître la contempla longuement ; tout à coup deux grosses larmes s’échappèrent de ses yeux : l’une tomba dans la soupe, l’autre sur le front bombé de la chienne. Gérasime cacha sa figure dans ses mains. Quand elle eut avalé une demi-écuellée, la chienne s’éloigna en se pourléchant les lèvres. Gérasime se leva, paya et sortit sous le regard interdit du garçon. Dès qu’il le vit venir, Iérochka se dissimula dans un coin, pour le suivre bientôt à quelque distance.

Gérasime, tenant toujours Moumou en laisse, avançait à pas lents. Arrivé au coin de la rue, il hésita un instant puis, hâtant soudain sa marche, il se dirigea tout droit vers le Gué de Crimée. Chemin faisant, il entra dans la cour d’une maison que l’on agrandissait et en ressortit avec deux briques sous son bras. Quand il eut atteint le gué, il suivit la berge de la rivière, jusqu’à un certain endroit où il avait naguère remarqué deux barques munies de leurs avirons et amarrées à des poteaux. Il sauta dans l’une d’elles avec Moumou. Un vieux boiteux sortit d’une cabane élevée au coin d’un potager et l’interpella à grands cris, auxquels Gérasime ne répondit que par un hochement de tête. Bien qu’il eût à lutter contre le courant, il ramait si vigoureusement qu’il fut bientôt à une distance respectable du bonhomme, lequel, après s’être gratté le dos de la main gauche puis de la main droite, prit le parti de réintégrer en boitillant sa cahute.

Gérasime ramait toujours. Bientôt les dernières maisons de Moscou disparurent, cédant la place à des potagers, des champs, des prairies, des chaumières. Alors il laissa tomber ses avirons, pencha la tête sur Moumou qui s’était installée devant lui sur la banquette – car le fond était plein d’eau – et demeura un certain temps immobile, les bras croisés derrière le dos, tandis que le courant reportait peu à peu la barque en arrière. Soudain il se releva, les traits empreints d’une sauvagerie affectée, douloureuse, noua brusquement avec la laisse les deux briques qu’il avait apportées, les lia au cou de la chienne, la souleva au-dessus de la rivière, la contempla une dernière fois… Elle le regardait sans crainte aucune en agitant doucement la queue. Il détourna la tête, ferma les yeux, ouvrit les mains…

Gérasime n’entendit rien : ni le court jappement de la pauvre Moumou ni le lourd clapotis de l’eau ; le jour le plus bruyant était pour lui plus silencieux que ne l’est pour nous la nuit la plus calme. Quand il rouvrit les yeux, la rivière roulait comme auparavant ses flots calmes, de petites vagues qui semblaient se poursuivre l’une l’autre venaient comme auparavant se briser contre les flancs de la barque ; mais, loin derrière lui, de grands cercles se dessinaient près du rivage.

Iérochka, qui avait perdu de vue Gérasime, rentra faire son rapport.

– Eh bien, déclara Stépane, il va la noyer pour sûr. Avec cet homme-là, voyez-vous, quand il a promis quelque chose, on peut dormir tranquille.

On ne revit pas Gérasime de la journée. Il ne parut ni au dîner ni au souper.

– Quel drôle de corps que ce Gérasime, glapit une grosse blanchisseuse. C’est y permis de se manger les sangs pour un chien !

– Mais il était là tantôt, s’écria Stépane en s’octroyant une large portion de sarrasin.

– Pas possible ! Quand cela ?

– Y a de ça une couple d’heures, je l’ai rencontré qui franchissait le portail. Il s’en allait de nouveau je sais pas où. L’envie me démangeait de savoir ce qu’il avait fait de son chien, mais le gars n’était pas de bonne humeur. Alors, voyez-vous, histoire de me dire comme ça : fiche-moi la paix, il m’a flanqué dans les omoplates une de ces torgnoles !… Il n’y va pas de main-morte, l’animal, ajouta Stépane avec un sourire contraint en se frottant la nuque.

On se moqua de Stépane et l’on s’en fut coucher.

À cette même heure, sur la route de T***, cheminait à pas rapides une manière de géant, un sac sur l’épaule et un long bâton à la main. C’était Gérasime. Résolument, sans un regard en arrière, il s’en allait vers sa terre natale. Après voir noyé la pauvre Moumou, il était accouru en grande hâte dans sa chambre, avait fait un paquet de ses quelques hardes, se l’était jeté sur l’épaule et… adieu, je t’ai vu ! Cinq ou six lieues seulement séparaient de la grande route le domaine d’où sa maîtresse l’avait fait venir ; sûr de retrouver son chemin, il marchait avec une ardeur farouche qui tenait autant de l’allégresse que du désespoir. La poitrine dilatée, le regard ardemment fixé sur lui, il pressait le pas comme si sa vieille mère l’attendait à son foyer, comme si elle le rappelait près d’elle après des années de pérégrination. La nuit tombait, une nuit calme et tiède. À l’endroit où le soleil venait de se coucher, un dernier reflet empourprait le ciel blafard, mais à l’autre bout de l’horizon s’amoncelaient déjà des ombres grises. Les cailles courcaillaient par centaines, les râles de genêt s’appelaient sans répit. Gérasime ne pouvait les entendre, non plus que le murmure nocturne des arbres le long desquels l’emportaient ses jambes robustes, mais il reconnaissait l’arôme familier des blés qui mûrissaient dans les champs remplis d’ombre, il aspirait l’air vivace du sol natal qui, semblant venir à sa rencontre, lui caressait le visage, se jouait dans sa barbe et dans ses cheveux. Il voyait s’étendre devant lui, droite comme une flèche, la route blanchoyante, et resplendir au-dessus de sa tête les innombrables étoiles qui éclairaient sa marche. Il cheminait donc comme un lion vigoureux et hardi, et lorsque le soleil levant vint l’illuminer de ses rayons rougeâtres, trente-cinq verstes séparaient déjà de Moscou l’infatigable marcheur.

Deux jours plus tard, il rentrait dans sa cabane à l’ébahissement d’une femme de soldat qu’on y avait installée. Il se signa devant les saintes images, puis se rendit chez le staroste qui montra d’abord quelque surprise. Mais comme on était au temps de la fenaison, on lui donna une faux et Gérasime se remit de si bon cœur à l’ouvrage que ses compagnons demeuraient bouche bée devant ses coups de faux et de râteau.

Cependant à Moscou, dès le lendemain de son départ, les domestiques, intrigués se risquèrent dans sa chambre et la trouvant vide, crurent bon de prévenir Gavril. Celui-ci vint inspecter les lieux, haussa les épaules et décida que le muet avait pris la fuite ou qu’il était allé rejoindre sa sotte de chienne dans la rivière. Il fit prévenir la police de cette disparition et s’en alla en personne l’annoncer à sa maîtresse. La vieille dame se lamenta, prétendit qu’elle n’avait jamais entendu faire périr Moumou, ordonna de rechercher Gérasime coûte que coûte et lava si bien la tête à l’infortuné majordome que toute la journée celui-ci s’en alla branlant le chef et murmurant : « Eh bien !… Eh bien !… » Le père La Queue finit par le tranquilliser en lui ripostant : « Eh bien, quoi ? » Enfin on apprit par un rapport du staroste que le muet était rentré dans son village. Cette nouvelle apaisa quelque peu le courroux de la vieille dame ; sa première idée fut de faire revenir Gérasime, mais après réflexion elle déclara qu’elle n’avait nul besoin d’un pareil ingrat. Au reste, comme elle vint à mourir peu de temps après cet événement, ses héritiers se soucièrent fort peu du muet ; ils accordèrent même à tous les serfs domestiques un congé à redevance.

Ce pauvre diable de Gérasime vit encore dans sa cabane solitaire. C’est toujours le même homme, robuste, infatigable, grave et pondéré. Seulement ses voisins ont remarqué que depuis son retour il ne lève les yeux sur aucune femme et ne peut souffrir aucun chien près de lui. « C’est un bonheur pour ce gars-là, disent nos paysans, qu’il n’ait pas besoin des personnes du sexe. Et quant à un chien, qu’est-ce qu’il en ferait ? pour tout l’or du monde jamais voleur n’oserait franchir son enclos ! » Comme on le voit, la vigueur peu commune du muet est en passe de devenir légendaire.

1852.

L’AUBERGE DE GRAND CHEMIN

Sur la grande route de B., à peu près à égale distance de deux chefs-lieux de canton, se trouvait, il n’y a pas encore longtemps, une grande auberge bien connue de tous les postillons, rouliers, commis de marchands, colporteurs et en général des divers et nombreux voyageurs qui l’année durant sillonnent nos voies et nos chemins. Bien peu de personnes passaient sans faire halte devant ce tournebride ; seul parfois un somptueux carrosse, attelé de six beaux chevaux bien nourris, continuait majestueusement son chemin, ce qui n’empêchait ni le cocher ni le valet pendu aux sangles de derrière de jeter un regard attendri sur ce seuil qu’ils ne connaissaient que trop bien ; ou bien quelque pauvre hère dont la bourse de cuir ne contenait pour tout potage que trois lourdes pièces de cuivre se mettait, quand sa méchante charrette arrivait à la hauteur de la riche hôtellerie, à fouetter son bidet à bout de souffle pour aller, à l’écart du grand chemin, demander son gîte à quelque paysan qui ne pourrait lui offrir que du pain et du foin mais ne lui ferait pas payer un liard de trop, Outre sa situation avantageuse, l’auberge en question avait, pour retenir les passants, des attraits variés : de l’excellente eau dans deux puits profonds, aux roues grinçantes desquelles pendaient des seaux retenus par des chaînes de fer ; une vaste cour entourée d’une galerie couverte reposant sur de gros piliers ; de l’avoine à profusion dans le grenier ; une grande salle bien chauffée par un immense poêle russe dont les tuyaux carrelés, larges comme des épaules de paladin, invitaient à s’y étendre ; enfin deux chambrettes assez propres tendues d’un papier grenat légèrement effrangé et garnies d’un canapé en bois colorié, de quelques chaises assorties et de deux pots de géranium sur les fenêtres, dont les vitres ternies par une poussière immémoriale témoignaient d’ailleurs surabondamment que le torchon ne les touchait jamais. Et puis la forge et le moulin étaient tout près, le débit d’eau-de-vie à une portée de fusil ; la cuisinière, une grosse rougeaude, accommodait des mets gras, savoureux, abondants ; l’hôte vendait du tabac, à vrai dire mélangé de cendre, mais qui n’en picotait pas moins agréablement le nez des pratiques. Bref il y avait de bonnes raisons pour que l’auberge fût fort achalandée ; cependant, prétendait-on dans le voisinage, sa prospérité tenait surtout à l’insolent bonheur du patron, qui d’ailleurs ne le méritait guère ; mais, comme dit le proverbe, quand on naît coiffé…

L’aubergiste, qui appartenait à la classe des artisans, se nommait Nahum Ivanov ; il avait la taille plutôt courte et épaisse, les épaules larges, la tête grosse et ronde, les cheveux ondulés et grisonnants, bien qu’il accusât quarante ans à peine, le visage plein et frais, le front bas et blanc, de petits yeux d’un bleu clair, le regard en dessous mais impudent, rencontre fort rare. Il tenait la tête toujours penchée et ne la tournait qu’avec peine, ayant sans doute le cou trop court ; il marchait vite en laissant, pour tout geste, ballotter ses poings fermés. Quand il souriait, et il souriait souvent mais sans rire et comme en cachette, ses lèvres rouges s’entr’ouvraient désagréablement sur une rangée de dents fort blanches et fort serrées. Il parlait d’une voix saccadée, revêche. Il se rasait mais s’habillait encore à la russe, portant d’ordinaire un long caftan râpé, une large culotte et des souliers à même ses pieds nus. Il faisait de fréquentes absences pour ses affaires et il en avait de toutes sortes, telles que le maquignonnage, affermage de terrains, cultures maraîchères, achat de fruits en gros et autres opérations commerciales. Mais ces absences ne se prolongeaient jamais longtemps : comme l’épervier auquel il ressemblait par son regard, il revenait promptement au nid. Et ce nid il s’entendait à le tenir en bon ordre : il avait l’œil et l’oreille à tout, prenant lui-même les ordres des pratiques, livrant lui-même les denrées nécessaires à leur exécution, veillant lui-même au règlement de comptes sans faire jamais à personne ni tort ni grâce d’un liard.

Les voyageurs ne conversaient guère avec notre homme et lui-même n’aimait pas à perdre le temps en paroles inutiles. « J’ai besoin de votre argent, et vous de mes provisions, expliquait-il parfois en laissant tomber chaque mot comme à regret ; nous n’avons pas d’enfant à baptiser ensemble. Quand un voyageur a bien mangé et ses chevaux aussi, qu’il s’en aille ; et s’il est fatigué, qu’il fasse un somme et me fiche la paix ! » Il avait pour domestiques des gars solides, mais souples, obéissants et qui le craignaient fort. Très sobre lui-même, il leur donnait à chacun, les jours de grandes fêtes, une pièce de dix copeks pour boire la goutte ; mais les autres jours ils n’osaient pas plus boire que leur maître. Les gens de cette espèce font vite fortune ; on lui supposait un avoir de quarante à cinquante mille roubles, mais ce n’était pas par le droit chemin que Nahum Ivanov était arrivé à cette position brillante…

 

Une vingtaine d’années avant l’époque où débute notre récit, il existait déjà une auberge au même endroit de la route. Elle n’avait à vrai dire ni le toit de voliges peint en rouge brique ni le petit fronton triangulaire à la grecque posé sur de minces piliers tournés qui donnait au logis de Nahum Ivanov un faux air d’habitation seigneuriale ; le bâtiment, moins ample, n’avait que des murs en lattis et, dans la cour, un simple auvent de paille ; on s’y sentait pourtant à l’aise et au chaud et les voyageurs la fréquentaient volontiers. À cette époque l’aubergiste était un certain Akim[3] Sémionov, serf d’une dame du voisinage, Elisabeth Pétrovna Kuntze, veuve d’un officier. Cet Akim était un paysan débrouillard et entendu aux affaires qui, parti dans son jeune âge pour faire le roulage avec deux méchants chevaux, était revenu au bout d’un an avec un attelage de trois passables bêtes, et qui, après avoir passé la plus grande partie de son existence sur les grands chemins, visité Kazan et Odessa, Orenbourg et Varsovie, et jusqu’à « Lipetsk » – entendez Leipzig – avait fini par posséder deux énormes fourgons attelés chacun de trois puissants étalons.

La vie errante finit-elle par lui peser ? Voulut-il se créer une famille nouvelle, car sa femme était morte pendant l’un de ses voyages et les enfants qu’il en avait eus ne tardèrent pas à la suivre ? Nous ne savons ; mais il se décida brusquement à troquer son métier pour celui d’aubergiste. Avec l’autorisation de sa maîtresse, il acheta au nom de celle-ci un ou deux arpents de terre au bord de la grande route et y bâtit une auberge. L’affaire marcha bien : ses économies suffisaient et au delà pour couvrir les premiers frais, et l’expérience qu’il avait acquise durant ses longues randonnées lui permirent de satisfaire les voyageurs, notamment ses anciens confrères les rouliers, dont il connaissait personnellement un bon nombre ; or ce sont là les clients préférés de nos aubergistes, car ces gaillards et leurs robustes chevaux consomment tant et plus. L’hôtellerie d’Akim fut bientôt connue à cent verstes à la ronde. On s’y arrêtait même plus volontiers que plus tard dans celle de Nahum, bien que celle-ci fût mieux tenue. Chez Akim tout était à l’ancienne mode : la salle chaude mais plutôt malpropre, l’avoine souvent humide ou trop légère, la cuisine médiocre, parfois même immangeable, non qu’il fût regardant aux provisions, mais par la faute de la fille de cuisine. En revanche cet homme affable accordait volontiers et rabais et crédit, prenait plaisir à traiter ses chalands et à bavarder avec eux. Il n’avait certes pas la langue dans sa poche et l’on ouvrait les oreilles toutes grandes quand, assis devant un samovar, il vous racontait des histoires sans fin sur Pieter la grand ville[4], sur les steppes du midi, voire sur les pays d’outre-mer. Et puis il ne refusait jamais de vider un verre, sans jamais s’enivrer bien sûr, mais comme ça, histoire de tenir compagnie à un galant homme. Les gens de négoce avaient un faible pour lui, et en général toutes les personnes de la vieille roche, de celles qui ne se mettent jamais en route sans se ceindre les reins, qui n’entrent jamais dans une chambre sans faire trois signes de croix, qui ne vous adressent jamais la parole sans vous souhaiter une bonne santé. L’extérieur d’Akim prévenait en sa faveur : grand, plutôt maigre, mais la taille bien prise jusque dans un âge avancé, il avait le visage long, avenant, régulier, le front haut et découvert, le nez droit et fin, les lèvres minces. Le regard de ses yeux bruns à fleur de tête rayonnait d’affabilité ; les quelques cheveux qui lui restaient tombaient en boucles sur sa nuque. Akim avait fort bien chanté dans sa jeunesse, et bien que sa poitrine se ressentît de tant de longues courses faites en hiver, il n’en conservait pas moins une voix fort agréable et le parler doux. Ses gestes lents, graves, pondérés, d’une courtoisie quelque peu hautaine, décelaient l’homme qui a vu le monde et hanté les foires.

À côté de toutes ces belles qualités, Akim, ou plutôt Akim Sémionovitch comme on l’appelait respectueusement même dans la maison seigneuriale où il faisait de fréquentes apparitions, notamment tous les dimanches après la messe, Akim Sémionovitch donc avait une faiblesse qui a déjà perdu bien des gens en ce bas monde et qui finit par le perdre lui-même : la passion du beau sexe. Son cœur ne savait pas résister à un regard de femme : il fondait à sa chaleur comme la première neige au moindre rayon de soleil, et son excessive sensibilité lui avait déjà joué plus d’un tour.

Durant la première année qui suivit son établissement sur la grande route, Akim, absorbé par les soucis inhérents à toute installation nouvelle, n’eut guère le temps de songer à l’amour, et si « le grand diable le tourmentait », il le mettait aussitôt en fuite par des lectures édifiantes (il avait appris à lire dès son premier voyage et tenait les livres saints en profonde vénération), par le chant à mi-voix des psaumes, ou par quelque autre exercice de piété. Il avait d’ailleurs atteint sa quarante-sixième année, époque de la vie où les passions s’assagissent et où l’on ne songe plus guère au mariage. Akim commençait lui-même à croire que son « grain de folie » l’avait quitté pour toujours…, mais il paraît qu’on ne peut éviter son sort.

La maîtresse d’Akim, Elisabeth Prochorovna Kuntze, veuve d’un haut fonctionnaire d’origine allemande, était pour sa part native de Mittau en Courlande, où elle possédait encore une parenté aussi minable que nombreuse. Du reste, elle s’en préoccupait fort peu, surtout depuis qu’un sien frère, officier dans la ligne, étant venu d’aventure lui rendre ses devoirs, s’était mis dès le second jour à faire un sabbat du diable, la traitant même de Lumpenmamsell[5], alors que la veille encore il l’appelait dans son mauvais russe « mon très cher sœur et bienfaiteur ». Elisabeth Prochorovna habitait presque constamment sa jolie petite propriété « honnêtement acquise »[6], par les soins de monsieur son mari, ancien architecte. Elle la gérait elle-même et fort bien : elle savait tirer parti de tout et ne laissait jamais échapper le moindre gain ; en cela, comme en son art de ne dépenser que deux liards pour un sou, se trahissait son origine allemande. En tout le reste elle était parfaitement russifiée. Elle aimait à voir autour d’elle de nombreux domestiques, des filles surtout qui d’ailleurs ne mangeaient pas leur pain sans le gagner : du matin au soir des besognes diverses courbaient leur pauvre échine. Elle aimait à sortir dans un grand carrosse avec des valets en livrée par derrière. Elle aimait qu’on lui fît des rapports et des cancans et sur ce dernier point n’était d’ailleurs jamais en reste. Elle aimait à combler de faveurs l’un de ses gens pour bientôt le frapper d’une disgrâce tout aussi inopinée. Bref, elle ne différait en rien des dames russes de son rang. Elle avait beaucoup de bienveillance pour Akim, qui lui payait ponctuellement une redevance fort rondelette ; elle s’entretenait avec lui sur un ton très affable et quelquefois en plaisantant l’invitait à lui faire visite… Et c’est précisément dans la maison de sa maîtresse que le malheur attendait Akim.

Parmi les chambrières d’Elisabeth Prochorovna se trouvait une certaine Douniacha, orpheline de dix-huit à vingt ans, gentille, accorte et délurée. Avec des traits irréguliers elle avait pourtant ce qu’il fallait pour plaire : la peau fraîche, une opulente chevelure blonde, des yeux sémillants, un gentil nez rond, des joues merveilleuses et surtout un petit air dégagé, narquois, provocant. En outre, elle faisait volontiers la renchérie, car elle pouvait fournir ses quartiers de noblesse domestique : feu son père, Aréfi, avait été trente années durant majordome, et son grand-père Stépane, valet de chambre d’un prince, grand seigneur et sergent aux gardes. Toujours bien attifée, Douniacha soignait particulièrement ses mains, qu’elle avait fort belles. Elle montrait le plus grand dédain pour tous ses adorateurs, ne répondant à leurs compliments que par des sourires pincés ou par des exclamations dans le genre de : « Oui, c’est cela, comptez-y ! » Trois années d’apprentissage à Moscou avaient fait d’elle une bonne couturière tout en lui donnant ces façons minaudières qu’affectent les femmes de chambre qui ont séjourné dans les capitales. « Cette fille-là a son amour-propre, disaient d’elle ses compagnes et c’était dans leur bouche la plus belle des louanges ; elle a certes mangé plus d’un pain, mais sans jamais s’en laisser conter ». Si, malgré tout cela, Douniacha n’était pas dans les petits papiers de sa maîtresse, la faute en incombait aux intrigues de la première camériste, Kirillovna[7], personne d’un certain âge qui avait pris un grand ascendant sur Elisabeth Prochorovna et s’entendait admirablement à écarter toutes ses rivales.

Ce fut de cette soubrette qu’Akim s’avisa de tomber amoureux, et amoureux comme il ne l’avait encore jamais été d’aucune femme. Il l’aperçut tout d’abord à l’église, comme la belle revenait de Moscou ; il la rencontra ensuite plusieurs fois dans la maison seigneuriale et passa même une soirée entière chez l’intendant qui l’avait convié à prendre le thé en compagnie des notables de l’antichambre. Akim n’appartenait pas à leur classe et portait une barbe de paysan, mais c’était un homme bien éduqué, qui savait lire et avait de quoi ; de plus il ne s’habillait pas à la villageoise, mais arborait un long caftan de drap noir, des bottes en cuir souple et un foulard autour du cou. D’aucuns avaient beau chuchoter par derrière que les façons du brave homme décelaient malgré tout le rustaud, ils ne lui en témoignaient pas moins une déférence voisine de la flatterie. Au cours de cette soirée, Douniacha acheva de subjuguer le faible cœur d’Akim, bien qu’elle eût opposé un froid silence à tous ses compliments et jeté sur lui des regards qui semblaient surpris de voir en ce lieu pareil manant. Ces beaux dédains ne firent qu’enflammer davantage Akim, qui rentra chez lui en proie à de profondes méditations et décida finalement d’obtenir coûte que coûte la main de la donzelle. Aussi, comment décrire le dépit, la colère de Douniacha quand, cinq jours plus tard, Kirillovna – que notre homme avait su mettre dans ses intérêts – l’ayant appelée avec câlinerie dans sa chambre, l’informa que cet Akim, ce paysan barbu auprès duquel elle avait rougi de se trouver assise, la demandait en mariage !

Douniacha rougit d’abord d’indignation, puis partit d’un éclat de rire forcé, puis se mit à pleurer à chaudes larmes. Mais Kirillovna mena si adroitement son attaque, lui dépeignit si éloquemment d’une part sa position précaire dans la maison et de l’autre la bonne mine, la richesse, l’aveugle complaisance d’Akim, lui laissa si clairement entendre les intentions de sa maîtresse que Douniacha sortit de la chambre toute pensive, et rencontrant son prétendant, le regarda cette fois droit dans les yeux. Les beaux cadeaux que lui fit cet homme généreux dissipèrent ses dernières hésitations… Elisabeth Prochorovna, à qui, dans la joie de son cœur, Akim avait présenté une centaine de pêches sur un plateau d’argent, daigna donner son consentement et le mariage se fit. La veille de la noce la fiancée enterra lugubrement sa vie de jeune fille ; le matin même elle larmoyait encore pendant que Kirillovna l’habillait, mais bientôt elle se consola : sa maîtresse lui avait prêté, pour aller à l’église, son propre châle et le jour même son mari, qui ne reculait devant aucune dépense, lui offrit un châle tout pareil et peut-être plus riche encore.

Ainsi donc Akim se maria et emmena chez lui sa jeune épousée. Il dut bientôt se convaincre que Douniacha, médiocre ménagère, ne pourrait guère le seconder. Toujours morose, toujours chagrine, elle ne se déridait que les jours où quelque officier de passage lui contait fleurette à l’abri d’un samovar pansu. Elle ne s’occupait de rien et s’absentait fort souvent, pour faire soit des achats, soit des visites au château distant d’une petite lieue. Là, elle se sentait plus à l’aise : ses anciennes compagnes lui enviaient ses robes, Kirillovna lui offrait du thé, Elisabeth Prochorovna daignait s’entretenir avec elle. Cependant elle y connaissait aussi certaines mortifications : en tant que femme d’aubergiste par exemple, elle devait, au lieu de chapeau, se contenter d’un fichu, « comme une marchande », lui disait l’astucieuse Kirillovna, « comme une manante », se disait-elle à elle-même.

Plus d’une fois revinrent à la mémoire d’Akim les paroles du seul parent qui lui restât, un vieux traîne-misère d’oncle, célibataire endurci.

– Eh bien, mon petit gars, lui avait dit le bonhomme, comme il le rencontrait quelques jours avant son mariage, paraît comme ça que tu vas prendre femme ?

– Mais oui ; et après ?…

– Eh, Akim, Akim, c’est bien vrai que tu n’es plus notre égal à nous autres paysans, mais elle non plus n’est pas ton égale.

– En quoi donc, s’il te plaît ?

– Mais en ceci, par exemple, riposta le vieux en montrant la barbe d’Akim que, pour plaire à sa fiancée, celui-ci avait écourtée avec des ciseaux, se refusant à la raser complètement.

Akim se rembrunit, et le bonhomme, ramenant devant lui les pans de sa vieille peau de mouton déchirée aux épaules, le quitta en hochant la tête.

Oui, plus d’une fois, Akim rêva à ces paroles ; mais il avait beau geindre et soupirer, son amour pour sa jolie femme n’en diminuait pas pour autant. Il était fier d’elle, surtout quand il la comparait, je ne dirai pas aux simples paysannes ou à sa première femme, qu’on lui avait fait épouser à seize ans, mais même aux autres servantes du château. « Quel gentil petit oiseau j’ai pris dans mes rets ! » se disait-il complaisamment en contemplant la mignonne. Et lui faisait-elle la moindre caresse : « Elle s’habituera, » décrétait-il aussitôt, au comble du bonheur. Elle se conduisait d’ailleurs fort bien, et personne ne pouvait porter contre elle un mauvais témoignage.

Ainsi se passèrent plusieurs années. Douniacha finit par s’accommoder de sa nouvelle existence, surtout quand elle vit que celles de ses anciennes camarades qui n’avaient pas épousé des paysans étaient toutes tombées en de mauvaises mains ; elles tiraient le diable par la queue ou supportaient les pires traitements. Au contraire, plus Akim vieillissait, plus il s’attachait à elle, plus il lui accordait sa confiance ; par ailleurs il s’enrichissait de jour en jour ; tout lui réussissait, Dieu ne lui avait refusé que des enfants. Douniacha venait d’avoir vingt-cinq ans ; tout le monde l’appelait maintenant cérémonieusement Avdotia Aréfievna. Sans être devenue une vraie ménagère, elle avait pris sa maison en affection, s’occupait des provisions, surveillait les servantes, tout cela plus ou moins bien d’ailleurs et sans trop veiller au bon ordre et à la propreté. En revanche, son portrait à l’huile, peint par un artiste du cru, le fils du sacriste, était suspendu dans la grande salle à côté de celui d’Akim. Elle y était représentée en robe blanche, avec un châle jaune et six rangées de grosses perles autour du cou, de grandes pendeloques aux oreilles et des bagues à chaque doigt. On pouvait à la rigueur la reconnaître, bien que le peintre l’eût faite trop grasse et trop rouge et qu’au lieu de ses yeux gris il lui en eût donné de noirs et qui louchaient légèrement. Le portrait d’Akim, au contraire, conçu dans la manière sombre, à la Rembrandt, était si complètement manqué que les voyageurs qui y jetaient un coup d’œil reculaient en grommelant. Du reste Avdotia commençait à négliger les soins de sa toilette, se contentant de jeter un grand châle sur la première robe venue : elle se laissait aller à cette paresse somnolente et geignarde à laquelle tout Russe ne se montre que trop enclin, surtout quand son existence est assurée.

Malgré tout cela, les affaires des époux marchaient bien, ils vivaient en bonne intelligence, on les citait en exemple. Mais comme l’écureuil qui se gratte le nez au moment où le chasseur le met en joue, l’homme ne pressent jamais son malheur et la glace se rompt sous ses pas au moment où il s’y attend le moins…

 

Un soir d’automne descendit à l’auberge d’Akim un de ces marchands de nouveautés que nos hobereaux et plus encore leurs femmes et leurs filles attendent parfois avec la plus grande impatience. Avec deux fourgons bien chargés il se rendait de Moscou à Kiev par le plus long. Ce colporteur était accompagné de deux commis, l’un pâle, sec et bossu, l’autre jeune et beau garçon d’une vingtaine d’années. Ils soupèrent, puis demandèrent du thé ; le marchand invita ses hôtes à prendre une tasse avec lui ; ils ne se firent pas prier et bientôt une conversation soutenue s’établit entre les deux barbons (Akim venait d’avoir cinquante-six ans). Le mercier se renseignait sur les gentilshommes du voisinage et personne mieux qu’Akim ne pouvait le satisfaire. Le commis bossu sortait à chaque instant pour donner un coup d’œil aux voitures et il ne tarda pas à s’aller coucher ; Avdotia dut entretenir son camarade. Assise auprès de lui, elle parlait peu, mais les discours de l’étranger ne semblaient pas lui déplaire, car son visage s’était animé, une rougeur subite avait coloré ses joues, elle riait souvent et avec abandon. Le jeune commis se tenait immobile, penché sur la table que frôlaient presque ses cheveux bouclés ; il parlait doucement, sans élever ni presser la voix, mais ses petits yeux d’un bleu clair et d’une expression hardie couvaient sans cesse Avdotia, qui chercha d’abord à éviter ce regard puis finit par y répondre. Le visage de ce jeune gars était frais et lisse comme une pomme de Crimée ; il souriait à chaque instant et jouait avec ses doigts blancs sur son menton, déjà couvert d’un léger duvet brun. Bien que son langage sentît le courtaud de boutique, il s’exprimait avec une faconde désinvolte et, tout en parlant, ne cessait de tenir sur elle son regard fixe et effronté. Tout à coup il se rapprocha de sa voisine et, sans le moindre changement sur son visage, il lui dit :

– Avdotia Aréfievna, y a pas mieux que vous au monde et je donnerais volontiers ma vie pour vous.

Avdotia partit d’un grand éclat de rire.

– Qu’est-ce qui te prend ? demanda Akim.

– Il me raconte des choses si drôles, répondit-elle sans grande confusion.

Le vieux marchand rit dans sa barbe.

– Hé, hé, hé ! Oui, mon Nahum est un farceur, mais ne vous avisez pas de l’écouter.

– Sûr que non, y ne manquerait plus que ça, répliqua-t-elle en secouant la tête.

– Hé, hé, bien sûr, bien sûr, approuva le bonhomme. Mais en attendant, reprit-il sur ce ton de cantilène cher aux personnes de sa condition, faites excuse, braves gens, tous nos remerciements, mais faudrait voir à se mettre sur le flanc.

Et il se leva. Akim l’imita.

– Vous êtes bien honnête, répondit-il sur le même ton. Nous aussi on est contents, de votre politesse s’entend, mais puisque le cœur vous en dit, bonsoir et bonne nuit… Avdotia, ma chère, lève-toi.

Avdotia se leva comme à contre-cœur, Nahum en fit autant, et tous se séparèrent.

Les hôtes gagnèrent le réduit qui leur servait de chambre à coucher. Akim ne tarda pas à ronfler, mais Avdotia n’arrivait pas à s’endormir. Elle resta quelque temps immobile, le visage tourné contre le mur ; puis elle s’agita sur sa couche brûlante, rejetant et ramenant tour à tour sa couverture. À peine commençait-elle à s’assoupir qu’une mâle voix d’homme s’éleva dans la cour. Il chantait une chanson d’un rythme lent mais point mélancolique, dont on ne pouvait pas saisir les paroles. Avdotia ouvrit les yeux, s’appuya sur son coude et se prit à écouter. Dans l’air froid de la nuit d’automne la chanson montait, vibrante et sonore.

Akim souleva la tête.

– Qui est-ce qui chante ? demanda-t-il.

– Je ne sais pas, répondit sa femme.

– Il chante bien, reprit-il après un court silence. Ma foi oui, pour une belle voix, c’est une belle voix, y a pas à dire. Moi aussi, j’en avais une belle dans mon temps, mais elle s’est gâtée. Ça doit être ce gars, ce Nahum, je crois, qu’on l’appelle.

Il se tourna sur l’autre flanc, poussa un soupir et se rendormit.

Longtemps encore la voix se fit entendre, puis soudain elle parut se briser, jeta une dernière note de bravoure et s’éteignit lentement. Avdotia fit le signe de la croix et posa sa tête sur l’oreiller… Au bout d’une demi-heure elle se souleva et commença à glisser du lit.

– Où vas-tu, femme ? demanda Akim à travers son sommeil.

Elle s’arrêta court.

– Moucher la veilleuse, répondit-elle ; j’sais pas ce que j’ai, je peux pas dormir.

– Fais donc une prière, murmura-t-il en se rendormant.

Avdotia vint à la veilleuse et s’y prit si gauchement qu’elle l’éteignit. Elle se recoucha aussitôt et tout rentra dans le silence.

Le lendemain matin, de bonne heure, le marchand se remit en route avec ses deux commis. Avdotia dormait encore. Akim, qui avait une course à faire au moulin, leur fit un bout de conduite. En rentrant, il trouva sa femme déjà habillée. Elle n’était pas seule : le jeune gars de la veille s’entretenait avec elle auprès d’une fenêtre. À la vue d’Akim, Avdotia se retira sans souffler mot ; Nahum lui dit qu’il était revenu chercher les moufles que son patron avait soi-disant oubliées sur un banc de la salle commune et s’éloigna sans plus tarder.

Nous dirons dès à présent au lecteur ce dont il se doute : Avdotia s’était éperdument éprise de Nahum. La soudaineté de cette passion paraît d’autant plus inexplicable que jusqu’alors, en dépit de nombreuses occasions de mal faire, la jeune femme n’avait porté aucune atteinte à la fidélité conjugale. Plus tard, quand sa liaison avec Nahum devint notoire, le bruit se répandit que dès le premier soir le galant lui avait jeté un philtre dans son thé (chez nous on croit encore fermement à la vertu des philtres), et les bonnes gens prétendaient en avoir remarqué l’effet sur Avdotia qui, à les entendre, commença peu après à perdre et sa gaieté et son embonpoint.

Quoi qu’il en fût, depuis lors on vit assez souvent Nahum dans l’auberge d’Akim. La première fois il revint avec le même patron ; trois mois plus tard, il reparut seul avec des marchandises à lui ; l’on sut bientôt qu’il s’était établi dans une petite ville, l’un des chefs-lieux de district voisin, et depuis lors il ne se passa point de semaine que l’on n’aperçût sur la grande route sa solide charrette peinturlurée, attelée de deux vigoureux petits chevaux qu’il conduisait lui-même. Entre Akim et lui il ne s’établit ni amitié ni inimitié ; tout en le considérant comme un garçon avisé et qui ferait son chemin, l’aubergiste ne faisait guère attention à Nahum ; il ne soupçonnait nullement les sentiments que lui portait Avdotia, en qui il continuait à avoir la plus grande confiance.

Ainsi s’écoulèrent encore deux années.

 

Un beau jour d’été, vers une heure de l’après-midi, Elisabeth Prochorovna, qui, pendant ces deux années, était devenue jaune et ridée en dépit de tous les fards et cosmétiques imaginables, se promenait avec son caniche et son ombrelle dans son jardin taillé et ratissé à l’allemande. En faisant bruire sa jupe empesée, elle marchait à petits pas le long d’une allée sablée, entre deux rangées de dahlias qui semblaient lui présenter les armes, quand elle fut rejointe par notre vieille connaissance Kirillovna, laquelle l’informa respectueusement qu’un marchand de B*** désirait l’entretenir d’une affaire très importante. Kirillovna continuait à jouir des bonnes grâces de sa maîtresse ; en réalité c’était elle qui gérait le domaine, et depuis quelque temps elle avait reçu l’autorisation de porter un bonnet blanc, ce qui donnait plus d’énergie aux traits un peu grêles de son visage basané.

– Un marchand ? demanda la dame. Que me veut-il ?

– Je ne sais trop, répondit Kirillovna de sa voix flûtée, il me semble que ce monsieur a l’intention de vous acheter quelque chose.

Elisabeth Prochorovna regagna son salon, s’assit sur son siège préféré, un fauteuil à baldaquin autour duquel s’enroulait élégamment un lierre, et fit introduire le marchand de B***.

Ce fut Nahum qui entra. Il salua et s’arrêta près de la porte.

– Je viens d’apprendre que vous désirez m’acheter quelque chose, dit Mme Kuntze, tout en songeant : « Quel bel homme que ce marchand ! »

– Tout juste, répondit Nahum.

– Et quoi donc ?

– Vous ne voudriez pas vendre votre auberge ?

– Quelle auberge ?

– Mais celle qui est sur la grande route, pas loin d’ici.

– L’auberge d’Akim ? Mais elle ne m’appartient pas.

– Comment cela ! Elle est bâtie sur votre terrain.

– Admettons que le terrain soit à moi, il a été acheté à mon nom ; mais les bâtiments appartiennent à Akim.

– J’entends. Alors comme ça, ne voudriez-vous pas nous la vendre ?

– Comment puis-je la vendre, puisqu’elle n’est pas à moi ?

– J’entends. Nous y aurions mis un bon prix…

– C’est très étrange ce que vous me dites là, reprit Mme Kuntze après un moment de silence. Et qu’auriez-vous donné ? Ce n’est pas pour moi que je vous pose cette question, mais pour Akim.

– Mais avec toutes les constructions et dépendances, sans oublier le terrain, bien entendu, nous serions allés jusqu’à deux mille roubles.

– Deux mille roubles ! C’est bien peu.

– C’est le juste prix.

– Mais en avez-vous parlé à Akim ?

– À quoi bon ? L’auberge est à vous, c’est à vous que nous nous adressons.

– Mais je viens de vous expliquer… C’est curieux que vous ne vouliez pas me comprendre.

– Si fait, nous vous comprenons très bien.

Elisabeth Prochorovna regarda Nahum qui à son tour regarda Elisabeth Prochorovna.

– Eh bien, poursuivit-il, quelle serait de votre côté la prétention ?

– De mon côté ? répondit Mme Kuntze en s’agitant sur son fauteuil. Premièrement je vous ai dit que deux mille roubles, c’était trop peu ; et puis…

– Nous ajouterions volontiers un billet de cent roubles…

Mme Kuntze se leva.

– Vous parlez tout à fait hors de propos, dit-elle. Je vous ai déjà dit que je ne veux pas vendre cette auberge et je ne la vendrai pas. Non, je ne puis pas… c’est-à-dire que je ne veux pas…

Nahum sourit et attendit quelques instants.

– Allons, c’est comme vous voudrez, fit-il enfin en haussant légèrement les épaules ; nos excuses pour le dérangement.

Il s’inclina et mettait déjà la main au bouton de la porte quand Mme Kuntze le retint.

– Cependant, dit-elle avec un peu d’hésitation, ne partez pas encore…

Elle sonna : Kirillovna parut.

– Kirillovna, prescrivit Mme Kuntze, fais donner du thé à monsieur le marchand. Je vous reverrai, ajouta-t-elle en lui faisant un léger salut.

Nahum s’inclina encore une fois et sortit avec la femme de charge.

Elisabeth Prochorovna fit deux ou trois tours dans le salon et sonna de nouveau. Cette fois-ci, ce fut le petit cosaque[8] qui entra. Elle lui dit d’appeler Kirillovna ; celle-ci vint bientôt, en faisant discrètement crier ses bottines neuves en chevreau.

– As-tu entendu ce qu’est venu me proposer ce marchand ? demanda Mme Kuntze avec un rire forcé. Quel drôle de pistolet !

Non, je n’ai rien entendu ; de quoi s’agit-il ?

Et Kirillovna cligna ses petits yeux noirs fendus à la kalmouk.

– Il veut m’acheter l’auberge d’Akim.

– Eh bien ?

– Mais elle n’est pas à moi, cette auberge… Et Akim, que dira-t-il ?

– Oh, madame, que daignez-vous dire ? Est-ce que nous ne sommes pas tout à vous, nous et tout le bien que nous pouvons avoir ?

– Y penses-tu, Kirillovna ? s’écria Mme Kuntze, en se mouchant d’un geste nerveux dans son mouchoir de batiste. Akim a acquis le terrain et bâti l’auberge de son propre argent.

– Et d’où l’a-t-il pris, s’il vous plaît, cet argent ? C’est grâce à votre condescendance qu’il l’a gagné… Et vous croyez qu’après cela il ne lui restera plus d’argent ? mais il est plus riche que vous, ma parole.

– Bien sûr, bien sûr… Mais pourtant, vendre comme ça…

– Et pourquoi ne pas vendre, puisqu’il se présente un acheteur ?… Permettez-moi de vous demander combien on vous propose ?

– Deux mille roubles… et même davantage…, dit à voix basse Mme Kuntze.

– Il donnera davantage, madame, s’il offre deux mille du premier mot… Et pour ce qui est d’Akim, vous vous arrangerez… Vous pourrez lui diminuer sa redevance, il vous en aura encore de la reconnaissance, soyez-en sûre.

– Certainement, il faudra la lui diminuer… Mais non, Kirillovna, voyons, c’est impossible…

Et Elisabeth Prochorovna se mit à marcher avec agitation dans la pièce.

– Non, non, c’est impossible, répéta-t-elle… Ne m’en parle plus… ou je me fâcherai…

Kirillovna se garda bien d’obéir ; au bout d’une demi-heure elle retournait chercher Nahum qu’elle avait laissé dans l’office, attablé devant un samovar.

– Qu’avez-vous à me dire, ma révérende ? demanda Nahum en retournant d’un geste faraud sa tasse sur la soucoupe.

– J’ai à vous dire qu’il faut retourner chez not’ dame : elle vous demande.

– On y va, répondit Nahum.

Il suivit aussitôt Kirillovna dans le salon.

La porte se referma sur eux… Quand elle se rouvrit et que Nahum sortit en tirant sa révérence, à reculons, l’affaire était conclue. L’auberge d’Akim lui appartenait ; il l’avait achetée pour deux mille huit cents roubles. On était convenu de passer au plus tôt le contrat et de garder le silence jusqu’au moment opportun. Elisabeth Prochorovna reçut cent roubles d’arrhes et Kirillovna deux cents de pot-de-vin.

« Ce n’est pas payé cher, se disait Nahum en grimpant dans sa charrette. Une occasion pareille, on ne la laisse pas échapper. »

À l’instant même où se concluait cette affaire, Akim assis dans la salle près d’une fenêtre se caressait la barbe d’une main nerveuse ; il paraissait mécontent… Nous avons dit qu’il ne suspectait point la fidélité de sa femme, de bonnes âmes ayant en vain tenté de lui ouvrir les yeux ; certes depuis quelque temps Avdotia se montrait plus rétive, mais, se disait-il, le sexe féminin est d’humeur fantasque et difficile à mener. À vrai dire, il sentait parfois sourdre au tréfonds de son être une pensée importune : n’y aurait-il point quelque anguille sous roche ? Mais il la chassait aussitôt, soucieux avant tout de sa quiétude, l’âge ayant apporté à sa bonhomie naturelle le renfort de l’insouciance. Mais ce jour-là il était vraiment de mauvaise humeur : la veille, il avait entendu par hasard dans la rue une conversation entre une ouvrière à son service et une de leurs voisines.

La paysanne demandait à l’ouvrière pourquoi elle n’était pas venue passer avec elle la soirée du dimanche.

– Je t’ai attendue tout le temps, disait-elle.

– J’étais bien partie pour y aller, répondit l’autre, mais v’là t’y pas que pour mes péchés j’suis allée buter juste dans la patronne, que le bon Dieu la bénisse !

– C’est y Dieu possible ! chantonna la bonne femme en s’appuyant la joue dans, la main. Et où c’est-y, ma fille, que t’as buté contre elle ?

– Eh ben, mais derrière la chènevière au curé. Elle était allée rejoindre son bon ami, le Nahum – c’est ben comme ça qu’y s’appelle, hein ? – Ils étaient là, cachés dans l’ombre et moi je les voyais point, rapport au clair de lune, faut croire… Alors comme ça je suis allée en plein buter dedans !

– C’est y Dieu possible ! répéta l’autre. Et dis-moi, ma fille, qu’est-ce qu’ils pouvaient ben faire comme ça ensemble ?

– Ren du tout. Ils étaient là à se reluquer. Alors n’est-ce pas, quand elle m’a reconnue : « Où cours-tu comme ça ? qu’elle m’a dit. Veux-tu ben t’rentrer ? » Alors, moi, ben sûr, je me suis rentrée.

– En v’là une histoire ! Eh ben, je m’en vas, ma fille, ben du plaisir, déclara la bonne femme au bout d’un moment, et elle continua son chemin.

Cette conversation avait fait sur Akim une pénible impression. Bien qu’il n’éprouvât plus pour sa femme les mêmes sentiments qu’autrefois, il se refusait à croire aux paroles de l’ouvrière. Elle avait pourtant dit vrai. Ce soir-là, en effet, Avdotia était allée trouver Nahum, qui l’attendait dans l’ombre épaisse que projetait sur la route l’immobile muraille de la chènevière. Baigné par une abondante rosée, le chanvre répandait à l’entour une odeur enivrante. La lune venait de se lever, large et d’un rouge pourpre dans une brume noirâtre. Nahum entendit de loin les pas précipités d’Avdotia et se dirigea à sa rencontre. Elle s’approcha de lui, blême et haletante ; la lune éclairait en plein son visage.

– Eh bien, tu l’as apporté ? demanda-t-il.

– Bien sûr, répondit-elle d’une voix hésitante ; seulement, voyez-vous, Nahum Ivanytch…

Il ne la laissa pas achever.

– Donne toujours…

Elle tira de dessous son fichu une sorte de rouleau. Nahum s’en empara aussitôt et le fourra sous sa chemise.

– Ah, Nahum Ivanytch, proféra-t-elle lentement et sans le quitter du regard, je perds mon âme pour toi…

Ce fut à ce moment qu’ils virent venir l’ouvrière.

Voilà pourquoi Akim, assis sur son banc, se passait, d’un air morose, la main sur la barbe. Avdotia ne faisait qu’aller et venir. Il la suivait des yeux. Au moment où, après avoir pris un mantelet dans sa chambre, elle se disposait à sortir une fois de plus, il ne put se contenir davantage et dit à haute voix, comme s’il se fût parlé à lui-même :

– Qu’est-ce que les femmes peuvent bien avoir à se démener continuellement ? Faudrait pas leur demander de rester un instant en place. Mais courir à toute heure de la journée, courir le matin et plus encore le soir, ça, c’est plus dans leurs moyens…

Avdotia entendit sans bouger la diatribe de son mari ; seulement au mot « soir » elle fit un mouvement involontaire de la tête et parut se troubler. Enfin quand il eut fini :

– Eh, Sémionytch, dit-elle avec dépit, quand tu te mets à faire des phrases, y a plus qu’à…

Et, sans achever, elle sortit en faisant claquer la porte.

L’éloquence d’Akim n’était pas en effet du goût de sa moitié : quand, le soir, il évoquait ses souvenirs ou balivernait avec ses pratiques, elle bâillait ou se retirait.

« Des phrases ! répéta Akim en considérant la porte fermée, j’aurais dû en faire davantage avec toi, ma belle !… Et avec qui court-elle, encore ? Avec un gars qui n’est pas plus huppé que moi ! »

Sur ce, il se leva et se donna un grand coup de poing dans la nuque…

Plusieurs jours se passèrent d’une façon plutôt singulière. Akim regardait toujours sa femme, comme s’il eût été prêt à lui dire quelque chose. Tous deux observaient un silence contraint, que rompait d’ordinaire le mari par quelques remarques chagrines sur la mauvaise tenue du ménage ou sur le compte des femmes en général ; Avdotia ne les relevait presque jamais. Cependant, malgré toute la faiblesse de caractère d’Akim, les époux en seraient certainement venus à un éclat si une visite soudaine n’avait rendu tout éclaircissement superflu.

 

On était au cœur de l’été, les travaux des champs retenaient les pratiques loin de l’auberge ; un beau jour, vers midi, Akim et sa femme allaient se mettre à table, quand tout à coup le tintamarre d’une charrette rondement menée retentit sur la route et vint mourir au portail. Akim jeta un coup d’œil par la fenêtre et se rembrunit en voyant Nahum descendre tout doucettement de la voiture. Avdotia ne se doutait de rien, mais quand elle reconnut la voix du galant qui, déjà dans le vestibule, ordonnait à un garçon de conduire son cheval à l’écurie, elle sentit sa cuiller lui trembler dans la main. Enfin la porte s’ouvrit et Nahum fit son entrée.

– Bonjour, la compagnie, dit-il en ôtant sa casquette.

– Bonjour, laissa tomber Akim entre ses dents ; d’où viens-tu comme ça ?

– De pas bien loin, répondit l’autre en s’asseyant sur un banc. Je viens de chez vot’ dame.

– De chez not’ dame, répéta Akim, toujours sans bouger de place. T’avais donc affaire avec elle ?

– Comme de bien entendu… Tous nos respects, Avdotia Aréfievna.

– Bien le bonjour, Nahum Ivanytch.

Un silence suivit.

– C’est de la soupe que vous avez là, reprit enfin Nahum.

– Oui, de la soupe, mais pas pour ton museau, riposta soudain Akim en pâlissant.

Nahum, interloqué, ouvrit de grands yeux.

– Tu dis ?

– Pas pour ton museau que je dis, s’écria Akim, les yeux étincelants, en frappant la table du plat de la main.

– Qu’est-ce qu’y te prend, Sémionytch.

– J’ai… j’ai assez de toi, Nahum Ivanytçh, voilà tout, puisque tu veux le savoir. On te voit trop souvent dans le pays, mon gars, voilà ce que j’ai…

Le vieillard se leva, tout tremblant. Nahum fit de même.

– T’aurais pas reçu un coup de marteau, par hasard ? fit-il avec un sourire ironique. Avdotia Aréfievna, qu’est-ce qu’y lui arrive ?

– T’occupe pas d’Avdotia Aréfievna, hurla Akim haletant de fureur. S’agit de décamper, t’entends, et plus vite que ça !

– Qu’est-ce que tu dis ? demanda Nahum sur un ton gros de menace.

– J’te dis de fout’ le camp, mon gars, sans ça gare !

Nahum fit un pas en avant.

– Vous n’allez pas vous battre au moins, balbutia Avdotia, qui jusqu’alors était demeurée comme pétrifiée.

Nahum lui jeta un regard.

– Vous tourmentez point, Avdotia Aréfievna, on va régler ça en douce… T’as pas fini de brailler ? poursuivit-il en se tournant vers Akim. Tu vas un peu vite, le vieux, on ne chasse pas comme ça les gens de chez eux…

– Comment, de chez eux ! marmonna Akim interdit. C’est-y que tu serais le maître ici, par hasard ?

– Ça m’en a tout l’air.

Et mon Nahum de cligner des yeux et de montrer ses dents blanches.

– Je croyais plutôt que c’était moi.

– T’en as une caboche. Puisque je te dis que c’est moi le patron, à c’t’heure.

Akim écarquilla les yeux.

– Qu’est-ce que tu me chantes là ? proféra-t-il au bout d’un moment. Tu dois avoir une araignée dans le plafond !

– Je suis bien bon de discuter avec toi ! s’écria Nahum, impatienté. Vois-tu cela ? continua-t-il en tirant de sa poche un papier timbré plié en quatre. C’est un contrat de vente, comprends-tu, la vente de ton terrain et de ton auberge. Je les ai achetés à leur légitime propriétaire, Elisabeth Prochorovna. On a signé le contrat hier, à B*** ; conséquemment à c’te heure c’est plus toi le patron ici, c’est moi. Ramasse tes frusques, conclut-il en remettant le papier dans sa poche, et dès demain débarrasse le plancher. Compris, n’est-ce pas ?

Akim semblait frappé de la foudre.

– Ah, le bandit, gémit-il enfin, le brigand !… Holà, Fedka, Mitka, femme, femme, jetez-vous dessus, saisissez-le, tenez-le bien !

Il avait complètement perdu la tête.

– Du calme, le vieux, pas de bêtises, hein ! proféra Nahum sur un ton de menace.

– Mais tape donc dessus, femme, tape donc dessus ! criait Akim d’une voix pleurnicharde en faisant de vains efforts pour s’arracher de sa place. Ah, le bandit, le scélérat ! Ce n’est pas assez d’elle, tu veux encore me prendre ma maison et tout… Mais non, attends… c’est impossible… je vais aller m’expliquer avec elle… on ne peut pas me dépouiller comme ça… Attends, attends…

Et, sans même prendre sa casquette, il s’élança dehors.

– Où cours-tu comme ça, not’ maître ? demanda Fètinia contre qui il s’était heurté sur le perron.

– Chez not’ dame ; laisse-moi passer…, hurla Akim, et voyant la charrette de Nahum qu’on n’avait pas encore dételée, il sauta dedans, ramassa les rênes, en frappa brutalement le cheval et partit au galop dans la direction du château.

« Qu’est-ce que j’ai bien pu faire à not’ dame pour qu’elle me traite comme ça ! se répétait-il tout le long du chemin. Je ne l’oubliais pourtant pas, il me semble ! »

Cependant il fouaillait son cheval à tour de bras ; les passants s’écartaient prudemment et le suivaient longtemps d’un regard étonné. En un quart d’heure il arriva au château, sauta de voiture juste devant le perron et se précipita dans l’antichambre.

– Qu’est-ce qu’y te faut ? bougonna un valet que cette brusque entrée tira d’un doux sommeil.

– Il faut que je voie Madame, tout de suite ! déclara Akim d’une voix impérative.

– C’est y qu’il est arrivé un malheur ? s’enquit le valet, très surpris.

– Il n’est rien arrivé du tout, mais je veux voir Madame, et sur l’heure !…

– De quoi ? glapit le valet, éberlué.

L’apostrophe fit sur Akim l’effet d’une douche froide : il prit conscience du lieu où il se trouvait.

– Ayez la bonté, Piotr Evgrafytch, dit-il avec un profond salut, de faire savoir à Madame qu’Akim demande la permission de la voir.

– C’est bien, on y va… Mais t’avise pas de bouger. T’as bu un coup de trop, hein, le vieux ? grommela le valet en s’éloignant.

Akim baissa la tête. Depuis qu’il avait mis le pied dans l’antichambre, sa crânerie l’abandonnait peu à peu.

Quand on lui annonça l’arrivée d’Akim, Elisabeth Prochorovna ressentit aussi quelque confusion, et manda sur-le-champ Kirillovna.

– Je ne puis pas le recevoir, s’écria-t-elle dès que celle-ci parut. Non, c’est impossible… Je t’avais bien dit qu’il viendrait faire des plaintes, je te l’avais bien dit, répéta-t-elle avec aigreur.

– Eh, ma chère dame, qui vous force de le recevoir ? rétorqua Kirillovna sans s’émouvoir le moins du monde. Vous avez vraiment de la bonté de reste.

– Mais, comment faire ?

Si vous le permettez, je le recevrai à votre place.

Elisabeth Prochorovna releva la tête.

– C’est cela, ma bonne, va le trouver, je t’en supplie. Dis-lui que… que j’ai trouvé nécessaire… mais que je le dédommagerai… Enfin tu sauras bien quoi lui dire… Vas-y, fais-moi cette grâce.

– J’y vais, ne vous faites pas de mauvais sang, not’ chère dame, répondit la camériste qui s’en alla aussitôt en faisant crier ses souliers.

Au bout d’un quart d’heure, leur crissement discret se fit de nouveau entendre et Kirillovna réapparut dans le boudoir, les traits tout aussi placides et le regard tout aussi narquois.

– Eh bien, lui demanda sa maîtresse, que dit Akim ?

– Oh, rien de particulier. Il n’a pas d’autre volonté que la vôtre. « Pourvu que Madame soit heureuse et bien portante, c’est le principal, qu’il dit ; quant à moi, j’ai de quoi vivre jusqu’à la fin de mes jours. »

– Et il ne s’est pas plaint ?

– Bien sûr que non, pourquoi voulez-vous qu’il se plaigne ?

– Mais alors, pourquoi donc est-il venu ? demanda Mme Kuntze quelque peu surprise du tour que prenaient les choses.

– Il était venu vous demander si, en attendant, vous ne voudriez pas l’exempter de sa redevance… pour l’année prochaine, s’entend.

– Certainement, certainement, acquiesça d’emblée Elisabeth Prochorovna. Avec grand plaisir. Et dis-lui que je le dédommagerai… Je te suis très obligée, ma chère… Mais sais-tu que cet Akim est un brave homme. Attends un peu, donne-lui cela de ma part…

Et elle tira de sa petite table de travail un billet de trois roubles.

– Bien, madame, répondit Kirillovna. Et gagnant tranquillement sa chambrette, elle mit non moins tranquillement le billet dans une cassette qu’elle avait au pied de son lit. Elle y gardait tout son argent, et la somme était plutôt rondelette.

 

En relatant son entretien avec Akim, la fine mouche avait donné, dans la louable intention de tranquilliser sa maîtresse, quelques légers accrocs à la vérité. De fait, voici comment les choses s’étaient passées. Elle avait fait appeler Akim dans la chambre des servantes ; après avoir refusé de s’y rendre et insisté pour voir la maîtresse en personne, il avait fini par céder et se laissa conduire par l’escalier de service auprès de Kirillovna, qu’il trouva seule. À peine entré, il s’arrêta court, s’appuya à la muraille, ouvrit la bouche… mais ne put prononcer un traître mot. La femme de charge le regarda fixement.

– Vous désirez voir Madame, Akim Sémionytch ? commença-t-elle de son ton patelin.

Il ne put que faire un signe de tête.

– Cela ne se peut pas, Akim Sémionytch. Et d’ailleurs à quoi bon la déranger ? Ce qui est fait ne saurait se défaire. Non, franchement, Akim Sémionytch, Madame ne peut pas vous recevoir.

– Elle ne peut pas, répéta-t-il, comme hébété. Alors, comme ça, reprit-il après quelques instants de silence, l’auberge est perdue pour moi ?

– Écoutez, Akim Sémionytch, c’est la volonté de Madame, et vous qui avez toujours été un homme de bon sens, vous savez bien que la volonté des maîtres ce n’est pas nous qui pouvons la faire plier. Que nous discutions ensemble là-dessus, cela ne servira de rien, n’est-ce pas ?

Akim croisa ses bras derrière le dos.

– Songez plutôt, continua Kirillovna, ne vaudrait-il pas mieux prier Madame qu’elle vous fasse remise de votre redevance.

– Alors, comme ça, l’auberge est perdue pour moi, répéta Akim de la même voix blanche.

– Je vous l’ai déjà dit, Akim Sémionytch, c’est impossible, vous le savez mieux que moi.

– Dites-moi au moins pour combien elle a été vendue.

– Je ne saurais vous le dire, Akim Sémionytch, je n’en sais rien moi-même… Mais pourquoi vous tenez-vous debout ? Asseyez-vous donc.

– Vous êtes bien honnête, mais un manant comme moi, ça peut rester debout, allez.

– Que dites-vous là, Akim Sémionytch ! Un manant ! Mais non, voyons, vous restez un homme de négoce comme auparavant. Vous êtes même mieux que nous autres gens de service… Allons, croyez-moi, il ne faut pas vous désoler comme ça… Vous prendrez bien une tasse de thé ?

– Non merci, inutile de vous déranger… Alors, comme ça, l’auberge vous reste, dit-il en s’écartant de la muraille. Eh bien, merci quand même… Bien le bonsoir, ma bonne dame…

Sur ce, il tourna le dos à la Kirillovna, qui le regarda sortir, ajusta son tablier et rejoignit sa maîtresse.

« Paraît que me voilà devenu pour de bon un homme de négoce ! » se dit Akim avec un sourire amer quand il fut au portail. Beau négociant, ma foi ! Allons, rentrons toujours chez nous !

Et sans plus se soucier de la charrette de Nahum, il prit à pied le chemin de l’auberge. Il n’avait pas fait un quart de lieue quand il perçut à son côté le roulement d’une voiture et le son d’une voix qui l’appelait :

– Akim, Akim Sémionytch !

Il leva les yeux et aperçut une de ses connaissances, le sacristain Ephrem, surnommé la Taupe, petit bonhomme rabougri, avec un nez pointu et des yeux de myope. Il était assis sur une poignée de paille dans une méchante charrette, le buste penché sur la ridelle.

– C’est-y que tu rentres chez toi ? demanda-t-il à Akim.

– Oui, répondit l’autre en s’arrêtant.

– Veux-tu que je t’y mène ?

– C’est pas de refus.

Après lui avoir fait place, Ephrem qui paraissait revenir d’une station dans les vignes du Seigneur, se prit à fouailler avec les cordes qui lui servaient de rênes son maigre bidet, qui partit d’un trot fatigué, en secouant sans cesse sa tête non bridée.

Ils firent un bout de chemin sans se dire un mot. Akim, la tête baissée, ne bougeait point. Ephrem grommelait dans sa barbe, excitant et retenant tour à tour son cheval.

– Où es-tu allé comme ça sans casquette, Sémionytch ? demanda tout à coup le sacristain et, sans attendre la réponse d’Akim : Tu l’as laissée au cabaret, bien sûr, continua-t-il. Je te connais, l’ami, tu es grand biberon et c’est pour ça que tu me plais. Tu n’aimes ni donner des coups, ni faire du tapage, ni médire du monde, ni jeter l’argent par les fenêtres, mais pour biberon tu l’es, oui-da, et il y a beau jeu qu’on aurait dû t’envoyer au couvent faire retraite au fond d’un cachot, car c’est une vilaine chose que de trop aimer le piot. Hourra ! Hourra ! Hourra ! hurla-t-il soudain à pleine gorge.

– Arrêtez, arrêtez ! s’écria une voix de femme.

Akim lève les yeux : une femme accourait vers eux à travers champs, si pâle, si échevelée qu’il ne la reconnut pas tout d’abord.

– Arrêtez, arrêtez ! gémit-elle encore, à bout d’haleine et tendant les bras.

Akim frissonna : c’était sa femme. Il saisit les rênes.

– Pourquoi s’arrêter ? grognonna Ephrem. Pour une femme ? A-t-on idée ! Hue !

Mais Akim arrêta le cheval sur les jarrets. Juste à ce moment Avdotia atteignait la route ; elle se jeta la face dans la poussière.

– Akim Sémionytch, glapit-elle, voilà qu’il m’a chassée, moi aussi !…

Akim la considéra en silence sans faire d’autre mouvement que de serrer les rênes contre lui.

– Hourra ! beugla de nouveau Ephrem.

– Ah, il t’a chassée ! proféra enfin Akim.

– Oui, mon bon ami, il m’a chassée, répondit Avdotia en sanglotant. « À c’t’heure, qu’il m’a dit, la maison est à moi, t’as plus qu’à fiche le camp. »

– Ça, c’est bien tapé ! déclare Ephrem.

– C’est donc que tu comptais rester ? dit Akim avec amertume, mais toujours sans bouger.

– Rester ?… Mais, mon ami, dit vivement Avdotia, qui s’était relevée sur les genoux et se jeta de nouveau la face contre terre, tu ne sais pas encore ce que j’ai fait… Tue-moi, Akim Sémionytch, tue-moi sur la place !

– Te battre, Aréfievna ? À quoi bon ! rétorqua douloureusement Akim. Tu as fait toi-même ton malheur, ça suffit comme ça…

– Ah, tu ne sais pas encore tout, Akim Sémionytch !… Ton argent, ton pauvre argent… il n’y est plus… C’est moi, maudite, qui l’ai tiré de dessous le plancher… Je l’ai donné à l’autre, à ce vaurien, à ce Nahum, maudite que je suis !… Pourquoi m’as-tu dit où tu le cachais !… C’est avec ton argent qu’il a acheté l’auberge, le gredin !

Les sanglots lui coupèrent la voix.

Akim se prit la tête à deux mains.

– Eh quoi ? s’écria-t-il enfin, l’argent aussi ! L’argent de la maison… tout… Et c’est toi, toi qui l’as volé !… Attends un peu, vipère, que je t’écrase !

Et il sauta à bas de la charrette.

– Sémionytch, voyons, Sémionytch, tu ne vas pas la battre, balbutia Ephrem, chez qui un événement aussi imprévu dissipait les fumées de l’ivresse.

– Non, non, ne l’écoute pas, bats-moi, tue-moi, écrase-moi… Ah, maudite que je suis ! criait Avdotia en se roulant convulsivement aux pieds d’Akim.

Celui-ci la considéra un moment sans faire le moindre geste, puis il s’éloigna de quelques pas et se laissa tomber sur l’herbe au bord de la route. Un court silence se fit. Avdotia tourna timidement la tête du côté de son mari.

– Sémionytch, voyons, Sémionytch, reprit Ephrem en se soulevant dans sa charrette, calme-toi. Le malheur est fait, y a plus moyen d’y remédier. Nom de nom, quelle aventure ! grommela-t-il entre ses dents. Ah, la satanée garce !… Qu’attends-tu pour aller le trouver ? ajouta-t-il en se penchant vers Avdotia. Tu ne vois donc pas qu’il perd la boule ?

Avdotia se releva, s’approcha d’Akim et tomba de nouveau à ses pieds.

– Mon bon ami…, commença-t-elle d’un ton languissant.

Akim se leva et revint vers la charrette. Avdotia se pendit aux basques de son caftan.

– Va te faire f…, jeta Akim d’une voix farouche, et il la repoussa rudement.

– Où veux-tu donc aller ? demanda Ephrem en le voyant se rasseoir auprès de lui.

– Tu voulais me ramener chez moi tout à l’heure, répondit Akim ; conduis-moi plutôt chez toi, maintenant. Comme tu vois, je n’ai plus de maison, paraît qu’on me l’a achetée.

– Bon, allons chez moi, si tu veux ; mais qu’allons-nous faire de ta femme ?

Akim ne répondit rien. Avdotia saisit la balle au bond.

– Moi, oui, moi, piailla-t-elle, vas-tu me laisser comme ça toute seule ?… Chez qui veux-tu que j’aille ?

– Chez celui à qui tu as porté mon argent, repartit Akim sans se retourner. Fouette, Ephrem.

Ephrem obéit et la charrette s’éloigna, tandis qu’Avdotia poussait des hurlements de désespoir.

 

Ephrem habitait à un quart de lieue de l’auberge, une des modestes demeures affectées aux desservants d’une église isolée, grande bâtisse neuve à cinq coupoles dues à la libéralité testamentaire d’un ancien négociant. Durant tout le trajet, le sacristain se contenta de secouer parfois la tête et d’émettre des « ah ! » et des « eh ! » ; mais il ne dit mot à son compagnon qui d’ailleurs lui tournait presque le dos et ne bougeait pas d’un pouce. Ils arrivèrent enfin. Ephrem sauta le premier de la voiture ; une petite fille de cinq à six ans dont la longue chemise était retenue sur les flancs par un semblant de ceinture, accourut à sa rencontre en criant :

– Papa, papa !

– Où est ta mère ? demanda le sacristain.

– Elle dort dans le fenil.

– Laisse-la dormir… Akim Sémionytch, que faites-vous donc ? Prenez la peine d’entrer.

Il faut remarquer que cet homme d’Église ne tutoyait Akim qu’à ses heures d’ébriété. Et des gens bien plus huppés disaient aussi « vous » à l’aubergiste.

Akim entra.

– Faites-moi la grâce de vous installer sur ce banc, disait Ephrem… Voulez-vous bien vous sauver, espèces de garnements, cria-t-il à l’adresse de trois autres marmots, qui surgirent soudain de trois coins de la chambre en compagnie de deux chats squelettiques et barbouillés de cendre. Allez, oust, filez et plus vite que ça !… Par ici, Akim Sémionytch, par ici, s’il vous plaît… Mais, dites-moi, ne désirez-vous pas quelque chose ?

Akim desserra enfin les dents.

– Ma foi, Ephrem, s’il y avait moyen de trouver un verre d’eau-de-vie.

Le sacristain dressa les oreilles.

– De l’eau-de-vie ! Ça peut s’arranger. Je n’en ai pas à la maison, mais je vais courir chez le Père Théodore. Là, on est toujours sûr d’en trouver… Je reviens à l’instant…

Il empoigna son bonnet à oreillettes.

– Apportes-en le plus possible, lui cria Akim, quand il le vit sortir. Te tourmente pas pour le payement, j’ai encore assez d’argent pour ça.

– À l’instant ! répète Ephrem en s’éclipsant.

Il revint bien vite en effet, avec deux bouteilles sous le bras, dont il avait déjà eu le temps de déboucher l’une ; il les posa sur la table avec deux petits verres verdâtres, du sel et un chanteau de pain.

– J’aime mieux ça, déclara-t-il en s’attablant en face d’Akim ; à quoi bon se tourner les sangs ?

Il remplit les deux verres et se mit à bavarder. La conduite d’Avdotia l’avait fort intrigué.

– Quelle histoire ! C’est à n’y rien comprendre. Comment pareille chose peut-elle arriver ? Il faut, pour sûr, qu’il lui ait jeté un charme… Une femme, voyez-vous, ça doit toujours se tenir au cul et aux chausses… Malgré tout, vous feriez bien de passer chez vous ; vous n’allez pas abandonner comme ça tout votre saint-frusquin ?

Ephrem continua longtemps sur ce ton ; tout en humectant son gosier, le digne homme aimait également faire aller sa langue.

Une heure plus tard, voici ce qui se passait dans la maison du sacristain. Akim, qui, pendant toute la ribote, avait avalé verre sur verre sans répondre un traître mot aux questions, remarques et aphorismes de son trop loquace amphitryon, Akim, le visage cramoisi, dormait sur le poêle d’un sommeil lourd et pénible, cependant que les marmots le considéraient d’un œil surpris et qu’Ephrem… Ephrem, hélas, dormait également, mais dans un réduit aussi frais qu’exigu, où l’on avait enfermé sa tendre épouse, personne de caractère décidé et de constitution athlétique. Il était allé la réveiller dans le fenil, pour lui tenir des propos où les menaces alternaient avec les calembredaines. Comprenant aussitôt de quel pied il boitait, l’énergique matrone l’avait pris au collet et mené à ce réduit où le digne homme dormait d’ailleurs fort paisiblement. Affaire d’habitude, n’est-ce pas !

*

* *

Kirillovna, on s’en souvient, n’avait pas fidèlement transmis à sa maîtresse sa conversation avec Akim. On peut en dire autant d’Avdotia : Nahum ne l’avait pas chassée, l’acte de vente l’obligeant à donner aux anciens maîtres de l’auberge le temps de se retourner. L’explication qu’ils avaient eue ensemble s’était passée fort différemment.

Quand Akim se fut jeté dehors en criant qu’il allait au château, Avdotia stupéfaite frappa dans ses mains et, regardant Nahum avec de grands yeux :

– Seigneur, mon Dieu, fit-elle, qu’est-ce que cela veut dire ? Comment, Nahum Ivanytch, vous avez acheté notre maison ?

– Mais oui ; pourquoi pas ?

Avdotia ne trouva d’abord rien à répondre, mais bientôt, prise d’une alarme subite :

– C’est donc pour cela, s’écria-t-elle, que vous aviez besoin de l’argent ?

– Comme il vous plaît de le dire… Eh, eh ! ajouta-t-il en entendant la charrette s’éloigner, il me semble que votre cher mari a pris mon cheval… Quel gaillard !

– Mais c’est du brigandage, geignit Avdotia ; mais, c’est notre argent…, l’argent de mon mari… et l’auberge nous appartient !

– Faites excuse, Avdotia Aréfievna, l’auberge appartenait à votre dame, puisqu’elle était construite sur sa terre ; y a pas à ergoter là-dessus. Quant à l’argent, il était bien à vous pour sûr… Seulement vous avez eu comme qui dirait la bonté de me l’offrir ; je vous en ai bien de la reconnaissance, et même à l’occasion je vous le rendrai, à supposer que pareille occasion se présente… car, voyez-vous, faudrait pas tout de même qu’à cause de vous je reste gueux.

Nahum proféra cette phrase le plus tranquillement du monde, en esquissant même un sourire. Mais Avdotia se prit à hurler.

– Bon Dieu de bon Dieu, qu’est-ce que cela veut dire ? Comment pourrai-je, après cela, me montrer aux yeux de mon mari ?… Mais, misérable, ajouta-t-elle en regardant avec une haine subite le jeune et frais visage de Nahum, mais j’ai perdu mon âme pour toi, mais je suis devenue une voleuse pour toi, et voilà que tu nous jettes à la rue !… Je n’ai plus qu’à me passer la corde au cou, à cause de toi, bandit, fourbe, judas !

Elle éclata en sanglots.

– Vous mangez donc pas les sangs, Avdotia Aréfievna, jeta Nahum d’un ton gouailleur. Charité bien ordonnée commence par soi-même, n’est-ce pas ; et puis, comme on dit chez nous, vous auriez pas dû oublier que s’il y a des brochets dans la rivière, c’est pour que la tanche ne s’endorme pas.

– Où allons-nous aller, maintenant ? Qu’allons-nous devenir ? balbutiait Avdotia à travers ses larmes.

– Ah, pour ce qui est de ça, je pourrais pas vous le dire.

– Je te tuerai, scélérat, je te tuerai…

– Dites donc pas de bêtises, Avdotia Aréfievna, vous n’en ferez rien… Seulement vaut peut-être mieux que je m’éloigne un peu, vous vous faites trop de tracas. On va donc, pour le moment, vous tirer notre révérence, mais on reviendra demain sans faute… En attendant, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vous enverrai dès aujourd’hui mes garçons, déclara-t-il, tandis qu’Avdotia affirmait toujours à travers ses pleurs qu’elle le tuerait et qu’elle se tuerait ensuite… Eh, tenez, les voilà justement qui s’amènent, ajouta-t-il après un regard à la fenêtre. Tant mieux, ma foi, comme ça je m’en irai plus tranquille, un malheur est si vite arrivé !… Vous aurez l’obligeance d’emballer dès aujourd’hui toutes vos petites affaires et si vous le désirez mes gars vous donneront volontiers un coup de main, tout en veillant au grain. Sur ce, j’ai bien l’honneur…

Il s’inclina, sortit et appela ses garçons.

Avdotia se laissa retomber sur son banc, se coucha à demi sur la table, se tordit les mains de désespoir. Puis, soudain redressée, elle se jeta dehors d’un bond et courut à la recherche de son mari… Nous avons raconté leur entrevue.

Abandonnée par Akim au beau milieu de la route, elle resta là un bon moment à geindre et à se lamenter. Quand elle eut pleuré tout son soûl, elle se décida à gagner le château. Il lui fut fort pénible d’y entrer, plus pénible encore de se montrer en cet état à ses anciennes camarades qui l’entourèrent toutes avec des mines de compassion. Les larmes jaillirent de nouveau de ses paupières gonflées et rougies ; à bout de forces, elle se laissa tomber sur une chaise. On alla prévenir Kirillovna, qui l’accueillit fort gracieusement, mais n’eut garde de la laisser pénétrer jusqu’à leur maîtresse. Du reste Avdotia n’insista guère, étant venue avant tout chercher un refuge, car elle ne savait vraiment plus où reposer sa tête.

Kirillovna fit apporter le samovar ; après s’être longtemps fait prier, Avdotia consentit à prendre une tasse de thé qui fut immédiatement suivie de quatre autres. Ses sanglots, ses frissons se firent bientôt moins fréquents, et l’astucieuse camériste profita de cette accalmie pour lui demander où ils comptaient dorénavant s’établir. La question provoqua une nouvelle crise et Avdotia assura en pleurnichant qu’il ne lui restait plus qu’à mourir ; mais en femme de tête, Kirillovna l’arrêta court pour lui démontrer qu’au lieu de perdre son temps en lamentations inutiles, elle ferait mieux de rassembler incontinent ses affaires et de les transporter au village, dans la chaumière familiale d’Akim où logeait ce vieil oncle qui n’avait pas approuvé son mariage.

– Madame ne refusera certainement pas des hommes et des chevaux pour vous aider. Et quant à vous, ma chère enfant, ajouta Kirillovna, dont un sourire aigre-doux plissait les lèvres de chatte, soyez assurée qu’il y aura toujours ici place pour vous, et qu’il nous sera très agréable de vous donner asile jusqu’à ce que vous ayez une autre demeure. Mais surtout n’oubliez pas qu’il ne faut jamais se laisser abattre par l’adversité. Comme vous le savez, « Dieu l’a donné, Dieu l’a repris, Dieu peut le rendre encore ». Nous sommes tous dans sa main. Par suite de diverses considérations, Elisabeth Prochorovna s’est vue dans la nécessité de vendre votre auberge ; dès qu’elle le pourra elle vous dédommagera certainement d’une manière ou de l’autre. Elle m’a bien priée de le dire à Akim Sémionytch… À propos, où est-il ?

Avdotia répondit que, l’ayant rencontrée, Akim lui avait fait affront et s’en était allé chez Ephrem, le sacristain.

– Comment, chez cet individu ! s’exclama Kirillovna sur un ton qui en disait long… Après tout, je comprends qu’il ait du chagrin. En tout cas on aura de la peine à mettre la main dessus aujourd’hui. Mélanie, appelez-moi Nicanor Ilitch, je m’entendrai avec lui.

Nicanor Ilitch, une sorte d’intendant de mine fort chétive, ne tarda pas à paraître : il écouta avec déférence ce que lui dit Kirillovna, et dès qu’elle eut achevé, déclara que tout serait ponctuellement exécuté.

Emmenant aussitôt Avdotia, il mit à sa disposition les trois premiers paysans venus avec leurs charrettes ; un quatrième s’ajouta de lui-même au convoi, sous le prétexte qu’il saurait mieux s’y prendre que les autres. Avdotia reprit en leur compagnie le chemin de l’auberge où elle trouva ses garçons et la servante Fétinia en proie à une confusion et à une terreur extrêmes… Depuis qu’ils s’y étaient installés, les trois vigoureux gaillards recrutés par Nahum avaient fait si bonne garde que les fers de roue d’un chariot neuf avaient déjà disparu.

Ce fut le cœur bien gros qu’Avdotia accomplit sa triste besogne. Malgré l’aide de l’habile homme, qui ne fit d’ailleurs pas autre chose que se promener, en crachotant, de long en large, un bâton à la main, elle ne put quitter l’auberge le jour même et dut y passer la nuit, après avoir prié Fétinia de rester dans sa chambre. Elle ne s’endormit qu’à l’aurore, d’un sommeil fiévreux, et les larmes coulaient encore sur ses joues après qu’elle eut perdu connaissante.

 

Cependant le sacristain s’était réveillé plus tôt que de coutume dans son étroit réduit. Il se mit à cogner contre la porte, à supplier sa femme de le laisser sortir. Celle-ci refusa d’abord sous prétexte qu’il n’avait pas assez cuvé son eau-de-vie ; mais il piqua sa curiosité en promettant de lui raconter l’étrange aventure dont Akim avait été la victime. Elle tira la chevillette. Ephrem lui conta ce qu’il savait et s’enquit de son compagnon : était-il ou non réveillé ?

– Dieu le sait, répondit la femme ; vas-y voir toi-même ; il n’est pas encore descendu du poêle… Vous en avez pris une cuite hier soir ! Regarde voir un peu ta figure : on dirait une écumoire !… Et t’as du foin plein les cheveux !

– Je m’en fiche pas mal ! rétorqua Ephrem.

Par acquit de conscience il se passa la main dans les cheveux et passa dans la salle.

Akim ne dormait plus ; assis sur le poêle, les jambes pendantes, il montrait un visage d’autant plus chiffonné, d’autant plus hagard qu’il n’avait pas l’habitude de s’enivrer.

– Avez-vous bien reposé, Akim Sémionytch ? s’enquit Ephrem.

Akim posa sur le sacristain un regard trouble.

– Dis-moi, frérot, proféra-t-il d’une langue pâteuse, y aurait-il pas moyen de… remettre ça ?

Ephrem leva sur lui un œil émerillonné. Il éprouvait un frisson assez semblable au tressaillement du chasseur à l’affût, qui entend soudain aboyer les chiens dans un bois d’où il n’espérait plus faire sortir du gibier.

– Comment ! encore ? demanda-t-il.

– Oui, encore.

– Ça peut se faire… Patientez un peu, répondit Ephrem tout en songeant à part soi : « Ça ne va pas être commode. Si je tombe sur la « bourgeoise », alors gare ! »

Il sortit cependant et, grâce à d’habiles manœuvres, il réussit à introduire subrepticement une grosse bouteille, dont Akim s’empara aussitôt. Par crainte de sa « bourgeoise », Ephrem refusa cette fois de lui tenir compagnie.

– Je m’en vas faire un tour par chez vous, lui déclara-t-il, histoire voir ce qui se passe et de veiller à ce qu’on ne vous vole pas.

Il partit en effet sur son pauvre cheval, qu’il avait oublié de nourrir ; mais il ne s’était pas oublié lui-même, à en juger par l’enflure bizarre de son caftan.

Peu après son départ, Akim dormait de nouveau comme un mort sur le poêle… Il ne donna même pas signe de vie lorsque, quatre heures plus tard, Ephrem se mit à le secouer pour lui faire un rapport fort embrouillé sur son expédition : tout était fini et parti, on avait déménagé jusqu’aux saintes images, on demandait Akim à cor et à cri, mais lui, Ephrem avait bien spécifié qu’on ne le dérangeât point, etc., etc. Il ne divagua d’ailleurs pas longtemps, sa robuste moitié lui ayant bientôt fait reprendre le chemin de la resserre, tandis qu’elle-même fort indignée et contre son mari et contre l’importun visiteur qui l’avait débauché, grimpait dans la soupente… Suivant sa coutume, elle s’éveilla de très bonne heure ; ses regards étant venus à tomber sur le poêle, elle s’aperçut qu’Akim n’y était plus…

Les coqs n’avaient pas encore chanté pour la seconde fois, l’aurore s’annonçait à peine par quelques teintes grises juste au-dessus de sa tête, que déjà Akim franchissait le portail. Son visage était blême, mais ses yeux jetaient autour de lui des regards scrutateurs et sa démarche n’était pas d’un homme ivre… Il se dirigea vers son ancienne demeure, vers cette auberge devenue la légitime propriété de Nahum.

Et Nahum non plus ne dormait pas. Il avait jeté sa peau de mouton sur un banc et s’était étendu dessus tout habillé, mais le sommeil le fuyait. Non pas que sa conscience le tourmentât : il avait assisté depuis le matin à l’emballage et au déménagement de tous les effets d’Akim, il avait même adressé plus d’une fois la parole à Avdotia, trop abattue pour lui adresser de nouveaux reproches… Non, sa conscience était tranquille, mais son esprit travaillait : réussirait-il dans cette nouvelle carrière, lui qui n’avait jamais tenu d’auberge, jamais eu à lui le moindre coin ? l’affaire était bien mise en train, mais comment marcherait-elle par la suite ?

Après avoir expédié, la veille au soir, la dernière charrette chargée du mobilier d’Akim – qu’Avdotia suivit en pleurant – il avait minutieusement visité toute la maison de la cave au grenier, sans oublier ni les hangars ni les remises, et prescrit plutôt dix fois qu’une à ses garçons de faire bonne garde. Demeuré seul après le souper, il n’avait pu trouver de repos, bien qu’à sa grande satisfaction aucun voyageur n’eût demandé ce jour-là à passer la nuit. « Ils ont emmené leur chien, nom de nom, pensait-il en se retournant d’un côté sur l’autre ; va falloir dès demain en acheter un autre, un bon chien bien méchant ; le meunier en tient de comme ça… » Tout à coup il dressa la tête : il avait cru entendre des pas sous la fenêtre. Il prêta l’oreille : rien. Il ne percevait que le cricri du grillon dans le foyer, le grignotement d’une souris en quelque coin et le bruit de sa propre respiration. Tout était tranquille dans la pièce presque vide, éclairée faiblement par la veilleuse de l’image sainte qu’il avait déjà eu le temps de mettre en place… Il reposa la tête ; mais bientôt il lui sembla entendre gémir la porte cochère et craquer la palissade. Il ne put y tenir : il bondit de son banc, ouvrit la porte du vestibule et appela à voix basse :

– Fiodor ! Fiodor !

Personne ne lui répondit. Il franchit le seuil et faillit choir en heurtant du pied Fiodor, qui dormait étendu par terre. L’homme s’agita, marmonna dans son sommeil. Nahum le secoua rudement.

– De quoi ? qu’est-ce qu’il y a ?

– Chut ! gueule pas comme ça… Alors, vous roupillez, mes gaillards… N’as-tu rien entendu ?

– Non, rien.

– Où sont couchés les autres ?

– Mais ousque vous l’avez dit… C’est y qu’il est arrivé quelque chose ?

– Chut !… suis-moi.

Nahum ouvrit doucement la porte. La cour était plongée dans l’obscurité ; si l’on distinguait les piliers de la galerie, c’est que leur lourde masse tranchait en plus noir sur le noir de la nuit.

– Si qu’on allumait une lanterne ? murmura Fiodor.

Nahum le fit taire d’un geste et retint sa respiration. Il n’entendit d’abord que les bruits nocturnes que l’on perçoit d’ordinaire dans tout lieu habité : un cheval mangeait son avoine, un homme ronflait quelque part, un pourceau endormi poussait de faibles grognements. Mais bientôt un bruit suspect s’éleva du fin fond de la cour tout contre la palissade : un être quelconque semblait s’y démener en soufflant ou en respirant avec force. Nahum jeta par-dessus son épaule un regard à Fiodor, puis, descendant le perron à pas de loup, il se dirigea vers ce bruit… Une ou deux fois il s’arrêta pour prêter l’oreille et reprit sa marche furtive. Tout à coup il tressaillit… À dix pas devant lui un point lumineux brilla dans les ténèbres : c’était un charbon ardent, dont la lueur laissa voir une bouche entr’ouverte qui soufflait dessus. Sans mot dire, Nahum bondit sur ce feu, comme le chat sur la souris. Un long corps se souleva vivement de terre, faillit le renverser, lui glissa presque entre les mains ; mais il put s’y cramponner de toutes ses forces.

– Fiodor ! André ! Pétrouchka ! hurla Nahum. Vite, vite, ici ! J’ai attrapé un voleur, un incendiaire !

L’homme se débattait désespérément, mais Nahum le tenait comme dans un étau. Fiodor accourut à la rescousse.

– Une lanterne ! vite une lanterne ! cours la chercher, réveille tous les autres, lui cria Nahum. Il ne m’échappera pas, je suis assis dessus… Cours vite et apporte aussi une ceinture pour l’attacher.

Fiodor obéit. L’homme qui tenait Nahum cessa tout à coup de lutter.

– Alors tu n’as pas assez de la femme et de l’argent et de l’auberge ; tu veux aussi me perdre, moi, dit une voix étouffée que Nahum reconnut pour celle d’Akim.

– Ah, c’est toi, mon bonhomme !… Eh bien, attends un peu, tu vas voir.

– Lâche-moi ; est-ce que tu n’en as pas assez comme ça ?

– Je te montrerai demain, devant la justice, si j’en ai assez.

Et Nahum serra plus fortement encore son étreinte.

Les garçons accoururent avec deux lanternes et des cordes.

– Liez-le ! leur commanda brusquement Nahum.

Les gars s’emparèrent d’Akim, le soulevèrent, lui attachèrent les mains derrière le dos. L’un d’eux lui adressait déjà des injures, quand il reconnut l’ancien maître de l’auberge ; il s’arrêta, tout interdit et échangea un regard avec ses camarades.

– Voyez, voyez, disait cependant Nahum en promenant sa lanterne sur le sol, il a apporté du charbon dans un pot, tout un brasier ; faudra s’enquérir où il a pris tout ça… Il a aussi cassé des branches, tenez, ajouta-t-il en éteignant soigneusement le feu sous ses pieds… Fouille-le, Fiodor, qu’on voie s’il n’a pas encore quelque chose.

Fiodor fouilla Akim qui se tenait immobile, la tête penchée sur sa poitrine, comme celle d’un mort.

– Il a quelque chose, en effet, dit le gars, en tirant de dessous le caftan d’Akim un vieux couteau de cuisine.

– Eh, eh, mon gaillard, voilà où tu voulais en venir ! Vous êtes témoin, les gars, qu’il voulait m’assassiner, mettre le feu à ma maison… Enfermez-le jusqu’au matin dans la cave ; il ne pourra pas s’en échapper… Je le surveillerai moi-même et dès le petit jour, on l’emmènera à la police… Et vous serez tous témoins, entendez-vous.

On poussa Akim dans la cave et l’on referma la porte sur lui. Nahum mit deux de ses gens en faction à la porte, et lui-même ne se coucha plus…

 

Cependant la sacristine, s’étant dûment convaincue que l’intrus avait vidé la place, voulut, bien que l’aube pointât à peine, vaquer à sa cuisine. C’était dimanche. Elle s’accroupit devant le poêle pour y prendre du feu et s’aperçut qu’on avait déjà enlevé toute la braise. Elle chercha son grand couteau et ne le trouva point. Enfin, de ses quatre pots il en manquait un. Cette femme passait – et à juste titre – pour une tête solide. Après avoir réfléchi à la chose, elle s’en alla secouer son mari : ce ne fut pas chose facile de réveiller l’ivrogne et encore moins de lui faire comprendre de quoi il retournait. À tout ce qu’elle lui disait, Ephrem répétait toujours :

– Il est parti ? eh bien, qu’y puis-je ? que le bon Dieu le bénisse !… Il a emporté un pot, un couteau ? eh bien, qu’y puis-je ? que le bon Dieu le bénisse !

Il finit pourtant par se lever et, après avoir prêté à sa « bourgeoise » une oreille plus attentive, il convint que c’était une méchante affaire et qu’on ne pouvait en rester là.

– Oui, appuya la sacristine, dans son désespoir il est capable de faire un malheur… Je me suis bien aperçue hier soir qu’il ne dormait pas : il ne faisait que semblant… À ta place, Ephrem Alexandrytch, j’irais aux renseignements.

– Écoutez bien ce que je vais vous dire, Ouliana Fiodorovna : je file à l’auberge sans plus tarder, mais de votre côté vous allez me donner un petit verre d’eau-de-vie, histoire de faire passer mon mal de cheveux.

– Soit, dit la sacristine après un peu d’hésitation, je vais te donner un petit verre ; mais prends garde de faire des sottises.

– Vous pouvez être tranquille sur ce point, Ouliana Fiodorovna.

Une fois ragaillardi, Ephrem partit pour l’auberge. Le soleil se levait à peine quand il y arriva et déjà une charrette, où se tenait un des gars de Nahum, les rênes dans les mains, attendait au portail.

– Où s’en va-t-on comme ça ? s’enquit Ephrem.

– À la ville, répondit l’autre à contre-cœur.

– Pour quoi faire ?

En guise de réponse, le gars haussa les épaules… Ephrem mit pied à terre, monta le perron et se heurta dans le vestibule à Nahum, tout habillé et la casquette sur la tête.

– Tous nos souhaits de bienvenue et d’heureuse installation au nouveau propriétaire, claironna Ephrem, qui connaissait personnellement Nahum… Où allez-vous de si bonne heure ?

– Il y a de quoi me féliciter, rétorqua brusquement Nahum ; dès le premier jour j’ai failli brûler.

Ephrem tressaillit.

– Pas possible ! Qu’est-ce qui vous est donc arrivé ?

– Il m’est arrivé qu’un brave homme a voulu mettre le feu à ma maison, voilà !… Mais j’ai eu la chance de le prendre sur le fait, et maintenant je l’emmène à la ville…

– Ne serait-ce pas… Akim ? demanda lentement Ephrem.

– Oui, c’est lui… Comment l’as-tu deviné ? Il est venu cette nuit avec des tisons dans un pot… Il était en train d’attiser le feu quand je l’ai pincé… Mes gars sont tous témoins… Veux-tu le voir ? Il est justement temps qu’on l’emmène…

– Vous feriez mieux de le relâcher, mon bon Nahum Ivanytch. Un pauvre vieux au désespoir, vous comprenez, ça perd facilement la tête… Ne prenez pas ce péché sur votre conscience.

– Qu’est-ce que tu me chantes là ? Le relâcher ! pour qu’il revienne me brûler dès demain !

– Il ne reviendra pas, Nahum Ivanytch, croyez-moi… Et de cette façon vous aurez moins de désagréments que si vous le traînez devant les tribunaux… La justice est curieuse, vous savez…

– La justice ? Je ne la crains pas.

– Oh, mon bon Nahum Ivanytch, qui peut se vanter de ne pas craindre la justice ?

– Assez comme ça, hein !… Te voilà soûl dès le matin… et un dimanche encore.

Ephrem fondit subitement en larmes.

– Oui, je suis soûl…, mais je dis la vérité, marmonna-t-il. Pardonnez-lui, Nahum Ivanytch, pour la fête de Notre-Seigneur…

– Viens toujours, espèce de pleurnicheur !

Et Nahum se dirigea vers la cour. Ephrem lui emboîta le pas.

– Faites-lui grâce pour Avdotia Aréfievna, reprit-il.

Nahum s’approcha de la cave et en ouvrit la porte toute grande. Ephrem, avec une curiosité craintive, étendit le cou par derrière Nahum et dans un coin de la cave, qui n’était pas profonde, il finit par reconnaître Akim. Le riche aubergiste, naguère respecté dans tout le voisinage, était étendu sur de la paille, les mains liées comme un criminel… Le bruit lui fit lever la tête. Il paraissait avoir affreusement maigri pendant ces deux derniers jours, pendant cette nuit surtout. Ses yeux enfoncés se voyaient à peine sous son front devenu d’un jaune de cire ; ses lèvres étaient sèches et noires ; son visage bouleversé avait pris une expression étrange, farouche et craintive à la fois.

– Lève-toi et sors, dit Nahum.

Akim se leva et franchit péniblement le seuil de la cave.

– Akim Sémionytch, hurla Ephrem, qu’as-tu fait ? Tu t’es perdu, mon pauvre ami !

Akim le regarda sans mot dire.

– Ah, si j’avais su pourquoi tu me demandais de l’eau-de-vie, je ne t’en aurais pas donné !… Non, ma parole, je ne t’en aurais pas donné ; je l’aurais plutôt toute bue moi-même !… Nahum Ivanytch, ajouta-t-il en tirant celui-ci par la manche, faites-lui grâce, relâchez-le.

– Oui, comptes-y ! rétorqua Nahum avec un mauvais sourire. Eh bien, dit-il en se retournant vers Akim, avance, qu’est-ce que tu attends ?

– Nahum Ivanov…, fit Akim.

– Qu’est-ce qu’il te faut encore ?

Nahum Ivanov, répéta Akim, écoute-moi. Je suis coupable : j’ai voulu me rendre justice moi-même, et c’est Dieu qui doit nous juger. Tu m’as tout pris, tu le sais bien, tout jusqu’au dernier liard… Maintenant, tu peux m’achever… Écoute pourtant ce que je vais te dire : si tu me relâches à présent, eh bien, soit, je me résigne… Que tout soit à toi, j’y consens et je te souhaite bonne chance !… Je te le dis comme devant Dieu : si tu me relâches, tu n’auras pas à t’en repentir. Que le bon Dieu te bénisse !…

Akim se tut et ferma les yeux.

– C’est ça, on n’a qu’à te croire ! ricana Nahum.

– Bien sûr qu’on peut le croire ! intervint de nouveau Ephrem. D’Akim Sémionytch, moi, voyez-vous, je suis prêt à répondre sur ma tête. Parole d’honneur !

Des blagues ! s’écria Nahum. Partons.

Akim rouvrit les yeux et le dévisagea.

– Comme tu voudras, Nahum Ivanov. Mais tu charges par trop ta conscience… Eh bien, partons, puisque tu es si pressé.

Nahum le fixa d’un œil scrutateur. « Après tout, se dit-il, vaudrait peut-être mieux l’envoyer au diable ! Autrement le monde me déchirera à belles dents et Avdotia me mangera tout cru ! »

Pendant que Nahum se consultait, personne ne prononça une parole. Le conducteur de la charrette, qui voyait toute la scène à travers la porte, hochait la tête en faisant claquer les rênes sur la croupe du cheval ; et les deux autres gars, plantés sur le perron, se taisaient également.

– Eh bien, vieux, écoute, dit enfin Nahum ; si je te lâche et si je défends à mes gars de parler…, eh bien, serons-nous quittes ensemble ?… Comprends-moi bien, serons-nous quittes ?

– Je te l’ai déjà dit : garde tout.

– Ça sera bien entendu : je ne redevrai plus rien ?

– Non, on ne se redevra plus rien l’un à l’autre.

Nahum réfléchit encore quelques instants.

– Jure-le.

– Je le jure devant Dieu.

– Allons, fit Nahum, à la grâce de Dieu ! Je m’en repentirai bien sûr, mais tant pis !… Donne-moi tes mains.

Akim se tourna ; Nahum se mit en devoir de le délier.

– Rappelle-toi, vieux, proféra-t-il en dénouant les cordes, que je t’ai fait grâce. Ne l’oublie pas, hein !

– Voilà un bon mouvement, Nahum Ivanytch, balbutia Ephrem tout ému, soyez sûr que Notre-Seigneur vous en tiendra compte.

Akim fit jouer ses bras gonflés et refroidis et se dirigea vers le portail… Nahum parut soudain se repentir d’avoir lâché sa proie.

– Prends garde, lui cria-t-il, tu as juré devant Dieu !

Akim se retourna, promena ses regards sur son ancienne demeure, et proféra avec une infinie tristesse :

– Garde tout… et pour toujours… irrévocablement… Adieu.

Et, suivi d’Ephrem, il gagna la route à pas lents. Nahum abandonna d’un grand geste les choses à leur destin et rentra chez lui après avoir donné ordre de dételer.

– Comment, Akim Sémionytch, ce n’est pas chez moi que vous allez ? s’exclama Ephrem en voyant son compagnon s’engager dans le chemin de droite.

– Non, merci, Ephrem… Je m’en vais voir ce que devient ma femme.

– Vous avez bien le temps, voyons… S’agirait d’abord… après l’heureuse tournure qu’ont pris les choses…

– Non, merci, Ephrem… Assez comme ça… Adieu.

Et Akim s’en alla sans se retourner.

– Ah, par exemple, assez comme ça ! bougonna le sacristain ébahi. Et moi qui ai répondu de lui sur ma tête !… Si je m’attendais à pareille ingratitude !… Fi !…

Il se rappela opportunément qu’il avait laissé dans l’auberge son pot et son couteau. Nahum les lui fit rendre, mais ne songea même pas à lui offrir un petit verre. Ce nouvel échec dégrisa complètement notre sacristain, qui rentra chez lui de fort méchante humeur.

– Eh bien, lui demanda sa femme, l’as-tu trouvé ?

De quoi, trouvé ? Ta vaisselle ?… La v’là !

– Alors, c’était Akim qui ?…

– Oui, répondit Ephrem en hochant la tête… A-t-on idée d’un coco pareil ! J’ai juré pour lui tous mes grands dieux. Sans moi il pourrirait à c’te heure sur la paille humide et il n’a pas seulement voulu me payer la goutte !… Vous, au moins, Ouliana Fiodorovna, vous allez bien sûr me montrer quelque considération…

Loin de lui montrer la moindre considération, Ouliana Fiodorovna l’envoya fort galamment paître.

Cependant Akim suivait à pas lents le chemin qui menait à son village. En proie à un tremblement intérieur, comme tout homme qui vient d’échapper à une mort certaine, il n’arrivait pas à reprendre ses esprits. À peine pouvait-il croire à sa liberté. Avec un étonnement stupide, il regardait les champs, le ciel, les alouettes, qui palpitaient dans l’air tiède et léger… La veille, il avait eu beau s’étendre, immobile, sur le poêle du sacristain, le sommeil l’avait fui depuis le dîner. Vainement il avait essayé d’assoupir dans l’ivresse la douleur insupportable de l’offense reçue, les affres du courroux impuissant… L’eau-de-vie n’avait pu le vaincre ; la colère bouillonnait en lui ; alors il se prit à ruminer des projets de vengeance, qui tous visaient le seul Nahum ; Elisabeth Prochorovna ne lui venait même pas à la pensée, et il chassait impitoyablement jusqu’au souvenir d’Avdotia. Vers le soir cette soif de revanche devint une véritable rage, et ce brave homme faible et débonnaire attendit dans la fièvre le moment où il pourrait quitter son repaire comme un loup en quête de proie et s’en aller, le feu à la main, détruire son ancien logis… Mais on l’avait saisi, enfermé… À quels tourments fut-il en proie durant ces heures cruelles ? Pareilles souffrances étant toujours muettes, aucune parole ne saurait les rendre… Le matin, un peu avant la venue de Nahum et d’Ephrem, il éprouva comme un soulagement. « Tout est perdu, se dit-il, le vent a tout emporté… », et il s’abandonna à son destin. Né avec de mauvais penchants, Akim eût pu devenir à cet instant un scélérat ; mais par bonheur le mal était étranger à son âme. Une catastrophe subite, imméritée, l’avait certes entraîné à un acte de désespoir ; mais, en l’ébranlant jusque dans son tréfonds, et l’échec de sa tentative criminelle ne lui avait laissé qu’une immense fatigue… Conscient de sa faute, il arracha son cœur à tout regret terrestre et se mit à prier avec une amère ferveur. Sa prière fut d’abord tout intérieure, mais il lui arriva de s’exclamer : « Seigneur, mon Dieu ! » et les larmes coulèrent aussitôt… Il pleura longtemps et finit par se calmer… Ses sentiments auraient changé sans doute, s’il lui eût fallu répondre de son acte… Mais tout à coup on lui avait rendu la liberté et voici qu’il s’en allait, prêt à revoir sa femme, brisé, à demi-mort, mais tranquille.

Le château était situé à une petite demi-lieue de son village ; à la croisée des chemins qui conduisaient à l’un et à l’autre, il hésita un instant et résolut de voir d’abord son vieil oncle.

La pauvre et déjà vieille chaumine se trouvait presque au bout du village. Il suivit toute la rue, sans rencontrer âme qui vive : tout le monde était à l’église. Seule une vieille femme malade souleva sa fenêtre pour le regarder s’éloigner, et une petite fille, qui courait tirer de l’eau au puits, s’arrêta pour le suivre, elle aussi, du regard. Le premier homme qu’il aperçut fut précisément cet oncle qu’il cherchait. Le vieux avait passé toute la matinée étendu sur le talus devant sa fenêtre, à se chauffer au soleil et à humer quelques prises. Ne se sentant pas bien, il s’était dispensé de la messe et se proposait d’aller prendre des nouvelles d’un vieux voisin plus malade que lui, lorsqu’il rencontra Akim. Il s’arrêta, le laissa s’approcher et après l’avoir scruté d’un coup d’œil, il proféra lentement :

– Bonjour, mon petit Akim.

– Bonjour, répondit l’autre qui, sans lever les yeux, le précéda dans l’enclos. Il y aperçut ses chevaux, sa vache, sa charrette et jusqu’à ses poules. Sans mot dire, il pénétra dans la maison, et, se laissant tomber sur un banc, il s’y appuya de ses poings fermés. Debout dans l’embrasure de la porte, le vieux le considérait d’un œil pitoyable.

Où est donc ma femme ? s’enquit enfin Akim.

– Au château, se hâta de répondre le bonhomme. Ici, vois-tu, on a déposé ton bétail et tes coffres ; mais elle, elle est là-bas. Veux-tu peut-être que j’aille la chercher ?

– Vas-y, répondit Akim après quelques instants de réflexion. Mon oncle, mon oncle, ajouta-t-il avec un profond soupir, tandis que le vieux décrochait son bonnet pendu à un clou, te rappelles-tu ce que tu m’as dit la veille de mon mariage ?

– Nous sommes tous dans la main de Dieu, mon petit Akim.

– Rappelle-toi : tu m’as dit alors que je n’étais plus votre égal à vous autres paysans. Et me voilà devenu plus gueux qu’un rat d’église.

– On ne saurait se garer des mauvaises gens, y en a trop, répliqua sentencieusement le vieux. Ce gars-là, vois-tu, c’est un loup et ça mord en loup. Y a donc pas seulement un gros monsieur pour le mater, le gredin ?

Sur ce, il enfonça son bonnet et se mit en route.

Avdotia revenait de l’église quand on lui dit que l’oncle de son mari la demandait. Jusqu’alors elle n’avait vu que bien rarement ce personnage : il ne venait jamais à l’auberge et passait d’ailleurs pour un original, peu loquace et passionné de tabac. Avdotia s’empressa d’accourir.

– Que veux-tu, Pétrovitch ? Il est arrivé quelque chose ?

– Rien du tout, Avdotia Aréfievna ; ton mari te demande.

– Il est donc revenu ?

– Mais oui.

– Où est-il ?

– Chez nous, au village.

Avdotia perdit son aplomb.

– Écoute, Pétrovitch, dit-elle en le regardant droit dans les yeux, est-ce qu’il est fâché ?

Il n’en a pas l’air.

Avdotia baissa la tête.

– Eh bien, allons !

Elle se coiffa d’un grand fichu et tous deux se mirent en route. Ils firent le chemin en silence. Quand ils approchèrent de la chaumine, Avdotia sentit ses jambes se dérober.

– Pétrovitch, supplia-t-elle, entre le premier ; dis-lui que je suis venue à son appel.

Pétrovitch trouva Akim assis à la même place et plongé dans de profondes réflexions.

– Quoi, dit le malheureux en levant la tête, elle n’est pas venue ?

– Si, elle attend à la porte.

– Envoie-la-moi.

– Entre, dit le vieux une fois dehors, en appelant Avdotia de la main.

Et il se laissa retomber sur son talus.

Avdotia ouvrit la porte en tremblant, franchit le seuil et s’arrêta.

Akim la dévisagea.

– Voyons, Aréfievna, commença-t-il, qu’allons-nous faire à présent ?

– Pardon…, murmura-t-elle.

– Eh, Aréfievna, nous sommes tous pécheurs. À quoi bon revenir sur le passé !

– C’est lui, le scélérat, qui nous a perdus tous les deux, reprit Avdotia d’une voix chevrotante, et des larmes lui coulèrent le long des joues. Ne laisse pas les choses comme ça, Akim Sémionytch ; réclame ton argent, ne m’épargne pas ; je suis prête à jurer sous serment que c’est moi qui le lui ai prêté. Elisabeth Prochorovna avait le droit de vendre notre auberge, mais lui pourquoi nous pille-t-il, le brigand ?… Réclame ton argent…

– Je n’ai plus d’argent à lui réclamer, rétorqua Akim d’un ton morne. Nous sommes quittes.

– Comment, quittes ? fit Avdotia stupéfaite.

– Oui, quittes, répondit Akim, tandis qu’une flamme passait dans ses yeux. Sais-tu où j’ai passé la nuit ? Tu ne le sais pas ? Dans la cave de Nahum, ligoté comme un mouton, voilà où j’ai passé la nuit. Je voulais lui brûler sa maison à ce Nahum, mais il m’a pincé, le gaillard ; il n’est pas dégourdi pour des prunes ! Aujourd’hui il voulait m’emmener à la ville, mais au dernier moment il m’a fait grâce. Tu vois bien que je n’ai plus d’argent à lui réclamer… Et d’ailleurs comment le réclamerais-je ? Il me demandera pour sûr : « Quand est-ce que je t’ai emprunté de l’argent ? » Veux-tu donc que je lui réponde : « C’est ma femme qui l’a déterré sous le plancher et qui te l’a porté. – Elle ment, ta femme », qu’il me dira… T’as peut-être pas assez fait parler de toi comme ça, hein ?… Tais-toi plutôt, Aréfievna, c’est moi qui te le dis, tais-toi.

– Pardon, Sémionytch, pardon ! balbutia de nouveau Avdotia éperdue.

– Il ne s’agit pas de ça, reprit Akim après un court silence ; mais qu’allons-nous devenir maintenant ? Nous n’avons plus de maison, plus d’argent.

– On tâchera de se remonter, Akim Sémionytch ; on demandera à Elisabeth Prochorovna de nous venir en aide. Kirillovna m’a promis qu’elle le ferait.

– Non, Aréfievna… Si le cœur t’en dit, va faire des courbettes à la maîtresse avec ta Kirillovna ; vous êtes de la même couvée toutes les deux… Mais voici ce que j’ai à te dire : reste ici, et que le bon Dieu te bénisse ! Quant à moi, je m’en vais. Par bonheur, nous n’avons pas d’enfants… Seul, je me tirerai toujours d’affaire.

– Qu’est-ce que tu dis, Sémionytch ? C’est-y que tu veux te refaire roulier ?

Akim eut un sourire amer.

– Le beau roulier que je ferais à c’te heure, parlons-en !… Non, vois-tu, Aréfievna, roulage et mariage c’est pas la même chose. – Faut être jeune pour faire ce métier-là… Si je m’en vais, c’est parce que je ne veux pas qu’on me montre au doigt ; comprends-tu ?… Et je profiterai de l’occasion pour prier le bon Dieu, pour implorer le pardon de mes péchés. Voilà où j’irai, Aréfievna.

– Tes péchés ? Tu en as donc commis, Sémionytch ? fit timidement Avdotia.

– Ça, femme, c’est mon affaire.

– Mais moi, Sémionytch, que deviendrai-je ? Comment pourrai-je vivre sans mon mari ?

– Ne dis pas de bêtises, Aréfievna !… Tu as bien besoin vraiment d’un mari comme moi !… Un vieux bonhomme sans le sou !… Tu te passais bien de mari autrefois, tu t’en passeras encore à l’avenir. – Quant au bien qui nous reste, prends-le, je m’en moque.

– Comme tu voudras, Sémionytch, dit tristement Avdotia ; tu sais mieux que moi ce qu’il faut faire.

– Tout juste… Seulement ne va pas croire que je t’en veuille, Aréfievna. À quoi bon se fâcher maintenant ? J’aurais dû m’y prendre plus tôt… J’ai eu tort de ne pas le faire et j’en suis puni avec raison. Comme on fait son lit, on se couche, déclara Akim avec un soupir… Je ne suis plus jeune, il est temps que je songe à mon âme… C’est le Seigneur lui-même qui m’a éclairé. Vieux fou que j’étais, je pensais comme ça me la couler douce avec ma jeune épouse… Non, mon vieux, faudrait voir d’abord à prier, à jeûner, à souffrir, à frapper la terre du front… Et maintenant laisse-moi, ma chère… Je suis bien fatigué, je vais tâcher de faire un somme.

Et Akim s’étendit en gémissant sur son banc.

Avdotia fit mine de vouloir répondre ; mais, après lui avoir jeté un regard, elle se détourna et sortit.

– Eh bien, il ne t’a pas battue ? lui demanda Pétrovitch, recroquevillé sur son talus, quand elle passa devant lui.

Avdotia s’éloigna sans mot dire.

– Voyez-vous ça ! Il ne l’a pas battue ! grommela le vieux en souriant.

Et après s’être dûment chiffonné la barbe, il aspira une prise avec délice.

*

* *

Akim réalisa son projet. Il arrangea à la hâte ses affaires et quelques jours après leur entretien, il vint en tenue de voyage faire ses adieux à sa femme, qui s’était provisoirement installée dans une aile du château. Leur entrevue ne fut pas longue ; Kirillovna, qui se trouvait présente, lui conseilla d’aller prendre congé de la maîtresse. Il y alla. Elisabeth Prochorovna le reçut avec une certaine confusion, mais elle l’admit gracieusement au baisemain, et lui demanda où il avait l’intention de se rendre. Akim répondit qu’il commencerait par le pèlerinage de Kiev et se laisserait ensuite guider par le doigt de Dieu. Elle loua fort sa résolution et le congédia…

Depuis lors il n’a fait que de rares apparitions au château, mais il ne manque jamais de rapporter un pain spécialement bénit aux intentions de sa maîtresse. En revanche, dans tous les lieux de pèlerinage célèbres, à la Trinité-Saint-Serge, à Saint-Nicolas Blanc-Rivage, à l’ermitage d’Opta, jusque dans l’île lointaine de Saint-Barlaam[9], on peut apercevoir son visage vieilli, émacié, mais toujours empreint d’une noble gravité… Une année vous le voyez passer confondu parmi la foule innombrable qui suit de Koursk à Korsouno la procession de Notre-Dame du Tronc ; l’année suivante vous le rencontrez assis, le havresac sur le dos, au milieu d’autres pèlerins, sur le parvis de Saint-Nicolas de Mtsensk. Le printemps l’amène d’ordinaire à Moscou. De son pas lent mais infatigable, il chemine ainsi de pays en pays, et l’on prétend même qu’il a vu Jérusalem… Il paraît parfaitement heureux et tranquille, et ceux à qui il arrive de s’entretenir avec lui vantent beaucoup sa piété, sa sagesse, sa résignation.

Pendant ce temps Nahum s’était mis résolument à l’œuvre et ses affaires, bien menées, prenaient un bon train. Tout le canton savait par quels moyens le gars s’était procuré son auberge ; on n’ignorait pas qu’Avdotia lui avait livré l’argent de son mari ; personne ne l’aimait à cause de son caractère froid et rude ; on racontait même avec indignation qu’Akim étant venu un jour comme pèlerin lui demander l’aumône par la fenêtre, il s’était contenté de répondre : « Dieu te la fera. » Mais tout le monde devait convenir que personne n’avait meilleure chance que lui : son blé venait mieux que celui des voisins, ses abeilles essaimaient davantage, ses poules même pondaient plus souvent, ses bestiaux n’étaient jamais malades, ses chevaux ne boitaient jamais…

De longtemps Avdotia, devenue première couturière d’Elisabeth Prochorovna, ne put entendre prononcer le nom de Nahum ; mais peu à peu cette aversion alla en diminuant et l’on prétend même que la nécessité la contraignit un jour de recourir à son ancien amoureux et qu’il lui rendit cent roubles… Ne la jugeons pas trop sévèrement : la pauvreté a maté bien d’autres gens qu’Avdotia, et son brusque changement de fortune avait fort abattu la malheureuse ; on ne saurait dire avec quelle rapidité elle avait vieilli et enlaidi.

 

Comment finit tout cela ? demandera le lecteur. Voici comment.

Après avoir, pendant une quinzaine d’années, fort bien mené sa barque, Nahum accepta tout à coup une offre avantageuse et vendit son auberge. Il ne s’y fût jamais décidé sans une circonstance en apparence futile : deux matinées de suite, son chien, assis devant les fenêtres, se mit à pousser de longs hurlements plaintifs. À la seconde fois, Nahum se planta devant le chien, le considéra attentivement, hocha la tête, et se rendit sur-le-champ à la ville où il traita de l’auberge avec une de ses connaissances qui la marchandait depuis longtemps… Huit jours plus tard il cédait la place au nouveau propriétaire et partait pour une province lointaine ; mais le soir même, l’auberge brûla de fond en comble sans qu’il en restât vestige et le successeur de Nahum fut entièrement ruiné. Le lecteur comprendra facilement quels bruits coururent dans le voisinage à propos de cet incendie. « Il a emporté sa chance avec lui », disait-on. On raconte maintenant qu’il fait le commerce de blé et gagne de l’argent gros comme lui. Un bonheur aussi insolent durera-t-il toujours ? Qui sait, bien d’autres colonnes se sont écroulées, et tout crime se paye tôt ou tard. Elisabeth Prochorovna est toujours de ce monde et, comme il arrive souvent aux personnes de sa trempe, elle n’a guère changé. Elle s’est toutefois quelque peu racornie et son avarice a pris des proportions démesurées. Il est d’ailleurs bien difficile de savoir pour qui, n’ayant pas d’enfants et n’aimant personne, elle garde tout ce qu’elle amasse. Dans la conversation elle mentionne souvent le nom d’Akim, dont les belles qualités lui ont fait concevoir, affirme-t-elle, une grande estime pour le paysan russe. Kirillovna s’est rachetée de sa maîtresse par une assez forte somme et s’est mariée par amour avec un jeune blondin, serveur de son métier, qui lui fait souffrir mort et passion. Avdotia habite toujours l’aile des servantes, mais elle est encore descendue de quelques degrés : elle s’habille pauvrement, presque malproprement ; des manières pimpantes d’une fille élevée dans la capitale et des habitudes d’une riche aubergiste, il n’est pas resté trace ; personne ne la remarque et elle se tient pour heureuse de ne pas être remarquée. Le vieux Pétrovitch est mort. Quant à Akim, il chemine toujours et Dieu seul peut savoir quand prendra fin sa vie errante.

1852.

UN ROI LEAR DES STEPPES

Un soir d’hiver, nous étions une demi-douzaine d’amis réunis chez un ancien camarade d’Université. L’entretien vint à tomber sur Shakespeare, les personnages de ses pièces, la maîtrise avec laquelle il les avait saisis dans les entrailles mêmes de la nature humaine. Nous admirions surtout leur profonde vérité « quotidienne. » ; chacun de nous nommait des Othellos, des Hamlets, des Falstaffs, voire des Richards III ou des Macbeths – ceux-ci, à vrai dire, seulement en puissance – parmi les personnes que le hasard avait amenées sur sa route.

– Et moi, mes amis, s’écria notre hôte, homme déjà mûr, j’ai connu un Roi Lear !

– Pas possible !

– Si fait. Voulez-vous que je vous conte l’histoire ?

– Nous vous écoutons.

Sans autre préambule, notre ami commença son récit.

I

J’ai passé mes quinze premières années à la campagne, chez ma mère, riche propriétaire de la province de ***. L’impression la plus frappante qui me soit restée de ce temps déjà lointain, je la dois à notre plus proche voisin, un certain Martin Pétrovitch Kharlov. Cette impression ne pouvait guère s’effacer pour la bonne raison que de toute ma vie je n’ai jamais rencontré son pareil. Imaginez un homme d’une taille gigantesque : sur un énorme buste était plantée, un peu de travers et sans nulle apparence de cou, une tête monstrueuse, surmontée d’une masse de cheveux en broussaille, d’un gris tirant sur le jaune, et qui portait presque des sourcils ébouriffés. Sur le vaste champ de ce visage, couleur de volaille plumée, un robuste nez bourgeonnant, flanqué de petits yeux d’un bleu de faïence et d’expression très hautaine, surplombait une bouche minuscule, torse, crevassée et du même ton que le visage. La voix qui sortait de cette bouche était enrouée et néanmoins retentissante ; elle rappelait le bruit strident que fait sur un mauvais pavé un charroi de barres de fer. Kharlov semblait toujours s’entretenir par grand vent avec une personne placée de l’autre côté d’un ravin. La véritable expression de son visage ne se laissait pas facilement définir, car on avait parfois de la peine à en embrasser d’un regard toute l’étendue ; sans être ni désagréable ni même dénué d’une certaine grandeur, il n’en offrait pas moins un spectacle fort cocasse. Quels pieds et quelles mains il avait : de vrais coussins ! Je ne pouvais pas, il m’en souvient, considérer sans une sorte de terreur respectueuse le dos large de deux empans de Martin Pétrovitch, ni ses épaules semblables à des meules de moulin, ni surtout ses oreilles qui, soulevées des deux côtés par ses grosses bajoues, rappelaient dans leurs volutes, leurs torsades et leurs boursouflures ces pains blancs en forme de cadenas si connus chez nous sous le nom de « kalatches ».

Été comme hiver Kharlov portait un casaquin de drap vert, serré à la taille par une ceinture circassienne et des bottes goudronnées. Je ne lui ai jamais vu de cravate : autour de quoi l’aurait-il nouée ? Il respirait lentement, lourdement, comme un bœuf, mais il marchait sans bruit. Craignant sans doute de tout briser, de tout renverser dans les appartements, il s’avançait avec précaution, toujours de biais et d’un pas furtif. Sa force herculéenne lui valait le respect de tout le canton : notre peuple vénère encore les paladins. Des légendes s’étaient même formées sur son compte : il avait terrassé un ours qui s’était trouvé sur son chemin au fond d’un bois ; il avait lancé par-dessus la clôture de son rucher un paysan pris en flagrant délit de vol, ainsi que son cheval et son chariot, etc., etc.… Du reste Kharlov ne faisait nul étalage de sa force. « Si ma dextre, disait-il, est douée de quelque vigueur, c’est que le ciel en a ainsi décrété. » En revanche il se montrait très fier de l’antiquité de sa race et de la fermeté de son jugement.

– Notre famille, répétait-il souvent, descend du Chédois (il voulait dire Suédois). Kharlus, qui se fixa en Russie sous le règne d’Ivan Vassiliévitch l’Aveugle (cela ne date pas d’hier comme vous voyez !) Plutôt que rester comte en son pays, ledit Chédois Kharlus préféra devenir un gentilhomme russe et il se fit inscrire au Livre d’or. Voilà, monsieur, de qui descendent les Kharlov ! Et c’est pour cette raison que nous naissons tous avec des cheveux blonds, des yeux clairs et le visage net, car nous avons poussé sous la neige.

– Mais, Martin Pétrovitch, m’enhardis-je un jour à lui dire, il n’y a jamais eu d’Ivan Vassiliévitch l’Aveugle. Il y a un Ivan Vassiliévitch le Terrible, mais c’est le grand-prince Vassili Vassiliévitch qu’on avait surnommé l’Aveugle.

– Tu radotes, mon garçon, me répondit tranquillement Kharlov, du moment que je le dis, ça doit être vrai.

Comme ma mère s’avisait un jour de louer devant lui son désintéressement, qui était en effet des plus remarquables :

– Eh, Natalie Nicolaïevna, proféra-t-il presque avec dépit, voilà vraiment un beau sujet de louanges ! Comme si un gentilhomme pouvait agir autrement ! Il ne manquerait plus qu’un vilain, qu’un manant pût dans son for intérieur me traiter de ladre !… J’ai nom Kharlov, ma famille descend de là… (il élevait son doigt au plafond aussi haut que possible) et vous voudriez que je n’aie point d’amour-propre ?…

Une autre fois, un personnage d’importance qui était en visite chez ma mère, se permit de persifler Martin Pétrovitch. Celui-ci avait encore enfourché son dada, le Chédois Kharlus qui s’était fixé en Russie…

– Au temps du roi Guillot ? interrompit le monsieur.

– Non, pas à cette époque, mais sous le règne du grand-prince Ivan Vassiliévitch l’Aveugle.

– Quant à moi, reprit l’autre, je crois votre famille beaucoup plus ancienne : elle remonte aux temps antédiluviens, quand la terre portait encore des mastodontes et des mégathériums.

Bien que ces termes scientifiques fussent complètement inconnus de Martin Pétrovitch, il comprit qu’on se moquait de lui.

– C’est possible, riposta-t-il du tac au tac. Notre race est en effet très ancienne. On prétend même qu’à l’époque où mon aïeul vint s’établir à Moscou, il y vivait un imbécile du genre de votre Excellence, et de pareils imbéciles ne viennent au monde qu’une fois tous les mille ans.

La riposte offusqua au plus haut point le grand personnage. De son côté Kharlov jeta la tête en arrière, avança le menton, poussa un grognement de défi, et gagna le large.

Comme il revenait deux jours après, ma mère entreprit de le semoncer.

– Eh, madame, interrompit aussitôt Kharlov, c’est une bonne leçon pour ce monsieur. Une autre fois il se tiendra sur ses gardes. Il est encore jeune, voyez-vous, il faut le faire marcher droit.

Or le visiteur était à peine moins âgé que Kharlov ; mais ce géant considérait tous ses semblables comme des blancs-becs. Très sûr de lui-même, il ne craignait âme qui vive. « Qui peut me faire quelque mal ? Est-il un homme au monde qui en soit capable ? » demandait-il parfois avec un éclat de rire fort bref mais assourdissant.

II

Fort difficile en fait de connaissances, ma mère recevait Kharlov avec une cordialité particulière. Elle avait pour lui toutes les indulgences, car il lui avait sauvé la vie une vingtaine d’années auparavant, en retenant sa voiture sur le bord d’un profond ravin où les chevaux s’étaient déjà engagés. Les traits et les harnais se cassèrent, mais Martin Pétrovitch ne lâcha point la roue qu’il avait saisie, encore que le sang lui jaillît sous les ongles. C’est ma mère qui l’avait marié, donnant pour femme à ce barbon de quarante ans sonnés une de ses pupilles, orpheline de dix-sept printemps. Cette petite personne délicate qu’à en croire les mauvaises langues il introduisit dans la chambre conjugale en la portant sur la paume de la main, mourut jeune, non sans avoir pris le temps de lui laisser deux filles. Ma mère n’en continua pas moins à étendre sa protection sur Kharlov ; elle mit sa fille aînée dans la pension noble du chef-lieu, lui trouva un mari, et tenait déjà prêt un fiancé pour la seconde.

Kharlov gérait fort bien ses affaires : il arrondit son domaine jusqu’à trois cents hectares et le dota peu à peu des constructions nécessaires ; quant à ses paysans, inutile de dire qu’ils lui obéissaient au doigt et à l’œil ! Sa corpulence ne lui permettant guère les promenades à pied (la terre se refuse à me porter, disait-il), il allait partout sur un petit drojki[10] très bas et conduisait lui-même sa jument, une bête vieille de trente ans qui portait à l’épaule la cicatrice d’une blessure qu’elle avait reçue à la bataille de Borodino sous un maréchal des logis de chevaliers-gardes. Cette jument boitait des quatre jambes à la fois ; ne pouvant pas marcher au pas, elle trottinait toujours et d’une façon inégale ; elle mangeait l’armoise et l’absinthe le long des sentiers, ce que je n’ai jamais vu faire à un autre cheval. C’était pour moi un perpétuel sujet d’étonnement de voir une pareille rosse traîner un fardeau aussi considérable. Sur le drojki, derrière le dos de Kharlov, se tenait son petit cosaque[11] Maxime. Entièrement collé à son maître, ses pieds nus appuyés sur l’essieu des roues de derrière, on eût dit une feuille ou un vermisseau que le hasard aurait accroché à la masse énorme qui se dressait devant lui. Le même petit cosaque rasait Kharlov une fois par semaine : pour accomplir cette opération, il montait, dit-on, sur une table ; les mauvais plaisants prétendaient même qu’il était forcé de courir autour du menton de son seigneur.

Kharlov n’aimait guère rester longtemps chez lui ; on le rencontrait souvent par les chemins, dans son sempiternel équipage, une main tenant les rênes, l’autre étalée sur son genou, le coude relevé à la crâne, une minuscule casquette plantée sur le sommet de sa tête. Il promenait fièrement autour de lui ses petits yeux d’ours, saluait de sa voix de tonnerre tous les paysans, marchands, artisans, et lançait d’énergiques jurons aux popes, qu’il ne pouvait souffrir. Un jour que je le croisais, mon fusil à la main, il me jeta un tel « à vous » en voyant un lièvre gîté près du chemin que les oreilles me tintèrent tout le long du jour.

III

J’ai déjà dit que ma mère accueillait toujours Martin Pétrovitch avec cordialité. Elle n’ignorait pas le profond respect qu’il lui portait. Il faisait partout son éloge : « C’est une maîtresse femme, une vraie grande dame. » En lui parlant, il l’appelait « ma chère bienfaitrice. » Elle voyait en Kharlov une sorte de géant dévoué, de paladin, qui pour la défendre n’hésiterait pas à combattre toute une armée de manants, et, bien qu’une pareille collision ne fût guère à craindre, néanmoins ma mère, restée veuve encore jeune, estimait qu’un pareil défenseur méritait bien quelques égards. Elle avait d’ailleurs une grande confiance en cet homme loyal qui ne buvait point, n’empruntait jamais d’argent et ne manquait certes pas de jugeotte, malgré son manque total d’instruction. Quand elle eut l’idée de dicter son testament, elle le fit venir comme témoin ; il dut retourner chez lui pour y prendre de grandes bésicles rondes en fer sans lesquelles il ne pouvait pas écrire. Même avec le secours de cet instrument, ce ne fut qu’au bout d’un quart d’heure que, haletant et s’ébrouant, il parvint à tracer son nom, ses prénoms et son titre, le tout en lettres onciales, énormes, carrées, ornées de queues et de panaches. Ce labeur achevé, il déclara qu’il n’en pouvait plus et qu’à son gré écrire ou s’épucer, c’était tout un.

Ainsi donc, ma mère estimait fort Martin Pétrovitch… sans toutefois l’admettre au-delà de la salle à manger : il répandait une odeur vraiment trop forte, odeur qui tenait à la fois de la terre remuée, des feuilles mortes et de la vase des marais. « C’est un homme des bois », disait de lui ma vieille bonne. Lorsqu’il dînait chez nous, on lui mettait une table dans un coin ; cette mesure ne le choquait point, il la trouvait même fort commode, car elle lui permettait d’assouvir sans se gêner et sans gêner ses voisins une faim dévorante, comme personne n’en a probablement connu depuis les temps de Polyphème. Par mesure de précaution on mettait de côté à son intention un énorme pot qui devait bien contenir six bonnes livres de sarrasin.

– Sans cela, lui disait ma mère, tu m’avalerais tout cru.

– C’est ma foi vrai, ma chère dame, acquiesçait Martin Pétrovitch avec un bon sourire.

Ma mère aimait à l’entendre exposer ses vues sur le ménage des champs ; par malheur ses éclats de voix la fatiguaient vite.

– Du calme, mon ami du calme ! s’écriait-elle. Tu m’as complètement assourdie ! Ce n’est pas une voix que tu as, mais une trompette. Ne pourrais-tu suivre un traitement pour cela ?

– Natalie Nicolaïevna, ma chère bienfaitrice, répondait d’ordinaire Kharlov, je ne suis pas maître de mon gosier… Et puis, voyons, quel remède pourrait mordre sur moi ? Je vais plutôt me taire un tantinet.

En effet, je ne crois pas qu’il y eût remède au monde capable de « mordre » sur Kharlov. Du reste, il n’avait jamais eu la moindre indisposition.

Conter des histoires n’était point son fait. « Les longs récits vous font l’haleine courte », prétendait-il non sans quelque humeur. Cependant, lorsqu’on le mettait sur le chapitre de l’an XII (il avait alors servi dans les milices et reçu une médaille de bronze qu’il portait le dimanche, suspendue au ruban de Saint-Vladimir), il ressassait volontiers deux ou trois anecdotes, tout en affirmant qu’aucun Français digne de ce nom ne s’était montré en Russie cette année-là : la faim avait tout au plus chassé de chez eux quelques chétifs maraudeurs et il avait souvenance d’avoir traqué dans les bois pas mal de ces gringalets.

IV

Et cependant ce robuste gaillard, si sûr de lui-même, si débordant de santé, connaissait lui aussi ses instants de tristesse et de mélancolie. Sans aucune raison apparente, un profond ennui l’envahissait et le chassait dans sa chambre. Là, tantôt il se mettait à bourdonner, faisant à lui seul le bruit d’une ruche entière, tantôt il appelait son petit cosaque Maxime et lui ordonnait de chanter quelque chose ou de lire à haute voix dans le seul livre qui fût jamais venu s’égarer dans sa maison, un volume dépareillé de la revue de Novikov, les Loisirs de l’homme laborieux[12]. Alors Maxime, qui, par un étrange jeu du hasard, savait épeler les mots, hurlait à tue-tête, en hachant les syllabes et en mettant les accents tout de travers, des phrases dans le genre de celle-ci : « Mais l’homme passionné déduit de ce vide qu’il découvre dans les créatures des conséquences abominables. Chaque créature prise isolément, dit cet homme passionné, est incapable de faire mon bonheur, etc.… ». Ou bien il entonnait d’une voix de fausset très aiguë quelque lugubre complainte, où l’on ne pouvait distinguer que des i… i… e… i… e… i… oh… ah ! agrin… tu… é… e ! Martin Pétrovitch écoutait en secouant la tête, se lamentait sur la fragilité des choses humaines, proclamait que tout se réduisait en poussière comme l’herbe des champs. Il lui était tombé sous la main une gravure où se voyait une chandelle entourée de personnages joufflus qui représentaient les vents et soufflaient dessus de toutes leurs forces. « Telle est la vie humaine », disait la légende. Cette gravure ayant eu le don de lui plaire, il l’avait accrochée dans sa chambre, mais retournée contre le mur : il ne la découvrait qu’aux heures de mélancolie. Kharlov, ce colosse, craignait la mort ! Du reste, pour calmer ses accès d’humeur noire, il se fiait davantage aux lumières de son esprit qu’aux secours de la religion : cet excellent homme était fort peu dévot et ne mettait guère les pieds à l’église, ne voulant pas, prétendait-il, contraindre les fidèles à sortir pour lui faire place. Quand la crise touchait à sa fin, Martin Pétrovitch se prenait à siffloter, puis soudain, de sa voix de stentor, il commandait sa voiture et s’en allait faire visite à quelque voisin en agitant martialement au-dessus de sa casquette la main qui ne tenait pas les rênes, comme pour dire : « Et maintenant, je m’en bats l’œil ! » Que voulez-vous, c’était un vrai Russe !

V

Les hommes d’une grande force physique sont le plus souvent flegmatiques ; Martin Pétrovitch, au contraire, s’emportait facilement. Personne n’avait le don d’échauffer sa bile autant que le frère de sa défunte femme, un certain Bytchkov, qui tenait chez nous un emploi intermédiaire entre le bouffon et le parasite ; on lui avait dès sa plus tendre enfance infligé le surnom de Souvenir, et Souvenir il était resté pour tout le monde, même pour les domestiques, qui toutefois ajoutaient gravement à ce sobriquet son nom patronymique de Timothéitch ; je crois bien que lui-même avait oublié son prénom chrétien. Chacun se croyait en droit de mépriser ce falot personnage, auquel manquaient toutes les dents d’un côté, de sorte que son mince visage ridé paraissait tordu. Vif comme une anguille, il se démenait du matin au soir, glissait de la lingerie au bureau, du presbytère à la demeure du staroste : chassé d’ici, chassé de là, il pliait les épaules, clignait ses yeux louches, partait d’un vilain rire semblable au gargouillis d’une bouteille que l’on rince. Je suis convaincu que si la fortune avait permis à Souvenir de prendre son vol, il fût devenu un méchant homme, vicieux, voire cruel, mais bon gré mal gré la misère lui avait rogné les ailes. On ne lui permettait de boire que le dimanche, mais on l’habillait convenablement par ordre de ma mère, dont il faisait tous les soirs la partie de piquet ou de boston. Sa locution favorite était : « voilà, voilà, tout de suite », qu’il prononçait « tout de chuite ». – Qu’est-ce que ce « tout de chuite ? » lui demandait ma mère agacée. – Comme il vous plaira, madame, balbutiait-il aussitôt pris de peur, en rejetant les bras derrière son dos. Écouter aux portes, faire des cancans, et surtout narguer, taquiner, « asticoter » les gens, c’étaient là ses plaisirs favoris : il s’y adonnait rageusement comme si quelque ancien grief lui eût donné le droit de se venger sur tout le monde. Tout en l’appelant « mon cher frère », il en faisait voir de toutes les couleurs à Martin Pétrovitch. « Pourquoi, mon cher frère, avez-vous mené au tombeau ma pauvre sœur Marguerite Timothéievna ? » lui demandait-il à tout bout de champ avec force grimaces et ricanements. Un, jour que Kharlov se tenait dans notre billard – vaste pièce fraîche où personne n’avait jamais vu voler une mouche et que pour cette raison notre voisin, grand ennemi du soleil et de la chaleur, affectionnait beaucoup, – Souvenir tournait et virait autour du bonhomme en lui lançant maints brocards. À bout de patience, Martin Pétrovitch, qui était assis entre le mur et le billard, avança ses deux larges mains pour écarter l’importun. Heureusement pour lui, Souvenir eut le temps d’esquiver le choc : les paumes de son « cher frère » vinrent se plaquer contre le billard et les six vis qui retenaient au plancher la rustique machine se brisèrent toutes à la fois. Que serait devenu Souvenir si ces lourdes pattes se fussent abattues sur sa chétive personne ?

VI

J’avais depuis longtemps la curiosité de connaître la résidence de Martin Pétrovitch, de voir quelle sorte de repaire il s’était fabriqué. Je lui proposai un jour de le reconduire à cheval jusqu’à Ieskovo, tel était le nom de sa propriété, sise à une petite lieue de chez nous.

– Ah bah, s’écria-t-il, tu veux voir mon royaume ! Allons, viens. Je vais te montrer et la maison et les granges et tout ; j’ai un tas de belles choses.

Nous nous mîmes en route.

– Le voilà mon royaume, tout cela est à moi ! tonitrua Martin Pétrovitch en s’efforçant de tourner vers moi sa lourde tête et en étendant le bras de droite et de gauche.

L’habitation de Kharlov dominait la croupe d’une colline en pente douce, au pied de laquelle quelques misérables chaumines semblaient plaquées contre une pièce d’eau. Debout sur un lavoir, une bonne femme affublée d’une jupe à carreaux battait à tour de bras du linge qu’elle venait de tordre.

– Axinia ! lança Martin Pétrovitch d’un gosier si puissant qu’une bande de corneilles s’envola d’un champ d’avoine voisin. Axinia, c’est la culotte de ton mari que tu laves là ?

La vieille se retourna tout d’une pièce et se plia en deux dans une profonde révérence.

– Dame oui, not’ maître, c’est sa culotte, répondit-elle d’une voix chevrotante.

– Que je te voie faire autre chose !… Tiens, regarde, continua-t-il en se retournant vers moi, tandis qu’il trottinait le long d’une clôture vermoulue, voici mon chanvre à moi, et celui-là est aux paysans : tu vois la différence ?… Et ceci, c’est mon jardin ; ces pommiers, c’est moi qui les ai plantés et ces saules de même. Avant moi, il n’y avait aucun arbre. Prends exemple sur moi, mon jeune ami.

Nous pénétrâmes dans une cour entourée de palissades. En face de la porte cochère s’élevait un pavillon fort ancien avec un toit de chaume et un petit perron à colonnettes. Sur un des côtés de la cour s’allongeait un autre pavillon, de construction récente et surmonté d’un semblant de mezzanine, mais qui lui aussi paraissait, comme on dit chez nous, se tenir sur des pattes de poule.

– Nouvel exemple à suivre, me déclara Kharlov. Voilà le taudis dans lequel ont vécu nos pères et voici le palais que je me suis bâti.

Ce palais avait l’air d’un château de cartes ! Cinq ou six chiens, tous plus velus et plus hideux les uns que les autres, nous accueillirent par de sonores aboiements.

– Ce sont des chiens de berger, me fit remarquer Martin Pétrovitch, de vrais chiens de Crimée. Allez coucher, maudits ! Pour un peu je vous pendrais tous !

Un jeune homme, en longue souquenille de nankin, apparut sur le perron de la maison neuve : c’était le mari de la fille aînée. Il ne fit qu’un bond jusqu’au drojki et, soutenant respectueusement d’une main le coude de son beau-père, il étendit l’autre comme pour aider aussi la jambe monstrueuse que Kharlov, en s’inclinant de tout le buste, faisait basculer par-dessus la banquette[13]. Ensuite il vint m’aider à descendre de cheval.

– Anne, s’écria Kharlov, le fils de Natalie Nicolaïevna, nous fait l’honneur de nous rendre visite ; il s’agit de le régaler. Mais où est donc la petite Eulampie ?

Anne était l’aînée de ses filles, Eulampie, la cadette.

– Elle est allée aux champs cueillir des bluets, répondit Anne qui se montra à une fenêtre près de la porte.

– Y a-t-il du fromage blanc ? demanda Kharlov.

– Il y en a.

– Et de la crème aussi ?

– Certainement.

– Allons, traîne tout cela sur la table. En attendant je vais lui faire voir mon cabinet de travail. Venez par ici, ajouta-t-il en me faisant signe du doigt.

Chez lui il ne me tutoyait plus ; un maître de maison doit observer les convenances. Il me conduisit le long d’un corridor.

– C’est ici que je réside, me dit-il tout à coup en franchissant de guingois le seuil d’une large porte. Et voici mon cabinet. Prenez la peine d’entrer.

C’était une vaste pièce, presque nue, sans revêtement de plâtre. À de grands clous plantés sans symétrie pendaient deux fouets, un tricorne roussi, un fusil à pierre, un sabre, un bizarre collier de cheval avec des plaques de cuivre, et la fameuse estampe représentant la chandelle exposée à tous les vents. Dans un coin reposait un divan de bois recouvert d’un tapis bariolé. Des centaines de mouches bourdonnaient au plafond. Du reste il faisait frais dans cette chambre, mais on y était pris à la gorge par cette odeur forte, par cette senteur bocagère que Martin Pétrovitch traînait partout avec lui.

– N’est-ce pas que mon cabinet est beau ? me demandait-il.

– Très beau.

– Regarde un peu ce collier hollandais que j’ai là, poursuivit-il en retombant dans son tutoiement coutumier. Quelle merveille, hein ! Je l’ai acquis d’un juif, par échange. Regarde-le de près.

– Oui, c’est un beau collier.

– Et solide à l’usage, mon garçon ! Flaire-le un peu. Quel cuir !

Je flairai le collier : il sentait l’huile rance, et rien de plus.

– Allons, asseyez-vous là, sur cette petite chaise ; faites comme chez vous, me dit Kharlov qui, se laissant lui-même tomber sur le divan, ferma les paupières et parut céder au sommeil ; il fit même entendre un léger ronflement. Je le considérais en silence et ne pouvais assez l’admirer : une montagne, messieurs, une vraie montagne ! Mais tout à coup il se secoua.

– Anne ! beugla-t-il, tandis que son large ventre s’élevait et retombait comme une vague dans la mer, Anne, ne m’as-tu pas entendu ? Allons, qu’on se remue !

– Tout est prêt, mon père, veuillez venir, répondit de loin la voix de sa fille.

Confondu de la rapidité avec laquelle s’exécutaient les ordres de Martin Pétrovitch, je le suivis au salon, où sur une table recouverte d’une nappe rouge à ramages blancs s’étalait une copieuse collation : du fromage blanc, de la crème, du pain de froment et jusqu’à du sucre pilé relevé de gingembre.

– Mange, mon ami, régale-toi, ne fais pas fi de nos mets de campagne, me dit Kharlov de son ton le plus aimable.

Et tandis que je faisais un sort au fromage, il se retira dans un coin, où il se laissa de nouveau gagner par une douce somnolence.

Anne Martinovna se tenait devant moi immobile et les yeux baissés, et par la fenêtre, je pouvais voir son mari qui promenait mon bidet dans la cour en frottant dans ses mains la gourmette qu’il avait détachée de la bride.

VII

Ma mère n’aimait guère la fille aînée de Kharlov : elle la traitait de pimbêche. En effet Anne Martinovna ne venait presque jamais lui présenter ses devoirs et affectait dans ces rares occasions un maintien digne et froid, qui cadrait fort mal avec les bienfaits dont ma mère l’avait comblée : non contente en effet de payer sa pension, ne lui avait-elle pas trouvé un mari et offert le jour de ses noces un assignat de mille roubles et un cachemire jaune des Indes, encore beau bien qu’un peu fatigué ? Anne Martinovna était une femme de taille moyenne, mince, vive et rapide dans tous ses mouvements, avec une lourde chevelure rousse et un beau visage bronzé où deux petits yeux d’un bleu pâle faisaient une saillie étrange mais point choquante ; elle avait le nez fin et droit, les lèvres fines aussi et le menton pointu. Chacun en la voyant devait se dire : « Fine mouche et méchante gale ! »

Il émanait pourtant de toute sa personne un charme indéfinissable que rehaussaient jusque aux grains de beauté semés sur son visage.

Debout devant moi, les mains cachées sous son fichu, elle me toisait en tapinois. Un petit sourire malveillant errait sur ses lèvres et sur ses joues à l’abri de ses longs cils. « Voyez-moi le beau fils ! » semblait dire ce sourire. Chaque fois qu’elle respirait, ses narines se dilataient légèrement, ce qui ne laissait pas non plus de paraître bizarre. Malgré tout je me disais que si Anne Martinovna voulait de ses lèvres minces et rêches me donner un baiser, j’aurais de bonheur sauté au plafond. Je savais qu’elle était très sévère, très exigeante, que les paysannes et les filles de service la craignaient comme le feu. Rien n’y faisait : cette femme avait le don de troubler mes sens et mon cœur. Mais je venais d’avoir quinze ans, et à cet âge !…

Martin Pétrovitch se secoua de nouveau.

– Anne, s’écria-t-il, tu devrais tapoter quelque chose sur le piano ; les jeunes messieurs aiment ça.

En promenant mes regards autour de la pièce, je découvris dans un coin un piteux semblant de clavecin.

– Comme vous voudrez, mon père, répondit Anne Martinovna. Seulement que puis-je jouer à monsieur ? Ça ne l’intéressera guère.

– Qu’est-ce qu’on t’a donc appris dans ta pension ?

J’ai tout oublié ; et puis les cordes sont cassées.

Anne Martinovna avait un timbre de voix fort agréable : sonore et légèrement plaintif, il rappelait le cri des oiseaux de proie.

– Eh bien alors, dit Martin Pétrovitch, qui se prit à rêver ; alors… voulez-vous voir ma grange à blé ? C’est très curieux. Volodka va vous conduire. Eh, Volodka, cria-t-il à son gendre qui continuait à promener son cheval dans la cour, Volodka, mène monsieur à la grange… et partout. Montre-lui toute la boutique… Quant à moi, si vous le permettez, je m’en vais faire un petit somme. Allons, au plaisir de vous revoir !

Il sortit et je l’imitai. Aussitôt Anne Martinovna se mit à desservir la table avec une précipitation qui tenait du dépit. Sur le seuil de la porte, je me retournai et lui fis un profond salut. Elle n’eut pas l’air de s’en apercevoir et se contenta de sourire, avec une malveillance encore plus accentuée.

Je pris mon cheval par la bride et je suivis à la grange le gendre de Kharlov. Comme il ne s’y trouvait rien de particulièrement curieux et que mon guide ne pouvait supposer chez un garçon de mon âge une grande passion pour les travaux des champs, nous gagnâmes la grande route en traversant le jardin.

VIII

Je connaissais de longue date le personnage. Il se nommait Vladimir Vassiliévitch Sliotkine. C’était le fils d’un mince fonctionnaire, qui avait été notre agent d’affaires. Orphelin dès le bas âge et pupille de ma mère, celle-ci le fit éduquer à l’école du district, puis, après un stage au bureau de notre domaine, elle lui trouva une place dans les dépôts d’approvisionnement de la couronne et finalement le maria à la fille de Kharlov. Ma mère l’appelait « le juivaillon » ; et vraiment ses cheveux crépus, ses yeux noirs toujours humides comme des pruneaux cuits, son nez de vautour, ses larges lèvres rouges lui donnaient un type juif prononcé ; du reste il avait la peau blanche et pouvait passer pour joli garçon. D’humeur plutôt serviable, il perdait la tête jusqu’à verser des larmes dès que ses intérêts entraient en ligne de compte. Pour un chiffon, pour une bagatelle, il était capable de vous harceler une journée durant ; vous lui faisiez un affront en ne tenant pas sur-le-champ la moindre promesse ; il vous la rappelait mille et mille fois, tremblant de colère, piaillant de dépit. Il aimait battre les champs, son fusil à l’épaule ; lui arrivait-il de peloter un lièvre ou de descendre un canard, il les fourrait dans son carnier en proférant avec un accent singulier : « Pincé, mon gaillard, assez couru comme ça, c’est le tour à bibi de faire ses choux gras ! »

– Quel bon petit cheval vous avez là ! dit-il de sa voix zézayante en m’aidant à monter en selle. C’est comme cela que j’en voudrais un ; mais je n’ai pas tant de chance. Vous devriez en toucher un mot à madame votre mère… lui rappeler…

– Est-ce qu’elle vous en avait promis un ?

– Hélas, non ! Ah, si elle m’avait promis !… Je supposais seulement que vu sa grande générosité…

– Pourquoi n’en demandez-vous pas un à Martin Pétrovitch !

– À Martin Pé-tro-vitch ? répéta Sliotkine en traînant chaque syllabe. Ah, bon Dieu, je serais bien reçu ! Voyez-vous ! je ne pèse pas davantage à ses yeux que son morveux de Maxime. Il nous tient dans la crasse et nous ne sommes guère récompensés de tous nos travaux.

– Est-ce possible ?

– Aussi vrai que Dieu existe. Quand il vous dit : « Je n’ai qu’une parole », cela vous fait l’effet d’un coup de hache. Priez-le, ne le priez pas, c’est tout un. Et puis, à parler franc, mon épouse n’est pas sa préférée ; toutes les douceurs sont pour Eulampie Martinovna… Seigneur, mon Dieu, s’écria-t-il tout à coup en levant les bras au ciel, regardez, il y a quelqu’un qui a fauché notre avoine ! Il en a bien emporté deux boisseaux, le gredin ! Allez donc vivre dans un pays pareil ! On a bien raison de dire qu’il ne faut se fier ni à Ieskovo ni à Beskovo ni à Iérine ni à Biéline (ainsi s’appelaient les quatre villages d’alentour). Ah, les brigands ! C’est un vol d’un rouble et demi, deux roubles, savez-vous ?

Des sanglots perçaient dans la voix de Sliotkine. Je mis mon cheval dans les jambes et je plantai là le geignard.

Ses lamentations arrivaient encore à mon oreille quand, au détour du chemin, je fis la rencontre d’Eulampie, cette seconde fille de Kharlov qui, au dire de sa sœur Anne, s’en était allée aux champs cueillir des bluets. En effet, une épaisse guirlande de ces fleurs lui entourait la tête. Nous nous saluâmes en silence. Eulampie n’était pas moins belle que sa sœur, mais dans un genre bien différent. De haute taille et fortement bâtie, tout en elle était grand : la tête, les membres, les dents blanches comme la neige, les yeux, sombres comme le jais et lourds d’un regard langoureux. Cette vierge monumentale était bien la fille de son père. Ne sachant trop que faire de sa lourde tresse blonde, elle la roulait trois fois autour de sa tête.

Elle avait une bouche exquise, fraîche comme la rose et rouge comme la framboise, et lorsqu’elle parlait, sa lèvre supérieure se soulevait avec une grâce mutine. Mais son regard dur, presque farouche, ne laissait pas d’être inquiétant. « C’est une indomptée, un sang cosaque », disait d’elle Martin Pétrovitch. Au fond cette imposante beauté me faisait peur : elle me rappelait trop son père.

Tandis que je m’éloignais, elle se mit à chanter d’une voix égale, forte, un peu rude, une vraie voix de paysanne ; puis elle se tut brusquement. Je me retournai et du haut de la côte, je l’aperçus plantée devant son beau-frère, qui lui montrait en gesticulant les dégâts subis par l’avoine. Sa haute silhouette, dominée par la tache vive des bleuets, se détachait, altière, en plein soleil.

IX

Je crois vous avoir déjà dit, messieurs, que pour cette autre fille de Kharlov ma mère tenait également un fiancé en réserve. C’était un de nos plus pauvres voisins, qui avait servi dans la ligne jusqu’au grade de major, homme déjà mûr et comme il le disait lui-même non sans orgueil, « battu et rompu ». Il répondait au nom de Gavril Fédoulitch Jitkov. À peine savait-il lire et écrire et, bien que fort sot, il nourrissait le secret espoir de devenir un beau jour notre régisseur général, car il se croyait le type parfait de « l’homme d’exécution ». « Pour autre chose, assurait-il d’ordinaire en grinçant des dents, je n’ai pas lieu de me vanter ; mais pour ce qui est de compter les dents des croquants, je possède cette science-là jusque dans ses finesses ; je n’ai pas été militaire pour rien ». Avec un peu plus d’esprit Jitkov eût compris qu’il n’avait précisément aucune chance d’obtenir cet emploi de régisseur, que remplissait un certain Kwicinski, Polonais très énergique et très entendu, en qui ma mère avait toute confiance. Un réseau de poils d’un jaune poussiéreux couvrait des yeux au menton le visage chevalin de Jitkov et même par les plus grands froids des gouttelettes de sueur le diapraient. À l’approche de ma mère, il se mettait au garde-à-vous, la tête lui branlait de zèle, ses énormes mains frémissaient le long des cuisses, et toute sa personne semblait dire : « Ordonne… et je m’élance… » Bien qu’elle ne se fît aucune illusion sur les moyens du personnage, ma mère avait à cœur de le marier à Eulampie.

– Seulement, mon ami, lui dit-elle un jour, je me demande si tu sauras la faire marcher droit.

Jitkov eut un sourire suffisant.

– Mais voyons, Natalie Nicolaïevna, j’ai mené toute une compagnie… et à la baguette, je vous prie de le croire. Faire marcher une femme ! la belle affaire !

– Il y a une différence, mon ami, entre une compagnie de soudards et une jeune fille de bon lieu, fit observer ma mère, non sans quelque humeur.

– Mais voyons, Natalie Nicolaïevna, s’écria de nouveau Jitkov, je comprends cela fort bien. Une demoiselle évidemment, c’est une personne délicate.

– Enfin, conclut ma mère après un peu de réflexion, Eulampie ne se laissera pas marcher sur le pied.

X

Un soir de juin, on nous annonça Martin Pétrovitch. Nous ne l’avions pas vu depuis plus de huit jours, mais comme il ne faisait jamais de visites aussi tardives, ma mère se montra fort surprise.

– Il est arrivé quelque chose, dit-elle à demi-voix.

À peine entré, Kharlov se laissa choir sur une chaise près de la porte ; son visage, envahi par une pâleur inaccoutumée, avait une expression tellement soucieuse que ma mère ne put se défendre de répéter à haute voix l’exclamation qui venait de lui échapper. Martin Pétrovitch leva sur elle ses petits yeux et, après un long silence coupé seulement d’un profond soupir, finit par déclarer qu’il était venu… pour une affaire… qui… de telle nature… que…

Après avoir marmotté ces paroles incohérentes, il se leva brusquement et sortit. Ma mère sonna et donna ordre à un domestique de le ramener, coûte que coûte, mais il était déjà loin.

Le lendemain matin, ma mère, que la conduite bizarre de Martin Pétrovitch et l’expression anxieuse de ses traits avaient également surprise et même troublée, allait lui dépêcher un exprès, lorsqu’il apparut en personne ; il semblait, cette fois, plus tranquille.

– Ah çà, mon cher, s’écria-t-elle dès qu’elle l’aperçut, que t’arrive-t-il donc ? Sais-tu qu’hier je me suis demandé toute la soirée : « Seigneur mon Dieu, le bonhomme ne serait-il pas déjà tombé en enfance ? »

– Je ne suis pas homme à tomber en enfance, madame, rétorqua Martin Pétrovitch, mais j’ai besoin de vous consulter.

– Sur quoi ?

– Seulement je crains fort, ce faisant, de vous importuner…

– Parle, mon cher, parle, mais plus simplement, je t’en supplie. À quoi bon « ce faisant » ? Ne m’agace pas… Aurais-tu encore un accès de mélancolie ?

Kharlov se renfrogna.

– Non, cela ne m’arrive qu’à la nouvelle lune. Mais permettez-moi de vous demander, madame, ce que vous pensez de la mort.

– De quoi ? fit ma mère avec un geste d’effroi.

– De la mort. Peut-elle, cette mort, épargner qui que ce soit dans ce bas monde ?

– Quelle est cette nouvelle lubie ? Personne de nous n’est immortel, et toi-même, tout géant que tu sois né, tu auras quand même une fin.

– Hé oui, j’en aurai une ! s’écria Kharlov en baissant la tête. J’ai eu récemment une vision nocturne, reprit-il d’une voix sourde.

– Tu dis ?

– Une vision nocturne, répéta Kharlov. Je suis un « voyant ».

– Toi ?

– Moi. Vous ne le saviez pas ?

Kharlov poussa un soupir.

– Eh bien, voilà… Il y a de cela un peu plus d’une semaine, le dernier jour gras avant la Saint-Pierre, je m’étais étendu après dîner sur mon divan, histoire de me reposer, et le sommeil me prit sans crier gare ! Tout à coup, je vois entrer dans ma chambre un poulain noir qui se met à jouer et à me montrer les dents. Un poulain noir comme un bousier.

Kharlov se tut.

– Eh bien ? demanda ma mère.

– Et voilà que ce même poulain se retourne et me lance une ruade dans le coude gauche, juste à l’endroit sensible !… Je me réveille : mon bras ne fonctionne plus et ma jambe pas davantage. « Bon, me dis-je, me voilà paralysé ! » Cependant, au bout d’un moment, le mouvement m’est revenu ; seulement des fourmis m’ont longtemps couru dans les jointures et elles courent encore. Dès que j’ouvre la paume de la main, elles se mettent à courir.

– Mais, mon ami, tu t’étais tout simplement couché sur ton bras.

– Non, madame, non, ce n’est pas ce qu’il vous plaît de dire ! C’est un avertissement, c’est ma mort qui m’est annoncée.

– Quelle idée !

– Un avertissement, vous dis-je : sois prêt, créature périssable ! En conséquence, madame, voilà ce que j’ai à vous faire savoir sans perdre un instant. Ne voulant pas, poursuivit Kharlov en criant de toute la force de ses poumons, que cette mort me prenne au dépourvu, je me suis résolu à partager de mon vivant tout mon bien entre mes deux filles Anne et Eulampie de la façon que le Seigneur m’inspirera.

Martin Pétrovitch s’arrêta, poussa un gémissement et ajouta :

– Sans perdre un instant.

– Eh mais, c’est une idée raisonnable, dit ma mère ; seulement ne vas-tu pas un peu vite en besogne ?

– Et comme je désire en cette même affaire, continua Kharlov en élevant encore la voix, observer l’ordre et la légalité voulue, j’ai l’honneur de prier monsieur votre jeune fils Dmitri Sémionovitch – quant à vous, madame, je n’ose pas vous déranger – je prie, dis-je, monsieur votre fils – et quant à mon parent Bytchkov, je le lui prescris comme un devoir – d’assister à la lecture de l’acte et à la mise en possession de mes deux filles, Anne, mariée et Eulampie, célibataire ; laquelle cérémonie doit avoir lieu après-demain, à la douzième heure du jour, dans mon propre domaine de Ieskovo, alias Kozioulkine, avec la participation des autorités en exercice, lesquelles ont déjà reçu l’invitation de s’y rendre.

Martin Pétrovitch eut beaucoup de peine à achever cette longue tirade, qu’il avait évidemment apprise par cœur et qu’interrompirent de fréquents gémissements. Il semblait n’avoir pas assez d’air dans la poitrine. Son visage était redevenu cramoisi et il essuya plusieurs fois la sueur qui coulait de son front.

– Comment, tu as déjà rédigé l’acte de partage ? demanda ma mère. Où as-tu trouvé le temps ?

– Je n’ai ni bu… oh !… ni mangé… jusqu’à ce qu’il soit…

– Tu l’as écrit toi-même ?

– Volodka… oh !… m’a aidé.

– As-tu présenté ta requête ?

– Oui, et après y avoir fait droit, la cour suprême en a avisé le tribunal de district, lequel a aussitôt nommé une délégation chargée d’opérer la transmission de bien en bonne et due forme.

Ma mère sourit.

– Allons, Martin Pétrovitch, je vois que tu n’as épargné ni ton temps, ni ton argent.

– Certes non, madame.

– Et tu appelles ça : venir me consulter !… Eh bien, soit, Dmitri peut y aller, Souvenir également, et je prierai Kwicinski de les accompagner… Et Gavril Fédoulitch, tu ne l’as pas invité ?

– Si fait… Monsieur Jitkov a reçu, lui aussi, un avertissement. En tant que fiancé, il y avait droit.

L’éloquence de Martin Pétrovitch était sans doute épuisée. De plus, j’avais depuis longtemps l’impression qu’il voyait sans complaisance le mari que ma mère destinait à sa seconde fille : peut-être rêvait-il d’un parti plus reluisant pour sa chère petite Eulampie.

Il se leva lentement de sa chaise et tira sa révérence.

– Grand merci pour votre consentement, dit-il.

– Qu’est-ce qui te presse ? demanda ma mère. Attends donc, je vais te faire servir à déjeuner.

– Vous êtes bien honnête, madame, mais je ne puis pas. Il faut que je retourne chez moi.

Il gagna la porte à reculons et allait la franchir de guingois, suivant son habitude.

– Attends, te dis-je, insista ma mère, est-ce que vraiment tu donnes tout ton avoir à tes filles sans rien te réserver ?

– Mais, bien sûr.

– Et toi, où vivras-tu ?

La question ébahit si bien Kharlov qu’il en leva les bras en l’air.

– Où je vivrai ? Mais dans ma maison, comme je l’ai fait jusqu’au jour d’aujourd’hui… Quel changement voulez-vous qu’il y ait ?

– Es-tu donc tellement sûr de tes filles et de ton gendre ?

– De qui ? De ce freluquet de Volodia ? Mais c’est une chiffe que je ferai toujours tourner et virer à ma guise. Il a juste le droit de se taire. Et quant à elles, à mes filles, n’ont-elles pas le devoir de me nourrir, de m’habiller, de me chausser jusqu’à mon dernier souffle ?… Du reste, je ne leur serai pas longtemps à charge… La mort est là qui me guette.

– Nul ne connaît l’heure de sa mort, Dieu seul en est maître, objecta ma mère. Quant à tes filles, c’est en effet leur devoir ; seulement, excuse-moi, Martin Pétrovitch, ton aînée est une pimbêche, chacun le sait, et ta cadette a un regard de loup.

– Que dites-vous là, Natalie Nicolaïevna ! s’écria Kharlov. Quoi… qu’elles… que mes filles… manquent à l’obéissance !… Mais l’idée ne leur en viendra jamais, pas même en rêve… Comment !… résister ?… à qui ? à leur père ! Croyez-vous que ma malédiction se ferait attendre ? Elles ont passé toute leur vie dans la crainte et la soumission ; et vous voudriez que tout à coup… Seigneur, mon Dieu !…

Kharlov suffoquait d’indignation ; ma mère s’empressa de le calmer.

– C’est bon, c’est bon… Seulement je n’arrive toujours pas à comprendre la raison de ce partage immédiat. Tout ne doit-il pas leur revenir un jour ? Sans doute est-ce encore là un tour de ta mélancolie.

– Eh, ma chère dame, riposta non sans dépit Kharlov, vous me jetez toujours ma mélancolie à la tête ! Que viennent faire ici mes humeurs noires, quand je me sens poussé par une force d’en haut ?… La raison de ce partage immédiat, madame, c’est que je désire, moi en personne et « de mon vivant », fixer ce qui revient à chacune d’elles, et que chacune d’elles ayant reçu sa part, s’en montre reconnaissante et, ce que son père et bienfaiteur aura décidé, qu’elle le tienne pour une grâce particulière…

La voix de Kharlov s’altéra de nouveau.

– Assez, mon ami, assez, l’interrompit ma mère ; sans cela le poulain noir pourrait bien apparaître de nouveau.

– Oh, oh ! gémit Kharlov. Je vous en supplie, Natalie Nicolaïevna, ne me parlez pas de lui. C’est ma mort qui est venue me prendre… Sur ce, je suis bien votre serviteur… Quant à vous, mon jeune monsieur, j’aurai l’honneur de vous attendre après-demain chez moi.

Martin Pétrovitch sortit. Ma mère le regarda s’éloigner avec un hochement de tête qui en disait long.

– Voilà qui ne promet rien de bon, murmura-t-elle, non vraiment, rien de bon. As-tu remarqué, ajouta-t-elle à mon adresse, que pendant tous ses discours il n’a cessé de cligner comme s’il avait le soleil dans les yeux ? C’est signe qu’il en a gros sur le cœur et qu’un malheur le menace… Allons, tu iras chez lui après-demain avec Souvenir et Vincent Ossipovitch.

XI

Au jour fixé, notre grande voiture de famille à quatre places, attelée de six bais bruns et conduite par le vieil Alexéitch en personne, notre premier cocher, personnage à la barbe grise et à l’embonpoint majestueux, vint noblement s’arrêter devant le perron du château. L’importance de l’acte qu’allait accomplir Kharlov et la solennité de son invitation avaient réagi sur ma mère. Dans la louable intention d’honorer son « protégé », elle avait fait atteler cet équipage de gala et prescrit à Souvenir ainsi qu’à moi-même de revêtir nos habits de dimanche. Quant à Kwicinski, il portait constamment l’habit noir et la cravate blanche.

Pendant tout le trajet, Souvenir ne cessa de ricaner, de jacasser comme une pie, se demandant si son beau-frère allait lui laisser quelque chose et le traitant l’instant d’après de butor et de loup-garou. Finalement Kwicinski n’y tint plus.

– Ah çà, s’écria-t-il, avec son accent polonais bien tranché, quel plaisir prenez-vous à ces calembredaines ? Ne sauriez-vous donc vous tenir tranquille sans débiter toutes ces inepties dont l’utilité ne se fait pas sentir ? (c’était son mot favori). Tâchez donc de vous taire.

– Tout de chuite, tout de chuite, bougonna Souvenir, qui ne souffla plus mot et dirigea vers la portière son regard bigle.

Nous faisions route depuis un petit quart d’heure ; les chevaux, trottant d’une allure soutenue, commençaient à peine à mouiller de sueur les fines courroies de leurs harnais neuf, que déjà nous arrivions à Ierchovo. À travers la porte cochère toute grande ouverte, notre voiture roula dans la cour ; notre minuscule postillon, un galopin dont les pieds ne dépassaient guère le bord de la selle, poussa pour la dernière fois en bondissant sa clameur juvénile, les deux coudes du vieil Alexéitch s’écartèrent et s’élevèrent ensemble pour retenir les rênes, il fit entendre un léger « ho ! » et nous nous arrêtâmes. Aucun chien ne nous salua de ses aboiements, les gamins qui grouillaient d’ordinaire dans la cour en longues chemises entr’ouvertes sur le ventre avaient eux-mêmes disparu. Le gendre de Kharlov nous attendait sur le seuil. Il me souvient encore, car ce fut le détail qui me frappa le plus, qu’on avait planté de jeunes bouleaux sur les deux côtés du perron, comme il est d’usage le jour de la Pentecôte.

– Mince de tralala ! chantonna du nez Souvenir, en sautant, lui premier, de voiture.

Effectivement il émanait de toutes choses un air de solennité. Le gendre de Kharlov portait une cravate de peluche avec un nœud en satin et un habit noir horriblement étroit ; et le petit cosaque Maxime, que l’on entrevoyait derrière son dos, s’était si abondamment pommadé au kvass que des gouttes ruisselaient de ses cheveux. Nous entrâmes au salon et Martin Pétrovitch surgit devant nous, dressé de toute sa hauteur au beau milieu de la pièce. Je ne sais ce que ressentirent Souvenir et Kwicinski à la vue de cette figure colossale, mais j’éprouvai pour ma part un sentiment voisin de la vénération. Kharlov avait endossé un vieux casaquin de drap gris à collet noir, sans doute son uniforme de milicien de l’an XII ; une médaille de bronze s’étalait sur sa poitrine, un sabre pendait à son flanc ; il s’appuyait de la main gauche sur le pommeau de son sabre et de la droite sur une table couverte d’un tapis rouge où reposaient deux feuilles de papier. Il ne bougeait pas, ne semblait même pas respirer. Quelle gravité dans son maintien ! Comme on le sentait certain de son pouvoir indubitable, absolu ! C’est à peine s’il nous salua d’un signe de tête ; puis, nous montrant de son index gauche une rangée de chaises, il nous dit de sa voix rauque :

– Prenez place, s’il vous plaît.

Sur la droite se tenaient ses deux filles, tout endimanchées : Anne en robe d’une étoffe changeante, verte et lilas, et ceinture jaune ; Eulampie en robe rose et rubans ponceau. À côté d’elle, se dressait Jitkov, sanglé dans un uniforme neuf : son regard exprimait, comme toujours, l’avidité la plus niaise et, sur son visage velu, la sueur perlait avec encore plus d’abondance que de coutume. Au côté gauche du salon était assis le prêtre, un vieil homme dont la soutane usée avait la couleur du tabac. Ses cheveux rêches d’un brun sale, ses yeux ternes et tristes, ses grosses mains calleuses qu’il tenait posées sur ses genoux comme un fardeau gênant, les bottes graissées qui se voyaient sous sa soutane, tout témoignait en lui d’une vie de misère et d’affliction : sa paroisse était très pauvre. Près de lui se carrait l’ispravnik[14], un petit monsieur gras, blême, malpropre, court de bras et de jambes, avec des yeux noirs, des moustaches noires coupées ras ; un sourire mauvais encore que joyeux flottait sur son visage. Il passait pour un grand rançonneur et même pour un « tyran », comme on disait alors, ce qui ne l’empêchait point d’être fort en faveur tant auprès des gentilshommes que des paysans : affaire d’habitude ! Il promenait autour de lui un regard effronté, voire quelque peu goguenard : toute cette « procédure » semblait l’amuser, bien qu’au fond il ne s’intéressât qu’à la perspective d’un « gueuleton » arrosé d’eau-de-vie. En revanche son voisin, le substitut, personnage efflanqué, dont le visage étiré se parait, des oreilles au nez, d’étroits favoris comme on les portait sous Alexandre Ier, prenait un intérêt évident aux préparatifs de Martin Pétrovitch : il le dévorait littéralement de ses grands yeux sévères et cette attention concentrée lui faisait sans cesse remuer les lèvres sans les desserrer pour autant. Souvenir s’assit auprès de lui et lui chuchota quelques mots à l’oreille après m’avoir averti que c’était le premier franc-maçon de la province. Comme vous ne l’ignorez point, la délégation du tribunal devait encore comprendre un troisième membre, à savoir le stanovoï, mais ce personnage effacé, que tout le canton surnommait « l’inexistant », était sans doute absent ; ou du moins s’effaça-t-il si bien qu’il échappa à mes regards. Je pris place près de Souvenir, Kwicinski près de moi. Sur le visage du pratique Polonais se lisait le dépit que lui causait cette perte de temps ce déplacement « dont l’utilité ne se faisait pas sentir ». « Voilà bien, semblait-il dire, une lubie de grande dame ! Ah, ces Russes ! »

XII

Quand nous eûmes tous pris place. Martin Pétrovitch se redressa encore davantage, promena sur l’assistance ses petits yeux d’ours, poussa un bruyant soupir et commença de la sorte :

– Je vous ai convoqués, messieurs, voici à quel propos : Je me fais vieux, les infirmités m’accablent… J’ai déjà reçu un avertissement… La mort s’approche de nous comme un larron nocturne… N’est-ce pas, mon Père ? ajouta-t-il en se tournant vers le bonhomme de prêtre que cette interpellation troubla fort.

– Bien sûr, bien sûr, marmonna-t-il en secouant sa barbe.

– C’est pourquoi, poursuivit Kharlov en élevant soudain la voix, ne voulant pas que cette mort me prenne au dépourvu, je me suis décidé…

Et il répéta mot à mot la phrase qu’il avait dite l’avant-veille à ma mère.

– Conformément à cette résolution que j’ai prise, continua-t-il en élevant de plus en plus la voix et en frappant de la main les papiers étalés sur la table, cet acte a été dressé par moi, et les autorités compétentes ont été requises comme témoins, et vous allez entendre point par point toutes mes volontés. J’ai assez régné comme ça.

Martin Pétrovitch posa sur son nez ses besicles, prit une des feuilles étalées devant lui et en commença la lecture.

– Acte de partage des biens appartenant à Martin Kharlov, adjudant en retraite et noble de vieille roche, rédigé par lui en pleine possession de ses facultés et suivant son seul bon plaisir, où sont déterminées avec exactitude les parts en terres, serfs, bestiaux et autres, afférentes à chacune de ses deux filles, Anne et Eulampie… Saluez !…

Elles saluèrent.

– C’est son papier à lui, chuchota l’ispravnik à Kwicinski en souriant de son éternel sourire. Il veut en faire la lecture pour la beauté du style. Mais l’acte légal est rédigé en bonne et due forme, sans toutes ces fioritures…

Souvenir ricanait déjà, mais la remarque de l’ispravnik n’avait pas échappé à Kharlov.

– Oui, s’écria-t-il, mais il est entièrement conforme à mes volontés.

– Conforme en tous points, se hâta de confirmer l’ispravnik d’un ton quelque peu goguenard. Seulement la forme, Martin Pétrovitch, la forme doit toujours être observée, vous ne l’ignorez pas. Et puis il a bien fallu supprimer les détails superflus, car la cour ne saurait en aucune façon se préoccuper de vos vaches pies et de vos canards de Barbarie.

– Viens ici, toi, cria Kharlov à son gendre qui était entré avec nous, mais se tenait près de la porte dans une attitude obséquieuse. Il bondit aussitôt près de son beau-père.

– Tiens, lis, cela me fatiguerait. Et surtout n’avale pas tes mots, hein ! Il faut que les personnes ici présentes puissent bien comprendre chaque point.

Sliotkine prit la feuille des deux mains et se mit à lire l’acte de partage d’une voix claire bien qu’un peu tremblante. Les parts des deux sœurs étaient fixées avec la plus grande minutie. De temps en temps Kharlov interrompait la lecture :

– Tu entends, Anne, ceci est pour toi, en récompense de ton zèle… Cela, ma petite Eulampie, je t’en fais cadeau.

Les deux sœurs saluaient. Anne de tout le buste, Eulampie seulement de la tête. Kharlov les considérait avec une gravité revêche. Le manoir seigneurial, c’est-à-dire le pavillon neuf, était attribué à Eulampie, « en tant que cadette et suivant l’antique usage ». À cette annonce fort désagréable pour lui, la voix du lecteur s’étrangla, tandis que Jitkov se pourléchait les lèvres. La jeune personne jeta à son prétendu un regard de travers qui m’eût donné à réfléchir si j’avais été dans la peau du personnage : l’expression de dédain, habituelle à Eulampie comme à toute beauté russe, se corsait d’une nuance particulière. Martin Pétrovitch se réservait le droit d’habiter les chambres qu’il occupait en ce moment et s’attribuait sous le nom de « dotation » toutes les « provisions en nature » nécessaires à sa subsistance ainsi que dix roubles-assignats par mois pour « ses vêtements et sa chaussure ».

Il tint à lire lui-même la dernière phrase de l’acte que j’ai retenue mot pour mot.

– J’enjoins à mes filles d’observer saintement et inébranlablement, à l’instar d’un commandement de Dieu, cette mienne volonté paternelle ; car après Dieu je suis leur père et leur chef et n’ai de compte à rendre à personne, pas plus que je n’en ai jamais rendu. Si mes filles observent ma volonté, ma bénédiction paternelle les accompagnera ; mais si, ce qu’à Dieu ne plaise, elles avaient le front de l’enfreindre, ma malédiction les frappera à présent et toujours et dans les siècles des siècles. Amen !

Kharlov brandit le papier très haut au-dessus de sa tête. Anne aussitôt se jeta à genoux et frappa le plancher de son front ; son mari roula à côté d’elle.

– Eh bien, et toi, qu’attends-tu donc ? dit Kharlov à Eulampie.

Celle-ci rougit et se prosterna à son tour. Jitkov se plia en deux.

– Signez maintenant ! s’écria Kharlov en montrant du doigt le bas de la feuille. Ici, tenez… Écrivez : je remercie et j’accepte, Anne. – Je remercie et j’accepte. Eulampie.

Les deux jeunes femmes se levèrent et signèrent l’une après l’autre. Sliotkine se redressait déjà et allait prendre la plume pour signer ; mais Kharlov le repoussa en lui plantant avec une telle brusquerie son médius dans le jabot que le gendre faillit se pâmer. Après une bonne minute de silence, Kharlov laissa soudain échapper une sorte de sanglot et s’écarta en marmottant :

– Maintenant, tout est à vous !

Les deux filles et le gendre échangèrent un regard et s’approchèrent de lui dans l’intention de le baiser à l’épaule en signe de profond respect, mais, ne pouvant atteindre si haut, leurs lèvres se posèrent légèrement au-dessus de son coude.

XIII

L’ispravnik lut à son tour l’acte de donation légal, puis en compagnie du procureur il s’avança sur le perron et annonça l’événement aux voisins, aux témoins assermentés ainsi qu’aux serfs de Kharlov. Alors se déroula la mise en possession des deux nouvelles propriétaires, qui apparurent aussi sur le perron et que l’ispravnik désignait du doigt chaque fois que, fronçant le sourcil et donnant à son visage insouciant une expression comminatoire, il inculquait aux paysans de saines notions sur l’obéissance due à qui de droit. Il aurait pu se passer de ces recommandations, car je ne crois pas qu’il existât dans le monde entier des physionomies plus résignées que celles des paysans de Kharlov. Vêtus de mauvais caftans et de peaux de mouton trouées, mais les reins fortement serrés dans la ceinture, comme l’exige l’usage en toute occasion solennelle, ils se tenaient roides comme des piquets, et chaque fois que l’ispravnik lançait une exclamation dans le genre de : « Entendez-vous, tas de veaux ? Est-ce compris, bougres de serins ? » ils plongeaient tous comme au commandement.

Chacun de ces veaux et de ces serins tenait à deux mains son bonnet sur la poitrine et ne quittait pas des yeux la fenêtre où se devinait la puissante carrure de leur maître. Les témoins assermentés ne paraissaient guère plus rassurés.

– Connaissez-vous, leur cria l’ispravnik, quelque empêchement à la mise en possession de ces deux uniques filles et héritières légales de Martin Pétrovitch Kharlov ?

Tous les témoins rentrèrent la tête dans les épaules.

– En connaissez-vous, oui ou non, espèces d’idiots ? cria derechef l’ispravnik.

– Aucun, votre Honneur, répondit enfin hardiment un petit vieux ratatiné, dont les moustaches et la barbe bien taillée révélaient le soldat en retraite.

– Eh bien, disaient plus tard les témoins en se séparant, il n’a pas froid aux yeux, l’Iéréméitch !

L’ispravnik eut beau l’en prier plusieurs fois, Kharlov refusa de suivre avec ses filles sur le perron.

– Mes sujets, répétait-il, se soumettront à ma volonté sans qu’il soit besoin que je me montre.

Pendant la cérémonie un nuage de tristesse, une pâleur nouvelle s’étaient répandus sur ses traits. Cette expression accablée cadrait si mal avec sa bonne grosse face que je me demandais s’il ne subissait point pour de bon un accès de sa fameuse mélancolie. De leur côté les paysans semblaient perplexes… et à juste titre. Comment, « leur maître était là, bien vivant… Et quel maître ! Martin Pétrovitch, c’était tout dire ! Et il ne les posséderait plus ! Allons donc ! » Je ne sais si Kharlov soupçonna ce qui se passait dans les têtes de ses « sujets », ou s’il voulut une dernière fois faire montre de son pouvoir, toujours est-il qu’il ouvrit brusquement le vasistas et, y passant sa large tête, s’écria d’une voix de tonnerre :

– Qu’on m’obéisse, hein !

Puis il referma non moins brusquement le carreau.

La stupeur des paysans n’en fut en rien diminuée ; bien au contraire, ils parurent encore plus pétrifiés et cessèrent même de regarder.

En revanche le groupe des gens de service (parmi lesquels je remarquai deux gaillardes dont les jupes de cotonnade écourtées découvraient des mollets comme on n’en peut guère voir que dans le Jugement dernier de Michel-Ange, et aussi un patriarche en caftan de grosse frise, quasi aveugle et quasi « engivré » de vieillesse, qui prétendait-on, avait sonné de la trompe sous Patiomkine ; quant au petit cosaque Maxime, Kharlov s’en était réservé la possession), ce groupe, dis-je, montrait plus d’animation que les serfs de la glèbe : tout au moins se balançait-il d’une jambe sur l’autre.

Les nouvelles propriétaires observèrent un maintien compassé, surtout Anne, dont les lèvres serrées et les yeux obstinément baissés ne promettaient rien de bon aux gens de service. Eulampie, qui tenait aussi les yeux fixés à terre, ne se détourna qu’une fois pour toiser d’un regard surpris son prétendu Jitkov, qui, à l’exemple de Sliotkine, avait cru devoir se présenter sur le perron. « Que viens-tu faire ici, et de quel droit ? » semblaient dire ces grands yeux bombés. Pour Sliotkine, sa contenance avait changé du tout au tout : une ardeur fébrile, une sorte d’appétit violent agitait son être entier. Si l’on sentait que sa tête et ses jambes n’avaient pas encore désappris l’art des courbettes, en revanche avec quelle aisance il étirait ses bras, avec quelle satisfaction il roulait ses omoplates ! « Enfin, m’y voici ! »

Quand il eut rempli en bonne et due forme les devoirs de sa charge, l’ispravnik, à qui l’approche du déjeuner faisait venir l’eau à la bouche, se frotta les mains d’un geste familier à quiconque se prépare à lever le coude. Mais il se trouva que Kharlov avait prévu dans le programme de la cérémonie un service d’action de grâces avec aspersion d’eau bénite. Le prêtre revêtit donc une vieille chasuble fort décatie, tandis que son sacristain, vieil homme également fort décati, sortait de la cuisine en soufflant péniblement sur les charbons d’un vieil encensoir de cuivre. Le service commença. Kharlov ne cessait de pousser des soupirs ; comme son embonpoint lui interdisait les prostrations rituelles, tout en se signant de la main droite il désignait de la gauche l’endroit où son front aurait dû se prosterner. Sliotkine rayonnait ; il versa même quelques larmes d’attendrissement. Jitkov se contentait d’esquisser des signes de croix entre le troisième et le quatrième boutons de sa tunique, ainsi qu’il sied à un militaire bien né. En tant que catholique, Kwicinski avait quitté la pièce ; en revanche le substitut faisait si éloquemment écho aux soupirs de Martin Pétrovitch, il marmonnait ses oraisons avec tant de ferveur et levait les yeux au ciel avec tant de componction, que, gagné par son exemple, je me mis à mon tour à prier avec frénésie. Quand l’eau eut été bénite, tous les assistants, y compris le sonneur de trompe aveugle, y compris même le catholique Kwicinski, vinrent s’en mouiller les yeux. Puis, sur l’ordre de Martin Pétrovitch, Anne et Eulampie lui exprimèrent encore une fois leur reconnaissance en se prosternant devant lui.

L’heure du déjeuner avait enfin sonné. On nous servit beaucoup de plats, tous fort bien accommodés, et nous y fîmes honneur. Quand apparut l’inévitable bouteille de champagne fabriqué sur les bords du Don, l’ispravnik, initié mieux qu’aucun des convives aux usages du monde, ouvrit en cette qualité – et aussi bien entendu en tant que représentant de l’autorité – la série des toasts. Il porta le premier aux « belles propriétaires », le second « au vénérable et magnanime Martin Pétrovitch ». À ce mot de magnanime, Sliotkine glapit d’enthousiasme et se précipita sur son bienfaiteur pour l’embrasser.

– C’est bon, c’est bon, bougonna Kharlov en le repoussant du coude.

C’est alors que se produisit un fâcheux incident.

XIV

Dès le début du déjeuner, Souvenir n’avait cessé de boire. Il se leva tout à coup, rouge comme une betterave, et montrant du doigt son beau-frère, il partit de son vilain rire fêlé.

– Magnanime, magnanime ! s’écria-t-il de sa voix de crécelle. Nous verrons de quel goût il trouvera sa magnanimité lorsqu’on l’aura jeté le dos nu dans la neige !…

– Qu’est-ce que tu chantes là, imbécile ! rétorqua Kharlov avec mépris.

– Imbécile ? rétorqua Souvenir. Je ne sais pas lequel de nous deux l’est pour de bon : c’est le secret du Tout-Puissant ! Quant à vous, mon cher frère, vous avez commencé par faire périr ma pauvre sœur, votre épouse, et vous venez maintenant de vous détruire vous-même… Hi, hi, hi !…

– Qui vous a donné le droit d’insulter notre vénérable bienfaiteur ? piaula soudain Sliotkine en abandonnant le bras de Kharlov pour se précipiter sur Souvenir. Savez-vous que si notre bienfaiteur en témoignait le désir, nous n’hésiterions pas à déchirer sur-le-champ l’acte de donation ?

– Ça ne vous empêchera pas de le jeter dans la neige, répéta Souvenir, qui tenait à sa phrase mais eut grand soin de se blottir derrière Kwicinski.

– Silence ! hurla Kharlov. Si je t’écrase, vermine, il ne restera qu’une flaque de boue à la place que tu occupes !… Et toi aussi, chiot, dit-il à Sliotkine, ne fourre pas ton museau où l’on n’a que faire de toi… Si moi, Martin Pétrovitch Kharlov, j’ai décidé que cet acte de donation fût établi, qui donc pourrait le détruire ? Existe-t-il dans le monde entier une puissance capable de contrecarrer ma volonté ?

– Martin Pétrovitch, bourdonna soudain d’une profonde voix de basse le substitut, dont la gravité n’avait fait que s’accroître à la suite de copieuses libations, si cependant monsieur le gentilhomme avait dit vrai ?… Vous venez certes d’accomplir une grande action… Si pourtant, ce qu’à Dieu ne plaise, au lieu de la reconnaissance qui vous est due, vous receviez quelque affront…

Je jetai en tapinois un regard sur les deux sœurs. Anne semblait dévorer des yeux l’homme de loi et bien sûr je n’ai jamais vu de ma vie visage de femme plus méchant, plus venimeux ni plus superbe en sa malignité. Eulampie s’était détournée en se croisant les bras sur la poitrine ; un sourire plus méprisant que jamais tordait ses grosses lèvres roses.

Kharlov se leva, ouvrit la bouche, mais ne put émettre aucun son… Tout à coup il donna un si violent coup de poing sur la table que tout sauta et tinta dans la salle.

– Père, s’empressa de dire Anne, monsieur ne nous connaît pas, c’est pour cela qu’il porte sur nous un jugement aussi téméraire. Ne vous mettez pas en colère inutilement, cela vous fait mal, vous avez le visage tout contracté.

Kharlov coula un regard du côté d’Eulampie : mais celle-ci ne bougea point, bien que son voisin de table, Jitkov, lui poussât le coude.

– Je te remercie, ma fille Anne, put enfin proférer Kharlov d’une voix sourde, je compte sur toi et sur ton mari…

Sliotkine poussa un nouveau glapissement. Jitkov bomba la poitrine et frappa du talon, mais Kharlov ne prit nulle garde à ce beau zèle.

– Cet écervelé, reprit-il en désignant Souvenir du menton, prend plaisir à me faire enrager. Quant à vous, mon cher monsieur, continua-t-il en se tournant vers le substitut, vous n’êtes pas encore de taille à juger Martin Kharlov. Pour haut que soit votre grade, vous n’en débitez pas moins des sornettes… Au reste la chose est faite, ma décision ne changera pas… Sur ce, bien du plaisir, messieurs. Je ne suis plus ici qu’un invité et j’use de ma liberté en me retirant dans mon appartement… Anne, tiens compagnie à ces messieurs… Pour moi, j’en ai assez !

Il nous tourna le dos et, sans ajouter un mot, se retira à pas lents.

Cette retraite soudaine devait forcément déranger la réunion, d’autant plus que nos deux hôtesses disparurent bientôt à leur tour. Sliotkine essaya vainement de nous retenir. L’ispravnik ne manqua pas de reprocher au substitut sa franchise déplacée.

– Je n’ai pu agir autrement, répliqua l’autre ; ma conscience m’en faisait un devoir.

– Quand je vous disais que c’était un franc-maçon, murmura Souvenir à mon oreille.

– Votre conscience ! rétorqua l’ispravnik. Nous savons ce qu’elle vaut, votre conscience ; elle habite votre poche, tout comme chez le commun des mortels.

Cependant le prêtre, pressentant la fin de l’agape, s’était levé mais s’envoyait encore morceau sur morceau.

– Vous ne pouvez pas vous plaindre de votre appétit, lui fit remarquer Sliotkine avec aigreur.

– Mon Dieu, il faut bien prendre ses précautions, répondit l’homme d’Église en esquissant un pauvre sourire.

Réponse et sourire laissaient entendre que le brave homme ne devait pas souvent manger à sa faim.

Le bruit de nos voitures qu’on avançait nous incita définitivement au départ.

Pendant le trajet du retour, Souvenir put faire le pitre à sa guise, car Kwicinski, se prétendant excédé de toutes ces momeries « dont l’utilité ne se faisait pas sentir », était parti à pied quelque temps avant nous, et ce fut Jitkov qui prit sa place dans notre voiture. Le major en retraite était tout penaud et ne faisait qu’agiter ses moustaches, comme un cancrelat.

– Eh, eh, votre Honneur, jabota Souvenir, il paraît que la subordination s’en est allée au diable ! Attendez un peu, vous en verrez bien d’autres… Regardez-moi le beau fiancé de malheur : à lui aussi on en fera avaler, des couleuvres !

Souvenir se tordait de rire et le pauvre Jitkov roulait toujours ses moustaches.

Rentré à la maison, je racontai à ma mère tout ce qui s’était passé. Elle m’écouta jusqu’au bout et hocha plus d’une fois la tête.

– Cela ne promet rien de bon, me dit-elle quand j’eus terminé ; je n’aime pas toutes ces innovations.

XV

Le lendemain Martin Pétrovitch vint dîner chez nous. Ma mère le complimenta sur l’heureuse terminaison de l’affaire qui lui tenait au cœur.

– Te voilà libre maintenant, lui dit-elle, tu dois te sentir plus léger.

– Oui, certainement, madame, je me sens plus léger, répondit Kharlov d’un air qui disait tout le contraire. Je puis maintenant songer à mon âme et me préparer sérieusement à mon heure dernière.

– Eh quoi, demanda ma mère, est-ce que tes fourmis te courent encore dans la main ?

Par deux fois Kharlov ouvrit et ferma sa paume gauche.

– Elles courent, madame… Et je vous dirai encore une chose : quand je commence à m’endormir, j’entends quelqu’un qui me crie dans la tête : Prends garde, prends garde !

– Ce sont les nerfs, dit ma mère.

Puis elle se mit à parler de la cérémonie de la veille et des incidents qui l’avaient troublée.

– Oui, oui, dit Kharlov, il y a bien eu quelque chose, mais cela n’a pas d’importance… Seulement, ajouta-t-il en pesant ses mots, voilà ce que j’ai encore à vous dire : ce ne sont pas les vaines paroles de Souvenir qui m’ont troublé hier, ni même celles de monsieur le substitut, tout homme de bon sens qu’il soit… Non, voyez-vous, ce qui m’a fait perdre contenance, c’est…

Kharlov eut un moment d’hésitation.

– Eh bien ? demanda ma mère.

Kharlov la regarda fixement.

– C’est la conduite d’Eulampie.

– D’Eulampie ? De ta fille ? Comment cela ?

– Hélas, madame, elle était de pierre : une vraie statue ! Elle ne sent donc rien ? Anne, sa sœur, à la bonne heure ! elle a fait tout ce qu’il fallait ; c’est une fine mouche. Mais Eulampie ! Pourtant… rien ne sert à présent de cacher ma faiblesse… elle a toujours été ma préférée. N’a-t-elle donc pas pitié de moi ? Il faut pourtant que je sois bien mal en point, que je ne me sente plus de ce monde, pour que je leur abandonne tout ce que je possède. Eh bien, non, elle est restée muette comme une statue !… À dire vrai, elle s’est prosternée devant moi, mais je n’ai pas senti que cela partait du cœur.

– Attends un peu, repartit ma mère, nous lui ferons épouser Gavril Fédoulitch, il la rendra plus souple.

Kharlov leva de nouveau les yeux.

– Gavril Fédoulitch ? Oui, peut-être… Vous comptez vraiment sur lui, madame ?

– Sans doute.

– Allons, vous en savez là-dessus plus long que moi… Seulement, voyez-vous, Eulampie c’est moi tout craché : le sang cosaque et le cœur comme un charbon ardent.

Aurais-tu vraiment un cœur de cette espèce ?

Kharlov ne répondit rien.

– Eh bien, Martin Pétrovitch, reprit ma mère après un court silence, comment comptes-tu sauver ton âme ? Iras-tu faire un pèlerinage à Saint-Mitrophane de Voronèje ou pousseras-tu peut-être jusqu’à Kiev ? À moins que tu ne préfères l’ermitage d’Opta[15], c’est plus près et il vient de s’y manifester, à ce qu’on dit, un moine d’une telle sainteté, le Père Macaire, que de mémoire d’homme on n’a jamais vu son pareil : rien qu’en vous regardant, il devine vos péchés.

– Si elle se montre pour de bon une fille ingrate, jeta Kharlov d’une voix rauque, il me serait, je crois, plus facile de la tuer de mes propres mains !

– Que dis-tu là, Seigneur mon Dieu ! s’écria ma mère. Reviens à toi. Voilà ce que c’est que de ne m’avoir pas écoutée l’autre jour quand tu es venu me demander conseil. Maintenant tu vas te tourmenter au lieu de penser à ton salut. Peine inutile d’ailleurs : ce sera comme si tu voulais te mordre le coude. Il est bien temps maintenant de te plaindre et de t’alarmer…

Ce reproche parut le piquer au vif. Tout son orgueil monta comme un flot. Il tressaillit, dressa le menton.

– Je ne suis pas de ceux, madame, dit-il d’un air morne, qui se plaignent et qui s’alarment… Je n’ai rien voulu de plus que vous exposer mes sentiments comme à ma bienfaitrice, à une personne que je respecte infiniment. Mais le Seigneur (il leva la main au-dessus de sa tête) sait que le globe terrestre se brisera en morceaux avant que je reprenne ma parole, ou que… (il s’ébroua de colère)… que j’aie peur ou que je regrette ce que j’ai fait ! Pour prendre pareille décision, j’ai eu, croyez-le, de bonnes et solides raisons. Et quant à mes filles, elles me demeureront obéissantes et maintenant et toujours et dans les siècles des siècles, amen ! Ma mère se boucha les oreilles.

– Holà, mon ami, voilà que tu recommences à sonner de la trompette ! Si tu es tellement sûr de tes filles, tant mieux pour toi, mais ce n’est pas une raison pour me rompre la tête.

Martin Pétrovitch s’excusa, poussa deux ou trois soupirs et se tut. Ma mère eut beau remettre sur le tapis et l’ermitage d’Opta et Kiev et le Père Macaire, il se contentait de répondre : « Oui certainement. Il faudra que j’y songe… » et ne s’anima plus qu’au moment du départ. Il ouvrait et refermait sa main, considérait sa paume, disait qu’il redoutait par-dessus tout de mourir sans repentir, d’un coup de sang ; qu’en conséquence il s’était juré de ne plus se mettre en colère, car la colère gâte le sang et le fait monter à la tête… Puisqu’il avait renoncé à tout, à quoi bon se courroucer dorénavant ? Que d’autres travaillent et se fassent du mauvais sang à leur tour !

Au moment de prendre congé de ma mère, il lui jeta un regard bizarre, scrutateur et en même temps mélancolique ; puis, tirant brusquement de sa poche le volume des Loisirs de l’homme laborieux, il le lui glissa dans la main.

– Qu’est-ce ? demanda-t-elle.

– Lisez là, dit-il d’une voix saccadée, là où il y a une corne… Il est question de la mort. Je sens que c’est très bien dit, mais je n’y comprends goutte. La prochaine fois que je reviendrai, ma chère dame et bienfaitrice, je vous demanderai de bien vouloir m’expliquer ce passage.

Sur ces mots, Martin Pétrovitch opéra sa retraite.

– Décidément, ça va mal, dit ma mère dès qu’il eut disparu. Et prenant le volume à l’endroit marqué, elle lut ce qui suit :

« La mort est un grand et important travail de la nature. Elle consiste simplement en ceci que l’esprit étant plus léger, plus subtil et beaucoup plus pénétrant non seulement que les éléments auxquels il est soumis, mais même que la force électrique, se purifie d’une façon chimique et ne cesse de tendre en avant jusqu’à ce qu’il rencontre un lieu également immatériel… »[16]

Fi ! s’écria ma mère après avoir lu ce passage deux ou trois fois ; et elle rejeta le livre avec dégoût.

Quelques jours plus tard, maman reçut la nouvelle que son beau-frère était mort ; nous partîmes aussitôt. Bien qu’elle se proposât de ne rester chez sa sœur qu’un mois au plus, elle y demeura jusqu’à l’automne et nous ne rentrâmes chez nous qu’à la fin de septembre.

XVI

Dès notre retour, Procope, le piqueur détaché auprès de ma personne en qualité de valet de chambre, m’annonça une heureuse nouvelle : les bécasses étaient déjà arrivées et s’étaient cantonnées, particulièrement nombreuses, dans la boulaie de Ieskovo.

Comme il restait encore trois heures jusqu’au dîner, je saisis mon fusil, ma carnassière et partis en courant pour Ieskovo, en compagnie de Procope et de mon chien d’arrêt. Nous y trouvâmes en effet beaucoup de bécasses et sur une trentaine de coups tirés nous en tuâmes cinq ou six. Comme je me hâtais de revenir avec mon butin, j’aperçus près de la route un paysan qui labourait. D’une voix rageuse, presque mouillée de larmes, il lançait force jurons, tout en tirant sans pitié la corde qui servait de bride à son cheval, lequel piétinait sur place et tenait obstinément la tête penchée. En examinant la malheureuse rosse, dont les côtes semblaient crever la peau et les flancs inondés de sueur se soulevaient par saccade comme des soufflets de forge, je reconnus à sa cicatrice sur l’épaule la vieille jument étique qui pendant de si nombreuses années avait voituré Martin Pétrovitch.

– Monsieur Kharlov ne serait-il plus de ce monde ? demandai-je à Procope.

Absorbés tous les deux par la chasse, nous n’avions pas encore trouvé un moment pour parler d’autre chose.

– Que si, me répondit Procope ; mais pourquoi cette question ?

– C’est pourtant bien son cheval, répliquai-je ; l’aurait-il vendu ?

– Vendu ?… Non, ma foi ; mais on le lui a pris pour le donner à cet homme que vous voyez.

– Que dis-tu là !… Et il s’est laissé faire ?

– Oh, on ne lui a pas demandé son avis, allez !… Y a eu bien du nouveau pendant votre absence et du pas joli, pour sûr, déclara Procope, répondant par un léger sourire à mon regard étonné. À c’te heure c’est le sieur Sliotkine qui fait la pluie et le beau temps chez eux.

– Et Martin Pétrovitch ?

– Oh, Martin Pétrovitch, on ne compte plus avec lui !… Il ne mange pas à sa faim, c’est tout vous dire… Un de ces quatre matins on le mettra à la porte !…

L’idée qu’on pouvait « mettre à la porte » un pareil géant ne m’entrait pas dans la tête.

– Mais Jitkov, objectai-je, que dit-il de tout cela ? Car enfin il doit avoir épousé la cadette ?

– Jitkov ! s’exclama Procope, dont le sourire cette fois s’épanouit. Mais il ne met seulement plus les pieds dans la maison. « On n’a pas besoin de toi ici, qu’on lui a dit ; va te faire pendre ailleurs ! » Je vous le répète, c’est Sliotkine qui mène tout.

– Mais la fiancée ?

– Eulampie Martinovna ! Eh, not’ jeune monsieur, je vous répondrais bien là-dessus, mais vous n’êtes pas encore d’âge à savoir certaines choses… Oh ! oh ! on dirait que Diane est en arrêt…

En effet, ma chienne se tenait immobile devant un boqueteau de chênes à travers lequel tombait sur la route un étroit ravin. Nous courûmes la rejoindre ; une bécasse partit du taillis ; nous lui tirâmes deux coups de fusil sans l’atteindre et nous allâmes la chercher à la remise.

Quand je revins à la maison, le potage était déjà sur la table et j’encourus une réprimande de ma mère.

– Qu’est-ce que cela signifie ? me dit-elle d’un ton sévère. Dès le premier jour tu te fais attendre pour dîner ?

Je lui offris mes bécasses, mais elle ne daigna même pas les regarder. Souvenir, Kwicinski et Jitkov se tenaient dans la salle à manger. Le major en retraite s’était fourré dans un coin, comme un écolier en pénitence ; son visage exprimait la confusion et le dépit ; à voir ses yeux rouges, on pouvait croire qu’il venait de pleurnicher. Durant tout le dîner ma mère ne proféra que quelques rares paroles et j’eus tôt fait de comprendre que mon arrivée tardive n’était pour rien dans sa mauvaise humeur. Le major levait sur elle des regards piteux, sans en perdre pour autant le moindre coup de fourchette ; Souvenir tremblait comme la feuille ; seul Kwicinski conservait l’attitude assurée qui lui était coutumière.

– Vincent Ossipovitch, lui dit tout à coup ma mère, vous voudrez bien envoyer dès demain une voiture à Martin Pétrovitch pour le faire venir ici, puisqu’on vient de m’avertir qu’il ne dispose plus de la sienne, et faites-lui dire qu’il vienne sans faute : je désire le voir.

Kwicinski allait répondre, mais il se retint.

– Faites aussi savoir à Sliotkine, reprit ma mère, que je lui ordonne de paraître devant moi. Vous entendez : je le lui or-don-ne…

– En effet, murmura Jitkov dans son assiette, c’est ce vaurien qu’il faut…

Ma mère lui jeta un regard si méprisant qu’il se tut aussitôt et détourna la tête.

– Vous entendez : je le lui ordonne ! répéta ma mère.

– À vos ordres, madame, répondit Kwicinski avec déférence, mais non sans dignité.

– Martin Pétrovitch ne viendra pas, me souffla Souvenir à l’oreille au moment où nous quittions la salle à manger. Si vous voyiez ce qu’il est devenu ! Cela dépasse les bornes de l’entendement. Parole d’honneur, il ne comprend plus ce qu’on lui dit. Cette fois-ci le brochet est dans la nasse !

Et Souvenir partit de son affreux rire.

XVII

Souvenir avait prédit juste : Martin Pétrovitch refusa de se rendre chez ma mère. Celle-ci ne se tint pas pour battue : elle le convoqua de sa propre main ; mais il se contenta de lui renvoyer le billet suivant écrit en lettres énormes sur un chiffon de papier :

« Devant Dieu je ne puis ; la honte me tuerait. Laissez-moi disparaître comme ça. Merci. Ne me tourmentez pas.

L’humble Martin Kharlov. »

Sliotkine vint, mais vingt-quatre heures plus tard que ma mère ne le lui avait « ordonné ». Elle le fit introduire dans son cabinet. J’ignore quel fut au juste le sujet de leur entretien, mais au bout d’un quart d’heure à peine Sliotkine sortit de chez ma mère, le visage cramoisi et avec une expression fielleuse, si insolente que, l’ayant rencontré dans le salon, j’en fus comme cloué sur place ; Souvenir lui-même qui se trouva là à point nommé, demeura court au beau milieu de son rire. Quand ma mère sortit à son tour, elle n’avait pas le visage moins rouge, et elle intima aussitôt à ses gens l’ordre de consigner sa porte tant à monsieur Sliotkine qu’aux filles de Martin Pétrovitch, si ces impudentes avaient jamais le front de se présenter.

– Quel vilain petit juivaillon ! s’écria-t-elle tout à coup pendant le dîner. C’est moi qui l’ai tiré de la boue par les oreilles, qui en ai fait un homme, il me doit tout, et il a eu l’audace de me dire que je me mêlais de ce qui ne me regardait pas !… Martin Pétrovitch fait des siennes, on ne peut tout de même pas tout lui permettre ! Voyez-vous ça !… Ah, le vilain crapaud, le sale petit juivaillon !

Le major Jitkov, qui dînait encore chez nous ce jour-là, s’imagina que la Providence lui offrait enfin l’occasion de placer un mot ; mais à peine avait-il ouvert la bouche que ma mère le rembarra de la belle manière :

– Tu es bon aussi, toi, mon bonhomme ! Ça se dit officier, et ça n’a pas pu venir à bout d’une gamine ! Je m’imagine comme ta compagnie devait t’obéir ! Et il avait encore la prétention de devenir mon régisseur ! Le beau régisseur que j’aurais eu là !

Kwicinski, assis au bout de la table, eut un sourire de suffisance, tandis que le malencontreux Jitkov agitait ses moustaches, fronçait le sourcil et cachait son long visage velu dans les plis de sa serviette.

Quand, après le dîner, il sortit sur le perron pour y fumer sa pipe, il me parut si pitoyable, si délaissé que, malgré le peu de sympathie qu’il m’inspirait, je m’approchai de lui.

– Gavril Fédoulitch, lui demandai-je à brûle-pourpoint, comment se fait-il que vous n’ayez point épousé Eulampie Martinovna ? Je vous croyais marié depuis longtemps.

Le major me jeta un regard douloureux.

– Un reptile venimeux, me répondit-il en prenant un amer plaisir à détacher soigneusement chaque syllabe, un reptile venimeux m’a percé de son dard et a réduit en poussière toutes mes espérances. Et je vous raconterais volontiers, Dmitri Sémionovitch, toutes les intrigues de ce monstre si je ne craignais d’allumer le courroux de madame votre mère. Je n’ai déjà que trop…

Jitkov toussota tandis que le mot de Procope me revenait en mémoire : « Vous n’êtes pas encore d’âge… »

– Me résigner, voilà tout ce qui me reste ! reprit Jitkov en se frappant la poitrine. Résigne-toi, vieux soldat, résigne-toi ! Tu as servi le tsar avec fidélité, sans peur et sans reproche, tu n’as épargné ni ta sueur ni ton sang… et voici la récompense qui t’attendait !… Si cela s’était passé dans mon régiment, et si j’en avais eu le pouvoir, continua-t-il en aspirant rageusement la fumée de son long tuyau de merisier, je l’aurais… je l’aurais traité à coups de plats de sabre… jusqu’à ce qu’il en crève !

Jitkov retira sa pipe et, les yeux fixés devant lui, parut admirer le tableau que son imagination lui retraçait. Souvenir s’approcha en sautillant et se mit à taquiner le major. Je les laissai ensemble : tous ces événements avaient fort excité ma curiosité juvénile et je me promis de revoir coûte que coûte Martin Pétrovitch.

XVIII

Le lendemain je gagnai de nouveau le bois de Ieskovo, toujours avec mon chien et mon fusil, mais cette fois sans Procope. Il faisait une de ces journées exquises, comme on n’en rencontre guère qu’en Russie à cette époque de l’année. Le silence était si profond qu’on pouvait entendre à plus de cent pas un écureuil sautiller sur les feuilles sèches, ou bien une branche morte qui, se détachant du faîte d’un arbre, heurtait doucement d’autres branches dans sa chute et s’en venait lentement se poser à jamais sur l’herbe molle… à jamais jusqu’à la pourriture. L’air, ni chaud ni frais, mais odorant et comme acidulé, vous caressait les yeux et les joues ; un fil de la Vierge, léger comme de la soie, vint s’accrocher aux canons de mon fusil et s’étendit de toute sa longueur, signe certain de beau temps prolongé. Le soleil luisait, mais si doux, si pâle qu’on eût dit un clair de lune. Je trouvai des bécasses, mais je n’y fis pas grande attention cette fois. Je savais que le bois de Ieskovo arrivait presque à l’habitation de Kharlov, jusqu’à la haie de son jardin, et je me dirigeai de ce côté sans savoir au juste de quelle façon j’y pourrais pénétrer ni même si je ferais bien de le tenter, puisque ma mère avait rompu avec les nouveaux maîtres du domaine.

Tout à coup je crus entendre des bruits humains à quelque distance… Je prêtai l’oreille : effectivement quelqu’un venait droit sur moi à travers le fourré. Une voix de femme s’éleva.

– Tu aurais dû le dire tout de suite…

– Tu crois ? rétorqua une voix d’homme. Comme si on pouvait tout lâcher d’un coup !

Ces voix m’étaient connues. Une robe bleue de ciel miroita à travers la coudraie à demi dépouillée ; un caftan de couleur sombre se montra près d’elle. Et bientôt les deux promeneurs débouchèrent à cinq pas de moi sur la clairière : c’étaient Sliotkine et Eulampie.

Tous deux se troublèrent à ma vue. Eulampie se rejeta sur-le-champ dans les buissons. Quant à Sliotkine, après un instant d’hésitation, il s’approcha de moi. Son visage n’offrait plus la moindre trace de cette basse obséquiosité avec laquelle, quatre mois auparavant, il frottait entre ses mains la gourmette de mon cheval dans la cour de son beau-père ; cependant je n’y vis pas non plus cet air de défi impudent qui m’avait tant frappé la veille dans le salon de ma mère. Toujours aussi frais, aussi séduisant, ce visage paraissait maintenant plus mâle, plus sérieux.

– Avez-vous tué beaucoup de bécasses ? me demanda-t-il en soulevant sa casquette et en passant sa main dans ses cheveux bouclés. Vous chassez dans notre bois ? Grand bien vous fasse ! Nous ne nous y opposons pas, bien au contraire.

– Je n’ai rien tué aujourd’hui, répondis-je. Et puisque je suis dans votre bois, je vais le quitter sur-le-champ.

Sliotkine s’empressa de remettre sa casquette.

– Que dites-vous là ! s’écria-t-il. Nous ne vous chassons pas… Nous sommes même enchantés de vous voir ici… Eulampie Martinovna vous dira la même chose… Où êtes-vous passée, Eulampie Martinovna ? Montrez-vous donc.

La jeune fille passa la tête à travers les buissons, mais elle ne s’approcha point. Elle me parut plus belle, plus forte, plus majestueuse que jamais.

– Je vous dirai tout franc, reprit Sliotkine, que je suis très heureux de vous avoir rencontré. Malgré votre jeune âge vous ne manquez pas de jugeotte. Hier, madame votre mère s’est fâchée contre moi sans vouloir entendre un mot d’explication. Pourtant je n’ai rien à me reprocher, je vous le dis comme je le dirais devant Dieu. Impossible d’en agir autrement avec Martin Pétrovitch : il est tombé en enfance ! Nous ne pouvons tout de même pas satisfaire tous ses caprices ! Quant à des respects, il en a tant qu’il veut : demandez plutôt à Eulampie Martinovna.

Eulampie ne bougea toujours point ; le sourire méprisant qui lui était familier errait sur ses lèvres et ses yeux nous lançaient des regards peu tendres.

– Mais pourquoi donc, Vladimir Vassiliévitch, avez-vous vendu le cheval de monsieur Kharlov ?

Le sort de cette pauvre bête tombée aux mains d’un manant me révoltait tout particulièrement.

– Pourquoi nous l’avons vendu ? La belle question ! À quoi pouvait-il servir, sinon à manger du foin sans profit ? Un paysan saura toujours le faire labourer. Et pour ce qui est de Martin Pétrovitch, si l’envie lui prend de sortir, il n’a qu’à nous en faire la demande ; nous ne lui refuserons jamais une voiture… les jours de fête, s’entend.

– Vladimir Vassiliévitch ! proféra Eulampie d’une voix sourde, comme pour l’appeler et toujours sans quitter sa place. Elle tournait entre ses doigts quelques tiges de plantain dont elle faisait sauter les têtes en les frappant l’une contre l’autre.

– Il y a encore, poursuivit Sliotkine, l’histoire du petit cosaque Maxime… Martin Pétrovitch se plaint qu’on le lui a enlevé pour le mettre en apprentissage. Mais daignez y réfléchir vous-même : que pouvait faire ce galopin auprès de Martin Pétrovitch sinon de se tourner les pouces ? D’ailleurs à son âge et bête comme il est, quels services serait-il capable de rendre ? Tandis que maintenant le voilà en apprentissage chez un sellier : qu’il devienne un bon ouvrier, il se rendra utile à lui-même et il nous payera une bonne redevance. Dans notre petit ménage c’est quelque chose ; il ne faut rien dédaigner, voyez-vous, dans un pauvre petit ménage comme le nôtre !

« Et voilà l’homme que Martin Pétrovitch traitait de chiffe ! » dis-je à part moi, et tout haut : – Mais qui donc fait la lecture à monsieur Kharlov ?

– La lecture ? Mais que voulez-vous qu’il lise ? Il avait bien un livre, mais il l’a égaré je ne sais trop où… Et Dieu merci ! Quelle idée de lire à son âge !

– Et qui lui fait la barbe ? demandai-je encore.

Sliotkine partit d’un rire bon enfant : la plaisanterie était vraiment délicieuse !

– Mais personne. Dans les premiers temps, il se grillait la barbe avec une chandelle ; à présent il la laisse pousser. C’est parfait comme ça.

– Vladimir Vassiliévitch ? répéta Eulampie avec insistance. Eh bien ?

Sliotkine lui fit un petit signe de la main.

– Martin Pétrovitch, reprit-il, est chaussé et vêtu ; il mange ce que nous mangeons ; que lui faut-il de plus ? N’a-t-il pas déclaré lui-même qu’il ne voulait plus songer qu’à faire son salut ? Il devrait pourtant comprendre que, malgré qu’il en ait, tout nous appartient maintenant. Il se plaint aussi que nous ne lui payons pas sa pension : mais est-ce que nous avons toujours de l’argent ? et qu’a-t-il besoin de cet argent, puisque rien ne lui manque ?… Je vous assure que nous agissons très noblement envers lui. Tenez, prenons par exemple les chambres qu’il occupe : nous en avons le plus grand besoin ; sans ces pièces-là nous ne pouvons pas nous retourner. Eh bien, nous nous gênons pour ne pas le déranger ! Nous pensons même à lui procurer des distractions : ainsi pour la Saint-Pierre je lui ai acheté à la ville des hameçons tout ce qu’il y a de plus cher, des hameçons anglais s’il vous plaît ! Nous avons des carassins dans l’étang, il n’aurait qu’à s’asseoir sur le bord et à pêcher à la ligne. Une heure ou deux se passent et la soupe est prête. Quelle plus saine occupation pour un vieillard !

– Vladimir Vassiliévitch ! s’écria encore Eulampie, d’une voix impérieuse cette fois et en jetant loin d’elle les tiges qu’elle tordait entre ses doigts. Je m’en vais.

Ses yeux rencontrèrent les miens.

– Je m’en vais, Vladimir Vassiliévitch, répéta-t-elle avant de disparaître dans le fourré.

– On y va, Eulampie Martinovna, on y va ! lui cria Sliotkine… Martin Pétrovitch lui-même nous approuve à cette heure, continua-t-il en se tournant vers moi. Dans les commencements il faut reconnaître qu’il n’était pas content, et même qu’il ronchonnait fort… Vous devez vous souvenir qu’il avait la tête près du bonnet. Maintenant qu’il a compris les choses, il s’est tout à fait calmé… Madame votre mère m’en a dit hier de toutes les couleurs. Seigneur mon Dieu, si vous l’aviez entendue ! Que voulez-vous ? c’est une grande dame ; elle tient à son pouvoir, ni plus ni moins que Martin Pétrovitch en son temps… Mais venez donc vous-même voir de quoi il retourne, et à l’occasion dites-lui un mot en notre faveur. Je n’oublie pas, croyez-le bien, les bienfaits de Natalie Nicolaïevna ; mais après tout, nous avons bien le droit de vivre, nous aussi.

– Et Jitkov, pourquoi l’a-t-on refusé ? m’enquis-je.

Sliotkine haussa les épaules.

– Fédoulitch ? Ce propre à rien ? Mais, de grâce, à quoi pouvait-il nous être bon ? Un traîneur de sabre, est-ce que ça comprend quelque chose à la culture ? Il prétend qu’avec lui les paysans fileraient doux parce qu’il a l’habitude de taper dans la gueule. Mais ce n’est pas tout que d’avoir l’habitude, faut encore savoir le faire ! Et je vous assure qu’il ne s’y entend pas mieux qu’à autre chose… D’ailleurs c’est Eulampie Martinovna elle-même qui l’a refusé. Non, voyez-vous, cet homme-là ne nous convenait pas : il nous aurait vite réduit à la besace.

– Ho, ho ! jeta d’une voix sonore Eulampie.

– On y va, on y va ! répondit Sliotkine.

Il me tendit sa main, que je dus serrer à contrecœur.

– J’ai bien l’honneur de vous saluer, Dmitri Sémionovitch, proclama-t-il en découvrant toutes ses dents blanches. Tirez des bécasses tant que vous voudrez, c’est un oiseau de passage, ça n’appartient à personne ; mais si vous rencontrez un lièvre, épargnez-le, ce gibier-là est à nous… Ah, j’allais oublier : n’auriez-vous pas un petit de votre chienne ? vous me feriez grand plaisir.

– Ho, ho ! fit encore entendre Eulampie.

– Ho, ho ho ! répondit Sliotkine.

Et il se jeta à son tour dans le fourré.

XIX

Il me souvient que, resté seul, je me demandai pourquoi Kharlov n’avait pas écrasé son gendre de manière à ne laisser de lui qu’une « flaque de boue » ; pour que Sliotkine ne craignît pas un tel sort, il fallait vraiment que Martin Pétrovitch se fût « tout à fait calmé » ! Mon désir s’en accrut de pénétrer dans Ieskovo et d’apercevoir, ne fût-ce que du coin de l’œil, ce colosse que je n’arrivais pas à me figurer humble et dompté. J’atteignais déjà la lisière lorsque soudain une grosse bécasse partit sous mes pieds avec un grand bruit d’ailes et prit son vol vers le fourré. Je la couchai en joue, mais à ma grande déception la cartouche rata. Ne voulant pas perdre un aussi beau gibier, je m’élançai à sa poursuite dans l’espoir de la relever. J’avais à peine fait deux cents pas que j’aperçus dans une clairière, sous un splendide bouleau, non pas la bécasse, mais de nouveau le sieur Sliotkine. Étendu sur le dos, les deux bras pliés sous la tête, il contemplait le ciel d’un air béat tout en balançant sa jambe gauche posée sur son genou droit. Il ne me vit point venir. Non loin de lui, Eulampie, sans doute en quête de champignons, marchait à pas lents, fouillant le sol des yeux, se baissant de temps à autre pour ramasser quelque chose dans l’herbe. Elle fredonnait une chanson dont les paroles m’arrivaient indistinctes ; en prêtant l’oreille je reconnus bientôt une de nos vieilles complaintes :

Lève-toi terrible, lourde nuée d’orage ;

Frappe sans pitié monsieur mon beau-père,

Foudroie sur la place dame ma belle-mère ;

De ma jeune épouse c’est moi qui me charge.

Eulampie lança ce couplet d’une voix de plus en plus forte et appuya avec insistance sur le dernier vers. Sliotkine souriait toujours, tandis que dans sa marche elle semblait décrire des cercles autour de lui.

– Voyez-vous ça ! proféra-t-il enfin. Il leur en passe de belles par la tête !

– Que veux-tu dire ?

Sliotkine se souleva légèrement.

– Tu ne te rends pas compte des propos que tu tiens ?…

– Tu n’ignores pas, Volodia, qu’on ne saurait retrancher le moindre mot d’une complainte…

À ce moment Eulampie se retourna et m’aperçut ; nous poussâmes tous deux un cri et chacun s’enfuit de son côté.

Je me frayai bien vite un chemin jusqu’à la lisière, traversai une étroite prairie et me trouvai devant le jardin de Kharlov.

XX

Je n’avais ni le temps ni le désir d’épiloguer sur cette scène singulière ; je sais seulement que le mot « philtre », dont le sens, nouveau pour moi, m’avait beaucoup surpris quelques jours auparavant, me revint à la mémoire. Je m’avançai le long de la clôture et bientôt, à travers les peupliers argentés dont le fastueux feuillage encore intact étincelait au soleil, j’aperçus la cour et les deux maisonnettes de Martin Pétrovitch. Le domaine me parut plus propre, mieux tenu : partout se voyaient les traces d’une surveillance active et constante. Anne Martinovna parut sur le seuil et, clignant ses yeux bleuâtres, regarda longtemps du côté du bois.

– As-tu vu le maître ? demanda-t-elle à un paysan qui traversait la cour.

– Vladimir Vassiliévitch ? répondit l’autre en tirant son bonnet. M’est avis qu’il est allé au bois.

– Je sais. Mais ne l’as-tu pas vu revenir ?

– Ma foi, non.

L’homme demeurait là, immobile et tête nue.

– Eh bien, va-t-en… Ou plutôt, non, attends… Sais-tu où est Martin Pétrovitch ?

– Martin Pétrovitch ? répondit le bonhomme d’une voix traînante en levant tantôt un bras tantôt l’autre comme pour indiquer deux directions opposées. Bien sûr que je l’ai vu. Il est là-bas dans les roseaux, sur le bord de l’étang. Même qu’il a emporté sa ligne. C’est-y qu’y veut pêcher ?

– C’est bien, va-t’en… Et relève d’abord cette roue qui traîne par terre.

Le paysan s’empressa d’obéir. Anne Martinovna demeura quelques minutes encore sur le perron, les yeux obstinément fixés du côté du bois. Puis elle esquissa un geste de menace et rentra dans la maison.

– Axioutka ! cria sa voix impérieuse.

Son air courroucé me frappa et aussi la façon dont elle serrait ses lèvres déjà si minces. Elle était vêtue négligemment et une tresse déroulée lui tombait sur l’épaule. Cependant, malgré le débraillé de sa toilette, malgré sa mauvaise humeur, je la trouvais toujours attrayante et j’aurais volontiers baisé la petite main rageuse avec laquelle elle avait par deux fois rejeté sa tresse indocile.

XXI

« Martin Pétrovitch pêche à la ligne ! Est-ce vraiment possible ? » me demandais-je en me dirigeant vers l’étang que je savais être tout au bout du parc. Je montai sur la digue, promenai mes regards à droite et à gauche : personne ! Je longeai l’une des rives et j’atteignais presque la queue de l’étang lorsque, près d’une petite crique, dans un fouillis de joncs roussis, brisés, foulés aux pieds, j’aperçus enfin une masse grisâtre, dans laquelle il me fallut bien reconnaître Kharlov. Sans casquette, échevelé, affublé d’une salopette en toile déchirée à toutes les coutures, les jambes repliées sous lui, il était assis immobile sur la terre nue ; tellement immobile qu’à mon approche un petit pluvier partit de la vase desséchée à deux pas de lui et rasa la surface de l’eau à petits coups d’aile et en sifflotant : il fallait donc que rien n’eût bougé depuis longtemps dans son voisinage. En apercevant cette forme énorme et bizarre, mon chien s’arrêta court, serra la queue entre les jambes et se mit à grogner. Kharlov tourna à peine la tête et nous considéra d’un œil égaré, farouche. Sa barbe blanche le changeait beaucoup : elle était courte, mais épaisse, crépue comme de l’astrakan. Il tenait dans sa main droite une gaule dont le bout trempait dans l’eau. Je ressentis un choc au cœur ; néanmoins, prenant mon courage à deux mains, je m’approchai et lui souhaitai le bonjour. Il cligna lentement des yeux, comme un dormeur qui s’éveille.

– Comment, vous péchez, Martin Pétrovitch ? lui demandai-je.

– Oui… je pêche, me répondit-il d’une voix rauque.

Il releva sa gaule, au bout de laquelle brimbalait une longue ficelle, sans hameçon.

– Mais votre ligne est cassée ! lui fis-je remarquer.

Je m’aperçus en même temps qu’il n’avait auprès de lui ni vers ni boîte à poisson ; d’ailleurs de quelle pêche pouvait-il s’agir en cette saison ?

– Cassée ? répéta-t-il en se passant la main sur le visage. Eh bien, tant pis !

Et il rejeta sa gaule dans l’eau.

– Le fils de Natalie Nicolaïevna, n’est-ce pas ? demanda-t-il au bout de deux bonnes minutes, pendant lesquelles je l’avais considéré avec une secrète stupeur. C’était encore un géant, mais un géant bien amaigri, bien déplumé et combien déchu !

– Oui, répondis-je, je suis le fils de Natalie Nicolaïevna B***.

– Elle se porte bien ?

– Très bien. Cependant, m’empressai-je d’ajouter, votre refus de venir la voir l’a beaucoup affligée ; elle ne s’y attendait pas.

Martin Pétrovitch baissa le front.

– As-tu été là-bas ? me demande-t-il en désignant du menton son ancien domaine.

– Où cela ?

– Là-bas, te dis-je. Tu n’y as pas été ? Vas-y. Qu’as-tu à faire ici ? Vas-y. Ne perds pas ton temps à causer avec moi, ça m’ennuie… Tu ne songes qu’à courir avec ton fusil, reprit-il après un silence. Dans mon jeune âge, je suivais aussi ce sentier-là ; seulement mon pauvre père… je le respectais, moi, c’est pas comme ceux d’à présent… mon pauvre père me fit passer cette marotte en me sanglant la peau… Et tout fut dit : plus de bêtises !… Car je le respectais, moi, vois-tu… et comment !

Kharlov se tut de nouveau.

– Ne reste pas ici, reprit-il. Va voir à la maison comme tout marche bien. Volodia… – Sa voix s’étrangla. – Volodia est un vrai propre à tout… Quel gaillard, mais aussi quelle canaille !

Je ne savais que dire ; Martin Pétrovitch parlait avec un grand calme.

– Regarde aussi mes filles… Tu te souviens, j’en avais deux… Ces jeunes personnes s’entendent aussi à mener leur barque. Quant à moi, mon jeune ami, je suis trop vieux, je me suis retiré des affaires… La retraite a du bon, tu sais…

« Belle retraite ! » pensai-je en promenant le regard autour de moi.

– Martin Pétrovitch, m’écriai-je, il faut absolument que vous veniez chez nous.

– Va-t’en, mon ami, va-t’en, voilà ce qu’il faut, déclara Kharlov après m’avoir jeté un regard en dessous.

– Ne faites pas de peine à ma mère, venez.

– Va-t’en, mon ami, va-t’en, répéta Kharlov ; ne perds pas ton temps à causer avec moi.

– Si vous n’avez pas de voiture, ma mère vous en enverra une.

– Va-t’en.

– Voyons, Martin Pétrovitch…

Kharlov baissa de nouveau la tête ; il me sembla que ses joues terreuses reprenaient quelque couleur.

– Vous viendrez, n’est-ce pas ? insistai-je. À quoi bon rester ici à vous tourmenter ?

– Comment… à me tour-men-ter ? proféra-t-il lentement.

– Bien sûr, à vous tourmenter.

Kharlov parut réfléchir. Enhardi par son silence, je résolus de jouer franc jeu et d’y aller carrément ; n’oubliez pas que j’avais à peine quinze ans.

– Martin Pétrovitch, dis-je en m’asseyant auprès de lui, je sais tout, absolument tout. Je sais de quelle manière indigne vous traite votre gendre… avec le consentement de vos filles, bien sûr. Quelle situation pour vous ! Mais pourquoi perdre courage ?

Kharlov ne soufflait toujours mot ; il avait seulement lâché sa gaule. Et moi, quel homme d’esprit, quel grand philosophe je me croyais !

– Évidemment, repris-je, vous avez agi à la légère en donnant tout à vos filles. C’était grand et généreux et je ne vous en ferai pas de reproche ; de nos jours la grandeur d’âme ne court pas les rues. Mais si vos filles se montrent ingrates, votre rôle à vous est de répondre par le mépris… oui, par le mépris… et non pas de vous laisser aller à ces humeurs noires.

– Laisse-moi ! marmonna soudain Kharlov en grinçant des dents, tandis qu’une flamme mauvaise passait dans ses yeux, fixés sur l’étang. Va-t’en !

– Mais voyons, Martin Pétrovitch…

– Va-t’en, qu’on te dit, ou je te tue !…

Je m’étais tout à fait rapproché de lui, mais son dernier mot me fit bondir.

– Que dites-vous là, Martin Pétrovitch ?

– Va-t’en ou je te tue ! répéta-t-il. – Sa voix s’échappait de sa poitrine comme un gémissement rauque, ses yeux injectés continuaient à regarder droit devant eux. – Oui, je te tuerai, imbécile, je te jetterai à l’eau, toi et tes idiots de conseils, cela t’apprendra à déranger les vieilles gens, blanc-bec.

« Il est devenu fou ! » me dis-je. Mais, en l’examinant avec attention, ma stupéfaction atteignit le comble : Martin Pétrovitch pleurait ! !… De petites larmes coulaient le long de ses joues l’une après l’autre, encore que son visage prît une expression de plus en plus féroce.

– Va-t’en, rugit-il une fois de plus. Va-t’en, ou, devant Dieu, je te tuerai… pour servir d’exemple à d’autres.

Il se jeta brusquement de côté en grinçant des dents comme un sanglier. Je ramassai mon fusil et me sauvai à toutes jambes. Mon chien me suivit en aboyant à pleine gueule : il avait pris peur, lui aussi.

De retour à la maison, je me gardai bien de narrer mon aventure à ma mère ; mais le diable sait pourquoi je m’avisai d’en faire part à Souvenir. Mon récit eut le don de mettre cet odieux personnage en une gaieté folle : il en sauta presque au plafond. J’eus grande envie de le battre.

– Oh ! disait-il tout haletant de rire, que je voudrais le voir, le grand Chédois « Kharlus », enlisé dans la vase comme un soliveau qu’il est !

– Allez à l’étang, lui dis-je, puisque vous êtes si curieux.

– C’est cela, pour qu’il me tue, n’est-ce pas ?

Le cynisme de Souvenir me fit repentir de mon bavardage. Jitkov, auquel il s’empressa de transmettre mon récit, envisagea la chose sous un angle quelque peu différent.

– Vous verrez, décida-t-il, qu’il faudra s’adresser à la police et peut-être même avoir recours à la troupe.

Si la maréchaussée n’eut point à se déranger, ces événements n’en prirent pas moins une tournure imprévue.

XXII

Vers la mi-octobre, trois semaines environ après mon entrevue avec Martin Pétrovitch, je me tenais à la fenêtre de ma chambre, au premier étage de notre maison, et sans songer à rien je regardais tristement notre cour et le chemin qui passait au-delà. Depuis cinq jours le temps était devenu si mauvais qu’il ne fallait plus songer à la chasse. Tout être vivant se tenait caché : les moineaux eux-mêmes s’étaient tus et les corneilles avaient depuis longtemps disparu. Tantôt le vent grondait sourdement, tantôt il sifflait avec furie. Le ciel, très bas et sans aucune percée, passait d’un blanc sale à une couleur plombée plus sinistre encore. La pluie, qui tombait sans repos ni trêve, redoublait en ce moment de violence et ses rafales venaient s’écraser sur les vitres avec un bruit strident. Les arbres, tout décolorés, avaient presque entièrement perdu leurs feuilles ; mais, impatient d’arracher les dernières, le vent s’obstinait à les tourmenter. On voyait partout de grandes flaques d’eau, jonchées de feuilles mortes ; de grosses bulles d’air y naissaient sans cesse, glissaient en tremblotant sur leurs surfaces, éclataient bientôt pour se reformer sur-le-champ. La boue des chemins était insondable ; le froid pénétrait dans les chambres, sous les vêtements, jusqu’à la moelle des os. Un frisson vous glaçait, une angoisse vous serrait le cœur à la pensée que sans doute il n’y aurait plus jamais ni lumière ni couleurs ; qui sait, peut-être cette boue gluante, cette humidité grise, ce froid aigre allaient-ils durer toujours et cette odieuse tempête mugir éternellement ?

Je rêvassais donc devant ma fenêtre quand brusquement, bien que la pendule marquât à peine midi, le ciel devint d’un noir de suie ; et soudain, parmi ces ténèbres fuligineuses je crus apercevoir, traversant la cour du portail au perron, quoi ?… un ours, non pas à quatre pattes, mais dressé sur ses pattes de derrière ! Je n’en croyais pas mes yeux : hormis un ours, que pouvait bien être cette masse énorme, noire et velue ?… Je cherchais encore à me rendre compte de ce que j’avais vu, lorsqu’un furieux trépignement monta du rez-de-chaussée : le monstre devait s’être rué dans la maison ! Ce furent ensuite des cris, des allées et venues, tous les signes d’une chaude alarme… Je descendis l’escalier quatre à quatre et me précipitai dans la salle à manger…

À la porte du salon, ma mère tournait vers moi un visage figé d’horreur ; derrière elle apparaissaient ses femmes alarmées. Le maître d’hôtel, deux valets, le petit cosaque se pressaient, bouche bée, à la porte de l’antichambre. Au milieu de la salle à manger, couvert de vase, déguenillé, hagard, tellement imprégné d’eau qu’une vapeur s’élevait de lui et que des ruisselets coulaient sur le plancher, l’être fabuleux se tenait à genoux, titubant, râlant, prêt à rendre l’âme. Et cet être n’était autre que Kharlov ! Je m’approchai et je reconnus non pas son visage, mais sa tête, car il pressait des deux mains ses cheveux souillés de boue. Sa respiration était lourde et convulsive ; il montait même de sa poitrine comme un bouillonnement. On ne pouvait guère distinguer dans cette masse fangeuse que le blanc de ses petits yeux qu’il roulait sinistrement. C’était vraiment une vision d’épouvante. Le sobriquet de mastodonte qu’à sa grande colère lui avait appliqué le haut dignitaire de passage me revint aussitôt à la mémoire. C’était bien là l’aspect que devait avoir un animal antédiluvien, à peine échappé aux griffes d’un monstre encore plus puissant qui l’aurait attaqué parmi l’éternel limon des marécages primitifs.

– Martin Pétrovitch ! s’écria enfin ma mère en levant les bras au ciel. Est-ce bien toi ? Dieu de miséricorde !

– Oui,… c’est… moi… moi…, répondit une voix qui semblait exhaler chaque son avec un effort douloureux.

– Que t’est-il donc arrivé, grand Dieu ?

– Nathalie Nico…la…ievna, j’ai cou…ru jus…qu’ici… de la mai…son… à pied…

– Par un temps pareil ! Mais tu n’as plus figure humaine ! Lève-toi, voyons, prends un siège. Et vous, dit-elle à ses femmes, apportez vite des serviettes… N’y aurait-il pas ici quelque habillement convenable ? demanda-t-elle au maître d’hôtel.

Celui-ci eut un geste effaré : où trouver un vêtement de cette taille ?

– Cependant, déclara-t-il, on peut apporter une couverture ou un caparaçon de cheval, nous en avons justement un tout neuf.

– Mais lève-toi donc, Martin Pétrovitch, assieds-toi, voyons, répétait ma mère.

– Elles m’ont chassé, madame, gémit soudain Kharlov, la tête renversée et les bras suppliants. Elles m’ont chassé, Natalie Nicolaïevna ! Mes propres filles, du logis de mes pères !

Ma mère poussa un cri d’horreur.

– Que dis-tu là ! Quel péché, quel péché ! fit-elle en se signant. Mais lève-toi, enfin, Martin Pétrovitch, je t’en supplie.

Deux femmes de chambre, chargées de serviettes, vinrent s’arrêter, tout indécises, devant Kharlov : elles ne savaient comment s’attaquer à ce gigantesque paquet de boue, qui répétait sans cesse :

– Elles m’ont chassé, madame, elles m’ont chassé.

Le maître d’hôtel arriva de son côté avec une grande couverture de laine ; il s’arrêta, lui aussi fort perplexe.

– Allons, Martin Pétrovitch, debout ! dit ma mère d’un ton de commandement. Assieds-toi et raconte-moi dans l’ordre tout ce qui est arrivé.

Kharlov se souleva lentement. Le maître d’hôtel voulut lui venir en aide, mais il ne fit que se salir les mains et recula en secouant ses doigts. D’un pas lourd, chancelant, Kharlov s’approcha d’une chaise et s’y laissa tomber. Les femmes de chambre crurent le moment venu d’offrir leurs linges, mais il les repoussa d’un geste et refusa également la couverture. Ma mère n’insista point : on ne pouvait évidemment le sécher. On se contenta donc d’essuyer tant bien que mal les traces qu’il avait laissées sur le parquet.

XXIII

– Eh bien, maintenant, raconte-moi comment on t’a chassé, demanda ma mère à Kharlov dès qu’il eut un peu repris haleine.

– Madame… Natalie Nicolaïevna, répondit-il avec effort, en roulant toujours des yeux dont l’inquiétude me frappa de nouveau, je vais vous dire toute la vérité : c’est moi qui suis le plus coupable.

– Voilà ce que c’est : tu n’as pas voulu m’écouter, dit ma mère en s’installant dans un fauteuil et en agitant son mouchoir parfumé, car Martin Pétrovitch répandait une odeur qui rappelait vraiment par trop les émanations des mares forestières.

– Oh, madame, là n’est pas ma faute : je ne suis coupable que d’orgueil. C’est l’orgueil qui m’a perdu, ni plus ni moins que le roi Nabuchodonosor. Je me disais : le Seigneur ne m’a pas fait plus bête qu’un autre ; si donc je décide quelque chose en ma jugeotte, cela doit être juste… Et puis la peur de la mort s’en est mêlée… et j’ai fait fausse route. Avant d’entreprendre le grand voyage, j’ai voulu leur montrer une dernière fois ma force et mon pouvoir : je vais les combler de bienfaits, me disais-je, et ils me devront reconnaissance jusqu’au tombeau… En fait de reconnaissance, ils m’ont chassé comme un chien galeux ! s’écria-t-il en frissonnant de toute son énorme masse.

Ses yeux continuaient à errer, il tenait ses mains entrelacées à la hauteur du menton.

– Comment se fait-il…, voulut dire ma mère, mais Kharlov l’interrompit.

– On m’a pris mon petit Maxime, s’écria-t-il ; on m’a pris ma voiture et mon cheval ; on m’a réduit à la portion congrue ; on ne m’a pas payé la pension convenue ; bref on m’a rogné les ailes…, j’ai tout supporté sans faire entendre la moindre plainte. Si je me taisais, voyez-vous, c’était encore par orgueil, pour que mes cruels ennemis ne pussent pas dire : « voyez-vous le vieil imbécile, il se repent maintenant ! » Et vous-même, madame, vous m’aviez averti : « ce sera comme si tu voulais te mordre le coude… » Voilà pourquoi je ne disais mot… Seulement aujourd’hui, comme j’entrais dans ma chambre, voilà que je la trouve occupée : on avait jeté mon lit dans la décharge ! « Tu peux dormir là tout aussi bien ; on te tolère par grâce, et nous avons besoin de ta chambre. » Et qui me dit cela, s’il vous plaît ? Un rien du tout de Volodka Sliotkine, un manant, un misé…

Sa voix se brisa.

– Mais tes filles, qu’ont-elles dit ? demanda ma mère.

– Et moi qui supportais tout !… poursuivit Kharlov sans écouter la question. Pourtant quelle honte, quelle amertume j’éprouvais ! Je rougissais de voir encore la lumière du bon Dieu… C’est pour cela, ma bien chère dame, que je n’ai pas voulu venir chez vous. J’ai tout essayé, voyez-vous, les caresses et les prières, les exhortations et les menaces. J’en suis même venu à leur faire bien bas la révérence, tenez… comme ça… Et tout cela en pure perte ! Ce que j’ai pu endurer !… Dans les premiers temps, pour leur apprendre à vivre, des envies me prenaient de les réduire tous en miettes… Mais plus tard je me suis soumis : c’est une croix que le Seigneur m’envoie, me disais-je, un avis d’avoir à me préparer à la mort… Et voilà qu’aujourd’hui, sans crier gare, on me jette dehors comme un chien ? Et qui cela ? Ce gredin de Volodka !… Quant à mes filles dont vous daignez vous informer, croyez-vous qu’il leur reste encore un semblant de volonté ? Le Volodka a fait d’elles ses humbles servantes.

Ma mère eut un geste d’étonnement.

– À la rigueur, dit-elle, je comprends cela d’Anne : c’est sa femme. Mais pourquoi ta cadette…

– Eulampie ? Elle est pire que l’autre… Elle s’est donnée corps et âme au Volodka ; c’est sur son ordre qu’elle a refusé votre militaire… Et au lieu de se gendarmer, ce qui serait bien naturel d’autant plus qu’elle déteste sa sœur, Anne se résigne ! Elle aussi, il l’a ensorcelée, le maudit ! Et puis, elle doit se dire comme ça : « Ah, ah, ma belle, toi qui faisais tant la renchérie, ton heure est venue de baisser la crête ! » Ça lui fait plaisir, voyez-vous, cet abaissement de sa sœur… Oh, mon Dieu, mon Dieu !

Ma mère regarda de mon côté avec une certaine inquiétude. Craignant qu’elle ne me renvoyât, je me retirai quelque peu à l’écart.

– Martin Pétrovitch, dit ma mère, je regrette fort que mon ancien pupille t’ait causé tant de chagrin et soit devenu un si vilain homme. Mais il m’a dupée tout comme toi ; et qui pouvait s’attendre à cela de sa part ?

– Madame, gémit Kharlov en se frappant la poitrine, je ne puis supporter l’ingratitude de mes filles ; non, madame, je ne le puis pas : ne leur ai-je pas tout donné ? Et, qui pis est, ma conscience ne me laisse pas un moment de repos. J’ai ruminé bien des choses, allez, sur le bord de mon étang, tout en ayant l’air de pêcher à la ligne ! J’en suis venu à me dire : « Si au moins tu avais été utile à quelqu’un dans ta vie ; si tu avais soulagé quelque infortune, affranchi tes serfs, par exemple, ces pauvres diables à qui tu rendais la vie si dure et dont tu dois compte à Dieu. C’est alors que leurs larmes amassées te submergeront ! » Et vraiment leur sort est épouvantable, allez ! De mon temps, je l’avoue, il n’était déjà pas gai, mais maintenant c’est la nuit noire. Tous ces péchés, j’en ai chargé mon âme ; ma conscience, je l’ai sacrifiée à mes enfants… et en retour on me jette dehors à coup de pied, comme un chien !…

– Ne pense plus à tout cela, voyons, Martin Pétrovitch…

– Et lorsqu’il m’a dit, votre garnement de Volodka, reprit Kharlov de plus belle, lorsqu’il m’a dit qu’il me fallait abandonner ma chambre, cette chambre dont chaque soliveau a été mis en place de mes propres mains, lorsqu’il m’a dit cela, voyez-vous, le sang ne m’a fait qu’un tour, j’ai cru recevoir un coup de couteau en plein cœur… Le sang ne m’a fait qu’un tour et j’ai cru que j’allais le tuer… Il ne me restait plus qu’à me sauver… C’est alors que je suis accouru chez vous, Natalie Nicolaïevna, ma chère dame et bienfaitrice : où pouvais-je aller poser ma tête ?… Dehors j’ai trouvé la pluie, la boue… Je suis peut-être tombé vingt fois… Voilà pourquoi vous me voyez dans cet état affreux…

Kharlov considéra d’un œil piteux ses loques ruisselantes et fit mine de se lever. Ma mère se hâta de le tranquilliser.

– Calme-toi, voyons, Martin Pétrovitch. Tu m’as sali le plancher, la belle affaire ! Écoute : on va te donner une bonne chambre, un lit bien propre ; tu vas te déshabiller, te laver et faire un somme.

– Je ne pourrai jamais m’endormir, ma chère bienfaitrice, répondit tristement Kharlov. J’ai comme des marteaux qui me battent dans la cervelle. On m’a chassé, voyez-vous, chassé comme un animal immonde…

– Couche-toi et fais un somme, répéta ma mère avec insistance. Ensuite on te donnera du thé et nous causerons. Ne perds pas courage, mon vieil ami. Si on t’a chassé de ta maison, tu trouveras toujours un asile dans la mienne. Je n’oublie pas que tu m’as sauvé la vie…

– Ma chère bienfaitrice, s’écria Kharlov d’une voix suppliante en se couvrant le visage des deux mains, sauvez-moi à votre tour.

Cet appel toucha ma mère presque jusqu’aux larmes.

– Je suis prête à te venir en aide en tout ce que je puis, Martin Pétrovitch, mais promets-moi d’abord que tu m’obéiras et que tu chasseras bien loin toute mauvaise pensée.

Kharlov découvrit son visage.

– S’il le faut, murmura-t-il, je puis même pardonner…

Ma mère fit de la tête un signe d’approbation.

– Je suis bien contente de te voir dans une disposition d’esprit aussi vraiment chrétienne, dit-elle ; mais nous reparlerons de cela plus tard. En attendant fais-toi propre et, avant tout, tâche de dormir… Emmène Martin Pétrovitch dans l’ancien appartement de Monsieur, dit-elle au maître d’hôtel, installe-le dans la chambre verte et que tout ce qu’il demandera lui soit à l’instant fourni. Que ses habits soient nettoyés et séchés, et le linge nécessaire, demande-le à la femme de charge. C’est compris ?

– Bien, Madame.

– Et dès qu’il se réveillera, fais venir le tailleur et qu’on lui prenne mesure pour des habits neufs. Il faudra aussi le raser, mais plus tard.

– Bien madame, répéta le maître d’hôtel. Martin Pétrovitch, si vous voulez bien me suivre…

Kharlov se leva, jeta un long regard à ma mère et allait s’approcher d’elle ; mais il se retint et se contenta de lui faire un profond salut. Puis il se signa par trois fois devant les saintes images et suivit docilement le maître d’hôtel. Je m’empressai de leur emboîter le pas.

XXIV

Le maître d’hôtel emmena Kharlov dans la chambre verte ; mais, comme le lit n’était pas fait, il dut aller demander des draps à la femme de charge. Souvenir, qui nous avait guettés dans le vestibule, s’était faufilé dans la pièce ; il profita de l’occasion pour gambader en grimaçant autour de Kharlov qui, les bras ballants et les jambes écartées, s’était arrêté indécis au beau milieu de la pièce ; l’eau continuait à couler de ses vêtements.

– Grand « Chédois » Kharlus, piaillait Souvenir en se tenant les côtes, auguste fondateur de l’illustre race des Kharlov, abaisse tes regards sur ton descendant ! Il est beau, n’est-ce pas ? Le reconnais-tu pour tien ?… Ah, ah, ah ! Que votre Altesse daigne me permettre de lui baiser la main… Mais pourquoi donc a-t-elle mis des gants noirs ?

Je voulus en vain retenir Souvenir, le rappeler à la pudeur.

– Il me traitait de pique-assiette, de propre-à-rien, continua-t-il de plus en plus excité, il me reprochait de ne pas avoir un toit à moi, et le voilà à son tour réduit à la besace ! Martin Kharlov ou Souvenir le galvaudeux, c’est tout un maintenant. Il va connaître à son tour l’amertume du pain d’autrui, des vieilles croûtes sales dont les chiens ne veulent même pas et dont il lui faudra bon gré mal gré se régaler… Ah, ah, ah !

Kharlov, la tête baissée, ne bougeait toujours pas. Et Souvenir allait son train.

– Monsieur se donnait des grands airs : « J’ai nom Martin Kharlov, gentilhomme de la vieille roche. Qui s’y frotte s’y pique. » Et patati, et patata !… Monsieur se croyait plus malin que tout le monde, il s’est donné le plaisir de partager son bien pour pouvoir glousser à son aise : « La reconnaissance par ci, la reconnaissance par là ! » Et pourquoi m’a-t-il oublié ? Qui sait, j’aurais peut-être montré plus de cœur que les autres, moi ! N’avais-je pas raison de dire qu’on le jetterait le dos nu dans la neige !…

– Souvenir ! m’écriai-je.

Souvenir se moquait de moi ! Kharlov toujours immobile, semblait enfin se rendre compte qu’il était trempé jusqu’aux os et ne plus songer qu’à se mettre au lit ; mais le maître d’hôtel tardait à revenir.

– Et ça s’appelle un guerrier ! braillait Souvenir. Monsieur a fait ses preuves : il a sauvé la patrie en 1812 ! Évidemment : ôter leurs culottes à des maraudeurs à demi gelés, ça vous va ; mais qu’une fille nous fasse les gros yeux en tapant du pied, et le cœur nous tombe dans nos propres culottes.

– Souvenir ! m’écriai-je encore une fois.

Kharlov lui jeta un regard de travers. Jusqu’alors il avait paru ignorer la présence de son beau-frère et ce fut mon exclamation qui l’en avertit.

– Prends garde, frère, grommela-t-il ; à trop sauter on finit par se casser le cou.

Souvenir s’esclaffa.

– Savez-vous que vous me faites peur, mon respectable beau-frère ! Vous voilà fait comme un épouvantail ! Prenez donc la peine de peigner vos jolis cheveux : s’ils viennent à sécher, ce qu’à Dieu ne plaise, on ne pourra plus jamais les laver : il faudra les couper à la faux.

Et soudain Souvenir perdit toute mesure.

– Eh quoi, hurla-t-il, vous voilà nu comme un ver et vous montez encore sur vos ergots ! Dites-moi plutôt où il est maintenant votre TOIT, votre fameux TOIT héréditaire, ce TOIT que vous me jetiez à la tête, en me reprochant de n’en pas avoir, moi, de TOIT !

L’animal semblait prendre un plaisir extrême à répéter ce malheureux mot.

– Finissez, monsieur Bytchkov, proférai-je d’un ton sévère ; vous vous oubliez…

Mais il continuait à jacasser et à cabrioler devant Kharlov. Et ni le maître d’hôtel ni la femme de charge ne se montraient !

Je me sentis mal à l’aise. En effet Kharlov, qui durant son entretien avec ma mère s’était calmé peu à peu et avait même fini par se résigner en apparence à son sort, donnait de nouveaux signes d’irritation : son souffle se précipita, les veines de son cou se gonflèrent sous ses oreilles, ses doigts s’agitèrent, ses yeux reprirent leur roulement hagard dans le masque sombre de son visage éclaboussé.

– Finissez, Souvenir, finissez, répétai-je une fois de plus, ou je vais avertir maman.

Mais le misérable hurlait toujours comme un possédé.

– Oui, mon honorable beau-frère, vous voilà dans de beaux draps ! Et pendant ce temps, mesdemoiselles vos filles et monsieur votre cher gendre se gaussent de vous à loisir sous votre propre TOIT. Si au moins vous les aviez maudites, selon votre promesse ? Mais non, vous n’en avez pas eu le courage. Et puis, franchement, vous n’êtes pas de taille à lutter avec le gaillard. Et vous qui l’appeliez dédaigneusement Volodka ! À bas les pattes, s’il vous plaît : c’est maintenant Vladimir Vassiliévitch Sliotkine, un propriétaire, un gentilhomme, un gros monsieur… Et toi, qu’es-tu ?

Un formidable rugissement interrompit la diatribe de Souvenir… Kharlov éclatait. Ses poings se soulevèrent, son visage bleuit, l’écume parut sur ses lèvres gercées, tout son corps frémit de rage.

– Un toit, dis-tu ? tonna-t-il de sa voix de fer. Les maudire, dis-tu ? Non, je ne les maudirai pas…, ça leur est bien égal ! Mais le toit, je vais le détruire de fond en comble ; leur toit ; ils n’en auront pas plus que moi ! Ils sauront quel homme est Martin Kharlov, ils sauront ce qu’il en coûte de m’abreuver de fiel ! Ils n’en auront plus de toit !

La stupeur me clouait sur place : je n’avais jamais vu pareil accès de rage. Ce n’était plus un homme, mais une bête fauve qui se démenait devant moi. Souvenir, mort de peur, s’était caché sous une table.

– Non, ils n’en auront plus ! répéta une dernière fois Kharlov ; et renversant la femme de charge et le maître d’hôtel qui arrivaient enfin, il se précipita hors de la maison, roula comme une boule à travers la cour et disparut par le grand portail.

XXV

Ma mère aussi entra dans une vive colère quand le maître d’hôtel vint lui apprendre, d’un air consterné, la fuite de Martin Pétrovitch. Force lui fut de révéler la cause de ce départ précipité, et je me vis contraint de confirmer ces dires.

– Voilà bien de tes tours ! cria ma mère à Souvenir, qui faisait déjà des grâces et s’apprêtait à lui baiser la main. C’est ta méchante langue qui est cause de tout.

– Permettez… je… tout de chuite, tout de chuite, bégaya Souvenir en jetant ses bras derrière le dos.

– Je connais ton « tout de chuite », répliqua ma mère ; et, dans son courroux, elle le chassa du salon.

Puis elle fit venir Kwicinski et lui donna l’ordre de se rendre sur-le-champ en voiture à Ieskovo et de ramener coûte que coûte Martin Pétrovitch.

– Ne revenez pas sans lui ! conclut-elle.

Le sombre Polonais s’inclina sans mot dire et sortit aussitôt.

Je regagnai ma chambre, m’assis de nouveau devant la fenêtre, et me pris à méditer sur l’aventure dont je venais d’être témoin. Je n’arrivais pas à comprendre comment Kharlov, après avoir patiemment subi les injures de ses proches, n’avait pu se maîtriser devant les brocards d’un être aussi infime que Souvenir. J’ignorais encore dans ce temps-là quelle atroce amertume se cache parfois au fond d’une raillerie, si niaise qu’elle puisse être et proférée même par une bouche méprisable… Prononcé par Souvenir, le nom haï de Sliotkine était tombé comme une étincelle sur la poudre ; l’endroit sensible n’avait point supporté cette ultime piqûre.

Au bout d’une heure je vis rentrer notre voiture : en dépit des injonctions de ma mère, le régisseur s’y trouvait seul ! Il en descendit précipitamment pour grimper le perron en courant et l’air effaré, ce qui ne lui arrivait guère. Je descendis au galop et le suivis au salon.

– Eh bien, vous le ramenez ? demanda ma mère.

– Non, madame, répondit Kwicinski, je n’ai pas pu l’amener.

– Pourquoi cela ? L’avez-vous vu au moins ?

– Certainement.

– Que lui est-il arrivé ? Un coup de sang ?

– Oh non, il ne lui est rien arrivé du tout.

– Mais alors, pourquoi ne le ramenez-vous pas ?

– Parce qu’il est en train de démolir sa maison.

– Que dites-vous ?

– Je dis qu’il est perché sur le toit de sa maison neuve et qu’il la démolit. Il a déjà jeté par terre trente ou quarante voliges et une demi-douzaine de soliveaux.

Le mot de Kharlov : « Ils n’en auront plus, de toit » me revint aussitôt à la mémoire. Ma mère ouvrit de grands yeux.

– Seul… sur le toit… et il détruit sa maison ?

– Comme j’ai l’honneur de vous le dire… Il arpente le grenier et brise tout à droite et à gauche. Il est doué, vous le savez, d’une force surhumaine ; et puis, bien sûr, son toit c’est de la camelote : des lattes en fait de voliges, et en fait de clous, des broquettes.

Ma mère, qui n’en croyait pas ses oreilles, me jeta un regard éploré.

– Des broquettes ? répéta-t-elle, abasourdie par ces termes techniques auxquels elle n’entendait goutte… Mais enfin, qu’avez-vous fait ? reprit-elle au bout d’un moment.

– Je suis revenu prendre vos ordres, madame. Il faudra du monde pour le mater et tous ses paysans se sont cachés de peur.

– Mais ses filles ?

– Elles ne sont bonnes à rien, elles ne font que courir et se lamenter.

– Et Sliotkine ?

– Il hurle plus fort que les autres, mais sans plus de résultat.

– Alors vraiment, Martin Pétrovitch est sur son toit ?

– Parfaitement… c’est-à-dire dans son grenier et de là, il démolit le toit.

– Oui, oui, je sais… les lattes, murmura ma mère, anéantie.

Le cas était fort épineux. Que fallait-il faire ? envoyer à la ville chercher l’ispravnik ? rassembler les paysans ? Ma mère avait complètement perdu la tête, et Jitkov, qui arriva à l’heure du dîner, ne sut guère que la couver d’un regard de caniche bien dressé ; il parla vaguement de requérir la troupe mais n’émit aucun avis sérieux. Voyant qu’il n’y avait pas d’instructions à espérer, Kwicinski finit par dire à ma mère, sur ce ton de déférence narquoise qui lui était familier, que, si on l’autorisait à prendre avec lui quelques jardiniers, palefreniers et autres gens de service, il pourrait peut-être faire une tentative…

– Oui, oui, c’est cela, mon cher Vincent Ossipovitch, faites une tentative, mais vite, vite ; je prends tout sur mon compte…

Kwicinski eut un froid sourire.

– Je dois, madame, vous avertir d’avance, qu’on ne peut répondre du résultat. La force de monsieur Kharlov est bien grande, et sa rage ne connaît pas de bornes ; il se sent cruellement offensé, voyez-vous.

– Oui, oui, s’écria ma mère, et tout cela par la faute de cet affreux Souvenir ! Je ne lui pardonnerai de ma vie !… Eh bien, Vincent Ossipovitch, prenez tous les gens qu’il vous faudra et partez au plus tôt, je vous en conjure.

– Prenez beaucoup de cordes, monsieur le régisseur, et des crocs à incendie, bourdonna soudain Jitkov ; et même, si vous avez un filet, vous ferez bien de l’emporter. Je me rappelle qu’une fois dans notre régiment…

Kwicinski ne le laissa pas achever.

– Je n’ai pas besoin de vos leçons, monsieur, rétorqua-t-il, je sais mieux que vous ce qu’il faut faire.

Jitkov grommela d’un air pincé que, comptant lui aussi prendre part à l’expédition, il…

– Non, non, intervint ma mère, reste ici, s’il te plaît ; je préfère voir Vincent Ossipovitch agir seul.

Jitkov se piqua pour de bon et Kwicinski s’éloigna. Quant à moi, je courus à l’écurie, sellai moi-même mon petit cheval et partis au galop pour Ieskovo.

XXVI

La pluie avait cessé, mais le vent me fouettait le visage avec une violence redoublée. À mi-chemin ma selle faillit tourner ; je sautai à bas de mon cheval et me mis en devoir de serrer les courroies avec les dents… Soudain, je m’entendis appeler par mon nom : Souvenir courait à travers champs pour me rattraper.

– Ah ! ah ! me cria-t-il, de loin, la curiosité vous talonne. Je comprends ça. Moi aussi, je file tout droit à Ieskovo, en suivant les traces de Kharlov. Je ne voudrais pas mourir sans avoir vu pareil spectacle.

– Vous voulez admirer votre ouvrage, m’écriai-je avec indignation, et, sautant sur mon cheval, je le remis au galop. Mais l’infatigable Souvenir ne restait pas en arrière ; il grimaçait et ricanait même en courant.

Je reconnus bientôt Ieskovo, la digue, la saulaie, la longue palissade. Arrivé au portail, j’y attachai mon cheval et la stupeur me cloua sur place. D’un bon tiers du toit et de la mezzanine il ne restait plus qu’un squelette ; des planches, des lattes brisées s’entassaient sur les deux côtés de la maison. Kwicinski avait raison : le toit n’était que de la « camelote », mais l’aventure n’en sortait pas moins de l’ordinaire. Sur le plancher du grenier, soulevant de la poussière et des débris, une masse noirâtre s’agitait avec une hâte maladroite : tantôt cet être informe secouait le seul tuyau de cheminée qui restât, tantôt il arrachait une latte du toit et la jetait par terre ; tantôt il s’en prenait rageusement aux chevrons eux-mêmes. C’était Kharlov. Cette fois encore il me fit l’effet d’un ours ; la tête, le dos, les épaules, les jambes écartées posant à plein sur le talon, tout contribuait à la ressemblance. Ses cheveux ébouriffés tourbillonnaient au vent. Vision terrifiante, son corps nu apparaissait par plaques rouges sous ses vêtements en loques et les grognements sauvages qu’il poussait de sa voix rauque ajoutaient encore à l’horreur du spectacle.

Il y avait dans la cour pas mal de monde : des paysannes, des galopins, des filles de service se pressaient le long de la palissade ; quelques paysans s’étaient rassemblés en groupe à une certaine distance. Le vieux prêtre dont j’avais fait la connaissance à la cérémonie se tenait nu-tête sur le perron de l’autre pavillon ; de temps à autre il soulevait des deux mains un vieux crucifix de cuivre et semblait le montrer à Kharlov en silence et sans espoir. Appuyée auprès de lui contre le mur, Eulampie, figée dans une rigide immobilité, contemplait son père. Anne passait la tête hors de la fenêtre, la rentrait, bondissait dans la cour, se rejetait dans la maison. Jaune et blême, vêtu d’une vieille robe de chambre, une calotte sur la tête, un fusil à la main, Sliotkine piétinait rageusement la terre. Cette fois il ressemblait pour de bon à un « juivaillon » pur sang : il haletait, il grelottait, il menaçait ; il couchait Kharlov en joue, mettait le fusil à la bretelle, puis le visait de nouveau ; il criait, il piaillait, il pleurnichait. Dès qu’il nous aperçut, Souvenir et moi, il se rua littéralement sur nous, et de sa voix piaulante :

– Voyez, voyez ce qui se passe, gémit-il. Il est devenu fou, complètement fou. Regardez ce qu’il fait. J’ai déjà envoyé chercher la police ; mais personne ne vient, personne ne vient. Si je lui tire un coup de fusil, je ne serai pas responsable devant la loi, car chacun a le droit de défendre son bien, n’est-ce pas ?… Je vais tirer… devant Dieu je vais tirer !…

Il s’élança vers la maison.

– Prenez garde, Martin Pétrovitch, si vous ne descendez pas, je tire !

– Tire, répondit du toit une voix rauque, tire ! En attendant, voici un petit cadeau que je te fais !

Une longue planche vola dans l’air, tournoya deux fois et s’abattit aux pieds même de Sliotkine ; celui-ci fit un saut en arrière, tandis que Kharlov éclatait de rire.

– Seigneur mon Dieu ! murmura quelqu’un derrière moi.

Je me retournai : c’était Souvenir.

« Ah, ah, me dis-je, fini de rire, mon bonhomme ! »

Sliotkine empoigna un paysan par le collet.

– Grimpe donc ! hurlait-il en le secouant de toutes ses forces. Grimpez tous, tas d’empotés, sauvez mon bien !

Le paysan avança de deux pas, renversa la tête, agita les bras, et cria : « Eh, là-haut, monsieur », piétina quelques instants et fit volte-face.

– Une échelle, vite une échelle ! cria Sliotkine aux autres paysans.

– Où la prendre ? répondit-on du groupe.

– Et à supposer qu’on en aurait une, dit une voix lente, on n’y grimperait tout de même pas. Pour qu’il nous torde le cou, merci bien !

– C’est ma foi vrai qu’il nous casserait la gueule tout de suite, renchérit un jeune blondin à l’air niais.

– Pour sûr, pour sûr ! confirmèrent les autres.

Il me parut que même en cas de danger moins évident les braves gens n’auraient obéi qu’en rechignant à leur nouveau maître : la conduite de Kharlov avait beau les surprendre, ils n’étaient pas loin de l’approuver.

– Tas de gredins ! vociféra Sliotkine ; attendez un peu, je vous…

À ce moment la dernière cheminée s’effondra dans un violent fracas et, à travers le nuage de poussière jaune que souleva sa chute, on vit Kharlov se tourner vers nous en poussant un cri de triomphe et en dressant vers le ciel ses mains ensanglantées.

Sliotkine le mit de nouveau en joue, mais Eulampie lui poussa le coude. Il se retourna avec fureur.

– Laisse-moi tranquille, grogna-t-il.

– À bas les pattes ! rétorqua-t-elle, et sous ses sourcils rapprochés je vis passer des éclairs de colère dans le bleu sombre de ses yeux. C’est SA maison que le père détruit.

– Tu veux dire : la nôtre !

– Non, je dis bien : la sienne !

Sous le regard foudroyant d’Eulampie, Sliotkine écumait de rage.

– Ah, bonjour, bonjour, ma fille chérie, lança soudain Kharlov du haut de son toit. Bien le bonjour, Eulampie Martinovna. Où en sont vos amours, ma belle ? Roucoulez-vous toujours avec votre tourtereau ?

– Père ! proféra très distinctement Eulampie.

– Quoi, fille ? répondit Kharlov en s’avançant jusqu’au bord du toit.

Je crus voir flotter sur son visage un bizarre sourire, serein, presque jovial et par cela même d’autant plus sinistre. Bien des années plus tard je devais reconnaître ce sourire sur le visage d’un condamné à mort.

– Finis, père, descends. Nous avons mal agi, mais nous te rendrons tout. Descends.

– Qui t’autorise à parler en notre nom ? jeta Sliotkine.

Pour toute réponse Eulampie fronça le sourcil de plus belle.

– Je te restituerai ma part, reprit-elle ; je te rendrai tout. Finis, descends, père. Pardonne-nous, pardonne-moi !

Kharlov continuait de sourire.

– Trop tard, ma colombe, répondit-il, et chacune de ses paroles vibrait comme de l’airain. Ton âme de pierre a mis trop longtemps à s’émouvoir. Je suis trop au bas de la côte pour pouvoir la remonter. Ne me regarde pas, je suis un homme perdu. Regarde plutôt ton Volodka, vois un peu quel joli garçon ça fait. Regarde aussi ta vipère de sœur : voilà qu’elle passe par la fenêtre son museau de renard, qu’elle fait ks, ks, à son charmant mari. Non, mes beaux amis, vous avez voulu me priver de mon toit ; eh bien, je ne vous laisserai pas poutre sur poutre. Je les avais toutes mises en place de mes mains ; je les détruirai toutes de mes seules mains. Vous voyez, je n’ai même pas pris de hache.

Il souffla dans ses paumes et s’attaqua de nouveau aux chevrons.

– Finis, père, oublie le passé, reprit Eulampie, dont la voix se fit soudain d’une douceur exquise. Aie confiance en moi, tu m’as toujours crue. Descends, voyons, viens dans ma chambre bien claire, étends-toi sur mon lit bien doux. Je te sécherai, je te réchaufferai ; je panserai tes plaies : vois comme tu as déchiré tes pauvres mains. Tu feras bonne chère, dormiras mieux encore : tu te croiras en paradis, dans le sein du bon Dieu. Oui, c’est vrai, nous sommes coupables, nous avons péché par orgueil ; mais sois généreux, pardonne-nous.

Kharlov hocha la tête.

– C’est ça, joue de la langue, ma belle ! Je vais vous croire, n’est-ce pas ! Vous avez tué en moi la croyance, vous avez tout tué ! J’étais un aigle, je me suis fait pour vous un vermisseau et vous avez mis le talon sur le vermisseau ! Assez, la coupe déborde. Je t’aimais, tu le sais et combien ! Maintenant tu n’es plus ma fille et je ne suis plus ton père… Je suis un homme fini. Laisse-moi tranquille… Et toi, mugit-il soudain à l’adresse de Sliotkine, tire donc, poule mouillée, tire donc, héros de carton ! Pourquoi ne fais-tu que me viser ? Il y a dans la loi un certain paragraphe qui te gêne, hein : « Si le donataire attente à la vie du donateur, celui-ci a le droit de reprendre ce qu’il a donné » !

Après avoir fait un sort à chacun des mots de ce texte, Kharlov partit d’un strident éclat de rire.

– Ah, ah, ah ! N’aie pas peur, grand légiste… Je ne te réclamerai rien. Je réglerai tout moi-même… Allons, tire !

– Père, supplia une fois de plus Eulampie.

– Tais-toi !

– Martin Pétrovitch, mon cher frère, soyez généreux, pardonnez, balbutia Souvenir.

– Père, père chéri…

– Tais-toi, chienne ! cria Kharlov à sa fille ; quant à Souvenir, il ne l’honora d’aucune réponse et se contenta de cracher de son côté.

XXVII

À ce moment trois chariots s’arrêtèrent au portail ; ils amenaient Kwicinski et sa suite. Les chevaux fatigués soufflaient, tandis que les hommes s’empressaient de sauter l’un après l’autre dans la boue.

– Oh, oh ! rugit Kharlov. Une armée, toute une armée contre moi ! Soit ! Seulement quiconque viendra me rendre visite sur mon toit, je le renverrai la tête en bas, tenez-vous le pour dit. Charbonnier est maître chez soi et gare aux visiteurs importuns !

Il s’accrocha des deux mains à la paire de chevrons qui forme sur le devant du toit ce qu’on nomme les « jambes » du fronton et se mit à les secouer de toute sa force. Penché sur le bord du plancher, il les tirait à lui, par saccades régulières, qu’il accompagnait d’un « oh hisse, oh ! » à la mode des haleurs de bateau. Sliotkine courut à Kwicinski pour reprendre et ses doléances et ses pleurnicheries… Mais l’autre le pria de le « laisser tranquille » et procéda aussitôt à l’exécution du plan qu’il avait imaginé. Il vint en personne se planter devant la maison et, pour opérer une diversion, il se lança dans une mercuriale en règle, représentant à Kharlov que ce qu’il faisait là n’était pas digne d’un gentilhomme.

– Oh, hisse, oh ! chantonnait Kharlov.

… Que Natalie Nicolaïevna était très mécontente, qu’elle avait attendu de lui une tout autre conduite.

– Oh, hisse, oh ! chantonnait toujours Kharlov.

Cependant Kwicinski avait détaché quatre palefreniers, des plus forts et des plus hardis, sur les derrières du logis neuf, avec ordre de grimper par là sur le toit. Mais le stratagème n’échappa point à la vigilance de Kharlov : abandonnant ses chevrons il courut à l’autre bout de la mezzanine. Son aspect était si terrible que deux des palefreniers qui s’étaient déjà hissés jusqu’en haut redescendirent précipitamment par la gouttière à la grande joie et aux éclats de rire des gamins. Kharlov agita le poing derrière les fuyards et revenant à ses chevrons, il se remit à les ébranler en réglant ses mouvements sur la cadence de son refrain de haleur.

Mais tout à coup il s’arrêta.

– Maxime, mon petit Maxime, s’exclama-t-il. Est-ce bien toi que je vois, ami de mon cœur ?

Je me retournai : le petit cosaque Maxime se détachait en effet du groupe des paysans et s’avançait en découvrant ses trente-deux dents dans un large sourire épanoui. Son patron, le bourrelier, lui avait sans doute octroyé quelques jours de vacances.

– Viens ici, mon loyal serviteur, défendons-nous ensemble contre ces félons de Tatars, ces bandits de Lithuanie.

Tout en continuant à rire d’une oreille à l’autre, Maxime tentait déjà l’escalade, mais on le saisit et on l’entraîna en arrière, pour donner sans doute un exemple aux autres, car il ne pouvait pas être d’un grand secours à Kharlov.

– Ah, c’est comme ça ! Eh bien, on va voir, s’écria celui-ci d’une voix furibonde en revenant à ses chevrons.

– Vincent Ossipovitch, dit Sliotkine à Kwicinski, laissez-moi tirer, pour l’effrayer seulement, car mon fusil n’est chargé qu’à plomb de bécassines…

Kwicinski n’eut pas le temps de lui répondre : les jambes du fronton, furieusement secouées par les poignes de fer de Kharlov, craquèrent, penchèrent sur la cour et s’écroulèrent avec fracas. Entraîné par elles, Kharlov aussi fut précipité et vint frapper le sol de tout son poids. Tout le monde frémit, jeta un cri… Kharlov restait étendu sur la poitrine : le faîtage avait suivi le fronton dans sa chute et porté en plein sur les épaules du malheureux.

XXVIII

On accourut, on enleva la poutre, on retourna Kharlov sur le dos ; son visage était inanimé, du sang suintait au coin des lèvres, il ne respirait plus. « Il passe », murmuraient les paysans qui s’étaient approchés. On courut chercher de l’eau au puits et on lui en jeta un seau entier sur la tête : la poussière et la boue disparurent, mais les traits demeuraient inertes. Un banc fut apporté, placé tout contre la maison et l’on y installa sur son séant, la tête accotée à la muraille, cet énorme corps que l’on eut grand peine à soulever. Le petit cosaque Maxime s’approcha, mit un genou en terre et dans cette pose théâtrale, soutint le bras gauche de son ancien maître. Pâle comme la mort, Eulampie vint se placer devant son père et fixa sur lui ses grands yeux immobiles. Ni Anne, ni Sliotkine n’osèrent s’approcher. Tout le monde se taisait dans une attente morne. On entendit enfin une sorte de bouillonnement convulsif dans la gorge de Kharlov, comme d’un homme qui s’engoue. Puis il fit un faible mouvement du bras droit, ouvrit un œil, aussi le droit et promena lentement autour de lui un regard hébété, comme s’il eût été ivre d’une terrible ivresse, hoqueta et proféra en grasseyant :

– Fra-cas-sé !

Il parut rappeler ses souvenirs et ajouta :

– Le voilà, le pou…lain… noir !

Un épais flot de sang lui jaillit de la bouche, tout son corps frissonna.

« C’est la fin », me dis-je.

Mais Kharlov ouvrit de nouveau l’œil droit (sa paupière gauche avait déjà la rigidité de la mort), en dirigea le regard sur Eulampie, et d’une voix éteinte :

– C’est toi, ma fille, dit-il ; je te…

D’un geste brusque Kwicinski appela le prêtre qui ne bougeait pas de son perron… Le bonhomme s’approcha non sans peine, ses genoux chancelants, s’empêtrant dans sa longue soutane. Mais tout à coup une hideuse convulsion souleva les jambes puis le tronc de Kharlov et gagna son visage ; un spasme identique déforma aussitôt les traits d’Eulampie. Maxime commença une série de signes de croix… Pris de peur, je courus au portail et me pressai la poitrine contre un des montants. Au bout d’une minute un murmure courut de bouche en bouche : je compris que Kharlov avait cessé de vivre.

Le faîtage lui avait brisé l’épine dorsale et l’autopsie révéla qu’il s’était en outre fracassé la poitrine.

XXIX

« Que voulait-il lui dire en mourant ? me demandais-je à moi-même en retournant à la maison : je te maudis ou je te pardonne ? » Bien que la pluie eût repris, j’allais au pas, voulant rester plus longtemps seul avec mes réflexions. Souvenir avait trouvé place sur une des charrettes de Kwicinski. Si jeune et si léger que je fusse en ce temps-là, le changement subit et profond que produit dans tous les cœurs l’apparition inattendue (ou même attendue, qu’importe ?) de la mort, sa solennité, sa rigueur inéluctable devaient forcément me frapper. Ému, je le fus certes, et au plus haut point ; néanmoins mon regard enfantin avait pu noter bien des choses, entre autres que Sliotkine avait d’un geste brusque et furtif jeté loin de lui son fusil comme une chose volée ; que sa femme et lui étaient devenus soudain l’objet d’une réprobation générale, encore que silencieuse, et que le vide s’était fait autour d’eux… Cette réprobation ne s’étendait pas sur Eulampie qui excita même une certaine pitié en tombant comme une masse aux pieds de son père inanimé. Elle était cependant aussi coupable que sa sœur et chacun paraissait s’en rendre compte. La justice populaire rendit son verdict par la bouche d’un paysan à la grosse tête grise, qui s’appuyait, comme un juge antique, des deux mains et de la barbe sur un long bâton : « Vous avez fait affront au vieux maître, le péché est sur votre âme. » Cette sentence fut à l’instant acceptée par tous comme un arrêt sans appel. Je remarquai aussi que dans les premiers moments Sliotkine n’osait pas donner des ordres : on ne prit point garde à lui pour soulever et transporter le corps dans la maison, et ce fut sans lui en référer que le prêtre alla prendre à l’église les objets nécessaires et que le staroste dépêcha un message aux autorités. Anne elle-même se départit de ses façons hautaines quand elle dit de chauffer un samovar pour laver le corps du défunt : son ton ressemblait plus à une prière qu’à un ordre et on lui répondit avec une rudesse bourrue… Mais, je le répète, la question qui me passionnait le plus était de savoir ce que le mourant avait voulu dire à sa fille : à force de ruminer la chose, je finis par décider en moi-même qu’il lui avait pardonné.

Trois jours plus tard eurent lieu les funérailles de Martin Pétrovitch, aux frais de ma mère, qui, très affligée de sa mort, avait donné l’ordre de ne rien épargner. Si elle n’y assista point en personne dans la crainte de rencontrer « ces deux gredines et leur ignoble juivaillon », elle m’y envoya en compagnie de Kwicinski et de Jitkov. Depuis ce jour elle ne traita plus ce dernier que de femmelette. Quant à Souvenir, elle lui intima l’ordre de ne point reparaître à ses yeux et lui tint fort longtemps rigueur, l’appelant l’assassin de son ami. Cette disgrâce fut très sensible au triste sire : en proie à une lâche et inquiète mélancolie, il arpentait sans cesse sur la pointe des pieds la pièce voisine de celle où se trouvait ma mère, frissonnait à tous moments et murmurait son sempiternel « tout de chuite, tout de chuite… »

Pendant le service et le convoi, Sliotkine me sembla rentré dans son assiette ordinaire : il se démenait, donnait des ordres et prêtait une attention avide à ce qu’on ne dépensât rien de trop, comme s’il eût fait les frais de la cérémonie. Le petit Maxime, à qui ma mère avait offert une casaque neuve, paradait parmi les chantres et poussait des notes si aiguës que personne ne pouvait plus douter de la sincérité de son attachement envers le défunt. Les deux sœurs étaient là, en grand deuil comme il seyait mais plus troublées qu’affligées, surtout Eulampie qui semblait plongée dans une sombre rêverie. Anne avait pris un air humble et contrit ; sans faire aucun effort pour pleurer, elle passait continuellement sur ses cheveux et ses joues sa belle main sèche. Cette réprobation unanime et sans appel que j’avais déjà observée le jour de la mort, je la retrouvais, bien que plus réservée et plus indifférente sur tous les visages, dans tous les gestes et les regards des assistants. Tous ces gens paraissaient convaincus que le grand péché qu’avait commis la famille de Kharlov était maintenant porté devant le seul vrai Juge ; il ne leur appartenait donc plus de s’indigner. Bien qu’ils eussent surtout redouté le défunt durant sa vie, ils priaient tous avec ferveur pour le repos de son âme, tant la soudaineté de sa mort les avait impressionnés.

– Si encore il avait aimé à lever le coude, disait un paysan à son compère sur le parvis de l’église.

– Eh, rétorqua l’autre, y a des fois qu’on est soûl sans avoir bu !

– Oui, on lui a fait affront, reprit le premier, répétant ce mot décisif.

– Ça, pour sûr, confirmèrent plusieurs voix.

– Pourtant le défunt était dur pour vous, fis-je observer à un autre paysan dans lequel je reconnus un des serfs de Kharlov.

– Que voulez-vous, c’était un seigneur, répondit l’homme ; mais ça n’empêche pas qu’on lui a fait affront.

– Pour sûr, pour sûr, répétèrent les mêmes voix.

Devant la fosse ouverte, Eulampie, évidemment obsédée par de lourdes pensées, trahit la même absence d’esprit. Sliotkine tenta plusieurs fois de lui adresser la parole, mais je remarquai qu’elle le rembarrait encore plus durement que naguère Jitkov. Quelques jours plus tard le bruit se répandit qu’Eulampie Martinovna avait quitté pour toujours la maison paternelle, abandonnant à sa sœur et à son beau-frère sa part de l’héritage et se bornant à emporter quelques centaines de roubles.

– La belle Anne a racheté son mari, s’écria ma mère quand elle apprit cette nouvelle.

Puis, se tournant vers Jitkov, son partenaire au piquet depuis la disgrâce de Souvenir :

– Il n’y a que toi et moi qui ayons les mains gourdes, ajouta-t-elle ironiquement.

« C’est, ma foi, vrai qu’elle sont gourdes ! » sembla se dire Jitkov en considérant d’un air morne ses énormes pattes…

Peu de temps après ces événements, nous allâmes, ma mère et moi, nous établir à Moscou, et bien des années s’écoulèrent avant que j’eusse l’occasion de revoir les deux filles de Martin Pétrovitch.

XXX

Car il me fut donné de les revoir. C’est de la façon la plus naturelle que je rencontrai d’abord Anne Martinovna. Je séjournais, après la mort de ma mère, dans notre propriété, où je n’avais pas mis les pieds depuis plus de quinze ans ; c’était l’époque où s’opérait dans toute la Russie, avec une lenteur que l’on n’a pas encore oubliée, le partage des enclaves domaniales ; je reçus un beau jour de notre arbitre l’invitation de me rendre en consultation avec d’autres voisins chez « la veuve Anne Sliotkine ». Je ne ressentis, je l’avoue, aucun chagrin en apprenant que le « juivaillon » comme l’appelait ma mère, l’homme aux yeux de pruneaux était passé de vie à trépas ; mais je n’étais pas fâché de revoir sa veuve. Elle passait dans tout le canton pour une ménagère hors ligne. En effet, le domaine entier, ferme, communs, maison de maître (je jetai involontairement un coup d’œil au toit : il était en feuilles de tôle), tout se présentait dans l’ordre le plus parfait, tout était rangé, balayé, peint à neuf : on se serait cru chez une Allemande. Anne Martinovna avait évidemment vieilli, mais ce charme sec et pervers qui lui était personnel et m’avait tant ému jadis, ne l’avait pas tout à fait abandonnée. Elle portait une toilette rustique, mais de bon goût. Elle nous reçut, je ne dirai pas avec cordialité, le mot ne lui seyant guère, mais avec courtoisie. Lorsqu’elle m’aperçut, moi le témoin de l’horrible événement, elle ne sourcilla même pas et ne fit pas plus allusion à ma mère, à son père, à sa sœur, à son mari que si elle avait eu la bouche cousue.

Elle avait deux filles, toutes deux jolies et bien faites, avec d’exquis minois et de beaux yeux noirs caressants et rieurs ; elle avait aussi un fils, qui ressemblait un peu à son père, mais n’en était pas moins un charmant garçon. Pendant la conférence, Anne Martinovna eut une attitude très calme et très digne. Sans montrer ni trop d’obstination ni trop d’avidité, elle s’entendait mieux que personne à exposer et à défendre ses droits ; toutes les lois qui pouvaient s’appliquer à l’affaire et jusqu’aux circulaires ministérielles lui étaient parfaitement connues ; elle parlait peu et d’une voix douce, mais chaque mot touchait le but. Elle fit si bien que nous consentîmes à tout ce qu’elle demandait et lui fîmes des concessions dont nous fûmes ensuite ébahis. Au retour, deux propriétaires se traitèrent eux-mêmes d’imbéciles, tous grognaient, hochaient la tête.

– Est-elle maligne, cette femme ! disait l’un.

– C’est une fieffée canaille ! reprenait un autre, moins délicat dans ses expressions. Comme on dit, elle vous fait le lit très doux, mais il est dur d’y dormir.

– Et quelle avare ! dit un troisième. Deux doigts de caviar et un petit verre par tête, est-ce là vraiment…

– Que pouvez-vous attendre de cette femme ? dit un gentilhomme qui avait jusque-là gardé le silence. Tout le monde sait qu’elle a empoisonné son mari.

À ma grande surprise, personne ne protesta contre cette horrible accusation, probablement gratuite. Je fus encore plus étonné en voyant que tous, y compris le gentilhomme peu délicat, admiraient fort cette femme qu’ils criblaient de sarcasmes. L’arbitre s’éleva même jusqu’au lyrisme.

– Sur le trône, s’exclama-t-il, ce serait une Sémiramis, une Catherine II ! Ses paysans lui obéissent au doigt et à l’œil, ses enfants sont des modèles de bonne éducation. Quelle tête ! Quelle cervelle !

Sémiramis et Catherine à part, Anne Martinovna menait sans aucun doute une vie très heureuse. Tout et tous en son logis, à commencer par elle-même, respirait le contentement, l’agréable sérénité de la santé physique et morale. Jusqu’à quel point méritait-elle ce bonheur ? C’est une autre question. Du reste ces sortes de questions ne se posent guère que lorsqu’on est jeune. Tout dans ce monde, le bien comme le mal, est donné à l’homme, non pas selon ses mérites, mais en vertu de je ne sais quelles lois encore ignorées, bien que logiques, et que je ne me charge pas de préciser, encore que je crois en avoir eu parfois l’intuition confuse.

XXXI

Je m’étais informé d’Eulampie auprès de notre arbitre : depuis sa disparition elle n’avait plus jamais donné signe de vie et sans doute, me dit le brave homme, doit-elle « hanter maintenant les célestes parvis ».

En dépit de cette affirmation, je suis certain d’avoir vu Eulampie ; voici dans quelles circonstances.

Quatre années environ après mon entrevue avec Anne Martinovna, je m’étais établi pour la belle saison à Mourino, villégiature des environs de Saint-Pétersbourg, fréquentée surtout par la classe moyenne. À cette époque la chasse autour de Mourino était assez bonne et presque tous les jours je sortais avec mon fusil. J’avais pour compagnon un certain Vikoulov, bon garçon, pas sot du tout, mais « perdu de mœurs », ainsi qu’il se plaisait à le dire. Où cet homme n’avait-il pas été et que n’avait-il pas été ! Rien ne pouvait le surprendre, il avait tout expérimenté pour s’en tenir finalement à la chasse et à l’eau-de-vie. Or, un jour que nous revenions à Mourino, nous eûmes à passer devant une maison isolée qui s’élevait près d’un carrefour et qu’entourait une palissade haute et serrée. Ce n’était pas la première fois que je voyais cette maison et chaque fois son aspect revêche, verrouillé, mystérieux, provoquait ma curiosité : on eût dit une prison ou un hôpital. De la route on ne pouvait distinguer que le toit à angle aigu peint d’une couleur sombre. Il n’y avait qu’une seule porte tout le long de la palissade et cette porte elle-même semblait barricadée. Aucun bruit ne s’élevait jamais de cet enclos et cependant on le sentait habité et même prêt à soutenir un siège, tant s’y devinait ferme, solide et bien en place.

– Qu’est-ce que cette forteresse ? demandai-je à mon compagnon.

Vikoulov cligna de l’œil d’un air malicieux.

– Drôle de bâtisse, hein ? Elle rapporte gros à notre ispravnik.

– Comment cela ?

– Avez-vous entendu parler des « hommes de Dieu », de ces sectaires qui se donnent le nom de « Christs » et que par dérision le peuple appelle des « Khlysts » des flagellants ?

– Certainement.

– Eh bien, c’est ici qu’habite leur mère supérieure.

– Vous dites ?

– Leur mère supérieure, la principale de ces femmes qu’ils appellent des « mères de Dieu ».

– Pas possible !

– C’est comme je vous le dis. Paraît que celle-ci n’est pas commode et qu’elle les mène à la baguette. Et elle vous remue des milliers de roubles, la mâtine !… Si j’étais le maître, voyez-vous, toutes ces saintes mères passeraient un mauvais quart d’heure !

Il appela son Pommelé, un chien extraordinaire qui, bien que doué d’un flair merveilleux ne tenait jamais l’arrêt ; afin de modérer son allure, Vikoulov était contraint de lui lier une patte de derrière.

Les paroles de Vikoulov se gravèrent dans ma mémoire. Souvent depuis lors je me détournais de ma route pour revoir la maison mystérieuse. Un jour que j’arrivai devant son unique porte, j’entendis, ô miracle, la clef grincer dans la serrure ; le portail s’ouvrit lentement, la tête d’un solide cheval au toupet tressé parut sous un courbet multicolore, et un chariot léger, dans le genre de ceux dont se servent les maquignons et les entraîneurs, sortit doucement de la cour et gagna la route. Sur la banquette de cuir, de mon côté était assis un homme d’une trentaine d’années, fort beau et fort bien fait, tout de noir habillé, depuis son caftan court très propre jusqu’à sa casquette enfoncée très bas sur le front ; avec un maintien grave il tenait les rênes de son bon gros cheval à la croupe large comme un poêle. À son côté se tenait une femme de haute taille, droite comme une lance. Un riche châle noir lui couvrait la tête ; elle était vêtue d’un casaquin de velours olive et d’une jupe de laine bleue ; ses deux mains blanches, décemment croisées sur sa poitrine, se soutenaient l’une l’autre. La voiture s’engagea dans le chemin de gauche, de sorte que la femme se trouva tout proche de moi. Elle tourna légèrement la tête de mon côté et je reconnus Eulampie Kharlov. Je la reconnus sur-le-champ, sans la moindre hésitation, à ses grands yeux uniques au monde et surtout au pli de ses lèvres, hautain et sensuel à la fois, dont je n’ai jamais vu le pareil. Son visage s’était allongé, quelques rides apparaissaient sur sa peau défraîchie ; mais c’est l’expression de ce visage qui avait le plus changé. Aucun mot ne saurait rendre cette assurance sévère, orgueilleuse ; plus que la simple jouissance du pouvoir, chacun de ses traits en respirait la satiété ; et dans le regard protecteur qu’elle laissa tomber sur moi se lisait l’habitude invétérée de ne rencontrer partout qu’une soumission absolue et sans réplique. Évidemment, cette femme vivait entourée, je ne dirai pas d’adorateurs, le mot serait trop faible, mais d’esclaves ; elle avait oublié le temps où la moindre de sa volonté, le moindre de ses désirs n’étaient pas des ordres !

« Eulampie Martinovna ! » m’écriai-je. Elle tressaillit légèrement et me regarda pour la seconde fois, non point avec effroi, mais avec une colère dédaigneuse. « Qui ose me déranger ? » semblait dire ce regard. Puis, entr’ouvrant à peine les lèvres, elle donna à son compagnon un ordre laconique. L’homme se redressa, frappa des rênes sur les flancs du cheval, qui partit au grand trot, et la voiture disparut à mes yeux.

Je n’ai plus jamais rencontré Eulampie et n’arrive pas encore à comprendre sa transformation en « mère de Dieu ». Mais qui sait, peut-être a-t-elle fondé une nouvelle secte qui s’appellera un jour, si elle ne s’appelle déjà, la « secte d’Eulampie » ? Tout est possible en ce bas monde.

Voilà ce que j’avais à vous dire de mon Roi Lear, de sa famille et de ses aventures.

Le conteur se tut ; et bientôt nous nous séparâmes.

Weimar, 1870.

À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

Ebooks libres et gratuits

http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/

Mars 2010

– Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : JacquelineM, Jean-Marc, Walter, Coolmicro et Fred.

– Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

Votre aide est la bienvenue !

VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.



[1] Appellation populaire de Pétersbourg. On sait que Pierre le Grand affectionnait cette forme hollandaise du prénom Pierre. – M.

[2] Dans le groupe en bronze par Martos érigé en 1804 sur la Belle Place de Moscou à la mémoire du prince Pojarski et du boucher Minine, chefs du mouvement national de 1612. – M.

[3] Akim est la forme populaire de Ioakim (Joachim) ; Douniacha, un diminutif d’Avdoka, forme populaire d’Evdokia (Eudoxie). – M.

[4] Appellation populaire de Pétersbourg. Voir note 1.

[5] Ce qui en allemand veut à peu près dire : une pas grand chose. – M.

[6] Terme juridique pour désigner les propriétés non patrimoniales. Le mot doit sans doute s’entendre ici cum grano salis. – M.

[7] C’est-à-dire : fille de Kirill (Cyrille). La désignation par le patronymique, même employé seul, est plus déférente que la désignation par le simple prénom. On verra plus loin les deux époux s’appeler réciproquement Sémionytch, Aréfievna. – M.

[8] C’était alors la mode en Russie d’avoir un petit domestique, un groom affublé à la cosaque. Mérimée a écrit dans Lokis : « Tout à coup le comte voit arriver à bride abattue le petit cosaque de la comtesse, enfant de douze à quatorze ans. » (Dernières nouvelles, éd. Lemonnier. Paris, Champion, 1929, p- 94) - M.

[9] La Trinité-Saint-Serge, à soixante verstes de Moscou, fondée au XIVe siècle par saint Serge de Radonèje ; c’est, avec le Couvent dès Grottes de Kiev, l’ascétère le plus illustre de la Russie. – Saint-Nicolas Blanc-Rivage, sur le Sniéjet, près de Briansk, dans la province d’Orel, célèbre par son icône dite la « Vierge aux trois mains. » – L’île de Saint-Barlaam au nord-ouest du lac Ladoga, dans la province de Vyborg (Finlande) abrite le monastère de la Transfiguration, fondé au XIIIe siècle par les saints Serge et Germain. -L’ermitage d’Opta, près de Kozelsk dans la province de Kalouga, emprunte son nom au brigand converti Opta, qui le fonda au XVe siècle. – Notre-Dame du Tronc, ainsi nommée parce qu’elle aurait été trouvée au XIIIe siècle dans le tronc d’un arbre près de Rylsk, province de Koursk, était vénérée au chef-lieu de cette province dans le monastère de l’Apparition de la Vierge et transportée processionnellement tous les ans à l’ermitage de Korsouno, où elle demeurait du neuvième vendredi après Pâques jusqu’au 12 septembre. – Saint-Nicolas de Mtsensk, paroisse principale de cette ville, sise dans la province d’Orel. – M.

[10] Il y a plusieurs sortes de drojki. Il est ici question de la forme primitive, simple bancelle posée sur quatre roues, protégée par des garde-crotte et sur laquelle on s’asseyait à califourchon. Le mot est un diminutif de droga, flèche de voiture, pl. drogui, camion, haquet ; l’usage s’est établi en français d’en faire un masculin singulier, bien qu’en russe ce soit un féminin pluriel. – M.

[11] Voir la note 8.

[12] Un des nombreux périodiques publiés par Nicolas Ivanovitch Novikov (1744-1818), un des introducteurs en Russie de la franc-maçonnerie. Tourguéniev note que le passage en question se trouve dans le tome III de cette revue. Moscou, 1785, p. 23, l. II– M.

[13] Voir note 10 sur le drojki.

[14] Chef de la police du canton, dont le stanovoï était l’adjoint. – M.

[15] Cf. la note, p. 122. – Le monastère de l’Annonciation, à Voronèje, abrite les reliques très vénérées de saint Mitrophane. – M.

[16] Ce passage, note Tourguéniev, se trouve au tome II de l’ouvrage cité. - – M.