Boris Vian

L’HERBE ROUGE

(1950)

 

 

 

Table des matières

 

CHAPITRE PREMIER.. 4

CHAPITRE II. 7

CHAPITRE III. 11

CHAPITRE IV.. 16

CHAPITRE V.. 18

CHAPITRE VI. 24

CHAPITRE VII. 32

CHAPITRE VIII. 37

CHAPITRE IX.. 43

CHAPITRE X.. 46

CHAPITRE XI. 50

CHAPITRE XII. 52

CHAPITRE XIII. 57

CHAPITRE XIV.. 62

CHAPITRE XV.. 64

CHAPITRE XVI. 69

CHAPITRE XVII. 77

CHAPITRE XVIII. 80

CHAPITRE XIX.. 85

CHAPITRE XX.. 92

CHAPITRE XXI. 99

CHAPITRE XXII. 104

CHAPITRE XXIII. 109

CHAPITRE XXIV.. 119

CHAPITRE XXV.. 122

CHAPITRE XXVI. 132

CHAPITRE XXVII. 138

CHAPITRE XXVIII. 143

CHAPITRE XXIX.. 147

CHAPITRE XXX.. 154

CHAPITRE XXXI. 158

CHAPITRE XXXII. 169

CHAPITRE XXXIII. 173

CHAPITRE XXXIV.. 182

CHAPITRE XXXV.. 184

À propos de cette édition électronique. 186

 

CHAPITRE PREMIER

Le vent, tiède et endormi, poussait une brassée de feuilles contre la fenêtre. Wolf, fasciné, guettait le petit coin de jour démasqué périodiquement par le retour en arrière de la branche. Sans motif, il se secoua soudain, appuya ses mains sur le bord de son bureau et se leva. Au passage, il fit grincer la lame grinçante du parquet et ferma la porte silencieusement pour compenser. Il descendit l’escalier, se retrouva dehors et ses pieds prirent contact avec l’allée de briques, bordée d’orties bifides, qui menait au Carré, à travers l’herbe rouge du pays.

La machine, à cent pas, charcutait le ciel de sa structure d’acier gris, le cernait de triangles inhumains. La combinaison de Saphir Lazuli, le mécanicien, s’agitait comme un gros hanneton cachou près du moteur. Saphir était dans la combinaison. De loin, Wolf le héla et le hanneton se redressa et s’ébroua.

Il rejoignit Wolf à dix mètres de l’appareil et ils terminèrent ensemble.

– Vous venez le vérifier ? demanda-t-il.

– Il m’a l’air d’être temps, dit Wolf.

Il regarda l’appareil. La case était remontée, et entre les quatre pieds râblés béait un puits profond. Il contenait, rangés en bon ordre, les éléments destructeurs qui viendraient s’ajuster automatiquement à la suite les uns des autres, au fur et à mesure de leur usure.

– Pourvu qu’il n’y ait pas de pépin, dit Wolf. Après tout, ça peut ne pas tenir. C’est calculé juste.

– Si on a un seul pépin avec une machine pareille, grogna Saphir, j’apprends le brenouillou et je ne parle plus que ça tout le reste de ma vie.

– Je l’apprends aussi, dit Wolf. Il faudra bien que tu parles à quelqu’un, n’est-ce pas ?

– Pas d’histoires, dit Lazuli excité. Le brenouillou, c’est pas encore pour demain. On met en marche ? On va chercher votre femme et ma Folavril ? Il faut qu’elles voient ça.

– Il faut qu’elles voient ça, répéta Wolf sans conviction.

– Je prends le scooter, dit Saphir. Je suis de retour dans trois minutes.

Il enfourcha le petit scooter qui partit en grondant et cahota sur le chemin de briques. Wolf était tout seul au milieu du Carré. Les hauts murs de pierre rose s’élevaient nets et précis à quelques centaines de mètres.

Wolf, debout devant la machine, au milieu de l’herbe rouge attendait. Depuis plusieurs jours, les curieux ne venaient plus ; ils se réservaient pour le jour de l’inauguration officielle, et préféraient, dans l’intervalle, aller voir à l’Eldorami, les boxeurs fous et le montreur de rats empoisonnes.

Le ciel, assez bas, luisait sans bruit. Pour le moment, on pouvait le toucher du doigt en montant sur une chaise ; mais il suffisait d’une risée, d’une saute de vent, pour qu’il se rétracte et s’élève à l’infini…

Il s’approcha du tableau de commande, et ses mains laminées en éprouvèrent la solidité. Il avait la tête légèrement inclinée comme toujours, et son profil dur se découpait sur la tôle, moins résistante, de l’armoire de contrôle. Le vent plaquait sur son corps sa chemise de toile blanche et son pantalon bleu.

Debout, un peu troublé, il attendait le retour de Saphir. Tout commença de cette façon-là, simplement. Le jour était pareil aux autres et seul un observateur très entraîné aurait pu remarquer la zébrure filiforme, comme une craquelure dorée, qui marquait l’azur, juste au-dessus de la machine. Mais les yeux de Wolf, pensifs, rêvaient parmi l’herbe rouge. Il y avait de temps en temps l’écho fugitif d’une voiture, derrière le mur ouest du Carré, en bordure de la route. Les sons portaient loin : c’était le jour de repos et les gens s’ennuyaient dans le silence.

Alors, le petit moteur du scooter hoqueta sur la route de briques ; quelques secondes passèrent et Wolf, sans se retourner, perçut à ses côtés le parfum blond de sa femme. Il leva la main et son doigt enfonça le contacteur. Avec un sifflement très doux, le moteur se mit à tourner. La machine vibrait. La cage grise reprit sa place au-dessus du puits. Ils restaient immobiles. Saphir tenait la main de Folavril qui cachait ses yeux derrière une grille de cheveux jaunes.

CHAPITRE II

Ils regardaient la machine, tous les quatre, et il y eut un claquement dur au moment où le second élément, enclenché par les griffes de l’élément de tête, le remplaça à la base de la cage. Le balancier, rigide, oscillait, sans un à-coup, sans un choc. Le moteur avait pris son régime et l’échappement creusait une longue rainure dans la poussière.

– Elle marche, dit Wolf.

Lil se serra contre lui, et il sentit à travers la toile de son pantalon de travail, la ligne de l’élastique de ses hanches.

– Alors, dit-elle, tu prends quelques jours de repos ?

– Il faut que je continue à venir, dit Wolf.

– Mais tu as fait le travail qu’ils t’ont commandé…, dit Lil. C’est fini, maintenant.

– Non, dit Wolf.

– Wolf…, murmura Lil. Alors… jamais…

– Après…, dit Wolf. D’abord…

Il hésita puis continua.

– Sitôt qu’elle sera rodée, dit-il, je l’essaierai.

– Qu’est-ce que tu veux oublier, dit Lil maussade.

– Quand on ne se rappelle rien, répondit Wolf, ce n’est sûrement pas pareil.

Lil insista.

– Mais tu vas te reposer… Je voudrais deux jours de mon mari…, dit-elle à mi-voix, avec du sexe dans l’intonation.

– Je veux bien rester avec toi demain, dit Wolf. Mais après-demain, elle sera assez entraînée, et il faudra que je l’étalonne.

À côté d’eux, Saphir et Folavril, enlacés, ne bougeaient pas. Pour la première fois, il avait osé poser ses lèvres sur celles de son amie et il gardait leur goût de framboise. Il fermait les yeux et le ronronnement de la machine suffisait à le transporter ailleurs. Et puis il regarda la bouche de Folavril et ses yeux relevés aux coins comme des yeux de biche-panthère et il sentit soudain la présence de quelqu’un d’autre. Pas Wolf et Lil… Un étranger… Il regarda. Il y avait un homme à côté de lui, qui les observait. Son cœur sauta mais il ne fit pas un mouvement. Il attendit puis se décida à passer sa main sur ses paupières. Lil et Wolf parlaient. Il entendait le murmure de leurs mots… Il pressa violemment ses yeux jusqu’à voir des taches fulgurantes, et les rouvrit. Personne. Folavril ne s’était aperçue de rien. Elle restait contre lui, presque indifférente… lui-même n’avait guère pensé à ce qu’ils faisaient.

Wolf allongea le bras et saisit Folavril par l’épaule.

– En tout cas, dit-il, toi et ton coquin vous venez dîner ce soir à la maison.

– Oh oui !… dit Folavril. Pour une fois, vous laisserez le sénateur Dupont avec nous… Il est toujours à la cuisine, le pauvre vieux !

– Il va crever d’indigestion, dit Wolf.

– Chouette, dit Lazuli avec un effort pour être gai. Ça veut dire qu’on fait un vrai gueuleton.

– Comptez sur moi, dit Lil.

Elle aimait bien Lazuli. Il avait l’air tellement jeune.

– Demain, dit Wolf à Lazuli, c’est toi qui viendras surveiller tout ça. Je prends un jour de repos.

– Pas de repos, murmura Lil en se frottant contre lui. De vacances. Avec moi.

– Je pourrai accompagner Lazuli ? demanda Folavril.

Saphir lui pressa doucement la main pour lui dire qu’elle était gentille.

– Ah, dit Wolf, je veux bien, mais pas de sabotage.

Encore un claquement brutal et le talon du second tronçon extirpa le troisième de la réserve.

– Ça marche tout seul, dit Lil. Allons-nous-en.

Ils firent demi-tour. Tous fatigués comme après une grosse tension. Dans l’air du crépuscule, ils distinguèrent la silhouette grise et velue du sénateur Dupont que la bonne venait de lâcher et qui accourait les rejoindre en miaulant à tue-tête.

– Qui lui a appris à miauler ? demanda Folavril.

– Marguerite, répondit Lil. Elle dit qu’elle préfère les chats, et le sénateur ne peut rien lui refuser. Pourtant, ça lui fait très mal à la gorge.

En chemin, Saphir prit la main de Folavril et il se retourna deux fois. Il avait eu, pour la seconde fois, l’impression qu’un homme les suivait pour les épier. C’était sans doute ses nerfs. Il frotta sa joue contre les longs cheveux de la fille blonde qui marchait au même pas que lui. Loin derrière eux, la machine murmurait dans le ciel instable, et le Carré était mort et désert.

CHAPITRE III

Wolf choisit un bel os dans son assiette et le déposa au milieu de celle du sénateur Dupont qui trônait en face de lui, une serviette nouée élégamment autour de son cou miteux. Le sénateur, au comble de la jubilation, esquissa un aboiement jovial qu’il transforma aussitôt en un miaou superbement modulé, sentant peser sur lui le regard courroucé de la bonne. À son tour, celle-ci présenta son offrande. Une grosse boule de mie de pain, roulée entre des doigts tout noirs, et le sénateur engloutit la chose avec un « glop » sonore.

Les quatre autres parlaient, genre conversation-type-de-table, passe-moi le pain, j’ai pas de couteau, prête-moi ta plume, où sont les billes, j’ai une bougie qui ne donne pas, qui a gagné Waterloo, honni soit qui mal y pense et les vaches seront ourlées au mètre. Le tout en fort peu de mots, car, en somme, Saphir était amoureux de Folavril, Lil de Wolf, et vice versa pour la symétrie de l’histoire. Et Lil ressemblait à Folavril, car elles avaient toutes deux des cheveux blonds et longs, des lèvres à embrasser et la taille fine. Folavril la portait plus haut, à cause de ses jambes perfectionnées, mais Lil montrait de plus jolies épaules et puis Wolf l’avait épousée. Sans sa combinaison cachou, Saphir Lazuli faisait beaucoup plus épris ; c’était la première phase, il buvait du vin pur. La vie était vide et pas triste, en attente. Pour Wolf. Pour Saphir, débordante et pas qualifiable. Pour Lil, corollaire. Folavril ne pensait pas. Elle vivait simplement et elle était douce, à cause de ses yeux de biche-panthère aux coins.

On servait et desservait, Wolf ne savait pas qui. Il ne pouvait regarder un domestique, car cela fait honte. Il versa du vin à Saphir qui but et à Folavril qui rit. La bonne sortit et revint du jardin avec une boîte de conserves remplie d’un mélange de terre et d’eau, qu’elle tenta de faire absorber au sénateur Dupont pour le taquiner. Il se mit à mener un tapage d’enfer, en conservant assez de self-control pour miauler de temps en temps, comme un bon chat domestique.

Ainsi que la plupart des gestes qui se répètent tous les jours, le repas n’avait pas de durée sensible. Il se passait, c’est tout. Dans une jolie pièce aux murs de bois verni, aux grandes baies de glace bleutée, au plafond rayé de poutres droites et foncées.

Le sol, carrelé d’orange pâle, s’abaissait un peu en pente vers le centre de la pièce pour créer l’intimité. Sur une cheminée de briques assorties, trônait le portrait du sénateur Dupont à trois ans, avec un beau collier de cuir croûté d’argent. Des fleurs de spirale d’Alsie mineure garnissaient un vase limpide ; entre leurs tiges bosselées passaient des petits poissons des Mers. Par la fenêtre, on voyait les longues traînées de larmes du crépuscule sur les joues noires des nuages.

– Passe-moi le pain, dit Wolf.

Saphir, qui lui faisait face, allongea le bras droit, prit la corbeille et la lui tendit du bras gauche – pourquoi pas.

– J’ai pas de couteau, dit Folavril.

– Prête-moi ta plume, répondit Lil.

– Où sont les billes ? demanda Saphir.

Puis, ils s’arrêtèrent quelques instants, car cela suffisait à entretenir la conversation pour le rôti. En outre, on ne mangeait point de rôti ce soir-là, soir de gala ; un gros poulet doré à la feuille gloussait en sourdine au centre du plat de porcelaine d’Australie.

– Où sont les billes ? répéta Saphir.

– J’ai une bougie qui ne donne pas, remarqua Wolf.

– Qui a gagné Waterloo ? interjeta, sans prévenir, le Sénateur Dupont, coupant la parole à Lil.

Ce qui créa un second silence, car ce n’était pas prévu au programme. En manière de parade, les voix conjuguées de Lil et de Folavril s’élevèrent.

– Honni soit qui mal y pense…, affirmèrent-elles avec un grand calme.

– Et les vaches seront ourlées au mètre, deux fois, répondirent en canon perfectionné, Saphir et Wolf.

Pourtant, ils pensaient visiblement à autre chose, car leurs deux paires d’yeux avaient cessé d’être assorties.

Le dîner se poursuivit donc à la satisfaction générale.

– On poursuit la soirée ? proposa Lazuli au dessert. Ça m’ennuie de remonter me coucher.

Il habitait la moitié du second étage, Folavril l’autre. Comme ça, le hasard.

Lil aurait voulu se coucher avec Wolf, mais elle pensait que peut-être cela amuserait Wolf. Le distrairait. Le détendrait. Le gratouillerait. De voir ses amis. Elle lui dit :

– Téléphone à tes amis.

– Lesquels ? demanda Wolf en décrochant.

On lui dit lesquels et ils n’étaient pas contre. Pour l’ambiance, pendant ce temps-là, Lil et Folavril souriaient.

Wolf reposa le téléphone. Il avait cru faire plaisir à Lil. Comme elle ne disait pas tout, par pudeur, il la comprenait peu.

– Qu’est-ce qu’on va faire ? dit-il. La même chose que les autres fois ? Disques, bouteilles, danse, rideaux déchirés, lavabo bouché ? Enfin, si ça te fait plaisir, ma Lil.

Lil avait envie de pleurer. De se cacher la figure dans un gros tas de duvet bleu. Elle avala son chagrin avec effort et dit à Lazuli d’ouvrir l’armoire aux liquides, pour être gaie tout de même. Folavril comprenait à peu près et elle se leva et serra le poignet de Lil en passant.

La bonne, en guise de dessert, remplissait l’oreille gauche du sénateur Dupont, à la petite cuiller, de moutarde Colman apprivoisée, et le sénateur hochait la tête de crainte qu’un remuement opposé, de queue, ne soit pris pour une marque d’estime.

Lil choisit une bouteille vert clair parmi les dix que venait d’extirper Lazuli, et s’en versa un ras bord sans laisser de place pour l’eau.

– Un verre, Folle ? proposa-t-elle.

– Je veux bien, dit Folavril, amie.

Saphir disparut vers la salle de bains pour améliorer certains détails de sa toilette. Wolf regardait par la fenêtre de l’Ouest.

Une à une, les bandes rouges des nuages s’éteignaient, avec un léger murmure, un friselis de fer chaud dans l’eau. Il y eut une seconde où tout resta immobile.

Un quart d’heure après, les amis arrivèrent pour la soirée divertissante. Saphir sortait de la salle de bains, le nez rouge de se l’être pressé et mit le premier disque. Il y en avait pour jusqu’à trois heures et demie, quatre heures. Là-bas, au milieu du Carré, la machine grognait toujours, et le moteur perforait la nuit de sa petite lumière gourde.

CHAPITRE IV

Deux couples dansaient encore, dont un composé de Lil et de Lazuli. Lil était contente : on l’avait invitée toute la soirée et, avec quelques verres de maintien, ça s’était arrangé très bien. Wolf les regarda un instant et se glissa dehors pour entrer dans son bureau. Là, dans un coin, il y avait, sur quatre pieds, un grand miroir d’argent poli. Wolf s’approcha et s’étendit de tout son long, la figure contre le métal, pour se parler d’homme à homme. Un Wolf d’argent attendait devant lui. Il pressa ses mains sur la surface froide pour s’assurer de sa présence.

– Qu’est-ce que tu as ? dit-il.

Son reflet fit un geste d’ignorance.

– De quoi tu as envie ? dit encore Wolf. L’air n’est pas mauvais, par ici.

Sa main s’approcha du mur et manœuvra l’interrupteur. La pièce, d’un coup, tomba dans le noir. Seule l’image de Wolf restait éclairée. Elle prenait sa lumière d’ailleurs.

– Qu’est-ce que tu fais pour t’en sortir ? continua Wolf. Et pour te sortir de quoi, d’ailleurs ?

Le reflet soupira. Un soupir de lassitude. Wolf se mit à ricaner.

– C’est ça, plains-toi. Rien ne marche, en somme. Tu vas voir, mon bonhomme. Je vais entrer dans cette machine.

Son image parut assez ennuyée.

– Ici, dit Wolf, qu’est-ce que je vois ? Des brumes, des yeux, des gens… des poussières sans densité… et puis ce sacré ciel comme un diaphragme.

– Reste tranquille, dit nettement le reflet. Pour ainsi dire, tu nous casses les pieds.

– C’est décevant, hein ? railla Wolf. Tu as peur que je ne sois déçu quand j’aurai tout oublié ? Il vaut mieux être déçu que d’espérer dans le vague. De toute façon, il faut savoir. Pour une fois que l’occasion se présente… Mais réponds donc, bougre !…

Son vis-à-vis restait muet, désapprobateur.

– Et la machine ne m’a rien coûté, dit Wolf. Tu te rends compte ? C’est ma chance. La chance de ma vie, voui. Je la laisserais passer ? Pas question. Une solution qui vous démolit vaut mieux que n’importe quelle incertitude. T’es pas d’accord ?

– Pas d’accord, répéta le reflet.

– Ça va, dit Wolf brutalement. C’est moi qui ai parlé. Tu ne comptes pas. Tu ne me sers plus à rien. Je choisis. La lucidité. Ah ! Ah ! Je cause majuscule.

Il se redressa péniblement. Devant lui, il y avait son image, comme gravée dans la feuille d’argent. Il refit la lumière et elle s’effaça lentement. Sa main, sur le commutateur, était blanche et dure comme le métal du miroir.

CHAPITRE V

Wolf fit un brin de toilette avant de revenir dans la salle où l’on buvait en dansant. Se lava les mains, laissa pousser sa moustache, constata que ça ne lui allait pas, la coupa sur-le-champ et noua sa cravate d’une autre, plus volumineuse, façon, car la mode venait de changer. Puis, au risque de le choquer, il prit le couloir en sens inverse. Au passage, il fit basculer le coupe-circuit, qui servait à varier l’atmosphère pendant les longues soirées d’hiver. De ce fait, l’éclairage se trouvait remplacé par une émission de rayons X extra-doux, émoussés pour plus de précaution, qui projetaient sur les murs luminescents l’image agrandie du cœur des danseurs. On voyait au rythme suivi s’ils aimaient leur partenaire.

Lazuli dansait avec Lil. Tout allait bien de ce côté-là et leurs cœurs, tous deux assez jolis de forme et cependant très différents, palpitaient distraitement, tranquillement. Folavril se tenait debout près du buffet, le cœur arrêté. Les deux autres couples s’étaient constitués par échange de leur élément femelle légal, et l’allure des battements prouvait sans discussion que ce système s’étendait au-delà de la danse.

Wolf invita Folavril. Douce, indifférente, elle se laissa conduire. Ils passèrent près de la fenêtre. Il était tard, ou tôt et la nuit ruisselait sur le toit de la maison avec des remous, roulant comme des fumées lourdes, le long de la lumière ardente qui les faisait s’évaporer aussitôt. Wolf s’arrêta peu à peu. Ils avaient atteint la porte.

– Viens, dit-il à Folavril. On va faire un tour dehors.

– Je veux bien, répondit Folavril.

En passant, elle prit une poignée de cerises sur une assiette et Wolf s’effaça pour la laisser sortir. Ils touchaient la nuit de tout leur corps. Le ciel était baigné d’ombre, mouvant, instable comme le péritoine d’un chat noir en pleine digestion. Wolf tenait le bras de Folavril ; ils suivirent l’allée de graviers. Leurs pieds crissants faisaient de petites notes aiguës en forme de clochettes de silex. Trébuchant sur le bord de la pelouse, Wolf se rattrapa à Folavril. Elle céda, ils tombèrent assis sur l’herbe et, la trouvant tiède, ils s’étendirent côte à côte, sans se toucher. Un soubresaut de la nuit démasqua soudain quelques étoiles. Folavril croquait des cerises ; on entendait le jus vif et parfumé lui éclater dans la bouche. Wolf était tout plat sur le sol, ses mains froissaient et écrasaient les brins odorants. Il aurait dormi là.

– Tu t’amuses, Folle ? demanda-t-il.

– Oui…, dit Folavril dubitative. Mais Saphir… est drôle, aujourd’hui. Il n’ose pas m’embrasser. Il se retourne tout le temps, comme s’il y avait quelqu’un.

– Maintenant, ça va se tasser, dit Wolf. Il a trop travaillé.

– J’espère que c’est ça, dit Folavril. C’est fini.

– Le principal est fait, dit Wolf. Mais demain, je vais l’essayer.

– Oh, j’aimerais venir, dit Folavril. Vous voulez bien m’emmener ?

– Je ne peux pas, dit Wolf. Théoriquement, ce n’est pas à ça qu’elle sert. Et qui sait ce que je vais trouver derrière ? Tu n’es jamais curieuse, toi, Folle ?

– Non, dit-elle. Je suis trop paresseuse. Et puis, je suis presque toujours contente, alors, je n’ai pas de curiosité.

– Tu es la douceur même, dit Wolf.

– Pourquoi me dites-vous ça, Wolf ? demanda Folavril avec une inflexion.

– Je n’ai rien dit, murmura Wolf. Donne-moi des cerises.

Il sentit les doigts frais lui caresser le visage, cherchant sa bouche, et lui glisser une cerise entre les lèvres. Il la laissa tiédir quelques secondes avant de croquer et rongea le noyau mobile. Folavril était tout près de lui et l’arôme de son corps se mêlait aux parfums de la terre et de l’herbe.

– Tu sens bon, Folle, dit-il. J’aime ton parfum.

– Je n’en mets pas, répondit Folavril.

Elle regardait les étoiles se courir après dans le ciel et se rejoindre avec de grands éclairs. Trois d’entre elles, en haut, à droite, mimaient une danse orientale. Des volutes de nuit les masquaient par instants.

Wolf se retourna lentement pour changer de position. Il ne voulait pas perdre une seconde le contact de l’herbe. Sa main droite cherchant un appui, rencontra le pelage d’un petit animal immobile. Il écarquilla les yeux, cherchant à le distinguer dans le sombre.

– J’ai une bête douce tout près de moi, dit-il.

– Merci !… répondit Folavril.

Elle rit très silencieusement.

– Ce n’est pas toi, dit Wolf. Je m’en apercevrais. C’est une taupe… ou un bébé taupe. Ça ne bouge pas mais c’est vivant… tiens, écoute quand je le caresse.

Le bébé taupe se mit à ronronner. Ses petits yeux rouges brillaient comme des saphirs blancs. Wolf s’assit et le posa sur la poitrine de Folavril, à l’endroit où commençait la robe, juste entre les seins.

– C’est doux, dit Folavril.

Elle rit.

– On est bien.

Wolf se laissa retomber sur l’herbe. Il était habitué à l’obscurité et commençait à voir. Devant lui, à quelques centimètres, le bras de Folavril reposait, lisse et clair. Il avança la tête et ses lèvres effleurèrent le creux d’ombre de la saignée.

– Folle… tu es jolie.

– Je ne sais pas…, murmura-t-elle. On est bien. Si on dormait là ?

– On pourrait, dit Wolf. Je l’ai pensé tout à l’heure.

Sa joue se posa contre l’épaule de Folavril, encore un peu anguleuse de trop de jeunesse.

– On va se réveiller couverts de taupes, dit-elle encore.

Elle rit à nouveau, de son rire bas et grave, un peu étouffé.

– L’herbe sent bon, dit Wolf. L’herbe et toi. Il y a plein de fleurs. Qu’est-ce qui sent le muguet ? Il n’y a plus de muguet maintenant.

– Je me rappelle le muguet, dit Folavril. Autrefois, c’était plein de muguet, des champs entiers, drus comme des cheveux en brosse. On s’asseyait au milieu et on le cueillait sans se lever. Plein de muguet. Mais ici, c’est une autre plante, avec des fleurs en chair orange, comme des petites plaques rondes. Je ne sais pas comment on l’appelle. Sous ma tête, ce sont des violettes de la mort et là, près de mon autre main, il y a des asphodèles.

– Tu es sûre ? demanda Wolf d’une voix un peu lointaine.

– Non, dit Folavril. Mais je n’en ai jamais vu et, comme j’aime ce nom-là et ces fleurs-là, je les mets ensemble.

– C’est ce qu’on fait, dit Wolf. On met ce qu’on aime ensemble. Si on ne s’aimait pas tant soi-même on serait toujours seuls.

– Ce soir, on est tout seuls, dit Folavril. Tout seuls tous les deux.

Elle eut un soupir de plaisir.

– Ce qu’on est bien, murmura-t-elle.

– C’est la veille, dit Wolf.

Ils se turent. Folavril caressait tendrement le bébé taupe qui mugissait de satisfaction… un tout petit mugissement de bébé taupe. Des trouées de vide s’ouvraient au-dessus d’eux, traquées par une obscurité mobile qui, par moments, dérobait les étoiles à leur vue. Ils s’endormirent sans parler, le corps contre la terre chaude, dans le parfum des fleurs sanglantes. Le jour allait commencer à poindre. Il venait de la maison une rumeur incertaine, sophistiquée comme de la serge bleue. Un brin d’herbe se courbait sous le souffle imperceptible de Folavril.

CHAPITRE VI

Las d’attendre le réveil de Lil qui pouvait aussi bien se produire dans la soirée, Wolf griffonna un billet qu’il laissa près d’elle et sortit de chez lui vêtu de son costume vert, spécialement conçu pour jouer au plouk.

Le sénateur Dupont, déjà harnaché par la bonne, le suivit en traînant la petite voiture où on mettait les billes et les drapiaux, la pelle à creusir et le pointe-plante, sans oublier le compte-coups et le siphon à billes, pour les cas où le trou était trop profond. Wolf portait en bandoulière ses cannes de plouk dans un étui : celle à angle ouvert, celle à angle mort et celle dont on ne se sert jamais mais qui brille très fort.

Il était onze heures. Wolf se sentait reposé mais Lil avait dansé jusqu’au matin sans s’arrêter. Saphir devait travailler à la machine. Folavril dormait aussi, probablement.

Le sénateur pestait comme un vrai diable. Il n’aimait pas du tout le plouk et se révoltait en particulier contre la petite voiture. Wolf tenait à la lui faire tirer de temps en temps pour que son ventre tombe, résultat de l’exercice pris. Le sénateur Dupont avait l’âme voilée de crêpe ; en outre, jamais son ventre ne tomberait, il était bien trop tendu. Tous les trois mètres, le sénateur faisait halte et consommait une touffe de chiendent.

Le terrain à ploukir s’étendait à la limite du Carré, derrière le mur méridional. L’herbe n’y était point rouge, mais d’un beau vert artificiel garni de boqueteaux et de terrains à lapins bigles. On pouvait y ploukir des heures sans être obligé de revenir sur ses pas ; ceci constituait un de ses agréments principaux. Wolf marchait d’un bon pas, savourant l’air du matin frais pondu. De temps à autre, il interpellait le sénateur Dupont et se moquait de lui.

– Tu as encore faim ? lui demanda-t-il, comme le sénateur se ruait sur un chiendent particulièrement haut. Faut le dire ! On t’en servira de temps en temps.

– Ça va, ça va, grommela le sénateur. C’est bien malin de se moquer d’un vieux malheureux qui a à peine la force de se traîner soi-même et à qui on fait, par surcroît, tirer de pesants véhicules.

– Tu en as bien besoin, dit Wolf. Tu prends de l’estomac. Tu vas perdre tous tes poils et attraper le rouge et tu seras immonde.

– Pour ce que je fais de la bête, ça me suffit, dit le sénateur. De toute façon, la bonne m’arrachera ce qui reste en me peignant sauvagement.

Wolf marchait devant et parlait sans se retourner, les mains dans les poches.

– Quand même, dit-il. Suppose que quelqu’un vienne s’établir par ici et qu’il ait, disons… une chienne…

– Vous ne m’aurez pas comme ça, dit le sénateur, je suis revenu de tout.

– Sauf du chiendent, dit Wolf. Drôle de goût. Moi je préférerais une jolie petite chienne.

– Faut pas vous en priver, dit le sénateur. Suis pas jaloux. Ai juste un peu mal aux tripes.

– Mais quand tu mangeais tout ça, dit Wolf, sur le moment, après tout, ça t’a fait plaisir.

– Heu…, dit le sénateur. À part la bouillie à la terre et la moutarde dans l’oreille, ça se tenait.

– Tu n’as qu’à te défendre, dit Wolf. Tu pourrais très bien lui apprendre à te respecter.

– Je ne suis pas respectable, dit le sénateur. Je suis un vieux chien puant et je bouffe toute la journée. Beuh !… ajouta-t-il en portant une patte molle à son museau… Vous allez m’excuser une seconde… Ce chiendent était de bonne qualité… Il opère… Détachez la voiture, si ça ne vous fait rien, ça risque de me gêner.

Wolf, se penchant, libéra le sénateur du harnais de peau qui l’enchaînait aux brancards. Le sénateur partit le nez au sol, à la recherche d’un petit buisson doué d’une odeur adéquate et susceptible de dissimuler aux yeux de Wolf la déshonorante activité qui allait s’ensuivre. Wolf s’arrêta pour l’attendre.

– Prends ton temps, lui dit-il. On n’est pas à la minute.

Très occupé à hoqueter en cadence, le sénateur Dupont ne répondit pas. Wolf s’assit par terre, les talons aux fesses et se mit à se balancer d’avant en arrière, en serrant ses genoux dans ses bras. Il fredonnait, pour corser l’intérêt de l’action, un air tout plein de sentiment.

C’est là que le trouva Lil cinq minutes plus tard. Le sénateur n’en finissait pas et Wolf allait se lever pour lui tapoter le dos. Les pas de Lil, pressés, l’arrêtèrent ; il savait, sans regarder, qui c’était. Elle portait une robe de toile fine et ses cheveux dénoués sautaient sur ses épaules. Elle s’accrocha au cou de Wolf, s’agenouillant près de lui, et lui parla dans l’oreille.

– Pourquoi ne m’as-tu pas attendue ? C’est ça mon jour de vacances ?

– Je ne voulais pas te réveiller, dit Wolf. Tu avais l’air fatiguée.

– Je suis très fatiguée, dit-elle. Tu voulais vraiment jouer au plouk ce matin ?

– Je voulais surtout marcher un peu, dit Wolf. Le sénateur aussi, mais lui, il a changé d’avis en route. Ceci dit, je suis prêt à faire ce que tu me proposeras.

– Tu es gentil, dit Lil. Je venais justement te dire que j’avais oublié une course très importante et que tu peux jouer au plouk tout de même et sans remords.

– Tu as encore dix minutes ? demanda Wolf.

– C’est une course, expliqua Lil. Je suis forcée, j’ai rendez-vous.

– Tu as encore dix minutes ? demanda Wolf.

– Bien sûr, répondit Lil. Pauvre sénateur. Je savais qu’il serait malade.

– Pas malade, réussit à dire le sénateur derrière son buisson. Intoxiqué, c’est différent.

– C’est ça ! protesta Lil. Dis que la cuisine était mauvaise.

– La terre l’était, grommela le sénateur, et il se remit à glapir.

– On va se promener ensemble avant que je ne parte, dit Lil. Où va-t-on ?

– Où on veut, dit Wolf.

Il se leva en même temps que Lil et laissa tomber ses cannes dans la petite voiture.

– Je reviens, dit-il au sénateur. Prends ton temps et ne te surmène pas.

– Pas de danger, dit le sénateur. Bon Dieu ! J’ai les pattes qui tremblent que c’en est une horreur.

Ils marchèrent au soleil. De grandes prairies s’enfonçaient comme des golfes dans des futaies d’un vert obscur. Les arbres, de loin, paraissaient serrés les uns contre les autres et on aurait voulu en être un. Par terre, c’était sec et brindilleux. Ils avaient laissé à leur gauche le terrain à ploukir, un peu en dessous car le sol s’élevait. Deux ou trois personnes ploukaient consciencieusement avec usage de tous les accessoires.

– Si on parlait d’hier, dit Wolf, tu t’es bien amusée ?

– Très bien, dit Lil en sautant, j’ai dansé tout le temps.

– J’ai vu ça, dit Wolf, avec Lazuli. Je suis très jaloux.

Ils prirent vers la droite pour entrer dans le bois. On entendait les piverts jouer aux petits papiers en morse.

– Qu’est-ce que tu as fait avec Folavril, toi ? dit Lil en contre-attaque.

– Dormi sur l’herbe, répondit Wolf.

– Elle embrasse bien ? demanda Lil.

– Tu es bête, dit Wolf, je n’y avais même pas songé.

Lil rit et se serra contre lui en marchant au même pas, et ceci la forçait à des écartèlements sérieux.

– Je voudrais que ça soit toujours les vacances, dit-elle. Je voudrais tout le temps me promener avec toi.

– Tu en auras assez tout de suite, dit Wolf. Tu vois, déjà une course à faire.

– C’est pas vrai, dit Lil. C’est un hasard. Tu préfères ton travail. Tu ne peux pas rester sans travailler. Ça te rend fou.

– Ce n’est pas de ne pas travailler qui me rend fou, dit Wolf. Je le suis naturellement. Pas exactement fou, mais mal a mon aise.

– Pas quand tu dors avec Folavril dit Lil.

– Ni quand je dors avec toi, dit Wolf. Mais ce matin, c’est toi qui dormais et j’ai préféré m’en aller.

– Pourquoi ? dit Lil.

– Sans ça, dit Wolf, je t’aurai réveillée.

– Pourquoi ? répéta Lil innocemment.

– Pour ça, dit Wolf en faisant ce qu’il disait et ils se trouvèrent allongés dans l’herbe du bois.

– Pas là, dit Lil, c’est plein de monde.

Elle n’avait pas du tout l’air de croire à sa raison.

– Tu ne pourras plus jouer au plouk après, dit-elle.

– J’aime ce jeu-là aussi, murmura Wolf dans son oreille, oreille comestible d’ailleurs.

– Je voudrais que tu sois toujours en vacances, soupira Lil presque heureuse.

Puis heureuse tout à fait, avec divers soupirs et quelque activité.

Elle rouvrit les yeux.

– J’aime beaucoup, beaucoup ça…, conclut-elle.

Wolf l’embrassa doucement sur les cils pour atténuer l’ennui d’une séparation, même locale.

– Qu’est-ce que c’est que cette course ? demanda-t-il.

– C’est une course, dit Lil. Viens vite… Je vais être en retard.

Elle se leva, le prit par la main. Ils coururent jusqu’à la petite voiture. Le sénateur Dupont effondré, les quatre pattes à plat, bavait sur les cailloux.

– Lève-toi, sénateur, dit Wolf. On va jouer au plouk.

– Au revoir, dit Lil. Reviens tôt.

– Et toi ? dit Wolf.

– Je serai là ! cria Lil en se sauvant.

CHAPITRE VII

– Mmmm… joli coup ! apprécia le sénateur.

La bille venait de s’envoler très haut et le sillage de fumée rousse qu’elle venait de tracer persistait dans le ciel. Wolf laissa retomber sa canne et ils reprirent leur marche.

– Oui, dit Wolf indifférent, je suis en progrès. Si je pouvais m’entraîner…

– Personne ne vous en empêche, dit le sénateur Dupont.

– De toute façon, répondit Wolf, il y aura toujours des gens qui joueront mieux que moi. Alors ? À quoi bon ?

– Ça ne fait rien, dit le sénateur. C’est un jeu.

– Justement, dit Wolf, puisque c’est un jeu, il faut être le premier. Sans ça, c’est idiot et c’est tout. Oh ! et puis ça fait quinze ans que je joue au plouk… tu penses comme ça m’excite encore…

La petite voiture brinquebalait derrière le sénateur et profita d’une légère déclivité pour venir lui cogner le derrière avec sournoiserie. Le sénateur se lamenta.

– Quel supplice ! gémit-il. J’aurai le cul pelé avant une heure !…

– Ne sois pas douillet comme ça, dit Wolf.

– Enfin, dit le sénateur, à mon âge ! C’est humiliant !

– Ça te fait du bien de te promener un peu, dit Wolf, je t’assure.

– Quel bien peut me faire une chose qui m’assomme ? dit le sénateur.

– Mais tout est assommant, dit Wolf, et on fait des choses quand même…

– Oh ! vous, dit le sénateur, sous prétexte que rien ne vous amuse, vous croyez que tout le monde est dégoûté de tout.

– Bon, dit Wolf, en ce moment, de quoi as-tu envie ?

– Et si on vous posait la même question, grommela le sénateur, vous seriez bien en peine de répondre, hein ?

Effectivement, Wolf ne répondit pas tout de suite. Il balançait sa canne et s’amusait à décapiter des tiges de pétoufle grimaçant qui croissaient çà et là sur le terrain à ploukir. De chaque tige coupée sortait un jet gluant de sève noire qui se gonflait en un petit ballon noir à monogramme d’or.

– Je ne serais pas en peine, dit Wolf. Je te dirais simplement que plus rien ne me fait envie.

– C’est nouveau, ricana le sénateur, et la machine ?

– Ça serait plutôt une solution désespérée, railla Wolf à son tour.

– Allons, dit le sénateur, vous n’avez pas tout essayé.

– C’est vrai, dit Wolf. Pas encore. Mais ça va venir. Il faut d’abord une vue claire des choses. Tout ça ne me dit pas de quoi tu as envie.

Le sénateur devenait grave.

– Vous ne vous moquerez pas de moi ? demanda-t-il.

Les coins de son museau étaient humides et frémissants.

– Absolument pas, dit Wolf. Si je savais que quelqu’un a vraiment envie de quelque chose, ça me remonterait le moral.

– Depuis que j’ai trois mois, dit le sénateur d’un ton confidentiel, je voudrais un ouapiti.

– Un ouapiti, répéta Wolf absent.

Et il reprit aussitôt :

– Un ouapiti !…

Le sénateur reprit courage. Sa voix s’affermit.

– Ça au moins, expliqua-t-il, c’est une envie précise et bien définie. Un ouapiti, c’est vert, ça a des piquants ronds et ça fait plop quand on le jette à l’eau. Enfin… pour moi… un ouapiti est comme ça.

– Et c’est ça que tu veux ?

– Oui, dit le sénateur fièrement. Et j’ai un but dans ma vie et je suis heureux comme ça. Je veux dire, je serais heureux sans cette saloperie de petite voiture.

Wolf fit quelques pas en reniflant et cessa de décapiter les pétoufles. Il s’arrêta.

– Bon, dit-il. Je vais t’enlever la voiture et on va aller chercher un ouapiti. Tu verras si ça change quoi que ce soit d’avoir ce qu’on veut.

Le sénateur s’arrêta et hennit de saisissement.

– Quoi ? dit-il. Vous feriez ça ?

– Je te le dis…

– Sans blague, haleta le sénateur. Faut pas donner un espoir comme ça à un vieux chien fatigué…

– Tu as la veine d’avoir envie de quelque chose, dit Wolf, je vais t’aider, c’est normal…

– Nom d’une pipe ! dit le sénateur, c’est ce qu’on appelle de la métaphysique amusante, dans le catéchisme.

Pour la seconde fois, Wolf se baissa et libéra le sénateur. Gardant une canne à ploukir, il laissa les autres dans la voiture. Personne n’y toucherait car le code moral du plouk est particulièrement sévère.

– En route, dit-il. Pour le ouapiti, il faut marcher courbés et vers l’est.

– Même en vous courbant, dit Dupont, vous serez encore plus grand que moi. Donc, je reste debout.

Ils partirent, humant le sol avec précaution. La brise agitait le ciel dont le ventre argenté et mouvant s’abaissait parfois à caresser les grandes ombelles bleues des cardavoines de mai, encore en fleur et dont l’odeur poivrée tremblait dans l’air tiède.

CHAPITRE VIII

En quittant Wolf, Lil se dépêchait. Une petite grenouille bleue se mit à sauter devant elle. Une rainette sans pigment complémentaire. Elle allait du côté de la maison et battit Lil de deux sauts. La rainette continua, mais Lil monta vite l’escalier pour se remaquiller devant sa coiffeuse. Un coup de pinceau par cil, un coup de brosse par là, de l’élixir pour les joues, du tapotif pour les tifs, des étuis à zongles et c’était fait. Pas plus d’une heure. En courant, elle dit au revoir à la bonne et elle était dehors. Traversa le Carré et, par une petite porte, entra dans la rue.

La rue crevait d’ennui en longues fentes originales, pour tenter une diversion.

Au fond de lames d’ombre sinueuses luisaient des pierres de couleurs vives, des reflets incertains, des taches de clarté qui s’éteignaient au hasard des mouvements du sol. La lueur d’une opale et puis un de ces cristaux des montagnes qui jettent une poudre d’or quand on veut les saisir, comme des pieuvres, l’éclair grinçant d’une émeraude sauvage et soudain, les traînées tendres d’une colonie de béryls dégradés. À pas menus, Lil songeait aux questions qu’elle poserait. Et sa robe suivait ses jambes, complaisamment, plutôt flattée.

Il y eut des maisons, d’abord à peine poussées, puis des grandes, et c’était une vraie rue avec immeubles et circulations. Croiser trois transversales, tourner à droite ; la reniflante habitait une haute cabane montée sur des grands pieds en bois plein de cors, avec un escalier tout tortillé à la rampe duquel s’accrochaient des loques dégoûtantes qui coloraient localement de leur mieux. Un parfum de carry, d’ail et de poumpernicayle traînait dans l’air, nuancé à partir de la cinquième marche, de choux et de poisson très âgé. En haut de l’escalier, un corbeau à la tête prématurément blanchie par le truchement d’une eau oxygénée extra-forte, accueillait les visiteurs en leur tendant un rat crevé qu’il tenait délicatement par la queue. Le rat servait longtemps, car les initiés déclinaient l’offre et les autres ne venaient pas.

Lil fit un gracieux sourire au corbeau et tapa trois coups sur la porte avec la mailloche de réception qui pendait à un cordon, s’il vous plaît.

– Entrez ! dit la reniflante qui venait de monter l’escalier derrière elle.

Lil entra suivie de la spécialiste. Dans la cabane, il y avait un mètre d’eau et on circulait sur des matelas flottants pour ne pas abîmer l’encaustique. Lil, prudemment, se poussa jusqu’au fauteuil de reps usagé réservé aux visiteurs, pendant que la reniflante, fiévreusement, vidait l’eau par la fenêtre avec une casserole de fer rouillé. Quand tout fut à peu près sec, elle s’assit à son tour à sa table à flairer sur laquelle reposait un inhalateur de cristal synthétique. Il y avait sous l’inhalateur un gros papillon beige, évanoui, cloué au tapis de table passé par le poids de l’inhalateur.

La reniflante souleva l’instrument et, du bout des lèvres, souffla sur le papillon. Puis, reposant son appareil à sa gauche, elle tira de son corsage un jeu de cartes qui ruisselait d’une sueur fumante.

– Je vous fais toute la lyre ? demanda-t-elle.

– Je n’ai pas beaucoup de temps, dit Lil.

– Alors, la demi-lyre et le résidu ? proposa la reniflante.

– Oui, le résidu aussi, dit Lil.

Le papillon commençait à palpiter doucement. Et il poussa un léger soupir. Le paquet de tarots répandait une odeur de ménagerie. La reniflante étala rapidement les six premières cartes sur la table. Elle sentit avec violence.

– Bougre, bougre, dit-elle. Je ne subodore pas grand-chose dans votre jeu. Crachez-y par terre, voir, et posez le pied dessus.

Lil obéit.

– Retirez votre pied, maintenant.

Lil retira son pied et la reniflante enflamma un petit feu de Bengale. La pièce se remplit de fumée lumineuse et d’un parfum de poudre verte.

– Ça va, ça va, dit la reniflante. Maintenant on y flaire plus dégagé. Bon, je blairnifle pour vous des nouvelles de quelqu’un que vous affectionnez. Et puis de l’argent. Pas une somme considérable. Mais enfin, un peu d’argent. Évidemment, rien d’extraordinaire. En considérant les choses objectivement on pourrait presque dire que, financièrement, votre situation ne change pas. Attendez.

Elle étala, sur les premières, six nouvelles cartes.

– Ah ! dit-elle. C’est exactement ce que je vous disais. Vous allez être obligée de débourser un petit quelque chose. Mais, par contre, la lettre, ça vous touche de très près. Peut-être votre mari. Ce qui revient à dire qu’il va vous parler, vu que, naturellement, ça serait bien ridicule que votre mari vous écrivassît une lettre. Continuons. Choisissez une carte.

Lil prit la première venue, la cinquième en l’espèce.

– Tenez bon ! dit la reniflante. Voilà-t-y pas la confirmation exacte de tout ce que je vous annonçais ! Un grand bonheur pour une personne de votre maison. Elle va trouver ce qu’elle cherche depuis très longtemps après avoir été malade.

Lil pensa que Wolf avait eu raison de construire la machine et qu’enfin ses efforts allaient être récompensés, mais gare à son foie.

– C’est vrai ? demanda-t-elle.

– Tout ce qu’il y a de véridique et d’officiel, dit la reniflante, les odeurs ne mentent jamais.

– Je sais bien, dit Lil.

Auquel moment le corbeau oxygéné tapa du bec sur la porte en imitant le chant du départ sauvage.

– Faut que je me grouille, dit la reniflante. Vous tenez vraiment au résidu ?

– Non, dit Lil. Il me suffit de savoir que mon mari va enfin avoir ce qu’il cherche. Combien vous dois-je, Madame ?

– Douze pélouques, dit la reniflante.

Le grand papillon beige s’agitait de plus en plus. Soudain, il s’éleva en l’air, d’un vol pesant, incertain, comme une chauve-souris plus infirme. Lil recula. Elle avait peur.

– Ce n’est rien, dit la reniflante.

Elle ouvrit son tiroir et saisit un revolver. Sans se lever, elle visa la bête de velours et tira. Il y eut un craquement sale. Le papillon, atteint en pleine tête, replia ses ailes sur son cœur et plongea, inerte. Cela fit un bruit mou sur le sol. Une poudre d’écaillés soyeuses s’éleva. Lil poussa la porte et sortit. Poliment le corbeau lui dit au revoir. Une autre personne attendait. Une petite fille maigre avec des yeux noirs et inquiets, qui serrait dans sa main sale une pièce d’argent. Lil descendit l’escalier. La petite fille hésita et la suivit.

– Pardon, Madame, dit-elle. Est-ce qu’elle dit la vérité ?

– Mais non, dit Lil, elle dit l’avenir. Ce n’est pas pareil vous savez.

– Ça rend confiance ? demanda la petite fille.

– Ça rend quelquefois confiance, dit Lil.

– Le corbeau me fait peur, dit la petite fille. Ce rat crevé sent très mauvais. Je n’aime pas du tout les rats.

– Moi non plus, dit Lil. Mais c’est une reniflante pas ruineuse… Elle ne peut pas avoir des lézards crevés, comme les reniflantes de haut vol.

– Alors j’y retourne, Madame, dit la petite fille. Merci, Madame.

– Au revoir, dit Lil.

La petite fille remonta rapidement les marches torturées. Lil se dépêchait de revenir à la maison, et tout le long du chemin, des escarboucles frisées firent un reflet lumineux sur ses jolies jambes pendant que le jour commençait à se garnir des traînées d’ambre et des grésillements aigus du crépuscule.

CHAPITRE IX

Le sénateur Dupont allongeait le pas car Wolf marchait vite ; et si le sénateur avait quatre pattes, celles de Wolf étaient en nombre deux fois inférieur, mais chacune trois fois plus longue ; d’où la nécessité où se trouvait le sénateur de tirer la langue de temps en temps et de faire han ! han ! pour manifester sa fatigue.

Maintenant le sol était rocailleux et couvert d’une mousse dure pleine de petites fleurs comme des boules de cire parfumée. Des insectes volaient entre les tiges, éventrant les fleurs à coups de mandibules pour boire la liqueur de l’intérieur. Le sénateur n’arrêtait pas d’avaler de croquantes bestioles et sursautait chaque fois. Wolf allait à grandes enjambées, à la main sa canne à ploukir, et ses yeux scrutaient les alentours avec le soin qu’ils eussent apporté à déchiffrer Le Kalevala dans le texte. Il entremêlait ce qu’il voyait avec de choses déjà dans sa tête, cherchant à quel endroit la jolie figure de Lil se posait le mieux. Une ou deux fois même, il tenta d’incorporer au paysage l’effigie de Folavril, mais une honte à demi formulée lui fit éliminer ce montage. Faisant un effort, il réussit à se concentrer sur l’idée du ouapiti.

À des indices variés, tels que crottes en spirales et rubans de machine à écrire mal digérés, il reconnaissait d’ailleurs la proximité de l’animal et ordonna au sénateur, vivement ému, de garder son calme.

– On va en trouver un ? souffla Dupont.

– Naturellement, répondit Wolf tout bas. Et maintenant, pas de blagues. À plat ventre tous les deux.

Il se colla au sol et avança au ralenti. Le sénateur grommelait « ça me racle entre les cuisses » mais Wolf lui imposa le silence. À trois mètres, il aperçut brusquement ce qu’il cherchait : une grosse pierre aux trois quarts enterrée, percée en son sommet d’un petit trou carré parfait, qui s’ouvrait dans sa direction. Il l’atteignit, saisit sa canne et cogna trois coups sur la pierre.

– Au quatrième top, il sera exactement l’heure !… dit-il en imitant la voix du Monsieur.

Il donna le quatrième top. À la même seconde, le ouapiti affolé sortit du trou avec de grandes contorsions.

– Grâce, Monseigneur ! gémit-il. Je rendrai les diamants. Parole de gentilhomme !… Je n’ai rien fait !… Je vous l’assure…

L’œil luisant de convoitise du sénateur Dupont le regardait en se léchant les babines si l’on ose dire. Wolf s’assit et dévisagea le ouapiti.

– Je t’ai eu, dit-il. Il n’est que cinq heures et demie. Tu vas venir avec nous.

– Zut, zut et zut ! protesta le ouapiti. Ça ne va pas du tout. C’est pas du jeu.

– S’il avait été vingt heures douze, dit Wolf, et si nous nous étions trouvés là, tu étais fait de toute façon.

– Vous profitez de ce qu’un ancêtre a trahi, dit le ouapiti. C’est lâche. Vous savez bien que nous sommes d’une terrible susceptibilité horaire.

– Ce n’est pas une raison dont tu peux exciper, dit Wolf pour l’impressionner par un langage adéquat.

– Bon, je viens, dit le ouapiti. Mais gardez à distance cette brute à l’œil torve qui semble me vouloir meurtrir dans l’instant.

Les moustaches hirsutes du sénateur se mirent à pendre.

– Mais…, bredouilla-t-il. Je suis venu avec les meilleures intentions du monde…

– Que m’importe le monde ! dit le ouapiti.

– Tu feras des tartines ? demanda Wolf.

– Je suis votre prisonnier, Monsieur, dit le ouapiti et je m’en remets à votre bon vouloir.

– Parfait, dit Wolf. Serre la main du sénateur et arrive.

Très ému, le sénateur Dupont tendit en reniflant sa grosse patte au ouapiti.

– Puis-je monter sur le dos de Monsieur ? proposa le ouapiti en désignant le sénateur.

Ce dernier acquiesça et le ouapiti, très content, s’installa sur son dos. Wolf se remit en marche en sens inverse. Bouleversé, ravi, le sénateur le suivait. Enfin, son idéal se matérialisait… il s’était réalisé… Une sérénité onctueuse lui envahit l’âme et il ne sentait plus ses pieds.

Wolf marchait tristement.

CHAPITRE X

La machine avait l’air filiforme d’une toile d’araignée vue de loin. Debout, Lazuli surveillait le fonctionnement qui s’était poursuivi normalement depuis la veille. Il inspectait les rouages délicats du moteur. Tout près, étendue dans l’herbe rase, Folavril rêvassait, un œillet aux lèvres. Autour de la machine, la terre tremblait un peu mais ce n’était pas désagréable.

Lazuli se redressa et regarda ses mains pleines d’huile. Il ne pouvait pas s’approcher de Folavril avec ces mains-là. Il ouvrit l’armoire de tôle, prit une poignée d’étoupe et enleva le gros. Puis, il s’enduisit les doigts de savon minéral et frotta. Les grains de ponce lui faisaient rêche sur les paumes. Il se rinça dans un seau cabossé. Il restait, sous chaque ongle, une raie bleue de graisse ; à part ça, c’était propre. Il referma l’armoire et se retourna. Folavril se laissait regarder, grande, déliée, ses longs cheveux jaunes en pointe sur son front, son menton rond presque volontaire et ses oreilles fines comme des nacres de lagune. Sa bouche aux lèvres épaisses, presque pareilles ; ses seins tendaient le devant de son chandail trop court qui remontait sur la hanche, découvrant de la peau dorée. Lazuli suivait la ligne émouvante de son corps. Il vint s’asseoir près d’elle et se pencha pour l’embrasser. Et puis il sursauta et se remit debout d’un coup. Il y avait un homme à côté de lui qui le regardait. Lazuli recula et s’adossa à la charpente métallique ; ses doigts serrèrent le froid du métal ; à son tour, fixement, il regarda l’homme ; le moteur lui vibrait dans les mains et lui donnait sa puissance. L’homme ne bougeait pas, se grisait, se fondait, à la fin, il parut se dissoudre dans l’air, et il n’y avait plus rien.

Lazuli s’essuya le front. Folavril n’avait rien dit, elle attendait, pas même étonnée.

– Qu’est-ce qu’il me veut ? gronda Lazuli comme pour lui tout seul. Toutes les fois que nous sommes ensemble, il est là.

– Tu as trop travaillé, dit Folavril, et tu es fatigué de la nuit dernière. Tu as dansé tout le temps.

– Pendant que tu étais partie, dit Lazuli.

– Je n’étais pas loin, dit Folavril, on parlait avec Wolf. Viens près de moi. Calme-toi. Il faut que tu te reposes.

– Je veux bien, dit Lazuli.

Il passa sa main sur son front.

– Mais c’est cet homme qui est là tout le temps.

– Je t’assure qu’il n’y a personne, dit Folavril. Pourquoi est-ce que je ne verrais jamais rien ?

– Tu ne regardes jamais rien…, dit Lazuli.

– Jamais ce qui m’ennuie, dit Folavril.

Lazuli se rapprocha d’elle et se rassit sans la toucher.

– Tu es belle, murmura-t-il, comme… comme une lanterne japonaise… allumée.

– Ne dis pas d’idioties, protesta Folavril.

– Je ne peux pas te dire que tu es belle comme le jour, dit Lazuli, ça dépend des jours. Mais une lanterne japonaise, c’est toujours joli.

– Ça m’est égal d’être laide ou belle, dit Folavril. Il faut seulement que je plaise aux gens qui m’intéressent.

– Tu plais à tout le monde, dit Lazuli. Alors ceux-là sont sûrement dans le lot.

Tout près, elle avait de minuscules taches de rousseur et, sur les tempes, des fils de verre dorés.

– Ne pense pas à tout ça, dit Folavril, pense à moi quand je suis là et raconte-moi des histoires.

– Quelles histoires ? demanda Lazuli.

– Oh ! pas d’histoires, alors, dit Folavril, tu préfères me chanter des chansons ?

– Pourquoi tout ça ? dit Lazuli. Je veux te prendre dans mes bras et avoir le goût de framboise de ton rouge.

– Oui, murmura Folavril, c’est très bien ça, c’est mieux que les histoires…

Folavril se laissa faire et fit aussi.

– Folavril…, dit Lazuli.

– Saphir…, dit Folavril.

Et puis ils se remirent à s’embrasser. Le soir venait. Il les vit et s’arrêta près d’eux pour ne pas les troubler. Il irait plutôt accompagner Wolf qui rentrait à ce moment-là. Une heure plus tard, tout était obscur, sauf dans un rond de soleil qui restait, où il y avait les yeux clos de Folavril et les baisers de Lazuli, à travers une vapeur qui venait de leur corps.

CHAPITRE XI

À moitié conscient, Wolf tenta un dernier effort pour arrêter la sonnerie de son réveil, mais la chose, visqueuse, lui échappa et se lova dans un recoin de la table de chevet où elle continua de carillonner, haletante et rageuse, jusqu’à épuisement total. Alors le corps de Wolf se détendit dans la dépression carrée remplie de morceaux de fourrure blanche, où il reposait. Il entrouvrit les yeux et les murs de la chambre chancelèrent, s’abattirent sur le plancher, soulevant en tombant de grandes vagues de pâte molle. Et puis il y eut des membranes superposées qui ressemblaient à la mer… au milieu, sur une île immobile, Wolf s’enfonçait lentement dans le noir, parmi le bruit du vent balayant de grands espaces nus, un bruit jamais en repos. Les membranes palpitaient comme des nageoires transparentes ; du plafond invisible croulaient des nappes d’éther, s’épandant autour de sa tête. Mêlé à l’air, Wolf se sentait traversé, imprégné par ce qui l’entourait ; et il y eut soudain une odeur verte, amère, l’odeur du cœur en feu des reines-marguerites, pendant que le vent s’apaisait.

Wolf rouvrit les yeux. Tout était silencieux. Il fit un effort et se retrouva debout avec ses chaussettes. La lumière du soleil ruisselait dans la chambre. Mais Wolf restait mal à l’aise ; pour se sentir mieux, il prit un morceau de parchemin, des craies colorées et il se fit un dessin qu’il regarda ; mais la craie tomba en poussière sous ses yeux : il ne restait sur le parchemin que quelques angles opaques, quelques vides sombres, dont l’aspect général lui rappela une tête de mort depuis longtemps. Découragé, il laissa choir son dessin et s’approcha de la chaise où se trouvait, plié, son pantalon. Il chancelait comme si le sol se fût rétracté sous ses pas. L’odeur des reines-marguerites était moins précise ; il s’y mêlait maintenant un arôme sucré, le parfum du seringa en été, avec les abeilles. Un ensemble un peu écœurant. Il fallait qu’il se dépêche. C’était le jour de l’inauguration et les Municipaux allaient attendre. Rapidement, il se mit à sa toilette.

CHAPITRE XII

Il y fut tout de même quelques minutes avant eux, et il en profita pour examiner la machine. Il restait encore dans la fosse des dizaines d’éléments et le moteur, vérifié soigneusement par Lazuli, tournait rond. Rien d’autre à faire qu’à attendre. Il attendit.

Le sol, facile, portait encore l’empreinte du corps élégant de Folavril et l’œillet qu’elle avait tenu dans ses lèvres était là, mousseux et dentelé, déjà rattaché à la terre par mille liens invisibles des fils d’araignées blanches. Wolf se pencha pour le cueillir et le goût de l’œillet le frappa et l’étourdit. Il le manqua. L’œillet s’éteignit et sa couleur se confondit avec celle du sol. Wolf sourit. S’il le laissait là, les Municipaux l’écraseraient. Sa main courut au ras du sol et rencontra la tige maigre. Se sentant pris, l’œillet retrouva sa couleur naturelle. Wolf, délicatement, rompit une des bosses noueuses et le mit à son col. Il le respirait sans pencher la tête.

Derrière le mur du Carré, il y eut un vague bruit de musique, des éclats de biniou cuivré et de gros chocs sourds de caisse à peaux ; puis un pan de briques s’abattit sous la pression du défonce-murs municipal, piloté par un huissier barbu en habit noir et chaîne d’or. Par la brèche, entrèrent les premiers représentants de la foule, qui s’alignèrent, avec respect, des deux côtés. La musique parut, bouffante et résonnante, Touff, Touff et Tzinn. Les choristes allaient glapir dès qu’ils seraient à portée de voix. Un tambour-major peint en vert marchait le premier, agitant une canepetière dont il visait le soleil sans espoir. Il fit un grand signe, suivi d’un double saut périlleux, et les choristes attaquèrent l’hymne :

C’est Monsieur le Maire,

Touff, Touff et Tzinn !

De cette belle ville,

Touff, Touff et Tzinn !

Qu’est venu vous voir

Touff, Touff et Tzinn !

Pour vous demander,

Touff, Touff et Tzinn !

Si vous vous proposez

Touff, Touff et Tzinn !

De bientôt lui payer

Touff, Touff et Tzinn !

Tous vos vieux impôts.

Touff et Touff, Tzinn et Tzinn et Ticoticoto.

Le ticoticoto fut produit par le choc des pièces métalliques taillées en forme de coco contre un titito qui venait les cogner par fragments. Le tout formait une très vieille marche qu’on employait un peu à tort et à travers, car personne ne payait plus ses impôts depuis longtemps ; mais on ne pouvait empêcher la fanfare de jouer le seul air qu’elle connût.

Le Maire parut derrière la musique, tenant son cornet acoustique dans lequel il s’efforçait d’enfoncer une chaussette pour ne pas entendre ce vacarme affreux. Sa femme, une très grosse personne, toute rouge et toute nue, se montra ensuite sur un char, avec un panneau réclame pour le principal marchand de fromages de la ville, qui savait des histoires sur le compte de la municipalité et les obligeait à passer par tous ses caprices.

Elle avait de gros seins qui lui claquaient sur l’estomac à cause de la mauvaise suspension de la voiture et aussi parce que le fils du marchand de fromages mettait des pavés sous les roues.

Derrière le char du marchand de fromages, venait celui du quincaillier qui ne disposait pas des appuis politiques de son rival et devait se contenter d’une grande litière de parade dans laquelle la rosière se faisait mettre à mal par un gros singe. La location du singe coûtait très cher et ne donnait pas de si bons résultats que ça, car la rosière s’était évanouie depuis dix minutes et ne criait plus ; tandis que la femme du Maire, elle, était en train de devenir violette, et tout de même avait beaucoup de poils très mal peignés.

Le char du marchand de bébés venait ensuite, propulsé par une batterie de tétines à réaction ; un chœur de bébés scandait une vieille chanson à boire.

Le cortège s’arrêtait là, car les cortèges n’amusent personne ; et le quatrième char où s’étaient installés les vendeurs de cercueils, venait de tomber en panne, peu avant, parce que le conducteur était mort sans se confesser.

Wolf, à moitié assourdi par la fanfare, vit les officiels s’avancer à sa rencontre, encadrés par les hommes de la garde, armés de gros fusils sournois. Il les accueillit comme il devait et des spécialistes, pendant ce temps-là, dressèrent en quelques minutes une petite estrade de bois avec des gradins, où prirent place le Maire et les sous-maires, tandis que la mairesse continuait à se démener sur son char. Le marchand de fromages allait occuper sa place officielle.

Il y eut un grand roulement de tambours à la suite duquel le fifre devint fou et partit en l’air comme une fusée en se tenant les oreilles à deux mains ; tous les yeux suivirent sa trajectoire et chacun rentra le cou dans les épaules quand il retomba, la tête la première, avec un bruit de limace qui se suicide. Après quoi on respira et le Maire se leva.

La fanfare s’était tue. Une épaisse poussière montait dans l’air bleui par la fumée des cigarettes de drogue dominicale et cela sentait la foule, avec tous les pieds que le terme implique. Quelques parents attendris par les supplications de leurs enfants, les avaient pris sur leurs épaules, mais ils les maintenaient cul par-dessus tête afin de ne point trop les encourager au penchant de badauderie.

Le Maire toussota dans son cornet acoustique et prit la parole par le cou pour l’étrangler mais elle tint bon.

– Messieurs, dit-il, et chers coadjupiles. Je ne reviendrai pas sur la solennité de ce jour, pas plus pur que le fond de mon cœur, puisque vous savez comme moi que, pour la première fois depuis l’avènement au pouvoir d’une démocratie stable et indépendante, des combinaisons politiques louches et de la basse démagogie qui ont entaché de suspicion les décades passées, heu, bougre, c’est-y dur à lire, c’te putain d’papier, l’texte est tout effacé. J’ajoute que si je vous disais tout ce que je sais, et notamment à propos de cet autre animal de menteur qui s’prétend marchand de fromages…

La foule applaudit bruyamment et le marchand se leva à son tour. Il commença à lire la minute d’un pot-de-vin généreux accordé au Conseil Municipal sur la recommandation du plus grand trafiquant d’esclaves de la ville. La fanfare attaqua pour couvrir sa voix et la femme du Maire, voulant sauver son mari par une diversion, redoubla d’activité. Wolf souriait d’un sourire vague. Il n’écoutait pas un mot. Il était ailleurs.

– C’est avec une joie hargneuse, continua le Maire, que nous sommes fiers de saluer aujourd’hui la remarquable solution imaginée par notre grand coadjupile ici présent, Wolf, pour éliminer totalement les difficultés résultant d’une surproduction de métal à faire les machines. Et comme je ne peux pas vous en dire plus long car, personnellement, selon l’usage, je ne sais absolument point de quoi c’est que c’est qu’il s’agit, rapport que je suis un officiel, je passe la parole à la fanfare qui va exécuter un morceau de son répertoire.

En souplesse, le tambour-major réalisa un coup de pied à la lune, avec demi-tonneau arrière et, à la seconde précise où il toucha le sol, le tuba lâcha une grosse note d’ouverture qui se mit à voltiger gracieusement. Et puis les musiciens se faufilèrent dans les intervalles et on reconnut l’air de tradition. Comme la foule s’approchait trop, les hommes de la garde firent une décharge générale qui en découragea la majeure partie, cependant que les corps des autres s’éparpillaient en lambeaux.

En quelques secondes, le Carré se vida. Il restait Wolf, le cadavre du fifre, quelques papiers gras, un petit morceau de l’estrade. Les dos des hommes de la garde s’éloignaient en rangs, au pas, et disparurent.

Wolf soupira. La fête était finie. Derrière le mur du Carré, là-bas, on devinait encore la rumeur de la fanfare qui s’éloignait par saccades, avec des résurgences. Le moteur accompagnait la musique de son ronron intarissable.

Il vit au loin Lazuli qui venait le retrouver. Folavril l’accompagnait. Elle le quitta avant qu’il ne rejoigne Wolf. Elle penchait la tête en marchant et, dans sa robe à dessins jaunes et noirs, elle avait l’air d’une salamandre blonde.

CHAPITRE XIII

Et maintenant, Wolf et Lazuli se retrouvaient seuls comme le soir où le moteur s’était mis en marche. Wolf portait des gants de cuir rouge et des bottes de cuir doublées de peau de bêlant. Il avait revêtu une combinaison matelassée et un serre-tête qui lui dégageait le haut du visage. Il était prêt. Lazuli le regardait un peu pâle. Wolf avait les yeux baissés.

– Tout est au point ? dit-il sans lever la tête.

– Tout, dit Lazuli. Le coffre est vide. Les éléments remis en place.

– C’est l’heure ? demanda Wolf.

– Dans cinq ou six minutes, dit Lazuli. Vous vous tiendrez, hein ?

Son ton un peu bourru toucha Wolf.

– N’aie pas peur, dit-il. Je me tiendrai.

– Vous avez de l’espoir ? demanda Lazuli.

– Le plus grand depuis longtemps, dit Wolf. Mais je n’y crois guère. Ça va encore faire comme les autres fois.

– Qu’est-ce qui s’est passé les autres fois ? dit Lazuli.

– Rien, répondit Wolf. Quand c’était fini, il n’en restait rien. Que la déception. Enfin… on ne peut pas rester tout le temps au ras du sol.

Lazuli déglutit péniblement.

– Tout le monde a de petits problèmes, dit-il.

Et il revit en pensée l’homme qui le regardait embrasser Folavril.

– Sûr, dit Wolf.

Il releva les yeux.

– Cette fois, dit-il, je vais en sortir. De là-dedans, ça ne peut pas être pareil.

– C’est un peu risqué quand même, murmura Lazuli. Faites très attention, les vents doivent être mauvais.

– Ça ira, dit Wolf.

Et, sans logique, il ajouta :

– Tu aimes Folavril, elle t’aime aussi. Rien ne peut vous en empêcher.

– Presque rien…, répondit Lazuli comme un faux écho.

– Alors ? dit Wolf.

Il aurait voulu une passion. D’abord voir, ça lui éclaircirait les idées. Il ouvrit la porte de la cabine, mit un pied à l’intérieur et ses mains gantées se crispèrent sur les barres. Dans ses doigts, il sentait la vibration du moteur. Il se faisait l’effet d’une araignée dans une toile pas pour elle.

– C’est l’heure, dit Lazuli.

Wolf fit un signe de tête et, mécaniquement, il prit la position. La porte d’acier gris claqua sur lui. Dans la cage, le vent se mit à souffler. Doucement d’abord, puis il se raffermit comme une huile que l’on durcit au froid. Il changeait de direction sans prévenir et, lorsque l’air le frappait de face, Wolf devait s’accrocher de tout son poids à la paroi et il sentait sur sa figure le froid de l’acier terne. Pour ne pas s’épuiser, il respirait à une cadence lente. Son sang battait régulièrement dans ses canaux.

Wolf n’avait pas encore osé regarder au-dessous de lui. Il attendait d’être assez aguerri et s’astreignait à garder ses yeux fermés, chaque fois que la fatigue le contraignait à baisser la tête. De ses hanches, partaient deux lanières de cuir suiffé terminées par des crochets de fer qu’il fixait à deux anneaux proches pour reposer ses mains.

Il haletait péniblement et ses genoux commençaient à lui faire mal. L’air s’allégeait, le pouls de Wolf s’accélérait et il sentait une sorte de manque à remplir au fond de ses poumons.

Le long du montant de droite, il aperçut soudain une traînée sombre, luisante, comme une coulée de grès fondu aux parois bombées d’une cruche de poterie. Il s’arrêta, accrocha ses lanières et tâta du doigt avec prudence. C’était poisseux. En élevant la main, il constata, à contre-jour, qu’une goutte rouge foncé restait suspendue à l’extrémité de son index. Elle se massa, s’allongea en poire et, d’un coup, se détacha de son doigt en filant comme de l’huile. C’était désagréable sans raison. Surmontant sa gêne, il s’apprêta à tenir une minute de plus avant que la fatigue de ses jambes tremblantes ne lui impose de s’arrêter tout à fait.

Pesamment, avec effort, il atteignit l’extrémité du délai et accrocha ses deux lanières. Cette fois, il se laissa aller à fond, tout mou au bout de ses rubans de cuir. Il sentait son poids lui écraser la taille. Dans l’angle de la cage, sous son nez, le liquide rouge ruisselait toujours, paresseux et lent, traçant un chemin sinueux sur l’acier. Seul, parfois, un épaississement local indiquait son mouvement ; à part, çà et là, un reflet, une ombre, on eût dit une ligne immobile.

Wolf attendit. Les mouvements désordonnés de son cœur s’apaisèrent. Ses muscles commençaient à s’habituer à la cadence accélérée de sa respiration. Il était seul dans la cage et, faute d’un repère, ne percevait plus son mouvement.

Il compta encore une centaine de secondes. Malgré les gants, ses doigts perçurent le contact craquant du givre qui se formait. Maintenant, il faisait très clair. Il avait du mal à regarder, ses yeux pleuraient. Lâchant une main, il assujettit de l’autre ses lunettes de protection, relevées jusqu’ici sur le serre-tête. Ses paupières cessèrent de clignoter et de lui faire mal. Tout était devenu aussi net que dans un aquarium.

Timidement, il lança un regard vers ses pieds. La fuite vertigineuse du sol apparent lui coupa le souffle. Il était au centre d’un fuseau dont une pointe se perdait dans le ciel et dont l’autre jaillissait de la fosse.

À tâtons, les yeux fermés pour ne pas vomir, il défit ses crochets et tourna pour s’adosser à la paroi. Il se rattacha dans sa nouvelle position et, les talons écartés, se décida à relever ses paupières. Il serrait ses poings comme des cailloux.

Il tombait des régions supérieures, de vagues traînées de poussières brillantes, insaisissables, et le ciel fictif palpitait à l’infini, troué de lueurs. La figure de Wolf était moite et glacée.

Ses jambes tremblaient maintenant et ce n’était pas la vibration du moteur qui les faisait trembler. Peu à peu, méthodiquement, il parvint cependant à se contrôler.

À ce moment, il s’aperçut qu’il se rappelait. Il ne lutta pas contre les souvenirs et se maîtrisa plus profondément, baigné dans le passé. Le givre craquant caparaçonnait ses vêtements de cuir d’une croûte brillante, cassée aux poignets et aux genoux.

Les lambeaux du temps jadis se pressaient autour de lui, tantôt doux comme des souris grises, furtifs et mobiles, tantôt fulgurants pleins de vie et de soleil – d’autres coulaient tendres et lents fluides sans mollesse et légers, pareils à la mousse des vagues.

Certains avaient la précision, la fixité des fausses images de l’enfance formées après coup par des photographies ou les conversations de ceux qui se souviennent, impossibles à ressentir à nouveau, car leur substance s’est évanouie depuis longtemps.

Et d’autres revivaient, tout neufs, comme il les rappelait à lui, ceux des jardins, de l’herbe et de l’air, dont les mille nuances de vert et de jaune se fondent dans l’émeraude de la pelouse, foncé au noir dans l’ombre fraîche des arbres.

Wolf tremblait dans l’air blême et se souvenait. Sa vie s’éclairait devant lui aux pulsations ondoyantes de sa mémoire.

À sa droite et à sa gauche, la coulée lourde empoissait les montants de la cage.

CHAPITRE XIV

Et d’abord ils accoururent en hordes inorganisées, comme un grand incendie d’odeurs, de lumière et de murmures.

Il y avait les porte-boules, dont on fait sécher les fruits rugueux pour obtenir le poil rêche à jeter dans le cou. Il y a des gens qui les nomment platanes. Ce mot ne change rien à leurs propriétés.

Il y avait les feuilles tropicales barbelées de longs crochets cornés et bruns pareils à ceux d’insectes combattants.

Il y avait les cheveux courts de la petite fille, en neuvième, et le tablier bis du garçon dont Wolf était jaloux.

Les grands pots rouges des deux côtés du perron, transformés en Indiens sauvages par la nuit qui venait, et l’incertitude de l’orthographe.

La chasse aux vers de terre avec un long manche à balai tournant.

Cette chambre immense, dont on entrevoyait la voûte sphérique par-delà le coin d’un édredon bombé comme le ventre énorme du géant qui mangeait les moutons.

La mélancolie des marrons luisants que l’on revoyait tomber tous les ans, marrons d’Inde cachés parmi les feuilles jaunes, avec leur bogue molle aux piquants pas sérieux fendue en deux ou trois, et qui servaient aux jeux, taillés en masques, pareils à de petits gnomes, enfilés en colliers à trois ou quatre rangs, marrons pourris crevant en un jus écœurant, marrons lancés dans les carreaux.

Cela, c’était l’année, au retour des vacances, où les souris avaient, dans le tiroir d’en bas, rongé sans hésiter les bougies miniatures qui garnissaient hier l’épicerie modèle – et l’on éprouve encore la joie de constater, en ouvrant le tiroir voisin, qu’elles avaient laissé intact le paquet de petites pâtes avec lesquelles, sur son assiette, on s’amuse à écrire son nom le soir en mangeant du bouillon.

Où étaient les souvenirs purs ? En presque tous se fondent les impressions d’autres époques qui s’y superposent et leur donnent une réalité différente. Il n’y a pas de souvenirs, c’est une autre vie, revécue avec une autre personnalité qui résulte pour partie de ces souvenirs eux-mêmes. On n’inverse pas le sens du temps à moins de vivre les yeux fermés, les oreilles sourdes.

Dans le silence, Wolf ferma les yeux. Il plongeait toujours plus avant, et devant lui se déroulait la carte sonore à quatre dimensions de son passé fictif.

Il était sans doute allé assez vite, car à ce moment-là il vit disparaître la paroi de la cage qui lui faisait face.

Détachant les crochets qui le retenaient encore, il prit pied de l’autre côté.

CHAPITRE XV

Il faisait un léger soleil d’automne qui brillait entre les frondaisons jaunes des marronniers.

Devant Wolf, une allée allait en pente douce. Le sol était, au milieu, sec et un peu poudreux, plus foncé sur le bord, où restaient quelques auréoles de boue fine, dépôts laissés par les flaques d’une averse récente.

Entre les feuilles craquantes luisaient les dos acajou de marrons d’Inde, enveloppés parfois dans leurs bogues aux teintes incertaines, du beige rouillé au vert amande.

De part et d’autre de l’allée, des pelouses négligées offraient leur surface irrégulière à la caresse du soleil. L’herbe jaunie se hérissait de chardons sporadiques et de plantes vivaces montées en graines.

L’allée paraissait aboutir à quelques ruines cernées d’un roncier pas très haut. Sur un banc de pierre blanche, devant les ruines, Wolf distingua la silhouette assise d’un vieil homme vêtu de lin. Lorsqu’il fut plus près, il constata que ce qu’il prenait pour un vêtement, c’était en réalité une barbe, une vaste barbe argentée qui faisait cinq à six fois le tour du corps de l’homme.

À côté de lui, sur le banc, il y avait une petite plaque de cuivre bien astiquée qui portait au centre, en noir et en creux un nom : Monsieur Perle.

Wolf s’approcha de lui. De plus près, il vit que la figure du vieux était ridée comme un ballon rouge à moitié dégonflé. Il avait un gros nez taraudé de narines considérables d’où s’échappait un poil bourru, des sourcils en saillie au-dessus de deux yeux pétillants et des pommettes luisantes comme des petites pommes ou pommettes. Ses cheveux blancs coupés en brosse évoquaient une carde à coton. Ses mains déformées par l’âge, aux gros ongles carrés, reposaient sur ses genoux. Il avait pour tout costume un caleçon de bain antique rayé vert et blanc et des sandales trop vastes pour ses pieds cornés.

– Je m’appelle Wolf, dit Wolf.

Il désigna la plaquette de cuivre gravé :

– C’est votre nom ?

Le vieux acquiesça.

– C’est moi Monsieur Perle, dit-il. Parfaitement. Léon-Abel Perle. Ainsi, Monsieur Wolf, c’est votre tour. Voyons, voyons, de quoi pourriez-vous me parler ?

– Je ne sais pas, dit Wolf.

Le vieux eut l’air étonné et un peu condescendant de celui dont la question s’adresse à lui-même et n’attend pas le moindre rebond extérieur.

– Naturellement, naturellement, vous ne savez pas, dit-il.

Marmottant dans sa barbe, il tira soudain d’on ne sait où une liasse de fiches qu’il consulta.

– Voyons… voyons…, dit-il. Monsieur Wolf… oui… né le… à… très bien, bon… ingénieur… oui… oui, très bien tout ça. Allons, Monsieur Wolf, pouvez-vous me parler dans le détail de vos premières manifestations de non-conformisme ?

Wolf trouvait le vieux Monsieur un peu bizarre.

– Qu’est-ce… en quoi est-ce que ça peut vous intéresser ? demanda-t-il enfin.

Le vieux fit ttt… ttt… avec sa langue sur ses dents.

– Allons, allons, dit-il, je suppose qu’on vous a appris à répondre autrement ?

Il employait le ton qui se met à la portée d’un interlocuteur fortement nuancé d’infériorité.

Wolf haussa les épaules.

– Je ne vois pas en quoi ça peut vous intéresser, répondit-il. D’autant que je n’ai jamais protesté. J’ai triomphé si je croyais pouvoir le faire, et dans le cas contraire, j’ai toujours ignoré les choses dont je savais qu’elles me résisteraient.

– Vous ne les ignoriez donc pas au point de ne pas savoir au moins ça, dit le vieux. Vous les connaissiez assez pour faire semblant de les ignorer. Allons, tâchez de répondre honnêtement et de ne pas vous perdre dans les généralités. Et n’y avait-il, au fait, que des choses pour vous résister ?

– Monsieur, dit Wolf, je ne sais ni qui vous êtes, ni de quel droit vous me posez ces questions. Comme dans une certaine mesure je m’efforce d’être déférent avec les hommes âgés, je veux bien vous répondre en deux mots. Voici, j’ai toujours prétendu pouvoir me mettre objectivement, dans la situation de tout ce qui me fut antagoniste ; et de ce fait, je n’ai jamais pu lutter contre ce qui s’opposait à moi, car je comprenais que la conception correspondante ne pouvait qu’équilibrer la mienne pour qui n’avait aucune raison subjective d’en préférer l’une ou l’autre. C’est tout.

– C’est un peu gros, dit le vieux. Selon mes fiches, il vous est pourtant arrivé d’avoir des raisons subjectives, comme vous dites, et de choisir. Heu… tenez… je vois là une circonstance…

– J’ai joué à pile ou face, dit Wolf.

– Oh, dit le vieux, dégoûté. Vous êtes écœurant. Enfin, voulez-vous me dire pourquoi vous êtes venu ici ?

Wolf regarda à droite et à gauche, renifla et se décida :

– Pour faire le point.

– Eh bien, dit Monsieur Perle, c’est exactement ce que je vous propose et vous me mettez des bâtons dans les roues.

– Vous êtes trop désordonné, dit Wolf. Je ne peux pas tout raconter en vrac à n’importe qui. Vous n’avez ni plan ni méthode. Voilà dix minutes que vous m’interrogez et vous n’avez pas avancé d’un pouce. Je veux des questions précises.

Monsieur Perle caressa sa grande barbe, agita le menton de haut en bas et un peu en biais et regarda Wolf d’un air sévère.

– Ah ! dit-il, je vois qu’avec vous ça n’ira pas tout seul. Ainsi, vous vous imaginez que je vous interrogeais au hasard, et sans plan préalable.

– C’est visible, dit Wolf.

– Vous savez ce que c’est qu’une meule, dit Monsieur Perle. Vous savez comment c’est fait ?

– Je n’ai pas spécialement étudié les meules, dit Wolf.

– Dans une meule, dit Monsieur Perle, il y a les grains d’abrasif, qui travaillent et le liant qui les maintient en place et doit s’user plus vite qu’eux de façon à les libérer. Certes, ce sont les cristaux qui agissent : mais le liant n’en est pas moins indispensable ; sans lui, rien n’existerait qu’un ensemble de pièces non dénuées d’éclat et de dureté, mais désorganisées et inutiles, comme un recueil de maximes.

– Oui, dit Wolf, et alors ?

– Alors, dit Monsieur Perle, j’ai un plan, parfaitement, et je vais vous poser des questions très précises, dures et acérées ; mais la sauce dont vous envelopperez les faits est pour moi aussi nécessaire que les faits eux-mêmes.

– Vu, dit Wolf. Parlez-moi un peu de ce plan.

CHAPITRE XVI

– Le plan, dit Monsieur Perle, est évident. Nous avons à la base deux facteurs déterminants : vous êtes occidental et catholique. Il s’ensuit que nous devons adopter, chronologiquement, l’ordre que voici :

1° Rapports avec votre famille ;

2° Travail d’écolier et études postérieures ;

3° Premières expériences en matière de religion ;

4° Puberté, vie sexuelle d’adolescent, mariage éventuel ;

5° Activité en tant que cellule d’un corps social ;

6° S’il y a lieu, inquiétudes métaphysiques ultérieures, nées d’une prise de contact plus étroit avec le monde, et qui peuvent se relier au 2° au cas où, contrairement à la moyenne des hommes de votre espèce, vous n’auriez pas coupé tout contact avec la religion dans les années qui ont suivi votre première communion.

Wolf réfléchit, pesa, balança et dit :

– C’est un plan possible. Naturellement…

– Certes, coupa Monsieur Perle. On pourrait se placer d’un tout autre point de vue que le chronologique, et même intervertir l’ordre de certains numéros. En ce qui me concerne, je suis chargé de vous poser des questions sur le premier point et sur celui-là seulement. Rapports avec votre famille.

– C’est une question connue, dit Wolf. Tous les parents se valent.

Monsieur Perle se leva et se mit à marcher de long en large. Le fond de son vieux caleçon de bain pendait sur ses cuisses maigres comme une voile de calme plat.

– Pour la dernière fois, dit-il, je vous demande de ne pas faire l’enfant. Maintenant, c’est sérieux. Tous les parents se valent ! Vraiment ! Ainsi, parce que vous n’avez pas été gêné par les vôtres, vous n’en tenez aucun compte.

– Les miens étaient bons, d’accord, dit Wolf, mais avec des mauvais, on réagit plus violemment, et c’est plus profitable en fin de compte.

– Non, dit Monsieur Perle. On dépense plus d’énergie, mais finalement, comme on est parti de plus bas, on arrive au même point ; c’est du gâchis. Évidemment, quand on a vaincu plus d’obstacles, on est tenté de croire qu’on a été plus loin. C’est faux. Lutter n’est pas avancer.

– Tout ça, c’est le passé, dit Wolf. Je peux m’asseoir ?

– Allons, dit Monsieur Perle, je vois que vous avez envie d’être insolent avec moi. En tout cas, si c’est mon maillot qui vous fait rire, pensez que je pourrais ne pas en avoir du tout.

Wolf se rembrunit.

– Je ne ris pas, dit-il, prudent.

– Vous pouvez vous asseoir, compléta Monsieur Perle.

– Merci, dit Wolf.

Malgré lui, il se laissait influencer par le ton sérieux de Monsieur Perle. Devant les yeux, il vit la figure bonasse du vieux se détacher sur les feuilles oxydées par l’automne comme de minces scories cupriques. Un marron tomba et les troua avec un bruit d’oiseau qui s’envole. La bogue et le fruit atterrirent dans un claquement doux.

Wolf rassemblait ses souvenirs. Il s’apercevait maintenant que Monsieur Perle avait eu raison de ne pas s’occuper outre mesure de son plan. Les images revenaient en vrac, au hasard, comme des numéros que l’on tire d’un sac. Il le lui dit.

– Tout va être mélangé !

– Je me débrouillerai, dit Monsieur Perle. Allez, dites tout. L’abrasif et le liant. Et n’oubliez pas que le liant donne sa forme à l’abrasif.

Wolf s’assit et mit sa figure dans ses mains. Il commença à parler d’une voix neutre, sans nuance, indifférente.

– C’était une grande maison, dit-il. Une maison blanche. Je ne me rappelle pas bien le début, je revois la figure des domestiques. Le matin, j’allais souvent dans le lit de mes parents, et devant moi, de temps à autre, mon père et ma mère s’embrassaient sur la bouche et cela m’était bien désagréable.

– Comment étaient-ils avec vous ? demanda Monsieur Perle.

– Jamais ils ne m’ont battu, dit Wolf. On ne pouvait pas les fâcher. Il fallait le faire exprès. Il fallait tricher. Toutes les fois que j’avais envie d’être en colère, il fallait que je fasse semblant et je prenais chaque fois des motifs si futiles et si vains que je ne parviens pas à en trouver un.

Il reprit haleine. Monsieur Perle ne disait rien et son vieux visage était plissé par l’attention.

– Ils avaient toujours peur pour moi, dit Wolf. Je ne pouvais pas me pencher aux fenêtres, je ne traversais pas la rue tout seul, il suffisait qu’il y ait un peu de vent pour qu’on me mette ma peau de bique et hiver comme été, je ne quittais pas mon gilet en laine ; c’étaient des tricots jaunâtres et distendus qu’on nous faisait avec de la laine de pays. Ma santé, c’était effrayant. Jusqu’à quinze ans je n’ai pas eu le droit de boire autre chose que de l’eau bouillie. Mais la lâcheté de mes parents, c’est qu’eux-mêmes ne se ménageaient pas et se donnaient tort dans leur conduite à mon égard par leur comportement envers eux-mêmes. À force, je finissais par avoir peur moi-même, par me dire que j’étais très fragile, et j’étais presque content de me promener, en hiver, en transpirant dans douze cache-nez de laine. Pendant toute mon enfance, mon Père et ma Mère ont pris sur eux de m’épargner tout ce qui pouvait me heurter. Moralement, je ressentais une gêne vague, mais ma chair molle s’en réjouissait hypocritement.

Il ricana.

– Un jour que j’avais rencontré des jeunes gens qui, dans la rue, se promenaient, leur imperméable sur le bras tandis que je suais dans un gros paletot d’hiver, j’ai eu honte. En me regardant dans la glace, j’ai vu un balourd engoncé, ficelé et chapeauté comme une larve de hanneton. Deux jours plus tard, comme il pleuvait, j’ai retiré ma veste et je suis sorti. Je prenais mon temps pour que ma Mère ait le loisir d’essayer de me retenir. Mais j’avais dit « Je vais sortir » et j’ai dû le faire. Et malgré cette peur de m’enrhumer qui me gâchait la joie d’avoir vaincu ma honte, je suis sorti parce que j’avais honte d’avoir peur de m’enrhumer.

Monsieur Perle toussota.

– Hum, hum, dit-il. C’est très bien, tout ça.

– C’est ça que vous me demandiez ? dit Wolf reprenant brutalement conscience.

– C’est presque ça, dit Monsieur Perle. Vous voyez, c’est bien facile, quand on commence. Qu’est-il advenu après votre sortie ?

– Ç’a été une scène terrible, dit Wolf. Toutes proportions gardées.

Il réfléchit, les yeux en l’air.

– Il y a plusieurs choses distinctes, dit-il. Mon désir de vaincre ma mollesse et mon sentiment que j’étais redevable de cette mollesse à mes parents, et la tendance de mon corps à se laisser aller à cette mollesse. C’est drôle, vous voyez, ça a commencé par la vanité, ma lutte contre l’ordre établi. Si je ne m’étais pas trouvé ridicule dans cette glace… C’est le grotesque de mon aspect physique qui m’a ouvert les yeux. Et le grotesque apparent de certaines réjouissances familiales a achevé de m’écœurer. Vous savez, les pique-niques où l’on apporte son herbe pour pouvoir rester assis sur la route afin d’éviter la vermine. Dans un désert, j’aurais aimé ça… la salade russe, les casse-escargots, les tringles à macaronis… mais que quelqu’un passe, et toutes ces formes humiliantes de la civilisation familiale, les fourchettes, les timbales en aluminium, tout ça me montait à la tête – je voyais rouge – alors je lâchais mon assiette et je m’écartais pour avoir l’air d’être ailleurs – ou je m’installais au volant de l’auto vide, qui me rendait une virilité mécanique. Et pendant ce temps, mon moi mou me soufflait à l’oreille… « Pourvu qu’il reste de la salade russe et du jambon »… alors j’avais honte de moi, honte de mes parents, et je les haïssais.

– Mais vous les aimiez beaucoup ! dit Monsieur Perle.

– Certes, dit Wolf. Et cependant la vue d’un cabas à la poignée cassée dont dépassent le thermos et le pain, suffit encore aujourd’hui à me lever le cœur et me donne envie de tuer.

– Cela vous gênait vis-à-vis des observateurs possibles, dit Monsieur Perle.

– Dès ce moment, dit Wolf, ma vie extérieure a été dirigée en fonction de ces observateurs. C’est ce qui m’a sauvé.

– Vous considérez que vous êtes sauvé ? dit Monsieur Perle. Pour nous résumer, dans une première phase de votre existence, vous leur reprochez d’avoir encouragé chez vous une tendance à la pusillanimité que vous étiez, par veulerie physique, enclin à satisfaire, et, moralement, écœuré de subir. Ce qui vous a conduit à tenter de donner à votre vie un lustre qui lui manquait, et de là, à tenir, plus qu’il ne fallait, compte de l’attitude d’autrui à votre égard. Comme vous étiez dans une situation dominée par des impératifs contradictoires, il y avait forcément déception.

– Et le sentiment, dit Wolf. J’étais noyé dans le sentiment. On m’aimait trop ; et comme je ne m’aimais pas, je concluais logiquement à la stupidité de ceux qui m’aimaient… à leur malignité même – et peu à peu, je me suis construit un monde à ma mesure… sans cache-nez, sans parents. – Vide et lumineux comme un paysage boréal et j’y errais, infatigable et dur, le nez droit et l’œil aigu… sans jamais cligner les paupières. Je m’y entraînais, des heures, derrière une porte et il me venait des larmes douloureuses que je n’hésitais pas à répandre sur l’autel de l’héroïsme ; inflexible, dominateur, méprisant, je vivais intensément…

Il rit gaiement.

– Sans me rendre compte un instant, acheva-t-il, que je n’étais qu’un petit garçon assez gras et que le pli méprisant de ma bouche, encadré par mes joues rondes, me donnait tout juste l’air de retenir une envie de faire pipi.

– Allons, dit Monsieur Perle, les rêves d’héroïsme sont fréquents chez les jeunes enfants. Tout cela d’ailleurs me suffit à vous noter.

– C’est drôle…, dit Wolf. Cette réaction contre la tendresse, ce souci du jugement d’autrui, c’était un pas vers la solitude. Parce que j’ai eu peur, parce que j’ai eu honte, parce que j’ai été déçu, j’ai voulu jouer les héros indifférents. Quoi de plus seul qu’un héros ?

– Quoi de plus seul qu’un mort ? dit Monsieur Perle d’un air détaché.

Peut-être que Wolf n’entendit pas. Il ne dit rien.

– Allons, conclut Monsieur Perle, je vous remercie, c’est par là.

Du doigt, il désigna le tournant de l’allée.

– Au revoir ? dit Wolf.

– Je ne pense pas, dit Monsieur Perle. Bonne chance.

– Merci, dit Wolf.

Il vit Monsieur Perle s’enrouler dans sa barbe et s’étendre confortablement sur son banc de pierre blanche. Puis il se dirigea vers le tournant de l’allée. Les questions de Monsieur Perle avaient fait surgir en lui mille visages, mille jours, qui dansaient dans sa tête comme les feux d’un kaléidoscope dément.

Et puis il y eut, d’un coup, le noir.

CHAPITRE XVII

Lazuli grelottait. Le soir était venu d’un coup, compact et venteux, et le ciel en profitait pour se rapprocher du sol qu’il couvait de sa menace flasque. Wolf n’était pas redescendu et Lazuli se demandait s’il ne fallait pas aller le rechercher. Wolf se vexerait peut-être. Il s’approcha du moteur pour lui prendre un peu de chaleur, mais le moteur chauffait à peine.

Depuis quelques heures, les murs du Carré s’étaient fondus dans la masse cotonneuse de l’ombre, et l’on voyait cligner, pas très loin, les yeux rouges de la maison. Wolf devait avoir prévenu Lil qu’il rentrerait tard et malgré cela, Lazuli s’attendait à chaque instant à voir s’approcher une petite lanterne tempête.

Aussi, comme il n’y était pas préparé, il se laissa surprendre par l’arrivée de Folavril, seule dans le noir. Il la reconnut tout près de lui, et il eut chaud aux mains. Aimable et un peu liane, elle se laissa embrasser. Il caressa son cou gracieux, la serra sur son corps et murmura, les yeux mi-clos, des mots de litanie ; mais elle le sentit soudain se contracter, se pétrifier.

Fasciné, Lazuli voyait auprès de lui un homme au teint pâle, vêtu de sombre et qui les regardait. Sa bouche faisait une barre noire sur sa figure, et ses yeux venaient de loin. Lazuli haletait. Il ne supportait pas que l’on écoute ce qu’il disait à Folavril. Il s’écarta d’elle et ses jointures blanchirent.

– Qu’est-ce que vous voulez ? dit-il.

Sans le voir, il sentit l’étonnement de la fille blonde, et une fraction de temps, détourna la tête. Surprise, avec un demi-sourire de surprise. Pas encore inquiète. Le temps qu’il regarde l’homme… il n’y avait plus personne. Lazuli se mit à grelotter, le froid de la vie lui gelait le cœur. Il restait près de Folavril, accablé, vieux. Ils ne disaient rien. Le sourire avait disparu des lèvres de Folavril. Elle lui passa son bras mince autour du cou et le cajola comme un bébé, caressant la limite rase de ses cheveux derrière l’oreille.

À ce moment-là, ils entendirent le choc mat des talons de Wolf sur le sol et il tomba près d’eux lourdement. Il resta sur les genoux, courbé, sans force, la tête entre ses mains. Sur sa joue, on voyait une grande traînée noire, épaisse et poisseuse, comme une croix d’encre sur un mauvais devoir ; ses doigts douloureux digéraient à peine leur longue étreinte.

Oubliant son cauchemar à lui, Saphir déchiffrait sur le corps de Wolf les traces d’une autre inquiétude. L’étoffe de son vêtement protecteur brillait de gouttelettes microscopiques comme des perles et il restait affaissé, un cadavre, au pied de la machine.

Folavril se dégagea de Saphir et s’approcha de Wolf. Elle lui prit les poignets dans ses doigts tièdes, et, sans essayer de les disjoindre, les pressa amicalement. En même temps, elle parlait d’une voix enveloppante et chanteuse, elle lui disait de rentrer à la maison, où il faisait chaud, où il y avait un grand rond de lumière sur la table, où Lil l’attendait ; et Saphir se pencha vers Wolf et l’aida à se relever. Pas à pas, ils le guidèrent dans l’ombre. Wolf marchait avec peine. Il traînait un peu la jambe droite, un bras sur les épaules de Folavril. Saphir le soutenait de l’autre côté. Ils firent le chemin sans mot dire. Des yeux de Wolf tombait sur l’herbe de sang une lumière hostile et froide qui posait devant eux la trace légère de son double pinceau, atténuée de seconde en seconde ; lorsqu’ils arrivèrent à la porte de la maison l’opacité massive de la nuit venait de se refermer sur eux.

CHAPITRE XVIII

Vêtue d’un peignoir léger, Lil, assise à sa coiffeuse, arrangeait ses ongles. Ils venaient de tremper pendant trois minutes dans du jus de liseron décalcifié, pour amollir la cuticule et amener la lunule au premier quartier tout juste. Elle préparait soigneusement la petite cage à fond mobile dans laquelle deux coléoptères spécialisés s’aiguisaient les mandibules en attendant le moment où, posés à pied d’œuvre, ils auraient à tâche de faire disparaître les peaux. Les encourageant de quelques mots sélectionnés, Lil posa la cage sur l’ongle de son pouce et tira la tirette. Avec un ronron satisfait, les insectes se mirent au travail, animés d’une émulation maladive. Les peaux se transformaient en fine poussière sous les coups rapides du premier, tandis que l’autre fignolait le travail, ébarbait et lissait les bords tranchés par son petit camarade.

Il y eut un frappis contre la porte et Wolf entra. Il était rasé et raclé, l’air bien mais un peu blême.

– Je peux parler avec toi, Lil ? demanda-t-il.

– Viens, dit-elle en lui faisant une place sur la banquette de satin piqué.

– Je ne sais pas de quoi, dit-il.

– Ce n’est pas grave, dit Lil. On ne parle jamais beaucoup de toute façon… Tu n’auras pas de mal à trouver. Qu’est-ce que tu as vu dans ta machine ?

– Je ne suis pas venu pour te le dire, protesta Wolf.

– Bien sûr, dit Lil. Mais tu préfères tout de même que je te le demande.

– Je ne peux pas te répondre, dit Wolf, parce que ce n’est pas plaisant.

Lil fit passer la cage de l’ongle du pouce à celui de l’index.

– Tu ne vas pas prendre cette machine tellement au tragique, dit-elle. C’est tout de même une initiative qui ne vient pas de toi.

– En général, dit Wolf, quand une vie passe par un tournant, ce n’est pas elle qui l’a prémédité.

– C’est dangereux, cette machine, dit Lil.

– Il faut se mettre dans une situation dangereuse, ou un petit peu désespérée, dit Wolf. C’est excellent à condition de ne pas le faire tout à fait exprès ce qui est mon cas.

– Pourquoi rien qu’un peu exprès ? dit Lil.

– Le petit peu qu’il faut, c’est pour se répondre, si on a peur, dit Wolf, « je l’ai cherché ».

– C’est de l’enfantillage, dit Lil.

La cage voltigea de l’index au majeur. Wolf regardait les coléoptères.

– Tout ce qui n’est ni une couleur, ni un parfum, ni une musique, dit-il en comptant sur ses doigts, c’est de l’enfantillage.

– Et une femme ? protesta Lil. Sa femme ?

– Une femme, non, par conséquent, dit Wolf, puisque c’est au moins les trois.

Ils se turent un instant.

– Tu es en plein parti pour me dire des choses affreusement supérieures, dit Lil, et il y a bien un moyen de t’arrêter mais je ne veux pas défaire des ongles que j’ai eu tant de mal à faire. Aussi, tu vas sortir avec Lazuli. Tu vas prendre de l’argent et vous irez vous distraire tous les deux, ça vous fera du bien.

– Voir les choses de là-dedans, dit Wolf, ça restreint considérablement le domaine de l’intérêt.

– Tu es un éternel découragé, dit Lil. Ce qui est drôle, c’est que tu continues à faire des choses avec cette mentalité-là. Tu n’as pas tout essayé, tout de même…

– Ma Lil, dit Wolf.

Elle était toute tiède dans son peignoir bleu. Elle sentait le savon et les parfumeries chauffées sur la peau. Il l’embrassa dans le cou.

– J’ai tout essayé avec vous, peut-être ? ajouta-t-il taquin.

– Parfaitement, dit Lil, et j’espère que tu essaieras encore, mais tu me chatouilles et tu vas bousiller mes ongles, alors j’aime mieux que tu ailles un peu faire l’imbécile avec ton aide. Que je ne te revoie pas avant ce soir, hein… et tu ne me diras pas tout ce que vous aurez fait. Et pas de machine aujourd’hui. Vis un peu, au lieu de ressasser.

– Pas besoin de machine aujourd’hui, dit Wolf. J’ai oublié des choses pour au moins trois jours. Pourquoi tu veux que je sorte sans toi ?

– Tu n’aimes pas tellement sortir avec moi, dit Lil ; et aujourd’hui, je n’ai pas le cafard, alors j’aime mieux que tu t’en ailles. Allez, va chercher Lazuli. Et laissez-moi Folavril, hein ? Tu serais trop content d’avoir ce prétexte-là pour sortir avec elle et dire à Lazuli d’aller tripoter ton sale moteur.

– T’es bête… et machiavélique, dit Wolf.

Il se leva et se rebaissa pour embrasser un des seins de Lil spécialement embrassable une fois debout lui Wolf.

– File ! dit Lil avec une pichenette de l’autre main.

Wolf sortit, referma la porte et monta un étage. Il toqua chez Lazuli. Qui dit entrez et apparut sur son lit, renfrogné.

– Oui ? dit Wolf. C’est triste, hein ?

– Ah ! oui, soupira Lazuli.

– Viens, dit Wolf. On va faire une virée en garçons.

– Quel genre ? dit Lazuli.

– En garçons pas sérieux, dit Wolf.

– Alors, j’emmène pas Folavril ? dit Lazuli.

– Pas question, dit Wolf. Au fait, où est-elle ?

– Chez elle, dit Lazuli. Fait ses ongles. Pouah !

Ils descendirent l’escalier. Au moment de passer le palier où habitait Wolf, celui-ci s’arrêta.

CHAPITRE XIX

– Tu n’es pas de bonne humeur, constata-t-il.

– Vous non plus, dit Lazuli.

– On va prendre du vigoureux, dit Wolf. J’ai un reginglot 1924 qu’est spécialement idoine. Ça console.

Il entraîna Lazuli dans la salle à manger et ouvrit le placard. Il y avait une pleine bouteille de reginglot à moitié vide.

– Ça suffira, dit Wolf. À la régalade ?

– Voui, dit Lazuli. Comme des hommes.

– Qu’on est, ajouta Wolf pour renforcer leur décision.

– La trique au vent, dit Lazuli, tandis que Wolf buvait. La trique au vent et tant pis pour les cloches. Et vive les récipiendaires. Passez-moi ça, buvez pas tout.

D’un dos de main, Wolf se torcha les babines.

– T’as l’air un peu énervé, dit-il.

– Glou ! fit Lazuli.

Et il ajouta :

– Je suis un affreux simulateur.

La bouteille vide ayant conscience de son inutilité totale, s’étrécit et se tassa, se tsantsa et disparut.

– Allons-y ! dit Wolf.

Ils partirent, marquant le pas au moyen d’un crayon gras. Ça distrait.

À leur gauche, disparut la machine.

Ils traversèrent le Carré.

Franchirent la brèche.

Voilà la route.

– Qu’est-ce qu’on va faire ? dit Lazuli.

– Voir les filles, dit Wolf.

– Chouette ! dit Lazuli.

– Comment chouette ? protesta Wolf. C’est à moi de dire ça. Toi, tu es célibataire.

– Justement, dit Lazuli. J’ai le droit de me réjouir sans remords.

– Oui, dit Wolf. Mais toi, tu ne le diras pas à Folavril.

– Plus souvent ! grogna Lazuli.

– Elle ne voudrait plus de toi.

– Je ne sais pas, dit hypocritement Lazuli.

– Tu veux que je lui dise pour toi ? proposa hypocritement Wolf.

– J’aime mieux pas, avoua Lazuli. Mais pourtant, j’ai le droit, bon Dieu !

– Oui, dit Wolf.

– Avec elle, dit Lazuli, j’ai des embêtements. Je ne suis jamais seul. Toutes les fois que je commence à m’occuper d’elle sexuellement, c’est-à-dire avec mon âme, il y a un homme…

Il s’interrompit.

– Je suis cinglé. Ça a l’air tellement idiot comme ça. Mettons que je n’ai rien dit.

– Il y a un homme ? répéta Wolf.

– C’est tout, dit Lazuli. Il y a un homme et on n’y peut rien.

– Qu’est-ce qu’il fait ?

– Il regarde, dit Lazuli.

– Quoi ?

– Ce que je fais.

– Ça… murmura Wolf, c’est lui que ça doit gêner.

– Non…, dit Lazuli. Parce que, à cause de lui, je ne peux rien faire de gênant.

– C’est une bonne blague, dit Wolf. Quand est-ce que tu en as eu l’idée ? Ça ne serait pas plus simple de dire à Folavril que tu ne veux plus d’elle ?

– Mais j’en veux !… gémit Lazuli. J’en veux drôlement !…

La ville s’approchait d’eux. Les petites maisons en bouton, les demi-maisons presque grandes avec une fenêtre encore enterrée à moitié et les toutes poussées de diverses couleurs et odeurs. Ils suivirent la rue principale et tournèrent vers le quartier des amoureuses. On passait une grille d’or et tout devenait de luxe. Les façades des maisons étaient plaquées de turquoise ou de lave rose, et par terre, c’était de la fourrure épaisse, onctueuse, jaune citron. Au-dessus des rues, il y avait, entrevues, des coupoles de cristal mince et de verre gravé mauve et eau. Des lampadaires à gaz parfumé éclairaient les numéros des maisons devant lesquelles, sur un petit écran de télévoyance en couleurs, on pouvait contrôler l’activité des occupantes dans des boudoirs tendus de velours noir et éclairés gris pâle. La musique vous nouait les six dernières vertèbres, très douce et sulfureuse. Celles qui n’opéraient pas étaient devant leurs portes, dans des niches de cristal où ruisselaient des jets d’eau de rose pour les détendre et les adoucir.

Un voile de brume rouge au-dessus de leurs têtes masquait et découvrait par intervalles les dessins capricieux du verre des coupoles.

Dans la rue, il y avait quelques hommes, un peu étourdis, qui avançaient à pas vagues. D’autres, allongés devant les maisons, rêvaient en reprenant des forces. Le bord du trottoir, sous la fourrure citron, était de mousse élastique, douce aux sentiments, et les ruisseaux de vapeur rouge filaient le long des maisons, suivant les tubes de descente en verre épais à travers lesquels on vérifiait aisément l’activité des salles de bains.

Il circulait des marchandes de poivre et de cantharide, vêtues d’un gros ruban de fleurs dans les cheveux et portant des petits plateaux de métal mat avec des sandwiches tout prêts.

Wolf et Lazuli s’assirent sur le trottoir. Il passa contre eux une marchande longue, brune et déliée, qui chantonnait une valse lente et dont la cuisse lisse effleura la joue de Wolf. Elle sentait le sable des îles. Wolf la retint en étendant la main. Et il lui caressa la peau suivant les contours des muscles fermes. Elle s’assit entre eux. Ils se mirent tous trois à manger des sandwiches au poivre.

À la quatrième bouchée, l’air commençait à vibrer autour de leurs têtes et Wolf s’allongea dans le ruisseau confortable. La marchande s’étendit à côté de lui. Wolf était sur le dos et elle à plat ventre, accoudée, lui glissait de temps en temps un nouveau sandwich entre les dents. Lazuli se mit debout et il cherchait des yeux une porteuse de boissons. Elle arriva et ils burent des gobelets d’alcool d’ananas pimenté et bouillant.

– Que fait-on ? murmura Wolf très voluptueusement.

– On est bien ici, dit Lazuli, mais on serait encore mieux dans une de ces jolies maisons.

– Vous n’avez plus faim ? demanda la marchande de poivre.

– Ni soif ? compléta sa collègue.

– Vous, dit Wolf, on peut entrer avec vous dans ces maisons ?

– Non, dirent les deux marchandes. Nous, on est plus ou moins vestales.

– On peut toucher ? dit Wolf.

– Oui, dirent les deux filles. Touchotter, bigeotter, lichotter, mais rien de plus.

– Oh zut ! dit Wolf. De quoi se mettre en appétit et être obligé de s’arrêter juste au bon moment !…

– On a des fonctions, expliqua la porteuse de boissons. Il faut faire attention dans notre métier. Et puis celles des maisons en tâtent un peu…

Elles se relevèrent, les reins élastiques. Wolf s’assit et passa une main incertaine dans ses cheveux. Restant où il était, il enlaça les jambes de la marchande de sandwiches et posa ses lèvres sur la chair qui voulait bien. Puis il se releva et entraîna Lazuli.

– Viens, dit-il. Laissons-les travailler.

Déjà elles s’éloignaient avec des gestes d’adieu.

– On compte cinq maisons, dit Lazuli et on entre.

– D’accord, dit Wolf. Pourquoi cinq ?

– Parce qu’on est deux, dit Lazuli.

Il comptait :

– … quatre… cinq. Passez devant.

C’était une petite porte d’agate encadrée de bronze luisant. Sur l’écran, on voyait qu’elles dormaient. Wolf poussa la porte. Il y avait dans la pièce une lumière beige et trois filles étendues sur un lit de cuir.

– Ça va bien, dit Wolf. Déshabillons-nous sans les réveiller. Celle du milieu servira à nous séparer.

– Ça va nous remettre les idées en place, dit Lazuli ravi.

Wolf laissa tomber ses vêtements à ses pieds. Lazuli se battit avec un lacet de soulier et arracha tout. Ils étaient nus tous les deux.

– Et si celle du milieu se réveille ? dit Wolf.

– Faut pas s’en faire, dit Lazuli. On trouvera bien une solution. Elles doivent savoir se débrouiller dans un cas comme ça.

– Je les aime, dit Wolf. Elles sentent bon la femme.

Il s’étendit contre la rousse tout près de lui. Elle était chaude de sommeil et n’ouvrit pas les yeux. Ses jambes se réveillèrent jusqu’à son ventre. Le haut continuait à dormir pendant que Wolf, bercé, redevenait jeune comme tout. Et personne ne regardait Lazuli.

CHAPITRE XX

En reprenant conscience, Wolf s’étira et se dégagea du corps de son amoureuse qui s’était rendormie tout entière. Il se leva, fit jouer ses muscles et se pencha vers elle pour la soulever. Elle s’accrocha à son cou et il la porta jusqu’à la baignoire où coulait une eau opaque et parfumée. Il la cala confortablement et revint se rhabiller. Lazuli, déjà prêt, l’attendait en caressant les deux autres filles qui se laissaient faire plutôt volontiers. Lorsqu’ils sortirent, elles les embrassèrent et s’en furent rejoindre leur camarade.

Ils foulèrent le sol jaune, les mains dans les poches, respirant à pleins poumons l’air laiteux. D’autres hommes les croisaient, pleins de sérénité. De temps en temps, certains s’asseyaient par terre, retiraient leurs chaussures et se calaient commodément contre le trottoir pour un somme avant de recommencer. Quelques-uns passaient leur vie entière dans le quartier des amoureuses, nourris de poivre et d’alcool d’ananas. Ils étaient maigres et durs, avec des yeux flambants, des gestes arrondis et l’esprit apaisé.

À l’angle d’une rue, Wolf et Lazuli se heurtèrent à deux marins qui sortaient d’une maison bleue.

– Vous êtes d’ici ? demanda le plus grand.

Il était grand, brun, frisé, avec un corps musclé et une tête romaine.

– Oui, dit Lazuli.

– Vous nous indiquez où on peut jouer ? demanda l’autre marin, moyen et neutre.

– À quoi ? dit Wolf.

– À la saignette ou au retroussis, répondit le premier marin.

– Le quartier des jeux est par là…, dit Lazuli en montrant devant eux. On y va.

– On vous suit, dirent les deux marins en chœur.

Ils continuèrent en parlant.

– Quand avez-vous débarqué ? demanda Lazuli.

– Il y a deux ans, répondit le grand marin.

– Comment vous appelez-vous ? demanda Wolf.

– Je m’appelle Sandre, dit le grand marin, et mon copain se nomme Berzingue.

– Vous êtes restés dans le quartier depuis deux ans ? demanda Lazuli.

– Oui, dit Sandre. On y est bien. Nous aimons beaucoup le jeu.

– La saignette ? précisa Wolf qui avait lu des histoires de marins.

– La saignette et le retroussis, dit Berzingue, qui semblait parler peu.

– Venez jouer avec nous, proposa Sandre.

– À la saignette ? dit Lazuli.

– Oui, dit Sandre.

– Vous êtes sûrement trop forts pour nous, dit Wolf.

– C’est un bon jeu, dit Sandre. Il n’y a pas de perdants. Il y a des gagnants plus ou moins et on profite de ce que gagnent les autres autant de ce que soi-même.

– Je me laisserais presque tenter, dit Wolf. Tant pis pour l’heure. Il faut tout essayer.

– Il n’y a pas d’heure, dit Berzingue. J’ai soif.

Il héla une porteuse de boissons qui accourut. Sur son plateau, l’alcool d’ananas bouillait dans des gobelets d’argent. Elle but avec eux et ils l’embrassèrent sur ses lèvres à vif.

Ils foulaient toujours l’épaisse laine jaune, environnés de brume par instants, complètement détendus, bien vivants jusqu’au bout des doigts de pied.

– Avant ici, dit Lazuli, vous avez beaucoup navigué ?

– Ja, ja jamais, dirent les deux marins.

Puis Berzingue ajouta :

– On ment.

– Oui, dit Sandre. On n’a pas arrêté, en réalité. On disait ja, ja, jamais parce qu’à notre idée ça devrait quasiflûtement pouvouyoir fayère une cheranceron.

– Ça ne nous dit pas ousque vous avez été, dit Lazuli.

– On a vu les îles Creuses, dit Sandre et on y est resté trois jours.

Wolf et Lazuli les regardèrent avec respect.

– C’est comment ? dit Wolf.

– C’est creux, dit Berzingue.

– Foutre de foutre ! dit Lazuli.

Il était devenu tout pâle.

– Faut pas penser à ça, dit Sandre. C’est passé maintenant. Et puis, sur le moment, on ne s’est pas rendu compte.

Il s’arrêta.

– Ça y est, dit-il. C’est l’endroit. Vous aviez raison, c’était bien par là. Nous, depuis deux ans qu’on est ici, on n’arrive pas à s’y retrouver.

– Comment faites-vous en mer ? demanda Wolf.

– En mer, dit Sandre, il y a de la variété. Y a pas deux vagues qui se ressemblent. Ici, c’est toujours pareil. Des maisons et des maisons. On peut pas.

Il poussa la porte et elle admit cet argument.

À l’intérieur, c’était grand et carrelé, tout lavable. Du côté des joueurs, on s’asseyait dans des fauteuils en cuir, de l’autre, des gens étaient debout, nus et attachés, femmes ou hommes, suivant les goûts. Sandre et Berzingue avaient déjà sur eux des pipes à saignette à leurs initiales et Lazuli en prit deux sur un plateau pour Wolf et lui-même, avec une boîte d’aiguilles.

Sandre s’assit, porta sa pipe à sa bouche et souffla. Là-bas, devant lui, il y avait une fille de quinze ou seize ans. L’aiguille se ficha dans la chair de son sein gauche et une grosse goutte de sang se forma, coula et descendit le long du corps.

– Sandre est vicieux, dit Berzingue. Il vise les seins.

– Et vous ? demanda Lazuli.

– Moi, d’abord, dit Berzingue, je fais ça aux hommes. Moi, j’aime les femmes.

Sandre en était à sa troisième aiguille. Elle arriva si près des deux premières que l’on entendit le petit cliquetis de l’acier.

– Tu veux y jouer ? demanda Wolf à Lazuli.

– Pourquoi pas ? dit Lazuli.

– Moi, dit Wolf, je n’ai plus guère envie.

– Une vieille ? proposa Lazuli. Ça ne peut pas te faire de mal, une vieille… sous l’œil.

– Non, dit Wolf. J’aime pas. Pas drôle.

Berzingue avait choisi sa cible, un garçon criblé d’acier, qui regardait ses pieds, l’air indifférent. Il prit sa respiration et souffla de toutes ses forces. La pointe arriva en pleine chair et disparut dans l’aine du garçon qui sursauta. Un gardien s’approcha.

– Vous jouez trop fort, dit-il à Berzingue. Comment voulez-vous qu’on la retire si vous jouez aussi fort ?

Il se pencha sur le point sanglant et tirant de sa poche des brucelles d’acier chromé, fouilla délicatement la chair. Il laissa choir sur le carrelage l’aiguille brillante et rouge.

Lazuli hésitait.

– J’ai très envie d’essayer, dit-il à Wolf. Mais je ne suis pas tellement sûr d’aimer ça autant qu’eux.

Sandre avait lancé ses dix aiguilles. Ses mains tremblaient et sa bouche déglutissait doucement. On ne voyait plus que le blanc de ses yeux. Il eut une sorte de spasme et se laissa aller en arrière dans son fauteuil de cuir.

Lazuli actionnait la manivelle qui changeait la cible devant lui. Brusquement, il s’immobilisa.

Il y avait devant lui un homme vêtu de sombre, l’air triste, qui le regardait. Il se passa la main sur les paupières.

– Wolf ! souffla-t-il. Vous le voyez ?

– Qui ? dit Wolf.

– L’homme en face de moi.

Wolf regarda. Il s’ennuyait. Il voulait partir.

– Tu es sonné, dit-il à Lazuli.

Il y eut un bruit près d’eux. Berzingue avait encore soufflé trop fort et il recevait, en représailles, cinquante aiguilles dans la figure. Son visage n’était plus qu’une tache rouge et il poussait des gémissements pendant que deux gardiens l’emmenaient.

Lazuli, troublé par ce spectacle, avait détourné les yeux. Il les reporta devant lui. La cible était vide. Il se leva.

– Je vous suis…, murmura-t-il à l’adresse de Wolf.

Ils sortirent. Tout leur entrain était tombé.

– Pourquoi avons-nous rencontré ces marins ? dit Lazuli.

Wolf soupira.

– Il y a tellement d’eau partout, dit-il. Et si peu d’îles. Ils s’éloignaient à grands pas du quartier des jeux, et devant eux se dressait la grille noire de la ville. Ils franchirent l’obstacle et se retrouvèrent dans l’obscurité tissée de fils sombres ; ils avaient encore une heure de marche pour retourner à la maison.

CHAPITRE XXI

Ils allaient, sans se soucier du chemin, côte à côte, comme pour faire Ève. Lazuli traînait un peu la jambe et sa combinaison de soie grège faisait des plis. Wolf marchait la tête baissée, comptant ses pieds. Au bout d’un moment il dit avec une espèce d’espoir :

– Si on passait par les cavernes ?

– Oui, dit Lazuli. Ici, il y a trop de monde.

Ils venaient en effet, pour la troisième fois en dix minutes, de croiser un vieillard pas frais. Wolf étendit le bras à gauche pour montrer qu’il allait tourner, et ils entrèrent dans la première maison. C’était une maison à peine poussée, un étage environ, car ils approchaient des faubourgs. Ils descendirent l’escalier de la cave, vert de mousse, et parvinrent au couloir général qui desservait la rangée. De là, sans effort, on accédait aux cavernes. Il suffisait d’assommer le gardien, ce qui fut chose aisée, car il ne lui restait qu’une dent.

Derrière le gardien, s’ouvrait une porte étroite avec un arc en plein cintre et un nouvel escalier, tout brillant de cristaux minuscules. Des lampes, de place en place, guidaient les pas de Wolf et de Lazuli qui faisaient crisser sous leurs semelles les concrétions éblouissantes. En bas de l’escalier, le souterrain s’élargissait et l’air devenait chaud, avec des pulsations comme dans une artère.

Ils firent deux ou trois cents mètres avant de se parler. Par endroits, le mur s’interrompait sur des ouvertures plus basses des ramifications du passage central et chaque fois, les couleurs des cristaux changeaient. Il y en avait des mauves, des vert vif, certains comme des opales, avec des reflets à la fois bleu lacté et orange ; des couloirs avaient l’air tapissés d’yeux de chat. Dans d’autres, la lumière tremblait doucement et le centre des cristaux palpitait comme un petit cœur minéral. Ils ne couraient aucun risque de se perdre, parce qu’il n’y avait qu’à suivre le passage principal pour arriver en dehors de la ville. Ils s’arrêtaient parfois pour suivre du regard les jeux de lumière dans une des ramifications. Aux raccordements, il y avait des bancs de pierre blanche pour s’asseoir.

Wolf pensait que la machine continuait à l’attendre dans le noir et il se demandait quand il allait y retourner.

– Il y a un liquide qui suinte sur les montants de la cage, dit Wolf.

– Ce que vous aviez sur la figure en descendant ? demanda Lazuli. Ce machin noir et collant ?

– C’est devenu noir quand je suis descendu, dit Wolf. Dedans, c’était rouge. Rouge et poisseux comme du sang épais.

– Ce n’est pas du sang, dit Lazuli, c’est probablement une condensation…

– C’est remplacer un mystère par un mot, dit Wolf. Ça fait un autre mystère, c’est tout. On commence comme ça, et on finit par faire de la magie.

– Et alors ? dit Lazuli. Ce n’est pas de la magie, cette histoire de cage ? C’est un résidu de vieille superstition gauloise.

– Laquelle ? dit Wolf.

– Vous êtes comme tous les autres Gaulois, dit Lazuli. Vous craignez que le ciel ne vous tombe sur la tête, alors, vous prenez les devants. Vous vous enfermez.

– Bon Dieu, dit Wolf, c’est le contraire. Je veux voir ce qu’il y a derrière.

– Comment se fait-il que ça coule rouge, dit Lazuli, puisque ça vient de rien ? C’est forcément une condensation. Mais ça, vous ne vous en souciez pas du tout. Qu’est-ce que vous avez vu, de là-dedans ? Vous n’êtes même pas fichu de me le dire, protesta Lazuli, pourtant je travaille avec vous depuis le début. Vous le savez bien que vous vous foutez complètement de ce qu’il y a…

Wolf ne répondit pas. Lazuli hésitait. Il se décida.

– Dans une chute d’eau, dit-il, ce qui compte c’est la chute, ce n’est pas l’eau.

Wolf releva la tête.

– De là-dedans, dit-il, on voit les choses comme elles ont été. C’est tout.

– Et ça vous donne envie d’y retourner ? dit Lazuli, avec un ricanement sarcastifleur.

– C’est autre chose qu’une envie, dit Wolf. C’est inévitable.

– Bouh !… pouffa Lazuli. Vous me faites marrer.

– Pourquoi est-ce que tu as l’air si idiot quand tu es avec Folavril ? dit Wolf pour contre-attaquer. Tu vas me le dire, peut-être ?

– Pas du tout, dit Lazuli. Je n’ai rien à vous dire de ça, puisqu’il ne se passe rien d’anormal.

– Tu te ressaisis, hein ? dit Wolf. Parce que tu viens de faire ça avec une amoureuse du quartier ? Alors, tu crois que ça va remarcher avec Folavril ? Ben, tu peux dormir tranquille. Sitôt que tu seras de nouveau avec elle, tu auras ton type qui reviendra t’embêter.

– Non, dit Lazuli. Pas après ce que j’ai fait.

– Et tout à l’heure, à la saignette, tu ne l’as pas vu le type ? dit Wolf.

– Non, dit Lazuli qui mentait avec aplomb.

– Tu mens, dit Wolf.

Et il ajouta :

– Avec aplomb.

– Est-ce qu’on est bientôt arrivés ? dit Lazuli en changeant de ton parce que ça devenait pénible.

– Non, dit Wolf. Encore une bonne demi-heure.

– Je veux voir le nègre qui danse, dit Lazuli.

– C’est au prochain embranchement, dit Wolf. Dans deux minutes. Ça ne nous fera pas de mal, tu as raison. Cette saignette est un jeu idiot.

– La prochaine fois, dit Lazuli, on jouera plutôt au retroussis.

CHAPITRE XXII

Et puis, à ce moment-là, ils arrivèrent au point d’où l’on voyait le nègre danser. Les nègres ne dansent plus dehors. Il y a toujours un tas d’imbéciles qui viennent les regarder, et les nègres croient que c’est pour les tourner en ridicule. Car les nègres sont très susceptibles et ils ont raison. Après tout, être blanc, c’est une absence de pigments, plutôt qu’une qualité spéciale, et on ne voit pas pourquoi des types qui ont inventé la poudre se prétendraient supérieurs à tout le monde et devraient être autorisés à troubler les activités autrement intéressantes de la danse et de la musique. Ceci pour dire que le nègre n’avait guère trouvé que ce coin-là pour être tranquille ; la caverne était gardée par un gardien ; il fallait donc pour voir le nègre se débarrasser du gardien, et ce geste constituait aux yeux du nègre, une sorte de certificat : si on avait vraiment eu assez envie de le voir pour démolir le gardien, on gagnait le droit de le faire, parce qu’on prouvait une assez grande absence de préjugés.

D’ailleurs, il s’était installé confortablement, et un tube spécial lui envoyait du vrai soleil et de l’air du dehors. L’embranchement choisi par lui, en beaux cristaux au chrome orange, était assez dégagé et plutôt haut de plafond, il y poussait des herbes tropicales et des colibris, et en général, les épices indispensables. Le nègre se faisait de la musique sur une machine perfectionnée qui jouait longtemps. Il travaillait le matin, par sections, des danses qu’il exécutait le soir, complètes, et avec tous les détails.

Lorsque Wolf et Lazuli parurent, il allait tout juste commencer la danse du serpent, qui se fait des hanches aux orteils, sans le secours du reste. Il attendit poliment qu’ils soient près de lui et commença. Sa machine à musique faisait un ravissant accompagnement où l’on reconnaissait le timbre grave de la sirène d’un bateau à vapeur qui remplaçait au pied levé le saxophone baryton de l’orchestre, lorsque le disque avait été enregistré.

Wolf et Lazuli se taisaient et regardaient. Le nègre était très habile, il avait bien quinze façons de se remuer les rotules, ce qui est un nombre considérable, même pour un nègre. Peu à peu, cela faisait oublier tous les ennuis, la machine, le Conseil Municipal, Folavril et la saignette.

– Je ne regrette pas d’être revenu par la caverne, dit Lazuli.

– Sans doute, répondit Wolf. Surtout qu’il fait nuit dehors, à cette heure-ci. Et lui, il a encore du soleil.

– On devrait venir habiter avec lui, suggéra Lazuli.

– Et le travail ? dit Wolf pas convaincu.

– Oh, le travail ! oui ! hein ! dit Lazuli. Mais non, vous voulez retourner dans votre sacrée cage. C’est un bon prétexte, le travail. Et moi, je veux voir si l’homme revient.

– Zut ! dit Wolf. Regarde-le et fiche-moi la paix. Il vous empêche de penser à ça.

– Naturellement, dit Lazuli, mais j’avais un reste de conscience professionnelle.

– Va te faire foutre, avec ta conscience professionnelle, dit Wolf.

Le nègre leur adressa un large sourire et s’arrêta. La danse du serpent était finie. Sur sa figure, on voyait de grosses gouttes de sueur et il s’essuya avec un vaste mouchoir à carreaux. Puis, sans plus attendre, il se mit à faire la danse de l’autruche. Il ne se trompait pas une fois et à chaque instant, il inventait de nouveaux rythmes avec le tapotis de ses pieds.

À la fin de cette nouvelle danse, il leur fit un grand sourire.

– Ça fait deux heures que vous êtes là, dit-il très objectivement.

Wolf regarda sa montre. C’était exact.

– Il ne faut pas nous en vouloir, dit-il. Nous étions fascinés.

– C’est à ça que ça sert, constata le nègre.

Mais Wolf sentit à je ne sais quoi – on sent très vite quand un nègre devient susceptible – qu’ils étaient restés trop longtemps déjà. Avec un murmure de regret, il prit congé.

– Au revoir, dit le nègre.

Et, derechef, il enchaîna sur le pas du lion boiteux. Avant de regagner le souterrain principal, Wolf et Lazuli se retournèrent une dernière fois, au moment où il imitait l’assaut de la gazelle des plateaux. Puis ils tournèrent et ne le virent plus.

– Zut ! dit Wolf. Quel dommage qu’on ne puisse pas rester plus !

– On va déjà être drôlement en retard, dit Lazuli sans pour cela se presser le moins du monde.

– Tout ça, des déceptions, dit Wolf. Parce que ça ne dure pas.

– On se sent frustres, dit Lazuli.

– Mais si ça durait, dit Wolf, ça serait la même fin.

– Ça ne dure jamais, dit Lazuli.

– Si, dit Wolf.

– Non, dit Lazuli.

C’était difficile à dénouer, alors Wolf changea de conversation.

– On a une bonne journée de travail devant nous, dit-il. Il réfléchit et ajouta :

– Le travail, ça dure.

– Non, dit Lazuli.

– Si, dit Wolf.

Cette fois, ils furent obligés de se taire. Ils marchaient vite et le sol commençait à remonter. Brusquement, ce fut un escalier. Dans une guérite, à droite, se tenait, au gardien-à-vous, un vieux gardien.

– Qu’est-ce que vous fichez là ? leur demanda-t-il. Vous avez estourbi mon confrère de l’autre bout ?

– Pas gravement, assura Lazuli. Il pourra marcher demain.

– Tant pis, dit le vieux gardien. J’avoue que je ne déteste pas voir du monde. Bonne chance, mes gars.

– Si on revient, dit Lazuli, vous nous laisserez descendre ?

– Pas question, dit le vieux gardien. La consigne, c’est elle. Il faudra me passer sur le corps.

– Entendu, promit Lazuli. À bientôt.

Au-dehors, il y avait des cernes gris et blêmes. Il faisait du vent. Le jour allait bientôt se lever.

En passant près de la machine, Wolf s’arrêta.

– Rentre seul, dit-il à Lazuli. J’y retourne.

Lazuli s’éloigna en silence. Wolf ouvrit l’armoire et commença à s’équiper. Ses lèvres remuaient indistinctement. Il tira le levier qui ouvrait la porte et pénétra dans la cage. La porte grise se referma sur lui avec un claquement clair.

CHAPITRE XXIII

Cette fois, il avait mis l’index à la vitesse maximum et ne sentit pas le temps s’écouler. Lorsque son esprit se clarifia, il se retrouvait en haut de la grande allée, à l’endroit même où il avait quitté Monsieur Perle.

C’était le même sol gris-jaune, avec les marrons, les feuilles mortes et les pelouses. Mais les ruines et le roncier étaient déserts. Il aperçut le tournant qu’il fallait franchir. Il avança sans hésiter.

Presque aussitôt, il prit conscience d’un brusque changement de décor ; malgré quoi il n’eut pas la notion d’une interruption, d’une solution de continuité quelconque. Maintenant, devant lui, c’était une rue pavée, assez raide, triste, bordée à droite par des tilleuls ronds le long d’un vaste bâtiment gris, à gauche par un mur sévère couronné de tessons. Il régnait un silence total sur toutes choses. Wolf, à pas lents, longea le mur ; au bout de quelques dizaines de mètres, il se trouva devant une porte à guichet, entrebâillée. Sans hésiter, il la poussa et entra. À ce moment, une brève sonnerie retentit, et cessa. Il était dans une vaste cour carrée qui lui rappela la cour du lycée. La disposition des lieux lui sembla familière. Le jour commençait à baisser. Là-bas, dans ce qui avait été le bureau du surveillant général, brillait une lumière jaune. Le sol était propre, assez bien entretenu. Une girouette grinçait sur le grand toit d’ardoises.

Wolf marcha vers la lumière. Lorsqu’il fut assez près, il vit par la porte vitrée un homme assis à une petite table et qui paraissait attendre. Il frappa et entra.

L’homme regarda sa montre, une montre ronde en acier qu’il tira de la poche de son gilet gris.

– Vous avez cinq minutes de retard, dit-il.

– Je m’excuse, dit Wolf.

Le bureau était triste, classique, il sentait l’encre et le désinfectant. À côté de l’homme, sur une petite plaque rectangulaire, on lisait en creux et en noir, un nom : Monsieur Brul.

– Asseyez-vous, dit l’homme.

Wolf s’assit et le regarda. Monsieur Brul avait, ouverte devant lui, une chemise de papier fort de couleur bulle, qui contenait divers papiers. Il était âgé de quarante-cinq ans environ, il était maigre, les os de sa mâchoire ressortaient sous ses joues jaunes et son nez pointu faisait triste. Il avait deux yeux soupçonneux sous des sourcils mités et un rond en dépression sur ses cheveux gris marquait la place d’un chapeau trop porté.

– Vous êtes déjà passé avec mon collègue Perle, dit Monsieur Brul.

– Oui, Monsieur, dit Wolf. Léon Abel Perle.

– Pour suivre le plan, dit Monsieur Brul, je devrais maintenant vous interroger sur votre travail d’écolier et vos études.

– Oui, Monsieur, dit Wolf.

– Cela m’ennuie, dit Monsieur Brul, car mon collègue l’Abbé Grille sera obligé de revenir en arrière. En effet, vos rapports avec la religion ont duré fort peu de temps, alors que vos études vous ont accaparé jusqu’au-delà de la vingtième année.

Wolf acquiesça.

– Vous allez partir d’ici, dit Monsieur Brul, et suivre le couloir intérieur jusqu’au troisième embranchement. Là, vous trouverez facilement l’Abbé Grille et vous lui donnerez ce billet. Ensuite, vous reviendrez me voir.

– Oui, Monsieur, dit Wolf.

Monsieur Brul remplit une formule et la tendit à Wolf.

– Comme cela, dit-il, nous aurons le temps de nous y reconnaître. Suivez le couloir. Le troisième transversal.

Wolf se leva, salua et sortit.

Il se sentait un peu oppressé. Le long couloir sonore, voûté, prenait jour sur une cour intérieure, un jardin triste aux allées de gravier bordées de buis nain. Des rosiers morts sortaient de massifs de terre sèche sur lesquels rampaient des herbettes minables. Les pas de Wolf résonnaient dans le couloir et il avait envie de courir comme il courait lorsqu’il était en retard, autrefois, quand il passait par la loge du concierge après la fermeture de la grande grille bardée de tôle opaque. Le sol de ciment grainé était coupé au droit des colonnes qui soutenaient la voûte, de bandes de pierre blanche plus usées que le reste, où l’on distinguait des traces de coquillages fossiles. Des portes béaient, de l’autre côté de la cour, sur des classes vides aux bancs en gradins ; de temps en temps, Wolf apercevait un coin de tableau noir et, raide et austère, une chaire sur son estrade usée.

Au troisième embranchement, Wolf repéra immédiatement une petite plaque d’émail blanc : Catéchisme. Il toqua timidement et entra. C’était une salle comme une salle de classe sans tables, avec des bancs durs tailladés et gravés, et des lampes, au bout de longs fils, munies d’abat-jour émaillés ; les murs, bruns jusqu’à un mètre cinquante du sol, tournaient au gris sale au-dessus. Une épaisse couche de poussière recouvrait les choses. À sa table, mince et distingué, l’Abbé Grille paraissait s’impatienter. Il avait une petite barbe en pointe et une soutane de bonne coupe ; une légère serviette de cuir noir reposait près de lui sur la table. Entre ses mains, Wolf vit, sans étonnement, le dossier que tenait Monsieur Brul quelques instants plus tôt.

Il tendit son billet.

– Bonjour, mon enfant, dit l’Abbé Grille.

– Bonjour, Monsieur l’Abbé, dit Wolf. C’est Monsieur Brul qui…

– Je sais, je sais, dit l’abbé Grille.

– Vous êtes pressé ? demanda Wolf. Je peux m’en aller.

– Mais pas du tout, pas du tout, dit l’Abbé Grille. J’ai tout le temps.

Sa voix travaillée et trop distinguée heurtait Wolf comme une verrerie incommode.

– Voyons…, murmura l’Abbé Grille. En ce qui me concerne… euh… vous ne croyez plus à grand-chose, n’est-ce pas ? Alors… voyons… dites-moi quand vous avez cessé de croire. C’est une question facile, cela, n’est-ce pas ?

– Ouais…, dit Wolf.

– Asseyez-vous, asseyez-vous, dit l’Abbé. Tenez, vous avez une chaise là… Prenez votre temps, ne vous affolez pas…

– Il n’y a pas de quoi s’affoler…, dit Wolf, un peu las.

– Cela vous ennuie ? demanda l’Abbé Grille.

– Oh, non, dit Wolf… c’est un peu trop simple, voilà tout.

– Ce n’est pas si simple que ça… cherchez bien…

– On prend les gosses trop tôt, dit Wolf. On les prend à un âge où ils croient aux miracles ; ils désirent en voir un ; ils n’en ont pas et c’est fini pour eux.

– Vous n’étiez pas comme cela, dit l’Abbé Grille. Votre réponse est peut-être valable pour un enfant quelconque… vous me la donnez pour ne pas avoir à vous compliquer à fond, et je vous comprends… je vous comprends, mais, n’est-ce pas, dans votre cas, il y a autre chose… autre chose.

– Oh, dit Wolf, en colère, si vous êtes si bien renseigné sur moi ; vous connaissez déjà toute l’histoire.

– En effet, dit l’Abbé Grille, mais moi, je n’ai pas besoin d’être éclairé sur votre compte. C’est vous que cela concerne… c’est vous…

Wolf attira à lui la chaise et s’assit.

– J’avais un Abbé comme vous, au catéchisme, dit-il. Mais lui s’appelait Vulpian de Naulaincourt de la Roche-Bizon.

– Grille n’est pas mon nom complet, dit l’Abbé en souriant avec complaisance. Je possède aussi la particule…

– Et tous les gosses n’étaient pas identiques à ses yeux, dit Wolf. Ceux qui portaient de beaux habits l’intéressaient beaucoup et leurs mères aussi.

– Rien de tout ceci ne peut être un motif déterminant de ne pas croire, dit l’Abbé Grille, conciliant.

– J’ai cru très fort le jour de ma première communion, dit Wolf. J’ai failli m’évanouir à l’église. J’ai mis ça sur le compte de Jésus. En réalité, ça faisait trois heures qu’on attendait dans une atmosphère confinée et je crevais de faim.

L’Abbé Grille se mit à rire.

– Vous avez une rancune de petit garçon contre la religion, dit-il.

– Vous avez une religion de petit garçon, dit Wolf.

– Vous n’êtes pas qualifié pour en juger, reprit l’Abbé Grille.

– Je ne crois pas en Dieu, dit Wolf.

Il resta silencieux quelques instants.

– Dieu est l’ennemi du rendement, dit-il.

– Le rendement est l’ennemi de l’homme, dit l’Abbé Grille.

– Du corps de l’homme…, riposta Wolf.

L’Abbé Grille sourit.

– Ça s’annonce mal, dit-il. Nous nous égarons, et vous ne répondez pas à ma question… vous ne répondez pas…

– J’ai été déçu par les formes de votre religion, dit Wolf. C’est trop gratuit. Simagrées, chansonnettes, jolis costumes… le catholicisme et le music-hall, c’est du pareil au même.

– Remettez-vous dans votre état d’esprit d’il y a vingt ans, dit l’Abbé Grille. Allons, je suis ici pour vous aider… prêtre ou pas prêtre… le music-hall, c’est très important aussi.

– On n’a pas d’argument pour ou contre, murmura Wolf. On croit ou non. J’ai toujours été gêné d’entrer dans une église. J’ai toujours été gêné de voir des hommes, qui avaient l’âge de mon père, mettre un genou en terre en passant devant une petite armoire. Ça me faisait honte pour mon père. Je n’ai pas été en contact avec de mauvais prêtres, ceux dont on lit les turpitudes dans des livres de pédérastes, je n’ai pas assisté à l’injustice – j’aurais à peine su la discerner, mais j’étais gêné avec les prêtres. Peut-être la soutane.

– Quand vous avez dit : « Je renonce à Satan, à ses pompes et à ses œuvres ? » dit l’Abbé Grille.

Il cherchait à aider Wolf.

– J’ai pensé à une pompe, dit Wolf… c’est vrai, je ne me souvenais plus… à une pompe qu’il y avait dans le jardin des voisins, avec un battant, et peinte en vert. Vous savez, j’ai à peine été frotté de catéchisme… je ne pouvais pas croire, élevé comme j’ai été élevé. C’était une formalité pour avoir une montre en or et ne pas rencontrer d’obstacles à mon mariage.

– Qui vous forçait à vous marier à l’Église ? dit l’Abbé Grille.

– Ça amuse les amis, dit Wolf. C’est une robe pour la femme et… oh, ça m’ennuie, tout ça… ça ne m’intéresse pas. Ça ne m’a jamais intéressé.

– Vous voulez voir une photo du bon Dieu ? proposa l’Abbé Grille. Une photo ?

Wolf le regarda. L’autre ne plaisantait pas. Il était là, attentif, empressé, impatient.

– Je ne crois pas que vous en ayez une, dit-il.

L’Abbé Grille plongea la main dans une poche intérieure de sa soutane et en tira un joli portefeuille de crocodile marron.

– J’en ai là une série d’excellentes…, dit-il.

Il en prit trois et les tendit à Wolf. Celui-ci les examina négligemment.

– C’est ce que je pensais, dit-il. C’est mon copain Ganard. C’était toujours lui qui faisait le bon Dieu quand on jouait une pièce à l’école ou quand on était en récréation.

– C’est bien cela, dit l’Abbé Grille. Ganard, qui l’aurait cru, n’est-ce pas ? C’était un cancre. Un cancre. Ganard. Le bon Dieu. Qui l’aurait cru ? Tenez, regardez celle-là, de profil. Elle est plus nette. Vous vous rappelez ?

– Oui, dit Wolf. Il avait un gros grain de beauté près du nez. Quelquefois, en classe, il y mettait des ailes et des pattes pour qu’on croie que c’était une mouche. Ganard… pauvre vieux.

– Il ne faut pas le plaindre, dit l’Abbé Grille. Il a une belle situation. Une belle situation.

– Oui, dit Wolf. Une jolie situation.

L’Abbé Grille remit les photos dans son portefeuille. Dans un autre compartiment il trouva un petit rectangle de carton qu’il tendit à Wolf.

– Tenez, mon petit, lui dit-il. Vous n’avez pas mal répondu, dans l’ensemble. Voilà un bon point. Quand vous en aurez dix, je vous donnerai une image. Une jolie image.

Wolf le regarda avec stupéfaction et secoua la tête.

– Ce n’est pas vrai, dit-il. Vous n’êtes pas comme ça. Vous n’êtes pas tolérants comme ça. C’est du camouflage. Du noyautage. De la propagande. Du vent.

– Mais si, mais si, dit l’Abbé, c’est ce qui vous trompe. Nous sommes très tolérants.

– Allons, allons, dit Wolf, et quoi de plus tolérant qu’un athée ?

– Un mort, dit négligemment l’Abbé Grille qui remit son portefeuille dans sa poche. Allons, je vous remercie, je vous remercie. Au suivant.

– Au revoir, dit Wolf.

– Vous retrouverez votre chemin ? dit l’Abbé Grille sans attendre la réponse.

CHAPITRE XXIV

Wolf était déjà sorti. Il pensait maintenant à tout cela. Tout ce que la personne même de l’Abbé Grille lui avait interdit d’évoquer… les stations à genoux dans la chapelle obscure, qui le faisaient tant souffrir et qu’il se rappelait pourtant sans déplaisir. La chapelle elle-même, fraîche, un peu mystérieuse. À droite, en entrant, c’était le confessionnal ; il se souvenait de la première confession, vague et générale – comme celles qui avaient suivi – et la voix du prêtre lui semblait, derrière la petite grille, très différente de celle qu’il avait à l’ordinaire – vague, un peu voilée, plus sereine, comme si vraiment la fonction du confesseur l’élevait au-dessus de son état – ou plutôt l’enlevait à son état pour lui donner une faculté subtile de pardon, une compréhension étendue et une aptitude à distinguer le bien d’avec le mal en toute sécurité. Le plus amusant, c’était la retraite avant la première communion ; armé d’une claquette en bois, le prêtre leur apprenait la manœuvre, comme à de petits soldats, pour qu’il n’y ait pas d’anicroche le jour de la cérémonie ; et de ce fait, la chapelle perdait de son pouvoir, devenait un lieu plus familier ; une sorte de connivence s’établissait entre ses vieilles pierres et les écoliers qui, groupés à droite et à gauche du passage central, s’entraînaient à former deux files qui se scindaient en une colonne plus épaisse, longeaient le passage jusqu’aux marches et se redivisaient en deux files symétriques, recevant l’hostie des mains de l’abbé et d’un vicaire qui l’assisterait au jour dit. Sera-ce lui, sera-ce le vicaire qui me tendra l’hostie ? se demandait Wolf, et il envisageait des manœuvres complexes pour se substituer à un de ses camarades au moment crucial, afin de la recevoir de celui qu’il fallait, car si c’était l’autre, on risquait de tomber foudroyé ou d’être pris par Satan à tout jamais. Et puis, on avait appris des cantiques. La chapelle retentissait d’Agneaux si doux, de gloire, d’espérance et de soutien !…, et Wolf s’étonnait maintenant de voir à quel point tous ces mots d’amour et d’adoration pouvaient rester dénués de signification, se limiter à leur fonction sonore dans la bouche des enfants qui l’entouraient, comme dans la sienne même. À ce moment-là, c’était amusant de passer sa première communion ; on avait vis-à-vis des jeunes – des plus jeunes – l’impression d’avancer d’un degré dans l’échelle sociale, de prendre du galon, et vis-à-vis des anciens, celle d’accéder à leur état, de pouvoir traiter avec eux d’égal à égal. Et puis le brassard, le complet bleu, le col empesé, les souliers vernis – et tout de même, quoi qu’on en ait, l’émotion du grand jour, la chapelle parée, pleine de monde, l’odeur de l’encens et les mille lueurs des cierges, le sentiment mitigé d’être en représentation et d’approcher un grand mystère, le désir d’édifier par sa piété, la crainte de « La » mâcher – le « si c’était vrai tout de même » – le « c’est vrai »… et, de retour à la maison, l’estomac plein, l’impression amère d’avoir été roulé. Il restait les images dorées échangées avec les copains, le complet que l’on userait, le col empesé dont on ne ferait jamais rien, et une montre en or bonne à vendre plus tard, un jour de dèche, sans un regret. Un livre de messe, aussi, le don d’une cousine pieuse, que jamais l’on osera jeter à cause de la jolie reliure et dont on ne saura jamais quoi faire… Déception sans ampleur… comédie dérisoire… et petit regret de ne point savoir si l’on a entrevu Jésus ou si l’on s’est trouvé mal à cause de la chaleur, des odeurs, du réveil matinal ou du col qui vous serrait trop…

Du vide. Une mesure pour rien.

Alors Wolf se retrouva devant la porte de Monsieur Brul, et devant Monsieur Brul lui-même. Il se passa la main sur le front et s’assit.

– C’est fait…, dit Monsieur Brul.

– C’est fait, dit Wolf. Sans résultat.

– Comment ? dit Monsieur Brul.

– Ça n’accrochait pas, avec lui, dit Wolf. On n’a dit que des blagues.

– Mais ensuite ? demanda Monsieur Brul. Vous vous êtes tout raconté à vous-même. C’est l’essentiel.

– Ah ? dit Wolf. Oui. Bon. Tout de même, c’est un numéro qu’on aurait pu retirer du plan. C’est vide, sans substance.

– C’est la raison, dit Monsieur Brul, pour laquelle je vous ai demandé de passer le voir d’abord. Pour liquider rapidement une chose dénuée d’importance.

– Dénuée totalement, dit Wolf. Ça ne m’avait jamais tourmenté.

– Bien sûr, bien sûr, marmotta Monsieur Brul, mais c’est plus complet comme ça.

– Le bon Dieu, expliqua Wolf, c’était Ganard, un de mes copains de classe. J’ai vu sa photo. Ça ramène la chose à ses exactes proportions. Au fond, cette conversation n’était pas inutile.

– Maintenant, dit Monsieur Brul, parlons sérieusement.

– Ça se déroule sur tant d’années…, dit Wolf. Tout y est mélangé. Il va falloir mettre de l’ordre dans tout ça.

CHAPITRE XXV

– Le point important, dit Monsieur Brul en détachant soigneusement les mots, c’est de définir en quoi vos études ont contribué à votre dégoût de l’existence. Car c’est bien le motif qui vous a amené ici ?

– C’est à peu près ça, dit Wolf. Pourquoi de ce côté-là aussi j’ai été déçu.

– Mais d’abord, dit Monsieur Brul, quelle est votre part de responsabilité dans ces études.

Wolf se souvenait très bien qu’il avait voulu aller en classe. Il le dit à Monsieur Brul.

– Mais, compléta-t-il, il est honnête, je crois, d’ajouter que si je ne l’avais pas désiré, j’y aurais été quand même.

– Est-ce bien sûr ? demanda Monsieur Brul.

– J’apprenais vite, dit Wolf, et je voulais avoir des livres de classe, des plumes, un cartable et du papier, c’est vrai. Mais de toute façon, mes parents ne m’auraient pas gardé à la maison.

– On peut faire autre chose, dit Monsieur Brul. La musique. Le dessin.

– Non, dit Wolf.

Il regarda distraitement la pièce. Sur un classeur poudreux trônait un vieux buste en plâtre auquel une main inexperte avait ajouté une moustache.

– Mon père, expliqua Wolf, avait interrompu ses études assez jeune, car ses moyens lui permettaient de s’en passer. C’est pourquoi il tenait tant à ce que je termine les miennes. À ce que je les commence, par conséquent.

– Bref, dit Monsieur Brul, on vous a mis au lycée.

– J’avais envie de camarades de mon âge, dit Wolf. Cela jouait aussi.

– Et tout s’est bien passé, dit Monsieur Brul.

– Dans une certaine mesure, oui…, dit Wolf. Mais les tendances qui dominaient déjà ma vie d’enfant se sont développées de plus belle. Entendons-nous bien. D’une part, le lycée m’a libéré, car il me donnait à voir des êtres humains dont les habitudes et les manies dérivées de celles de leur milieu, n’étaient pas identiques à celles de mon milieu à moi ; ce qui par contrecoup m’amena à douter de l’ensemble et à choisir, entre toutes, les plus aptes à me satisfaire, pour me faire une personnalité.

– Sans doute, dit Monsieur Brul.

– D’autre part, continua Wolf, le lycée contribua à renforcer les caractères distinctifs dont j’ai parlé à Monsieur Perle : désir d’héroïsme d’une part, veulerie physique d’autre part et déception corollaire causée par mon incapacité à me laisser aller complètement à l’une ou l’autre des deux.

– Votre goût de l’héroïsme vous poussait à briguer la première place, dit Monsieur Brul.

– Mais ma paresse m’interdisait d’y accéder en permanence, dit Wolf.

– Cela fait une vie équilibrée, dit Monsieur Brul. Où est le mal ?

– C’est un équilibre instable, assura Wolf. Un équilibre épuisant. Un système où toutes les forces agissantes sont nulles m’aurait beaucoup mieux convenu.

– Quoi de plus stable…, commença Monsieur Brul… puis il regarda Wolf d’une façon bizarre, et ne dit rien de plus.

– Mon hypocrisie ne fit que s’accroître, dit Wolf sans sourciller, je n’étais pas hypocrite au sens où l’on est dissimulé : cela se bornait à mon travail. J’avais la chance d’être doué, et je faisais semblant de travailler alors que j’arrivais à dépasser la moyenne sans le moindre effort. Mais on n’aime pas les gens doués.

– Vous voulez qu’on vous aime ? dit Monsieur Brul sans avoir l’air d’y toucher.

Wolf pâlit et sa figure sembla se refermer.

– Laissons cela de côté, dit-il. Nous parlons études.

– Alors parlons études, dit Monsieur Brul.

– Posez-moi des questions, dit Wolf et je répondrai.

– Dans quel sens, demanda aussitôt Monsieur Brul, vos études vous ont-elles formé ? Ne vous contentez pas de remonter à votre première enfance, je vous en prie. Quel fut le résultat de tout ce travail – car il y eut un travail de votre part, et une assiduité, peut-être extérieure, certaine ; or une régularité d’habitudes ne peut manquer d’agir sur un individu lorsqu’elle persiste un temps assez long.

– Assez long…, répéta Wolf. Quel calvaire ! Seize ans… seize ans le cul sur des bancs durs… seize ans de combines et d’honnêteté alternées. Seize ans d’ennui – qu’en reste-t-il ? Des images isolées, infimes… l’odeur des livres neufs le premier octobre, les feuilles que l’on dessinait, le ventre dégoûtant de la grenouille disséquée en travaux pratiques, avec son odeur de formol, et les derniers jours de l’année où l’on s’aperçoit que les professeurs sont des hommes parce qu’ils vont partir en vacances et que l’on est moins nombreux. Et toutes ces grandes peurs dont on ne sait plus la cause, les veilles d’examens… Une régularité d’habitudes… ça se bornait à cela… mais savez-vous, Monsieur Brul, que c’est ignoble d’imposer à des enfants une régularité d’habitudes qui dure seize ans ? Le temps est faussé, Monsieur Brul. Le vrai temps n’est pas mécanique, divisé en heures, toutes égales… le vrai temps est subjectif… on le porte en soi… Levez-vous à sept heures tous les matins… Déjeunez à midi, couchez-vous à neuf heures… et jamais vous n’aurez une nuit à vous… jamais vous ne saurez qu’il y a un moment, comme la mer s’arrête de descendre et reste, un temps, étale, avant de remonter, où la nuit et le jour se mêlent et se fondent, et forment une barre de fièvre pareille à celle que font les fleuves à la rencontre de l’Océan. On m’a volé seize ans de nuit, Monsieur Brul. On m’a fait croire, en sixième, que passer en cinquième devait être mon seul progrès… en première, il m’a fallu le bachot… et ensuite, un diplôme… Oui, j’ai cru que j’avais un but, Monsieur Brul… et je n’avais rien… J’avançais dans un couloir sans commencement, sans fin, à la remorque d’imbéciles, précédant d’autres imbéciles. On roule la vie dans des peaux d’ânes. Comme on met dans des cachets les poudres amères, pour vous les faire avaler sans peine… mais voyez-vous, Monsieur Brul, je sais maintenant que j’aurais aimé le vrai goût de la vie.

Monsieur Brul se frotta les mains sans rien dire, puis se tira les doigts et les fit craquer vigoureusement, chose désagréable pensa Wolf.

– Voilà pourquoi j’ai triché, conclut Wolf. J’ai triché… pour n’être que celui qui réfléchit dans sa cage, car j’y étais tout de même avec ceux qui restaient inertes… et je n’en suis pas sorti une seconde plus tôt. Certes, ils ont pu croire que je me soumettais, que je faisais comme eux, et cela satisfaisait mon souci de l’opinion d’autrui. – Pourtant, tout ce temps-là, je vivais ailleurs… j’étais paresseux et je pensais à autre chose.

– Écoutez, dit Monsieur Brul, je ne vois point de tricherie là-dedans. Paresseux ou non, vous êtes venu à bout de vos études, et dans un rang honorable. Que vous ayez pensé à autre chose n’implique en rien votre culpabilité.

– Ça m’a usé, Monsieur Brul, dit Wolf. Je hais les années d’études parce qu’elles m’ont usé. Et je hais l’usure.

Il frappa le bureau du plat de la main.

– Regardez, dit-il. Ce vieux bureau. Tout ce qui entoure les études est comme ça. Des vieilles choses sales, poussiéreuses. De la peinture qui tombe en croûtes malsaines. Des lampes pleines de poussière et de chiures de mouches. De l’encre partout. Des trous dans les tables tailladées au canif. Des vitrines avec des oiseaux empaillés, pleins de vers. Des salles de chimie qui empestent, des gymnases minables et mal aérés, du mâchefer dans les cours. Et des vieux professeurs idiots. Des gâteux. Une école de gâtisme. L’instruction… Et tout ça vieillit mal. Ça tourne en lèpre. Ça s’use à la surface et on voit ce qu’il y a dessous. Une matière moche.

Monsieur Brul parut se renfrogner légèrement et son long nez se plissa avec un soupçon de désapprobation.

– Nous nous usons tous…, dit-il.

– Oui certes, répondit Wolf ; pas tout à fait de cette façon. Nous nous exfolions… notre usure vient du centre. C’est moins laid.

– L’usure n’est pas une tare, dit Monsieur Brul.

– Si, répondit Wolf. On doit avoir honte de s’user.

– Mais, objecta Monsieur Brul, tout le monde en est là.

– Qu’importe, dit Wolf, si l’on a vécu. Mais que l’on commence par cela, voilà contre quoi je me suis dressé. Voyez-vous, Monsieur Brul, mon point de vue est simple : aussi longtemps qu’il existe un endroit où il y a de l’air, du soleil et de l’herbe, on doit avoir regret de ne point y être. Surtout quand on est jeune.

– Revenons à notre sujet, dit Monsieur Brul.

– Nous y sommes en plein, dit Wolf.

– N’avez-vous rien en vous que vous puissiez mettre à l’actif de vos études ?

– Ah…, dit Wolf… Monsieur Brul vous avez tort de me demander cela…

– Pourquoi ? dit Monsieur Brul. Moi, vous savez, ça m’est extraordinairement égal.

Wolf le regarda et l’ombre d’une déception de plus passa devant ses yeux.

– Oui, dit-il… excusez-moi.

– Cependant, dit Monsieur Brul, je dois le savoir.

Wolf fit oui avec sa tête et se mordit la lèvre inférieure avant de commencer.

– On ne vit pas impunément, dit-il, dans un temps compartimenté, sans en retirer le goût facile d’un certain ordre apparent. Et quoi de plus naturel, ensuite, que de l’étendre à ce qui vous entoure…

– Rien de plus naturel, dit Monsieur Brul, bien que vos deux affirmations soient en réalité caractéristiques de votre esprit propre et non de celui de tous, mais passons.

– J’accuse mes maîtres, dit Wolf, de m’avoir par leur ton et celui de leurs livres, fait croire à une immobilité possible du monde. D’avoir figé mes pensées à un stade déterminé (lequel n’était point défini, d’ailleurs sans contradictions de leur part) et de m’avoir fait penser qu’il pouvait exister un jour, quelque part, un ordre idéal.

– Eh bien, dit Monsieur Brul, c’est une croyance qui peut vous encourager, ne le pensez-vous pas ?

– Lorsque l’on s’aperçoit que l’on n’y accédera jamais, dit Wolf, et qu’il faut en abandonner la jouissance à des générations aussi lointaines que sont les nébuleuses du ciel, cet encouragement se résout en désespoir et vous précipite au fond de vous-même comme l’acide sulfurique précipite les sels de baryum. Ceci dit, pour rester dans la note scolaire. Encore, dans le cas du baryum, le précipité est-il blanc.

– Je sais, je sais, dit Monsieur Brul. Ne vous perdez pas dans des commentaires sans intérêt.

Wolf le regarda méchamment.

– Ça suffit, dit-il. Je vous en ai assez dit. Débrouillez-vous comme ça.

Monsieur Brul fronça le sourcil et ses doigts tapotèrent la table.

– Seize ans de votre vie, dit-il, et vous en avez assez dit. C’est tout ce que ça vous a fait. Vous traitez ça par-dessous la jambe.

– Monsieur Brul, dit Wolf en martelant ses mots, écoutez ce que je vais vous répondre. Écoutez bien. Vos études, c’est de la blague. C’est ce qu’il y a de plus facile au monde. On essaye de faire croire aux gens, depuis des générations, qu’un ingénieur, qu’un savant, c’est un homme d’élite. Eh bien, je rigole ; et personne ne s’y trompe, – sauf les prétendus hommes d’élite eux-mêmes – Monsieur Brul, c’est plus difficile d’apprendre la boxe que les mathématiques. Sinon, il y aurait plus de classes de boxeurs que de classes de calcul dans les écoles. C’est plus difficile de devenir un bon nageur que de savoir écrire en français. Sinon, il y aurait plus de maîtres baigneurs que de professeurs de français. Tout le monde peut être bachelier, Monsieur Brul… et d’ailleurs, il y a beaucoup de bacheliers, mais comptez le nombre de ceux qui sont capables de prendre part à des épreuves de décathlon. Monsieur Brul, je hais mes études, parce qu’il y a trop d’imbéciles qui savent lire : et ces imbéciles ne s’y trompent pas, qui s’arrachent les journaux sportifs et glorifient les gens du stade. Et mieux vaudrait apprendre à faire l’amour correctement que de s’abrutir sur un livre d’histoire.

Monsieur Brul leva une main timide.

– Ce n’est pas moi qui dois vous questionner là-dessus, dit-il. Ne sortez pas du sujet, encore une fois.

– L’amour est une activité physique aussi négligée que les autres, dit Wolf.

– Possible, répondit Monsieur Brul, mais on lui consacre en général un chapitre spécial.

– Bon, dit Wolf, n’en parlons plus. Vous savez maintenant ce que j’en pense, de vos études. De votre gâtisme. De votre propagande. De vos livres. De vos classes puantes et de vos cancres masturbés. De vos cabinets pleins de merde et de vos chahuteurs sournois, de vos normaliens verdâtres et lunettards, de vos polytechniciens poseurs, de vos centraux confits dans la bourgeoisie, de vos médecins voleurs et de vos juges véreux… bon sang… parlez-moi d’un bon match de boxe… c’est truqué aussi, mais au moins ça soulage.

– Ça ne soulage que par contraste, dit Monsieur Brul. S’il y avait autant de boxeurs que d’étudiants, on porterait en triomphe le premier du Concours général.

– Peut-être, dit Wolf, mais on a choisi de propager la culture intellectuelle. Tant mieux pour la physique… Et maintenant, si vous pouviez me foutre la paix, ça m’arrangerait singulièrement.

Il prit sa tête dans ses mains et cessa de regarder Monsieur Brul pendant quelques instants. Lorsqu’il releva les yeux, Monsieur Brul avait disparu et il se trouvait assis au milieu d’un désert de sable doré ; la lumière semblait sourdre de toutes parts et un vague bruit de vagues venait de derrière lui. En se retournant, à cent mètres, il vit la mer, bleue, tiède, essentielle, et il sentit son cœur s’épanouir. Il se déchaussa, laissa là ses bottes, sa veste de cuir et son casque et courut à la rencontre de la frange d’écume brillante qui ourlait la nappe d’azur. Et soudain tout se brouilla, se fondit. De nouveau, c’était le tourbillon, le vide, et le froid glacial de la cage.

CHAPITRE XXVI

Wolf se retrouvait à son bureau, prêtant l’oreille. Au-dessus de lui, il entendait les pas impatients de Lazuli dans sa chambre. Lil devait s’occuper de la maison, pas loin de là. Wolf se sentait cerné, il avait épuisé des tas de distractions en si peu de temps qu’il ne lui restait plus d’idées, rien qu’une grande lassitude, rien que la cage d’acier ; et l’issue de la tentative contre les souvenirs paraissait douteuse maintenant.

Il se leva, mal dans sa peau, chercha Lil de pièce en pièce. Elle était agenouillée devant la caisse du sénateur dans la cuisine. Elle le regardait et ses yeux nageaient dans les larmes.

– Qu’y a-t-il ? demanda Wolf.

Entre les pattes du sénateur, le ouapiti dormait ; le sénateur bavait, l’œil tertreux et chantait des bribes de chansons inarticulées.

– C’est le sénateur, dit Lil, et sa voix se cassa.

– Qu’est-ce qu’il a ? dit Wolf.

– Je ne sais pas, dit Lil. Il ne sait plus ce qu’il dit et il ne répond pas quand on lui parle.

– Mais il a l’air content, dit Wolf. Il chante.

– On dirait qu’il est gâteux, murmura Lil.

Le sénateur remua la queue et un semblant de compréhension éclaira ses yeux l’espace d’un éclair.

– Juste ! remarqua-t-il. Je suis gâteux et j’entends le rester.

Puis il se remit à sa musique atroce.

– Tout va bien, dit Wolf. Tu sais, il est vieux.

– Il avait l’air si content d’avoir un ouapiti, répondit Lil, pleine de pleurs.

– Être satisfait ou gâteux, dit Wolf, c’est bien pareil. Quand on n’a plus envie de rien, autant être gâteux.

– Oh ! dit Lil. Mon pauvre sénateur.

– Note bien, dit Wolf, qu’il y a deux façons de ne plus avoir envie de rien : avoir ce qu’on voulait ou être découragé parce qu’on ne l’a pas.

– Mais il ne va pas rester comme cela ! dit Lil.

– Il t’a dit que si, dit Wolf. C’est la béatitude. Lui, c’est parce qu’il a ce qu’il voulait. Je crois que dans les deux cas, ça finit par l’inconscience.

– Ça me tue, dit Lil.

Le sénateur fit un ultime effort.

– Écoutez, dit-il, je vais avoir une dernière lueur. Je suis content. Vous comprenez ? Moi, je n’ai plus besoin de comprendre. C’est du contentement intégral, c’est donc végétatif, et ce seront mes paroles finales. Je reprends contact… Je reviens aux sources… du moment que je suis vivant et que je ne désire plus rien, je n’ai plus besoin d’être intelligent. J’ajoute que j’aurais dû commencer par là.

Il se lécha le nez avec gourmandise et produisit un son incongru.

– Je fonctionne, dit-il. Le reste c’est de la rigolade. Et maintenant, je rentre dans le rang. Je vous aime bien, je continuerai peut-être à vous comprendre mais je ne dirai plus rien. J’ai mon ouapiti. Trouvez le vôtre.

Lil se moucha et caressa le sénateur qui remua la queue, posa son nez sur le cou du ouapiti et s’endormit.

– Et s’il n’y en avait pas pour tout le monde, des ouapitis ? dit Wolf.

Il aida Lil à se relever.

– Oh, dit-elle, je ne peux pas m’y faire.

– Lil, dit Wolf. Je t’aime tant. Pourquoi est-ce que ça ne me rend pas aussi heureux que le sénateur ?

– C’est que je suis trop petite, dit Lil en se serrant contre lui. Ou alors, tu vois mal les choses. Tu les prends pour d’autres.

Ils quittèrent la cuisine et allèrent s’asseoir sur un grand divan.

– J’ai presque tout essayé, dit Wolf, et il n’y a rien que j’aie envie de refaire.

– Pas même m’embrasser ? dit Lil.

– Si, dit Wolf en le faisant.

– Et ta vieille machine horrible ? dit Lil.

– Ça me fait peur, murmura Wolf. La façon dont on repense aux choses là-dedans…

Il eut une crispation de déplaisir dans la région du cou.

– C’est fait pour oublier, mais d’abord on repense à tout, continua-t-il. Sans rien omettre. Avec encore plus de détails. Et sans éprouver ce qu’on éprouvait.

– C’est si ennuyeux ? dit Lil.

– C’est tuant, de traîner avec soi ce qu’on a été avant, dit Wolf.

– Tu ne veux pas m’emmener moi ? dit Lil en le câlinant.

– Tu es jolie, dit Wolf. Tu es gentille. Je t’aime. Et je suis déçu.

– Tu es déçu ? répéta Lil.

– C’est pas possible que ça ne soit que ça, dit Wolf avec un geste vague, le plouk, la machine, les Amoureuses, le travail, la musique, la vie, les autres gens…

– Et moi ? dit Lil.

– Oui, dit Wolf. Il y aurait bien toi, mais on ne peut pas être dans la peau d’un autre. Ça fait deux. Tu es complète. Toi entière, c’est trop ; et tout vaut d’être gardé, alors il faut bien que tu sois différente.

– Mets-toi dans ma peau avec moi, dit Lil. Moi je serai heureuse, rien que nous deux.

– C’est pas possible, dit Wolf. On ne peut pas se mettre dans la peau d’un autre sauf en le tuant et en l’écorchant pour la lui prendre.

– Écorche-moi, dit Lil.

– Après, dit Wolf, je ne t’aurai pas plus ; ça sera toujours moi dans une autre peau.

– Oh ! dit Lil toute triste.

– C’est ça, quand on est déçu, dit Wolf. C’est qu’on peut être déçu avec tout. C’est irrémédiable, ça marche à tout coup.

– Tu n’as plus du tout d’espoir ? dit Lil.

– Cette machine…, dit Wolf. J’ai cette machine. Après tout, je n’y ai pas été tellement longtemps.

– Quand vas-tu y retourner ? dit Lil. J’ai tellement peur de la cage. Et tu ne me dis rien.

– Je remets ça demain, dit Wolf. Maintenant, il faut que j’aille travailler. Quant à te dire quelque chose, je ne peux pas.

– Pourquoi ? demanda Lil.

La figure de Wolf se ferma.

– Parce que je ne me rappelle rien, dit-il. Je sais qu’une fois dedans les souvenirs reviennent ; mais la machine est là pour les détruire juste aussitôt.

– Ça ne te fait pas peur, demanda Lil, de détruire tous tes souvenirs.

– Oh, dit Wolf évasivement, je n’ai encore rien détruit d’important.

Il prêta l’oreille. La porte du dessus, chez Lazuli, venait de claquer et cela faisait un grand bruit de pas dans l’escalier. Ils se levèrent et regardèrent par la fenêtre. Lazuli s’éloignait presque en courant, dans la direction du Carré. Avant d’y arriver, il se jeta dans l’herbe rouge et cacha sa tête dans ses mains.

– Monte voir Folavril, dit Wolf. Qu’est-ce qu’il y a ? Il est surmené.

– Tu ne vas pas le consoler ? dit Lil.

– Ça se console tout seul, un homme, dit Wolf en rentrant dans son bureau.

Il mentait avec naturel et sincérité. Ça se console exactement comme une femme.

CHAPITRE XXVII

Lil était un peu gênée d’aller proposer des encouragements à Folavril, parce que ce n’est pas discret, mais, d’autre part, Lazuli ne partait pas comme cela d’habitude, et en courant, il avait eu la démarche d’un homme terrorisé plutôt que celle d’un homme en colère.

Lil sortit sur le palier et monta les dix-huit marches. Elle tapa chez Folavril. Le pas de Folavril vint lui ouvrir et Folavril lui dit bonjour.

– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Lil. Est-ce que Lazuli a peur ou est-ce qu’il est malade ?

– Je ne sais pas, dit Folavril, toujours douce et fermée. Il est parti tout d’un coup.

– Je ne veux pas être indiscrète, dit Lil. Mais il avait l’air différent.

– Il m’embrassait, expliqua Folavril, et puis il a encore vu quelqu’un et cette fois, il n’a pas pu tenir. Il est parti.

– Et il n’y avait personne ? dit Lil.

– Moi, ça m’est égal, dit Folavril. Mais lui a sûrement vu quelqu’un.

– Que faire ? dit Lil.

– Je crois qu’il a honte de moi, dit Folavril.

– Non, dit Lil, il doit avoir honte d’être amoureux.

– Je n’ai pourtant jamais dit de mal de sa mère, protesta Folavril.

– Je vous crois, dit Lil. Mais que faire ?

– J’hésite à aller le rechercher, dit Folavril. J’ai l’impression d’être la cause d’un martyre pour lui ; et je ne veux pas le martyriser.

– Que faire… répéta Lil. Je peux aller le chercher moi, si vous voulez.

– Je ne sais pas, dit Folavril. Quand il est près de moi, il a tellement envie de me toucher, de m’embrasser, de me prendre, je le sens, et moi j’aimerais bien qu’il le fasse ; et puis il n’ose pas, il a peur que cet homme revienne, pourtant ça ne fait rien, moi ça m’est égal puisque je ne le vois pas ; mais lui, ça le paralyse ; et maintenant, c’est pire, il a peur.

– Oui, dit Lil.

– Et bientôt, dit Folavril, ça le mettra en colère parce qu’il a de plus en plus envie de moi. Et moi de lui.

– Vous êtes trop jeunes pour ça tous les deux, dit Lil.

Folavril se mit à rire, d’un joli rire léger et bref.

– Vous êtes trop jeune aussi pour ce ton-là, observa-t-elle.

Lil eut un sourire, mais pas joyeux.

– Je ne veux pas poser pour les grand-mères, dit-elle, mais je suis mariée depuis quelques années à Wolf.

– Lazuli n’est pas la même chose, dit Folavril. Je ne veux pas dire qu’il est mieux ; il est tourmenté par autre chose que Wolf ; mais Wolf est tourmenté aussi, ne me dites pas le contraire.

– Oui, dit Lil.

Folavril lui disait à peu près ce que venait de lui dire Wolf et ça lui semblait curieux.

– Tout serait si simple, soupira-t-elle.

– Oui, dit Folavril, mais il y a tant de choses simples, c’est l’ensemble qui devient compliqué, et que l’on perd de vue. Il faudrait pouvoir regarder tout ça de très haut.

– Et alors, dit Lil, on sera effrayé de voir que tout est très simple, mais qu’il n’y a pas de remède et qu’on ne peut pas dissiper l’illusion sur place.

– C’est probable, dit Folavril.

– Que fait-on quand on est effrayé ? dit Lil.

– On fait comme Lazuli, dit Folavril. On a peur et on se sauve.

– Ou une autre fois, on se met en colère, murmura Lil.

– C’est ce qu’on risque, dit Folavril.

Elles se turent.

– Mais que pourrait-on faire pour les intéresser de nouveau à quelque chose ? dit Lil.

– Je fais de mon mieux, dit Folavril. Vous aussi. Nous sommes jolies, nous essayons de les laisser libres, nous essayons d’être aussi bêtes qu’il faut puisqu’il faut qu’une femme soit bête – c’est la tradition – et c’est aussi difficile que n’importe quoi, nous leur laissons notre corps, et nous prenons le leur ; c’est honnête au moins, et ils s’en vont parce qu’ils ont peur.

– Et ils n’ont même pas peur de nous, dit Lil.

– Ça serait trop beau, dit Folavril. Même leur peur, il faut qu’elle vienne d’eux.

Le soleil rôdait autour de la fenêtre et lançait par instants un grand éclair blanc sur le parquet poli.

– Pourquoi est-ce que nous résistons mieux ? demanda Lil.

– Parce que nous avons un préjugé contre nous, dit Folavril et ça nous donne à chacune la force d’un ensemble. Et ils croient qu’on est compliquées à cause de cet ensemble. C’est ce que je vous ai dit.

– Alors ils sont bêtes, dit Lil.

– Ne les généralisez pas, à leur tour, dit Folavril. Ça va les rendre compliqués aussi. Et chacun d’eux ne le mérite pas. Il ne faut jamais penser « les hommes ». Il faut penser « Lazuli » ou « Wolf ». Eux pensent toujours « les femmes », c’est ça qui les perd.

– Où avez-vous péché tout ça ? demanda Lil, étonnée.

– Je ne sais pas, dit Folavril. Je les écoute. D’ailleurs ce que je dis doit être idiot.

– Peut-être, dit Lil, mais c’est clair, en tout cas.

Elles s’approchèrent de la fenêtre. Là-bas, sur l’herbe écarlate, la tache beige du corps de Lazuli faisait un trou en relief. Une bosse, disent certains. Et il y avait Wolf, agenouillé près de lui, une main sur son épaule. Il se penchait vers lui, il devait lui parler.

CHAPITRE XXVIII

C’était un autre jour. Dans la chambre de Lazuli qui sentait bon le bois du nord et la résine, Folavril rêvassait. Lazuli allait revenir.

Au plafond couraient des rainures à peu près parallèles, le fil du bois, taché de nœuds sombres et plus lisses, cirés par le métal de la scie.

Le vent traînait dehors dans la poussière de la route et rôdait à l’entour des haies vives. Il ridait l’herbe écarlate en vagues sinueuses dont la crête écumait de petites fleurs nouvelles. Le lit de Lazuli était frais sous le corps de Folavril. Elle avait retourné la couverture pour que son cou soit au contact du lin de l’oreiller.

Lazuli viendrait. Il s’allongerait près d’elle et passerait son bras derrière ses cheveux blonds. La main droite de Lazuli tiendrait l’épaule qu’elle tâta doucement.

Il était timide.

Des rêves couraient devant Folavril ; au passage, elle y accrochait ses yeux ; paresseuse, elle ne les suivait jamais jusqu’au bout. À quoi bon rêver puisque Lazuli viendrait, qu’il n’était pas un rêve. Folavril vivait réellement. Son sang battait, elle le sentait sous son doigt le long de sa tempe, elle aimait fermer et ouvrir ses mains pour détendre ses muscles. En ce moment même elle n’avait plus conscience de sa jambe gauche, endormie et elle retardait le moment de la remuer parce qu’elle savait la sensation qu’elle éprouverait à ce moment-là et c’était double plaisir que de l’éprouver d’avance.

Le soleil matérialisait l’air en millions de points d’or où dansaient quelques bêtes ailées. Parfois, elles disparaissaient subitement dans un rayon d’ombre vide, comme avalées, et Folavril ressentait chaque fois un petit pincement au cœur. Et puis elle revenait à son rêve et cessait de prêter attention à la danse des paillettes brillantes. Elle entendait les bruits familiers de la maison, des portes, en dessous, qui se fermaient, l’eau que l’on prenait chantait dans les tuyaux, et à travers la porte fermée, elle entendait le claquement irrégulier de la corde que l’on tirait pour ouvrir le vasistas du couloir sonore et qui était agitée par un courant d’air variable.

On sifflait dans le jardin. Folavril bougea sa jambe et sa jambe se recomposa cellule par cellule ; il y eut un moment où le grouillement des cellules fut presque intolérable. C’était délicieux. Elle s’étira avec un petit gémissement de plaisir.

Lazuli monta l’escalier sans se presser et Folavril sentit son cœur se réveiller. Il ne battait pas plus vite – au contraire, il prenait un rythme stable, solide, et puissant. Elle sentait ses joues rosir et soupira de contentement. C’était vivre.

Lazuli toqua à la porte et entra. Il se découpait sur le panneau de vide, avec ses cheveux sablés, ses épaules larges et sa taille mince. Il portait sa combinaison de toile cachou et la chemise ouverte. Ses yeux étaient gris comme le gris métallique de certains émaux, sa bouche bien dessinée avec une petite ombre sous la lèvre inférieure, et les lignes de son cou musclé donnaient au col de sa chemise un mouvement romantique.

Il leva une main et s’appuya au chambranle. Il regardait Folavril étendue sur le lit. Elle souriait, les paupières à demi baissées. Il ne voyait de ses yeux qu’un point brillant sous les cils frisés. Elle avait la jambe gauche pliée en angle soulevant sa robe légère, et Lazuli suivait, troublé, la ligne de l’autre jambe, depuis le petit soulier découpé jusqu’à l’ombre au-delà du genou.

– Bonjour…, dit Lazuli sans faire un pas.

– Bonjour toi, dit Folavril.

Il ne bougeait pas. Les mains de Folavril se portèrent à son collier de fleurs jaunes qu’elles défirent doucement. À bout de bras, sans quitter Lazuli des yeux, elle laissa couler le fil pesant sur le plancher. Maintenant elle enlevait un soulier, sans hâte, tâtonnant un peu autour de la boucle chromée.

Elle s’arrêta et le talon fit un choc léger par terre et elle défit l’autre boucle.

Lazuli respirait plus fort. Fasciné, il suivait les gestes de Folavril. Elle avait des lèvres juteuses et écarlates comme l’ombre à l’intérieur d’une fleur chaude.

Maintenant, elle roulait jusqu’à la cheville un bas aux mailles impalpables, qui se densifia en petit flocon gris. Un second flocon le suivit et tous deux rejoignirent les souliers.

Les ongles des pieds de Folavril étaient laqués de nacre bleue.

Elle portait une robe de soie boutonnée sur le côté de l’épaule au mollet. Elle commença par l’épaule et dégagea deux des boutons. Puis elle revint à l’autre extrémité, libérant trois attaches – une en haut, une en bas, deux de chaque côté. Il en restait une seule, à la ceinture. Les pans de la robe retombaient des deux côtés de ses genoux polis, et à l’endroit de ses jambes où tombait le soleil, on voyait trembler un duvet doré.

Un double triangle de dentelle noire s’accrocha à la lampe de chevet, et il n’y avait plus que le dernier bouton à défaire car le léger vêtement mousseux que Folavril portait encore au terme de son ventre plat faisait partie intégrante de sa personne.

Le sourire de Folavril attira soudain tout le soleil de la chambre. Fasciné, Lazuli s’approcha, les bras ballants, incertain. À ce moment, Folavril se dégagea complètement de sa robe et, comme épuisée resta immobile les bras en croix. Pendant le temps que Lazuli mit à se déshabiller, elle ne fit pas un mouvement, mais ses seins durs, épanouis par leur position de repos érigeaient inexorablement leur pointe rose.

CHAPITRE XXIX

Il s’allongea près d’elle et l’enlaça. Folavril, se tournant sur le côté, lui rendit ses baisers. Elle lui caressait les joues de ses mains fines et ses lèvres suivaient les cils de Lazuli les effleurant de justesse. Lazuli, frémissant, sentait une grande chaleur se fixer dans ses reins et prendre la forme stable du désir. Il ne voulait pas se presser, il ne voulait pas laisser aller toute seule son envie de chair, et il y avait autre chose, une réelle inquiétude qui creusait derrière son front et l’empêchait de s’abandonner. Il fermait les yeux, le doux murmure de la voix de Folavril l’endormait d’un faux sommeil sensuel. Il était étendu sur le flanc droit, elle tournée vers lui. En levant la main gauche, il rencontra le haut de son bras blanc et suivit son bras jusqu’à l’aisselle blonde à peine habillée d’une touffe de crin menu et élastique. En ouvrant les yeux, il vit une perle de sueur transparente et liquide rouler le long du sein de Folavril et se pencha pour la goûter ; elle avait le goût de lavande salée ; il posa ses lèvres sur la peau tendue et Folavril, chatouillée, colla son bras à son côté en riant. Lazuli glissa sa main droite sous les longs cheveux et la saisit par le cou. Les seins pointés de Folavril se nichèrent contre sa poitrine à lui, elle ne riait plus, elle avait la bouche à demi entrouverte et l’air plus jeune encore que d’habitude, comme un bébé qui va s’éveiller.

Au-dessus de l’épaule de Folavril, il y avait un homme, l’air triste, et qui regardait Lazuli.

Il ne bougea pas. Sa main chercha doucement derrière lui. Le lit était bas et il put atteindre son pantalon tombé tout près. Attaché à la ceinture, il trouva le poignard court dont la lame portait une profonde cannelure, son poignard de quand il était scout.

Des yeux, il ne quittait pas l’homme. Folavril immobile soupirait, ses dents brillaient entre ses lèvres offertes. Lazuli dégagea son bras droit. L’homme ne remuait pas, il était debout près du lit, de l’autre côté de Folavril. Lentement, sans le perdre de vue, Lazuli s’agenouilla et fit passer son couteau dans sa bonne main. Il transpirait, des gouttelettes apparurent sur ses tempes et sur sa lèvre supérieure. Ses yeux le piquaient à cause de la sueur. D’un geste vif de la main gauche, il crocha le col de l’homme et le coucha sur le lit. Il se sentait une force sans limites. L’homme restait inerte, comme un cadavre, et à de certains indices Lazuli sentit qu’il allait se dissoudre dans l’air, s’évanouir sur place. Alors, sauvagement, il le poignarda au cœur, par-dessus le corps de Folavril qui murmurait des mots de calme. Son geste fit un bruit sourd, comme un choc sur un tonneau de sable et la lame pénétra jusqu’à la garde, imprimant le tissu dans la blessure. Lazuli retira l’arme – un sang gluant se figeait déjà sur la lame. Lazuli l’essuya au revers du veston de l’homme.

Reposant son couteau à portée, il poussa le corps inerte jusqu’à l’autre bord du lit. Le cadavre glissa sur le tapis, sans bruit. Lazuli passa son avant-bras droit sur son front ruisselant. Il avait dans tous ses muscles une puissance sauvage prête à bouillir. Il éleva sa main devant ses yeux pour voir si elle tremblait. Elle était dure et tranquille comme une main d’acier.

Dehors, le vent commençait à se lever. Des tourbillons de poussière montaient obliquement du sol et couraient sur les herbes. Le vent s’accrochait aux poutres et aux angles du toit, et à chaque endroit, laissait vivre une petite plainte hululée, une effilure sonore. La fenêtre du couloir claquait sans prévenir. Devant le bureau de Wolf, l’arbre s’agitait et bruissait incessamment.

Dans la chambre de Lazuli, tout était calme. Le soleil tournait peu à peu et commençait à libérer les couleurs d’une image au-dessus de la commode. Une jolie image, la coupe d’un moteur d’avion avec le vert pour l’eau, le rouge pour l’essence, le jaune pour les gaz brûlés et le bleu pour l’air d’admission. À l’endroit de la combustion, la superposition du rouge et du bleu donnait un beau pourpre couleur de foie cru.

Les yeux de Lazuli se reposèrent sur Folavril. Elle avait cessé de sourire. Elle avait l’air d’un enfant frustré sans motif.

Le motif gisait dans la ruelle, saignant un sang épais par une fente noire à la hauteur du cœur. Lazuli, délivré, se pencha sur Folavril. Il posa un baiser imperceptible sur son cou de profil et ses lèvres descendirent le long de l’épaule offerte, gagnèrent le flanc à peine ondulé par la place des côtes, plongèrent au creux de la taille et remontèrent sur la hanche. Folavril, couchée sur le flanc gauche, se laissa soudain aller sur le dos et la bouche de Lazuli s’appuyait à la ligne de l’aine ; sous la peau transparente, une veine faisait une fine ligne bleue, estompée. Les mains de Folavril saisirent la tête de Lazuli et la guidèrent – mais déjà Lazuli rompait le contact et se redressait, sauvage.

Au pied du lit, debout devant lui, il y avait un homme, vêtu de sombre, l’air triste, et qui les regardait.

Se ruant sur le poignard, Lazuli bondit et frappa. Au premier coup, l’homme ferma les yeux. Ses paupières tombèrent net comme des couvercles de métal. Il restait debout ; il fallut que Lazuli lui plongeât une seconde fois sa lame entre les côtes pour que le corps oscille et s’écroule au pied du lit comme une drisse cassée.

Son poignard à la main, nu, Lazuli considérait le cadavre lugubre avec une grimace de haine et de rage. Il n’osa pas lui donner un coup de pied.

Folavril, assise sur le lit, regarda Saphir avec inquiétude. Ses cheveux blonds rejetés d’un côté cachaient à moitié sa figure et elle penchait la tête de l’autre côté, pour voir mieux.

– Viens, dit-elle à Lazuli en lui tendant une main, viens, laisse ça, tu te feras du mal.

– Ça en fait deux de moins, dit Lazuli.

Il avait la voix plate qu’on a dans un rêve.

– Calme-toi, dit Folavril. Il n’y a rien. Je t’assure. Il n’y a plus rien. Détends-toi. Viens près de moi.

Lazuli baissa le front d’un air découragé. Il vint s’asseoir près de Folavril.

– Ferme les yeux, dit-elle. Ferme les yeux et pense à moi… et prends-moi, maintenant, prends-moi, je t’en prie, j’ai trop envie de toi. Saphir, mon chéri.

Lazuli gardait à la main son poignard. Il le posa derrière l’oreiller et, renversant Folavril, se glissa vers elle. Elle s’attachait à lui comme une plante blonde et murmurait des mots pour le calmer.

Il n’y avait plus que le bruit de leurs respirations mêlées dans la chambre, et la plainte du vent qui geignait au-dehors et giflait les arbres à grandes claques sèches. Maintenant, le soleil se voilait par moments de nuages rapides, chassés les uns contre les autres comme des grévistes par la police.

Les bras de Lazuli enserraient étroitement le torse nerveux de Folavril. En ouvrant les yeux, il vit contre sa chair, les seins de Folavril gonflés par leur étreinte et la ligne d’ombre qu’ils faisaient entre eux, une ligne arrondie et moite.

Une autre ombre le fit tressaillir. Le soleil revenu subitement, découpait en noir contre la fenêtre la silhouette d’un homme vêtu de sombre, l’air triste, et qui le regardait.

Lazuli gémit doucement et serra plus fort la fille dorée. Il voulait refermer ses paupières, mais elles refusèrent d’obéir. L’homme ne bougeait pas. Indifférent, à peine réprobateur, il attendait.

Lazuli lâcha Folavril. Il tâtonna derrière l’oreiller et retrouva son couteau. Soigneusement, il visa, le lança.

L’arme se planta d’un jet dans le cou blême de l’homme. Le manche ressortait et du sang se mit à couler. Impassible, l’homme restait là. Lorsque le sang atteignit le parquet, il chancela et tomba d’un bloc. Au moment où il prit contact avec le sol, le vent gémit plus fort et couvrit le bruit de la chute, mais Lazuli sentit la vibration du parquet. Il s’arracha aux bras de Folavril qui voulaient le retenir et, titubant, se dirigea vers l’homme. D’un geste brutal, il retira le couteau de la plaie.

Lorsqu’il se retourna, grinçant des dents, il vit, à sa gauche, un homme sombre identique aux trois autres. Le poignard levé, il se jeta sur lui. Cette fois, il le frappa d’en haut, lui plongeant sa lame entre les deux épaules. Et, à ce moment, un homme surgit à sa droite, puis un autre devant lui.

Folavril, assise sur le lit, les yeux agrandis par l’horreur, tenait sa bouche pour rester calme. Lorsqu’elle vit Lazuli retourner son arme contre lui et se fouiller le cœur elle se mit à hurler. Saphir s’abattit sur les genoux. Il faisait un effort pour relever la tête et sa main, rouge jusqu’au poignet, mit son empreinte sur le parquet nu. Il grognait comme une bête et sa respiration faisait un bruit d’eau. Il voulut dire quelque chose et se mit à tousser. Du sang éclaboussait le sol à chaque quinte, en milliers de points écarlates. Il eut une sorte de sanglot qui tira le coin de sa bouche vers le bas, et son bras céda. Il s’effondra. Le manche du couteau heurta le sol de front et la lame bleue ressortit dans son dos nu, soulevant la peau avant de la crever. Il ne bougeait plus.

Alors, d’un coup, tous les cadavres furent visibles pour Folavril. Il y avait le premier, étendu le long du sommier, il y avait celui qui dormait au pied, celui de la fenêtre avec sa plaie affreuse au cou… et chaque fois elle lisait la même plaie sur le corps de Lazuli. Il avait tué le dernier homme d’un coup de couteau dans l’œil et lorsqu’elle se jeta sur son ami pour le ranimer, elle vit que son œil droit n’était plus qu’un cloaque noir.

Dehors il se faisait maintenant une grande rumeur vague sous un jour blême d’avant l’orage.

Folavril se taisait. Sa bouche tremblait comme si elle avait froid. Elle se leva, se rhabilla machinalement. Ses yeux ne quittaient pas les cadavres dans la pièce, tous pareils. Elle regarda mieux.

Un des hommes sombres, à plat ventre, se trouvait à peu près dans la même position que Lazuli et leurs deux profils paraissaient curieusement semblables. Le même front, le même nez. Le chapeau de l’homme avait roulé par terre, découvrant une chevelure pareille. Folavril sentait son esprit s’en aller. Elle pleurait sans bruit, de tous ses yeux, elle n’osait plus bouger. Tous les hommes étaient identiques à Lazuli. Et puis le corps du premier mort parut moins net. Les contours s’adoucirent dans une brume foncée. La métamorphose s’accéléra. Devant elle, le corps se mit à se dissoudre. Les habits noirs s’effilochèrent en traînées d’ombre. Avant qu’il disparaisse, elle eut le temps de voir que le corps de l’homme était bien le même que celui de Lazuli mais il fondait, et la fumée grise filait au ras du plancher, filait par les fentes de la fenêtre. Déjà la transformation du second cadavre avait commencé. Folavril, terrassée par la crainte, attendait sans un geste. Elle osa regarder Lazuli. Sur sa peau brûlée, les plaies disparaissaient une à une à mesure que les hommes, un à un, se transformaient en brouillard.

Lorsqu’il n’y eut plus dans la chambre que Folavril et Lazuli, le corps de ce dernier était redevenu jeune et beau dans la mort comme il l’avait été de son vivant. Son visage était détendu, intact. L’œil droit brillait, terne, sous les longs cils baissés. Seul, un petit triangle d’acier bleu marquait le dos puissant d’une tache insolite.

Folavril fit un pas vers la porte. Rien ne bougea. Une dernière trace de vapeur grise se glissa, insinuante, sur l’appui de la fenêtre. Alors, elle courut vers la porte, l’ouvrit et la referma en un instant, et se précipita dans le couloir, vers l’escalier. À ce moment, le vent se déchaîna dehors, avec un coup de tonnerre terrible et une pluie lourde, brutale, qui sonnait contre les tuiles. Il y eut un grand éclair, le tonnerre de nouveau, Folavril descendit l’escalier en courant, elle atteignit la chambre de Lil et entra. Là, elle ferma les yeux. Il venait d’y avoir une lueur plus forte que toutes les autres, suivie immédiatement d’un éclat de bruit presque intolérable. La maison trembla sur sa base comme si un poing formidable venait de s’abattre sur le toit. Et tout d’un coup, le silence total régna, lui laissant les oreilles bourdonnantes comme lorsqu’on a plongé dans une eau trop profonde.

CHAPITRE XXX

Maintenant, Folavril reposait sur le lit de son amie. Lil, assise près d’elle, la regardait avec une pitié tendre. Folavril pleurait encore un peu, reniflant à gros sanglots oppressants et tenait la main de Lil.

– Qu’est-ce qu’il y a eu ? dit Lil. Ce n’est qu’un orage. Folle, il ne faut pas prendre ça au tragique.

– Lazuli est mort…, dit Folavril.

Et ses larmes s’arrêtèrent. Elle s’assit sur le lit. Elle avait des yeux vagues, l’air de ne pas comprendre.

– Allons, dit Lil. Ce n’est pas possible.

Elle éprouvait un ralentissement général de tous les réflexes. Lazuli n’était pas mort, Folavril devait se tromper.

– Il est mort, là-haut, dit Folavril. Couché par terre, nu, avec la lame qui sort de son dos. Et tous les autres sont partis.

– Quels autres ? dit Lil.

Est-ce que Folavril délirait ou non ? Sa main n’était pas si chaude.

– Les hommes en noir, dit Folavril. Il a essayé de les tuer, tous, et quand il a vu qu’il ne pouvait pas, il s’est tué lui-même. Et moi à ce moment-là, je les ai vus. Et mon Lazuli, je croyais qu’il était fou… mais je les ai vus, Lil, je les ai vus quand il est tombé.

– Comment étaient-ils ? demanda Lil.

Elle n’osait pas parler de Lazuli. Lazuli encore là-haut avec cette lame. Mort. Elle se leva sans attendre la réponse.

– Il faut y aller…, dit-elle.

– Je n’ose pas…, dit Folavril. Ils ont fondu… comme une fumée, et ils étaient tous pareils à Lazuli. Tous pareils.

Lil haussa les épaules.

– C’est de l’enfantillage, dit-elle. Qu’est-ce qu’il y a eu ? Vous n’avez pas voulu de lui, et alors il s’est tué… C’est ça ?

Folavril la regarda, stupéfaite.

– Oh ! Lil ! dit-elle en se remettant à pleurer.

Lil se leva.

– On ne peut pas le laisser tout seul là-haut, murmura-t-elle. Il faut le descendre.

Folavril se leva à son tour.

– Je viens avec vous.

Lil était hébétée et vague.

– Lazuli n’est pas mort, murmura-t-elle. On ne meurt pas comme ça.

– Il s’est tué…, dit Folavril. Et j’aimais tellement quand il m’embrassait.

– La pauvre gosse, dit Lil.

– Ils sont trop compliqués, dit Folavril. Oh, Lil, je voudrais tellement que ça ne soit pas arrivé, qu’on soit hier… ou juste avant, quand il me tenait… Oh… Lil…

Elle suivait Lil qui ouvrait la porte et sortit. Elle écouta, puis délibérément monta l’escalier. En haut, il y avait la chambre de Folavril à gauche et celle de Lazuli à droite. Il y avait la chambre de Folavril… Là à gauche… et il y avait…

– Folavril, dit Lil, qu’est-ce qui s’est passé ?

– Je ne sais pas, dit Folavril en s’accrochant à elle.

À l’endroit où s’était trouvée la chambre de Lazuli, il ne restait plus rien que le toit de la maison, maintenant en contrebas du couloir qui ressemblait à une loggia.

– La chambre de Lazuli ? demanda Lil.

– Je ne sais pas, dit Folavril. Lil, je ne sais pas. Je veux m’en aller. Lil j’ai peur.

Lil ouvrit la porte de l’appartement de Folavril. Rien n’avait bougé ; la coiffeuse, le lit, le placard. L’ordre, et le léger parfum de jasmin. Elles ressortirent. Du couloir, on voyait maintenant les tuiles de la moitié du toit, il y en avait une un peu cassée dans la sixième rangée.

– C’est la foudre…, dit Lil. C’est la foudre qui a volatilisé Lazuli et sa chambre.

– Non, dit Folavril.

Maintenant, ses yeux étaient secs. Elle se raidit.

– Ça a toujours été comme ça…, se força-t-elle à dire. Il n’y avait pas de chambre, et Lazuli n’existe pas. Et je n’aime personne. Et je veux m’en aller, Lil, il faut venir avec moi.

– Lazuli…, murmura Lil, abasourdie.

Frappée de stupeur, elle redescendit l’escalier. En ouvrant la porte de sa chambre, elle osait à peine toucher la poignée, de peur que tout ne se réduise en ombre. En passant devant la fenêtre, elle frissonna.

– Cette herbe rouge, dit-elle, c’est sinistre.

CHAPITRE XXXI

Arrivé au bord de l’eau, Wolf respira profondément l’air salé et s’étira. À perte de vue, l’Océan s’étendait, mobile, calme, et le sable plat. Wolf acheva de se déshabiller et entra dans la mer. Elle était chaude et délassante, et sous ses pieds nus, c’était comme un velours gris-beige. Il entra. La grève s’abaissait insensiblement en pente douce, et il lui fallut avancer longtemps pour avoir de l’eau jusqu’aux épaules. Elle était pure et transparente ; il voyait ses pieds blancs plus gros qu’en réalité, et les petits nuages de sable soulevés par ses pas. Et puis il se mit à nager, la bouche à demi ouverte pour goûter le sel brûlant, plongeant, de temps en temps, afin de se sentir tout entier dans l’eau. Il s’ébattit longuement et revint vers le rivage. Maintenant, à côté de ses vêtements il y avait deux formes noires, immobiles sur de grêles pliants aux pieds jaunes. Comme elles lui tournaient le dos, il n’eut pas honte de sortir nu et s’approcha d’elles pour se rhabiller. Lorsqu’il fut décent, comme averties par un instinct secret, les deux vieilles dames se retournèrent. Elles portaient des chapeaux informes de paille noire et des châles décolorés comme en ont les vieilles dames au bord de la mer. Chacune tenait un sac à ouvrage au point de croix avec un fermoir en simili écaille blonde. La plus vieille avait des bas de coton blanc dans des gamiroles éculées, genre Charles IX en cuir gris sale. L’autre était chaussée de vieilles espadrilles et sous ses bas de fil noir, on voyait la trace de bandages à varices. Entre elles deux, Wolf aperçut une petite plaque de cuivre gravée. Celle aux souliers plats s’appelait Mademoiselle Héloïse et l’autre Mademoiselle Aglaé. Elles avaient des pince-nez d’acier bleu.

– Vous êtes Monsieur Wolf ? dit Mademoiselle Héloïse.

– Nous sommes chargées de vous interroger.

– Oui, approuva Mademoiselle Aglaé, de vous interroger.

Wolf fit un gros effort de mémoire pour se rappeler le plan, qui lui sortait un peu de l’esprit, et frémit d’horreur.

– De… de m’interroger sur l’amour ?

– Parfaitement, dit Mademoiselle Héloïse, nous sommes des spécialistes.

– Des spécialistes, conclut Mademoiselle Aglaé.

Elle s’aperçut, à temps, qu’on voyait un peu trop ses chevilles et tira pudiquement sa robe.

– Je ne peux rien vous dire…, murmura Wolf… jamais je n’oserai…

– Oh, dit Héloïse, nous pouvons tout entendre.

– Tout ! assura Aglaé.

Wolf regarda le sable, la mer et le soleil.

– On ne va pas parler de ça sur cette plage, dit-il.

C’est pourtant sur une plage qu’il avait éprouvé un de ses premiers étonnements. Il passait, avec son oncle, devant les cabines et une jeune femme était sortie. Wolf ne trouvait pas normal de regarder une femme d’au moins vingt-cinq ans, mais son oncle s’était retourné avec complaisance en faisant une remarque sur la beauté des jambes de la personne.

– À quoi vois-tu ça ? demanda Wolf.

– Ça se voit, dit l’oncle.

– Je suis incapable de m’en rendre compte, dit Wolf.

– Tu verras, dit l’oncle, plus tard, tu pourras.

C’était inquiétant. Peut-être qu’un jour, en se réveillant, on saurait dire : celle-ci a de jolies jambes, pas celle-là. Et que ressentait-on, à passer de la catégorie de ceux qui ne savent pas à celle de ceux qui savent ?

– Voyons ? dit la voix de Mademoiselle Aglaé le ramenant au présent, vous avez toujours aimé les petites filles quand vous aviez vous-même leur âge.

– Elles me troublaient, dit Wolf. J’aimais bien toucher leurs cheveux et leur cou. Je n’osais pas aller plus loin. Tous mes amis m’ont assuré qu’à partir de dix ou douze ans ils savaient ce que c’était qu’une fille ; je devais être spécialement arriéré, ou alors j’ai manqué d’occasion.

Mais je crois que même si j’en avais eu envie je me serai volontairement abstenu.

– Et pourquoi ? demanda Mademoiselle Héloïse. Wolf réfléchit un peu.

– Écoutez, dit-il, j’ai peur de me perdre dans tout cela. Si vous le voulez bien, je vais y penser quelques instants.

Elles attendirent patientes. Mademoiselle Héloïse tira de son sac une boîte de pastilles vertes dont elle offrit une à Aglaé qui la prit. Wolf déclina.

– Voici dans l’ensemble, dit Wolf, comment ont évolué les rapports avec elles jusqu’à l’époque où je me suis marié. À l’origine, j’ai toujours eu le désir… sans doute, je ne me rappelle pas la première fois que je fus amoureux… cela doit remonter très loin… j’avais cinq ou six ans et je ne me souviens plus qui c’était… une dame en robe de soirée que j’avais entrevue pendant une réception chez mes parents.

Il rit.

– Je ne me suis pas déclaré ce soir-là, dit-il. Pas plus que les autres fois. Et bien d’autres fois pourtant je les ai désirées… j’étais difficile, je crois, mais certains détails me fascinaient. La voix, la peau, les cheveux… C’est très joli, une femme.

Mademoiselle Héloïse toussota et Mademoiselle Aglaé prit, elle aussi un air modeste.

– Les seins me touchaient également de façon extrême, dit Wolf. Pour le reste, mon… éveil sexuel, disons, ne se produisit que vers quatorze à quinze ans. Malgré les conversations crues avec les copains du lycée, mes connaissances restaient fort vagues… je… vous savez que ça me gêne, Mesdemoiselles…

Héloïse eut un geste rassurant.

– Nous pouvons vraiment tout entendre, dit-elle, je vous le répète.

– Nous avons été infirmières…, ajouta Aglaé.

– Alors, je continue, dit Wolf. J’avais surtout envie de me frotter à elles, de toucher leur poitrine, leurs fesses. Pas tellement leur sexe. J’ai rêvé de très grosses femmes sur lesquelles j’aurais été comme sur un édredon. J’ai rêvé de femmes très fermes, de négresses. Oh, je suppose que tous les garçons ont passé par là. Mais le baiser jouait dans mes orgies imaginaires un rôle plus important que l’acte proprement dit… j’ajoute que j’envisageais pour le baiser un champ d’action fort large.

– Bien, bien, dit rapidement Aglaé, voici un point acquis, vous aimiez les femmes. Et comment cela s’est-il traduit ?

– N’allons pas si vite, protesta Wolf. Pour me freiner… que de choses…

– Tant de choses que cela ? dit Héloïse.

– C’est fou, soupira Wolf. Et que de choses idiotes… des choses vraies… et des prétextes. Ceux-ci d’abord. Mes études, par exemple… je me disais qu’elles étaient plus importantes.

– Le croyez-vous encore ? dit Aglaé.

– Non, répondit Wolf, mais je ne m’illusionne pas. Si j’avais négligé mes études, je regretterais leur absence autant que je regrette maintenant de leur avoir donné trop de mon temps. Puis l’orgueil.

– L’orgueil ? demanda Héloïse.

– Lorsque je vois une femme qui me plaît, dit Wolf, jamais il ne me viendra à l’idée de le lui dire. Car je considère que si j’ai envie d’elle quelqu’un d’autre a dû en avoir envie avant moi… et j’ai horreur de prendre la place de quelqu’un qui est sans doute aussi aimable que moi.

– Où voyez-vous l’orgueil ? dit Aglaé. Mon cher jeune homme, il n’y a là que modestie.

– Je comprends ce qu’il veut dire, expliqua Héloïse. Quelle idée en effet de vous dire que si vous la trouvez bien, les autres la trouvent bien aussi… c’est là ériger votre jugement en loi universelle et accorder à votre goût un brevet de perfection.

– Je me le disais donc, admit Wolf, et je pensais malgré tout que mon jugement était aussi bon que celui d’un autre.

– Vous vous y complaisiez, dit Héloïse.

– C’est ce que je vous ai dit, répondit Wolf.

– Et quel procédé bizarre, continua Héloïse. N’était-il pas plus simple, lorsqu’une femme vous plaisait, de le lui dire franchement ?

– Nous touchons là au troisième de mes motifs-prétextes à retenue, dit Wolf. Si je rencontre une femme qui me tente, mon premier réflexe me pousse à lui parler franchement, en effet. Mais supposez que je lui dise : « Voulez-vous faire l’amour avec moi ? » Combien de fois répondra-t-elle avec la même franchise ? Que sa réponse soit « Moi aussi » ou « Pas moi », ce serait si simple – mais elles répondent par un faux-fuyant… une bêtise… ou elles jouent les prudes… ou elles rient.

– Si une femme demande la même chose à un homme, protesta Aglaé, est-il plus honnête ?

– Un homme accepte toujours, dit Wolf.

– Bon, dit Héloïse, mais ne confondez pas la franchise et la brutalité… votre façon de vous exprimer est un peu… cavalière, dans votre exemple.

– Je vous assure, dit Wolf, qu’à la même question exprimée avec la même netteté mais sous des formes plus polies qui vous paraissent y manquer, la réponse n’est jamais nette.

– Il faut être galant !… minauda Aglaé.

– Écoutez, dit Wolf, jamais je n’ai abordé une inconnue – qu’elle en ait envie ou non – parce que je trouve qu’elle avait aussi bien que moi le droit de choisir, d’une part, et parce que j’ai toujours eu horreur de faire la cour à une personne selon le processus éprouvé qui consiste à lui parler du clair de lune, du mystère de son regard et de la profondeur de son sourire. Moi, que voulez-vous, je pensais à ses seins, à sa peau – ou je me demandais si, déshabillée, c’était une vraie blonde. Quant à être galant… si on admet l’égalité de l’homme et de la femme, la politesse suffit et l’on n’a pas de raison de traiter une femme plus poliment qu’un homme. Non, elles ne sont pas franches.

– Comment seraient-elles aussi directes dans une société qui les brime ? dit Héloïse.

– Vous êtes insensé, renchérit Aglaé. Vous voulez les traiter comme elles devraient être traitées si elles n’étaient conditionnées par des siècles d’esclavage.

– Possible qu’elles soient pareilles aux hommes, dit Wolf, et c’est ce que je croyais lorsque je désirais qu’elles choisissent comme moi, mais elles sont habituées hélas, à d’autres méthodes, et cet esclavage, elles n’en sortiront jamais si elles ne commencent pas à se conduire autrement.

– Celui qui commence quelque chose a toujours bien du mal, dit Aglaé, sentencieuse ; vous l’avez vérifié en essayant de les traiter comme vous le fîtes – et vous aviez raison.

– Oui, dit Wolf, mais les prophètes ont toujours tort d’avoir raison : la preuve en est qu’on les écharpe.

– Reconnaissez, dit Héloïse, que, malgré une dissimulation peut-être réelle mais excusable, je vous le répète, toutes les femmes sont assez franches pour vous faire comprendre que vous leur plaisez lorsque c’est le cas…

– Et comment ça ? dit Wolf.

– Par leurs regards, dit Héloïse, langoureuse.

Wolf ricana sèchement.

– Excusez-moi, répondit-il, mais, de ma vie, je n’ai pu lire quoi que ce soit dans un regard.

Aglaé le regarda avec sévérité.

– Dites que vous n’avez pas osé, répondit-elle, méprisante. Ou que vous avez eu peur.

Wolf troublé, la regarda. La vieille fille lui parut soudain légèrement inquiétante.

– Naturellement, dit-il avec effort. J’allais y arriver.

Il soupira.

– Encore une chose que je dois à mes parents, dit-il, la crainte des maladies. Oui, ma terreur d’attraper quelque chose n’avait d’égal que mon envie de coucher avec toutes les filles qui me plaisaient. Certes, je m’endormais et je m’aveuglais de ces motifs-prétextes dont je vous ai parlé : mon désir de ne pas négliger mon travail, ma crainte de m’imposer, ma répugnance à faire la cour selon des méthodes méprisables à des femmes que j’aurais aimé traiter avec franchise – mais le vrai fond de tout cela était une peur profonde due aux légendes dont on m’avait bercé sous couvert d’esprit large en m’apprenant, dès mon adolescence, tout ce que je risquais.

– Il s’ensuivit ? dit Héloïse.

– Il s’ensuivit que je restais chaste malgré mes désirs, dit Wolf, et qu’au fond, comme lorsque j’avais sept ans, mon corps faible était content d’interdictions dont il s’accommodait et contre lesquelles mon esprit faisait semblant de lutter.

– Vous avez été le même en tout…, dit Aglaé.

– À la base, dit Wolf, les corps physiques sont à peu près semblables, avec des réflexes et des besoins identiques – il s’y ajoute une somme de conceptions qui résultent du milieu et qui s’accordent plus ou moins avec les besoins et réflexes en question. On peut certes tenter de modifier ces conceptions acquises. On y arrive parfois, mais il y a un âge où le squelette moral aussi cesse d’être malléable.

– Allons, dit Héloïse, vous devenez sérieux, racontez-nous votre première passion…

– C’est bête, ce que vous me demandez là, remarqua Wolf. Vous comprenez que dans ces conditions, je ne pouvais pas éprouver de passion. Par le jeu de mes interdits et de mes idées fausses, je fus amené d’abord à une sélection plus ou moins consciente de mes flirts dans un milieu « convenable » – dont les conditions d’éducation correspondaient plus ou moins aux miennes – de la sorte, je tombais presque à coup sûr sur une fille saine, peut-être vierge, et dont je pouvais me dire qu’elle était épousable en cas de bêtise… toujours ce vieux besoin de sécurité inculqué par mes parents : un chandail en plus ne peut pas faire de mal. Voyez-vous, pour qu’il y ait passion, c’est-à-dire réaction explosive, il faut que l’union soit brutale, que l’un des corps soit très avide de ce dont il est privé et que l’autre possède en très grande quantité.

– Mon cher jeune homme, dit Aglaé en souriant, j’ai été professeur de chimie et je vous ferai remarquer qu’il peut y avoir des réactions en chaîne, qui partent très doucement, et s’alimentant elles-mêmes, peuvent se terminer de façon violente.

– Mes principes constituaient un solide ensemble d’anticatalyseurs, dit Wolf en souriant à son tour. Pas de réaction en chaîne non plus dans ce cas-là.

– Alors, pas de passion ? dit Héloïse, visiblement déçue.

– J’ai rencontré des femmes, dit Wolf, pour qui j’aurais pu en éprouver ; avant mon mariage, le réflexe de crainte a joué. Après, c’était pure veulerie… j’avais un motif de plus… la crainte de faire de la peine. C’est beau, hein ? Ça faisait sacrifice. À qui ? Pour qui ? Qui en profitait ? Personne. En réalité, ce n’était pas sacrifice, mais solution facile.

– C’est vrai, dit Aglaé. Votre femme. Racontez.

– Oh, oh, écoutez, dit Wolf, après ce que je vous ai dit, il est bien facile de déterminer les conditions de mon mariage et ses caractéristiques…

– C’est facile, dit Aglaé, mais nous aimerions que vous le fissiez vous-même. C’est pour vous que nous sommes là.

– Bon, dit Wolf. Voilà. Les causes ? Je me suis marié parce que j’avais besoin d’une femme physiquement ; parce que ma répugnance à mentir et à faire la cour m’obligeait à me marier assez jeune pour plaire physiquement, parce que j’en avais trouvé une que je pensais aimer et dont le milieu, les opinions, les caractéristiques, étaient convenables. Je me suis marié presque sans connaître les femmes – résultat de tout cela ? Pas de passion, l’initiation lente d’une femme trop vierge, la lassitude de ma part… au moment où elle a commencé à s’y intéresser, j’étais trop fatigué pour la rendre heureuse ; trop fatigué d’avoir attendu les émotions violentes que j’espérais au mépris de toute logique. Elle était jolie. Je l’aimais bien, je lui voulais du bien. Ce n’est pas suffisant. Et maintenant, je ne dirai plus rien.

– Oh ! protesta Héloïse. C’est si joli, de parler d’amour.

– Oui, peut-être, dit Wolf. Vous êtes très gentilles, en tout cas, mais réflexion faite, je trouve choquant de raconter tout ça à des demoiselles. Je vais aller me baigner. Je vous présente mes hommages.

Il se retourna et s’en fut retrouver la mer. Il plongea profondément vers le large, ouvrant les yeux dans l’eau troublée par le sable.

Lorsqu’il revint à lui, il était seul au milieu de l’herbe rouge du Carré. Derrière lui, la porte de la cage béait, sinistre.

Pesamment, il se leva, quitta son équipement et le rangea dans le placard près de la cage. Rien de ce qu’il avait vu ne restait dans sa tête. Il était ivre, comme déséquilibré. Pour la première fois, il se demanda si l’on pouvait continuer à vivre après avoir détruit tous ses souvenirs. Ce ne fut qu’une idée fugace, qui le traversa l’espace d’un instant. Combien de séances lui faudrait-il encore ?…

CHAPITRE XXXII

Il eut vaguement conscience d’un remue-ménage du côté de la maison lorsque le toit se souleva pour retomber un peu plus bas. Il marchait sans penser à rien, sans rien voir. Il éprouvait seulement une impression d’attente. Quelque chose allait se passer, bientôt.

En arrivant tout près de la maison, il remarqua son aspect étrange, et la disparition de la moitié du second étage.

Il entra. Lil était là, elle s’occupait à des choses sans importance. Elle venait de descendre.

– Que se passe-t-il ? demanda Wolf.

– Tu as vu…, dit Lil d’une voix basse.

– Où est Lazuli ?

– Il n’y a plus rien, dit Lil. Sa chambre est partie avec lui, c’est tout.

– Et Folavril ?

– Elle se repose dans la nôtre. Ne la dérange pas, elle a été très frappée.

– Lil, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? dit Wolf.

– Oh, je ne sais pas, dit Lil. Tu demanderas à Folavril quand elle sera en état de te répondre.

– Mais elle ne t’a rien dit ? insista Wolf.

– Si, dit Lil, mais je n’ai rien compris. Probablement, je suis bête.

– Mais non, dit Wolf poliment.

Il se tut quelques instants.

– C’est encore son bonhomme qui le regardait, dit-il. Alors il s’est énervé et il s’est disputé avec elle ?

– Non, dit Lil. Il s’est battu avec lui, et il a fini par se blesser lui-même en tombant sur son couteau. Folavril prétend qu’il s’est donné des coups volontairement, mais c’est sûrement un accident. Il paraît qu’il y avait des tas d’hommes, et tous pareils à lui, et qu’ils ont disparu quand il est mort. Une histoire à dormir debout.

– On est tous debout, dit Wolf ; il faut bien en profiter pour quelque chose. Dormir par exemple.

– Et la foudre est tombée sur sa chambre, dit Lil, et tout a disparu avec lui.

– Folavril n’y était donc pas ?

– Elle venait de descendre pour chercher du secours, dit Lil.

Wolf réfléchit, la foudre a des effets bizarres.

– La foudre a des effets étranges, dit-il.

– Oui, dit Lil.

– Je me rappelle, dit Wolf, un jour que je chassais le renard, il y a eu un orage, et le renard s’est transformé en ver de terre.

– Ah…, dit Lil pas intéressée.

– Et une autre fois, dit Wolf, sur une route, un homme a été entièrement déshabillé et peint en bleu. En plus sa forme avait été modifiée. On aurait cru une voiture. Et quand on montait dedans, elle marchait.

– Oui, dit Lil.

Wolf se tut. Plus de Lazuli. Il fallait monter tout de même, ça ne changerait rien à rien. Lil avait étendu une nappe sur la table, elle ouvrait le buffet pour mettre le couvert. Elle prit des assiettes et des verres et les disposa.

– Donne-moi le grand saladier de cristal, dit-elle.

C’était une vaisselle à laquelle Lil tenait énormément. Une grande chose claire et travaillée, assez lourde.

Wolf se baissa et prit le saladier. Lil finissait de poser les verres. Il leva le saladier entre ses yeux et la fenêtre pour voir les spectres multicolores. Et puis ça l’ennuyait et il le lâcha. Le saladier tomba sur le sol et se réduisit en poussière blanche crissante, avec une note aiguë.

Lil, figée, regarda Wolf.

– Ça m’est égal, dit-il. Je l’ai fait exprès, et je vois que ça m’est égal. Même si ça t’ennuie. Je sais que ça t’ennuie beaucoup, et malgré ça, je ne sens rien. Alors je m’en vais. Il est temps.

Il sortit sans se retourner. Le haut de son buste passa devant la fenêtre.

Lil, l’âme engourdie, ne fit pas un geste pour le retenir. En elle se cristallisait soudain une compréhension lucide. Elle allait quitter la maison avec Folavril. Elles s’en iraient sans personne.

– En réalité, dit-elle à haute voix, ils ne sont pas faits pour nous. Ils sont faits pour eux. Et nous pour rien.

Elle laisserait Marguerite, la bonne, pour s’occuper de Wolf.

S’il revenait.

CHAPITRE XXXIII

 

Aussitôt que la porte de la cage se referma sur lui, Wolf sentit une angoisse terrible l’étreindre ; il haletait ; l’air durci pénétrait à peine dans ses poumons avides et un cercle de fer lui étreignait les tempes. Des filaments légers lui passèrent sur la figure et, brusquement, il se trouvait dans l’eau chargée de sable de la plage. Au-dessus de lui, il vit la membrane bleue de l’air, nagea désespérément ; une silhouette gainée de soie blanche le frôla. Par un réflexe élémentaire, il passa sa main sur ses cheveux avant de remonter. Il émergea, ruisselant, à bout de souffle, et devant lui, vit le sourire et les cheveux frisés d’une fille brune à qui le soleil avait fait un teint d’or foncé. Elle nageait, à brassées rapides, vers le rivage – il fit demi-tour et la suivit. – Il s’aperçut que les deux vieilles dames n’étaient plus là. Cependant, à quelque distance, au milieu de la plage, s’élevait une petite guérite qu’il n’avait pas remarquée auparavant. Il s’en occuperait plus tard. Il reprit pied sur le sol jaune et s’approcha de la fille. Elle était agenouillée sur le sable et dénouait dans son dos le lien de son maillot pour prendre plus de soleil. Wolf se laissa choir à côté d’elle.

– Où est votre plaque de cuivre ? demanda-t-il.

Elle tendit son bras gauche.

– Je la porte au poignet, dit-elle. C’est moins officiel. Je m’appelle Carla.

– Vous venez pour la fin de l’interview ? demanda Wolf, un peu amer.

– Oui, dit Carla. Vous me direz peut-être ce que vous ne vouliez pas dire à mes tantes.

– Ces deux dames étaient vos tantes ? demanda Wolf.

– Elles en ont bien l’air, dit Carla. Vous ne trouvez pas ?

– Ce sont d’horribles punaises, dit Wolf.

– Allons, dit Carla, vous étiez plus affectueux autrefois.

– Ce sont de vieilles cochonnes, dit Wolf.

– Oh ! dit Carla, vous exagérez. Elles ne vous ont rien demandé de lubrique…

– Elles en grillaient d’envie, dit Wolf.

– Qui donc est digne d’affection pour vous ? demanda Carla.

– Je ne sais plus, dit Wolf. Il y avait un oiseau, sur le rosier grimpant de ma fenêtre, il m’éveillait le matin en tapant à la vitre à petits coups de bec. Il y avait une souris grise qui venait la nuit se promener près de moi et manger le sucre que je laissais pour elle sur la table de nuit. Il y avait une chatte noire et blanche qui ne me quittait pas et allait prévenir les parents si je grimpais à un arbre trop haut…

– Rien que des animaux, constata Carla.

– C’est pour cela que j’ai essayé de faire plaisir au sénateur, expliqua Wolf. À cause de l’oiseau, de la souris et du chat.

– Dites, demanda Carla, ça vous faisait de la peine, quand vous étiez amoureux d’une fille… je veux dire une passion… de ne pas l’avoir ?

– Ça m’en faisait, dit Wolf, et puis ça a cessé de m’en faire parce que je trouvais mesquin que l’on puisse avoir de la peine sans en mourir et j’étais las d’être mesquin.

– Vous résistiez à vos désirs, dit Carla. C’est drôle… pourquoi ne vous y laissiez-vous pas aller ?

– Mes désirs mettaient toujours quelqu’un d’autre en jeu, dit Wolf.

– Et, bien sûr, vous n’avez jamais su lire dans un regard, compléta Carla.

Il la regardait tout près de lui, fraîche, dorée, des cils frisés ombraient ses yeux jaunes. Ses yeux où il lisait maintenant mieux qu’en un livre ouvert.

– Le livre, dit-il pour se dégager de l’attraction qu’il subissait, n’est pas forcément écrit dans une langue que l’on comprend.

Carla rit sans détourner la tête ; son expression avait changé. Maintenant, il était trop tard. Visiblement.

– Vous avez toujours pu résister à vos désirs, dit-elle. Et vous pouvez toujours. C’est pour cela que vous mourrez déçu.

Elle se leva, s’étira, et entra dans l’eau. Wolf la suivit des yeux jusqu’au moment où la tête brune disparut sous le plancher bleu de la mer. Il ne comprenait pas. Il attendit un peu. Rien ne réapparut.

Hébété, il se redressa à son tour. Il pensait à Lil, sa femme. Pour elle, qu’avait-il été d’autre qu’un étranger ? qu’un déjà mort ?

Wolf marchait, mou, dans le sable mou. Déçu, vidé – par lui-même. Il allait, les bras ballants, transpirant sous le soleil féroce. Une ombre se dessina devant lui. L’ombre d’une guérite. Il s’y abrita. Elle était percée d’un guichet derrière lequel il distingua la figure d’un fonctionnaire tout cassé, coiffé d’un canotier jaune, avec un col dur et une petite cravate noire.

– Que faites-vous là ? demanda le vieux.

– J’attends que vous m’interrogiez, dit Wolf, machinalement en s’accotant au guichet.

– Vous devez me payer la taxe, dit le fonctionnaire.

– Quelle taxe ? demanda Wolf.

– Vous vous êtes baigné, il faut payer la taxe.

– Avec quoi ? dit Wolf. Je n’ai pas d’argent.

– Vous devez me payer la taxe, répéta l’autre.

Wolf fit un effort de réflexion. L’ombre de la guérite lui faisait du bien. C’était la dernière interrogation sans nul doute. Ou l’avant-dernière au diable le plan.

– Quel est votre nom ? demanda-t-il.

– La taxe…, demanda l’autre à son tour.

Wolf se mit à rire :

– Il n’y a pas de taxe, dit-il. Je n’ai qu’à m’en aller sans payer.

– Non, dit l’autre. Vous n’êtes pas tout seul. Tout le monde paie la taxe, il faut faire comme tout le monde.

– À quoi servez-vous ? demanda Wolf.

– À faire rentrer la taxe, dit le petit vieux. Je fais mon travail. Avez-vous fait le vôtre ? À quoi avez-vous servi vous-même ?

– C’est assez d’exister…, dit Wolf.

– Absolument pas…, répondit le vieux. Il faut faire son travail.

Wolf tira légèrement la guérite. Elle ne tenait pas bien.

– Écoutez, dit Wolf, avant que je m’en aille. Les derniers chapitres du plan, ça va bien. Je vous en fais cadeau. Je vais un peu changer quelque chose.

– Faire son travail, répéta le vieux. Nécessaire.

– Pas de travail, pas de chômage, dit Wolf. C’est vrai ou c’est pas vrai ?

– La taxe, dit le vieux. Payez la taxe. Pas d’interprétations.

Wolf ricana.

– Je vais céder à mes instincts, dit-il, emphatique. Pour la première fois. Non, la seconde, c’est vrai. J’ai déjà cassé un saladier de cristal. Vous allez voir se déchaîner une passion dominante de mon existence : la haine de l’inutile.

Il s’arc-bouta, fit un effort violent, et la guérite bascula. Le petit vieux restait assis sur sa chaise avec son canotier.

– Ma guérite, dit-il.

– Votre guérite est par terre, répondit Wolf.

– Ça vous fera des ennuis, dit le vieux. Je vais rédiger un rapport.

La main de Wolf s’abattit à la base du cou du vieillard qui gémit. Wolf le força à se lever.

– Venez, dit-il. On va faire le rapport ensemble.

– Laissez-moi, protesta le vieux en se débattant. Laissez-moi tranquille tout de suite ou j’appelle.

– Qui ? demanda Wolf. Venez avec moi. Marchons un peu. Il faut faire son travail. Le mien, c’est d’abord de vous emmener.

Ils avançaient dans le sable, la main de Wolf crispée comme une serre sur le cou du vieil homme courbé dont les bottines jaunes trébuchaient fréquemment. Le soleil de plomb tombait comme une masse sur Wolf et son compagnon.

– D’abord de vous emmener, répéta Wolf. Ensuite… de vous jeter par terre.

Il le fit. Le vieux gémissait de peur.

– Parce que vous êtes inutile, dit Wolf. Et vous me gênez. Et maintenant, je me débarrasserai de tout ce qui me gêne. De tous les souvenirs. De tous les obstacles. Au lieu de m’y plier, de me surmonter, de m’abrutir… de m’user… j’ai horreur de m’user à tout ça… parce que je m’use, vous m’entendez ! hurla Wolf. Je suis déjà plus vieux que vous.

Il s’agenouilla près du vieux monsieur qui le regardait avec des yeux terrifiés et ouvrait les mâchoires comme un poisson à sec. Et puis il prit une poignée de sable et la fourra dans la bouche édentée.

– Une pour l’enfance, dit-il.

Le vieux cracha, bava et s’étrangla.

Wolf prit une seconde poignée.

– Une pour la religion.

À la troisième, le vieux commençait à blêmir.

– Une pour les études, dit Wolf. Et une pour l’amour. Et avalez tout ça, bordel de Dieu.

De la main gauche, il cloua au sol le débris minable qui suffoquait devant lui en émettant des borborygmes étouffés.

– Encore une, dit-il parodiant Monsieur Perle, pour votre activité en tant que cellule d’un corps social…

Sa main droite, fermée en poing, tassa le sable entre les gencives de sa victime.

– Quant à la dernière, conclut Wolf, je la réserve pour vos inquiétudes métaphysiques éventuelles.

L’autre ne bougeait plus. La dernière poignée de sable se répandit sur sa figure noirâtre et s’amassa dans les orbites creuses, recouvrant les yeux injectés de sang, jaillis de leurs orbites. Wolf le regardait.

– Quoi de plus seul qu’un mort…, murmura-t-il. Mais quoi de plus tolérant ? Quoi de plus stable… hein, Monsieur Brul, et quoi de plus aimable ? Quoi de plus adapté à sa fonction… de plus libre de toute inquiétude ?

Il s’arrêta, se leva.

– On se débarrasse de ce qui vous gêne, premier point, dit-il et on en fait un cadavre. Donc quelque chose de parfait, car rien n’est plus parfait, plus achevé qu’un cadavre. Ça, c’est une opération fructueuse. Un coup double.

Wolf marchait, et le soleil avait disparu. Une brume lente venait du sol et traînait en nappes grises. Bientôt, il ne vit plus ses pieds. Il sentit que le sol durcissait et foula le roc sec.

– Un mort, continuait Wolf, c’est bien. C’est complet. Ça n’a pas de mémoire. C’est terminé. On n’est pas complet quand on n’est pas mort.

Il sentit que le sol montait en pente raide. Le vent se levait qui dissipa la brume. Wolf, courbé en deux, luttait et grimpait, s’aidant maintenant de ses mains pour progresser. Il faisait sombre, mais il distingua, au-dessus de lui, une muraille de rocher presque à pic où s’attachaient des végétations rampantes.

– Bien entendu, il suffirait d’attendre pour oublier, dit Wolf. On y arriverait aussi. Mais là comme pour le reste… il y a des gens qui ont du mal à attendre.

Il était presque collé à la paroi verticale et s’élevait lentement. Un de ses ongles se coinça dans une fente de la pierre. D’un coup sec, il retira sa main. Son doigt se mit à saigner et le sang battait dedans, précipité.

– Et quand on a du mal à attendre, dit Wolf et quand on se gêne soi-même, on a le motif et l’excuse – et si on se débarrasse alors de ce qui vous gêne… de soi-même… on touche à la perfection. Un cercle qui se ferme.

Ses muscles se contractaient dans des efforts insensés et il montait toujours, collé au mur comme une mouche. Des plantes aux griffes acérées déchiraient son corps en mille endroits. Le souffle court, épuisé, Wolf s’approchait de la crête.

– Un feu de genévrier… dans une cheminée de briques pâles…, dit-il encore.

À ce moment, il atteignit le sommet de la paroi rocheuse et, comme dans un rêve, il sentit sous ses doigts, le froid de la cage d’acier, et sur sa figure, la gifle du vent de face. Nu dans l’air gelé, il tremblait et claquait des dents. Sous une rafale plus violente, il faillit lâcher prise.

– Quand je voudrai…, grogna-t-il, les dents serrées. J’ai toujours pu résister à mes désirs…

Il ouvrit les mains, sa figure se décontracta et ses muscles se détendirent.

– Mais je meurs de les avoir épuisés…

Le vent l’arracha de la cage et son corps tourbillonna dans l’air.

CHAPITRE XXXIV

– Alors, dit Lil, on les fait ces valises ?

– On les fait, répondit Folavril.

Elles étaient assises sur le lit dans la chambre de Lil. Elles avaient la figure fatiguée. Toutes les deux.

– Et puis, plus d’hommes sérieux, dit Folavril.

– Non, dit Lil. Rien que des affreux coureurs. Des qui dansent, qui s’habillent bien, qui soient bien rasés et qui aient des chaussettes en soie rose.

– Ou en soie verte, pour moi, dit Folavril.

– Et des voitures de vingt-cinq mètres de long, dit Lil.

– Oui, dit Folavril. Et on les fera ramper.

– Sur les genoux. Et à plat ventre. Et ils nous paieront des visons, des dentelles, des bijoux et des femmes de ménage.

– Avec des tabliers d’organdi.

– Et on ne les aimera pas, dit Lil. Et on leur en fera voir. Et on ne leur demandera jamais d’où vient leur argent.

– Et s’ils sont intelligents, dit Folavril, on les plaque.

– Ça va être merveilleux, admira Lil.

Elle se leva et sortit quelques instants. Puis elle revint, traînant deux énormes valises.

– Voilà, dit-elle. Une pour chacune.

– Jamais je ne pourrai la remplir, assura Folavril.

– Moi non plus, admit Lil, mais ça a plus de façade. Et puis ça sera moins lourd à porter.

– Et Wolf, demanda soudain Folavril.

– Voilà deux jours qu’il est parti, dit Lil très calme. Il ne reviendra pas. D’ailleurs on n’a plus besoin de lui.

– Mon rêve, dit Folavril en réfléchissant, mon rêve ça serait d’épouser un pédéraste avec plein d’argent.

CHAPITRE XXXV

Le soleil était déjà haut lorsque Lil et Folavril sortirent de la maison. Elles étaient toutes les deux très bien habillées. Peut-être un peu voyantes, mais avec du goût. Finalement elles avaient laissé les valises trop lourdes dans la chambre de Lil. On les ferait prendre.

Lil avait une robe de lainage pervenche qui moulait étroitement son buste et ses hanches ; une longue fente s’ouvrait sur le côté et laissait apercevoir ses bas gris fumée. De petits souliers bleus à gros nœuds de ruban, un grand sac de daim de couleur assortie et une aigrette mêlée à ses cheveux blonds complétaient sa toilette. Folavril portait un tailleur noir très strict et un chemisier à jabot mousseux, avec de longs gants noirs et un chapeau noir et blanc. On avait du mal à ne pas les remarquer ; mais sur le Carré, il n’y avait personne que la machine, sinistre dans le ciel vide.

Elles passèrent à côté, par un reste de curiosité. La fosse qui avait reçu les souvenirs béait, obscure, et en se penchant, elles virent qu’un liquide sombre l’emplissait presque maintenant. On commençait à distinguer sur le métal des montants, des traces de corrosion, étrangement profondes. L’herbe rouge commençait à repousser partout où Wolf et Lazuli avaient dégagé le terrain pour installer les appareils.

– Ça ne tiendra pas longtemps, dit Folavril.

– Non, dit Lil. Encore une chose qu’il aura ratée.

– Il est peut-être arrivé à ce qu’il voulait, observa Folavril, absente.

– Oui, dit Lil distraitement. Peut-être. Allons-nous-en.

Elles reprirent leur route.

– On va aller au spectacle, sitôt qu’on sera arrivées, dit Lil. Il y a des mois que je ne suis pas sortie.

– Oh ! oui, dit Folavril. J’en ai tellement envie. Et puis on se cherchera un joli appartement.

– Dieu ! dit Lil. Comment a-t-on pu vivre si longtemps avec des hommes.

– C’est de la folie, approuva Folavril.

Leurs petits talons claquetèrent sur la route lorsqu’elles franchirent le mur du Carré. Le vaste quadrilatère demeurait désert, et la grande machine d’acier se décomposait doucement au gré des orages du ciel. À quelques centaines de pas, vers l’ouest, le corps de Wolf, nu, presque intact, gisait la face tournée vers le soleil. Sa tête, pliée contre son épaule à un angle peu vraisemblable, paraissait indépendante de son corps.

Rien n’avait pu rester dans ses yeux grands ouverts. Ils étaient vides.

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Novembre 2010

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