E.C. Vivian

QUI TUA GATTON ?

Traduction S. Lechevrel
1936

LES PRINCIPAUX PERSONNAGES

Randall Bell, le propriétaire de Condor Grange et ses deux filles, Sheba et Jadis Bell.

Lancelot French, administrateur des établissements Barton et Peters.

John Zalescz, l’inventeur du prototype.

Harry Gatton, pilote attaché à la maison Barton et Peters.

Thomas Cosway, représentant de cycles.

Herr Helsing, sujet allemand.

Le commissaire Wadden.

L’inspecteur Head.

La scène à Westingborough, petit village d’Angleterre situé dans les environs de Londres.

CHAPITRE PREMIER

LE DÉBUT D’UNE JOURNÉE DE CONGÉ

Le commissaire de police Wadden prit un ton solennel pour déclarer :

— Par deux fois, j’ai déjà annoncé au chef de la police mon intention formelle de me retirer sur mes lauriers – ou sur tout autre feuillage de votre choix – et, à chacune de ces occasions, il n’a rien voulu entendre. Mais je reviendrai à la charge samedi prochain et cette fois il faudra bien…

— Jamais deux sans trois, interrompit tranquillement l’inspecteur Head. Samedi, vous vous rendrez aux instances du chef pour ne pas faire mentir le proverbe.

— C’est ce que nous verrons. Non, mon ami, je prendrai ma retraite à la fin de cette année, foi de Wadden. Vous pourrez chausser mes souliers si le cœur vous en dit ; mais je vous préviens que je veillerai à ce que vous les fassiez ressemeler de temps en temps… j’ai jeté mon dévolu sur un lopin de terre, tout près d’ici, et je vais consacrer la journée à avancer les pourparlers avec son propriétaire actuel.

— Acheter de la terre ! fit Head d’un ton songeur.

— De la bonne terre, comme celle qui vous oblige à brosser si souvent vos chaussures, parfaitement. Randall Bell songe à vendre un morceau de sa propriété et je ne vous apprendrai rien en vous disant que je rêve de consacrer mes vieux jours à la culture des tomates ; si je réussis à devancer les agences de lotissements, je pourrais acquérir à bon compte le terrain idéal, environ trois acres[1] situés en bordure de l’Idleburn, entre Crandon et ici.

— Vous ne craignez pas l’humidité de la rivière en hiver, Chef ? demanda Head.

— Le lopin que je convoite domine l’Idleburn de vingt bons pieds, répondit l’autre. Il est situé au pied de Condor Hill, en face de la maison de Bell qui, si vous vous en souvenez, est la dernière habitation à droite de la route, avant la grande côte. À gauche se trouve une futaie de hêtres qui masque mon futur terrain et la rivière ; vous voyez ce que je veux dire ?

Head sourit à de vieux souvenirs d’école buissonnière ; enfant, il avait adopté cette prairie comme un de ses terrains de jeux préférés et déniché d’innombrables nids dans la futaie qui la séparait de la route. L’inspecteur connaissait la contrée, à plusieurs milles à la ronde de Westingborough, comme un renard connaît ses terriers et un lion son terrain de chasse.

— Oui, je vois parfaitement, dit-il.

— Alors, si ce coin-là est humide, que ne pourrait-on dire de Westingborough ? High Street a été inondée jusque devant notre porte il y a quatre ans et Market Street l’a été l’hiver dernier, il me semble ? Le terrain que Randall Bell désire vendre descend en pente douce du rideau de hêtres qui l’abrite du vent d’ouest jusqu’à la rivière ; la forêt commence de l’autre côté de celle-ci, faisant écran au vent d’est… Mes tomates seront aussi protégées des courants d’air que les religieuses le sont des tentations dans leur couvent.

— On n’est pas encore habitué à vous entendre parler de « vos » tomates, Chef, fit Head en souriant.

— Cela viendra, rassurez-vous.

— Quand vous aurez acheté les trois acres de marais, quand les serres seront construites et…

— Stop ! Je n’ai pas le temps d’en écouter davantage aujourd’hui et c’est tant mieux pour vous. La saison du braconnage est passée, nul n’a visité le poulailler de son voisin depuis plus de quinze jours, les pochards eux-mêmes nous laisseront en paix jusqu’à vendredi soir ; or, nous ne sommes qu’à mardi… occasion unique pour m’octroyer une journée de congé et emmener Mrs. Wadden visiter sa future propriété.

— Bonne chance, Chef, répondit Head. Votre départ sera un coup dur pour moi, si vraiment votre résolution est irrévocable cette fois, ajouta-t-il avec une sincérité évidente.

— Mauvaise tête mais bon cœur, remarqua le commissaire de police avec un sourire. Rien de neuf à signaler, ce matin ?

— Non, Chef, vous pouvez partir l’esprit tranquille. J’ai bien reçu un rapport confidentiel concernant l’avion dont la disparition a été signalée par T.S.F. hier soir ; mais cela ne peut nous intéresser particulièrement.

— Un avion disparu ? Première nouvelle. Ma femme souffrait d’une migraine après le dîner et, pour une fois, je n’ai pas été obligé d’écouter un programme musical.

— Le S.O.S. lancé par T.S.F. était laconique, reprit Head. La direction des Ateliers de Constructions Barton et Peters, d’Estwick, demandait aux auditeurs de lui signaler par télégraphe ou téléphone tout appareil posé sur un point quelconque du territoire, en prenant tous les frais à sa charge, et offrait une prime de dix livres si l’avion en question était celui qu’elle recherchait.

— Estwick se trouve sur la côte Est, à plus de cent milles d’ici, fit Wadden en réfléchissant à haute voix. L’avion n’a pas dû tomber sur le sol mais dans la mer, Head. Que disait le rapport confidentiel ?

Pour toute réponse, l’inspecteur lui tendit une feuille dactylographiée dont le commissaire commenta des passages à mi-voix :

— Hum ! « Barton et Peters… prototype immatriculé en rouge Y 42, STR, P. 3… » Tiens ! Tiens ! « Au cas où il serait retrouvé, poster un homme en sentinelle à côté pour empêcher les curieux d’en approcher »… Aucun doute, il s’agit d’un appareil d’un intérêt tout particulier. Espérons qu’il ne lui est pas arrivé malheur ! « H. Gatton, pilote, seul à bord »… Comment la direction le sait-elle ? Ce Gatton a bien pu embarquer sa petite amie en cours de route sans prévenir ses chefs. « Vol d’essai »… Hum ! Eh bien ! Head, ce n’est pas cela qui m’empêchera de m’octroyer une journée de congé. Je vais de ce pas chez moi, sortir ma voiture et chercher mon épouse. Vous savez où vous pourrez me trouver ; mais je vous avertis que si vous me faites revenir pour rien, je vous tords le cou sans autre forme de procès.

Le commissaire de police se leva ; du coup, son siège se trouva allégé de seize stones[2] de chair, de muscles et d’os. Il souffla doucement, selon son habitude ; mais ce n’était qu’un zéphyr comparé aux rafales qui s’échappaient de ses lèvres quand il était réellement préoccupé.

— Rien ne viendra troubler votre journée de repos, Chef, lui assura Head… à moins que vous ne trouviez le fameux avion, bien entendu.

— Avez-vous regardé sous le bureau, dans la salle d’attente ? demanda Wadden en gagnant tranquillement la porte.

— Pas encore, lui répondit l’autre, imperturbable.

— N’y manquez pas. Le zinc a pu y entrer par la fenêtre et se dissimuler sous la corbeille à papiers. Sérieusement, je n’ai pas entendu un avion survoler cette région depuis des semaines, ni vous non plus, n’est-ce pas ? Celui-ci est tombé à la mer et son pilote, l’infortuné Gatton, avec lui. Les dix livres offertes par Messrs. Barton et Peters ne changeront rien à mes projets. À demain matin, Head.

Le commissaire de police parti, son adjoint prit sa place devant le bureau et déplia le journal du jour.

. . . . . . . . . . . . . . .

Laissant Mrs. Wadden assise dans l’auto arrêtée devant la grille de Condor Grange, le commissaire de police traversa le jardin qui séparait de la route la belle demeure datant du XVIIe siècle de Randall Bell ; mises à part les ruines d’une église, distantes d’un quart de mille environ, « The Grange » était le seul vestige d’un village florissant jadis mais auquel le déclin de l’agriculture régionale et l’expansion de Westingborough, à moins de quatre milles de là, avaient porté un coup mortel.

Randall Bell, le propriétaire actuel du vaste domaine de Condor Grange, homme d’une cinquantaine d’années, actif, sanguin, chauve et portant de courtes moustaches blanches, se traitait bien, à en juger par son aspect extérieur. Il faisait de l’élevage sur une grande échelle, mais ses salariés, journaliers et gardiens de troupeaux, habitaient tous Westingborough, ville de ressources, dotée de cinémas et de bars où ils jouissaient des multiples avantages que le progrès offre à nos contemporains ; deux fois par jour, ils faisaient le trajet à bicyclette, le matin pour se rendre à leur travail, le soir pour rentrer chez eux. Pour sa part, Bell possédait quatre bons chevaux de selle et deux puissantes voitures, l’une réservée à son usage personnel, l’autre à celui de ses filles. Wadden avait déjà entamé avec lui des pourparlers relatifs à l’achat du terrain ; mais rien n’avait été décidé entre eux, Mrs. Wadden ayant également voix au chapitre.

« J’ai bien choisi mon jour pour amener mon épouse », songea le commissaire en attendant qu’on vînt répondre à son coup de sonnette. Déjà l’été s’annonçait ; la nature était en fête sous la caresse d’une brise tiède qui jouait avec de petites touffes blanches, légères comme du duvet de cygne, dans l’azur. « Les houppes à poudre des anges », songea Wadden, gagné par la poésie de cette matinée enchanteresse. « À moins que ce ne soient des éponges destinées au bain des chérubins… »

La soubrette venue lui ouvrir l’informa que Mr. Bell était chez lui et l’invita à entrer dans le hall où elle le laissa pour aller avertir son maître. Celui-ci parut bientôt.

— Bonjour, M. le Commissaire, commença-t-il. Vous venez me parler de mon marais, sans doute ?

— Précisément, répondit l’autre, en soufflant avec douceur.

À la réflexion, le mot « marais » lui parut déplaisant, évocateur de brouillard et d’inondation, aussi éprouva-t-il le besoin d’une mise au point :

… Je viens vous parler de votre terrain, Mr. Bell.

— Vous seriez acquéreur de trois acres, si j’ai bonne mémoire ? reprit l’autre sans relever la rectification. C’est bien le chiffre que vous m’aviez indiqué, lors de notre précédent entretien à ce sujet ?

— Oui. Mais vous ne m’avez pas encore fixé le vôtre, Mr. Bell… votre prix de vente, s’entend.

— Cinquante livres l’acre.

Wadden souffla à nouveau, un peu moins doucement cette fois.

— C’est le prix fort pour un terrain maraîcher, Monsieur, objecta-t-il. Le sol est bon, je le sais, mais…

— C’est à prendre ou à laisser, M. le Commissaire, interrompit Bell avec fermeté. On m’a fait, la semaine dernière, une offre d’achat à ce prix et je vous ai réservé un droit de priorité pour vous être agréable. Libre à vous de ne pas en profiter.

— Puis-je, sans aucun engagement de ma part, montrer le terrain en question à Mrs. Wadden ? demanda le commissaire après une seconde de réflexion. Elle m’attend devant la grille, dans la voiture… la nôtre.

— Je prends mon chapeau et je vous accompagne.

Peu après, les deux hommes retrouvèrent Mrs. Wadden que son mari invita à descendre de « leur » voiture et à les accompagner. À côté de lui, elle semblait toute petite, singulièrement menue et alerte ; Bell la salua avec la plus grande courtoisie et tous trois traversèrent la route pour s’approcher d’une grille qui faisait vis-à-vis à celle de Condor Grange.

« Pourquoi Randall Bell cherche-t-il à morceler une aussi belle propriété ? » songea Wadden pendant que son compagnon ouvrait cette seconde grille. Bah ! Il n’a pas de fils pour lui succéder et, sans doute, ses deux filles, aussi belles, aussi élégantes, aussi éprises de luxe l’une que l’autre ont-elles les dents un peu longues… »

— Passez, je vous prie, fit Bell en tenant la grille ouverte devant les acquéreurs éventuels.

Mrs. Wadden et son mari s’engagèrent dans un sentier assez large pour une charrette de ferme qui serpentait à travers la futaie, reliant le marais à la route.

— Protégé du vent du côté de la route par ce rideau de hêtres épais de plus de cinquante yards et par la forêt qui descend jusqu’à la rivière, en face, nous n’aurions à redouter que le vent soufflant du nord, remarqua Wadden pour impressionner favorablement sa femme.

— Même pas, intervint Bell. La futaie étant concave et la rivière convexe, si je puis m’exprimer ainsi, par rapport à la prairie, celle-ci se trouve abritée de tous les vents, et des regards indiscrets, par-dessus le marché. J’aime beaucoup ces beaux hêtres et je ne voudrais, pour rien au monde, les laisser abattre.

— Je comprends cela ! acquiesça Wadden. Pour ma part, je serais navré de les voir disparaître… si je deviens propriétaire d’une parcelle de votre terrain, Mr. Bell.

Devançant de peu ses compagnons, le commissaire de police arriva au bout du sentier ; devant lui, la prairie étendait son tapis vert, incliné en pente douce vers la rivière. Wadden ne lui accorda qu’une seconde d’intérêt ; puis il se retourna brusquement en disant avec une excitation incompréhensible pour les autres :

— J’ai été le premier à le voir, Mr. Bell ! Vous m’êtes témoin ?

— Je veux bien, répondit celui-ci, visiblement interloqué. Mais de quoi s’agit-il ?

— De cet avion, expliqua Wadden en faisant un geste vers le marais.

Bell et Mrs. Wadden s’avancèrent, très intrigués. Tous deux découvrirent l’appareil, posé au ras des arbres, à l’abri de tous les regards. Bell hocha tristement la tête.

— Des débris d’un avion, voulez-vous dire, M. le Commissaire, fit-il. Ce malheureux appareil n’a plus ni train d’atterrissage, ni hélice, autant que je puisse en juger d’ici.

— C’est possible. Mais j’ai été le premier à le voir, répéta Wadden. Vous m’êtes témoin ?

— Naturellement ! Pourquoi tenez-vous tant à ce détail ?

— Parce que ce sont dix livres qui tombent dans ma poche, répondit l’autre, les yeux fixés sur l’inscription peinte en rouge sur le côté du fuselage : « Y 42. STR. P. 3 ».

CHAPITRE II

LAMENTABLE FIN D’UNE JOURNÉE DE CONGÉ

— N’avancez pas, ma chère ! ordonna Wadden à l’adresse de son épouse. Voulez-vous venir ici, Mr. Bell ?

Tous trois s’étaient approchés de l’étrange avion aux ailes démesurément petites pour son fuselage et le commissaire de police en avait fait le tour par devant. De l’autre côté, dérobé aux regards de ses compagnons par l’appareil, il venait de découvrir le corps déjà froid d’un jeune homme couché sur le flanc gauche et portant à la tempe droite une vilaine blessure faite par la balle d’une arme à feu. Les yeux fixés sur le cadavre, Wadden expulsa un véritable ouragan de sa poitrine.

— Pour une fois que je m’accorde une journée de congé, il fallait s’attendre à un accroc de ce genre ! s’écria-t-il.

Mais la pensée de la prime à toucher l’avait déjà consolé quand Bell le rejoignit.

— Grands Dieux ! Mais c’est le jeune Gatton ! s’exclama le propriétaire de Condor Grange d’un ton horrifié.

— Retournez vous asseoir dans la voiture, ma chère, fit Wadden en regardant sa femme restée de l’autre côté de l’avion. Je vous y rejoindrai le plus rapidement possible…

Mrs. Wadden obéit. L’habitude étant une seconde nature, son mari consulta sa montre et nota l’heure exacte : onze heures dix minutes. Puis, se tournant vers Bell, il ajouta avec une autorité toute professionnelle :

… Vous connaissez cet homme ? Qui est-ce ?

— Gatton… Harry Gatton. Il est venu rendre visite à ma fille aînée hier soir, vers huit heures.

— À quelle heure est-il sorti de chez vous ?

— Vers huit heures et demie. Pauvre garçon, mourir ainsi !

— Il avait pris la route des airs pour venir ici, évidemment, et…

— Impossible, interrompit Bell. Nous aurions entendu son avion de la maison ; de plus, l’hélice manque, comme vous pouvez en juger par vous-même.

— Et comment ne s’est-il pas écrasé en prenant contact avec le sol ? se demanda le commissaire à haute voix. Je ne lui vois pas de train d’atterrissage non plus…

Wadden regarda par terre, dans le prolongement de la queue de l’appareil et, désignant à son compagnon un double sillon creusé dans l’herbe, il ajouta :

… L’atterrissage s’est, cependant, effectué normalement ; remarquez ces traces de roues, Mr. Bell.

— J’ai entendu parler de trains d’atterrissage repliants. Inutile de chercher une autre explication.

— Vous avez raison. Autre chose, Mr. Bell, je suis acquéreur de trois acres de votre terrain, sur le pied de cinquante livres l’acre et je viendrai choisir mon emplacement à mon premier jour de congé. Nous sommes bien d’accord ?

— Votre proposition est acceptée, se hâta de répondre Bell. Entre temps…

Il regarda la dépouille couchée à ses pieds puis, de nouveau, le commissaire.

— Entre temps, je vous mobilise comme adjoint, acheva ce dernier qui avait tiré un calepin et un crayon de sa poche.

Il écrivit un moment en silence puis, arrachant la page noircie, il la tendit à Bell en complétant verbalement ses instructions :

… Ma place est ici pour le moment. Veuillez rentrer chez vous d’où vous téléphonerez au poste de police de Westingborough, Mr. Bell. Quand vous aurez l’inspecteur Head au bout du fil, vous lui direz, de ma part, d’aviser Messrs. Barton et Peters que leur appareil est retrouvé ; donnez vos nom et adresse à Head afin qu’il puisse transmettre le renseignement aux intéressés. Dites-lui, également, que je l’attends d’extrême urgence auprès de l’avion et du cadavre de Gatton, qu’il amène avec lui le Dr. Bennett, le sergent Wells et quatre hommes. Les deux voitures de la police suffiront à les transporter tous. D’ailleurs, tout est noté là-dessus.

— Bien, fit Bell avant de tourner les talons. Votre commission sera faite, M. le Commissaire, soyez tranquille.

— Pour l’amour du ciel, si vous apercevez des traces de pas autres que celles que ma femme a pu faire, évitez de les piétiner ! lui cria Wadden en le voyant couper à travers la futaie.

Demeuré seul, le commissaire considéra longuement l’étrange avion, une conduite intérieure à deux places, hermétiquement close quand la porte du fuselage, grande ouverte maintenant, se refermait sur le pilote et son passager.

… Où diable l’hélice a-t-elle bien pu passer ? murmura Wadden, plongé dans de profondes méditations.

. . . . . . . . . . . . . . .

— Avez-vous apporté le matériel nécessaire pour relever les empreintes digitales, Head ?

Accueilli par cette question de son chef, l’inspecteur inclina la tête ; puis, se tournant vers un de ses compagnons, il ordonna :

— Allez chercher la trousse, Sergent. Elle est restée dans la limousine. Au retour, vous examinerez la porte et toutes les parties du fuselage susceptibles d’avoir conservé des empreintes digitales.

S’adressant à deux policemen amenés par l’inspecteur, Wadden dit :

— Fouillez la futaie pour rechercher des traces de pas ; à leur défaut, vous trouverez, sans doute, une hélice d’avion… elle a dû être projetée dans le taillis. Sans hélice, cet appareil n’a pu ni arriver jusqu’ici, ni atterrir, voyons !

— Je suis persuadé du contraire, Chef, déclara Head. Cherchez les empreintes de pas, Williams, mais non une hélice qui n’a jamais existé. Venez par ici une seconde, Chef…

Les deux policemen tournèrent les talons et Head conduisit le commissaire à l’avant de l’appareil ; là, il désigna du doigt l’emplacement du moyeu de l’hélice dans les avions normaux et il ajouta :

… Regardez bien. Chef !

Recommandation inutile. Wadden plongeait un regard incrédule dans une sorte de tunnel aussi haut et large que le fuselage à son entrée et qui allait en se rétrécissant vers l’arrière, fermé par d’innombrables lames métalliques disposées en tuyaux d’orgue. Le tunnel avait environ trois pieds de long.

— Je ne comprends rien à ce zinc de malheur ! soupira le commissaire.

— C’est un type d’appareil extrêmement nouveau et encore plus secret, fit Head en jetant un coup d’œil dans la direction du Dr. Bennett, agenouillé à côté du cadavre.

— Possible ; mais bousillé, quoique vous en disiez, maugréa Wadden. Tout l’avant s’est détaché, hélice, moyeu et le reste !

— Non, fit Head, il n’est pas le moins du monde endommagé. Quel est le rôle d’une hélice ?

— Permettre à l’avion de naviguer dans l’air, parbleu !

— Oui, mais comment ? insista l’inspecteur d’un ton professoral.

— En entraînant l’appareil en avant, naturellement.

— En d’autres termes : l’avion est entraîné en avant par le déplacement d’air créé par la rotation de l’hélice, résuma Head. Mais ne voyez-vous pas que ces lames placées à l’arrière du tunnel jouent le même rôle ? Elles aspirent l’air avec une force suffisante pour créer le vide devant le nez de l’appareil qui se trouve, ipso facto, poussé par derrière par la pression atmosphérique, renforcée par le refoulement de l’air aspiré à l’avant ; refoulement qui s’opère par les deux trous que vous pouvez remarquer à la queue du fuselage. C’est une invention sensationnelle, entourée du plus grand mystère et cela se comprend aisément.

Wadden marqua son scepticisme par un hochement de tête avant de demander :

— Et où se trouve le moteur ?

— Derrière les lames disposées en tuyaux d’orgue, bien entendu. Il faut qu’elles se trouvent à l’avant de tout le reste, autrement elles ne serviraient à rien.

— Vous avez peut-être raison… Avez-vous averti les constructeurs avant de vous mettre en route ?

— Oui. Ils m’ont répondu qu’ils envoyaient un autre pilote sur les lieux immédiatement quand je leur ai annoncé le décès de celui-ci. Et… Oui, Docteur ? Quel est votre diagnostic ?

— Mort instantanée, Inspecteur. La balle s’est logée dans la cervelle. Que disiez-vous, tout à l’heure au sujet de ce singulier appareil ?

— Rien, rien, s’empressa de répondre Wadden. L’hélice a été projetée dans le taillis, voilà tout. Puis-je faire transporter le corps à la morgue, Docteur ?

— Oui, mon examen est terminé.

— Parfait. Êtes-vous venu dans votre voiture ?

— Non. C’est Head qui m’a emmené dans le cabriolet ; nous avons suivi la limousine.

— Dans ce cas, Mrs. Wadden vous ramènera, décréta le commissaire. Vous la trouverez assise dans ma voiture arrêtée devant la grille de Condor Grange. Dites-lui, de ma part, de rentrer à la maison en vous déposant chez vous sur son chemin.

— Bonne aubaine ! s’écria le médecin. Je n’ai plus rien à faire ici.

Mais, avant de s’éloigner, il s’attarda une seconde pour considérer, avec curiosité, le mystérieux appareil.

Entre temps, Wells avait commencé à en saupoudrer les parties lisses dans l’espoir de faire apparaître des empreintes digitales et Head s’était agenouillé auprès du pilote défunt pour l’examiner à son tour. Peu après, il se releva en disant :

— Aucune trace de lutte… ce malheureux fut abattu sans avoir le temps de dire : Ouf !

— Il a été assassiné hier soir, en sortant de Condor Grange où il était venu faire une courte visite à Miss Bell, compléta Wadden.

— Laquelle ?

— L’aînée, m’a dit Bell. Comment s’appelle-t-elle ?… Ah ! j’y suis ! Sheba !

— Ce malheureux aura, sans doute, voulu profiter d’un vol d’essai pour se rendre à un rendez-vous d’amour, murmura Head. À propos, je n’ai jamais entendu associer le nom d’une des jolies filles de Bell à celui d’un garçon habitant la région… C’est à approfondir. Où est Bell ?

— Chez lui. Quand il est revenu, après vous avoir téléphoné, je lui ai dit deux choses particulièrement désagréables aux oreilles des représentants de commerce…

— Partez, et que je ne vous revoie plus, acheva Head avec un sourire. Êtes-vous heureux dans vos recherches, Wells ?

— Hélas ! non, Chef. Il n’y a pas la moindre empreinte ni sur la portière, ni ailleurs.

— Le pilote portait des gants de peau, remarqua l’inspecteur, et son – ou ses – assassins devaient être gantés également, sans quoi vous auriez relevé des empreintes sur la portière… Ne perdez plus votre temps, Wells ; refermez votre trousse et joignez-vous aux deux hommes qui battent la futaie à la recherche de traces de pas…

Wells parti, Head se tourna vers Wadden pour ajouter :

… L’assassin aura certainement évité de fouler l’herbe déjà haute, où les pas laissent des empreintes aussi voyantes que celles d’un nègre dans un moulin. De deux choses l’une : ou il a suivi le chemin charretier jusqu’à la grille, ou il a profité le plus longtemps possible de l’abri offert par les arbres avant d’enjamber la haie de clôture, ce qui me semble plus probable.

— On a dû entendre le coup de feu de Condor Grange, suggéra Wadden.

— J’en doute. Le rideau de hêtres aura étouffé le bruit de la détonation d’une part et la maison est à plus de cent yards d’ici, ne l’oubliez pas. Mais il se peut, néanmoins, que vous ayez raison et j’en aurai le cœur net avant de rentrer à Westingborough, je vous le garantis. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, Chef, je propose de rester ici pendant que vous réglerez tous les détails relatifs au transport du corps et à l’enquête.

— Entendu, soupira le commissaire. Jolie occupation pour une journée dite de congé ! Moi qui rêvais de me coucher « propriétaire foncier » !

— Le fait est que vos tomates ne sont pas encore en train de mûrir, acquiesça Head. Je crois…

Le retour du policeman Williams interrompit sa dernière phrase.

— Nous avons trouvé la piste. Chef, lui dit Williams. Les hommes – ils étaient deux – ont marché sous les arbres jusqu’au bout de la futaie, dans la direction de Westingborough ; puis ils ont regagné la route par une brèche ouverte dans la haie.

— Parfait. Postez-vous devant cette brèche, Williams, et attendez de pied ferme d’être relevé. C’est une nouvelle piste, Chef ; mais je ne m’en occuperai qu’après avoir interrogé les occupants de The Grange. Je me demande… Mais qu’est-ce que j’entends ? L’avion de Barton et Peters, déjà !

— Parfaitement, je l’aperçois, fit Wadden, les yeux levés vers le ciel où un point brillant venait d’apparaître. Mais il est encore très loin… Je serais curieux de savoir comment cette contrefaçon d’appareil a pu se poser ici sans que personne ne l’entende, par exemple. Tiens, le pilote nous a repérés et il se dispose à atterrir.

— Le terrain est bon, remarqua Head en suivant l’appareil du regard.

— Dites donc, ce Gatton ne se serait-il pas suicidé, par hasard ? demanda Wadden tout à coup.

— S’il s’est tué, il a pris soin après sa mort d’aller jeter son revolver dans la rivière ; puis il est revenu se coucher près de son appareil, dit Head avec beaucoup de sérieux. Avez-vous aperçu une arme près du corps ?

— Ma question était idiote, reconnut le commissaire de police.

À cet instant, le sergent Wells, prévenu par Williams que la piste des assassins venait d’être retrouvée, vint se mettre à la disposition de ses supérieurs.

— Prenez six bonnes photographies du cadavre, Wells, lui ordonna Head. Puis vous rechargerez l’appareil et vous me le remettrez avant de partir. Vous le trouverez dans la limousine.

— Je cours le chercher, Inspecteur, fit le sergent avant de s’éloigner dans la direction de la route.

Wadden, Head et le policeman resté près d’eux assistèrent ensemble à l’atterrissage impeccable du second avion qui vint se poser à moins de cent yards de l’autre. L’hélice cessa de tournoyer ; trois hommes en manteau de cuir descendirent de la carlingue et s’avancèrent vers les représentants de la police.

— Bennett n’a pas modifié la position du corps, n’est-ce pas ? demanda Head à brûle-pourpoint.

— Non. Il s’est contenté de soulever la tête, répondit Wadden. Il pratiquera l’extraction de la balle et l’autopsie avant l’enquête du coroner.

— La balle n’est pas ressortie ? demanda Head. D’où nous pouvons conclure que l’arme du crime est un revolver ordinaire, calibre trente-deux, très probablement. Si l’assassin s’était servi d’un automatique, le projectile aurait traversé la tête de part en part.

Les deux enquêteurs se turent au moment où un des aviateurs, un jeune homme blond à l’aspect sympathique, les abordait ; ses compagnons le suivaient, à quelques pas en arrière.

— À qui ai-je l’honneur de parler ? demanda-t-il en regardant tour à tour le commissaire et son inspecteur.

— Le commissaire de police Wadden, répondit le premier. Mais je retourne, de ce pas, à Westingborough ; adressez-vous à l’inspecteur Head que voici, c’est lui qui est chargé d’enquêter ici.

Un des deux autres aviateurs s’approcha vivement de la portière ouverte de l’appareil abandonné pour regarder à l’intérieur. Son attitude trahissait une grande anxiété.

— Ne touchez à rien, je vous prie ! s’écria Head.

Le jeune homme blond compléta les présentations :

— Lancelot French, un des administrateurs des Établissements Barton et Peters…

Désignant tour à tour son compagnon occupé à inspecter l’avion et le troisième personnage qui se tenait derrière lui, il ajouta :

… Mr. John Zalescz, l’inventeur de l’appareil. Mr. Cartwright, un de nos pilotes. Je suis navré du malheur survenu à ce pauvre Gatton, continua-t-il en regardant le cadavre que le sergent Wells s’apprêtait à photographier. On a profité de son atterrissage inconsidéré ici pour l’abattre, d’après ce que je vois.

— Vous semblez bien sûr de votre fait, Mr. French, constata Head. Pourquoi ?

L’autre hocha gravement la tête avant de répondre :

— Malgré tous nos efforts, l’existence de ce prototype a dû revenir aux oreilles d’espions à la solde d’une nation étrangère, Inspecteur. Ce meurtre est l’œuvre de l’un d’eux, n’en doutez pas. Eh bien ! Mr. Zalescz, quelles sont vos conclusions ? continua-t-il en s’adressant à l’ingénieur qui, son examen sommaire terminé, se joignait à leur groupe.

En dépit de la consonnance étrangère de son nom, l’interpellé répondit dans un anglais très pur :

— Tentative de vol qui a échoué parce que Gatton avait donné le tour de clef de sûreté après avoir coupé le contact. Ses agresseurs n’ont pas pu mettre le moteur en marche ; ils ont abandonné la clef sur le siège du pilote après avoir tué ce pauvre garçon pour s’en emparer, sans aucun doute.

Tout en parlant, Zalescz avait retiré son casque de cuir et ses grosses lunettes. Physiquement, cet inventeur connu du monde entier était un petit homme à l’aspect effacé ; il salua Wadden et Head d’un signe de tête en terminant son rapport à French.

— Pouvons-nous disposer de l’appareil, Inspecteur ? demanda ce dernier.

— Oui, dès que j’aurai examiné la clef du contact, répondit Head avant de se retourner vers l’avion.

S’adressant à French, Wadden aborda un sujet particulièrement intéressant pour lui :

— À propos de la prime, Mr. French… vous pouvez remplir le chèque à mon nom… Commissaire de police Wadden, Westingborough. C’est moi qui ai découvert l’avion. Autre chose, pouvez-vous rester ici jusqu’à l’enquête ? Ce serait préférable puisque la victime était un de vos employés.

— Entendu, je passerai la nuit ici, répondit French après une seconde de réflexion. Cartwright ramènera le monoplan et Zalescz son appareil. J’ai hâte de voir ce dernier rentrer au bercail, je ne vous le cacherai pas !

— Le fait est que vous n’avez pas perdu de temps pour accourir d’Estwick à sa recherche, remarqua Wadden.

— STR. P. 3 est synonyme de « Suprématie des Airs » pour la nation assez heureuse pour le posséder… à condition que son secret reste inviolé, bien entendu.

— Mais l’assassin de votre pilote ne s’est-il pas déjà emparé de ce fameux secret ?

— Non, Dieu merci ! intervint Zalescz. Le coup d’œil que je viens de jeter à l’intérieur de l’avion a suffi à me rassurer pleinement à ce sujet. Pour pénétrer le secret de STR. P. 3, il faudrait le démonter entièrement, toutes les parties vitales étant cachées. C’est, sans aucun doute, ce que les agresseurs de Gatton comptaient faire, après l’avoir emmené sur un terrain à eux… mais ils n’ont pas su le faire partir et ils ont été dérangés avant d’avoir pu se rendre compte de quoi que ce soit.

— Dieu merci ! répéta Wadden.

— C’est un grand bonheur pour l’Angleterre, acquiesça Zalescz d’un ton pénétré.

Entre temps, Head avait pris la clef du contact posée sur le siège du pilote et il se rapprocha des autres hommes en la tenant debout entre son pouce et son médium pour éviter d’y déposer des empreintes fraîches.

— Avant de vous laisser partir, je suis obligé de faire relever les empreintes digitales susceptibles de se trouver sur cette clef, Mr. Zalescz, dit-il à l’ingénieur.

— Vous pouvez la garder ; j’en possède un double, répondit Zalescz.

— Où se trouve la serrure correspondante ? Je l’ai vainement cherchée.

Zalescz tira de sa poche une clef identique, une étroite lame de métal blanc, en disant :

— Suivez-moi, Inspecteur, je vais vous mettre dans le secret des dieux. Mais à titre strictement confidentiel, bien entendu.

— Comme tout ce qui est dit ici, lui répondit Head.

Il suivit Zalescz qui grimpa dans la carlingue et il s’assit à la place du pilote.

— Regardez, lui recommanda l’ingénieur en allumant une ampoule sur le tableau de bord. Vous voyez cette petite plaque de cuivre…

La plaque en question semblait fixée au tableau de bord par quatre vis, une à chaque coin. Head lut l’inscription gravée dessus :

 

ZALESCZ STRATOSPHÈRE 400 H.P.

Prototype n° 3

Établissements Barton et Peters

ESTWICK

 

… Regardez bien, répéta Zalescz.

Il poussa du pouce le bord inférieur de la plaque gravée qui glissa docilement de bas en haut, découvrant une serrure dans laquelle il introduisit la clef qu’il tenait à la main.

… C’est un stratagème fort simple, comme vous pouvez le constater, Inspecteur, acheva-t-il.

— J’aurais juré que cette plaque était solidement fixée par ces quatre vis, répondit Head.

— Les assassins de Gatton s’y sont laissé prendre également. Dieu merci pour notre patrie !

— Vous êtes Anglais ?

— Mon grand-père était Polonais ; mais il s’était fait naturaliser et, de cœur, je suis Anglais cent pour cent.

— C’est un grand honneur pour moi d’avoir eu l’occasion de faire votre connaissance, Mr. Zalescz, fit Head d’un ton grave.

— J’espère que nous n’en resterons pas là, répondit l’autre avec un bon sourire. M’autorisez-vous à rentrer ce joujou au bercail, Inspecteur ?

— Je ne vous retiens plus. Bon retour, Mr. Zalescz.

L’ingénieur se pencha par la portière ouverte pour crier :

— Est-ce que je vous ramène, Mr. French ? Ou suivrez-vous dans l’autre zinc ?

— Je ne pars pas, répondit French. Dites à Gardner de ma part que je lui téléphonerai dans le courant de la journée.

— Entendu. À bientôt !…

Zalescz manœuvra un levier et l’étrange appareil se souleva peu à peu du sol, découvrant deux petites roues garnies de gros pneus et montées sur un châssis tubulaire ; puis il donna un tour de clef et pressa sur un démarreur. Le moteur ronronna doucement et l’inventeur se pencha encore une fois à la portière pour crier :

… Au revoir, Messieurs !

La portière se referma sur lui. Aussi silencieusement qu’une puissante automobile, l’avion se mit à courir sur le sol ; mais Head faillit être renversé quand la queue du fuselage le dépassa, tant la pression de l’air refoulé était forte. Très vite, l’avion décolla et survola la forêt de l’autre côté de la rivière… Les deux enquêteurs comprenaient maintenant pourquoi Randall Bell n’avait pas entendu le jeune Gatton atterrir si près de Condor Grange.

— C’est miraculeux ! s’écria Head quand l’avion ne fut plus qu’un point presque imperceptible dans l’azur. Je m’explique pourquoi vous entourez cette découverte d’un tel mystère !

— Zalescz est un homme de génie, répondit French. Et son appareil est encore trop bruyant à son gré ! Mais, pour lui, la perfection n’est jamais atteinte.

Le sergent Wells s’approcha de Head et il lui remit l’appareil photographique en disant :

— Je viens de le recharger, Inspecteur. Je vais faire développer l’autre rouleau immédiatement.

— Transportez le corps dans la limousine, ordonna Wadden, je vous suis. Rien ne nous retient plus ici. Vous restez, n’est-ce pas, Head ?

— Oui, j’ai encore plusieurs choses à faire avant de rentrer à Westingborough, répondit l’inspecteur.

— Puis-je vous être de quelque utilité. Inspecteur ? demanda French.

Head s’accorda une minute de réflexion. Le moment de s’occuper du jeune homme ne lui semblait pas encore venu. Enfin, il répondit :

— J’aurai besoin de vous tout à l’heure, Mr. French. Excusez-moi si je vous fais patienter un certain temps ; mais je désire avant tout interroger une certaine personne qui habite de l’autre côté de la route… Préférez-vous m’attendre ici ou à Westingborough ?

— Je vous attendrai ici et vous me conduirez à l’hôtel quand vous serez prêt à partir, répondit French sans hésitation.

Puis, se tournant vers le pilote qui l’avait amené, il ajouta :

… Rentrez le bolide à Estwick, Cartwright. Si je ne trouve pas un autre moyen de transport sur place, je vous téléphonerai de venir me rechercher. Prévenez Gardner dès votre arrivée.

— Entendu, Monsieur, fit le pilote avant de se diriger vers le monoplan.

— C’est un autre prototype que nous devons à Zalescz, expliqua French à Head. Il importe qu’il ne soit pas photographié non plus. Où dois-je vous attendre. Inspecteur ?

— Vous trouverez un cabriolet arrêté devant la grille, au bout de ce chemin, lui répondit Head en désignant du geste le sentier qui rejoignait la route en traversant la futaie. Asseyez-vous dedans ; je vous rejoindrai dès que je le pourrai.

Mais avant d’aller interroger Sheba Bell et les autres habitants de Condor Grange, Head décida d’examiner les traces de pas signalées par Williams, aussi s’éloigna-t-il dans la direction de Westingborough en se frayant un passage entre les troncs des vieux hêtres.

CHAPITRE III

SHEBA BELL

— Ah ! vous voilà, Williams !

Head déboucha sur la route de Westingborough par la brèche de la haie où il trouva le policeman à son poste et il ajouta :

… Que regardiez-vous avec tant d’attention ?

— Des marques de pneus, Inspecteur, répondit Williams en indiquant du geste l’accotement de la route. Ils ont dû arrêter leur voiture ici et ils ont laissé une belle empreinte.

Head se pencha pour regarder l’impression parfaitement claire d’un pneu d’auto sur le bord non goudronné de la route. Quoique deux roues fussent passées dans le même sillon, l’empreinte de celle de derrière ne se confondait pas avec celle de devant ; elle provenait d’un pneu ayant peu roulé garni de sculptures en relief dont l’une – chance inespérée – était défectueuse. Au lieu d’un cercle régulier, elle formait presque un losange.

— Quelle aubaine ! s’écria Head en ouvrant son appareil photographique. Les assassins de Gatton ont arrêté leur voiture ici et ils ont très probablement suivi la route jusqu’à la grille du chemin qui traverse la futaie par lequel ils accédèrent à la prairie, puisque nous n’avons pas relevé la moindre trace de pas allant vers le lieu du crime ; mais, pour regagner leur voiture, ils ont traversé la futaie. J’ai suivi leur piste en venant ici ; l’un d’eux doit être un homme approximativement de mon poids à en juger par la profondeur des empreintes qu’il a faites en foulant la terre meuble ; l’autre doit être un « poids plume », autant qu’on peut en juger.

— Je m’étais fait la même réflexion, déclara Williams.

— Avez-vous remarqué un endroit où les empreintes sont exceptionnellement distinctes, à une cinquantaine de yards en arrière d’ici ? Au lieu de marcher l’un derrière l’autre, ces imbéciles sont restés côte à côte et leurs souliers se sont imprimés fortement dans du terreau gras.

— Parfaitement, répondit le policeman. J’ai même remarqué une branche morte à cet endroit, afin de pouvoir le repérer par la suite.

— Retournez-y et veillez à ne laisser personne en approcher jusqu’à l’arrivée du sergent Wells que j’enverrai relever les fameuses empreintes dès mon retour à Westingborough. Armez-vous de patience et préparez-vous à un jeûne prolongé… je le déplore pour vous, mais je n’y puis malheureusement rien.

— J’en ai vu d’autres, Inspecteur, fit Williams avec bonne humeur.

Il rentra dans la futaie par la brèche et disparut sous les arbres, laissant Head occupé à photographier l’empreinte du pneu sous quatre angles différents. L’affaire prenait tournure avec une rapidité surprenante ; mais c’était trop beau pour durer… bientôt l’inévitable obstacle briserait ce magnifique élan !

L’inspecteur referma son appareil et il se dirigea par la route vers Condor Grange. Lancelot French l’attendait comme convenu devant la grille en fumant une cigarette, assis sur le marchepied du cabriolet. Il se leva en l’apercevant et il vint à sa rencontre.

— Hélas ! nous ne partons pas encore, lui dit l’inspecteur. Renouvelez votre provision de patience, Mr. French.

— Rien ne me presse, répondit l’autre. Faites comme si je n’existais pas.

Head entra dans la propriété et French retourna philosophiquement s’asseoir sur son marchepied ; il alluma une autre cigarette sans quitter des yeux la noble façade tapissée de verdure et un observateur eût pu discerner dans son regard un intérêt étranger à celui qu’inspire une belle demeure à un touriste épris d’architecture… peut-être Condor Grange avait-elle un attrait plus personnel pour lui, après tout.

Reçu par Randall Bell en personne, Head sollicita et obtint de lui l’autorisation d’interroger successivement tous les membres de son entourage en terminant par Sheba Bell afin de lui laisser quelques instants pour se remettre de l’émotion causée par la nouvelle de la mort du jeune pilote. Pour sa part, le propriétaire de Condor Grange n’avait entendu aucune détonation la veille au soir et il n’avait fait que serrer la main de Gatton au moment où il quittait le petit salon particulier de ses filles. Avant de se retirer, Bell ajouta :

— Miss Sheba est ici ; mais ma plus jeune fille, Jadis, était partie en promenade avec ses deux chiens avant l’arrivée du commissaire Wadden et elle n’est pas encore rentrée. Je crains qu’il ne vous faille attendre un certain temps avant de pouvoir l’interroger. Vous pouvez disposer de cette pièce, Inspecteur, acheva-t-il avant de refermer la porte.

Interrogés à tour de rôle, les domestiques déclarèrent qu’ils n’avaient pas entendu la détonation ou que, s’ils l’avaient entendue, ils l’avaient prise pour un raté de moteur, bruit assez fréquent pour qu’ils n’y fissent pas attention. Head admit cette explication car Condor Grange étant située à une centaine de yards au-delà de la fin d’une pente rapide, les automobilistes et motocyclistes qui venaient de la descendre, le moteur tournant au ralenti, étaient obligés de donner un brusque coup d’accélérateur à cet endroit pour conserver leur vitesse en palier ; d’où, une fois sur six environ, pétarade. D’autre part, personne n’était en mesure de dire ce que Gatton avait fait après avoir quitté la maison, ce qui déçut l’inspecteur sans le surprendre toutefois.

Jadis Bell n’étant toujours pas revenue, sa sœur aînée, Sheba entra dans le bureau après le départ de la dernière soubrette. Sa beauté d’un caractère presque oriental surprenait ses compatriotes et faisait l’orgueil de son père. Randall Bell, qui tenait à ce que ses filles fussent présentées à la cour, les avait envoyées deux années de suite passer la saison mondaine à Londres, chaperonnées par une parente éloignée et titrée car leur mère était morte plusieurs années auparavant. Au cours de sa seconde saison londonienne, Sheba Bell assista à un bal travesti en « Salammbô », dans une sensationnelle reconstitution du costume phénicien décrit par Flaubert. Ce fut un triomphe ; reproduite par de nombreux illustrés, la photographie de Sheba réincarnant l’héroïne de l’antique Carthage tomba sous les yeux de Bell qui rougit de fierté. Mais, malgré son succès retentissant, Sheba ne pardonna jamais tout à fait à sa cadette d’avoir été consacrée « la perfection du type anglais » par le portraitiste le plus en vue de l’époque.

Les deux sœurs étaient aussi dissemblables au moral qu’au physique. Sheba, fleur exotique poussée par un caprice du destin dans un milieu purement anglais, vivait à l’écart de son père et de Jadis, type accompli de la jeune fille moderne, saine de corps et d’esprit, sportive, fraîche comme les vents qui soufflaient sur Condor Hill, un peu trop distante au gré des jeunes gens qu’elle traitait en bons camarades, sans plus. Inutile de le dire, Jadis était la préférée de Randall Bell dont elle s’efforçait de consoler le veuvage en remplaçant, dans la mesure du possible, sa mère auprès de lui. Elle avait jusqu’à cette date écarté très adroitement les candidates au titre de belle-mère, ce dont Sheba aurait dû lui savoir gré.

Pour en revenir à cette dernière, Head ne put se défendre de rendre un muet hommage à sa beauté en la voyant entrer dans le bureau, très sûre d’elle-même et de son pouvoir de séduction. Mais l’expression impénétrable de ses yeux sombres aux longs cils noirs, l’aisance nuancée d’insolence avec laquelle elle s’assit devant lui, la façon dont elle le dévisagea, toute son attitude en un mot, prouvèrent à l’inspecteur que Randall Bell s’était trompé en la déclarant bouleversée par la fin tragique de Gatton. En réalité, Sheba était parfaitement calme et, Head en aurait juré, sur la défensive envers un homme dont elle avait entendu vanter la clairvoyance professionnelle.

— Mon père m’a dit que vous désiriez m’interroger sur la dernière visite de Mr. Gatton, Mr. Head, commença-t-elle. C’est vous qui êtes chargé de l’enquête, si j’ai bien compris ?

— Quand avez-vous fait la connaissance de Mr. Gatton, Miss Bell ?

En posant sa question, Head songeait : « Elle est ravissante, certes, mais plutôt antipathique ». Et la sécheresse de son ton trahissait jusqu’à un certain point ses sentiments.

— Attendez… oui, c’est bien cela. Mr. Gatton me fut présenté au début de novembre dernier, au bal de l’Aéronautique d’Estwick où j’étais en séjour chez une tante avec ma sœur. En quoi ce détail peut-il vous intéresser, Mr. Head ?

— Pouvez-vous me préciser la date de cette soirée ? insista celui-ci en ignorant la question de la jeune fille.

— Oui. Elle a eu lieu le 10 novembre. Encore une fois, pourquoi…

— Si vous le permettez, je me réserverai le rôle d’interrogateur, Miss Bell, interrompit Head non sans rudesse. Cela pourra vous épargner des ennuis lors de l’enquête du coroner. Maintenant…

Ce fut au tour de Sheba de l’interrompre, avec une lueur d’inquiétude au fond de ses admirables yeux noirs :

— Serai-je obligée d’assister à l’enquête ?

— Je le crains. Mr. Gatton venait de vous quitter quand il trouva la mort et vous êtes mieux renseignée que personne sur les raisons qui l’avaient amené ici, Miss Bell.

— Mais je ne veux pas être appelée à témoigner sur ce sujet ! s’écria-t-elle, visiblement démontée.

— Nous reviendrons là-dessus plus tard, fit Head d’un ton conciliant. Pour l’instant, je suis plus intéressé de savoir ce qui s’est passé hier que de discuter sur ce qui se passera demain… je vous le dis en tout sincérité, Miss Bell : j’ai besoin de votre concours. Puis-je compter sur vous ?

— Oui, répondit-elle après une seconde d’hésitation.

Sheba Bell se laissa retomber contre le dossier de son fauteuil et Head sentit qu’elle s’inclinait à contre-cœur devant l’inévitable.

— Merci, dit-il. Pour en finir avec ce bal de l’Aéronautique, vous souvenez-vous d’y avoir rencontré des personnes de Westingborough ou des environs ?

— Non, naturellement ! D’ailleurs, en quoi les personnes présentes à cette soirée peuvent-elles intéresser votre enquête, Mr. Head ?

Ce dernier eut l’impression très nette que, si imprévisible fût-elle, sa question n’avait pas pris Sheba au dépourvu. Elle l’attendait de pied ferme, en quelque sorte.

— Vous êtes certaine qu’en dehors de votre sœur et de vous-même, aucun habitant de cette région n’assistait à ce bal ? insista Head.

— Si…

Elle s’arrêta. Et, regardant ses lèvres hermétiquement closes, l’inspecteur se dit qu’il lui faudrait frapper à une autre porte pour obtenir de plus amples renseignements sur ce sujet.

— S’il y avait d’autres gens des environs dans la salle, vous ne les avez pas remarqués ? suggéra-t-il.

— Non, répondit-elle, heureuse de l’échappatoire offerte.

— Vous avez revu Mr. Gatton, après le bal de l’Aéronautique.

— Oui.

— Et, naturellement, il est tombé amoureux de vous ?

Sheba se leva pour protester :

— Vraiment, Mr. Head ! De quel droit me posez-vous de telles questions ?

— Rasseyez-vous, je vous prie, Miss Bell, fit l’inspecteur sans s’émouvoir.

Elle s’exécuta de mauvaise grâce et Head reprit :

… Tout d’abord, certaines choses sont plus faciles à dire en particulier qu’en public ; mais là n’est pas la question. Je ne désire, en aucune façon, m’immiscer dans vos affaires sentimentales. Miss Bell ; mais je suis chargé d’enquêter sur les circonstances de la mort de ce malheureux garçon, lâchement assassiné en sortant de chez vous. Voulez-vous vous laisser convaincre, une fois pour toutes, que je me bornerai à vous poser les questions que j’estime indispensables ? Voulez-vous m’aider par vos réponses à amener les assassins de Harry Gatton au châtiment ?

— Oui, murmura-t-elle. Merci de m’avoir donné cette explication.

Quand elle souriait ainsi, les paupières à demi baissées sur ses yeux étrangement doux, Sheba était irrésistible. Head lui-même subit son charme – momentanément, il est vrai – et il mesura le pouvoir de cette femme née pour réduire Harry Gatton et des centaines de ses frères en esclavage si bon lui semblait.

— Eh bien ! nous allons revenir d’un pas en arrière, si vous le permettez. Miss Bell, reprit l’inspecteur. Je suis prêt à jurer que Mr. Gatton était passionnément épris de vous ; est-ce que je me trompe ?

Sheba inclina la tête.

… Et quels étaient vos sentiments à son égard ? Excusez mon apparente indiscrétion, cette question est inéluctable.

— Je…

Elle hésita, puis :

… Franchement, Mr. Head, j’éprouvais une vive sympathie pour lui. Peut-être même qu’à un moment donné…

— Vous avez cru l’aimer, acheva Head comme elle se taisait. Puis vous avez vu clair dans votre cœur et, hier soir, vous lui avez dit que vous ne l’aimiez pas, c’est bien cela ?

— Oui.

— Mr. Gatton était-il déjà venu vous voir ?

— Oui. Hier soir, c’était sa troisième visite… La première fois qu’il est venu d’Estwick, il était en congé de vingt-quatre heures et il a passé la nuit à Westingborough ; j’ai été déjeuner avec lui à « l’hôtel du Duc d’York », puis nous avons passé l’après-midi ensemble.

— Et quelle fut votre attitude envers lui à ce moment ?

Sheba fronça les sourcils.

— Cette question est-elle vraiment nécessaire, Mr. Head ?

— Indispensable. Sans quoi je ne me serais pas permis de vous la poser.

— Bien. Je… je lui ai fait part de mes hésitations à son sujet. N’insistez pas, je vous prie… si vous saviez combien il est difficile pour une femme de parler de ces choses avec un homme tel que vous ! Mais vous tenez à savoir, n’est-ce pas ? Eh bien ! Quand ma résolution fut prise, je répondis à une de ses lettres en lui disant franchement de renoncer à l’idée de m’épouser.

— Et il a refusé de tenir cette réponse écrite pour définitive ?

— Tous les policemen ne vous ressemblent pas, n’est-ce pas ? demanda Sheba avec une gravité nuancée de coquetterie.

Cherchait-elle à détourner le cours de l’entretien par ce compliment déguisé ? Dans l’affirmative, sa tentative échoua car Head insista :

— Et Gatton est revenu vous voir à deux reprises pour plaider sa cause de vive voix ?

Elle inclina la tête en murmurant :

— J’admire votre perspicacité, Mr. Head.

— Je resterai hors de cause, si vous le permettez. Avez-vous entendu le coup de feu mortel hier soir, Miss Bell ?

— Non…

À son grand regret, Head constata qu’elle était redevenue hostile.

… Ou, si je l’ai entendu, je n’y ai pas prêté plus d’attention qu’à une simple pétarade de moteur.

— À qui aviez-vous dit que Mr. Gatton venait vous voir en avion ? demanda l’inspecteur d’un ton qu’il s’efforça de rendre détaché.

Sheba le dévisagea un bon moment avant de répondre :

— Mais à personne, bien entendu.

— Mr. Gatton vous avait-il prévenue qu’il prendrait la voie des airs, hier soir ?

Un long silence, puis :

— Oui.

Head considéra cet acquiescement comme l’aveu que sa réponse précédente était mensongère. Sheba, il en aurait juré, n’était pas seule à savoir que Harry Gatton viendrait la voir en avion ; mais insister ou l’accuser de mensonge risquait de compromettre ses chances d’apprendre la vérité. Il se contenta de demander :

— Mr. Gatton vous avait-il écrit qu’il viendrait d’Estwick par la voie des airs ?

Nouvelle hésitation. Visiblement, Sheba se demandait si elle pouvait déguiser la vérité impunément ; la réponse dut être négative car elle murmura :

— Oui.

— Il y a combien de temps de cela ?

— J’ai reçu son mot il y a quatre ou cinq jours.

— Merci beaucoup, Miss Bell. Je m’excuse de vous avoir importunée si longtemps et je vous remercie du concours que vous m’avez apporté. Je crois qu’il sera, malheureusement, impossible de vous dispenser d’assister à l’enquête ; mais je ferai de mon mieux pour que cette épreuve ne vous soit pas trop pénible.

Sheba Bell se leva et elle lui tendit la main avec son plus séduisant sourire. Quel jeu jouait-elle, cette femme déconcertante ? Car Sheba avait l’assurance d’une femme, non celle d’une jeune fille…

Head serra la petite main offerte en ajoutant :

… Au revoir, Miss Bell, vous pouvez compter sur moi.

— D’avance, je vous en suis très reconnaissante, Mr. Head, répondit-elle avant de quitter la pièce.

Head la reconduisit jusqu’à la porte, puis il revint à la fenêtre, pris d’un remords soudain envers Lancelot French. Le spectacle qui s’offrit à ses yeux le rassura sur le sort du jeune homme ; mais comme rien ne le retenait plus à Condor Grange, il décida, néanmoins, d’aller le rejoindre. Dans le hall, il se heurta à Randall Bell.

— Je crains que vous n’ayez un peu malmené ma fille, Mr. Head, lui dit ce dernier avec une nuance de reproche dans la voix.

— Je me suis borné à lui poser un certain nombre de questions absolument indispensables, Mr. Bell, répondit l’inspecteur. Avant de me retirer, je tiens à vous remercier d’avoir tout fait pour me faciliter la tâche.

— C’était tout naturel, Inspecteur… tout naturel, voyons !

Head serra la main que l’autre lui tendait, puis il s’achemina vers sa voiture près de laquelle Lancelot French n’était plus seul à l’attendre.

CHAPITRE IV

Y. 42. STR. P. 3

Lancelot French qui commençait à trouver le temps long ouvrit son étui à cigarettes ; mais il le remit dans sa poche sans avoir pris sa quatrième cigarette. Il était en train de se demander quelle serait la réaction de ce lambin d’inspecteur si lui, Lancelot, annexait sa voiture pour se rendre à Westingborough, quand un épagneul noir s’approcha de lui pour le flairer amicalement. Il leva les yeux, puis se leva d’un bond.

— Miss Bell ! Je n’ose en croire mes yeux !

— Quelle surprise ! Après tant d’années ! répondit-elle, moqueuse.

— J’ai pris racine sur ce marchepied en vous attendant… je commençais à désespérer de vous voir sortir de cette maison !

— Pourquoi n’avez-vous pas sonné tout bêtement à la porte ? demanda-t-elle en riant. On vous aurait répondu que j’étais sortie promener les chiens.

— Un policeman haut placé m’avait dit de l’attendre ici. Un type sympathique, d’ailleurs… l’inspecteur Head, vous le connaissez ?

— Oh ! fit-elle un peu déçue. Ce n’était donc pas moi que vous attendiez ?

— Mais c’était vous que je souhaitais voir apparaître. L’espérance étant une vertu, je méritais une récompense… et je l’ai, acheva-t-il gravement.

— C’est très bien dit, mais cela n’explique pas tout. Est-ce votre voiture ? Êtes-vous venu d’Estwick dedans ?

— Non, c’est celle de Head. Il m’a prié de l’attendre et j’ai accepté de bon cœur avec le secret espoir que vous m’apercevriez de chez vous et que vous viendriez me tenir compagnie. Il y a des siècles que nous ne nous sommes vus !

— Six mois, exactement. De novembre à mai, cela fait six mois, comptez…

— « M’aimerez-vous en novembre comme vous m’aimiez en mai ? » dit la chanson… mais les mois sont intervertis.

— Et je ne vous… vous ne… peu importe ! Si nous parlions d’autre chose, Mr. French ?…

Elle appuya sur le mot et se remit à rire. Lui, contemplait la radieuse apparition en costume de tweed, le doux visage déjà bronzé, les yeux si bleus et si rieurs, les mèches de cheveux dorés comme par un rayon de soleil et que le vent faisait voleter… Jadis Bell !

… Et d’abord, que faisiez-vous à la porte de Condor Grange, assis sur le marchepied d’une voiture de la police ? acheva-t-elle après avoir repris son sérieux.

Sa question ramena French à la réalité.

— Un de nos pilotes a été tué de l’autre côté de la futaie, dans la prairie de votre père, répondit-il, l’inspecteur Head est en train de parler à Mr. Bell à ce sujet et je l’attends ; voilà !

— Un homme est mort à deux pas d’ici ? murmura-t-elle, les yeux soudain très graves.

— Oui. Un malheureux accident, sans doute… Mais ne parlons plus de cela, voulez-vous ? L’inspecteur peut revenir d’une seconde à l’autre… quand puis-je vous revoir ? Je reste ici, ou plus exactement à Westingborough, jusqu’à l’enquête relative à ce pauvre garçon ; soyez bonne et…

— Comment s’appelait-il, votre infortuné pilote ? – Harry Gatton, répondit French à regret. Lui aussi assistait au bal de l’Aéronautique auquel nous nous sommes connus.

— Mr. Gatton ! Mort, est-ce possible ? C’est… c’est affreux, Mr. French !

— Je suis désolé de vous avoir parlé de cela… mais vous l’auriez appris de toute façon, c’est ce qui me console un peu de ma maladresse.

— Pauvre Sheba ! murmura Jadis.

— Pourquoi plaignez-vous votre sœur ? Aimait-elle Gatton ? Oh ! pardon !

— Non, Sheba ne l’aimait pas et elle le lui a dit hier soir. Mais c’est précisément cette coïncidence… Il ne s’est pas suicidé, au moins ?

— Non, je vous le jure.

— Alors ?

Ses yeux anxieux imploraient une réponse. French la lui refusa avec douceur.

— N’insistez pas, Miss Bell, je vous en supplie.

L’épagneul noir, dressé sur ses pattes devant lui, renifla et poussa un bref gémissement. French se pencha pour caresser le chien qui lui lécha la main.

— Ce fut un accident ? insista Jadis malgré la prière de son compagnon.

— Oui, répondit celui-ci sans lever les yeux. Un navrant accident.

— Sam a dit qu’il s’agissait d’un événement pire qu’un accident, dit-elle tout à coup.

— Sam ?

French se redressa et osa la regarder.

— Mon chien. N’est-ce pas, Sam que tu sais la vérité, toi ? Les chiens devinent bien des choses, Mr. French… et Sam plus que tout autre.

— Tu peux dormir sur tes deux oreilles, mon vieux, fit French en caressant l’épagneul au regard implorant. Il ne t’arrivera rien – ni à ta maîtresse non plus – tant que je serai dans les parages. Sérieusement, Miss Bell, m’autorisez-vous à venir vous voir ?

— Étant donné que vous vous êtes appliqué pendant six mois à ne pas m’importuner, je crois pouvoir vous permettre une visite si les quatre milles qui nous séparent de Westingborough ne vous font pas peur, déclara Jadis.

— Ne soyez pas si réfrigérante, je vous en conjure. Je ne vous ai rencontrée que deux fois au cours de votre séjour à Estwick et je n’ai pas eu le cran de vous écrire après votre départ… Alors, je peux revenir ?

— Une fois, oui. Ensuite, nous verrons… À bas les pattes, Sam ! Tu ennuies Monsieur.

— Mais non, il ne… Oh ! Voilà l’inspecteur qui arrive au galop ! Vite, Miss Bell, ma réponse ! Vers quatre heures et demie, tantôt ? Je vous en prie…

— Entendu. Nous prendrons le thé ensemble.

— Merci… Eh bien ! Mr. Head, avez-vous terminé ce que vous aviez à faire ? acheva-t-il en quittant Jadis des yeux pour regarder l’inspecteur.

— Ce serait trop beau ! soupira Head.

Il salua la jeune fille en ajoutant :

… Miss Bell, n’est-ce pas ? Je désespérais de vous rencontrer avant de partir, Miss Bell.

— Vous désiriez me parler, Inspecteur ? demanda Jadis non sans froideur.

Du premier coup d’œil, Head l’avait mise tout à fait en dehors de l’affaire. Il limita son interrogatoire en conséquence.

— Avez-vous entendu une détonation provenant de la direction de la futaie hier soir, à partir de huit heures et demie, Miss Bell ? demanda-t-il.

— Non. J’ai entendu quelques pétarades de moteur, de temps en temps ; mais nous y sommes habitués, et pour cause ! Non, Mr. Head, je n’ai pas entendu de coup de feu.

— Vous avez passé la soirée chez vous ?

— Oui, auprès de mon père.

— Auriez-vous, par hasard, aperçu quelqu’un – un piéton sans doute, soit dans le jardin, soit sur la route ou encore sous la futaie ?

— Non. À vrai dire, je n’ai pas regardé dehors de la soirée. Pourquoi me demandez-vous cela, Mr. Head ? Soupçonneriez-vous…

Jadis se tut, visiblement bouleversée.

— Je ne soupçonne personne en particulier et tout le monde en général, répondit l’inspecteur. Sauf vous, bien entendu, Miss Bell. Excusez-moi de vous avoir retardée, je vous en prie. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je crois qu’il serait temps de nous mettre en route, Mr. French.

Jadis Bell rappela son terrier, lancé à la poursuite de quelque lapin dans les broussailles mais qui revint docilement reprendre sa place derrière sa maîtresse ; suivie de ses chiens, la jeune fille franchit la grille de Condor Grange et les deux hommes montèrent en voiture.

— Je voudrais louer une auto, Inspecteur, dit French au bout d’un mille parcouru en silence.

— Je donnerais beaucoup pour que mes désirs fussent aussi faciles à combler que les vôtres ! soupira son compagnon. De « l’hôtel du Duc d’York » au garage Parham vous n’avez que quelques yards à franchir et votre problème se trouvera résolu ; tandis que le mien… enfin, passons. De toutes façons, nous sommes condamnés à déjeuner en retard aujourd’hui, Mr. French, et un digne représentant de la police préposé à la surveillance de certaines empreintes de pas doit être en train de mourir de faim sous la futaie ; mais, si vous le voulez bien, je vais m’arrêter ici même afin d’avoir un petit entretien confidentiel avec vous.

— Allez-y. Je vais resserrer ma ceinture d’un cran, ou même de deux au besoin, et vous accorder toute mon attention. Mais faites vite, Inspecteur, je défaille littéralement.

— Vous n’êtes pas le seul, si cela peut vous consoler, répondit Head en ralentissant.

Il donna un coup de volant pour engager sa voiture sur l’accotement de la route ; puis il freina en débrayant et le cabriolet s’arrêta. Mais, faute d’avoir remis le levier de vitesse au point mort avant d’embrayer à nouveau, l’inspecteur Head cala son moteur comme un novice. Plongé dans ses réflexions, il ignora l’impatience de son compagnon pour mettre un peu d’ordre dans ses idées avant de commencer son interrogatoire.

Après un silence relativement long, French ne put se défendre de remarquer :

— Si vous me permettez un conseil, apprenez à conduire, Inspecteur.

— Qu’ai-je donc fait ? demanda l’autre d’un ton distrait. Je ne pensais pas du tout à ce que je faisais, je l’avoue… mais vous m’ôtez des illusions car je croyais être bon chauffeur.

— Quand vous voudrez repartir, n’oubliez pas que vous êtes en prise directe. Autrement, gare à la secousse !

Head remit machinalement le levier au point mort.

— Vous aviez raison, ma parole ! dit-il avant de se renfermer dans son mutisme désespérant.

Au bout d’un long moment, n’y tenant plus, French soupira bruyamment et dit :

— J’ai des tiraillements d’estomac, moi ! Sans indiscrétion, à quoi pensiez-vous en conduisant si mal votre voiture ?

— À John Zalescz et à son appareil silencieux, répondit Head d’un ton rêveur.

— Seigneur ! Vous ne soupçonnez pas John Zalescz d’avoir assassiné Gatton, tout de même ?

Head descendit de sa tour d’ivoire en remettant à plus tard le soin de classer ses premières impressions.

— Parlez-moi de Zalescz, Mr. French, dit-il.

— C’est un as et un modèle de droiture et de loyauté.

— Je suis tout disposé à vous croire sur parole.

— Vous êtes disposé à…

Le diapason de French monta de plusieurs tons… Tonnerre ! Serait-ce moi que vous soupçonneriez, par hasard ?

Head rit doucement.

— Vous êtes hors de cause tous les deux, déclara-t-il. Coupable, vous n’eussiez pas défendu Zalescz avant même qu’il fût attaqué ; en réalité, je ne vous ai jamais soupçonnés ni l’un ni l’autre, Mr. French. Ceci posé, dites-moi tout ce que vous savez de la prodigieuse invention de Zalescz.

— Mis à part le fait que je suis tenu à la discrétion la plus absolue au sujet de STR. P. 3, je suis incapable de vous fournir beaucoup de précisions à son sujet, répondit French. L’appareil a été monté dans nos ateliers ; mais certaines de ses pièces essentielles, le moteur et ce que Zalescz appelle les déflateurs ne sortent pas de chez nous.

— Le dispositif composé de lamelles qui obture le tunnel à trois pieds environ en arrière du nez de l’appareil et sert à aspirer l’air ? demanda Head. Je l’avais remarqué.

— Vous n’avez pas les yeux dans votre poche, riposta French, mis quelque peu sur la défensive.

— Tout ce qui est mécanique me passionne… et pour n’être que celle d’un policeman, ma parole d’honneur devrait vous suffire comme garantie de ma discrétion, Mr. French. Pour mener mon enquête à bonne fin, j’ai absolument besoin de tout approfondir, même les secrets mécaniques de la machine, cause du crime. Zalescz a mis au point un double dispositif permettant d’aspirer l’air dans le corps de l’appareil et de le refouler à l’arrière pour remplacer l’hélice dont le rôle consiste à repousser l’air, à l’extérieur de l’avion, c’est bien cela, n’est-ce pas ?

— Parfaitement. Et vu que le déplacement d’air s’opère à l’intérieur de la machine, dans une série de compartiments aux parois non conductrices du son, Zalescz a doté son pays d’une arme toute puissante : l’avion silencieux.

— Muni d’un moteur de quatre cents chevaux, compléta Head.

— Oui, ce qui représente une belle puissance. Zalescz est dévoué corps et âme à la cause de notre aviation nationale. Si vous nous faites un jour le plaisir de venir visiter nos ateliers d’Estwick, je vous montrerai – sous le sceau du secret, bien entendu – des prototypes sensationnels, jalousement défendus contre toutes les indiscrétions. La presse a beau crier à l’unisson que les autres nations sont en avance sur nous, cela ne trompe que les lecteurs anglais… Les espions étrangers savent à quoi s’en tenir, sans quoi le pauvre Gatton serait encore de ce monde, croyez-m’en.

— C’est possible.

— C’est certain. Gatton s’est rendu coupable d’une faute impardonnable envers nous, en se posant ailleurs que sur notre terrain pour des raisons de convenance personnelle ; soit par hasard, soit qu’il ait été prévenu d’avance des intentions de notre pilote, quelqu’un a assisté à l’atterrissage de STR. P. 3. dans la prairie de Bell et il a voulu profiter de l’occasion pour en livrer le secret à une nation étrangère, contre une récompense intéressante, bien entendu. Sans crainte de me tromper, j’ajouterai encore ceci : l’assassin de Gatton savait que STR. P. 3. est synonyme de suprématie aérienne.

— Et c’est le seul appareil construit sur ce modèle, fit Head d’un ton songeur.

— En cas de nécessité, une demi-douzaine de constructeurs en dehors de nous, pourraient livrer rapidement des escadrilles d’avions construits d’après les plans de Zalescz. Son prototype est absolument au point, quoi qu’il en dise.

— Vous prévoyez une guerre prochaine, c’est clair.

— Non. Prévoir la guerre veut dire la précipiter… et Dieu sait que je ne suis pas belliqueux ! Mais seul, l’homme fort et bien armé, bien armé surtout, est en droit de ne compter que sur lui-même. Les autres nations s’arment.

— Vous êtes réconfortant ! constata Head. Mais, pour en revenir à Zalescz, croyez-vous qu’il ait commis l’erreur de mettre certains de ses amis au courant de son invention ?

— Certainement pas ! Dans cet ordre d’idées, Zalescz est muet comme la tombe. Il rumine ses projets dans sa tête sans jamais les confier à personne.

— Savait-il que Gatton devait effectuer un vol d’essai hier soir ?

— C’est lui qui l’a ordonné, naturellement. Mais il avait bien recommandé à Gatton de rentrer au hangar avant neuf heures et demie, autrement dit avant la nuit noire. Comme son numéro matricule l’indique, Stratosphère P. 3. est le troisième prototype construit sur les plans de Zalescz, son équipement lui permet de battre tous les records d’altitude homologués jusqu’à ce jour. Hier soir, Gatton devait effectuer un vol stratosphérique et c’est à cet effet que la carlingue était hermétiquement close, comme vous l’avez sans doute remarqué ; or l’altimètre et le baromètre enregistreurs prouvent qu’il n’est pas monté au-dessus d’une altitude normale et qu’en quittant Estwick il est venu en droite ligne ici. Gatton n’était pas dans son assiette depuis plusieurs semaines déjà, je l’avais remarqué et je regrette aujourd’hui de ne pas l’avoir dénoncé en haut lieu… Sans doute le pauvre garçon était-il entiché de Sheba Bell qu’il avait connue en novembre dernier à Estwick au point de ne plus penser qu’à elle. STR. P. 3. pouvant soutenir une vitesse horaire de près de trois cents milles, il ne lui a pas fallu longtemps pour venir d’Estwick ici et un inconnu – un agent à la solde d’une nation étrangère – a assisté à son atterrissage, j’en mettrais ma main au feu. Si vous menez votre enquête à bonne fin, comme je le souhaite ardemment, c’est un espion que vous enverrez au gibet, Mr. French, et non un vulgaire assassin. Faute d’avoir pu mettre le moteur en marche, Gatton ayant emporté la clef du contact, notre homme attendit son retour et il le tua pour s’emparer de la clef ; mais son crime fut inutile car il chercha en vain la serrure dissimulée sous la plaque de cuivre du tableau de bord.

— Quel dommage que vous ne vous soyez pas fait détective, Mr. French ! s’écria Head. Oui, l’assassin de Gatton savait que STR. P. 3. atterrirait ce soir-là à proximité de Condor Grange.

— Vous connaissez le nom de cet homme ? demanda French, les yeux brillants.

— Je n’en ai pas la moindre idée, répondit l’inspecteur avec calme. D’ailleurs, c’est à deux hommes et non à un seul que je voudrais avoir la joie de passer les menottes… et j’ai bon espoir de voir mon vœu exaucé.

— Deux complices ? demanda French sans dissimuler son étonnement. Comment savez-vous que l’assassin n’a pas agi seul ?

French sourit en guise de réponse, puis il dit :

— Vous êtes affamé et moi de même, Mr. French. Si nous allions déjeuner ?

— Le levier de vitesse, je me permets de vous le rappeler, est au point mort ; vous pouvez donc appuyer sur le démarreur sans inconvénient, répondit French en lui rendant son sourire. J’ai l’impression que nous deviendrons une paire d’amis, Mr. Head… et, par Jupiter, j’ai un rendez-vous à quatre heures et demie que je ne voudrais manquer pour rien au monde !

— Elle est ravissante, fit l’inspecteur en appuyant sur le démarreur. Et, à première vue, elle ferait le bonheur d’un homme… est-il trop tôt pour vous féliciter ?

— Hélas ! oui. Je crains d’avoir manqué le coche, il y a six mois, à Estwick, mais j’ai bon espoir de le rattraper ici.

— Je vous le souhaite de tout cœur. À propos d’Estwick, je vous demanderai par la suite des détails sur le séjour que les deux sœurs y firent en novembre dernier. Mais cela ne presse pas, rassurez-vous. Si je me mettais à approfondir toutes les idées qui me trottent dans la tête avant le déjeuner, j’aurais sur la conscience la mort d’un honnête policeman fidèle à la consigne qui le condamne à rester sans nourriture dans la futaie… En route pour Westingborough, et plus un mot, je vous prie…

La fin du trajet s’effectua en silence et ce fut Head qui reprit, en stoppant devant « l’hôtel du Duc d’York ».

… Les gens et les bêtes y sont bien traités, paraît-il. J’espère que vous vous y trouverez bien, Mr. French.

— Au cas où vous auriez à me parler, ce soir, je vous préviens que j’espère rentrer le plus tard possible de Condor Grange, répondit l’autre en descendant. Ceci dit, je suis à votre entière disposition, Inspecteur.

— Si j’ai besoin de vous dire un mot avant l’enquête, ce ne sera qu’après le dîner, je vous le promets, fit Head en riant.

— Et dire que je n’ai même pas de brosse à dents ! soupira French. Mais Westingborough me paraît être une ville de ressources, d’après ce que je vois… Au revoir, Mr. Head ; je suis votre homme jusqu’à minuit. Enchanté d’avoir fait votre connaissance.

Head lui répondit par un signe de main amical avant de démarrer et French entra dans l’hôtel.

CHAPITRE V

THOMAS COSWAY, REPRÉSENTANT DE CYCLES

En attendant l’assiette de roastbeef froid accompagné de pommes de terre et de salade commandée à la cantine des policemen célibataires, Head téléphona à sa femme pour la prévenir qu’il rentrerait chez lui à temps pour faire sa toilette, le lendemain matin. Ayant ainsi mis sa conscience en repos vis-à-vis de Mrs. Head, il fit venir le sergent Wells dans son bureau et il lui donna ses instructions tout en assouvissant sa faim.

Pour commencer, il tira le mouchoir contenant la clef trouvée sur le siège de l’avion et il le remit à Wells en disant :

— Il y a une clef là-dedans ; si vous relevez des empreintes digitales dessus, comparez-les à celles du défunt dès que vous les aurez prises. Elles ne correspondront pas, mais deux certitudes valent mieux qu’une.

— Bien, Chef, fit le sergent en empochant le mouchoir. Et ensuite ?

— Prenez le matériel nécessaire pour relever des empreintes de pas et faites-vous conduire par Jeffries jusqu’à une certaine brèche ouverte dans la haie de la futaie, à la hauteur des premiers hêtres en suivant la route de Londres. Entrez dans la futaie par cette brèche et criez à pleins poumons pour alerter Williams resté là-bas pour surveiller les empreintes de pas à relever ; quand vous aurez fini, vous ramènerez Williams ici. À ce moment, vous n’aurez qu’à le mettre devant une assiette de roastbeef comme celle-ci et il se chargera de la nettoyer.

— Bien, Chef, répéta Williams.

Le sergent s’apprêtait à ouvrir la porte quand Head le rappela :

— Ah ! j’oubliais ! En passant devant Boots, le photographe, donnez-lui à développer le rouleau qui est encore dans mon appareil. Dites à Boots de ma part qu’il me faut dans le minimum de temps indispensable une épreuve de chacune des quatre photographies représentant les traces de pneus. Mr. Wadden est-il rentré ?

— Oui, Chef. M. le Commissaire est dans son bureau.

— Merci, j’irai le trouver quand j’aurai fini. Vous pouvez disposer, Williams.

Demeuré seul, l’inspecteur concentra toute son attention sur ce qui restait de comestible dans son assiette ; quand celle-ci fut parfaitement nette, il se rendit dans le bureau de Wadden qui l’accueillit par des récriminations :

— Vous en avez mis un temps, mon garçon !

— Mais je reviens les mains pleines, riposta Head avec dignité. Et vous, Chef, avez-vous été heureux de votre côté ?

— Couci-couça. Parlez, je vous écoute.

Head lui résuma l’emploi de sa matinée et dit en guise de conclusion :

— Vous voyez que je n’ai pas perdu mon temps, Chef.

— Oui. Alors, vous croyez que Miss Bell – Sheba, pas le flirt du jeune French – en sait plus long qu’elle ne veut le dire ?

— Elle en sait si long que, par l’intermédiaire du coroner, je lui ferai passer un mauvais quart d’heure à l’enquête. Je vous réponds que la belle Sheba ne saura plus si elle marche sur les pieds ou sur la tête en quittant la barre des témoins ! Comment, un pauvre diable paye de sa vie le bonheur de l’avoir vue une demi-heure et elle… oh ! la rosse ! Froide comme un glaçon, uniquement occupée de me surveiller, comme une grive attendant qu’un ver sorte de son trou. Cette fille pleure la mort de Gatton à peu près autant qu’une soubrette une tasse cassée.

— « Elle m’est tombée des mains… » fit Wadden qui connaissait la phrase consacrée. Eh bien ! faites la leçon au coroner demain matin, avant l’enquête ; le vieux Payne-Garland n’est ni un sot ni un maladroit. L’affaire prend bonne tournure, mon cher.

— Je me méfie des enquêtes qui commencent trop brillamment, Chef, répondit Head. Cette femme…

— Sheba Bell ? fit Wadden en voyant qu’il n’achevait pas. Vous la vieillissez ; elle est encore très loin de la trentaine.

— Cela ne veut rien dire. Il y a des gens qui naissent vieux et faux… et c’est son cas. Allons bon, on ne peut donc nous laisser deux minutes tranquilles ! Qu’est-ce que c’est, Johnson ? acheva-t-il à l’adresse du policeman qui venait d’entrer dans la pièce.

— Mr. Thomas Cosway, le propriétaire du magasin de cycles demande à être reçu soit par vous, soit par M. le Commissaire, Inspecteur, répondit Johnson. Il dit avoir une communication à faire au sujet du corps amené ici ce matin.

— Faites-le entrer, Johnson, ordonna Wadden sans laisser à Head le temps d’ouvrir la bouche. Une autre piste, mon garçon ! continua-t-il après le départ du policeman. Si cela continue à ce train-là, l’assassin assistera, les menottes aux mains, à l’enquête et votre gloire ne s’en trouvera pas considérablement accrue. Cosway ! Tommy, le héros ! Tiens, tiens !

À cet instant, Johnson introduisit Cosway et Head déplaça son siège de façon à le voir de face. Le nouveau venu était un garçon blond à la physionomie ouverte et sympathique, qui venait d’ouvrir un magasin de cycles au coin de London Road et de Market Street. Son commerce prospérait disait-on ; et cela ne lui faisait pas de tort auprès des demoiselles en quête de mari, au contraire. Mais jusqu’à cette date, le jeune homme n’avait répondu à aucune de leurs avances.

— Eh bien ! Tom, vous avez quelque chose à nous dire, paraît-il ? commença Wadden en lui jetant un regard assez féroce pour désarçonner un coupable… et même un innocent.

Avant de répondre, l’autre risqua un coup d’œil vers Head, comme si la présence d’un tiers le gênait. Puis il rassembla son courage et dit :

— J’ai vu le sergent Wells et un policeman déposer le corps d’un homme dans la grande limousine de la police arrêtée devant la porte de Condor Grange ce matin et…

— Pas si vite ! interrompit Wells. Que faisiez-vous devant Condor Grange, ce matin ?

— J’essayai une motocyclette avant de la livrer à un client. Je viens d’en recevoir trois et j’en avais déjà essayé une hier soir… c’est au cours de cette sortie que j’ai entendu un coup de feu, en face de Condor Grange et…

— Attendez avant de continuer, ordonna le commissaire en pressant la sonnette posée sur son bureau.

Johnson, son secrétaire, parut presque aussitôt et Wadden reprit :

… Vous avez votre calepin et votre crayon ? Parfait. Sténographiez les questions et les réponses, Johnson. Quant à vous, Tom, ne vous occupez pas de ce que fait mon secrétaire. Voulez-vous me répéter ce que vous faisiez hier soir, en face de Condor Grange ?

— Je vérifiais les pistons d’une motocyclette que je venais d’étrenner, Mr. Wadden. Quand le moteur est chaud, les pistons sont dilatés et…

— Je vous fais grâce des détails techniques ! s’écria Wadden. Nous sommes ici dans l’antichambre du purgatoire terrestre, non dans un garage ! Parlez-moi du cadavre et du coup de feu.

— Excusez-moi, Mr. Wadden. J’étais sorti, vers huit heures hier soir pour essayer une nouvelle machine, comme je viens de vous le dire. Je m’étais arrêté une première fois au sommet de Condor Hill pour vérifier l’échauffement des pistons et, revenu devant la grille de Condor Grange, je suis redescendu une seconde fois afin de…

— Pourquoi avez-vous choisi cet endroit plutôt qu’un autre ? intervint Head.

Cosway devint cerise et il fixa un regard embarrassé sur son interrupteur avant de lui répondre :

— Parce que… parce que la descente est finie quand on arrive devant cette grille, Mr. Head. Avant de redonner des gaz pour achever la course, je voulais voir si le moteur non poussé s’était refroidi normalement.

— Quelle heure était-il lors de ce second arrêt ?

— Je puis vous le dire à une minute près, Mr. Head. La montre encastrée dans le guidon de la motocyclette marquait neuf heures moins vingt, or elle avançait de deux minutes sur l’horloge du garage Parham ai-je constaté en passant devant pour rentrer chez moi… Avant de livrer une machine à un client, il faut bien la vérifier, jusque dans ses moindres détails.

— Vous êtes un garçon consciencieux, observa Head d’un ton sec. Il était donc exactement neuf heures moins vingt-deux minutes… Bien. Choisissez-vous toujours Condor Hill pour y essayer vos machines neuves, Tom ?

— Oui, à de très rares exceptions près. Rien ne vaut une côte très raide pour faire apparaître un défaut de mécanique ou d’ajustage. Celle de Condor Hill constitue la côte d’essai idéale.

— Et vous arrêtez-vous toujours devant la grille de Condor Grange pour un dernier examen des pistons ?

— Le plus souvent, oui, répondit le jeune homme sans réussir à cacher le déplaisir que lui causait l’insistance de l’inspecteur.

— Merci, fit ce dernier. Reprenez votre récit là où vous en étiez resté, Tom. Vous nous disiez vous être arrêté hier soir à huit heures trente-sept devant la grille de Condor Grange, près de l’endroit d’où vous avez assisté à la mise en voiture d’un cadavre, ce matin. C’est bien cela ?

— Oui. Je venais de tirer mon manomètre de ma poche quand j’ai entendu un coup de feu dans la direction du marais.

— Avez-vous aperçu quelqu’un, soit dans le jardin de The Grange, soit sur la route ? demanda à son tour le commissaire.

— Je n’ai vu âme qui vive, Mr. Wadden. Il me semble que j’ai été dépassé par deux voitures se dirigeant vers Westingborough, mais je n’y ai prêté aucune attention, étant uniquement occupé de ma machine.

— En êtes-vous bien sûr, Tom ? demanda Head d’un ton grave. En même temps qu’à votre motocyclette ne pensiez-vous à quelque chose… ou, plus exactement, à quelqu’un d’autre ?

— Je ne vous saisis pas bien, Mr. Head…

Mais le « fard » dont s’accompagnait le mensonge de Tom le rendait bien inutile. Il ajouta cependant :

… Quand on met au point une machine neuve, on ne peut avoir la tête ailleurs.

Head enchaîna sans insister davantage :

— Qu’avez-vous fait, en entendant cette détonation insolite, Tom ?

— J’ai craint un accident et j’ai mis mes mains en porte-voix devant ma bouche pour appeler dans la direction de la futaie : « Qui va là ? ». Pas de réponse. Mon premier mouvement me poussa à aller voir ce qui se passait et je gagnai même la grille par laquelle on accède au chemin charretier dans cette intention… je regrette de m’être ravisé, maintenant.

— Vous devriez vous en réjouir, au contraire, déclara Wadden. Après cette détonation, avez-vous entendu autre chose ?

— Absolument rien. Je suis resté un bon moment sur place, l’oreille tendue ; puis je me suis dit que Mr. Bell s’amusait peut-être à tirer des geais dans sa propriété et qu’en tout cas ce qui se passait chez lui ne me regardait pas. J’ai remis ma moto en marche et je suis rentré tout droit garer la machine dont l’acquéreur a pris livraison ce matin. N’était le hasard qui m’a fait repasser devant Condor Grange aujourd’hui, au moment où vos hommes déposaient un cadavre dans la voiture de la police, j’aurais oublié l’incident d’hier soir. Il y a bien des gens qui chassent les geais en mai, après tout !

— Ils mériteraient de recevoir une bonne charge de plomb dans le corps pour les dégoûter de recommencer, fit Head. Autre chose, Tom : avez-vous parlé à quelqu’un de ce coup de feu entendu hier soir ?

Cosway regarda franchement l’inspecteur avant de lui répondre :

— Oui, Mr. Head, sans quoi je ne serais peut-être pas venu ici. Mais j’ai été faire un tour au bar du « Duc d’York », ce matin, après avoir touché ma commission sur la vente de la moto et j’y ai trouvé Mr. Faulkner. Dans le courant de la conversation, je lui ai parlé de la détonation et de la scène à laquelle je venais d’assister. Il m’a chaudement conseillé de vous mettre au courant sans retard et, à la réflexion, je m’y suis décidé.

— Mr… quel est le prénom de ce Faulkner ? demanda Head.

— Gerald. Mr. Gerald Faulkner, répondit Cosway. Je lui dois une bonne partie de ma clientèle et si je suis lancé maintenant, c’est bien grâce à l’intérêt qu’il m’a porté quand je me suis établi à mon compte. Oui, c’est un chic type, Mr. Faulkner et un vrai gentleman. Il m’a dit de venir et me voici.

— Vous voyez d’ici la fin de la futaie, l’endroit d’où l’on découvre, au-dessus de la haie, le marais et la rivière, Tom ? demanda Head.

— Parfaitement. C’est à un mille environ avant d’arriver à Condor Grange quand on vient d’ici.

— À peu près, oui. Avez-vous remarqué une auto arrêtée à cette place, en rentrant à Westingborough hier soir ?

Cosway inclina la tête et une lueur passa dans ses yeux, puis il répondit :

— En effet, Mr. Head, j’ai vu une voiture à l’endroit dont vous parlez. Pensez-vous qu’elle…

— Peu importe. Y avait-il quelqu’un dedans ?

— Non, elle était abandonnée. Un cabriolet décapotable Alvis douze, deux places devant et un spider derrière, la carrosserie était noire, avec un filet rouge… une belle bagnole, ma foi !

— Et rapide, n’est-ce pas ?

— Vous pouvez le dire ! Une bonne Alvis douze chevaux fait du cinquante-cinq[3], en touchant à peine l’accélérateur.

— Vous êtes-vous arrêté pour la regarder ?

— Non. Mais je me suis retourné en la dépassant parce que je n’étais pas sûr que ce fût une Alvis.

— Dans quelle direction était-elle tournée ?

— Le capot vers Westingborough.

— Avez-vous retenu son numéro matricule, par hasard ?

— YY, suivi d’un numéro dans lequel il y avait un 9, il me semble. Mais je suis certain des lettres… YY est l’immatriculation de Londres, fin 1932 et premiers mois de 1933, si mes souvenirs sont précis.

— C’est facile à vérifier. Occupez-vous-en tout de suite, Johnson ; puis vous mettrez vos notes à jour, ordonna Head au secrétaire. Vous n’avez rien d’autre à ajouter, Tom ?

— Absolument rien, Mr. Head.

— Bien, intervint Wadden. Vous recevrez une convocation officielle par la suite ; mais je vous préviens à l’avance que vous serez cité comme témoin à l’enquête du coroner qui se tiendra au Corn Hall demain matin à onze heures précises. Merci d’être venu et n’oubliez pas de remercier de ma part Mr. Faulkner de vous avoir envoyé. Au revoir Tom, et bonne chance… continuez à inonder la région de motocyclettes, bien que ce soient des machines inventées par le diable ! N’oubliez pas : demain matin, à onze heures, au Corn Hall.

— C’est entendu, Mr. Wadden…

À Head, Cosway demanda ensuite avec une rancune évidente, née d’un certain nombre de questions particulièrement embarrassantes à lui posées par l’inspecteur :

Vous n’avez plus besoin de moi, Mr. Head ? Puis-je me retirer ?

— Oui, répondit Head. Merci encore d’être venu spontanément, Tom. À demain matin.

Après le départ du jeune homme, il ajouta :

… Nous galopons, Chef ! Dès le reçu des photographies des marques faites sur la route par le pneu défectueux, nous lancerons une circulaire confidentielle donnant le signalement de la voiture recherchée et accompagnée des photographies révélatrices. Avec cela, nous sommes sûrs d’aboutir rapidement.

— Ce départ est trop beau pour mon goût, soupira Wadden. Gare à la contre-passe ! Pourquoi avez-vous houspillé de la sorte le malheureux Tom au sujet de ses arrêts devant la grille de Condor Grange ?

— En pensant à Sheba Bell, bien entendu.

— Oh ! À propos de cette vieille histoire ! Elle se perd dans la nuit des temps, mon cher… et si cela amuse Tom de faire de petites stations devant la grille de la maison habitée par une jolie fille qui lui doit la vie, c’est son droit, après tout.

— Je n’étais pas ici au moment de l’exploit de Tom. Que s’était-il passé, au juste ?

— Les enfants étaient en vacances de Pâques ; Sheba Bell, une gamine de huit ans environ, s’était échappée de chez elle pour aller jouer dans le marais… par suite d’une imprudence, elle trouva le moyen de piquer une tête dans l’Idleburn. Par bonheur, Tommy Cosway – il devait avoir douze ou treize ans à l’époque – pêchait à la ligne non loin de là. Entendant les hurlements de la petite imprudente en train de se noyer il se jeta à l’eau pour la repêcher. Comme il était grand et fort pour son âge, il porta Sheba sans connaissance jusqu’à Condor Grange. En un mot, il lui a sauvé la vie.

— Vraiment ?

— Comme j’ai l’honneur de vous le dire. Bell a crié sur tous les toits que Tommy était un héros et, le vieux Cosway étant très pauvre, il a pris les frais de l’éducation du sauveteur de sa fille à sa charge. Grâce à son acte de courage, Tom a fait de bonnes études à Crandon ; vous avez sans doute remarqué qu’il ne s’exprime pas du tout comme un simple mécanicien ?

— Oui, cela m’avait frappé, répondit Head. Et maintenant, Tom essaye ses machines neuves devant Condor Grange et il s’arrête à la grille sous prétexte d’examiner l’état des pistons.

— Et si, apercevant son sauveteur de sa fenêtre, Sheba Bell descend lui dire bonjour, cela lui fait plaisir, à ce garçon. Quoi de plus naturel ?

— Ce n’est que trop naturel, précisément, acquiesça Head d’un air funèbre.

— Ne vous mettez pas martel en tête au sujet de cette vieille histoire, lui conseilla Wadden. Même si Tom a osé lever les yeux sur une jeune personne tellement au-dessus de sa condition (hypothèse purement gratuite, entre parenthèses) je ne vois pas en quoi cela peut intéresser l’enquête ouverte au sujet de l’assassinat de Harry Gatton. Ne perdons pas de vue notre objectif, mon garçon…

— Rassurez-vous, Chef, je ne le perds pas une seconde de vue, répondit Head avant de quitter la pièce pour retourner travailler dans son bureau.

CHAPITRE VI

HERR HELSING, SUJET ALLEMAND

À Johnson, la première personne qu’il trouva en entrant dans le poste de police, l’étranger expliqua qu’il était arrivé par le train de six heures vingt et qu’il désirait parler au commissaire pour se renseigner sur les formalités exigées d’un Allemand.

Johnson trouva Wadden plongé dans de sombres pensées ; il appréhendait l’accueil de son épouse quand il rentrerait chez lui, au soir de cette journée dite de congé… la venue de cet Allemand fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Le commissaire souffla un petit cyclone et il foudroya son subordonné d’un regard terrible.

— Amenez-moi l’individu, ordonna-t-il. Je lui riverai son clou !

Le secrétaire s’éclipsa ; il fut bientôt remplacé par un homme de haute taille, un peu ventripotent mais à l’allure martiale néanmoins. Son visage tirait sur le rouge brique et une cicatrice presque verticale allant du coin de l’œil au niveau de la bouche, barrait sa joue gauche. Arrivé devant le bureau du commissaire, le nouveau venu joignit les talons et le salua du buste ; puis il se redressa avec tant de soudaineté que Wadden s’attendit à entendre craquer ses vertèbres… en quoi la réalité le déçut, cela va sans dire.

— Der Herr Kommissaire ? demanda poliment l’étranger.

— En personne, bougonna Wadden. Que me voulez-vous ?

La réponse, il faut bien le reconnaître, n’était guère encourageante. L’autre continua cependant :

— Voici mon passeport et mes papiers, Herr Kommissaire…

Wadden lui prit des mains les documents en question.

… Je désire résider dans votre belle ville et je viens, comme il se doit, me présenter à la police : Helsing… Friedrich Helsing.

Le malheureux semblait si inoffensif que Wadden faillit se radoucir. Mais la pensée que son épouse l’attendait pour lui dire son opinion sur une journée dont elle se faisait une fête à l’avance lui revint à l’esprit et annihila ses bonnes dispositions.

— Asseyez-vous, Mr. Helsing, dit-il d’un ton sec. Je vais jeter un coup d’œil sur vos papiers.

Helsing s’inclina, puis il s’assit, raide comme un piquet, sur une chaise, tout au bout du bureau. Wadden examina soigneusement son passeport et ses autres papiers, tous munis des visas nécessaires.

— Vous êtes en règle, dit-il en relevant la tête. Maintenant, Mr. Helsing, pouvez-vous me dire ce qui vous attire dans notre belle ville ? Entre parenthèses, c’est bien la première fois que j’entends appliquer ce qualificatif à Westingborough, mais là n’est pas la question… Que venez-vous faire ici et combien de temps pensez-vous rester dans nos murs ?

— Je suis chimiste, Herr Kommissaire, commença l’autre. Or, dans votre belle ville vous avez la grande industrie des matières colorantes dirigée par Herr Neville, n’est-ce pas ? Je voudrais obtenir du célèbre Herr Neville l’autorisation d’analyser l’eau de votre belle rivière l’Idleburn afin de pouvoir, si possible, en créer un ersatz à l’usage die anilinfabrik de mon pays. Chacun sait que c’est aux propriétés de l’eau de l’Idleburn que les teintures de Herr Neville doivent leur réputation mondiale. Le génie du célèbre Herr Neville ne peut être obtenu en ersatz, mais j’ai bon espoir d’en trouver un pour l’eau de l’Idleburn. Comme cela die anilinfabrik allemandes n’auront plus rien à envier à votre industrie de matières colorantes.

— Quelle impudence ! fit Wadden entre haut et bas.

— Vous dites, Herr Kommissaire ?

— Rien. Vos papiers sont en règle, Mr. Helsing et je vois que le Home Office vous a délivré les autorisations nécessaires (on croit rêver en lisant cela !) pour que vous puissiez à votre convenance analyser l’eau de nos rivières, avec le consentement préalable des propriétaires des terrains arrosés, toutefois.

— Je pensais bien être en règle, répondit Helsing. Je n’entreprends jamais rien sans avoir rempli toutes les formalités voulues.

— Vous pouvez vous mettre au travail dès demain, dit Wadden en lui rendant ses papiers. En passant, arrêtez-vous dans le bureau de mon secrétaire et dites-lui de vous inscrire sur le registre des étrangers ; donnez-lui votre adresse, si vous avez déjà fait le choix d’un hôtel.

— Der York Duke, déclara Helsing. Ja, der York Duke.

— Parfait. Faites-vous domicilier là et allez piquer une tête dans l’Idleburn, à l’endroit le plus profond et le plus isolé afin que personne ne soit assez bête pour vous repêcher ! acheva Wadden entre ses dents.

— J’ai l’honneur de vous assurer de ma reconnaissance, Herr Kommissaire, fit l’autre en saluant militairement. Guten tag, mein Herr.

Il fit demi-tour et sortit du bureau au pas de parade.

— Et maintenant, monologua Wadden après son départ, si vous voulez faire de moi un homme heureux, Mr. Helsing, dégringolez l’escalier la tête la première et cassez-vous le cou en arrivant en bas.

Il fit claquer son bureau en le refermant pour la nuit et souffla à pleins poumons dessus. Head choisit cet instant pour entrer en tenant une demi-douzaine de feuillets dactylographiés à la main. Wadden lui décocha un regard furibond.

— Écoutez-moi, jeune homme, mon épouse a déjà assez de motifs pour me faire une scène sans que je lui en fournisse un autre en rentrant dîner à une heure indue, commença-t-il. Sous quel prétexte venez-vous me retarder encore davantage ?

— J’ai de bonnes raisons pour cela, répondit Head, nullement démonté par cette réception. Mais tout d’abord, qu’est-ce qui cloche ? Qui vous a mis dans cet état. Chef ?

— Qui… Ah ! Seigneur ! Un Allemand de malheur venu voler notre rivière, ni plus ni moins.

— Délit simple, déclara Head. Vous ne pouvez pas l’inculper de cambriolage, vu qu’il n’y pas eu effraction… comment comptait-il emporter son butin chez lui ? Avait-il une grande valise, au moins ?

— Vous vous croyez spirituel, sans doute ? Un Allemand, vous dis-je ; ce n’est donc pas une plaisanterie. Et tenez, je vais aggraver mes torts envers Mrs. Wadden et vous raconter toute l’affaire.

L’inspecteur écouta avec la plus grande attention le récit détaillé et commenté de la visite de Friedrich Helsing. Quand le commissaire se tut, Head résuma son opinion en ces termes :

— Espionnage commercial, c’est clair. Mais rassurez-vous, les propriétés de l’eau de l’Idleburn ne pourront jamais être obtenues chimiquement et le cerveau de Raymond Neville, principal facteur du succès de son affaire, restera sa propriété personnelle en dépit des efforts de ses concurrents.

— Ça, c’est vrai, acquiesça Wadden. Et là-dessus, bonsoir, je rentre dîner.

— Un instant encore. Chef ! J’aimerais vous voir prendre connaissance de ceci, fit Head d’un ton persuasif en posant son dossier sur le bureau du commissaire.

— Bien, bien…

Wadden se rassit d’un air résigné.

… Puisque je serai mal reçu de toute façon, je n’en suis pas à quelques minutes près. Je vous écoute.

Head s’assit en face de lui ; puis il démasqua ses batteries.

— Les événements se sont déroulés si vite que je voudrais faire le point avec vous avant l’enquête, Chef. Je désirerais surtout attirer votre attention sur l’importance de la déposition de Cosway. Comme moi, vous vous êtes très certainement demandé pourquoi les assassins de Gatton n’avaient pas cherché à démonter les parties essentielles de l’avion en se voyant dans l’impossibilité de trouver la serrure du contact, n’est-ce pas ?

— Et je me le demande encore, répondit Wadden.

— En épluchant la transcription des notes de Johnson, la réponse m’a sauté aux yeux : les assassins savaient que quelqu’un avait entendu le coup de feu. Tom Cosway nous l’a dit lui-même ; surpris par la détonation insolite, il avait crié : « Qui va là ? », sans obtenir de réponse. Voici ma reconstitution de la scène qui s’est déroulée sur le lieu même du crime, après l’intervention de Tom : un des complices s’empara de la clef tombée des mains de Gatton et chercha fiévreusement la serrure tandis que Tom, sur la route, se demandait si oui ou non il irait voir qui tirait dans le marais à cette heure avancée de la soirée. Après quelques hésitations, il se dit que ce devait être Bell s’amusant à chasser des geais et il décida de passer son chemin. Les assassins entendirent sa motocyclette repartir et…

— Si Tom avait cédé à son premier mouvement de curiosité, il ne serait plus de ce monde, interrompit Wadden.

— C’est certain. Les misérables l’auraient abattu, comme Gatton. Mais, en entendant démarrer une motocyclette sur la route dont ils étaient séparés par la futaie, nos hommes conclurent que l’inconnu qui avait appelé peu d’instants auparavant allait donner l’alerte à Westingborough. Ils calculèrent le temps approximatif dont ils disposaient avant son retour et ils redoublèrent d’ardeur pour chercher la serrure du contact. Dans son affolement, l’un d’eux déganta sa main droite pour tâter les divers appareils du tableau de bord, espérant qu’en se soulevant, l’un d’entre eux découvrirait la serrure introuvable… il s’est déganté, Chef, et il nous a laissé des empreintes de son pouce et de son index bien marquées de chaque côté de cette clef !

— Vous êtes certain que ce ne sont pas celles de la victime ? demanda Wadden en regardant la lamelle découpée que Head lui présentait en la tenant délicatement par les bords.

— Pour qui me prenez-vous, Chef ? riposta l’autre. Ces empreintes ont été comparées à celles de Gatton, bien entendu. Et du moment que ce ne sont pas les siennes, il y a plus de quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que ce soient celles d’un des complices.

— Bravo ! Vous les avez fait relever, j’espère ?

— Rassurez-vous. Vous pouvez débarrasser cette clef de toute la poudre adhérente, les empreintes sont en lieu sûr, répondit Head en riant. Mais, pour en revenir à nos assassins, talonnés par la terreur de voir revenir le motocycliste accompagné de policemen, ils s’évertuèrent en vain à chercher la serrure du contact. Les quelques minutes de grâce passèrent comme un éclair et quand, d’après leurs calculs, le péril devint imminent, je suppose qu’ils entendirent une voiture venant de Westingborough ronfler sur la route, comme elles le font toujours en abordant la côte pour peu que le conducteur connaisse le pays. Nos hommes s’imaginèrent que c’était l’auto de la police arrivant à tombeau ouvert et que leur capture n’était plus qu’une question de secondes… Dans leur hâte folle de déguerpir, ils abandonnèrent la clef du contact sur le siège du pilote en me laissant ainsi de précieuses indications sur leur identité. Mais, malgré l’affolement du moment, l’homme qui maniait cette clef pensa à remettre son gant avant de descendre de l’avion puisque nous n’avons relevé aucune empreinte digitale, ni sur la portière, ni sur aucune des parties de l’appareil susceptibles de les avoir conservées, précaution à laquelle on reconnaît un professionnel de ce genre d’exploit. La clef dut lui glisser des doigts sans qu’il s’en aperçût, autrement, je suis convaincu qu’il aurait pris le temps d’effacer ses empreintes. Les deux misérables regagnèrent la route en courant sous les hêtres qui les abritaient des regards des policemen imaginaires, conduits par le fameux motocycliste.

— Et voyant que personne ne montait la garde auprès de leur voiture abandonnée sur la route, nos hommes sautèrent dedans et prirent la fuite, conclut Wadden.

— Vous l’avez dit, acquiesça Head. Ils se félicitèrent d’avoir échappé à leurs poursuivants ; mais ils n’osèrent pas retourner près de l’avion craignant que des policemen ne fussent embusqués sous les hêtres à la faveur de la nuit tombante.

— Entre nous, votre reconstitution est purement imaginaire remarqua Wadden après un moment de réflexion.

— Vous semblez oublier les empreintes de pas sous les arbres, la marque du pneu et la présence d’une voiture abandonnée près de la brèche de la haie, les empreintes digitales relevées sur la clef, la balle de calibre trente-deux que Bennett m’a remise cet après-midi et la transcription des notes de Johnson, Chef, protesta Head. Tout cela constitue une assez solide armature pour ma « théorie ». Avec votre permission je continue…

— Vous n’êtes pas encore au bout de votre rouleau ? En avez-vous jusqu’à demain matin ? Bah ! de toute façon, je suis votre homme… le jeu me paraît en valoir la chandelle. Où en étions-nous ?

— Je me disposais à revenir en arrière pour examiner cette autre question fort importante : « À quelle source les assassins puisèrent-ils leurs renseignements ? » Sheba Bell m’a affirmé qu’elle n’avait dit à personne que Gatton viendrait la voir en avion hier soir, en quoi elle a menti.

— Vous en êtes sûr !

— Certain. Son père l’avait prévenue que je l’interrogerais et elle était déjà sur ses gardes en entrant dans le bureau où je l’attendais. Son souci de me cacher quelque chose dominait toutes ses autres impressions ; pour elle, le fait d’avoir envoyé Harry Gatton à la mort était secondaire… ce qui importait avant tout était de m’empêcher de découvrir qu’elle avait dit à un tiers que Gatton piloterait un avion silencieux pour venir la voir hier soir.

— À qui l’aurait-elle dit ? demanda Wadden. Je ne vous suis pas, je l’avoue. Si vous connaissez son confident, nommez-le-moi, mon cher, je vous en prie.

— Tom Cosway, parbleu ! répondit Head.

— Là, mon vieux, vous exagérez ! protesta le commissaire. La fille de Randall Bell et… mais, voyons, du petit au grand, tous les habitants de Westingborough l’appellent « Tom », lui ! Associer le nom de Sheba Bell à celui de Tom, impossible !

— Vous n’êtes pas sans savoir que la nonchalante Miss Bell s’est mise à faire de la motocyclette vers la fin de Mars, autrement dit il y a près de deux mois, Chef ?

— Nom d’un chien, c’est vrai ! s’écria Wadden.

— Or, après avoir rencontré Sheba Bell à motocyclette sur les routes on trouverait tout naturel de voir une favorite de harem dresser des chevaux sauvages à la manière d’une cow-girl, convenez-en. Mais c’est Tom Cosway qui lui a procuré la machine.

— C’est exact. Je l’ai aperçue à plusieurs reprises dans le garage de Tom avec sa fameuse moto et j’en ai conclu que la machine avait souvent besoin d’être graissée ou réparée, sans plus.

— Et vous ne vous êtes pas demandé pourquoi Sheba Bell, la jeune personne féminine, élégante et anti-sportive par excellence avait, un beau jour, enfourché une moto qu’elle conduisait elle-même chez le mécanicien du patelin au lieu d’y envoyer le chauffeur ?

— Lequel mécanicien est un beau garçon auquel elle doit la vie, murmura Wadden d’un ton songeur. Après tout, c’est possible.

— Elle n’a pas abusé des visites au garage de Tom, continua Head ; mais avez-vous pensé au chemin qu’on peut parcourir à motocyclette et au nombre des petits coins tranquilles auxquels on peut accéder dans la campagne grâce à ce moyen de locomotion ? Dans le même temps que Miss Bell explore les environs sur sa machine, Tom confie la garde du garage à son mécanicien et part de son côté en essayer une neuve… comme les jeunes gens ont eu la prudence de se rencontrer à une bonne distance de Westingborough et que leur manège ne dure, en somme, que depuis deux mois à peine, le scandale n’a pas encore éclaté.

— Vous croyez que Sheba Bell a noué une intrigue avec Tom ? demanda Wadden d’un ton incrédule.

— Le « fard » qu’il a piqué quand j’ai insisté pour savoir s’il s’arrêtait toujours devant la grille de Condor Grange pour examiner ses machines neuves le prouve suffisamment, Chef. Les relations de ces jeunes gens d’un niveau social si différent ne nous regardaient pas avant la mort de Gatton ; mais maintenant le cas n’est plus le même, loin de là. Sheba Bell le sait et elle s’est obstinée dans ses mensonges pour éviter de m’aiguiller sur la piste dangereuse en m’avouant qu’elle avait mis Tom Cosway au courant des projets de Gatton.

— Pourquoi aurait-elle fait cela ?

— Je crois qu’elle a l’intention de s’enfuir avec Tom un jour ou l’autre. Je crois également – d’une façon purement théorique d’ailleurs – que Tom était jaloux de Gatton et qu’elle lui avait promis de rompre définitivement avec l’infortuné pilote. Mais celui-ci s’est cramponné au dernier espoir de reconquérir la femme qu’il aimait et il lui a annoncé sa visite – la première – pour tel soir à telle heure. Sachant que rien ne pourrait le dissuader de son projet, Sheba préféra en parler à Tom qui alla rôder autour de Condor Grange au jour et à l’heure dite et qui assista à l’atterrissage de l’avion silencieux. Pour un homme passionné de mécanique comme lui, il y avait là, matière à émerveillement…

— Et à bavardages, acheva Wadden. Évidemment. Tom s’est vanté à quelqu’un d’avoir vu un appareil atterrir et décoller sans faire plus de bruit qu’une puissante auto.

— Propos qui revint aux oreilles d’un de nos deux assassins ou d’un homme plus haut placé qu’eux ; connaissant de source sûre l’existence de STR. P. 3, celui-ci aura piqué au vif l’amour-propre de Tom en criant à l’imagination. « Très bien », dit Tom, « si vous refusez de me croire sur parole, surveillez le marais, en face de Condor Grange, lundi soir et vous verrez si j’ai menti ou non ! ». Car Sheba Bell avait reçu, il y a quatre ou cinq jours, la lettre dans laquelle Gatton lui annonçait sa visite d’hier soir et elle s’était empressée d’en avertir Tom de crainte d’aviver sa jalousie s’il venait à découvrir, par hasard, qu’elle recevait, en cachette, un autre amoureux.

— Nous sommes en train de bâtir sur le sable, Head, remarqua Wadden. Mais, cette réserve faite, dites-moi comment Gatton pouvait prévoir un vol d’essai si longtemps à l’avance.

— Je suppose qu’au retour de son précédent vol d’essai, Gatton avait signalé diverses modifications à faire sur l’appareil et qu’il avait calculé à quelques heures près la durée de son immobilisation. Sachant, d’une part, que STR. P. 3. sortirait des ateliers dans le courant de la journée de lundi et certain, d’autre part, que Zalescz l’enverrait, immédiatement, essayer l’appareil modifié, il avait écrit à Sheba qu’il viendrait plaider sa cause une dernière fois auprès d’elle hier soir. Elle s’est empressée de mettre Tom au courant – en lui montrant la lettre de Gatton, très probablement – et elle lui a renouvelé l’assurance qu’elle lui appartenait uniquement. Cosway a transmis le renseignement à quelqu’un, reste à savoir à qui.

— Comment allez-vous vous y prendre pour l’amener à se confesser ?

— Je n’en sais rien encore. Je crois que j’aurai du mal à lui délier la langue car il lui est matériellement impossible, sans la compromettre, d’avouer que Sheba Bell est assez intime avec lui pour le mettre au courant de ses rendez-vous. Mais je vais recommander à Payne-Garland de retourner cette femme sur le gril demain matin à l’enquête jusqu’à obtenir ses aveux.

— Conseillez-lui d’user du même procédé à l’égard de Tom, émit Wadden après un moment de réflexion.

— C’est bien ainsi que je l’entends, acquiesça Head. Et maintenant, Chef, puisque nous sommes tous deux condamnés à être couverts d’injures en rentrant, rien ne nous presse, n’est-ce pas ? Pour ma part, je vais aller faire un tour au bar du « Duc d’York ». La découverte du cadavre et l’enquête de demain matin doivent défrayer les conversations à l’heure actuelle et nous pouvons glaner des renseignements utiles si nous savons écouter les autres parler.

— Nous ? fit Wadden en se levant.

— Montrez-vous grand et généreux. Chef ! Vous ne tarderez pas à empocher une prime de dix livres, cela mérite d’être arrosé, il me semble.

— Mon épouse commencera par s’en attribuer la moitié, soupira Wadden. J’ai toujours un rat dans mon fromage… Entendu, Head, je vous offre un verre et à moi aussi. Un seul, par exemple, car je ne tiens pas à attirer sur ma tête les foudres du ciel.

— J’accepte votre verre, après quoi nous verrons, répondit Head sans se compromettre.

Il replia les feuillets dactylographiés qu’il remit dans sa poche pendant que le commissaire allait chercher sa casquette ; puis tous deux traversèrent la rue et franchirent la courte distance qui séparait le poste de police du principal hôtel de Westingborough.

CHAPITRE VII

UNE NATION D’HOMMES LIBRES

— Vous pouvez toujours courir pour vous instruire ici ! bougonna Wadden en franchissant le seuil de la grande salle du « Duc d’York ». Ce Teuton de malheur est déjà maître de la place… le grand diable à la joue balafrée, debout près du bar.

Une douzaine de consommateurs formaient un cercle autour de Herr Helsing qui pérorait avec volubilité ; en s’approchant à leur tour, les enquêteurs entendirent la fin d’une de ses phrases :

… Si les pratiques malthusiennes continuent à se répandre à cette cadence dans votre malheureux pays, où prendrez-vous vos futurs soldats, hein ? Il en faut, pourtant, de la chair à canon prête à mourir pour le Vaterland.

— Vous êtes prêts à partir en guerre, Fritz ? demanda un des auditeurs en plaisantant.

— Je n’en sais rien…

Le ton de la réponse trahissait le regret d’en avoir trop dit.

… Je suis tout à fait en dehors des questions politiques. Je suis chimiste, attaché zu die anilinfabrik, die Colossal gesellschaft.

— Aniline ? demanda un autre membre de l’auditoire.

Les quatre cinquièmes de la population de Westingborough vivant de la grande industrie de matières colorantes dirigée par Raymond Neville, il était tout naturel que le mot fît dresser l’oreille à tout honnête citoyen de cette localité.

… À propos, qu’êtes-vous venu faire ici ? acheva le curieux.

Head sentit une tension soudaine de l’atmosphère. Il avait suffi à Helsing de prononcer le mot « aniline » pour que ses auditeurs se sentissent menacés.

— Je suis venu faire l’analyse de l’eau de votre splendide rivière, l’Idleburn, répondit l’autre d’un ton solennel. J’espère en trouver l’ersatz… comment m’expliquer ? obtenir par des procédés chimiques une eau possédant les mêmes propriétés que celles de l’Idleburn. Je vais en faire une analyse, après quoi j’étudierai la question.

— Analyser l’eau de l’Idleburn ! Rien que cela ! s’exclama quelqu’un d’un ton furieux.

— Excusez-moi, Mein Herr, j’ai l’autorisation de votre Home Office, expliqua Helsing avec beaucoup de douceur. Sans permission, je ne serais pas ici.

— Tonnerre ! Ils ont fait cela ! s’écria un homme de haute taille avec un suprême dégoût pour les responsables.

Helsing se tourna vers lui, le visage illuminé.

— Oui, Mein Herr, ils ont fait cela, les gens du Home Office. N’a-t-on pas dit, il y a déjà longtemps, que vous ne seriez jamais que des imbéciles ? Oui, le Home Office a fait cela.

— Que nous soyons des poires, c’est possible ; mais vous ne serez jamais des gentlemen, riposta l’autre du tac au tac.

— Bravo, Faulkner ! lança un témoin enthousiaste.

— Ach ! Mais je ne voulais pas vous dire quelque chose de désagréable, Mein Herr, protesta Helsing. Peu importe. Je vais analyser l’eau et je rapporterai mon analyse en Allemagne.

— Comptez sur nous pour vous en empêcher ! gronda Faulkner.

— Vous ne pouvez rien contre moi. J’ai l’autorisation du Home Office et si vous m’y obligez, je me mettrai sous la protection de la police.

— Grands Dieux ! soupira bruyamment quelqu’un, et dire que nous serions assez idiots pour la lui accorder, cette protection !

— Est-ce que je ne viens pas de vous dire, à l’instant, que vous étiez un peuple d’imbéciles ? fit Helsing d’un ton triomphant. Vous venez de le reconnaître, j’ai dit la vérité.

— Et il est également vrai que vous n’avez pas la moindre notion des bienséances, rétorqua vertement Faulkner. Il faut être le dernier des mufles pour abuser de la folle générosité de notre pays comme vous le faites en ce moment.

Plusieurs voix s’élevèrent pour approuver Faulkner, accompagnées en sourdine de murmures indignés.

— Messieurs…

Le ton de l’Allemand trahissait une inquiétude croissante.

… Je ne voulais pas vous mettre en colère. Je suis un honnête homme et je vous ai dit pourquoi j’étais venu dans votre belle ville. Je…

— À la porte ! cria un auditeur. Flanquez-le à la porte, de gré ou de force !

— Messieurs, je ne commencerai pas. Mais si on m’attaque, je saurai me défendre. Il y aura peut-être quelqu’un de blessé avant que je ne passe de l’autre côté de cette porte, déclara Helsing avec hauteur.

— Messieurs, je vous en prie !…

Wadden fendit le groupe. Il continua, le ton autoritaire :

… Le premier qui lèvera le petit doigt sera jeté en prison, vous voilà tous prévenus. Quoi que vous puissiez penser de cet homme – et pour ma part, je détesterais d’avoir à formuler tout haut mon opinion sur lui – c’est notre hôte et, de ce fait, il a droit à la liberté que nous nous honorons d’accorder aux étrangers séjournant chez nous. Traitez-le avec les égards dus à un hôte et laissez-le agir à sa guise. Il peut analyser l’eau de l’Idleburn jusqu’à ce que mort s’ensuive sans porter ombrage à notre industrie locale, rassurez-vous.

— Ach ! Gott sei’s gedankt, der Herr Kommissaire ! s’écria Helsing avec un large sourire.

Il joignit les talons pour saluer son défenseur tandis que les autres s’écartaient, un peu penauds.

… Herr Kommissaire, je suis très honoré d’avoir un champion tel que vous pour me défendre contre des gens qui ne comprennent pas que la liberté est une mauvaise chose et qu’il faut fouler au pied les droits individuels pour…

— Assez, Mr. Helsing, assez ! interrompit Wadden. Cela ne nous intéresse nullement de savoir comment les choses se passent dans votre pays et nous ne vous demandons pas votre opinion sur le nôtre. Je vous conseille de ne pas abuser de la patience de gens qui sont et entendent rester des hommes libres.

— Je comprends, Herr Kommissaire, répondit Helsing d’un ton repentant. Je me disposais à rédiger mon rapport zu die anilinfabrik quand l’un de ces messieurs m’a interrogé sur notre grand Hitler – Heil Hitler ! – et m’a détourné de ma première intention. Maintenant, je vais aller écrire mon rapport.

Il joignit les talons pour saluer à la ronde ; puis, toujours au pas de parade, il gagna l’escalier conduisant aux chambres de l’hôtel. Après son départ, Faulkner, un homme de haute taille, à la physionomie agréable, se tourna vers Wadden pour lui demander :

— En cas de bagarre, auriez-vous exécuté votre menace de nous faire jeter en prison, M. le Commissaire ?

— N’en doutez pas… mais je me serais mis en quatre pour vous procurer de bons matelas et de moelleux édredons. Sérieusement, laissez cet imbécile à ses hâbleries ; elles ne vous portent pas préjudice.

— Cet homme blesse notre sentiment d’honneur national, riposta Faulkner.

— Eh bien ! laissez de côté votre orgueil national et sachez conserver votre sens de l’humour, c’est tout ce que je vous demande pour l’instant.

— Cet individu est un agent provocateur ou je ne m’y connais pas, déclara Woods, un petit homme brun, propriétaire de la principale épicerie de Westingborough, en se mêlant à la conversation.

— Non, fit Head à son tour. Ce n’est qu’un imbécile en mission commerciale ici. Un agent provocateur manœuvre bien plus intelligemment !

— S’il ne nous a pas provoqués, qu’est-ce qu’il vous faut ? insista Woods.

— Et sans mon intervention vous auriez tous été assez bêtes pour donner dans le panneau et vous mettre dans votre tort, articula Wadden d’un ton de reproche.

— Le commissaire a raison, avoua Faulkner. Et pour me punir d’avoir été aussi nigaud que les autres, j’offre une tournée générale. Un whisky, Mr. Wadden ?

— Avec beaucoup de soda, volontiers.

— Et pour vous, Mr. Head, que dois-je commander ? demanda Faulkner.

— La même chose, merci…

L’inspecteur se rapprocha de Faulkner et, lorsqu’il fut servi, il leva son verre en ajoutant :

— Bonne santé et bonne humeur, Mr. Faulkner. L’autre se mit à rire.

— Je me dominerai mieux à l’avenir, dit-il. Mais j’ai travaillé pour le compte de Raymond Neville jusqu’à la fin de l’année dernière, aussi suis-je plus excusable qu’un autre d’avoir pris la mouche.

— Évidemment…

Head s’écarta du petit groupe, invitant du geste Faulkner à en faire autant. Puis il ajouta :

… J’ai à vous remercier d’avoir été de bon conseil aujourd’hui, Mr. Faulkner.

— À quel propos ? demanda son interlocuteur d’un ton perplexe. À qui ai-je bien pu donner un bon conseil ? Pas à Herr Helsing, bien sûr ?

— Non, naturellement. À un jeune homme d’ici. Tom Cosway.

— Ah ! j’y suis ! Oui, je suis entré dans sa boutique pour y acheter du ruban de gutta-percha, avant le déjeuner et il m’a raconté sa petite affaire ; comme il m’a demandé en terminant si j’irais trouver la police à sa place, je l’ai encouragé à aller vous faire sa déposition sur-le-champ, c’est tout.

— Or sa déposition pourra nous être d’une grande utilité par la suite, si notre enquête prend une certaine tournure. Merci encore d’en avoir compris l’importance, Mr. Faulkner.

— À votre avis, s’agit-il d’un meurtre ?

— Je n’en sais rien encore, répondit prudemment l’inspecteur. C’est peut-être un cas de suicide, tout simplement.

— Ou un accident ? suggéra Faulkner. J’ignore ce qui s’est passé, cela va sans dire ; par Tom je sais seulement qu’il a entendu une détonation en face de Condor Grange hier soir et qu’il a vu sortir un cadavre de la futaie, approximativement au même endroit, ce matin.

— C’est bien ce que Tom nous a répété, acquiesça Head. Mais je ne crois pas qu’il s’agisse d’un accident, Mr. Faulkner. Néanmoins, attendons l’enquête du coroner avant de conclure à ceci plutôt qu’à cela. Excusez-moi, je vous prie…

L’inspecteur alla à Wadden qui s’apprêtait à partir.

… Bonsoir, Chef. Je serai matinal et en pleine forme pour continuer le travail commencé aujourd’hui.

— Parfait, répondit Wadden d’un ton sec. Tâchez, pour une fois, d’être matinal et brillant… sur ce, bonsoir. Bonsoir, Messieurs.

— Un as, ce gros Wadden, remarqua Faulkner après son départ. Il va y avoir huit ans que j’habite ici, n’est-ce pas ? Eh bien ! je n’ai jamais entendu autre chose que des éloges sur lui. Le jour où il prendra sa retraite, ce sera une perte pour Westingborough.

— La nouvelle tomate hybride « Inspecteur Head », murmura distraitement l’inspecteur.

— Comment, Mr. Head ? demanda Faulkner.

Tiré de sa songerie, Head répondit :

— Excusez-moi, je divaguais tout haut…

À cet instant, il aperçut Lancelot French occupant une des petites tables alignées sous la large baie. Quand le garçon s’éloigna, après avoir pris ses ordres, French se frotta les mains avec une joyeuse satisfaction et en souriant à ses pensées. Head acheva :

… J’aperçois quelqu’un à qui j’ai à parler. Bonsoir, Mr. Faulkner.

— Bonsoir, Inspecteur, répondit l’autre.

— Eh bien ! Mr. French, êtes-vous content de votre journée ? demanda Head en abordant son nouvel ami.

— J’ai vécu une journée de rêve, répondit French d’un ton solennel. En dépit de la mort de ce pauvre Gatton, je suis tout optimisme ce soir, Mr. Head. Et puis, au diable les formules de politesse ! Je vais vous appeler Head, ce sera beaucoup plus simple… Qu’est-ce que cela sera pour vous, Head ?

— Mais je viens de boire un whisky-soda, protesta l’inspecteur.

— Le premier n’est qu’un matelas sur lequel il convient de poser une couverture, déclara French. Sérieusement, je me tiendrai pour offensé si vous ne me tenez pas compagnie. Garçon ! Prenez les ordres de Monsieur, je vous prie.

— Très peu de whisky et beaucoup de soda, recommanda l’inspecteur au garçon.

— Voilà une question réglée, déclara French. Aviez-vous à me parler ? Dans ce cas, restez, Head. Nous dînerons ensemble.

— Merci, Mr. French. Malheureusement, je ne dispose que d’une minute car ma femme m’attend à la maison, ainsi que mon dîner…

Il se retourna pour s’assurer qu’il était à l’abri des oreilles indiscrètes avant d’ajouter :

… J’aimerais à apprendre par vous des détails sur Harry Gatton. Quel genre d’homme était-ce ?

— Un honnête homme et un merveilleux pilote, répondit French sans la moindre hésitation. J’avais en lui une confiance illimitée et il en était digne jusqu’à ce que… mais, par Jadis Bell, j’ai appris aujourd’hui que Sheba lui avait presque promis de l’épouser, ce qui explique qu’il ait perdu la tête au point d’abuser de notre confiance dans l’espoir de la ressaisir. Le malheureux conservait des illusions, en quoi il avait tort car sa décision à elle était irrévocable, mais il ne voulait pas le croire… pauvre garçon, je le plains du fond du cœur !

— J’ai eu l’impression que Miss Bell – Miss Sheba Bell – n’était guère affectée par sa fin tragique.

— On ne peut jamais savoir ce qu’elle pense ! Quelle différence entre ces deux sœurs ! Jadis est…

— Il me semble que nous nous écartons de notre sujet, interrompit Head avec un sourire. Pour en revenir à Gatton, buvait-il ?

— Pourquoi… Je comprends ! Vous voulez savoir s’il lui arrivait parfois de bavarder inconsidérément après de trop amples libations. Apprenez donc que Gatton n’avait pas bu une goutte d’alcool depuis plus d’un an, autrement dit depuis le jour où il y avait renoncé définitivement, pour rester en pleine forme. C’est une belle preuve de volonté qu’il nous avait donnée là, ne trouvez-vous pas ?

— Si, je partage votre avis. Et voici la santé du corps et de l’esprit, Mr. French ! ajouta Head en portant le verre posé devant lui à ses lèvres. À votre connaissance, Gatton avait-il une liaison ? demanda-t-il ensuite.

— Pas depuis le mois de novembre, en tout cas. Il était profondément attaché à Sheba Bell et… bah ! je n’ai plus rien à vous cacher, puisque mon bonheur doit sauter aux yeux… et comme de mon côté je pensais toujours à Jadis, nous parlions souvent ensemble des deux sœurs et du fameux bal de l’Aéronautique où nous les avions connues. Gatton était fou de Sheba, c’est son excuse pour avoir atterri devant Condor Grange au cours d’un vol d’essai.

— Si vous répondez de sa discrétion, ce n’est donc pas de sa bouche que les assassins ont appris son intention d’atterrir ici, hier soir ?

— J’en mettrais ma main au feu.

— Mais Miss Bell était prévenue, elle, murmura Head. Autre chose, Mr. French, si je ne crains pas d’abuser de…

— Ne faites donc pas de cérémonies avec moi, interrompit l’autre. Indirectement, vous avez comblé mes vœux les plus chers, Head. Demandez-moi tout ce qui vous passera par la tête ; je vous répondrai de mon mieux.

— Merci. Je voudrais quelques précisions sur le bal de l’Aéronautique du dix novembre dernier. Était-ce une grande soirée ?

— C’était même un peu une cohue… En réalité, cette réunion annuelle, appelée « Bal de l’Aéronautique » est offerte par ma firme aux officiers aviateurs résidant à Estwick. La femme du commandant du Centre joue pour la circonstance le rôle de maîtresse de maison vis-à-vis de nos invités. Oui, c’est toujours un grand raout.

— Pourriez-vous me procurer la liste des personnes présentes au dernier ?

— Diable ! Ce ne sera pas très commode, si longtemps après… Mais, j’y pense ! Thorburn – notre premier caissier – doit en avoir conservé la liste. Ce Thorburn s’occupe de tout ; il est secrétaire de notre club de cricket, organisateur des fêtes pour les ouvriers et que sais-je encore… vous voyez le genre, l’homme d’avenir qui s’impose envers et contre tous.

— Je vois le genre, en effet. Et c’est lui qui a lancé les invitations pour le dernier bal ?

— Oui. Freddy Thorburn est l’homme complaisant par excellence, aussi les corvées retombent-elles souvent sur lui. Mais chacun lui en sait gré… la meilleure entente règne chez nous, Dieu merci !

— Il faudra que j’essaye de trouver le temps d’aller visiter vos ateliers, un de ces jours, murmura Head d’un ton songeur.

— Quelle bonne idée ! Mais prévenez-moi à temps pour que je sois là pour vous recevoir. C’est un honneur qui me revient.

— Vous êtes trop aimable. Et je profiterai de l’occasion pour demander à Mr. Thorburn s’il peut me procurer cette liste.

— Il vous la copiera lui-même, au besoin. Freddy ne craint pas sa peine quand il s’agit de rendre service à quelqu’un.

Head vida son verre, puis il se leva en disant :

— Merci beaucoup, Mr. French. Si vous ne le savez pas déjà, je vous préviens que l’enquête est fixée à onze heures, demain matin. Elle se tiendra au Corn Hall, à quelques pas d’ici. Nous nous y reverrons.

Les deux hommes se serrèrent chaleureusement la main ; puis Head sortit de l’hôtel pour aller retrouver sa femme abandonnée depuis le matin et son dîner réchauffé.

CHAPITRE VIII

AVANT L’ENQUÊTE DU CORONER

Matinal et en pleine forme, comme il l’avait promis à Wadden la veille au soir, l’inspecteur Head se disposait à sortir de chez lui quand sa femme poussa un cri en le voyant décrocher son vieux chapeau de feutre mou de sa patère attitrée :

— Jerry vous n’allez pas sortir avec ce chapeau-là aujourd’hui ! À cause de Mr. Payne-Garland et de toutes les personnalités qui assisteront à l’enquête, c’est impossible, voyons ! Attendez-moi une seconde, je vais vous apporter l’autre.

L’inspecteur tendit son couvre-chef à bout de bras et il l’examina attentivement avant de prendre une décision. Enfin, il dit :

— Vous avez peut-être raison, ma chère amie. Mais ce feutre peut encore aller pendant deux ou trois ans ; il a besoin d’être nettoyé, voilà tout. Pendant que vous irez chercher mon numéro un, je vais mettre celui-ci dans un sac et je le déposerai chez Faulkner en passant.

Quelques instants plus tard, l’inspecteur sortit de chez lui en balançant un sac en papier dans sa main droite. Il suivait le trottoir de Market Street quand il s’entendit interpeller par derrière :

— Hep, Mr. Head ! Pouvez-vous m’accorder une seconde ?

S’étant retourné, l’inspecteur reconnut Woods, le petit consommateur brun qui avait pris part à la discussion avec Helsing, la veille au soir.

— Vous avez quelque chose à me dire, Mr. Woods ? demanda Head.

— Un mot seulement, au sujet de cet Allemand… son projet d’analyser l’eau de l’Idleburn au profit d’une industrie de matières colorantes de son pays court déjà la ville et…

— Vous êtes sorti de bon matin, d’après ce que je vois, Mr. Woods, interrompit Head d’un ton sec. Tout le comté en parlera ce soir, c’est certain, mais qu’y puis-je ?

J’avais cru bien faire en vous avertissant, Inspecteur, dit l’autre, un peu décontenancé par le ton de Head. Les esprits de nos concitoyens sont assez montés, d’après ce que je me suis laissé dire.

— Il n’y a vraiment pas de quoi ! Même s’il desséchait la rivière, notre homme ne réussirait pas à égaler les teintures de Neville. Tous les gens sensés savent que les propriétés de l’eau de l’Idleburn n’entrent pour rien dans le succès de notre industrie locale. Dans ces conditions pourquoi se tourmenter ?

— Je ne me tourmente pas, répondit Woods en se rangeant fièrement dans la catégorie des gens sensés. Mais nombreuses sont les têtes chaudes qui risquent de chercher noise à cet étranger… et cela ne manquerait pas de nous attirer des ennuis.

— La police dispose des moyens nécessaires pour ramener nos concitoyens à la raison, déclara Head. Et comme j’ai d’autres chats à fouetter pour l’instant, je m’occuperai de cette affaire plus tard, s’il y a lieu. Merci tout de même, Mr. Woods. À un de ces jours.

En poursuivant sa route, l’inspecteur songea que Woods chaussait du sept et que les traces de ses pas, sur du terreau, devaient être aussi superficielles que celles qu’il avait examinées la veille sous les hêtres. Woods, l’épicier ! Un homme heureux en affaires, patron tatillon redouté de ses employés… pourquoi semblait-il si désireux de protéger un étranger importun contre l’animosité générale ? Sans aller jusqu’à soupçonner Woods, Head décida de se renseigner par acquit de conscience sur l’emploi de son temps, entre sept et neuf heures du soir, l’avant-veille.

Dans l’intérêt de son vieux chapeau, il entra dans la boutique de Faulkner, un ancien employé de Neville, établi à son compte depuis six mois environ.

— Bonjour, lui dit l’inspecteur en lui tendant le sac. Je vous apporte un chapeau à nettoyer.

L’autre tira le vieux feutre du sac ; il le regarda sur toutes ses faces avant de dire :

— Pour la fin de cette semaine, Mr. Head ? Vous n’en êtes pas trop pressé ?

— Non. Mais accordez-lui tous vos soins, Mr. Faulkner. C’est un vieil ami et je déteste les chapeaux neufs.

— Cela se voit, constata le teinturier qui, sans égards pour le « vieil ami » de son client le lança derrière le comptoir. Entendu, Mr. Head, vous pourrez venir le chercher quand vous voudrez, à partir de samedi soir. Vous devez être débordé, avec cette nouvelle affaire sur les bras, continua-t-il en passant sans transition d’un sujet à un autre. Avez-vous trouvé l’homme ?

— Il est à la morgue. Sans cela, il n’y aurait ni « nouvelle affaire », ni enquête, Mr. Faulkner.

— Naturellement !…

Faulkner rit à gorge déployée.

… Je me suis exprimé comme un imbécile. C’est du type qui a fait le coup dont je voulais parler.

— Quel coup ? demanda Head sans sourciller.

— Ne s’agit-il pas d’un crime ? fit l’autre en guise de réponse.

— Il y a moins de vingt-quatre heures que nous avons découvert le corps, lui rappela Head d’un ton nuancé de reproche.

— Vous vous amusez à me faire marcher, avouez-le ! Mais cela ne prend pas, Mr. Head. Je vous ai vu à l’œuvre plus d’une fois et je suis prêt à parier que quelqu’un n’en mène pas large en ce moment, sachant que vous êtes sur sa piste… Il y a plus d’un secret sous le chapeau que vous portez, j’en mettrais ma main au feu.

— Sous mon chapeau, il y a des cheveux beaucoup trop longs que je n’aurai pas le temps de faire couper avant l’enquête, répondit l’inspecteur en riant. Et ceci me rappelle qu’il commence à se faire tard ; au revoir, Mr. Faulkner, à un de ces jours, à partir de lundi.

Dans la rue, Head songea que les grands souliers dû teinturier ne manqueraient pas d’enfoncer profondément dans du terreau. Woods et Faulkner… le premier préoccupé d’assurer la protection d’un étranger aux agissements suspects, le second anxieux d’apprendre si la police était sur la piste de l’assassin de Gatton ; Faulkner avait conclu au meurtre sans données suffisantes, en somme… L’inspecteur sourit en pensant à la tête que ferait le commissaire si lui, Head, émettait l’idée d’arrêter ces deux honnêtes commerçants. Il souriait encore en entrant dans le bureau de Wadden.

Par un heureux effet du hasard, le commissaire souriait également. Il tendit, sans commentaire, une étroite feuille rose et blanche au nouveau venu ; c’était un chèque de dix livres, portant la signature d’un certain Harold Gardner, pour le compte de Messrs Barton et Peters.

— Quand vous reverrez le jeune French, sautez-lui au cou et embrassez-le de ma part, dit Wadden. Il a dû téléphoner à sa maison hier pour que je reçoive ce chèque au premier courrier… voilà comment je comprends les Affaires, avec un A majuscule. On ne discute pas, on paye.

— Vous gaspillerez cet argent en graines de tomates, ou autres choses du même genre, fit Head.

— Vous crevez de jalousie, la voilà, la vérité…

Wadden replia son précieux chèque et le glissa dans son portefeuille.

… Je vais partager avec mon épouse, ajouta-t-il ensuite. Elle a eu vent de cette aubaine et je suis d’un naturel généreux. Autre chose, Head, j’ai réfléchi à notre conversation d’hier soir avant de m’endormir et s’il y a du vrai dans ce que vous m’avez dit au sujet de Miss Bell et de Tom…

— J’en suis certain, interrompit Head avec force.

— Eh bien ! raison de plus pour que la jeune personne cherche à nous cacher son amitié (pour ne pas dire plus) avec ce garçon. En l’avouant, elle avouerait, également, que Tom avait un mobile pour tuer Gatton… la jalousie.

— J’y avais déjà pensé, fit Head.

— Oh ! vous avez toujours pensé à tout ! Autre chose encore : qu’est devenue l’arme du crime ?

— Le revolver calibre trente-deux qui déchargea la balle mortelle ?

— Vous l’avez dit. Peut-être le trouverions-nous, en cherchant dans les broussailles, sous les hêtres ?

— Non.

La réponse de Head écartait, d’avance, toute discussion possible.

— Non ? répéta Wadden. Vous semblez bien sûr de votre fait. Pourquoi ?

— Réfléchissez une seconde, Chef. Nous avons affaire à deux hommes en pleine possession de leur sang-froid et décidés à s’emparer de l’avion silencieux ; par suite d’un concours de circonstances malheureuses pour eux, ils se trouvent devant le cadavre du pilote sacrifié inutilement, menacés d’être attaqués par des policemen dès que le motocycliste inconnu aura eu le temps d’aller jusqu’à Westingborough et d’en revenir…

— Si votre reconstitution est exacte, interrompit Wadden.

— Elle l’est, j’en suis intimement convaincu. Autrement, pourquoi les assassins de Gatton n’ont-ils pas passé la nuit à démonter l’avion pour en découvrir le secret ? S’ils n’avaient pas été effrayés ou interrompus pensez-vous qu’ils n’auraient pas cherché à en apprendre le plus possible, à faire des croquis des parties essentielles, au lieu de laisser l’appareil intact au point que Zalescz n’a eu qu’à introduire la clef dans la serrure du contact et à appuyer sur le démarreur pour mettre le moteur en marche ?

— Pour démonter un avion, il faut être de la partie, remarqua Wadden.

— Sur les deux, il y avait au moins un excellent mécanicien, capable de piloter n’importe quel appareil à condition d’avoir trouvé à temps le moyen de mettre le moteur en marche, répondit l’inspecteur.

— Vous rayez Tom de la liste des suspects possibles ?

— Pas absolument, non. Mais, si c’est Tom qui a fait le coup, on ne s’explique plus la double série d’empreintes de pas, sous les hêtres, ni la voiture abandonnée sur la route. Notez bien qu’au lieu d’éliminer des suspects possibles, je viens d’ajouter deux noms à ma liste, ceux d’un épicier et d’un teinturier… mais ne nous occupons pas d’eux pour l’instant. Pour en revenir à nos assassins, des hommes ayant de l’expérience ainsi que le prouve l’absence complète d’empreintes digitales partout (sauf sur la clef tombée accidentellement des mains de l’un deux et qu’ils n’ont pas osé aller rechercher après avoir constaté sa disparition) je suis prêt à parier tout ce que vous voudrez qu’ils étaient assez forts en mécanique pour relever les plans de l’appareil s’ils en avaient eu le temps. Mais le cri de Tom et le fait qu’ils n’avaient pas entendu sa motocyclette repartir immédiatement les ont affolés à tort et ils ont couru sous les arbres pour retrouver leur voiture… le cabriolet noir remarqué par Tom.

— Et comment êtes-vous certain qu’ils n’ont pas jeté le revolver dans un buisson, en courant ? insista Wadden.

— Mettez-vous une seconde à leur place, Chef : vous êtes un agent secret, chargé de voler un avion d’un intérêt capital. Votre mission a échoué et vous êtes obligé de fuir en abandonnant un cadavre derrière vous. Si vous êtes pris, vous êtes bon pour le gibet, aussi sûr que deux et deux font quatre… or vous tenez à la main un revolver contenant encore cinq cartouches et vous n’êtes pas obligé de vous y reprendre à deux fois pour abattre un homme, exemple : Gatton. Tout cela étant posé, allez-vous jeter votre arme, afin qu’elle soit retrouvée par la police et serve de pièce à conviction contre vous, ou la tiendrez-vous, au contraire, à la main dans l’espoir de descendre, l’un après l’autre, cinq de vos poursuivants s’ils venaient à vous serrer de trop près ?

— La question est réglée, répondit le commissaire. Inutile de chercher ce revolver, nous ne le trouverions pas.

— Et j’irai même plus loin, reprit Head. Une des cinq balles restant dans le chargeur m’est destinée si je commets la moindre faute au moment de l’hallali. L’assassin de Gatton défendra sa vie jusqu’au bout.

— Il faudra jouer serré avec lui et voilà tout, décréta Wadden. Vous parliez d’un épicier et d’un teinturier, à l’instant… je crois qu’un épicier est capable de tout, mais…

— Je ne les ai cités que pour vous prouver à quel point j’élargissais le cercle des suspects éventuels, interrompit l’autre. Additionnez leurs poids et vous aurez la somme approximative de ceux de nos assassins.

— Woods pour le « poids plume » et Faulkner pour le costaud, décida Wadden sans hésitation. Bravo ! Somme toute, votre dossier contre les assassins de Gatton était complet… il ne nous manquait que les intéressés ! Passez-leur les menottes et arrachez-leur des aveux complets !

Head se mit à rire.

— Woods est diacre, protesta-t-il.

Wadden se rejeta contre le dossier de son fauteuil pour rire plus à son aise.

— Et Faulkner, donc ! dit-il quand il eut retrouvé l’usage de la parole. Je le vois d’ici, plus digne et pompeux que jamais, en train de nous couvrir de sottises au sujet de son arrestation injustifiée au lieu d’être le premier à en rire. Eh bien ! Head, on ne s’ennuie pas, ici ! Mais assez plaisanté. Si vous voulez parler à Payne-Garland vous feriez bien de vous dépêcher.

— Je n’en aurai pas pour longtemps avec lui. J’ai rédigé des notes à son intention hier soir et il me suffira de les lui remettre avec quelques commentaires. Payne-Garland sait se montrer à la hauteur quand l’affaire en vaut la peine ; je vais aller, de ce pas, au « Duc d’York » où il est certainement en ce moment.

— Si vous n’êtes pas trop pressé, j’en ai une bien bonne à vous raconter…

Head lâcha la poignée de la porte pour revenir près du bureau du commissaire ; celui-ci continua :

… Figurez-vous que notre Allemand est déjà au travail !

— Il pompe la rivière pour l’emporter dans son pays ?

— Exactement. En passant sur le pont, ce matin, j’ai vu notre homme armé d’un bidon de deux gallons[4] flambant neuf – un gros bidon ordinaire – posé à ses pieds et d’une bouteille à lait attachée au bout d’une ficelle qu’il remplissait gravement dans l’Idleburn, du haut du parapet. Le spectacle était impayable, je vous assure.

— Je regrette d’être passé d’un autre côté, soupira Head.

— Il s’est mis au garde à vous en m’apercevant, continua Wadden et il m’a salué d’un « Bonjour, Herr Kommissaire » plein de déférence. Après tout, ce n’est peut-être qu’un piqué inoffensif.

— Peut-être, fit l’inspecteur. Allons, à tout à l’heure, Chef. Il est grand temps que je me mette à la recherche de Payne-Garland. Je me rendrai directement du « Duc d’York » au Corn Hall.

— Bien. Nous nous retrouverons là-bas ; j’y serai certainement avant vous.

Arrivé à l’hôtel, le premier soin de l’inspecteur fut d’aller interviewer « Little Nell », la propriétaire ainsi appelée parce qu’elle ne mesurait rien moins que six pieds sous la toise ; c’était au demeurant une excellente femme avec laquelle Head, bon diplomate, était dans les meilleurs termes. Par elle, il apprit que Woods se trouvait dans la grande salle du « Duc d’York » à huit heures et demie du soir, le lundi précédent et que Faulkner était arrivé de son côté, un peu avant neuf heures. Tous deux semblaient donc à l’abri du soupçon, en admettant que l’inspecteur eût jamais eu l’intention de faire figurer un épicier et un teinturier dans sa liste de suspects.

En quittant Little Nell, Head se rendit dans le salon de lecture où Payne-Garland se trouvait en effet. Le coroner, un petit quinquagénaire fluet et chauve, devait chausser du sept… mais on ne pouvait songer à mettre sous les verrous tous les hommes de petite taille, susceptibles de faire, en marchant sur du terreau, des empreintes semblables à celles d’un des assassins de Gatton ! Head chassa cette pensée et mit, en quelques mots, Payne-Garland au courant de la situation ; puis il lui tendit les notes rédigées la veille au soir à son intention en le priant de les lire.

Le coroner ajusta son pince-nez à monture d’or avant d’approcher de ses yeux clignotants de myope les feuillets que l’inspecteur venait de lui remettre. Pendant qu’il lisait, un rayon de soleil entré par la fenêtre dans le salon de lecture de l’hôtel fit miroiter son crâne ; puis le rayon se déplaça et Payne-Garland leva les yeux sur Head.

— Vos instructions sont très précises. Inspecteur, dit-il. Vous désirez me voir pousser ces deux témoins dans leurs derniers retranchements, n’est-ce pas ?

— C’est cela même, Monsieur. En fait, insistez à fond sur les points indiqués. Franchement, je les crois en marge de l’affaire ; mais je suis persuadé qu’ils nous cachent quelque chose qui pourrait nous mettre sur la bonne piste.

Payne-Garland sourit.

— Vos méthodes ont été assez souvent couronnées par le succès pour que je vous fasse pleine et entière confiance, Inspecteur, déclara-t-il. Mon concours vous est assuré.

— Merci, Monsieur. Je n’en attendais pas moins de vous.

— C’est à mon tour de vous remercier. Quoique ma situation soit assez délicate… j’ai dîné plusieurs fois à Condor Grange et Miss Sheba Bell n’est pas la première venue, loin de là !

— Vous êtes seul juge de la situation, Monsieur.

— Bah ! Le devoir avant tout. Je… Payne-Garland s’interrompit pour consulter sa montre ; puis :

… Oui, nous avons le temps de nous mettre parfaitement d’accord avant l’enquête. Après l’interrogatoire de ces deux témoins, ajourner l’enquête sine die, c’est bien cela, n’est-ce pas ?

— C’est cela même, Monsieur. Le délai ne sera sans doute que d’un jour ou deux ; mais j’aimerais à en rester sur les dépositions de Miss Bell et de Cosway pour l’instant.

— Vous avez souligné : « Appuyer le moins possible sur l’avion ». Est-ce faisable ? Des centaines de gens ont dû le remarquer car il a survolé la région à trois reprises différentes et je ne vous apprends rien en vous disant que l’on voit rarement des avions par ici.

Head sourit.

— Qu’est-ce qui vous incite à lever la tête pour regarder un avion voler, Mr. Payne-Galand ? demanda-t-il.

— Eh bien… le ronronnement, parbleu ! Vous l’entendez et vous regardez en l’air. La curiosité publique n’est pas encore émoussée, c’est un mouvement instinctif.

— D’accord. Mais l’avion en question vole sans bruit ; à moins que quelqu’un n’ait levé la tête par hasard au moment où il passait, personne n’a dû le remarquer. En glissant sur le fait que Gatton pilotait un appareil silencieux, vous tournerez facilement la difficulté apparente de ce que je vous demande.

— Un avion silencieux ! Quelle nouveauté ! C’est fort intéressant, Inspecteur.

— Certes, acquiesça Head… mais il faut, à tout prix, éviter d’attirer l’attention publique sur ce point. Il s’agit d’un prototype destiné à l’armée de l’air, vous comprenez ? Je compte donc sur vous pour parler de cet avion comme d’un appareil ordinaire. L’endroit où il a atterri est à plus de trois milles de la ville ; ce fait peut, à la rigueur, expliquer qu’on ne l’ait pas entendu d’ici et rien ne vous oblige à souligner la constatation que nul ne l’a entendu là-bas, non plus.

Comptez sur moi, Inspecteur. Vous pouvez être tranquille, je parlerai le moins possible de ce fameux avion et je harcèlerai Miss Bell et Cosway de questions… À propos, devrai-je interroger Randall Bell également ?

Vous pouvez vous contenter de lui poser des questions pour la forme. Son rôle s’est, d’ailleurs, borné à identifier le corps de Gatton, un ami de sa fille venu la voir la veille au soir ; puis il est rentré chez lui où il s’est tenu à l’écart de nos recherches. Ce sont les deux jeunes gens que j’aimerais faire parler.

— Bien, Inspecteur. J’essaierai de leur délier la langue ; puis je prononcerai l’ajournement sine die, c’est une affaire entendue. Et maintenant, il va être grand temps de nous mettre en route si nous ne voulons pas arriver en retard.

— Il vaut mieux que vous partiez devant, Monsieur, conseilla Head. Évitons, autant que possible, d’être vus ensemble.

— Vous avez raison, ma foi ! répondit Payne-Garland. À tout de suite, Inspecteur.

Head fuma une cigarette pour laisser au coroner le temps d’atteindre le Corn Hall où Wadden était arrivé bon premier ; puis l’inspecteur sortit à son tour du Duc d’York pour se rendre à l’enquête.

CHAPITRE IX

UN AJOURNEMENT « SINE DIE »

La curiosité publique ne perdant jamais ses droits, la salle du Corn Hall était pleine à craquer quand le coroner ouvrit l’audience. Premier témoin appelé à la barre, le commissaire de police Wadden relata les circonstances qui l’avaient amené à découvrir le cadavre d’un homme gisant à côté d’un avion abandonné dans la prairie (Wadden se refusait énergiquement à dire : le marais) protégée contre tous les regards, du côté de Condor Grange et de la route, par un épais rideau de hêtres. En homme habitué à rédiger des rapports, le commissaire fit une déposition brève et précise ; puis il quitta la barre.

Si l’espoir que Randall Bell serait peut-être cité comme témoin avait attiré certains auditeurs désireux de voir de plus près le propriétaire de Condor Grange qui savait mieux que personne tenir ses inférieurs à distance, ces bons badauds ne furent pas déçus. Randall Percy Bell prêta serment ; puis il corrobora les détails donnés par Wadden sur la découverte du corps et il ajouta :

— J’ai pu identifier le défunt qui était venu chez moi à plusieurs reprises ces temps derniers. Il s’appelait Harry Gatton, comme je l’ai déjà dit au commissaire Wadden.

— Une précision, je vous prie, Mr. Bell : combien de fois le défunt avait-il été reçu à Condor Grange ? demanda le coroner.

— Trois fois à ma connaissance.

— C’est tout, merci. Vous pouvez aller vous asseoir, Mr. Bell.

Le Dr. Bennett appelé ensuite déposa les conclusions de son autopsie : mort instantanée, sans souffrance, la balle logée dans la cervelle ayant paralysé les centres nerveux avant même que la victime ait eu le temps de voir venir le danger. Le médecin légiste termina sa déposition en situant l’heure du décès entre six et dix heures du soir, la veille de la découverte du cadavre.

Lancelot James French, un administrateur des Ateliers de constructions Barton et Peters, d’Estwick, vint ensuite à la barre dire ce qu’il savait de l’affaire. Le lundi précédent, vers six heures trente du soir, Mr. Harry Gordon Gatton, pilote attaché à sa firme, avait décollé pour effectuer un vol d’essai à la demande de Mr. Zalescz, inventeur de l’appareil.

— Un vol d’essai, dites-vous, Mr. French, fit le coroner. Il ne s’agit donc pas d’un avion entré officiellement en service ?

— Non. C’est un prototype dont Mr. Zalescz étudie encore la mise au point.

— Merci. Le défunt était en service commandé, le soir de sa mort ?

— Oui. Il avait reçu l’interdiction d’atterrir en dehors de notre aérodrome, sauf cas de force majeure bien entendu. Mr. Gardner, notre administrateur délégué, Mr. John Zalescz et moi-même avons attendu son retour jusqu’à la nuit noire alors qu’il avait l’ordre de rentrer au jour ; vers dix heures, craignant un accident, Mr. Gardner obtint de lancer par T.S.F. un S.O.S. donnant le numéro matricule de l’appareil et offrant une prime de dix livres à quiconque serait en mesure de fournir une indication permettant à ses propriétaires de le retrouver. La récompense a déjà dû être versée à M. le commissaire Wadden si mes instructions ont été exécutées.

— J’ai reçu le chèque ce matin, merci Monsieur, murmura Wadden.

— Vous estimez que c’est l’appât de cette prime qui a amené la découverte de l’appareil ? demanda le coroner.

French hésita une seconde. Sur la demande de Head, aucun témoin n’avait été autorisé à pénétrer dans la salle d’audience avant d’être appelé à la barre. De ce fait, French ignorait totalement ce que Wadden avait dit à ce sujet au cours de sa déposition.

— Non, Monsieur, répondit-il enfin. Le fait de connaître le numéro matricule de l’appareil a permis à Mr. Wadden de l’identifier du premier coup d’œil ; mais j’ai cru comprendre qu’il l’a découvert par le plus grand des hasards. Sauf erreur de ma part, Mr. Wadden aperçut l’avion au moment où il se disposait à choisir, en vue d’une acquisition éventuelle l’emplacement de quelques acres de marais.

— Trois acres de bonne terre ; pourquoi toujours parler de marais ? protesta Wadden à mi-voix.

Mais sa protestation échappa aux oreilles du coroner qui enchaîna :

— Le corps du pilote gisait à côté de l’avion, n’est-ce pas ?

— C’est ce que j’ai compris, Monsieur. Mais je n’ai pas assisté à la découverte de l’appareil et j’ignore encore la plupart des détails que Mr. Wadden a dû vous donner à ce sujet…

L’allusion de French visant les mesures spéciales appliquées aux témoins qui attendent habituellement dans la salle le moment de faire leur déposition amena un pli de mécontentement sur le front du coroner. L’autre continua :

… Pour ma part, j’ai été averti à Estwick par un coup de téléphone de l’inspecteur Head que l’appareil venait d’être retrouvé. Après avoir obtenu de l’inspecteur toutes les indications utiles, j’ai pris un second avion pour venir ici. Les deux appareils, celui piloté par Mr. Gatton et celui qui m’avait amené sont repartis peu après pour Estwick et je suis resté en prévision de votre enquête, M. le coroner.

— Vous aviez toute confiance en Mr. Gatton ?

— Oui, c’était un excellent pilote et, pour tout dire, un ami. Nous avions fait nos études ensemble à Winchester ; c’est là que nous nous étions connus, dès l’âge de dix ou douze ans. Il a fait toute sa carrière si tragiquement interrompue au service de ma firme ; sa disparition est une grande perte pour nous.

— Mr. Gatton était-il d’un naturel discret ?

— C’était la discrétion personnifiée.

— Dans ce cas, Mr. French…

Le coroner prit un air sévère.

… Comment vous expliquez-vous le fait qu’un de ses ennemis l’ait rejoint à un endroit où, d’après vous, lui-même n’aurait pas dû se trouver… l’ait rejoint pour le tuer, vous le savez comme moi.

— Il m’est impossible de vous fournir une explication que je cherche vainement moi-même, répondit French.

— Mais vous maintenez que votre pilote était discret ?

— Oui.

— Envers tout le monde ?

— Oui… à une exception près, peut-être.

— Ah ! Pouvez-vous me nommer la personne à laquelle vous pensez ?

— Puis-je me dispenser de répondre à cette question ? fit French qui regrettait d’en avoir trop dit.

— Était-ce une femme ?

— Oui.

— Inutile de me la nommer, Mr. French. Vous affirmez que Mr. Gatton n’a pu se laisser aller à commettre une indiscrétion professionnelle qu’en faveur d’une seule et unique personne ?

— Oui. Et c’est pourquoi je ne lui en veux nullement d’une faute dont il fut la première victime.

— Pour nous résumer : selon vous, Mr. Gatton n’a pu confier qu’à une seule personne et dans des circonstances exceptionnelles son intention de se poser avec cet appareil déterminé en dehors de votre aérodrome d’Estwick ?

— J’en suis fermement convaincu.

— Merci, Mr. French. Vous pouvez aller vous asseoir.

Miss Sheba Bell, le témoin suivant, entra dans la salle par une porte du fond en sortant de la petite pièce où elle avait attendu jusque-là en compagnie des autres témoins, sous la surveillance d’un policeman et de la gardienne du Corn Hall. La jeune fille, moulée dans un tailleur bleu marine, s’avança dans l’allée centrale entre une double haie de badauds qui manifestèrent plus ou moins leur admiration sur son passage. Commentaires et bruits divers accompagnèrent en sourdine son serment ; puis le silence se rétablit de lui-même.

— Vous connaissiez Mr. Harry Gatton, d’Estwick, dont le décès fait l’objet de cette enquête, Miss Bell ? commença le coroner d’une voix paternelle.

— Oui, répondit la jeune fille, mise en confiance par l’attitude de Payne-Garland.

— Depuis combien de temps le connaissiez-vous ?

— Depuis le mois de novembre dernier.

— Où l’aviez-vous rencontré ?

Au bal de l’Aéronautique auquel j’ai assisté à Estwick le dix novembre dernier.

— Et, après cette soirée, vous avez revu Mr. Gatton ? Vos relations sont devenues… comment dire ?… chaque jour plus amicales ?

— Oui.

— Se sont-elles poursuivies à Estwick ou ailleurs ?

— J’ai quitté Estwick peu de jours après le bal. Ensuite, Mr. Gatton est venu me voir chez moi, à Condor Grange.

— Combien de temps êtes-vous restée à Estwick après cette soirée du 10 novembre ?

— Une dizaine de jours.

— Et vous avez revu Mr. Gatton tous les jours, avant votre départ ?

— Je le crois, en effet.

— Il était très épris de vous ?

— Oui.

La réponse était à peine perceptible.

— Mr. Gatton avait demandé votre main, n’est-ce pas ?

— Oui, répéta Sheba Bell d’une voix un peu plus distincte cette fois.

— Aviez-vous consenti à l’épouser ?

— M. le coroner…

Randall Bell se leva, frémissant d’indignation.

… Cette enquête concerne-t-elle la vie privée de ma fille, oui ou non ?

— Asseyez-vous, Mr. Bell ! répondit Payne-Garland d’un ton sec. Sinon, je me verrai dans l’obligation de vous faire expulser. Je suis seul juge des questions que j’ai à poser et je ne tolérerai aucune intervention d’aucune sorte.

— Excusez-moi, dit Bell avec l’humilité d’un homme orgueilleux mais équitable qui se sent dans son tort.

Il se rassit et le coroner accepta ses excuses d’une inclinaison de tête pendant que les auditeurs, un instant oppressés, respiraient à pleins poumons.

— Maintenant, Miss Bell, reprit le coroner d’un ton ferme mais calme, je vous réitère ma question : quand Mr. Gatton vous a demandé de l’épouser, avez-vous accepté de devenir sa femme ?

— Non.

— Lui avez-vous répondu par un refus catégorique ?

— Non. Je lui ai dit que je n’étais pas sûre de mes sentiments à son égard et j’ai demandé à réfléchir. Par la suite, je lui ai écrit de renoncer à moi car je ne pouvais l’épouser.

— Vous avez hésité un certain temps avant d’arriver à cette conclusion ?

— Oui.

— Un fait nouveau – un enchaînement de circonstances plutôt – a-t-il été la cause de cette décision finale ?

— Non. Je l’ai prise après de mûres réflexions, voilà tout.

— Une affection étrangère… un sentiment quelconque pour une autre personne n’est pas intervenu pour vous pousser à refuser Mr. Gatton ?

— Encore une fois : non !

Sheba Bell commençait à perdre patience, cela se sentait au ton de sa dernière réponse. Le coroner insista néanmoins :

— Vous en êtes bien sûre, Miss Bell ?

— Certaine !

Cette fois, la colère grondait dans la voix du témoin.

— Combien de temps y a-t-il que vous avez écrit à Mr. Gatton de renoncer à l’idée de vous épouser ?

— Trois semaines… un mois peut-être.

— Combien de fois l’avez-vous revu depuis lors ?

— Trois fois en tout.

— Dans quelles circonstances ?

— Excusez-moi, je ne saisis pas très bien…

— Vos rencontres avaient-elles un caractère clandestin ? Étaient-elles arrangées par vous ou par lui ? Êtes-vous allée le voir ou est-ce lui qui s’est déplacé ? Et ainsi de suite… Vous voyez maintenant ce que je voulais dire ?

— Oh ! très bien ! Nous nous sommes vus sans songer à nous cacher, chez moi. Mr. Gatton m’avait téléphoné ou écrit à l’avance pour me demander quand je pourrais le recevoir.

— Les trois fois, sans exception, il vous avait prévenue de sa visite ?

Oui. Par téléphone la première fois ; par lettres les deux dernières.

— Ne nous occupons que de la première de ses visites pour l’instant, Miss Bell. Combien de temps en aviez-vous été avertie à l’avance ? Si je vous pose toutes ces questions, ce n’est pas par curiosité, croyez-le ; même si leur utilité vous échappe, dites-vous bien qu’elles ont pour seul but de m’aider à éclaircir le mystère de la mort de ce malheureux garçon.

— Il m’a téléphoné vers onze heures du matin et il est arrivé dans la soirée, entre cinq et six.

— À quand remonte cette première visite ?

— À trois semaines environ.

— Comment Gatton était-il venu d’Estwick ? Par la route ou par le train ?

— En avion.

— Avait-il fait, dans le courant de la conversation, une allusion quelconque au fait qu’il s’était servi de cet avion pour son usage personnel, sans l’autorisation de ses propriétaires ?

— Il m’a dit qu’il avait profité d’un vol d’essai pour venir me voir et qu’il ne pouvait rester qu’une demi-heure, devant être rentré à Estwick avant la nuit. C’est tout.

— Avez-vous vu cet avion ?

— Non. Le rideau de hêtres le masquait complètement.

— L’avez-vous entendu ?

— Non.

— La prairie est assez éloignée de la maison et les arbres étouffent le bruit, remarqua Payne-Garland.

— Il y a une chose certaine : je n’ai jamais entendu l’appareil qui amenait Gatton.

— Avez-vous répété verbalement à Mr. Gatton, votre décision de ne pas l’épouser lors de cette première visite ?

— Non, et je me le reproche amèrement aujourd’hui. Il m’a fait pitié et je lui ai rendu un peu d’espoir.

— Je m’en voudrais de ne pas vous remercier de votre franchise sur un sujet qui doit vous être pénible. Miss Bell, fit le coroner. Pour en finir avec cette première visite, combien de temps Mr. Gatton a-t-il passé à Condor Grange ?

— Une demi-heure, au maximum.

— Quelle fut la raison de sa seconde visite ?

— Il m’avait suppliée de lui écrire et je ne l’avais pas fait. C’est lui qui m’a écrit le premier, pour me dire qu’il profiterait d’un autre vol d’essai pour revenir le surlendemain. De fait, il est arrivé deux jours après sa lettre.

— Par la voie des airs ?

— Oui.

— Et, comme précédemment, vous n’avez ni vu ni entendu son appareil ?

— Je ne l’ai vu ni entendu, en effet.

— Dans ce cas, comment savez-vous que Gatton était venu en avion ?

— Il était extrêmement intéressé par ce prototype et il m’avait demandé de l’accompagner jusqu’au marais pour le voir. C’était, paraît-il, un appareil extraordinaire qui…

— Inutile de me le décrire, interrompit le coroner. Voulez-vous me dire quel fut le résultat de cette seconde tentative de Gatton pour vous reconquérir ?

— Je lui ai déclaré avec fermeté que je ne l’épouserais pas.

— Et il vous a quittée sans emporter d’espoir ?

— Il aurait dû n’en conserver aucun. Mais, jeudi dernier, j’ai reçu une autre lettre de lui m’annonçant, qu’il reviendrait en avion le lundi suivant pour plaider sa cause une dernière fois.

— Avez-vous répondu à cette lettre ?

— Non. J’ai pensé qu’il valait mieux le laisser venir pour le convaincre une fois pour toutes que ma décision était irrévocable.

— À quelle heure est-il arrivé, ce lundi-là, autrement dit avant-hier ?

— Vers huit heures du soir.

— Vers quelle heure vous a-t-il quittée ?

— Environ une demi-heure plus tard.

— Dans quelle disposition d’esprit ?

— Il était très déprimé, malheureusement.

— Très attristé de votre refus, oui. Mais il n’avait aucune appréhension. Il ne se sentait pas sous le coup d’un danger imminent ?

— Oh ! non ! Certainement pas.

— Vous ne savez pas s’il a rencontré quelqu’un, en sortant de Condor Grange ?

— Je ne m’en doute pas. Après son départ, je suis restée dans mon boudoir situé à l’arrière de la maison.

— Avez-vous entendu le coup de feu mortel ?

— Non. Ou, si je l’ai entendu, je l’ai pris pour un raté de moteur, sans y faire autrement attention.

Le coroner consulta ses notes et lut, en marge de la question suivante, les mots : « Insister tout particulièrement sur ce point » écrits de la main de Head. Il releva la tête et fixa la jeune fille.

— Miss Bell, commença-t-il gravement, j’attire votre attention sur l’importance capitale de la question que je vais vous poser en vous rappelant que vous avez juré de dire la vérité… Au cours des jours qui précédèrent la dernière visite de Mr. Gatton, avez-vous dit à quelqu’un que vous l’attendiez lundi soir ?

— Je l’ai dit à mon père, une demi-heure avant son arrivée, répondit-elle après un long silence.

— À votre père, et à personne d’autre ? Souvenez-vous que vous êtes liée par votre serment, Miss Bell.

Nouveau silence ; puis, d’un ton parfaitement calme :

— Je n’en ai parlé à personne, sauf à mon père.

— Vous en êtes certaine ?

— Certaine.

— Miss Bell…

La brutalité de l’attaque la fit sursauter :

… Quand avez-vous dit à Tom Cosway que Gatton viendrait vous voir en avion lundi ?

Le coroner avait fait mouche. En mesurant la portée de cette question, Sheba chercha instinctivement un point d’appui pour ne pas tomber. Payne-Garland attendit un moment, puis il revint à la charge :

… Répondez-moi, je vous prie.

— Je ne lui en ai jamais parlé… jamais parlé… balbutia-t-elle avec effort.

— Quand avez-vous vu Cosway pour la dernière fois, avant lundi s’entend.

— Dans le courant de la semaine…

Sheba se ressaisissait peu à peu.

… Quand j’ai amené ma motocyclette à son garage. Pour l’y faire réparer.

— Quand avez-vous été le retrouver à motocyclette, en dehors de son garage ?

Randall Bell étouffa un juron ; mais il ne se leva pas pour protester.

— Je n’ai jamais retrouvé Tom Cosway en dehors de son garage, articula Sheba avec fermeté. Cette question est une injure, Monsieur, ajouta-t-elle, redevenue parfaitement maîtresse d’elle-même.

— Vous pouvez aller vous asseoir, Miss Bell, fit le coroner d’un ton glacial.

Sheba quitta la barre et elle alla s’asseoir près de son père. Elle lui prit la main et trouva le courage de répondre par un sourire à son regard angoissé.

— Thomas Cosway, appela le coroner.

Le seul reporter présent à l’audience aiguisa avec fièvre son crayon en attendant l’entrée en scène du nouveau témoin dont l’interrogatoire promettait d’être palpitant. Escorté par un policeman, Tom sortit de la petite salle d’attente et s’avança d’un pas ferme vers la barre. En passant, il aperçut Sheba appuyée contre son père ; mais elle parut ignorer sa présence. Cosway prêta serment ; puis il se tourna vers le coroner, se présentant de profil à Sheba, assise à sa gauche au premier rang des auditeurs.

Payne-Garland ouvrit le feu avec l’amabilité particulière qu’il réservait aux témoins destinés à être le plus malmenés par la suite.

— Voulez-vous avoir l’obligeance de nous répéter la déposition que vous avez faite hier au commissaire de police Wadden et à l’inspecteur Head ? commença-t-il. Inutile d’entrer dans les détails, les faits essentiels suffiront.

Cosway s’exécuta de bonne grâce. Mais Head lui ayant recommandé qu’il ne soit fait aucune allusion publique au cabriolet noir abandonné sur la route. Payne-Garland interrompit le témoin au moment où celui-ci allait aborder ce sujet interdit :

… En arrivant aux derniers arbres de la futaie, j’ai…

— Pour l’instant, restons-en à ce qui s’est passé devant la grille de Condor Grange. Quelle heure était-il, exactement, quand vous avez entendu la détonation ?

— Neuf heures moins vingt-deux ou vingt-trois minutes.

— Il faisait encore grand jour ?

— Oui, M. le coroner, sur la route. Mais comme le soleil se couche derrière Condor Hill on sentait l’approche du crépuscule, sous les arbres.

— Et, bien que vous ayez entendu tirer un coup de feu de ce côté, vous avez manqué de courage pour aller vous rendre compte de ce qui s’était passé ?

— Je ne suis pas un poltron, Monsieur, protesta Tom. Non, ce n’est pas que j’aie « manqué de courage »… mais, à la réflexion, je me suis dit que Mr. Bell chassait probablement des geais sur ses terres et cette explication m’a parue suffisante.

— Aviez-vous entendu piailler des geais ? Vous savez qu’ils mènent grand tapage quand on trouble leur tranquillité.

— Non, je n’ai entendu qu’une détonation, c’est tout.

— Et vous n’en avez pas moins décidé que c’était Mr. Bell, en train de tirer des geais ?

— C’était la seule explication qui me fût venue à l’esprit. J’étais persuadé que Mr. Gatton était reparti avec son avion et…

— Qui vous a dit que le défunt s’appelait Gatton ?

L’interruption du coroner tomba comme un pavé. Comprenant un peu tard qu’il venait de se couper, Tom aggrava la situation en se tournant vers Sheba Bell, comme pour lui demander de lui souffler sa réponse. N’ayant pas assisté à sa déposition, il ne pouvait savoir ce qu’elle avait dit avant lui au coroner.

— Je… quelqu’un a prononcé ce nom devant moi, balbutia-t-il à la longue.

— Où cela ? Le nom de la victime n’a pas été cité devant vous ici. Où l’avez-vous appris ?

— Je… je ne m’en souviens plus.

— Témoin…

La voix du coroner se fit dure, impérative.

… Quand Miss Sheba Bell vous a-t-elle parlé de Mr. Gatton pour la première fois ?

Nouveau regard implorant de Tom vers Sheba, suivi d’un nouveau silence.

… J’attends votre réponse, Monsieur ! Souvenez-vous que vous êtes sous la foi du serment.

Tom se tourna une dernière fois vers la jeune fille ; puis, misant sur le mauvais tableau et n’osant pas nier une chose qu’elle avait peut-être avouée, il balbutia :

— C’est déjà vieux.

— Veuillez préciser. Combien de temps y a-t-il que Miss Bell vous a nommé Gatton pour la première fois ?

— Il y a six ou sept semaines, je crois.

— Allons, allons, témoin ! N’était-ce pas plutôt en novembre ?

— Non !

Le fait de pouvoir nier cette allégation parut redonner un peu de courage à Tom.

… Je n’ai appris l’existence de ce Gatton qu’au début de l’année.

— Où l’avez-vous apprise ?

— À Crandon.

— À Crandon… à plus de dix milles d’ici. Et pendant que vous vous y trouviez, en compagnie de Miss Bell, elle vous a parlé de Gatton ?

— Oui, Monsieur.

Toute l’attitude du témoin semblait dire : « Le pot aux roses est découvert, advienne que pourra ! »

— Avez-vous vu Mr. Gatton arriver et atterrir lundi soir ? demanda le coroner en profitant de son avantage.

— Je l’ai vu survoler le marais ; mais les arbres m’ont empêché de le voir atterrir.

— L’aviez-vous déjà vu, lors de sa seconde visite à Miss Bell ?

— Oui.

Tom était retombé dans le piège ; mais il ne s’en rendait pas encore compte.

— Où étiez-vous, ce jour-là ?

— Au sommet de Condor Hill. J’essayais une motocyclette.

— Et lors de sa première visite à Miss Bell, l’aviez-vous vu ?

— Non.

À peine le mot avait-il quitté ses lèvres, Tom comprit qu’il venait de livrer tout son secret.

— Vous deviez être sur un grand pied d’intimité avec Miss Bell pour qu’elle vous eût confié que Mr. Gatton viendrait lui faire cette première visite, témoin, constata le coroner sans aménité. Une confidence de ce genre ne se fait pas au premier venu… or, quoique vous ne l’ayez pas vu cette fois-là, vous êtes au courant de cette première visite de Mr. Gatton à Condor Grange. Miss Bell vous en a-t-elle parlé avant ou après ?

— Après, murmura Tom d’un air très malheureux.

— Mais vous étiez prévenu à l’avance de sa seconde visite ?

— Oui.

— Combien de temps à l’avance ?

— La veille.

— Miss Bell vous a dit, la veille du jour où elle attendait Mr. Gatton pour la seconde fois, qu’il viendrait d’Estwick en avion pour la voir ?

— Oui.

— Quand avez-vous été prévenu qu’il reviendrait pour la troisième fois, lundi soir ?

— Vendredi dernier.

— Par qui avez-vous été averti ?

Tom, muet et torturé n’osait plus regarder du côté de Sheba. Le coroner répéta :

… Je vous ai demandé, témoin, par qui vous aviez été prévenu de cette dernière visite de Mr. Gatton… visite qui lui coûta la vie ?

— Par Miss Bell, lâcha Tom, avec une colère impuissante contre lui-même.

Il avait trahi un secret qui ne lui appartenait pas en propre… et il s’en rendait compte, un peu tard. Impitoyable, le coroner insista :

— Par Miss Sheba Bell ?

— Oui.

— Miss Sheba Bell vous a dit, vendredi dernier, que Mr. Gatton viendrait d’Estwick en avion pour la voir lundi soir. Vous a-t-elle dit à quelle heure ?

— Non.

— Mais elle vous en a donné une idée approximative ?

— Elle m’a dit : « Avant le coucher du soleil ».

— Avant le coucher du soleil, bien. À qui avez-vous répété que Mr. Gatton atterrirait en face de Condor Grange, lundi, dans la soirée ?

— À personne !

Tom s’attendait-il à cette dernière question ? L’énergie de sa réponse permettait de le supposer. Il ne pouvait avouer une indiscrétion qu’il avait probablement commise sans se perdre dans l’estime de Sheba ; le coroner le comprit instantanément. Il insista cependant :

— Je vous réitère ma question en vous rappelant que vous avez juré sur la Bible de dire la vérité, témoin. À qui avez-vous dit que Mr. Gatton atterrirait avant le coucher du soleil devant Condor Grange ?

— À personne ! répéta Tom résolument.

— Vous pouvez vous retirer, témoin. Miss Sheba Bell !

Tom, réduit à l’état de loque, quitta la barre. Sheba, serrée contre son père, ne fit pas un mouvement. Le coroner répéta :

… Miss Sheba Bell !

Elle se leva et vint à la barre, gardant les yeux obstinément baissés. Payne-Garland attendit un moment ; puis, avec beaucoup de douceur :

… Persistez-vous à dire que vous n’avez jamais rencontré Thomas Cosway en dehors de son garage, Miss Bell ?

— Je ne le peux plus, murmura-t-elle d’une voix étranglée.

— Autre chose : au cours d’un de vos entretiens avec le témoin Cosway, lui avez-vous décrit l’avion que Mr. Gatton pilotait pour venir vous voir d’Estwick ?

Une courte hésitation ; puis :

— Oui.

— Merci, Miss Bell, c’est tout ce que je désirais savoir. Vous pouvez regagner votre place.

Comme Sheba se retournait, Randall Bell se leva dans l’intention évidente d’apostropher le coroner. Mais, avant qu’aucune parole sortît de sa bouche, il chancela en avant et s’écroula, la face contre terre.

Un cri jaillit de toutes les poitrines et les auditeurs, entassés dans le fond de la salle, se bousculèrent, grimpèrent sur leurs chaises et tendirent le cou pour se rendre compte de ce qui venait de se passer. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, le tumulte devint assourdissant ; mais le commissaire de police Wadden rétablit l’ordre en criant d’une voix de stentor :

— Silence !

Quand Sheba arriva auprès de son père, Bennett et French étaient déjà agenouillés à côté de lui. Dans le silence impressionnant, rétabli par l’ordre de Wadden, French retourna l’homme tombé pour le coucher sur le dos pendant que Head murmurait quelques mots à l’oreille du coroner. Puis la voix de celui-ci remplit la salle :

— L’enquête est ajournée sine die. Les membres du jury et les témoins recevront une convocation ultérieure leur fixant la date de la reprise d’audience.

Sur ce, Payne-Garland qui était médecin, s’approcha de son confrère occupé à déboutonner les vêtements du malheureux Bell. Bennett releva la tête en disant :

— Une attaque, Mr. Payne-Garland. Il faut le ramener chez lui au plus vite.

— Ambulance, Mr. Head ! appela le coroner.

— Je l’ai déjà demandée, Monsieur, répondit l’inspecteur.

— Faites évacuer la salle ! ordonna Wadden à son tour. Que tout le monde sorte !

Les auditeurs gagnèrent la porte en se bousculant, pressés d’aller commenter les révélations sensationnelles qu’ils venaient d’entendre. De nombreux groupes se reformèrent devant la porte du Corn Hall et les langues allaient leur train quand la sirène de l’ambulance invita les badauds à se ranger. Randall Bell, couché sur une civière portée par deux policemen fut déposé dans la voiture ; le Dr. Bennett et Sheba montèrent à côté de lui.

— À Condor Grange, dit le médecin.

Sheba, elle, ne dit rien.

CHAPITRE X

CE QUE HEAD VOULAIT

Trouvant la porte du bureau du commissaire entre-bâillée, Head en conclut qu’il pouvait entrer sans frapper. Wadden le regarda approcher avec son expression des mauvais jours.

— Je voudrais vous dire un mot avant de sortir. Chef, commença l’inspecteur. Il s’est passé tant de choses depuis…

— Vous pouvez vous vanter d’avoir fait du beau travail avec votre enquête ! interrompit le commissaire. Et qu’est-ce qui en est sorti je vous le demande ? Une attaque d’apoplexie pour le pauvre Bell lorsqu’il a découvert les fredaines de sa fille, et c’est tout, à première vue.

— Bell était mûr pour une attaque, de toute façon, répondit Head avec calme. Voilà des années qu’il devrait être au régime, au lieu de faire bombance… quant à moi, j’ai obtenu ce que je voulais.

— Quoi donc ? demanda Wadden, impressionné par l’attitude de son inspecteur.

— Comment dire ? La pierre de fondation de mon dossier contre l’un des assassins de Gatton… pour être tout à fait franc, je ne l’ai pas encore ; mais je suis certain de pouvoir la poser avant ce soir.

— Vous êtes difficile à suivre ! soupira le commissaire. Vous me dites, dans la même phrase : « J’ai obtenu ce que je voulais » et « je ne l’ai pas encore »… expliquez-vous, mon cher.

— Pour cela, il me faut revenir en arrière, reprendre l’affaire à son début, répondit Head. Vous souvenez-vous du numéro matricule de l’avion que French était si pressé de voir rentrer au bercail ?

— Y 42. STR. P 3. récita Wadden sans une seconde d’hésitation. Le fait de m’en être souvenu hier matin m’ayant rapporté dix livres, je ne suis pas près de l’oublier, vous pensez bien.

— Et quelle est la signification de P 3. ? demanda Head d’un ton de maître d’école.

— Pour qui me prenez-vous… pour un code secret, peut-être ?

— P 3. se traduit comme ceci : Prototype numéro trois, déclara l’inspecteur. Autrement dit, John Zalescz avait déjà fait construire deux appareils, immatriculés P 1. et P 2. avant celui-là. Sans aucun doute, ces appareils firent des vols d’essais et, sans aucun doute également, ils furent confiés à Mr. Harry Gatton, tout comme leur successeur STR. P. 3.

— D’où tirez-vous cette dernière certitude ?

— Des termes élogieux dans lesquels French a parlé du défunt. Il m’a dit à son sujet : « C’était notre meilleur pilote, notre homme de confiance ». Que vous faut-il de plus ?

— Rien. Continuez.

— Quelqu’un que nous appellerons X, si vous le voulez bien, habitant à Estwick, savait que Gatton pilotait ces prototypes. Chef. Et cet X est l’un des deux assassins de Gatton.

— Avant de continuer, donnez-moi les raisons de cette affirmation, je vous prie.

— Un de nos assassins doit nécessairement avoir des accointances étroites avec les Établissements Barton et Peters ; mais il n’a, sans doute, pas le libre accès de l’aérodrome ni, moins encore, le moyen de s’emparer des plans de Zalescz. S’il était autorisé à sortir STR. P 3. de son hangar, il se serait envolé un beau jour à bord de l’appareil et il aurait été atterrir dans son pays ; s’il avait pu s’approprier les plans, il aurait disparu avec, pour ne plus jamais revenir à Estwick. Me suivez-vous jusque-là, Chef ? Où avez-vous des objections à formuler ?

— Je veux entendre la suite. Vous êtes le diable en personne, Head.

— Deux hommes me réserveront d’autres qualificatifs pires encore quand j’aurai passé la main au bourreau, répondit l’inspecteur. Mais, pour en revenir à notre inconnu d’Estwick, je l’imagine intelligent, sans scrupules, dévoré du désir de s’emparer tour à tour de Stratosphère P. 1, P. 2 et P. 3 et guettant Harry Gatton comme le chat guette la souris. Mais son attente fut déçue… jusqu’au dix novembre dernier.

— Ah ! Je commence à voir où vous voulez en venir. Continuez.

— Deux sœurs, deux beautés, assistèrent ce soir-là au bal de l’Aéronautique. Parmi les danseurs qu’on leur présenta se trouvaient Lancelot French, un administrateur de Barton et Peters et Harry Gatton, pilote attaché à la firme. Le premier eut le coup de foudre pour Jadis Bell, l’autre pour sa sœur aînée, Sheba.

» Un fait semble certain : X assistait à ce bal, ainsi que son complice, venu de Westingborough ou des environs sans aucun doute et que j’appellerai Y pour les besoins de la cause. Y connaissait les deux sœurs, de vue tout au moins, et…

— Pas si vite ! interrompit Wadden. Quel intérêt les deux sœurs Bell pouvaient-elles présenter pour nos assassins hypothétiques, X et Y ?

— Je m’explique. Chef. X, surveillant Harry Gatton dans l’espoir de lui trouver un point faible pouvant devenir une chance d’accéder à STR. P. 3, X, dis-je, observa l’impression énorme que Sheba produisit sur le jeune pilote et comme il avait appris qu’elle était des environs de Westingborough, il alla trouver Y et le dialogue suivant s’engagea entre eux : « Vous connaissez cette jeune fille ? » « De vue, très bien. Elle habite à Condor Grange, non loin de chez moi ». « Le jeune Gatton ne l’a pas quittée de la soirée ; cela a l’air de tourner au gros béguin… qui sait, peut-être la chance se décidera-t-elle enfin à couronner notre persévérance ? En tout cas, ouvrez l’œil, là-bas à Westingborough, au cas où Gatton viendrait voir sa dulcinée en avion, au cours d’un vol d’essai de STR. P. 3. » « Entendu », répondit Y. Et les deux hommes se séparèrent, décidés à profiter de la moindre occasion de servir leur pays, mais sans que l’idée de tuer Gatton les eût effleurés.

» Rentré à Westingborough, Y surveilla Sheba Bell de fort près et c’est très probablement ainsi qu’il découvrit son intrigue avec Tom Cosway. Voilà pourquoi il cuisina adroitement Tom dès qu’il sut que Gatton s’était mis à venir voir Sheba d’Estwick, en avion, renseignement qu’il communiqua, immédiatement à X, cela va sans dire. Vous me suivez toujours. Chef ?

— Oui. Mais tout cela n’est que théorie pure, ne l’oubliez pas.

Head ignora cette douche froide et il reprit :

— Alerté, X recommanda à Y de redoubler d’efforts pour savoir à l’avance la date de la prochaine visite de Larry Gallon à Sheba afin de pouvoir sauter sur l’occasion de se saisir de l’appareil. Mais, cette fois-là, Gatton ne prévint la bien-aimée que l’avant-veille de son arrivée et Tom Cosway apprit la nouvelle trop tard pour que ses renseignements pussent être exploités par nos complices…

— Des voleurs internationaux ? interrompit Wadden.

— Non, Chef. Des agents secrets, à la solde d’une nation étrangère, autrement dit, des espions. Je continue : Tom apprit vendredi dernier, de la bouche de Sheba, que Gatton viendrait la voir en avion, le lundi suivant, avant la chute du jour. D’une manière ou d’une autre, mais en toute innocence certainement, il transmit le renseignement à Y qui le communiqua à son tour à X. Ce dernier vint d’Estwick lundi soir dans l’espoir de s’emparer de STR. P. 3… et nous savons le reste.

Wadden réfléchit un long moment avant de dire :

— Très intéressant, Head, très intéressant… mais tout ce beau travail ne repose sur aucune preuve. Comment allez-vous combler cette lacune, mon ami ?

— Des preuves, je finirai bien par en trouver, Chef, répondit l’inspecteur sans se démonter. À propos, avez-vous reçu une réponse concernant notre circulaire confidentielle ?

— Un peu de patience, que diable ! Neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf voitures sont inscrites sur les registres aux lettres YY. Il faut éplucher toute la liste pour savoir combien d’Alvis douze figurent dans le nombre ; puis rechercher les cabriolets pour retenir plus particulièrement les noirs. On ne peut même pas éliminer les autres car votre ami X a fort bien pu acheter sa voiture d’occasion et rien ne nous dit qu’elle n’était pas bleu ciel à l’origine. Si vous aviez pu indiquer son numéro matricule dans votre circulaire, on n’aurait pas mis longtemps à la retrouver ! Mais le cas est tout différent, vous devez être le premier à le comprendre.

— Évidemment, fit Head. Bah ! on finira tout de même par mettre la main dessus.

— En attendant, que comptez-vous faire ?

— Interroger Tom Cosway.

— Il a nié avoir parlé à qui que ce soit de l’avion, et sous la foi du serment, par-dessus le marché. Rien ne le fera revenir sur ses déclarations de ce matin.

— En tout cas, j’en aurai bientôt le cœur net. À tout à l’heure, Chef, je vais chez Tom de ce pas.

. . . . . . . . . . . . . . .

Tom avait changé le costume bien coupé qu’il portait à l’enquête contre ses vêtements de travail ; l’inspecteur le trouva dans son magasin en train de donner des instructions à son unique employé, un mécanicien barbouillé de graisse qu’il renvoya brusquement à l’atelier situé derrière la boutique. Puis, se retournant vers Head, il lui demanda d’un ton de défi :

— Vous venez m’arrêter, sans doute ?

— Si vous voulez, répondit gravement Head. Votre sort est entre vos mains, rom…

— Qu’attendez-vous pour me passer les menottes ? interrompit le jeune homme avec colère. Ces types vont prendre racine sur le trottoir d’en face ; ils sont là depuis mon retour, pour être sûrs d’assister à mon arrestation.

L’inspecteur regarda dans la rue par la fenêtre du magasin. Il vit le groupe de curieux dont parlait Tom et, s’il ne les entendait pas, il devinait leurs propos. La nouvelle que Tom Cosway avait assassiné Gatton par jalousie s’était répandue comme une traînée de poudre de par la ville où l’on commençait à s’étonner de l’attitude de la police. Comment avait-elle laissé Tom sortir les mains dans ses poches du Corn Hall alors qu’au reçu du rapport adressé par le reporter de The Westingborough Sentinel à une agence d’informations de Londres, plus d’une demi-douzaine de journalistes s’étaient annoncés à Westingborough ?

— Leur attente peut encore être déçue, Tom, fit Head en désignant les badauds. Je vous le répète, votre sort est entre vos mains… Vous êtes passible d’emprisonnement sous l’inculpation de parjure ; mais la plainte n’est pas encore déposée et elle ne le sera pas si vous me dites la vérité. C’est à regret que je recours à de tels arguments ; mais si vous me refusez des renseignements indispensables, je suis tout de même décidé à avoir le dernier mot. Vous voilà prévenu.

Tom prit une expression de physionomie butée qui l’enlaidit tout à coup.

— Si vous êtes ici pour me faire parler de Miss Sheba Bell, vous perdez votre temps, articula-t-il. Ce coroner de malheur a réussi à me faire tomber dans ses pièges alors que je n’avais qu’une seule pensée : la tenir à l’écart de tout ceci. Je refuse de revenir sur ce sujet et ne veux en discuter ni avec vous ni avec personne. Passez-moi les menottes, je suis prêt à vous suivre.

— Pour l’instant, il n’est question ni de vous arrêter ni de vous interroger sur vos relations avec Miss Sheba Bell, répondit Head, ému jusqu’à un certain point par l’attitude du jeune homme. Je voudrais vous amener à me parler de l’avion assez mystérieux qui déposa Mr. Harry Gatton devant Condor Grange, lundi soir. C’est tout.

— Vous parler de l’avion, Mr. Head ?…

Le visage de Tom s’illumina et on le sentit renaître à l’espoir.

… S’il n’y a que cela, je vous dirai volontiers tout ce que j’en sais.

— C’est un singulier appareil, n’est-ce pas ? poursuivit Head.

— Vous pouvez le dire ! Il est passé au-dessus de ma tête, volant assez bas, et je n’ai pas entendu plus de bruit que si cela avait été une oie sauvage ! Un avion silencieux, navigant dans l’air sans hélice ! La première fois que je l’ai vu, j’ai cru rêver ! Vous savez, Mr. Head, tout ce qui touche l’aviation me passionne ; et j’espère passer mon brevet de pilote avant longtemps.

Pris par son sujet, Tom Cosway s’était détendu et animé. « C’est un garçon séduisant et intelligent », constata Head dans son for intérieur. Mais comme il s’écartait de son sujet, l’inspecteur l’y ramena avec fermeté mais sans rudesse :

— Pour en revenir à l’objet de ma visite, vous vous êtes défendu vis-à-vis du coroner d’avoir parlé de cet avion silencieux à qui que ce soit. Tom, en ce faisant, vous vous êtes parjuré, avouez-le.

— Oui, répondit l’autre dans un élan de franchise. Miss Bell m’entendait et j’étais pris entre deux feux : me parjurer ou lui donner à penser que je parlais d’elle à tout venant… Tout plutôt que de perdre son estime.

— Châtiment qui, jusqu’à un certain point, serait mérité, Tom, lui rappela l’inspecteur. Si vous n’avez pas nommé Miss Bell, vous ne vous êtes pas privé de répéter certaines de ses confidences… À qui avez-vous révélé l’existence de cet avion en ajoutant qu’il survolerait de nouveau Westingborough lundi soir ?

— À personne en particulier, Mr. Head, répondit Tom avec docilité.

— À qui en général ? insista Head.

— Je vais vous expliquer exactement comment les choses se sont passées. Vous connaissez la grande salle du « Duc d’York », n’est-ce pas ? Mais j’anticipe… Tout d’abord je dois vous dire à titre confidentiel que Miss Bell m’avait parlé de l’avion silencieux avant que je le visse parce qu’elle savait combien toutes ces nouvelles inventions me passionnent. Elle m’avait donc rapporté tout ce que Mr. Gatton lui avait dit à ce sujet et, deux ou trois jours après, me trouvant dans la salle de l’hôtel au milieu des habitués, Quade, l’ancien jockey, Woods, l’épicier, Saundners, Faulkner, les deux frères Smith, et autres, la conversation devint générale et Woods se mit à développer ses théories pacifistes en prêchant le désarmement universel. Ted Smith riposta en déclarant que nous étions perdus si nous ne renforcions pas notre aviation et il ajouta que nous étions très en retard sur les autres pays ; il alla même jusqu’à dire que l’Allemagne ne ferait qu’une bouchée de l’Angleterre quand son programme aérien serait exécuté. Agacé par les divagations pacifistes de Woods et le dénigrement systématique de nos appareils et de nos hommes par Smith, je n’ai pu résister à l’envie de leur parler du fameux avion silencieux. Naturellement, il se trouva toujours quelqu’un, par la suite, pour remettre la conversation sur le tapis et pour me demander des nouvelles de l’avion mirobolant destiné à conquérir le monde en vingt-quatre heures. Vendredi soir, Woods, les Smith et Cie ont affecté un tel scepticisme que j’ai fini par leur dire : « Si vous ne voulez pas me croire, surveillez le ciel au-dessus du marais entre Condor Hill et ici, avant le coucher du soleil lundi prochain. Vous verrez l’avion en question atterrir et vous pourrez même le regarder de tout près car il restera là pendant une demi-heure au moins avant de reprendre son vol ». Je n’ai pas prononcé le nom de Miss Bell, bien entendu ; mais elle aurait été persuadée du contraire si j’avais avoué cette indiscrétion partielle à ce coroner du diable, ce matin. Voilà pourquoi je me suis parjuré et puisque c’était pour elle, pour lui épargner une blessure d’amour-propre, je suis prêt à supporter les conséquences de mon acte sans en rougir…

Tom avait débité sa longue tirade sans s’arrêter pour reprendre haleine ; mais Head, plongé dans ses réflexions, lui laissa le temps de se calmer et de souffler. Le jeune homme reprit après un interminable silence :

… Et maintenant, allez-vous m’arrêter, Mr. Head ?

— Non, répondit l’inspecteur. Mais, par contre, je vais vous donner un avis dont vous ferez bien de tenir compte dorénavant : ne parlez jamais, sous aucun prétexte, des secrets intéressant la défense nationale, jeune homme. La moindre indiscrétion commise à ce sujet peut avoir des conséquences désastreuses pour notre pays… comment ne l’avez-vous pas compris tout seul ?

— Je le comprends, aujourd’hui, Mr. Head. Désormais, je serai muet comme la tombe, je vous le jure.

— Si vous aviez pris cette bonne résolution plus tôt, Mr. Harry Gatton serait encore de ce monde… mais le mal est fait et vous pouvez sinon le réparer, du moins m’aider à amener les assassins de Gatton au châtiment. Reportez-vous en esprit à vendredi soir, ce n’est pas si vieux et rappelez-vous la scène qui s’est déroulée dans la grand salle du « Duc d’York ». Quels étaient les consommateurs présents ce soir-là ? Citez-moi le nom de tous ceux qui ont appris de votre bouche qu’un prototype sensationnel atterrirait en face de Condor Grange lundi, avant le coucher du soleil. C’est extrêmement important, Tom.

— Mais… mais il y avait précisément foule, ce soir-là, Mr. Head, protesta Tom.

— Tant pis, répliqua l’inspecteur qui tira son calepin et un crayon de sa poche. Allons-y, Tom. Commencez par le premier auditeur dont le nom se présentera à votre esprit et continuez à réfléchir jusqu’à ce que vous me les ayez tous nommés. Prenez votre temps, faites un effort de mémoire et dites-vous bien que le fait de venger la mémoire de Gatton est secondaire en comparaison du service que vous rendez à votre pays en aidant la justice à retrouver ses assassins.

Impressionné par le ton de l’inspecteur, Tom fournit l’effort demandé ; puis il énuméra lentement plusieurs noms. Un quart d’heure plus tard, Head sortit du magasin et, s’adressant au groupe de curieux, il dit :

— Inutile de rester là à perdre votre temps. Il ne se passera rien, ni maintenant ni plus tard. Rentrez chez vous.

Mais, plutôt que de suivre ce conseil, une bonne moitié des badauds prolongèrent leur attente, au nom d’un chimérique espoir.

CHAPITRE XI

JADIS

Quand il ouvrit les yeux, vers trois heures de l’après-midi, Randall Bell aperçut Jadis et le Dr. Bennett anxieusement penchés sur son lit. Son premier mot fut pour demander sa fille Sheba qui s’était retirée dans sa chambre en rentrant de l’enquête.

Bennett n’était pas près d’oublier la scène du Corn Hall ; il commença par refuser d’envoyer chercher la jeune fille.

— Si vous ne m’autorisez pas à voir Sheba, répondit le malade en s’exprimant avec difficulté mais avec décision, vous pouvez quitter cette maison pour n’y plus jamais revenir, Docteur. Je veux voir ma fille. Envoyez-la moi et laissez-nous seuls ensemble. Ensuite vous ferez de moi ce que vous voudrez.

— Mais… commença Bennett d’une voix suppliante.

— Sortez ! Je vais envoyer une servante chercher Sheba ainsi qu’un autre docteur. C’est mon dernier mot.

— Bien, bien, Mr. Bell… vous pourrez voir votre fille. Mais je ne vous accorde pas plus de cinq minutes d’entretien, je vous en préviens.

— Trois suffiront. Envoyez-la moi.

Bennett se tourna vers Jadis qui se tenait un peu à l’écart et il lui demanda :

— Voulez-vous dire à votre sœur que son père désire la voir, Miss Bell ? Recommandez-lui de ne pas rester plus de cinq minutes, je vous prie.

— Trois suffiront, répéta Bell comme Jadis quittait la pièce.

Sheba se fit attendre longtemps, très longtemps même trouva Bennett demeuré dans la chambre du malade. Elle s’approcha avec sa grâce coutumière du chevet de son père et le médecin les laissa seuls. Jadis attendait anxieusement dans le corridor, les larmes aux yeux.

— Est-ce très grave. Docteur, demanda-t-elle.

— Non, rassurez-vous, une première attaque n’est qu’un avertissement et des années peuvent s’écouler avant qu’il en ait une seconde. Il aurait dû surveiller sa pression artérielle et suivre un régime depuis longtemps… mais nous le guérirons, Miss Bell, soyez sans crainte. À propos, j’ai téléphoné pour demander une infirmière ; elle ne devrait pas tarder à arriver. Je pense que d’ici une quinzaine de jours, notre malade pourra s’en passer, s’empressa-t-il d’ajouter pour dissiper l’angoisse qu’il lisait dans les yeux de Jadis.

De l’autre côté de la cloison, Sheba attendait, calme et silencieuse, au chevet de son père. Bell la regarda un moment ; puis il se mit à parler distinctement, mais avec la lenteur d’un homme déchiffrant un mauvais grimoire :

— Je t’ai envoyé chercher, Sheba, pour te dire la décision que j’ai prise à ton sujet. Le docteur se trompe s’il croit que je viens de reprendre connaissance ; il y a longtemps que je suis revenu à moi et j’ai beaucoup réfléchi à la situation. Tu m’as amèrement déçu, ma fille.

— J’en suis désolée, père, répondit-elle posément.

— C’est faux. Rien de ce qui ne te touche pas personnellement ne saurait t’atteindre. Mais… trois minutes. Voici ce que j’avais à te dire : libre à toi d’épouser un simple mécanicien ou de devenir sa maîtresse, Sheba. Tu es majeure et, depuis longtemps déjà, j’ai renoncé à exercer une autorité quelconque sur toi, tu le sais bien ?…

Le malade attendit une réponse qui ne vint pas. Sheba s’était raidie en prévision de ce qui allait suivre et elle ne desserra pas les dents. Bell reprit du même ton lent et monotone :

… Mais, ce matin, tu as déshonoré mon nom et, cela, je ne te le pardonnerai jamais. La petite fortune que tu as héritée de ta mère est suffisante pour te permettre de vivre ; tu devras t’en contenter désormais car tu ne toucheras pas un penny de moi, ni avant ni après ma mort. Je désire te voir quitter cette maison, Sheba, pour n’y jamais revenir.

— Je partirai demain, dit-elle d’une voix qui ne tremblait pas.

Eût-elle été capable de mériter d’être reniée par son père, Jadis serait partie sur l’heure, Randall en était sûr. Mais, pour Sheba, ses intérêts personnels passeraient toujours avant tout… même avant son orgueil.

— C’est tout ce que j’avais à te dire, reprit le malade. Retire-toi, Sheba, et ne reparais plus devant mes yeux.

Sheba sortit la tête haute et l’infirmière arrivée à l’instant de Westingborough la remplaça dans la chambre du malade. Jadis guettait sa sœur au pied de l’escalier, attendant anxieusement l’issue de cette mystérieuse entrevue. Car, n’ayant pas assisté à l’enquête relative à la mort de Gatton, Jadis ignorait totalement ce qui s’y était passé ; de plus, elle avait été trop bouleversée par la maladie soudaine de son père pour être capable de penser à autre chose.

— Comment l’as-tu trouvé, Sheba ? demanda-t-elle d’une voix inquiète.

— Il a toute sa tête, répondit l’autre. Je quitterai cette maison demain, Jadis, pour toujours.

— Sheba !

Cri de saisissement, d’incrédulité qui laissa Sheba insensible.

— Ton père te mettra au courant, dit-elle sans la moindre trace d’émotion. Il m’a chassée.

Sur ces derniers mots, Sheba se retira dans son boudoir et Jadis remonta auprès de son père. Mais l’infirmière montait la garde derrière la porte, décidée à défendre le repos de son patient.

— N’entrez pas, Miss Bell, murmura-t-elle. Il repose et…

— Si, entre, Jade ! appela le malade de son lit. Viens ici, ma petite fille…

Elle s’approcha du lit et trouva le courage de sourire.

… Assieds-toi, reprit-il en s’efforçant de lui rendre son sourire.

Mais ses muscles faciaux étant encore à demi-paralysés, seules ses lèvres ébauchèrent une pitoyable grimace. Jadis s’assit sur le bord du lit et posa une main caressante sur la main gauche de son père, abandonnée sur les couvertures… une pauvre main inerte et froide dont le contact la navra.

… C’est ça, Jade, reste de ce côté… tout près de mon cœur, ce fut toujours ta place, continua Bell en tentant un nouvel effort pour sourire. Malheureusement j’ai perdu toute sensibilité de ce côté.

— Elle reviendra très vite, papa, répondit Jadis avec une belle confiance bien éloignée de ses Sentiments réels.

— Dieu, merci, la main droite me reste… je pourrai signer. Sheba part demain. Jade.

— Est-ce nécessaire, papa ? demanda-t-elle, le regard implorant.

— Ta sœur… Sheba s’est parjurée ce matin, à l’enquête…

Jadis n’articula pas un mot ; tout d’abord parce que le saisissement l’étouffait, ensuite pour ne pas risquer d’agiter le malade davantage. Ce fut lui qui reprit, après un interminable silence :

… J’ai toujours détesté la voir courir les routes à motocyclette. Elle le savait ; mais cela lui était bien égal ! Tout s’explique, maintenant. Cachottière et égoïste, comme sa mère. Toi, tu es une Bell, Jade. Aucun secret entre nous, n’est-ce pas ?

— Jamais, papa !

— Si elle avait eu confiance en moi, j’aurais compris… Après tout, c’était naturel, il lui avait sauvé la vie, dans son enfance. Je l’aurais… oui, je l’aurais accepté pour gendre, si elle avait parlé. Mais, cachottière, égoïste…

Il ferma les yeux et Jadis comprit qu’il venait de parler de Sheba et de Tom Cosway. Mais d’où venait l’accusation de faux témoignage portée contre la première ? La jeune fille s’interdit de poser la moindre question à ce sujet, le repos du cher malade passant avant tout.

… Tu vas me rendre un service. Jade, reprit celui-ci. Tu vas écrire immédiatement de ma part au commissaire de police Wadden que mon terrain n’est plus à vendre. Ajoute que je m’excuse envers lui ; mais que ma propriété ne sera pas morcelée. Je veux te la laisser tout entière. Jade, à toi seule. Sheba a de quoi vivre avec la petite fortune héritée de sa mère…

— Je vous en supplie, papa, ne faites pas cela !

L’infirmière s’approcha du lit.

— Pardon, Miss Bell, dit-elle d’un ton ferme, il faut laisser mon malade reposer.

— Je vais essayer de dormir, fit Bell. Écriras-tu cette lettre dès aujourd’hui, Jade ?

— Oui, papa. Je vous le promets.

— Alors, laisse-moi, ma petite fille. Embrasse-moi avant de t’en aller.

Elle couvrit son front de baisers et sortit en retenant ses larmes. Après son départ, Bell ordonna de telle façon à l’infirmière de téléphoner à Mr. Barnham, notaire à Westingborough en le priant de venir le lendemain matin pour rédiger un nouveau testament que l’autre n’osa pas refuser, malgré son souci bien légitime d’éviter toute nouvelle fatigue à son malade.

Redescendue dans le grand hall du rez-de-chaussée, Jadis écrivit à Wadden dans le sens que lui avait indiqué son père ; puis elle alla à la fenêtre et regarda distraitement l’ombre de la maison s’allonger vers les hêtres, comme chaque soir. La femme de chambre entra en portant le plateau du thé ; pendant qu’elle le posait sur une table. Jadis vit une auto s’arrêter devant la grille et Lancelot French en descendre.

— Faites entrer Mr. French directement ici quand il sonnera, Bella, dit Jadis. Puis vous apporterez une seconde tasse à thé.

— Je viens prendre des nouvelles de monsieur votre père. Miss Bell, commença French en serrant la main que la jeune fille lui tendait.

— Merci d’être venu, Mr. French. Mon père a toute sa tête mais il s’exprime difficilement. Le Dr. Bennett m’a affirmé qu’une première attaque n’était jamais qu’un avertissement… mais quelle émotion j’ai eue quand on me l’a ramené ce matin !

La soubrette apporta la tasse demandée ; puis elle se retira et Jadis reprit :

… Vous me tiendrez bien compagnie, n’est-ce pas ? J’allais prendre mon thé…

French s’empressa d’accepter une invitation presque inespérée et Jadis attendit d’avoir rempli sa tasse et son assiette pour lui demander d’un ton grave :

— Vous avez assisté à l’enquête de ce matin, n’est-ce pas, Mr. French ? En dehors de vous, je n’ai personne à qui m’adresser pour savoir ce qui s’y est passé… je vous en prie, dites-moi la vérité. Qu’est-ce que Sheba a fait ? Elle m’a annoncé tout à l’heure qu’elle quittait définitivement la maison demain, je veux savoir pourquoi.

— Je vous en supplie, n’insistez pas, Miss Bell !

— Mais, de toute façon, je découvrirai la vérité puisque l’enquête était publique. Alors, à quoi bon chercher à m’épargner ? Dites-moi, Mr. French, Sheba s’est-elle vraiment parjurée ce matin…

French inclina la tête. Elle avait raison, l’histoire serait relatée tout au long par les journaux du soir.

… Au sujet d’un homme… d’un certain Cosway ? insista Jadis.

— Oui, répondit French, les yeux obstinément baissés.

Brusquement, après un nouveau silence. Jadis reposa sa tasse et elle se leva. French en fit autant, bouleversé par le désespoir contenu dans ses yeux.

— Laissez-moi seule, Mr. French, murmura-t-elle. Je vous en prie. Pas parce que… Vous me comprenez, n’est-ce pas ? Sheba… ma sœur !

— Jadis, ma chérie !

— Non, ne partez pas…

Il ouvrit les bras et elle vint chercher un refuge contre sa peine sur sa poitrine.

… Quelle honte ! gémit-elle après avoir sangloté un long moment tout doucement. Quelle honte !

— Elle ne rejaillit pas sur vous, ma chérie. Jadis, me permettez-vous de vous garder toujours ainsi, contre moi ?

— Oui. Oh ! oui.

— Pour toujours ?

Elle lui mit les bras autour du cou ; ce fut sa seule réponse. Longtemps après, elle leva les yeux et rencontra ceux de French.

— Ça va mieux ? lui demanda-t-il avec tendresse.

— Oui. Mais l’heure de notre bonheur n’a pas encore sonné. Vous allez repartir et…

— Demain matin, il le faut. Mais je reviendrai bientôt. Jadis.

— Oui, revenez. Sheba nous quitte demain et je resterai seule, avec papa malade. Vous êtes si… vous êtes comme un roc.

— Faut-il vraiment qu’elle parte ? Ne serait-elle pas mieux défendue ici ?

— Papa l’a chassée. Je n’ai aucun espoir de le faire revenir sur sa décision. Jamais il ne lui pardonnera de s’être parjurée… jamais.

Là encore, Jadis avait raison. Sans insister davantage, French lui demanda :

— Mais vous resterez, Jadis ? Vous ne quitterez cette maison que pour venir à moi ?

— Pour prendre cette place, oui. Dès hier, quand je vous ai revu, j’ai eu envie de m’appuyer là, sur votre épaule… était-ce très mal ?

— Je vous aime, ma chérie. Je sais que notre bonheur doit encore attendre… mais accordez-moi un baiser. Jadis.

— Oh ! mon chéri, ils vous appartiennent… tous !

. . . . . . . . . . . . . . .

Mrs. Head posa des casseroles remplies d’eau chaude sur les trois trous de son fourneau à gaz ; puis elle mit la flamme en veilleuse et surmonta les trois casseroles d’autant de plats contenant le dîner de son mari, en ayant soin de les recouvrir d’une assiette pour éviter qu’ils ne se desséchassent… et, pendant ce temps, l’inspecteur attendait patiemment le retour de Lancelot French dans la grande salle du « Duc d’York ».

Herr Helsing lisait dans son coin, apparemment guéri de prêcher à un auditoire composé d’Anglais les mérites de son pays et du régime hitlérien. Contre le bar, Woods, l’épicier, les frères Smith, Faulkner, le premier clerc de Lucas Barnham et quelques autres parlaient avec animation de l’enquête et Tim Smith pariait jusqu’à sa dernière chemise que Sheba Bell épouserait Tom Cosway avant un mois, non pas que ce mariage lui sourit mais faute de pouvoir faire autrement à la suite des événements de la journée. À quoi Faulkner répondit que nul ne pouvait prévoir ce qu’une femme ferait et il termina en remerciant sa bonne étoile de l’avoir préservé du mariage. À cet instant, French entra dans la salle et, ignorant ostensiblement la présence de l’inspecteur, il alla occuper une petite table libre, le plus loin possible du bar et de Herr Helsing. Head alla à lui et il fut reçu par un regard glacial, suivi d’une question aussi peu encourageante :

— Qu’y a-t-il pour votre service. Inspecteur ?

— Je viens vous demander une introduction auprès de votre employé Mr. Thornburn, répondit Head avec calme. Je compte aller à Estwick demain.

French tira son porte-cartes et son stylo de sa poche.

— Je vais vous en écrire une, répondit-il d’un ton sec. Est-ce tout ce que vous aviez à me demander ?

— Oui… À moins que vous ne consentiez à me fournir l’explication de ce changement d’attitude. Quelle en est la cause, Mr. French ?

— Vous la connaissez aussi bien que moi, répondit l’autre sans élever la voix. Qui, sinon vous, a dicté l’attitude de cet infernal coroner à l’égard de Miss Bell, ce matin ? Indirectement, vous êtes responsable de la maladie de son père… et vous avez le front de venir me demander des explications ! C’est le comble !

Head sourit à demi.

— Écoutez-moi, Mr. French… commença-t-il.

Mais l’autre l’interrompit :

— Je refuse de vous entendre.

— Bon gré, mal gré, vous m’écouterez, riposta Head d’un ton sans réplique. Je comprends l’intérêt que vous portez à Mr. Bell ; mais je refuse d’être chargé des fautes d’autrui… les miennes me suffisent amplement. Je suis un représentant de la justice, Mr. French, ne l’oubliez pas, et je suis décidé à faire mon devoir, c’est-à-dire à amener l’assassin – ou les assassins – de votre ami Harry Gatton au châtiment. Pour atteindre ce but, je ne reculerai devant rien.

— Était-ce équitable de torturer une malheureuse qui ignorait tout du crime ? demanda French, un peu ébranlé par le ton de l’inspecteur.

— Il s’agissait d’un témoin décidé à nous cacher un renseignement capital. Ce renseignement, il me le fallait à tout prix et je l’ai eu.

— Vous pouvez vous vanter des moyens employés pour l’obtenir !

— Voyons, Mr. French, consentez à raisonner froidement. Vous savez ce que STR. P. 3 signifie pour notre pays ; et vous savez également que votre ami Gatton périt parce que des agents d’une nation étrangère tentèrent de s’emparer soit de l’appareil, soit des plans. Il faut, de toute urgence, que je mette de tels hommes hors d’état de nous nuire ; notre sécurité nationale en dépend. Croyez-vous que dans de telles conditions je puisse vraiment me laisser arrêter par des considérations d’ordre sentimental ?

— Est-ce à dire… commença French, visiblement impressionné cette fois.

— Je veux dire… mais non, pas en public. Sachez seulement que Miss Sheba Bell eût-elle été votre femme au lieu d’être votre future belle-sœur, eût-elle été ma femme, j’aurais agi de la même façon envers elle. Il me fallait l’information que Cosway et elle avaient intérêt à cacher, coûte que coûte…

French garda le silence, réfléchissant à ce qu’il venait d’entendre, Head reprit :

… Et maintenant, voulez-vous avoir l’obligeance de me remettre ce mot d’introduction, Mr. French ?

— Non, répondit l’autre, il ne vous servirait à rien car, si vous m’y autorisez, je vous emmènerai demain matin avec moi à Estwick en avion et je vous présenterai moi-même Thornburn. Mes excuses, Head ; je retire tout ce que j’ai dit et je reste entièrement à votre service. Avant de partir, acceptez de trinquer à notre amitié, je vous en prie.

L’inspecteur sourit.

— J’accepte de grand cœur ces propositions, dit-il. Estwick n’étant pas sur une grande ligne, j’aurais perdu presque toute une journée pour y arriver par le train et… Oui, un whisky et soda, ajouta-t-il en s’adressant au garçon venu prendre les ordres sur un signe de son compagnon.

French attendit que les deux verres fussent posés sur la table pour reprendre :

— Et maintenant, à titre confidentiel, Miss Sheba Bell sera bientôt ma belle-sœur, en effet.

— Je bois à la santé de votre futur ménage, dit Head en levant son verre. Mais détrompez-vous si vous croyiez m’apprendre une nouvelle… je l’ai sue dès hier matin, quand je vous ai trouvés en conversation devant la grille de Condor Grange.

— Eh bien ! vous étiez plus avancé que moi, déclara French en riant.

— Le spectateur suit mieux la partie que les joueurs… Alors, à quelle heure partons-nous, demain ?

— Cartwright, le pilote que vous avez vu hier, doit atterrir vers dix heures et demie, en face de Condor Grange. Je passerai vous prendre en taxi un peu avant, si cela vous convient ?

— Parfaitement, merci.

— Je vous demanderai de m’attendre une seconde là-bas… le temps de dire au revoir à Jadis ; mais je n’abuserai pas de votre patience, rassurez-vous.

— Bien, fit Head avec résignation. Avec un peu de chance, nous décollerons vers onze heures et demie. Je sais ce qu’il en est pour être passé par là, il y a quelques années.

— Onze heures et… Continuez à me faire marcher, si cela vous amuse ! Mais je doute que Jadis ait beaucoup de temps à me consacrer. Sa sœur quitte Condor Grange demain et…

— Comment ? interrompit Head, brusquement alerté.

French regarda autour d’eux pour s’assurer qu’ils étaient à l’abri des oreilles indiscrètes ; puis il répéta :

— Sheba doit partir demain, demain matin probablement.

Head consulta sa montre et il examina rapidement la situation. Attendre au lendemain pour se rendre à Condor Grange, c’était risquer d’y arriver après le départ de Sheba et, d’autre part, les reproches de Mrs. Head au sujet du fameux dîner gardé au chaud ne seraient pas plus véhéments dans une heure que dans deux. L’inspecteur vida son verre ; puis il se leva en disant :

— Les méchants n’ont pas droit au repos. Et le sort de l’homme juste, comme moi, est de pâtir pour ceux qui en jouissent indûment.

— Vous partez ? demanda French.

— Oui, ma journée n’est pas encore finie. Au revoir et merci, Mr. French. Alors c’est entendu, vous passerez me cueillir au poste de police demain matin, vers dix heures ?

— C’est entendu, Head.

À la porte de l’hôtel, l’inspecteur monta dans un des rares taxis de Westingborough et il donna au chauffeur l’ordre de le conduire à Condor Grange.

Après le départ de Head, Sheba Bell demeura longtemps les yeux clos, anéantie devant la profondeur du gouffre dans lequel elle était tombée. L’inspecteur avait commencé par forcer sa porte ; puis il lui avait signifié qu’elle aurait à se tenir à la disposition de la police jusqu’au procès de l’assassin (Head s’était servi intentionnellement du singulier) de Harry Gatton. À sa question angoissée : « Mais que me faudra-t-il dire aux juges ? » l’inspecteur avait répondu par cette phrase terrible : « La vérité que vous avez refusée au coroner ce matin. Si vous cherchez à vous dérober à ce devoir, si vous quittez le pays sans faire connaître votre adresse au commissaire de police, vous serez ramenée de gré ou de force et mise sous les verrous, pour plus de sûreté ». Et, impitoyable, Head avait ajouté : « Vous voici prévenue, Miss Bell, au premier écart, je vous ferai arrêter sous l’inculpation de parjure comme la loi m’y autorise ».

Il l’avait quittée sur ces mots et maintenant Sheba Bell pleurait des larmes de désespoir. Reparaître en public ? Avouer devant tous et son faux serment et ses relations avec Tom Cosway ! Après cela, comment continuer à espérer obtenir un jour ou l’autre le pardon de son père ?

Sheba ouvrit les yeux ; elle se vit entourée de ses bibelots familiers ; on respirait dans son boudoir l’atmosphère de luxe et de raffinement dont elle aimait à s’entourer. « La médiocrité », murmura-t-elle, en songeant à la rente annuelle de deux cent cinquante livres héritée de sa mère. Approximativement cinq livres par semaine… moins de cinq pour subvenir à tous ses besoins. À peine la somme qu’elle dépensait pour sa toilette, chez son père !

Une phrase de Tom, dite au cours d’un de leurs rendez-vous secrets et qui l’avait fait sourire sur le coup lui revint à l’esprit : « Quand je ferai cinq livres de bénéfice net par semaine, j’oserai vous demander d’être ma femme ». Un peu moins de cinq livres ajoutées à cinq livres de bénéfice net… dix livres par semaine, la médiocrité mais non la misère. Toutes les autres portes étaient fermées devant elle… Ah ! si elle pouvait recommencer sa vie, à partir de sa sortie de pension ! Mais non, le véritable artisan de son malheur, était ce coroner inhumain, acharné à perdre une pauvre créature abandonnée de tous ceux dont elle croyait à l’amitié.

Mais Tom, lui, l’aimait toujours.

« Pauvre Tom ! » murmura-t-elle enfin.

Oui, Sheba avait raison de dire du compagnon de sa vie brisée : « Pauvre Tom ! »

CHAPITRE XII

LE PROBLÈME D’ESTWICK

Le lendemain matin, quand Head entra dans le bureau du commissaire de police en tenant un petit nécessaire de toilette à la main (il avait prévu de passer la nuit à Estwick au besoin) son supérieur le reçut fort mal.

— Lisez ceci ! hurla Wadden en brandissant une lettre qu’il venait de prendre sur son bureau.

Un souffle de colère fit voler le papier par terre et Head dut ramasser à ses pieds avant de la lire la lettre dans laquelle Jadis informait le commissaire de police Wadden que Randall Bell renonçait à morceler sa propriété.

… Tout ça, c’est votre œuvre ! continua le commissaire quand Head le regarda, après avoir reposé la lettre sur le bureau. Si vous n’aviez pas poussé Payne-Garland à dépasser toute mesure, hier à l’enquête, je rêverais tranquillement de ma petite maison et de mes tomates.

— Vous trouverez, certainement, trois acres de terrain à acheter ailleurs, Chef, fit l’autre en guise de consolation. Et Mrs. Wadden aurait sans doute souffert de l’humidité l’hiver, si près de la rivière… Mais je suis assez pressé, ce matin, continua-t-il. French m’emmène à Estwick en avion et il doit passer me prendre ici, vers dix heures.

— Ah ! Vous partez pour Estwick ? Qu’espérez-vous apprendre là-bas ?

— Le problème d’Estwick consiste à découvrir l’identité d’Y, l’homme chargé de surveiller sur place ce qui se passait ici, déclara l’inspecteur en arrachant deux pages de son calepin et en les posant sur le bureau de Wadden.

— Et, ensuite, je pense que vous reviendrez ici pour découvrir l’identité d’X, le collaborateur d’Y à Estwick ? fit le commissaire d’un ton acide. Vous trouvez plus sportif de faire vos enquêtes de loin, à l’aide d’un puissant télescope, je pense ?

— Pourquoi pas ? riposta l’inspecteur sans s’émouvoir. En attendant, Chef, voici une liste de quatorze noms dont aucun ne vous est inconnu. Tous ces hommes se trouvaient dans la grande salle du « Duc d’York » le soir où Tom Cosway ébruita l’intention de Gatton d’atterrir devant Condor Grange le lundi suivant. Tom Cosway avait commencé par me parler d’une « foule d’auditeurs » ; mais, à la réflexion, il ne m’a donné que ces quatorze noms quand je l’ai décidé à parler, hier après-midi.

Wadden lut la liste.

— Oui, dit-il ensuite, ce sont les habitués du « Duc d’York ». Tous les soirs, ou presque, ils se retrouvent là pour bavarder. Et maintenant, qu’attendez-vous de moi ? Dois-je les arrêter en bloc comme suspects d’ici votre retour d’Estwick ?

Head se mit à rire.

— Vous n’y allez pas de main morte, Chef ! s’écria-t-il. Mettre d’un seul coup sous les verrous quatorze citoyens influents de Westingborough… tous sont honorablement connus et ils tiennent presque tous de gros commerces, vous le savez comme moi. Non, je ne vous en demande pas tant, mais je voudrais, qu’en mon absence, vous fassiez surveiller ces hommes d’assez près pour qu’aucun ne puisse nous brûler la politesse. Six d’entre eux habitent Market Street, un seul policeman suffira pour tous et vous ne serez pas obligé de mobiliser l’intégralité de vos troupes pour me donner satisfaction. Ces honnêtes citoyens ne doivent pas être quittés des yeux jusqu’à la fin de l’enquête… et je crois qu’à ce moment leur nombre sera réduit à treize.

— Oh ! fit Wadden, apparemment impressionné. Seriez-vous vraiment si près du but, Head ? Sans indiscrétion, quel est celui qui restera sur le carreau ?

— Si je le savais, je ne partirais pas pour Estwick, répondit l’inspecteur. Mais l’affaire s’éclaircit, Chef, c’est incontestable. Puis-je donner mes instructions au sergent Wells ici, devant vous ?

Le commissaire de police sonna son secrétaire Johnson auquel il ordonna d’aller chercher le sergent. Celui-ci entra peu après et Head lui tendit sa fameuse liste en lui disant :

— Lisez, Wells.

— C’est fait, Inspecteur, dit le sergent après avoir parcouru la liste des yeux. Qu’attendez-vous de moi ?

— À mon retour d’Estwick, ce soir ou demain dans le courant de la journée, il me faut une photographie ressemblante de chacun de ces quatorze hommes et je compte sur vous pour me les procurer, répondit Head. Adressez-vous, pour commencer, aux photographes de la ville et débrouillez-vous pour photographier ceux qui manqueront à la collection. Prenez une caméra spéciale et louez un taxi afin de les guetter dans la rue… enfin, faites comme vous l’entendrez ; mais évitez de vous laisser pincer la main dans le sac. J’ai besoin de ces quatorze photographies ; mobilisez autant d’hommes que vous voudrez pour vous aider et ne regardez pas à la dépense. Pourvu que le but soit atteint, le reste ne compte pas. Vous pouvez garder cette liste, j’en ai une copie.

— Je ferai de mon mieux, Inspecteur.

— Voilà une question réglée. À l’autre maintenant. Sergent, allez me chercher trois photographies de vous et trois de votre femme que vous mettrez par paire dans des enveloppes séparées, après les avoir bien essuyées. Apportez-moi, également, le petit nécessaire du service anthropométrique, je vous prie. Et dépêchez-vous, j’attends Mr. French d’une minute à l’autre.

Wells parti, Wadden secoua la tête en signe de doute.

— Si votre théorie est exacte, autrement dit si nous avons affaire à des espions connaissant leur métier, ni Wells ni sa femme ne vous aideront à pincer celui d’Estwick, déclara-t-il. Le truc est trop connu, maintenant, il ne s’y laissera pas prendre.

— Dans ce cas, notre homme se trahira en refusant de tomber dans le piège, répondit l’inspecteur. Je l’observerai tout le temps, vous pensez bien.

Le truc en question consistait à tendre l’une après l’autre deux photographies glacées de chaque côté à un suspect sous prétexte de lui demander s’il connaissait les personnes représentées ; en tenant les photographies, vraisemblablement une dans chaque main, le suspect déposait sur le papier glacé des empreintes digitales fort utiles à la police. La photographie du sergent Wells et celle de sa femme, tous deux déguisés et, par conséquent, peu reconnaissables, avaient été tirées à un grand nombre d’exemplaires pour servir à cet usage. Mr. et Mrs. Wells, ainsi qu’ils étaient apparus à un grand bal travesti donné à Westingborough, formaient un bien joli couple, ma foi !

Wells et Johnson rentrèrent ensemble, l’un pour apporter les trois enveloppes contenant chacune deux photographies et le nécessaire du service anthropométrique, l’autre pour annoncer à l’inspecteur que Mr. French l’attendait devant la porte du poste de police. Head mit les enveloppes dans sa poche ; puis il tendit la main à Wadden en lui disant :

— Je serai bientôt de retour, Chef.

— Vous pouvez rester un mois absent, pourvu que vous ne reveniez pas les mains vides, répondit le commissaire. Bonne chance, vieux pécheur impénitent.

Head s’installa à côté de French dans le taxi qui stationnait devant le poste de police. En roulant vers Condor Grange, l’inspecteur demanda à son compagnon :

— Combien de titulaires d’un brevet de pilote comptez-vous à Estwick, Mr. French ? Citez-les moi, je vous prie.

— Voyons… depuis la mort de Gatton, nous n’avons plus que trois pilotes : Cartwright, Thomas et Sykes. En dehors d’eux, je ne vois que mon frère Paul et moi, et Gardner, l’administrateur délégué qui ne pilote pour ainsi dire jamais… Ah ! j’allais oublier Cortolvin, le directeur des ateliers !

— Cela ferait, en tout, sept pilotes qualifiés ? insista Head. Vous n’en voyez pas d’autre ?

— Non. Mais il se peut que quelqu’un d’autre ait un permis sans s’en être vanté.

— Évidemment. Savez-vous si tous les titulaires d’un brevet assistaient au bal de l’Aéronautique, en novembre dernier ?

— En quoi diable cela peut-il vous intéresser ? Enfin, cela ne me regarde pas… Oui, tous y étaient – ou, plus exactement, tous y avaient été invités – sauf Cortolvin, bien entendu. Celui-là se croirait damné s’il mettait les pieds dans un bal ! À part ce rigorisme exagéré, Cortolvin est un as dans sa partie et nous ne pourrions jamais le remplacer, s’il venait à nous manquer. Ce sera, sans doute, une des premières personnes que vous verrez en atterrissant ; il vous jettera un regard courroucé, comme si vous veniez de le provoquer, et il vous dira : « Enchanté de faire votre connaissance »… ce qui sera parfaitement faux. Tiens, mais nous sommes arrivés !

Le taxi s’arrêtait effectivement devant la grille de Condor Grange, à quelque distance d’une autre voiture arrivée la première. Head reconnut le cabriolet du Dr. Bennett, venu faire une visite matinale à son malade.

French paya son chauffeur avant de le renvoyer ; puis il se tourna en souriant vers son compagnon.

— Patientez quelques minutes, Head, dit-il. En souvenir de vos fiançailles, pardonnez-moi de vous faire perdre un peu de temps.

— Ne vous occupez pas de moi, répondit l’inspecteur.

French partit en courant vers la maison et, croyant distinguer le ronronnement d’un avion dans le lointain, Head regarda en l’air, dans la direction de Westingborough. Il ne s’était pas trompé, un point minuscule d’abord mais qui grossissait de seconde en seconde fendait l’azur. La voix du Dr. Bennett vint le tirer de sa contemplation :

— Quelle bonne surprise, Inspecteur !

— Bonjour, Docteur, répondit-il. Comment avez-vous trouvé Mr. Bell, ce matin ?

— Il conservera sans doute une certaine faiblesse du côté gauche, mais il sera sur pied dans très peu de temps, répondit le médecin. Une première attaque n’est qu’un avertissement ; mais il aurait dû me consulter au sujet de sa tension artérielle sans l’attendre.

— Je viendrai vous demander de prendre la mienne un de ces jours, déclara Head. En attendant, une question, Docteur : comment avez-vous extrait la balle du cerveau de Gatton ?

— Je l’ai trépané, bien entendu. Puisque le malheureux était mort, j’ai pris toutes les précautions pour éviter d’érafler le projectile, pensant à une identification ultérieure… la balistique est vraiment merveilleusement au point, aujourd’hui.

— Oui. On peut dire avec précision : « Telle arme a déchargé telle balle » à condition d’avoir les deux à sa disposition, cela va sans dire. Malheureusement, l’assassin court encore avec son revolver !

— Il ne courra pas longtemps, je vous connais assez pour être tranquille sur ce point, déclara Bennett. Et sur ce, je vous quitte car mes malades m’attendent. Au revoir, Inspecteur.

— Au revoir, Docteur.

L’avion avait atterri pendant cette conversation. Il était caché par le rideau de hêtres et nul ne pouvait l’apercevoir de la route.

French reparut au bout de cinq minutes, radieux.

— J’ai droit à des félicitations, n’est-ce pas ? dit-il en rejoignant Head.

— Je préférerais les adresser à Miss Bell, répondit celui-ci. Je suis certain que c’est elle qui vous a mis à la porte.

— C’est vrai, ma parole ! Eh bien ! l’occasion s’en présentera bientôt, j’espère. Et cela me rappelle que j’ai laissé un pyjama, une brosse à dents et ce qu’il faut pour se raser, le tout flambant neuf, à l’hôtel.

— Comptez-vous retourner les chercher ?

— Jamais de la vie ! Je serai de retour ici avant que mon blaireau ait eu le temps de sécher. Alors, on part ?

— On part.

Les deux hommes s’engagèrent dans le chemin charretier, ombragé par les hêtres. Arrivés au bout, ils virent Cartwright qui les attendait philosophiquement à côté de son appareil.

. . . . . . . . . . . . . . .

Plusieurs journaux de Londres, bénéficiant du rapport communiqué à une agence d’informations par le reporter de The Westingborough Sentinel, consacrèrent deux colonnes et même davantage à l’enquête relative au décès de Harry Gatton dans leur édition matinale. Bien entendu, tous appuyaient sur les dépositions de Sheba Bell et de Tom Cosway ; sa lecture terminée, Jadis se trouva exactement renseignée sur la culpabilité de sa sœur et elle comprit l’inutilité de chercher à faire revenir son père sur sa décision. Sheba s’était perdue à tout jamais dans l’esprit de Randall Bell qui l’avait rejetée de la famille. Tout était fini.

Ce matin-là, Sheba déjeuna au lit, de fort bon appétit et elle ignora volontairement les journaux pour ne penser qu’à ses projets personnels. Elle s’habillait quand elle vit de la fenêtre de sa chambre, l’avion descendre derrière les hêtres et Lancelot French, accompagné de son ennemi l’inspecteur, traverser la route et se diriger vers le marais ; peu après, l’avion s’éleva dans le ciel et disparut à ses yeux.

Vers onze heures, Sheba descendit dans la salle à manger dont elle ferma la porte à clef ; puis elle décrocha le récepteur du téléphone et composa un numéro. À Westingborough, Tom gagna rapidement le fond de son magasin, décrocha son récepteur et demanda qui était à l’appareil.

— Sheba, Tom. J’ai reconnu votre chère voix.

Le cœur de Tom bondit de joie dans sa poitrine. Sheba ne lui en voulait pas ! Il dut attendre une seconde avant de pouvoir répondre :

— Je suis désespéré de ce qui s’est passé hier.

— Mon pauvre ami, vous n’en êtes pas responsable. Ils nous ont pris en traître… cet inspecteur Head, avec quel plaisir je le tuerais si je pouvais ! Il est venu me voir ici, hier soir – je vous parle de la maison – et il m’a menacée comme si j’étais une criminelle de droit commun.

— Head vous a menacée, ma pauvre chérie ? À quel propos ?

— Il m’a dit qu’il me ferait arrêter si je quittais Condor Grange. Nous serons tous les deux cités comme témoins au procès de l’assassin de Gatton, quand la police l’aura pris. Ô ! Seigneur ! Pourquoi ai-je toléré les visites de Gatton ! Mais ce n’est pas de cela que je voulais vous parler… Tom, m’aimez-vous toujours, malgré ce qui s’est passé, hier ?

— Ma chérie ! comment pouvez-vous me demander une chose pareille ? Je n’ai pas fermé l’œil cette nuit, pensant au mal que je vous avais fait involontairement… J’avais si peur de vous avoir perdue, Sheba !

— Si vous le voulez, Tom, je viendrai à vous… pour toujours. Êtes-vous seul, en ce moment ?

— Oui, mon employé est dans l’atelier. Mais, Sheba, est-ce possible ? Vous consentiriez à m’épouser, malgré tous les obstacles qui nous séparent ?

— Il n’y a plus d’obstacles entre nous, mon ami. Mais nous ne pourrons pas vivre à Westingborough.

— J’avais déjà pensé à céder mon magasin et à aller m’installer ailleurs. Je connais une petite affaire à vendre, à Crandon, qui pourrait me convenir à condition de trouver à emprunter la somme nécessaire pour l’acheter… bah ! je me débrouillerai toujours. Et si vous… si je vous avais, Sheba !

— Vous n’auriez rien à emprunter à personne, Tom. Dieu merci, j’ai une petite fortune personnelle… Mais Crandon, à dix milles à peine d’ici…

Elle se tut, songeant avec effroi à l’avenir. Hélas ! ses moyens limités lui interdisaient désormais de s’évader loin, très loin des relations de Miss Sheba Bell.

— Vous voudriez que nous allions ensemble recommencer notre vie ailleurs ? demanda Tom.

— Non !

Sa décision était prise ; elle braverait l’opinion publique, avec Tom.

… Nous nous installerons ensemble à Crandon, mon ami, et les gens cesseront de s’occuper de nous au prochain « scandale », comme on dit. Vous vous souvenez de notre clairière, du bois de Thorleyston ?

— Notre clairière ! Et vous me demandez si je m’en souviens !

— À trois heures, là-bas, tantôt.

— Je vous y attendrai, Sheba… ma bien-aimée.

— Nous prendrons nos dispositions ensemble, à tête reposée. À tout à l’heure, mon chéri.

Sheba raccrocha ; puis elle ouvrit la porte de la salle à manger donnant dans le hall. Jadis s’y trouvait, perdue dans ses rêves tendres ; mais la vue de sa sœur la ramena brutalement à la réalité. La flamme heureuse s’éteignit dans ses yeux et elle se leva.

— Ne te dérange pas, lui dit Sheba d’un ton sec. Je voulais seulement te prévenir que je ne partais pas aujourd’hui.

Tant de froideur coupa l’élan d’affection qui poussait Jadis vers son aînée. Sheba n’avait pas eu un mot pour son père, terrassé par sa faute ! Indignée d’une telle sécheresse de cœur, Jadis répondit sur le même ton :

— Fais comme tu l’entendras.

— C’est mon intention. Je dois rencontrer Tom Cosway cet après-midi pour décider avec lui de notre mariage. Il ne peut être question que je quitte la maison en ce moment car l’inspecteur Head m’a prévenue hier soir qu’il me ferait arrêter sous l’inculpation de parjure si je bougeais d’ici avant le procès de l’assassin de Gatton ; il a besoin de m’avoir sous la main, comme témoin.

— Encore de la publicité ! s’écria Jadis avec amertume, pensant à la douleur de son père et à French qui, s’il l’aimait assez pour ne pas se retirer, serait atteint par contre-coup.

— Y puis-je quelque chose, désormais ? demanda Sheba d’une voix rauque. Préférerais-tu me voir jetée en prison pour me punir d’avoir désobéi aux ordres de cette brute d’inspecteur ? Si tu crains la publicité, ma petite, tu t’arrangeras pour que mon séjour dans cette maison soit rendu possible. Je ne chercherai pas à voir ton père tant que je serai obligée d’attendre ici que Tom ait un toit à m’offrir ; je vivrai à l’écart et je prendrai mes repas dans mon boudoir, pour t’épargner l’ennui de m’avoir en face de toi à table. Dès que Tom aura réglé certaines affaires et sera prêt à m’épouser, tu pourras oublier mon existence. C’est tout, Jadis.

— Sheba, ma chérie !

Le cri avait jailli des lèvres de Jadis.

… Que t’ai-je fait pour que tu me parles comme à une ennemie ? Je n’ai pas prononcé un mot…

— Mieux que des paroles, ton regard quand je suis entrée m’a éclairée sur tes sentiments. Oh ! pas de protestations d’affection ni d’attendrissements, je t’en prie ! Je trouverai chez Tom toute l’affection dont j’aurai besoin, et je préfère garder mes larmes pour pleurer ce que je perds en étant mise à la porte de chez moi, dépouillée à ton profit. Comme je viens de te le dire, c’est tout, Jadis.

Sheba tourna le dos à sa cadette et elle remonta dans sa chambre où elle commença à emballer ses menus objets personnels. Jadis se mit en face du fait accompli : elle n’avait plus de sœur. Les dernières paroles de Sheba avaient achevé de séparer deux êtres également fiers mais qui, au sortir de l’enfance, avaient suivi des directions aussi dissemblables que leurs goûts.

CHAPITRE XIII

À ESTWICK

Les prédictions de French se réalisèrent à la lettre : la première personne que Head aperçut en descendant d’avion fut un homme entre deux âges, à l’expression sévère, qui le toisa de la tête aux pieds avec une désapprobation marquée. French fit les présentations :

— Mr. Cortolvin dont je vous ai parlé, Head. L’inspecteur Head, de Westingborough où je viens de passer quarante-huit heures, Cortolvin.

— Enchanté de faire votre connaissance, Mr. Head, fit ce dernier d’un ton rogue, exactement comme French l’avait prévu.

— C’est tout à fait réciproque, Mr. Cortolvin, répondit l’inspecteur.

Les deux hommes se serrèrent la main, puis Head reprit :

… On est un peu éventé, là-haut.

— Oui, acquiesça Cortolvin. Il fait parfois assez froid en l’air ; mais on y est à l’abri des microbes.

Head regarda autour de lui ; en face, de grands hangars aux portes closes pour la plupart limitaient l’aérodrome, son regard dut refléter une curiosité bien naturelle car French lui dit :

— Après le déjeuner, je vous ferai les honneurs de nos plus beaux appareils. Si cela vous intéresse, je pourrai même demander à Zalescz de vous faire faire un tour dans STR. P. 3.

— N’y comptez pas, Mr. French, intervint Cortolvin. Mr. Zalescz travaille encore dessus, il veut perfectionner son invention. De plus, il n’avait jamais confié STR. P. 3. à personne en dehors de Mr. Gatton et aucun des trois autres pilotes ne sera autorisé à voler dedans tant que Mr. Zalescz ne sera pas monté lui-même avec lui.

— Tant pis, dit French, nous n’avons qu’à nous incliner devant les décisions de Zalescz. Mais nous veillerons, néanmoins, à vous occuper d’une façon intéressante pendant votre séjour ici, Head. Avez-vous une voiture pour moi, Cortolvin ?

— Mr. Paul m’a dit qu’il viendrait vous chercher, Monsieur. Je lui avais indiqué l’heure vers laquelle je vous attendais… Ah ! le voici, précisément !

En effet, une petite auto de sport venait de franchir la grille et elle s’avançait en cahotant sur l’herbe vers eux. Un grand garçon à la physionomie sympathique, le portrait de Lancelot French, en descendit et ce dernier présenta son frère Paul à l’inspecteur.

Tous trois remontèrent en voiture, Head recroquevillé dans le spider pour permettre aux deux frères, qui ne s’étaient pas vus depuis quarante-huit heures de se communiquer les dernières nouvelles. Paul French les conduisit de l’aérodrome situé sur un plateau au bâtiment occupé par les bureaux, au-delà des hangars et des ateliers. Arrivés à destination, Lancelot French mena ses compagnons dans une vaste pièce, la salle du conseil d’administration de sa firme à en juger par la longue table centrale, entourée de chaises.

— C’est ici que nous nous chamaillons à date fixe, déclara Lancelot. Asseyez-vous, Head, et faites comme chez vous. Voulez-vous un cordial pour vous remettre d’aplomb, après votre promenade entre ciel et terre ?

— Je me sens parfaitement d’aplomb, merci, répondit l’inspecteur. Par contre, j’aimerais à être présenté à votre administrateur-délégué continua-t-il en se souvenant que Gardner avait un brevet de pilote. Je vous demanderai ensuite de me mettre en rapport avec Mr. Thorburn, au sujet de la liste des personnes présentes au bal de l’Aéronautique, ce qui est le but essentiel de ma visite.

— Ah ! Vous n’avez plus besoin de Paul, dans ce cas ? fit Lancelot en pressant une sonnette posée à un bout de la grande table.

— Dans le sens où vous l’entendez, il m’a suffi de voir votre frère pour ne « pas avoir besoin de lui » plus que je n’ai besoin de vous, répondit l’inspecteur.

Paul French se mit à rire.

— Dans ce cas. Inspecteur, veuillez m’excuser de vous quitter, dit-il. J’étais venu car je pensais que vous alliez peut-être m’arrêter, mais puisque vous ne semblez pas décidé à me passer les menottes, je retourne travailler. À tout à l’heure, Mr. Head. Ne pars pas sans me faire signe, Lance.

À la porte, Paul French croisa un employé auquel Lancelot donna l’ordre d’aller prier Mr. Gardner de se rendre dans la salle du conseil d’administration. Puis, se retournant vers Head, il ajouta :

— À première vue, Gardner vous déplaira, c’est certain. Tâchez, cependant, de surmonter cette fâcheuse impression. Je connais le vrai Gardner et je vous assure qu’il mérite qu’on fasse un effort pour le découvrir.

— Je m’efforcerai de ne pas me laisser impressionner par les apparences, lui promit l’inspecteur. À propos…

Mais il n’acheva pas car la porte venait de s’ouvrir devant Gardner, un petit personnage chauve, aux yeux fureteurs et méfiants à l’égard de tous en général et des inconnus en particulier. Petit de taille, il devait, lui aussi, chausser du sept ou même du six… somme toute, le type accompli de l’individu antipathique de prime abord.

— Je vous présente l’inspecteur Head, de Westingborough, Gardner, commença French. Son nom ne vous est certainement pas inconnu ; il est ici pour enquêter sur l’assassinat de Harry Gatton. Mr. Gardner, administrateur-délégué, Head.

Les deux hommes se serrèrent la main et Gardner réussit à faire de ce geste courtois une formalité comparable à la poignée de main échangée sur le ring par deux boxeurs décidés l’un et l’autre à knock-outer l’adversaire. Puis il dit :

— Je fais des vœux pour le succès de votre enquête, Inspecteur. Une cigarette ?

Il tira un long étui plat de sa poche qu’il tendit tout ouvert à ses compagnons.

Head et French prirent chacun une cigarette, lui-même en porta une à sa bouche ; puis il les alluma toutes les trois à la flamme d’un briquet d’or. Après avoir tiré la première bouffée de la sienne, Gardner reprit :

… Vous arrivez à l’instant, si j’ai bien compris ?

— Oui. Mr. French m’a amené de Westingborough avec lui, en avion.

— Dans le Bolide… l’appareil que Zalescz désavoue presque, le trouvant indigne de lui, acheva Gardner. Eh bien ! Mr. Head, vous connaissant de réputation, je suppose que vous n’avez pas demandé à me voir pour m’entretenir de la pluie et du beau temps. Pour en venir au fait, qu’attendez-vous de moi ?

C’était une mise en demeure non déguisée ; Head y répondit en tirant une des trois enveloppes de sa poche. Il l’ouvrit et en sortit la photographie de Wells et celle de sa femme en ayant soin de ne poser ses doigts que sur la marge supérieure ; puis il tendit celle du sergent à Gardner qui la prit entre le pouce et l’index de sa main gauche en continuant à tenir sa cigarette de l’autre.

— Que vous me disiez si vous vous souvenez d’avoir vu cet homme quelque part, répondit-il en se rappelant que l’homme qui avait laissé ses empreintes digitales sur la clef de l’avion l’avait certainement tenue de la main droite, la seule qu’il eût dégantée.

Gardner regarda attentivement la photographie avant de dire :

— Non, je ne l’ai certainement jamais rencontré. Cet homme a une physionomie très caractéristique, je m’en souviendrais malgré son déguisement si je l’avais déjà vu.

— Et cette femme ? continua l’inspecteur en tendant la seconde photographie.

Comme il se trouvait entre la table et Gardner, il s’attendait à ce que ce dernier prît la photographie de Mrs. Wells de la main droite, en continuant à tenir celle de son mari de la gauche… mais contrairement à ses prévisions, Gardner tourna autour de lui pour aller poser celle du sergent sur la table ; puis il prit la seconde photographie de la main gauche, en continuant à tenir sa cigarette de l’autre comme prétexte à sa façon d’agir. Il examina la photographie de Mrs. Wells aussi attentivement que la première, puis il dit :

— J’ai peut-être aperçu cette personne quelque part, ou quelqu’un qui lui ressemble… Malheureusement, ce n’est qu’une impression très vague et je suis incapable de vous donner la moindre indication sur son identité…

Gardner posa la photographie sur la table et il se retourna vers Head pour ajouter :

… Vous soupçonnez donc une femme d’avoir joué un rôle dans cette affaire de meurtre, Inspecteur ?

— Ce n’est pas un soupçon mais une certitude, répondit Head en songeant à Sheba Bell.

— Celle-là ? insista Gardner en désignant la photographie posée sur la table.

— Ce n’est pas prouvé. Je voulais seulement savoir si vous connaissiez l’une ou l’autre de ces personnes.

Gardner secoua la tête.

— Je suis au regret de ne pouvoir vous aider en cela, Mr. Head, dit-il. Puis-je faire autre chose pour vous ?

— Oui, répondit l’inspecteur. Voulez-vous avoir l’obligeance de m’envoyer Mr. Thornburn.

— Entendu, fit l’autre d’un ton glacial. À bientôt, Mr. Head, je reste à votre entière disposition.

Après le départ de l’administrateur délégué, Head dit à French :

— Vous aviez parfaitement raison. J’ai rarement rencontré un homme d’un abord aussi antipathique.

— Vous n’avez pas vu le vrai Gardner, celui que je connais, déclara French. Pour l’apprécier à sa juste valeur, il faut l’avoir vu à l’œuvre.

Head remit les deux photographies dans leur enveloppe en veillant à ne pas y déposer ses empreintes digitales ; il venait de glisser l’enveloppe dans une de ses poches quand Fred Thorburn ouvrit la porte.

« Encore un homme de petite taille, susceptible d’avoir laissé des marques de pas peu profondes sur le terreau ! Il commence à y avoir pléthore de suspects ! » songea Head. French et lui n’avaient pas encore fini leur cigarette quand Thornburn entra dans la grande salle, l’air assez nerveux. L’inspecteur eut envie de tuer son nouvel ami quand celui-ci tendit son étui à cigarettes à Thornburn en disant avec une légèreté qui cachait son désir de mettre en valeur un subordonné particulièrement apprécié :

— Une cigarette, Freddy ? Head, je vous présente Mr. Fred Thornburn, notre secrétaire pour toutes les bonnes causes et quelques autres, le type auquel je m’adresse chaque fois que je cherche un homme de bonne volonté prêt à accepter des corvées non rétribuées… ce qui m’arrive souvent, et à vous aussi, sans doute ? Secrétaire général du cricket, du football, du bal de l’Aéronautique, et j’en passe… Le célèbre détective, Inspecteur Head de Westingborough, Freddy, accouru tout exprès de là-bas pour vous voir, au sujet de ce bal, précisément.

— Très honoré, Mr. Head, fit modestement le nouveau venu en tendant une main molle que Head prit et laissa retomber.

— Dois-je vous laisser seuls ? demanda French.

— Je m’en voudrais de vous retenir si vous avez autre chose à faire, répondit l’inspecteur.

— Pour l’instant, ma seule occupation consiste à m’occuper de l’invité de Barton et Peters, autrement dit à ne pas vous quitter d’une semelle, fit l’autre en riant.

— Dans ce cas, restez, je vous en prie. En deux mots, voici l’objet de ma visite, Mr. Thornburn, continua Head en se tournant vers le petit individu : je sais, par Mr. French, que vous possédez une liste des personnes présentes au dernier bal de l’Aéronautique et je viens vous demander de m’en donner une copie comprenant le nom et l’adresse de tous les invités. La chose est-elle possible ?

— Parfaitement, Mr. Head, répondit Thornburn. Je vous remettrai cette liste cet après-midi si vous n’en êtes pas trop pressé ; le registre sur lequel les noms sont inscrits se trouve chez moi, je l’apporterai ici en revenant de déjeuner. Sans indiscrétion, espérez-vous découvrir un nom particulier dans cette liste ?

— Je n’en sais rien encore moi-même, répondit l’inspecteur. Comme vous l’avez sans doute déjà deviné ou appris, j’enquête, en ce moment, sur la mort de Gatton et j’ai tout lieu de croire qu’une femme se trouve mêlée à cette affaire.

Head aurait pu citer deux noms : Sheba Bell et Jadis Bell ; la dernière, il est vrai, dans toute l’innocence de son âme et uniquement parce qu’elle aimait Lancelot French. La remarque de l’inspecteur était destinée à alimenter la conversation, dans l’espoir que Thorburn jetterait bientôt la malencontreuse cigarette, libérant ainsi sa main droite pour l’épreuve des photographies. Malheureusement, les deux tiers de la cigarette restaient encore entre ses doigts, constatation décourageante pour Head qui décida de différer l’expérience jusqu’au moment où l’autre lui remettrait la liste.

— Une femme, par exemple ! s’écria Thorburn avec un intérêt manifeste. Il est vrai qu’il y en a toujours une dans les affaires louches… sans parler des autres ! Dieu merci, pour ma part, j’ai réussi à sauvegarder mon indépendance jusqu’à ce jour ! Puis-je me retirer, Mr. Head ? Il va être l’heure du déjeuner ; je m’occuperai de cette liste aussitôt après.

— Merci beaucoup, dit l’inspecteur.

Et French ajouta :

— Lâchez tout le reste pour cela, Freddy, et prenez votre temps.

— Entendu, Mr. French. À tout à l’heure, Messieurs, dit Thornburn avant de se retirer.

En regagnant son bureau, il rencontra Gardner qui l’arrêta pour lui demander :

— Qu’est-ce que l’inspecteur Head vous voulait, Thorburn ?

— Il m’a demandé la liste complète de toutes les personnes présentes au dernier bal de l’Aéronautique. Je dois la lui remettre dans le courant de l’après-midi.

— À quoi cette liste lui servira-t-elle ? fit Gardner d’un air perplexe.

— D’après lui, l’un des membres de l’assistance se trouverait compromis dans l’affaire Gatton, répondit Thorburn.

— Il a peut-être raison. Mais comment espère-t-il renouer le fil, si longtemps après ? À vrai dire, j’ai l’impression que notre grand détective se fait de singulières illusions.

— Et il ne m’a pas caché qu’il s’intéressait tout particulièrement à une femme, ajouta Thorburn.

— Ah ! oui ?

Gardner eut un sourire glacial, puis il ajouta :… Eh bien ! mettez-vous au service de la bonne cause, Thorburn. La mort de Gatton est une grosse perte pour nous ; j’espère que son assassin expiera bientôt son crime.

Ce vœu termina l’entretien et les deux hommes se séparèrent pour retourner à leurs affaires. Dans la salle du conseil d’administration, Head demeura un certain temps absorbé dans ses pensées et French respecta son silence. Head venait de se rappeler, tout à coup, le mystérieux cabriolet noir, Alvis douze, et il se demandait s’il allait le décrire à son compagnon pour savoir s’il avait jamais remarqué une voiture correspondant à ce signalement. Mais, après réflexion, l’inspecteur décida d’attendre pour en parler, même à French, le résultat de la circulaire confidentielle rédigée par lui à son sujet. Il aborda donc une autre question qui, elle aussi, demandait à être approfondie :

— Depuis la mort de Gatton, il ne vous reste plus que trois pilotes : Cartwright, Sykes et Thomas si j’ai bonne mémoire, dit-il. Je connais Cartwright puisque c’est lui qui nous a amenés ici ; pourrais-je voir les deux autres ?

— Impossible, et pour cause, répondit French. Thomas a été opéré de l’appendicite au début de la semaine dernière et il est encore à l’hôpital ; quant à Sykes il est en voyage de noces. Paul m’a dit, tout à l’heure, qu’il lui avait écrit hier en lui demandant d’abréger sa lune de miel… Sur quatre pilotes, n’avoir que le seul Cartwright de disponible, c’est vraiment trop court, vous comprenez ?

— Où Sykes roucoule-t-il ?

— En Irlande. Sa femme est Irlandaise, paraît-il… Paul lui a promis un complément de congé dès que Thomas serait sorti de l’hôpital et en état de reprendre son service.

— Le cas de ces deux-là est donc réglé, dit Head. Mais sans reproche, Mr. French, quand vous m’avez énuméré les gens de votre entourage possédant leur brevet de pilote, vous avez oublié un nom.

— Impossible ! s’écria l’autre. Les trois pilotes, Gardner, Cortolvin, mon frère Paul et moi… sept en tout, comme je vous l’ai dit.

— Huit, avec Mr. John Zalescz, rectifia l’inspecteur avec un sourire.

— Ma parole, vous avez raison ! Cela ne change pas grand’chose, d’ailleurs… on ne voit vraiment pas pourquoi Zalescz aurait tué un homme pour voler son propre appareil alors qu’il pouvait s’enfuir en montant dedans à son jour et à son heure, Zalescz est au-dessus de tout soupçon, voyons !

— Oui… autant que quelqu’un peut l’être.

— Traduction libre : « Je me méfie de tout le monde », n’est-ce pas ? Consentirez-vous, cependant, à venir déjeuner avec un suspect, et même avec deux, si vous n’y voyez pas d’inconvénient ? Mon frère Paul et moi, nous habitons chez ma mère, à plus de quatre milles de la ville et nous déjeunons habituellement ensemble, au restaurant. Quand nous serons rassasiés, je vous ferai les honneurs de nos ateliers ; c’est de tradition ici et Thornburn ne sera, sans doute, pas en mesure de vous remettre cette liste avant trois heures et demie ou quatre heures de l’après-midi. Mes propositions sont-elles acceptées ?

— Avec reconnaissance. Vous me traitez royalement, Mr. French.

— Vous êtes l’invité de ma firme, je ne fais que mon devoir, répondit Lancelot en riant. Et sur ce, passons chercher Paul qui nous descendra en ville dans sa voiture, je meurs de faim !

CHAPITRE XIV

BREDOUILLE !

La visite des ateliers et des hangars remplit d’une façon fort instructive le début de l’après-midi. De retour dans la salle du conseil d’administration avec Lancelot French, Head lut la liste dactylographiée des noms et des adresses que Thorburn venait de lui remettre, après avoir été appelé dans la pièce. Sans lever les yeux, il vit avec déplaisir Thorburn tirer son stylo de sa poche et le tourner nerveusement entre ses doigts, comme s’il craignait d’avoir à surcharger ou à raturer sa liste.

Head la lut jusqu’au bout ; puis il la posa sur la table et il se tourna vers Thorburn pour lui dire :

— Je constate qu’il manque au moins un nom, Mr. Thorburn.

— Il manque un nom ?…

Dans son agitation de s’entendre accuser d’une telle erreur, Thorburn laissa tomber son stylo sur le tapis. Il le ramassa avant de reprendre :

… Je… C’est impossible.

— Je n’ai pas vu le vôtre, insista l’inspecteur. Or vous étiez à ce bal, n’est-ce pas ?

Thorburn ne put étouffer un soupir de soulagement. Il avait, évidemment, pris la remarque de Head pour une accusation d’omission volontaire et on le sentait tout heureux de pouvoir se justifier complètement.

— L’explication est très simple, Mr. Head, commença-t-il. La voici : j’ai écrit mon nom sur une des cartes d’invitation – on n’était admis dans la salle que sur présentation de cette carte – mais je me suis contenté de la glisser dans ma poche, sans m’adresser d’enveloppe, bien entendu. Or, j’ai dressé ma liste au moment de timbrer les enveloppes… voilà pourquoi mon propre nom ne figure pas parmi ceux des autres invités.

— Veuillez l’ajouter à la fin de la liste, répondit Head. Je désire que nul ne soit oublié, pas même vous.

— Afin de connaître le nombre exact des personnes présentes ? demanda l’autre en dévissant son stylo.

Il commença à calligraphier son nom au bas de la dernière feuille et Head lui répondit en mentant avec aisance :

— Précisément. Combien de gens y avait-il, en tout ?

Thorburn finit d’écrire son adresse, puis il revissa le capuchon de son stylo qu’il continua à tenir à la main au lieu de le remettre dans sa poche comme Head l’espérait. Il se détourna de la table pour répondre :

— À vrai dire, je ne les ai pas comptés. Beaucoup de cartes étant adressées : « Mr. et Mrs. Un Tel », le nombre des enveloppes ne signifiait rien ; or, comme je viens de vous le dire, c’est d’après celles-ci que j’ai dressé ma liste. Approximativement, il devait y avoir dans les deux cents personnes… voulez-vous que je fasse ce petit calcul tout de suite ?

— J’ai tout le temps de le faire ce soir, dans le train, répondit Head qui désirait avant tout voir le malencontreux stylo rentrer dans la poche du petit caissier.

Mais, après avoir refusé sa proposition pour éviter qu’il ne gardât son stylo pour faire le pointage, l’inspecteur continua à bouillir d’impatience et Thorburn à tenir son stylo de la main droite.

— Vous passerez par Londres, sans doute ? demanda ce dernier.

— Oui. Cela me fera faire un crochet, mais j’arriverai néanmoins beaucoup plus tôt à Westingborough qu’en me lançant dans le dédale des petites lignes.

— Vous avez un train très commode pour Londres qui passe ici à dix-sept heures quarante, dit Thorburn, toujours armé de son stylo.

Head renonça à l’espoir de lui voir remettre le fâcheux objet dans sa poche. Nerveux comme il l’était, le petit caissier continuerait à le tourner machinalement entre ses doigts tant qu’il se trouverait en présence d’un de ses supérieurs et d’un représentant de la police.

« Que le diable l’emporte ! » songea Head en tirant de sa poche l’enveloppe contenant les deux photographies. Il l’ouvrit et il tendit la photographie de Mrs. Wells à l’homme qu’il venait de maudire intérieurement en lui disant :

— Comme je vous l’ai dit ce matin, j’ai tout lieu de croire qu’une femme a joué un rôle dans l’affaire Gatton, Mr. Thorburn. Voulez-vous regarder attentivement cette photographie et me dire si vous connaissez cette femme ?

Thorburn prit la photographie de la main gauche en continuant à tenir son stylo de l’autre. Son examen très court se termina par ces mots :

— Non, Mr. Head. Je suis certain de ne l’avoir jamais rencontrée, nulle part.

— Et cet homme, le connaissez-vous, par hasard ?

Tout en parlant, l’inspecteur lui tendit la photographie de Wells.

Le pouce et l’index de sa main droite se trouvant immobilisés par le stylo, Thorburn glissa la photographie de Mrs. Wells entre le médium et l’annulaire de cette même main, puis il prit la seconde photographie de la main gauche. Il regarda très attentivement la physionomie du sergent Wells avant de dire :

— Cette tête ne m’est pas aussi étrangère que l’autre… mais il ne s’agit peut-être que d’une ressemblance. Cependant… Ah ! J’y suis ! Cet homme ressemble beaucoup à un de mes cousins ! Le costume travesti déroute un peu, vous savez, c’est pourquoi j’ai hésité un instant. Non, Inspecteur, je ne connais pas l’original.

— Je le regrette, soupira Head sans avoir à feindre la déception.

Il reprit les photographies que l’autre lui tendait et il les remit délicatement dans leur enveloppe. Après avoir glissé celle-ci dans sa poche, il ajouta :

… Je vais enfin vous rendre votre liberté, Mr. Thorburn. Merci encore de m’avoir procuré cette liste ; je la relirai plus attentivement dans le train.

— J’aurais voulu pouvoir vous aider davantage, Mr. Head, répondit Thorburn d’un ton modeste. Vous n’avez plus besoin de moi ici, Mr. French ?

— Non, Freddy. Nous vous avons fait perdre assez de temps, retournez bien vite à vos occupations en souffrance.

Thorburn salua les deux hommes, puis il se retira laissant Head parcourir distraitement la liste sous le regard perplexe de French. L’inspecteur était déçu et il ne cherchait pas à le dissimuler à son nouvel ami. Aucun des quatorze noms donnés par Tom Cosway ne figurait sur la liste de Thorburn et aucune invitation n’avait été adressée soit à Westingborough, soit dans ses environs ; même celle des Misses Bell, citées parmi les invitées, leur avait été envoyée à Estwick, au domicile de la parente chez laquelle elles étaient en séjour à l’époque.

— Alors, cela ne va pas ? demanda French avec sollicitude.

— Si ce n’est pas abuser de votre patience, laissez-moi injurier le sort tout bas pendant quelques secondes, répondit Head. Hélas ! je ne devrais peut-être m’en prendre qu’à moi !

— Mon pauvre ami, je suis désolé de vous sentir si déçu au sujet de cette liste. Mais rassurez-vous, je ne vais pas vous importuner davantage avec mes condoléances !

Un silence plana, consacré par l’inspecteur à envisager la situation. Il avait de quoi être désappointé ! Les deux hommes soumis à l’épreuve des photographies s’étaient dérobés ; de son voyage à Estwick, il ne rapporterait même pas les empreintes digitales de leurs mains droites à comparer avec celles relevées sur la clef de l’avion ! Le piège était trop connu, soit par hasard, soit par préméditation, Gardner et Thorburn l’avaient évité tous les deux, chacun épargnant en quelque sorte à l’autre d’être accusé d’avoir refusé à la police un moyen d’identification susceptible de se retourner contre lui. Head leva enfin les yeux et il regarda French.

— Thorburn n’a-t-il pas parlé d’un train pour Londres, à dix-sept heures quarante ? demanda-t-il.

— Si. Mais comme vous ne le prendrez pas…

— C’est cependant bien dans mes intentions, interrompit Head. Je tiens à être rentré à Westingborough demain matin, ne vous en déplaise. Ceci dit, il me reste un dernier service à vous demander, si vous m’y autorisez.

— Tout d’abord, je vous répète que vous ne prendrez pas ce train, déclara French avec fermeté. Maintenant, allez-y pour le reste. Tout ce que vous me demanderez est accordé d’avance, si cela ne dépend que de moi.

— Vous êtes un ami comme j’en connais peu ! s’écria Head, vraiment touché. Ce que j’ai à vous demander est assez délicat… bref, au cas où Mr. Gardner ou Mr. Thorburn chercherait à quitter Estwick, accepteriez-vous de les en empêcher ? C’est à la police que je devrais m’adresser pour cela et non à vous, je le sais, mais le temps presse et…

— Inutile de me donner des explications, interrompit Head. Vous êtes chargé d’enquêter sur la mort de Gatton, un de mes vieux amis, et cela seul suffirait à vous assurer mon entier dévouement. Or l’assassinat de Gatton est secondaire, vous le savez comme moi… C’est pour l’Angleterre que vous travaillez et vous éprouvez le besoin de faire des phrases pour solliciter mon concours ! Bien que je croie pouvoir répondre de Gardner et de Thorburn comme de moi-même, je vous jure que ni l’un ni l’autre ne fera un pas vers la gare tant que vous n’aurez pas levé la consigne. Tous deux seront surveillés assez étroitement pour que vous sachiez toujours où les trouver en cas de nécessité. Vous avez ma parole, Head.

— Merci, répondit l’inspecteur avec émotion. Maintenant, je me sauve, je ne veux pas manquer le train de dix-sept heures quarante. La gare est-elle loin d’ici ?

— Asseyez-vous, ou allez au diable ! Nous allons bien tranquillement prendre le thé ici, tous les trois, Paul, vous et moi ; puis Cartwright sortira le Bolide et il vous ramènera à Westingborough en moins d’une heure. De mon côté, je téléphonerai au poste de police pour que vous trouviez une auto vous attendant devant Condor Grange en descendant d’avion.

— Mais je ne peux pas accepter… commença Head.

— Qui commande ici ? interrompit French d’un ton menaçant. Je vous conseille de filer doux, sans quoi j’appellerai Paul à la rescousse et nous ferons entrer la raison à coups de poing dans votre caboche, s’il n’y a pas moyen de l’y faire entrer autrement. Et maintenant, obéirez-vous, oui ou non ?

— Je ne trouve pas de mots pour vous remercier, fit Head après un long silence.

— Parce que vous avez besoin d’une tasse de thé, je vois ça !

Il pressa un bouton de sonnette et la porte s’ouvrit peu après devant un employé accouru prendre les ordres.

… Apportez-nous du thé et trois tasses, Wilkins, reprit-il alors. Prévenez Mr. Paul que nous l’attendons ici, s’il est dans son bureau.

— Bien, Monsieur, répondit le nommé Wilkins avant de s’éclipser.

French attendit que la porte se fût refermée sur lui ; puis il regarda son nouvel ami en disant :

— Ce n’est qu’un contre-temps, Head. Vous gagnerez la partie, j’ai foi en vous.

— Oui, je vaincrai ! dit Head dans un grand élan de confiance.

— Bravo ! Voilà comme j’aime à vous entendre parler.

. . . . . . . . . . . . . . .

— À bientôt ! Vous serez mieux, qu’à l’aller, bien emmitouflé dans ce manteau de cuir, avec un casque et des lunettes. Une couverture ne suffit pas à vous protéger du froid, là-haut.

Pour se faire entendre de son compagnon, French était obligé de hurler pour dominer le tonnerre du moteur du Bolide que Cartwright, déjà installé à la place du pilote, faisait ronfler par intermittence. L’avion frémissait, impatient de prendre son vol.

— J’espère ne pas avoir longtemps à attendre pour vous remercier de tout ce que vous venez de faire pour moi, cria Head à l’oreille de son nouvel ami.

Celui-ci l’aida à grimper dans la carlingue. Le Bolide étant un appareil de combat, il manquait, à vrai dire, de confort, Head en avait fait l’expérience le matin même, pendant qu’il grelottait sous sa couverture. Par contre, ses occupants jouissaient d’un champ visuel beaucoup plus étendu que celui des passagers d’un avion commercial.

French recula en courant au moment où le ronflement du moteur annonça le départ tout proche. Des hommes tirèrent sur des cordes pour enlever les cales, le Bolide courut en bondissant sur l’herbe, laissant les hangars derrière lui, puis les cahots cessèrent et la haie d’aubépine qui limitait l’aérodrome passa sous le train d’atterrissage… Head avait l’impression que c’était la terre qui s’éloignait, qui décrivait des courbes vertigineuses comme l’avion prenait de la hauteur et virait pour s’orienter. Semblable à une carte de géographie de plus en plus réduite, avec son château qu’on eût pris, d’en haut, pour une sorte de cube posé sur le sommet de la colline et sa cathédrale aux tours écrasées, Estwick disparut bientôt aux yeux de l’inspecteur.

Toute conversation étant impossible, Head en profita pour faire le point. Il avait rencontré tous les titulaires d’un brevet de pilote, sauf Sykes et Thomas, il est vrai. Mais Lancelot French leur avait fourni à tous deux un alibi irréfutable en affirmant que le premier était en Irlande et le second à l’hôpital, le lundi du crime. Parmi les autres, les deux frères French et Zalescz étaient à rayer de la liste des suspects ; qui restait-il ? Gardner, Cartwright, le garçon à l’aspect sympathique qui le ramenait vers Westingborough… et, peut-être, un huitième pilote qui ne s’était jamais vanté à personne de son brevet.

Si, comme Head le croyait fermement, l’assassinat de Gatton avait été l’œuvre de deux agents secrets au service d’une nation étrangère, l’un des deux était incontestablement en mesure de ramener STR. P. 3 dans son pays. De plus, il était infiniment probable que le pilote en question venait d’Estwick – des établissements Peters et Barton même – tandis que son compagnon n’avait pour ainsi dire pas bougé de Westingborough où il était chargé de recueillir les renseignements fournis par Tom Cosway. Un doute s’éleva dans l’esprit de Head : sa théorie d’un crime imputable à deux agents secrets était-elle fausse ? En tuant Gatton, son assassin n’avait-il fait qu’assouvir une vengeance personnelle ? Était-ce le pilote qui l’intéressait et non STR. P. 3 ?

Non. La présence de deux paires de marques de pas, sous les hêtres, infirmait cette théorie d’un crime ayant pour mobile une raison personnelle. Un homme agit seul quand il désire se débarrasser d’un ennemi ; or deux individus, un grand et un petit, avaient participé à l’assassinat de Gatton, c’était certain. Malheureusement, sans douter de la valeur intrinsèque de sa première théorie relative au crime, Head se sentait acculé à la redoutable impasse.

Gardner ? Apparemment le seul titulaire d’un brevet de pilote ayant pu commettre le crime, tous les autres étant écartés. Et Gardner avait soigneusement évité de fournir à la police des empreintes du pouce et de l’index de sa main droite. Mais Thorburn avait fait de même, alors ?… Était-il, lui aussi, titulaire d’un brevet de pilote sans s’en être vanté ? Gardner était celui des deux qui semblait le plus suspect bien que Lancelot French répondît de lui. French, il ne fallait pas l’oublier, appartenait à la catégorie d’hommes incapables de croire au mal à moins de preuves formelles.

Maintenant qu’il voguait entre ciel et terre, Head se reprochait d’avoir bâclé son enquête à Estwick. Il s’en voulait amèrement d’avoir jeté le manche après la cognée en ne trouvant pas, comme il s’y attendait, le nom du complice de Westingborough sur la liste des invités ayant assisté au bal de l’Aéronautique… s’il était parti à faux en posant pour principe que les assassins de Gatton s’étaient partagé la tâche, dès ce soir-là, pour exploiter à leur profit le sentiment naissant du jeune pilote pour Sheba Bell ? Dans ce cas, tout son travail d’induction était à recommencer et il se trouvait pratiquement à zéro.

Plus rapide encore qu’un avion, la pensée de l’inspecteur vagabonda à la recherche de la solution du problème jusqu’au moment où, lassé de réfléchir en vain, il décida d’oublier momentanément ses préoccupations. Il regarda la terre et, à sa grande surprise, il reconnut le pont de la route de Londres, Maggs Lane, la gare que surplombait un nuage de fumée, Condor Grange, groupe de bâtiments isolés au pied d’un petit monticule qui reprendrait, dès que l’avion toucherait le sol, la forme familière depuis de longues années de Condor Hill… Une profonde émotion souleva Head à la vue de sa ville natale ; Westingborough, ces champs et ces bois baignés par les rayons du soleil à son déclin, tout cela c’était l’Angleterre, sa patrie pour laquelle il travaillait.

Un virage vertigineux ; puis le champ visuel se rétrécit et la terre parut se précipiter au-devant de l’appareil. Head connut une seconde de peur au moment où le train d’atterrissage toucha le sol ; mais l’avion roula bientôt sur l’herbe pour s’immobiliser un peu plus loin, presque en face du chemin charretier qui rejoignait la route.

Cartwright arrêta le moteur et il aida Head à descendre de la carlingue.

— Je commence à connaître le terrain, dit-il d’une voix qui surprit Head, accoutumé au vacarme du moteur et de l’hélice, tant elle était faible, assourdie et lointaine. Si vous voulez me remettre manteau, casque et lunettes, je les rapporterai à Mr. French, Mr. Head, continua-t-il.

Lui-même retira son casque et ses lunettes et l’inspecteur commença à déboutonner l’épais manteau de cuir prêté par French pour le voyage.

— Voici, dit-il en tendant le manteau au pilote. Vous remercierez encore Mr. French de ma part, Mr. Cartwright. Quel bel atterrissage, tous mes compliments.

Sa propre voix le déconcerta par son manque d’ampleur ; comme le monde semblait silencieux, tout à coup !

— Je n’y ai aucun mérite, répondit modestement Cartwright. Le terrain est excellent et, comme je viens de vous le dire, je commence à le connaître. Et maintenant, Mr. Head, je sais que je ne devrais pas vous poser de question mais c’est plus fort que moi, voyez-vous… Êtes-vous content du résultat de notre voyage à Estwick ? Harry Gatton était un type épatant, en dehors de ses qualités de pilote, et j’aimerais à savoir si vous êtes rapproché, ne fut-ce que d’un pas, de son misérable assassin.

— Le résultat de mon enquête là-bas n’est peut-être pas ce que j’espérais, fit Head. Mais je n’y ai pas perdu mon temps, loin de là !

— Tant mieux ! Pauvre Gatton, je le vois encore, couché là…

Du geste, il désigna le rideau de hêtres.

… Avec cet affreux trou dans la tête. J’ai eu bien du mal à ne pas éclater en sanglots, je l’avoue sans fausse honte, Mr. Head.

La sincérité avec laquelle ces mots furent dits décida l’inspecteur à rayer Cartwright de la liste de ses suspects, sans examen, comme il l’avait déjà fait pour les deux frères French. Il tendit le casque et les lunettes au jeune pilote qui lui remit sa petite valise en échange, puis il lui dit :

— Je comprends parfaitement vos sentiments, Mr. Cartwright. Et je vous promets que l’impossible sera fait pour venger votre malheureux camarade. Merci de m’avoir conduit si vite et sans anicroche à bon port.

— Si j’ai pu vous rendre service, je suis payé de ma peine, déclara l’autre. À une autre fois, j’espère, Mr. Head…

Il se pencha et les deux hommes se serrèrent la main.

… Ah ! J’allais oublier de dire que j’ai aperçu une auto arrêtée sur la route, en atterrissant, ajouta-t-il avant de remettre son casque. Je ne sais pas si elle vous attendait ; mais j’ai eu l’impression qu’il n’y avait personne dedans.

Cartwright ne s’était pas trompé. En quittant le chemin charretier, l’inspecteur trouva un taxi envoyé par Wadden auquel French avait dû se dépêcher de téléphoner après avoir assisté au départ du Bolide, car le voyage d’Estwick à Westingborough s’était effectué en moins d’une heure.

Or, malgré la rapidité surprenante de cette course aérienne, c’était maintenant, dans un taxi assez vieux et cahotant que l’inspecteur avait l’impression de faire de la vitesse. Là-haut, il semblait qu’on flottât dans l’espace et la terre glissait paresseusement sous l’appareil ; sur la terre ferme, la fuite des arbres et des haies bordant la route avait quelque chose de vertigineux. En traversant le pont de la route de Londres, à l’entrée de Westingborough, Head regarda par la portière et il aperçut Herr Helsing occupé à vider dans un bidon flambant neuf posé à ses pieds le contenu d’une bouteille au goulot de laquelle pendait une longue ficelle… Wadden n’avait donc pas menti !

« Il a de la constance ! » songea l’inspecteur en haussant les épaules. « Mais s’il compte vider la rivière, cela lui demandera un certain temps ».

À la porte du poste de police, Head paya son chauffeur et il nota mentalement le prix de la course pour le marquer par la suite sur le relevé de ses frais de déplacement. Puis il gagna directement le bureau de Wadden qui le foudroya d’un regard terrible avant de lui dire.

— Un illustre inconnu m’a téléphoné de je ne sais où pour me dire d’envoyer un taxi vous attendre devant Condor Grange. Je vous croyais à Estwick et…

— Et vous n’aviez pas tort, acheva Head. J’en viens. J’ai fait le voyage en avion, dans les deux sens.

— Ah !

Wadden se pencha, vivement intéressé.

… Si vous vous êtes tant dépêché de rentrer, c’est que vous revenez les mains pleines, hein ?

Head se laissa lourdement tomber sur une chaise, en face du commissaire avant de répondre.

— Je reviens bredouille, Chef. Mon voyage à Estwick ne m’a rien appris.

CHAPITRE XV

QUATORZE CITOYENS DE WESTINGBOROUGH

— Laissez cette affaire de côté jusqu’à demain matin, mon vieux, dit Wadden avec bonté. Deux voyages en avion coupés par quelques heures pendant lesquelles vous n’avez pas dû chômer, à Estwick, il y a de quoi être fatigué. Rentrez chez vous, dormez tout votre soûl et demain matin vous verrez les choses sous un jour tout différent.

— Impossible, Chef. Je suis trop furieux contre moi-même pour fermer l’œil. Où est Wells ? Les empreintes que je rapporte n’ont certainement aucune valeur mais, par acquit de conscience, je veux lui demander de les comparer à celles relevées sur l’avion. Si je n’étais pas si fatigué, je le ferais moi-même.

— Wells court encore après les photographies de quatorze citoyens, ou plus exactement, après celles qu’il n’a pu se procurer chez les photographes de la ville, répondit Wadden. Ah ! mon cher, vous pouvez vous vanter de nous avoir fait passer une journée mouvementée ! Mais, puisque vous refusez de suivre mes conseils, racontez-moi votre voyage à Estwick ; ici, il ne s’est rien passé d’important.

L’inspecteur s’exécuta de bonne grâce. Son récit terminé, il demanda la réciproque et ce fut au tour de Wadden de prendre la parole :

— Sans Quade, tout se serait assez bien passé… Quade, l’ex-jockey devenu éleveur et qui habite près de ses écuries, en dehors de la ville, vous voyez qui je veux dire ?

— Parfaitement. Et que vous a-t-il fait, ce Quade ?

— Comme il figurait sur la liste des quatorze bonshommes à surveiller, j’avais attaché le jeune Thompson à sa personne, reprit le commissaire. Malheureusement, Thompson étant aussi maladroit que Quade est soupçonneux, le second voyant le premier rôder autour de sa maison alla lui demander des explications. Mon imbécile de Thompson – je me réserve de lui dire ce que je pense de lui, ce soir – se lança dans une histoire de pilleurs de poulaillers que l’autre refusa d’avaler et pour cause… il n’a ni poulailler ni poule chez lui ! Néanmoins, l’incident n’aurait peut-être pas eu de suites si le pauvre vieux Wells qui n’avait pas réussi à se procurer une photographie de Quade dans tout Westingborough ne s’était amené à son tour, muni de sa caméra spéciale dans une limousine louée chez Parham ! Il a réussi à prendre une photographie de notre homme ; mais celui-ci l’a pris à son tour, la main dans le sac, si je puis dire… Wells eût-il été moins grand et Quade moins petit, je crois qu’il y aurait eu un second crime commis aujourd’hui sur la route, en face des écuries ! Quade est arrivé ici, fou de rage, et il m’a déballé ses griefs : un policeman l’avait espionné, un autre l’avait photographié à son insu… Avions-nous tous perdu la tête pour nous en prendre à d’honnêtes gens quand des étrangers volaient notre rivière à notre barbe ? Oh ! il ne m’a pas ménagé, l’ami Quade, et que pouvais-je lui répondre ? Je lui ai dit qu’il avait été victime d’une erreur dont je m’excusais, je lui ai promis de lui remettre le cliché de la photographie prise par Wells dès le retour de celui-ci (je m’exécuterai, mais quand vous en aurez un exemplaire, rassurez-vous). Je me suis engagé à infliger un blâme à Wells et à « sonner » Thompson et que sais-je encore. Peine perdue, Quade est sorti d’ici décidé à faire paraître une note dans les journaux et à consulter son homme d’affaires. Je vous le répète, Head, je ne suis pas prêt d’oublier cette journée !

Wadden constata, avec plaisir, que son récit avait amené un sourire, bien fugitif il est vrai, sur les lèvres de son compagnon.

— Combien de photographies manquait-il à Wells, après sa tournée chez les photographes de la ville ? demanda Head.

— Deux, dont celle de Quade. Wells avait commencé par un coup de chance en mettant la main sur un groupe pris lors d’un banquet offert l’année dernière à la mairie. Neuf de vos quatorze types y sont représentés, en tenue de cérémonie et l’air contents d’eux ; on les agrandit séparément en ce moment. Puis le pauvre Wells, en mouillant sa chemise, car il a fait très chaud aujourd’hui, a réussi à se procurer trois autres photos ; pour les deux dernières…

— Un instant, je vous prie, interrompit Head. Woods, l’épicier, figurait-il sur le groupe ?

— Oui, mais avec sa barbe. Il ne l’a rasée qu’à la fin de l’hiver.

— Je sais. Un drôle de type, ce Woods.

— Vous pouvez le dire ! Il passe ses soirées au « Duc d’York » à siroter un verre de jus de fruit alors que tout le monde boit sec autour de lui. Quel plaisir ce vertueux antialcoolique peut-il trouver à fréquenter des pécheurs ? Je me le demande… à moins qu’il n’aime le son de sa voix et qu’il n’oblige les autres à l’entendre par-dessus le marché. Un ergoteur, pacifiste, ennemi de la vivisection, avare et… épicier !…

Après cette épithète, Wadden n’avait plus rien à ajouter. Mais devant le silence de Head, il reprit cependant :

… Et quand vous aurez votre galerie de portraits, qu’en ferez-vous ? Si vous en faites une exposition je vous préviens qu’il vous faudra renoncer à percevoir un droit d’entrée. Pour ma part, je payerais plutôt pour que ce spectacle me soit épargné… à moins que Wells ne réussisse à photographier un de nos bonshommes dans son bain.

— Dans ce cas, je parie que vous payeriez davantage pour ne pas avoir à contempler son anatomie, répondit Head.

— Mais, encore une fois, que ferez-vous de cette galerie de portraits ? insista Wadden.

— Je… peu importe ; depuis que j’ai si bêtement manœuvré à Estwick tout est à reconstruire et à recommencer.

— Si vous aviez un peu plus de confiance en moi, je pourrais peut-être vous suggérer une idée ?

— Oui, bien entendu. Malheureusement, je n’y vois pas très clair moi-même… accordez-moi un peu de temps pour remettre de l’ordre dans mes idées, Chef.

— Tout ce que vous me demanderez est accordé d’avance, mon vieux. À propos, faut-il faire continuer la surveillance de ces quatorze bonshommes ?

Head acquiesça d’un signe de tête énergique.

— J’y compte bien, Chef, dit-il.

— Entendu. Je me contenterai de vous faire remarquer que cela immobilise six valeureux policemen, plus Thompson qui n’est qu’un âne bâté. Bah ! je me débrouillerai toujours pour assurer le service des rondes sans eux.

— Je n’ose plus rien affirmer depuis mon échec d’Estwick, soupira Head. Néanmoins, il vaut toujours mieux prévenir que guérir… si, comme je le crois encore, l’un de ces quatorze individus a participé au meurtre de Gatton, ce serait vraiment trop bête de le laisser nous brûler la politesse.

— Ce n’est pas moi qui dirai le contraire.

La question étant ainsi réglée, Head changea le sujet de la conversation en disant :

— En traversant le pont, j’ai aperçu Herr Helsing au travail. Je me demande ce qu’il a bien pu venir faire ici ?

— Vider notre rivière à l’aide d’une bouteille attachée à une ficelle, répondit Wadden. Mais ce n’est pas un petit travail, il doit commencer à s’en rendre compte !

— Cette mise en scène n’est qu’un prétexte, Chef, déclara Head. L’eau de l’Idleburn a été analysée à plusieurs reprises et les résultats publiés ; ses propriétés ont perdu la plus grosse partie de leur valeur en ce qui concerne les teintures depuis la découverte des anilines, c’est un fait connu de tous. Voilà pourquoi, je le répète, qu’est-ce que Herr Helsing est venu faire ici ?

— Je vous le demande, mon cher.

— Il serait intéressant de savoir…

Head s’arrêta pour réfléchir, puis il reprit :… Quand a-t-il débarqué à Westingborough ?

— Mardi. Par le train de dix-huit heures vingt.

— Je voudrais bien savoir où il se trouvait lundi, entre sept et neuf heures du soir.

— À Londres. J’ai examiné soigneusement ses papiers quand il est venu faire viser son permis de séjour, dès son arrivée. Tous étaient en règle et le permis du Home Office avait été timbré le lundi, à cinq heures du soir.

— C’est un bon point pour lui, fit Head. Même avec une voiture extrêmement rapide, il aurait eu tout juste le temps d’arriver ici pour commettre le crime… et il lui fallait encore passer prendre son petit complice (en admettant qu’il soit le grand type que nous cherchons) avant de tuer Gatton dans l’espoir de voler l’avion.

— Voyons, Head, vous n’allez pas impliquer Herr Helsing dans cette affaire ! protesta Wadden. Que fait un assassin ? Il cherche à se cacher, n’est-ce pas ?… or notre Allemand fait tout ce qu’il peut pour qu’on le remarque, c’est une justice à lui rendre.

— Peut-être n’est-ce précisément que pour détourner nos soupçons ? Et, cependant… non ! Le permis timbré à cinq heures lui constitue un alibi presque irréfutable. Trois heures pour venir de Londres ici et préparer son crime, c’était trop court. Et puis, coupable, pourquoi, serait-il revenu à Westingborough mardi soir ? Il est trop facile à repérer, non pas à cause de son accent qu’il exagère peut-être exprès, mais à cause de son physique ; il risquait d’être reconnu… et cependant, Herr Helsing est mêlé à cette affaire d’une façon ou d’une autre, j’en mettrais ma main au feu.

— Impossible, mon vieux ! s’écria Wadden.

— Ce mot n’existe pas, vous devriez le savoir, fit Head.

Wadden allait sans doute défendre son point de vue quand on frappa à la porte. Il répondit donc simplement :

— Entrez !

C’était le sergent Wells, tenant son casque d’une main et son mouchoir de l’autre. Il entra en épongeant son front ruisselant de transpiration et il s’écroula sans un mot sur la chaise que son supérieur lui désignait.

Head ne lui prêta aucune attention. Il demeura songeur un moment, puis il écrasa son poing sur le bureau en s’écriant :

— Au diable cette affaire de malheur ! Elle s’embrouille de minute en minute… et pas la moindre lueur à l’horizon, sauf pour me montrer combien j’ai été bête. Vous voilà, Wells ? Quoi de neuf ?

— Contez-nous vos aventures de la journée, Wells, dit le commissaire. C’est le meilleur moyen de convaincre Mr. Head qu’il n’est pas seul à avoir une guêpe dans son assiette de marmelade… allez-y, nous sommes tout oreilles.

CHAPITRE XVI

QUATORZE PHOTOGRAPHIES

Le sergent Wells termina le récit de ses aventures que Head connaissait déjà indirectement en disant :

— Voilà comment j’ai réussi à me débarrasser de Mr. Quade sans lui remettre mon rouleau de pellicules ; Dieu merci ! la photo sauvée de sa colère est excellente. Je l’ai laissé dans une rage folle, par exemple, et je…

— J’en sais quelque chose, interrompit Wadden d’un ton sombre. En ce moment précis, pour être fidèle aux engagements pris envers ce coléreux personnage, je devrais être en train de verser de l’huile bouillante dans les plaies que je viendrais de vous faire, Wells. Mais je ne m’en sens pas le courage… dites-nous simplement sur qui vous avez braqué votre infernal appareil, en quittant Quade.

— Sur Faulkner, le teinturier de Market Street Chef. Là, tout a été comme sur des roulettes. Il faut vous dire que j’avais mobilisé Jeffries pour la circonstance et que je lui avais remis une robe appartenant à Mrs. Wells, couverte de taches de peinture, en lui disant d’aller la porter à Mr. Faulkner pour lui demander le prix d’un nettoyage. Comme il était facile de le prévoir, Faulkner a été examiner les taches au grand jour, à la porte de sa boutique et il y est resté un certain temps en conversation avec Jeffries.

» À ce moment, je suis passé en voiture dans Market Street (j’avais recommandé au chauffeur d’aller tout doucement, bien entendu) et Jeffries a si adroitement manœuvré que son interlocuteur se présentait de face et en pleine lumière au moment psychologique. La photographie que j’ai prise de lui n’est pas encore développée ; mais elle doit être excellente d’après l’image formée dans le viseur. La voulez-vous dès ce soir, Inspecteur ?

— Non. Si vous me la remettez avec les treize autres, demain matin vers dix heures, cela sera amplement suffisant. Maintenant, écoutez-moi bien, Wells…

Head tira une liste de sa poche, puis il la tendit au sergent en reprenant :

… Voici ma liste de ces quatorze types, j’ai inscrit un numéro devant leurs noms. Écrivez le numéro correspondant au verso de chaque photographie, sans autre indication, puis vous me rendrez ma liste après en avoir remis une copie à Mr. Wadden.

— Bien, Inspecteur.

— Par ce moyen, vous identifierez chaque personnage d’après son numéro, sans qu’il soit nécessaire de le nommer, Chef, expliqua Head en se tournant vers le commissaire. Si j’ai l’occasion de vous parler de l’un d’eux par téléphone, par exemple, ce système pourra être très avantageux.

— Ma parole ! s’écria Wadden. Maintenant que vous les avez numérotés, qu’attendez-vous pour leur commander un costume de forçat à la mesure d’un chacun.

— J’espère encore que l’un d’eux ne vivra pas assez longtemps pour avoir jamais besoin d’un costume de forçat, répondit Head d’un ton grave. Je n’ai pas encore assisté à une exécution mais je crois que les condamnés portent leurs vêtements personnels pour se rendre au gibet.

— Sans col, oui, acquiesça Wells. J’ai déjà vu pendre un assassin, Inspecteur.

— Vous êtes d’affreux cyniques ! s’écria le commissaire. Eh bien ! Wells, allez vous reposer sur vos lauriers. Ne rêvez pas de vos glorieux exploits de la journée, tenez les quatorze photographies à la disposition de Mr. Head à partir de dix heures, demain matin et considérez-vous comme sévèrement réprimandé. Faites semblant d’avoir l’oreille basse, la prochaine fois que vous rencontrerez Mr. Quade, par exemple.

— Entendu, Chef… et merci.

Après le départ du sergent, Wadden regarda avec une affection nuancée d’inquiétude son inspecteur qui semblait plongé dans ses idées noires.

— Head ! dit-il avec douceur.

L’interpellé releva la tête.

— Oui, Chef.

— J’ai réfléchi à cette affaire manquée, tantôt. J’ai peut-être eu tort de regretter la décision de Bell, sur le coup.

— Comment cela, Chef ?

— Mon épouse aurait souffert de l’humidité l’hiver, si près de la rivière. On aura beau soutenir le contraire, ce n’est qu’un marais dont un bon tiers a été inondé, il y a plusieurs années. Et je m’étais moralement engagé à en prendre trois acres… tout compte fait, j’estime avoir lieu d’être satisfait.

— On croirait entendre parler le renard de la fable, remarqua Head en se levant.

Mais Wadden le retint :

— Ce n’est pas tout ce que j’avais à vous dire, Head. Restez encore un moment.

— De quoi s’agit-il ? demanda l’inspecteur en se rasseyant.

— Du cabriolet noir. Ne voyant venir aucune réponse à notre circulaire confidentielle, j’ai téléphoné à l’agence Alvis de Londres, après votre départ, ce matin.

— Ah ! Et quel a été le résultat de ce coup de téléphone ?

— Il m’a expliqué le silence de mort des administrations officielles au sujet de cette voiture. L’employé que j’ai eu à l’autre bout du fil – un garçon sympathique et complaisant à en juger d’après sa voix – m’a appris que son agence avait mis directement en circulation une trentaine de cabriolets douze chevaux Alvis immatriculés YY, sans parler des voitures de la même série vendues à la même époque par les succursales, près d’une trentaine également. Pour prendre un chiffre rond, mettons que cinquante cabriolets correspondant au signalement donné par Tom Cosway aient été mis en circulation à la fin de 1932 et dans le courant de 1933… ce n’est pas hier d’abord, et rien ne prouve que celui qui nous intéresse n’ait pas changé de propriétaire et de couleur, entre temps. L’employé qui m’a fourni ces renseignements m’a proposé de fouiller dans les vieux registres, mais je n’ai pas accepté. Pourquoi imposer une corvée à des gens sous prétexte qu’ils sont complaisants quand on peut obtenir le résultat désiré par les moyens officiels ?

— Oui, mais dans combien de temps ? demanda Head en guise de réponse.

— En tenant compte de la lenteur officielle, je pense que d’ici six mois nous aurons un dossier extrêmement complet concernant toutes les Alvis noires, décorées d’un filet rouge et d’une puissance de douze chevaux, actuellement en circulation. Les rapports finiront bien par rentrer, un jour ou l’autre, mon vieux… en attendant, je sors. Il commence à se faire tard et mon épouse…

— Une seconde, Chef ! interrompit l’inspecteur. Au cas où je retournerais à Estwick demain et où l’un de nos quatorze concitoyens aurait trempé dans l’assassinat de Gatton, je voudrais attirer votre attention sur trois d’entre eux : les deux dont Wells n’a pu trouver de photographie nulle part et Woods qui a rasé sa barbe il y a quelques mois.

— Pourquoi cela ? demanda Wadden.

— Parce que ce dernier s’est rendu presque méconnaissable et que Faulkner et Woods ne se sont jamais fait photographier, à Westingborough tout au moins. Les onze autres… non, que voulez-vous, je ne peux pas croire qu’un espion à la solde d’une nation étrangère ait consenti à figurer dans un groupe que n’importe qui peut se procurer ! Quade, Woods et Faulkner, voilà le trio à surveiller de très près.

— Il l’est déjà, répondit Wadden. Quade est celui des trois qui nous donne le plus de mal, à cause de sa voiture de course qu’il conduit comme un fou. Il se cassera la figure un de ces jours, à moins que vous ne l’ayez arrêté avant, sous l’inculpation de l’assassinat de Gatton. Les autres, des commerçants pour la plupart, ont des voitures de pères de famille et ils sont, par conséquent, plus faciles à suivre.

— Avez-vous donné l’ordre à Thompson d’arrêter Quade s’il manifestait la moindre intention de s’enfuir en auto ?

— C’était tout à fait impossible. Mais je n’en ai pas moins pris certaines dispositions, rassurez-vous si Quade traverse la ville pour gagner la route de Londres, il sera arrêté pour excès de vitesse de l’autre côté du pont : comme il va toujours trop vite, nous ne risquons guère de tomber à faux. S’il tourne le dos à Westingborough en sortant de chez lui, il n’a le choix qu’entre deux routes et Thompson doit téléphoner au poste de police des deux premières localités situées sur ces routes pour donner l’ordre de l’arrêter. Les deux villages étant à une quinzaine de milles d’ici, Thompson aura tout le temps de donner ces coups de téléphone.

— Bravo, Chef ! s’écria Head. Vous avez tout prévu.

— À mon âge, on commence à connaître son métier, répondit le commissaire. Et maintenant, rentrons chez nous.

L’homme propose… et Dieu dispose, le pauvre Wadden devait le constater une fois de plus à ses dépens. En sortant du poste de police en compagnie de Head, son attention fut attirée par un attroupement à la porte de l’hôtel du « Duc d’York », situé sur le trottoir d’en face à quelques maisons de là. Adossé à la porte, tenant d’une main son bidon neuf et de l’autre sa bouteille à lait, Herr Helsing faisait face à une bande de garnements surexcités et hurlants.

Les deux représentants de la police s’arrêtèrent d’un commun accord et Wadden dit à son compagnon :

— Je pensais bien que cet Allemand de malheur nous attirerait des ennuis tôt ou tard. Allons-y, Head, ces jeunes gens paraissent capables de tout.

— C’est Filby qui est à leur tête, remarqua Head en se hâtant vers le rassemblement. Depuis que Neville l’a mis à la porte, il jette la perturbation dans la ville. Ah ! Vous avez vu ? C’est Filby qui l’a lancée naturellement ! Helsing est touché !

Lancée d’une main sûre, une pierre venait d’atteindre Herr Helsing au visage. Le bidon roula sur le trottoir avec un bruit métallique ; chancelant, le malheureux, objet de la colère populaire dut s’adosser au mur de l’hôtel pour ne pas tomber. Le sang gicla sur sa joue balafrée et Head se mit à courir. Mais un autre homme, venant en sens inverse, arriva au pas de charge, avant lui.

C’était Faulkner, rapide comme un coureur professionnel malgré sa haute taille et sa corpulence. Il fonça dans le groupe de manifestants et il renversa Filby d’un coup de poing ; il en tenait solidement deux autres par le bras quand Head arriva à son tour et le reste de la bande prit la fuite avec une lâcheté digne d’un chien pourchassé. Wadden qui avait emboîté le pas derrière Head releva Filby en l’empoignant par le collet.

Il traîna son captif devant Helsing occupé à éponger sa joue ensanglantée pendant que Head débarrassait Faulkner d’un des deux autres garnements.

— Êtes-vous sérieusement touché, Mr. Helsing ? demanda le commissaire.

— Nein ! Ce n’est qu’une éraflure.

— Vous allez porter plainte contre votre agresseur, bien entendu ?

— Ach, nein ! J’étais sans défense, mais je ne veux attirer de désagréments à personne. Ce Monsieur a été très courageux, je tiens à le remercier tout de suite, ajouta-t-il en désignant Faulkner.

— Vous le remercierez plus tard, décréta Wadden. Allez-vous porter plainte contre votre agresseur, oui ou non ?

— Nein, Herr Kommissaire…

Helsing retrouva très vite sa dignité habituelle. Il ramassa son bidon avant d’ajouter :

… Je ne veux pas porter plainte, je ne veux attirer aucun désagrément à autrui.

— Bien. Ah ! vous voilà, Borrow !…

Wadden se tourna vers le policeman accouru à son tour.

… Emmenez-moi cet homme en cellule ; je l’arrête comme fauteur de désordre et tout est dit. Cela vous apprendra à réfléchir, la prochaine fois que vous aurez envie de faire du tapage, Filby. Maintenant, Herr Helsing, je vous préviens que vous serez convoqué comme témoin, demain matin à dix heures trente, devant le juge de paix. En attendant, allez faire panser votre blessure, si j’ai un conseil à vous donner.

— Mais je ne veux de mal à personne, Herr Kommissaire, protesta Helsing en maintenant son mouchoir contre sa joue. Je ne veux pas…

— Vous viendrez déposer, que vous le vouliez ou non, interrompit Wadden d’un ton sans réplique.

Il tourna le dos à l’Allemand pour s’approcher de Faulkner et de Head qui attendaient un peu à l’écart, retenant chacun un garnement effrayé par le bras.

… Toutes mes félicitations, Mr. Faulkner, reprit-il. Vous avez rendu un signalé service à la police ce soir et vous en serez remercié publiquement demain à l’audience. Je compte sur vous comme témoin, à dix heures et demie, au tribunal.

— Je serai exact, Mr. Wadden, répondit Faulkner. Mais les remerciements sont superflus ; je déteste ce genre d’histoires autant que vous, je vous assure.

— Vous l’avez prouvé, Mr. Faulkner. Et maintenant, occupons-nous de ces deux-là…

Wadden regarda tour à tour les deux captifs ; ses yeux, perçants comme des vrilles, semblaient vouloir pénétrer le secret de leur esprit obtus.

… Gibier de potence, sans doute, murmura-t-il. Comprenez-vous, jeunes imbéciles, que vous avez failli participer au meurtre d’un homme, ce soir, oui ou non ? Parlez, vauriens !

Wadden avait crié son ordre, sans se soucier du cercle de curieux qui grossissait sans cesse autour de leur petit groupe.

— Je regrette, M. le Commissaire, balbutia un des coupables.

— Eh bien ! je vous accorde une dernière chance de vous amender, déclara Wadden. Mais je vous conseille de filer doux car, au moindre écart, vous irez aider Filby à casser des cailloux sur les routes, c’est moi qui vous le dis. Lâchez votre prisonnier, Mr. Faulkner, et vous de même, Head. Quand ils entendront condamner Filby à six mois de travaux forcés, si ce n’est plus, cela leur mettra un peu de plomb dans la cervelle.

Relâchés sur l’ordre du commissaire, les deux garnements décampèrent, l’oreille basse. Puis Wadden foudroya les badauds d’un tel regard qu’ils battirent en retraite ; il haïssait les curieux et savait le leur faire sentir d’un coup d’œil.

— Il ne me reste plus qu’à vous renouveler mes remerciements, Mr. Faulkner, dit-il ensuite.

— De rien, répondit l’autre avec modestie.

Wadden regarda dans la direction de l’hôtel ; Helsing avait disparu. Puis il se tourna vers Head pour lui dire :

— À moins que vous ne recherchiez de nouvelles émotions fortes, je crois que vous pouvez rentrer chez vous. Pour ma part, il faut encore que je m’occupe de Filby avant d’aller prendre un repos bien gagné.

— Je rentre, répondit Head. J’ai eu mon compte d’émotions fortes aujourd’hui ! Bonsoir, Chef.

L’inspecteur tournait déjà les talons quand Wadden le retint en lui disant :

— Pas si vite !…

Il tendit l’oreille, les yeux fixés vers l’extrémité de la rue, avant d’ajouter :

… Où je me trompe fort, ou nous ne couperons pas à de nouvelles émotions, ce soir, Filby en sera quitte pour attendre. Nom d’un tonnerre ! qu’est-ce qui…

Mais sa phrase demeura en suspens. On entendait distinctement la voix rauque d’une trompe qui aboyait sans trêve et de plus en plus fort. Au bout de quelques secondes, un motocycliste venant de la route de Londres déboucha dans Market Street comme un bolide. Tom Cosway, méconnaissable, arriva sans avoir renversé personne – ce qui tenait du prodige – devant le commissaire de police et l’inspecteur. Quand il les aperçut, Tom bloqua son frein et s’immobilisa au ras du trottoir, en posant ses pieds par terre pour maintenir sa machine encore ronflante en équilibre. Wadden et Head ne pouvaient en croire leurs yeux ; Tom était inondé de sang des pieds à la tête. Sa main droite, crispée autour du guidon de sa moto portait une profonde entaille ; mais c’était sa seule blessure apparente et elle ne justifiait pas le sang coagulé sur son visage et sur son veston. Deux sillons blancs descendaient de ses yeux à sa bouche, tracés par la transpiration ou peut-être par les larmes.

— Mr. Wadden… Mr. Wadd…

Il bégayait, à peine intelligible.

… She… Sheba… Miss Bell… Sheba est morte !

CHAPITRE XVII

QUADE

Le commissaire posa sa main sur l’épaule du jeune homme en lui disant avec bonté :

— Prenez votre temps, Tom. Prenez votre temps. Si Miss Bell n’est plus, rien ne nous presse, hélas !

Il prit le ton de commandement bien connu de ses concitoyens :

… Ôtez-vous de là, vous autres ! Cela ne vous regarde pas ! Maintenant, continua-t-il d’une voix radoucie, dites-moi avec calme ce qui est arrivé à Miss Bell.

— Elle a été tuée… tuée sur le coup. Ce fou de Quade dans sa voiture… près du bois de Thorleyston.

— Du calme, mon vieux. Il s’agit d’un accident ?

— C’est Quade qui l’a tuée, Mr. Wadden. Elle m’avait donné rendez-vous dans la clairière, au bout du chemin forestier… nous allions nous marier… Il l’a tuée sous mes yeux ! Il est resté sur la route, à l’entrée du chemin…

— Approchez, Head ! ordonna Wadden. Tenez la motocyclette…

Wadden souleva le malheureux Tom de sa selle en le prenant sous les bras pendant que l’inspecteur tenait la machine ; quand Tom fut debout, sur le trottoir, le commissaire reprit :

… Faites un effort, Tom. Racontez-moi comment l’accident s’est produit.

— Nous venions de prendre toutes les dispositions pour notre mariage ; elle m’avait dit : « Nous n’avons plus aucune raison de nous cacher, désormais, Tom. Rentrons ensemble ». Elle roulait devant moi, sur sa moto et je la suivais à quelques pas en arrière ; en débouchant sur la grand’route nous avons klaxonné tous les deux, Mr. Wadden, nous n’allions pas vite, on ne peut pas aller vite sur ce mauvais chemin… mais Quade ne nous a pas entendus et quand il l’a vue, elle, il était trop tard… Sheba a été projetée en l’air par la violence du choc et elle est retombée sur le capot de la voiture, comme une masse… sa tête s’est écrasée, déchiquetée contre le pare-brise… Je suis couvert de son sang ; il m’a inondé quand je l’ai soulevée pour la déposer sur la route.

Tom éclata en sanglots, soutenu par Wadden.

— Dites-moi, Tom, insista ce dernier avec douceur, où est-elle, en ce moment ?

— Sur la route. Quade m’a promis de rester près d’elle pendant que j’irais vous prévenir… l’essieu de sa voiture est tordu… il n’y a pas de danger qu’il se sauve dedans.

— Quade ne faussera plus d’essieux d’ici longtemps, je vous en réponds, dit le commissaire d’un air sombre. Conduisez Tom à l’hôtel, Head, donnez-lui une bonne rasade de cognac et faites-le panser.

L’inspecteur s’éloigna en soutenant Tom et Wadden retourna au poste de police donner les ordres nécessités par la situation.

Quand Head sortit de l’hôtel quelques minutes plus tard avec Tom, débarbouillé, pansé et un peu remonté par le cordial que son compagnon lui avait administré, la limousine de la police stationnait devant la porte. Jeffries était assis au volant et un second policeman avait pris place à côté de lui. Wadden attendait sur le trottoir, près de la voiture.

— Vous sentez-vous assez bien pour venir avec nous, Tom ? demanda le commissaire.

— Oui… oui. Emmenez-moi, Mr. Wadden, je vous en prie.

— Je ne demande pas mieux, Tom, répondit l’autre avec une grande douceur. Vous avez assisté à l’accident et votre témoignage pourra nous être fort utile. Du courage, mon ami. Montez…

Il aida le malheureux garçon à monter, puis il referma la portière avant de se retourner vers Head pour ajouter :

… Nous retrouverons l’ambulance là-bas. J’attends Bennett pour me mettre en route. La mort de cette pauvre fille est complètement en marge de votre enquête aussi…

— C’est peut-être un dernier coup du sort, interrompit Head. Je comptais revoir Miss Bell demain pour lui poser certaines questions…

— Trop tard ! Si j’ai un conseil à vous donner, rentrez chez vous, mon vieux. À moins que vous ne désiriez la voir morte, bien entendu.

— À quoi bon ? soupira l’inspecteur. On ne peut pas interroger un cadavre.

— Miss Bell ne parlera plus, c’est certain. Je n’ai aucun besoin de vous là-bas ; dépêchez-vous d’aller vous faire dorloter par votre femme, vous en avez grand besoin. Ah ! vous voilà enfin, Docteur ! Montez, je vous prie. En route, Jeffries. Bonne nuit, Head, dormez bien.

La limousine démarra et Head prit le chemin de sa maison.

. . . . . . . . . . . . . . .

Le commissaire souleva un coin de la couverture étendue sur la dépouille de Sheba Bell. Il le rabattit instantanément, sans pouvoir réprimer un frisson d’horreur.

— Seigneur ! murmura-t-il. Et ce malheureux garçon l’a portée de la voiture jusqu’ici !…

Il se tourna vers le Dr. Bennett qui l’avait suivi pour ajouter :

… Examinez les blessures en vue de votre rapport, Docteur. Puis faites transporter directement le cadavre à la morgue. Là, tâchez d’atténuer l’horreur du spectacle que je viens de voir avant d’aller prévenir Bell et son autre fille. Dites-leur que Miss Sheba a été tamponnée, étant à motocyclette, par l’auto de Quade et qu’elle n’a pas souffert, c’est tout.

— Bien, dit le médecin. J’irai à Condor Grange après avoir pansé la dépouille de mon mieux. Bell est encore trop malade pour revoir sa fille ; mais Miss Jadis demandera à être conduite auprès de sa sœur, c’est inévitable.

— Faites pour le mieux. Docteur. Je vous laisse pour m’occuper de Quade.

Bennett appela d’un signe les deux policemen demeurés près de l’ambulance arrêtée derrière la limousine de la police. Il leur ordonna de rester debout à côté de lui pour épargner à Tom Cosway, toujours assis dans la voiture, un spectacle trop pénible ; puis il découvrit le corps affreusement mutilé de la pauvre Sheba Bell pour commencer son examen.

L’auteur de l’accident, un petit individu agité de soubresauts nerveux, attendait près d’une voiture inclinée de côté non seulement à cause de l’essieu faussé, mais aussi parce que la roue gauche avant avait été à demi arrachée par la violence du choc. Elle débordait de l’aile et l’angle qu’elle formait avec la route interdisait tout espoir de remettre l’auto en marche. Le dessus du capot, l’aile gauche tordue et en partie arrachée elle-même, étaient éclaboussés de sang ; tout un côté du pare-brise en glace sécurit avait été enfoncé par la tête de la malheureuse, passée à travers, tant l’impact avait été violent.

Une traînée de sang allait de la voiture à l’endroit où Tom avait déposé Sheba sur l’herbe ; une motocyclette en bouillie gisait dans le fossé à quelques pas de là.

Wadden distingua très nettement les traces des roues de la motocyclette dans le chemin forestier ; il revint sur la grand’route et il estima la vitesse approximative de la voiture de Quade d’après la longueur des traces faites sur la route sèche par les roues brutalement bloquées par les freins. Quade allait vite, très vite même. Le commissaire l’aborda en lui demandant :

— À quelle allure rouliez-vous quand vous avez aperçu la motocyclette débouchant du chemin, Quade ?

— Je… je faisais une trentaine de milles à l’heure, murmura ce dernier.

« Jamais on ne reconnaîtrait l’homme qui est venu tantôt, claironnant et furieux, se plaindre de Wells et de Thompson », songea Wadden. « Les rôles sont bien changés ! » Tout haut, il articula :

— Menteur ! Votre coup de frein est visible sur vingt yards au moins. Et, malgré cela, la tête de votre victime est passée à travers le pare-brise ! D’ailleurs, inutile de discuter, la vitesse à laquelle vous rouliez est calculable d’après la longueur des marques sur la route, la puissance de vos freins et le poids de la voiture. En attendant que ce soit fait, je vous arrête pour homicide par imprudence. Et je vous préviens que tout ce que vous direz, désormais, pourra servir contre vous. Me suivrez-vous docilement ou m’obligerez-vous à vous ramener à Westingborough les menottes aux mains ?

— Je vous suivrai docilement, répondit Quade dans une sorte de sanglot. Très docilement, ajouta-t-il après une seconde de réflexion.

— Bien.

L’ambulance était repartie, emmenant le cadavre de l’infortunée Sheba Bell, accompagné par le médecin. Wadden avait hâte de rentrer à Westingborough avant la nuit pour dépêcher un expert et un photographe sur les lieux de l’accident ; il fit monter le prisonnier dans la limousine entre Thompson et l’autre policeman ; lui-même s’installa devant, séparé du chauffeur par Tom Cosway.

— En route, Jeffries, ordonna-t-il au premier. J’ai un autre prévenu qui m’attend au poste de police. Quelle journée, Seigneur !

. . . . . . . . . . . . . . .

— Miss Bell, asseyez-vous, je vous en conjure. Ce fut un accident ; votre sœur n’a pas souffert… mais asseyez-vous d’abord ; ensuite, je répondrai à toutes vos questions, je vous le promets…

Le Dr. Bennett prit Jadis Bell par le bras et il la conduisit doucement vers un fauteuil du grand hall de Condor Grange. Elle se laissa tomber dedans, levant sur lui des yeux remplis d’épouvante.

— Sheba ! murmura-t-elle. Puis-je la voir ?

— Elle n’est pas ici, répondit Bennett. Comme il était déjà assez tard, nous l’avons transportée à Westingborough… à la morgue. Votre père n’est pas encore en état de supporter cette émotion, Miss Bell ; j’ai pensé à mon malade avant tout. Mon dévouement vous est acquis, vous le savez, et je prends ma part de votre grand chagrin.

— Merci, Docteur…

Jadis avait sa voix habituelle. La réaction viendrait, sans doute, plus tard ; pour l’instant elle était dans l’état de demi-insensibilité consécutif à un choc très violent.

… Où l’accident s’est-il produit ? acheva-t-elle.

— Votre sœur avait été faire un tour à motocyclette dans le bois de Thorleyston ; elle débouchait sur la grand’route…

— Sheba venait de retrouver Tom Cosway, n’est-ce pas ? interrompit Jadis d’un ton grave.

Elle savait donc ? Mais, au son de sa voix, Bennett comprit qu’elle ne condamnait pas sa sœur.

— Oui, je crois, répondit-il. Au moment où la pauvre petite débouchait sur la grand’route, la voiture de Quade – l’entraîneur dont les écuries se trouvent sur cette route, vous voyez qui je veux dire ? – la voiture de Quade, dis-je, l’a prise en écharpe… elle est morte sur le coup, sans souffrance. Quade est en prison à l’heure actuelle.

— Sheba n’était pas dans son tort ?

— Pas le moins du monde. Quade allait comme un fou ; sa voiture a roulé pendant plus de vingt yards, les freins bloqués, avant de s’arrêter. La longueur des traces visibles sur la route est un témoignage accablant contre lui.

— Je comprends. Et… et Sheba… qu’importe, puisqu’elle est morte.

— Je… je voudrais pouvoir vous exprimer toute ma sympathie, Miss Bell. Voulez-vous que je reste auprès de vous ? Préférez-vous que je me charge de prévenir votre père ?

— Non, merci, Docteur. Je le préparerai doucement, quand il sera en état de supporter un tel choc. Il vaut mieux attendre, n’est-ce pas ?

— Oui, le plus longtemps possible. Recommandez aux domestiques de se taire devant lui et jouez courageusement votre rôle en attendant sa convalescence. Si vous m’y autorisez, je prendrai toutes les dispositions concernant l’enquête et l’enterrement, Miss Bell.

— Merci, Docteur, vous êtes très bon, répondit machinalement Jadis.

— Mais non, c’est tout naturel, voyons ! Je vous déchargerai le plus possible des questions secondaires, si pénibles quand on est dans le chagrin. Maintenant, si je puis vous laisser sans inquiétude…

— Sans aucune inquiétude, Docteur, interrompit Jadis en se levant. Je… je serai forte, il le faut. D’ailleurs, il est très tard et vous devez être pressé de rentrer chez vous. Par ici, je vais vous reconduire.

Bennett quitta Condor Grange pénétré d’admiration pour le courage dont une toute jeune fille venait de faire preuve. Après l’avoir accompagné à la porte, Jadis revint dans le grand hall. Gatton et Sheba, morts tous les deux… Longtemps, elle avait espéré que le jeune pilote saurait gagner le cœur de sa sœur et qu’ils seraient heureux ensemble. Jadis laissa errer ses yeux sur le paysage familier, estompé par le crépuscule ; au-delà de cette route, de cette futaie et de ces plaines, très loin, aux confins de la terre l’âme de Gatton et celle de Sheba s’étaient-elles fondues en une union éternelle ? La nuit descendait très vite ; une nuit calme, sereine, comme celle qui avait entouré de son mystère le corps de Gatton. Sheba, elle, ne serait pas veillée par les étoiles… La mort… La Résurrection et la Vie… « Celui qui croit en Moi ne périra pas »…

Sheba, comblée de tous les dons… où retrouver ses admirables cheveux noirs, la douceur de ses yeux ? Elle avait poussé comme une fleur, une fleur sombre, capiteuse… Sheba, la sœur aînée, la compagne et l’organisatrice de leurs jeux d’enfants. Plus tard, les deux sœurs avaient suivi des chemins différents, comme leurs inclinations et leurs goûts. Néanmoins, malgré le fossé creusé chaque jour plus profondément entre sa cadette et elle, Sheba avait des élans de tendresse, de gaieté, qui lui faisaient pardonner ses caprices et ses inconséquences.

— Oh ! Sheba, murmura Jadis à mi-voix. Sheba, ma chérie, comprends-tu maintenant que je t’aimais de tout mon cœur ?

Au-dessus des grands hêtres, une étoile s’alluma au firmament. La nuit était descendue sur la terre.

CHAPITRE XVIII

« 13 »

— Vous voilà, Head ?…

Le commissaire était déjà au travail, dans son bureau. Il leva les yeux pour regarder le nouvel arrivant, puis il constata avec satisfaction :

… À la bonne heure, je vous retrouve, ce matin !

— Hier soir, je n’étais bon qu’à me lamenter sur les événements, répondit l’inspecteur. Mais la nuit porte conseil… j’ai repris courage. Et vous, Chef, où en êtes-vous ?

— Je ne sais plus où donner de la tête. Les affaires Quade et Filby, l’enquête relative à la mort de cette pauvre Miss Bell, les affaires courantes à expédier… bref, je suis débordé. Vous désiriez me parler ?

— Oui. Il se peut que je parte pour Estwick sans repasser par ici, si l’expérience que je vais tenter avec les photographies de Wells me donne le résultat espéré. Voilà pourquoi je vous demande de m’accorder quelques minutes, Chef. Il est à peine neuf heures, vous savez.

— Je le sais. Je puis vous donner une demi-heure, pas une seconde de plus. Votre affaire m’a trotté par la cervelle cette nuit. Quel concours de circonstances tragiques !

— Plus que dans les autres affaires similaires, vous croyez ?

— Réfléchissez, voyons ! Le corps de ce malheureux Gatton passant toute une nuit à la belle étoile… premier détail sinistre. Et puis, ces deux types se sauvant sous les hêtres en laissant des empreintes de pas si nettes qu’on peut les voir courir, sans pouvoir distinguer leurs traits… ils courent encore, et ils courront sans doute longtemps car nous ne les connaissons pas… Si vous ne trouvez pas cela sinistre, qu’est-ce qu’il vous faut ? Autre chose encore : la fin tragique de Miss Bell, tuée la veille du jour où vous espériez obtenir d’elle un renseignement d’une importance capitale pour votre enquête. On dirait que le sort s’acharne sur vous pour faire avorter votre enquête, mon pauvre ami.

— Mais je n’ai pas dit mon dernier mot Chef, déclara Head. Où est Wells ?

Le commissaire pressa du doigt la sonnette posée sur son bureau. Johnson accourut et il reçut l’ordre d’aller chercher le sergent Wells. Ce dernier ne se fit pas attendre ; il tendit un paquet à Head en lui disant :

— Je vous apporte les quatorze photographies, Inspecteur. Elles sont toutes numérotées au verso, d’après votre liste…

Puis, se tournant vers le commissaire il ajouta :

… Et voici la copie de la liste, Chef.

— Merci, lui répondit Wadden en lui prenant une feuille dactylographiée des mains.

— Vous pouvez disposer, Wells, intervint Head. Vous avez bien travaillé, merci.

Après le départ du sergent, Wadden demanda d’un ton perplexe :

— Quelle est votre idée de derrière la tête, Head ? Nous connaissons parfaitement ces quatorze personnages par leur nom ; pourquoi les désigner par des numéros ?

— Supposez que je sois à Estwick et vous ici. Chef. Supposez qu’étant là-bas, j’acquiers la preuve de la culpabilité d’un de ces hommes… c’est possible, après tout. Dans ce cas, je vous téléphone : « Mettez tel numéro dedans ». Ce qui signifie : « Arrêtez l’homme dont la photographie porte le numéro correspondant ». L’intéressé, si bien informé soit-il, ne peut pas découvrir qu’il est sous le coup d’une arrestation, car Wells, vous et moi sommes seuls à pouvoir substituer un nom à chacun de ces quatorze numéros. N’oubliez pas que nous avons affaire à des agents secrets, Chef, autrement dit à des gens disposant de moyens de renseignements que nous ignorons. Ces précautions qui peuvent vous paraître exagérées nous épargneront peut-être bien des déboires si, comme je le crois encore, l’un des quatorze a participé au meurtre de Gatton.

— Un code secret pour pincer des agents secrets… c’est dans l’ordre, remarqua Wadden. Vérifions le numérotage des photos pour éviter toute erreur possible. Si jamais vous me téléphonez : « Mettez le numéro un tel dedans » il faut, au moins, que je sois sûr de ne pas me tromper de victime ! Appelez les numéros et les noms, je les pointerai au fur et à mesure sur la liste. Comme cela, nous serons tranquilles.

Les deux hommes se mirent, immédiatement, au travail. Le pointage terminé, Head regarda sa montre et il dit :

— J’ai encore droit à dix minutes. Quelles sont vos dernières recommandations, Chef ? Si je suis obligé d’aller à Estwick, je ne vous reverrai peut-être pas d’ici demain.

— En fait de recommandation, je n’ai qu’un conseil à vous donner, mais je vous demande d’en faire votre profit, répondit Wadden. Ouvrez l’œil si jamais vous découvrez un des complices à Estwick. N’oubliez pas qu’il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour qu’un des assassins de Gatton ait encore un revolver calibre trente-deux dans sa poche. S’il se sent acculé, il le retournera contre vous, aussi sûr que deux et deux font quatre.

— Si je vous communique un numéro, soit par téléphone soit autrement, mettez en pratique la prudence que vous me prêchez, répondit Head. Je n’ai hélas ! aucune certitude d’aboutir aujourd’hui ; il se peut même que je me retrouve à zéro si le dernier moyen dont je dispose pour vérifier l’exactitude de ma théorie échoue… je n’y ai pensé que cette nuit, c’est pourquoi j’étais tellement découragé hier soir. Mais si je vous communique un numéro, vous saurez que ma théorie s’est vue confirmée, Chef. Or il y a autant de chances pour que l’arme du crime se trouve entre les mains d’un de ces quatorze types qu’entre celles de son complice d’Estwick, souvenez-vous-en. Ce revolver peut être retourné contre vous, si vous laissez à son propriétaire le temps de le tirer de sa poche.

— Il ne l’aura pas, soyez sans crainte, répondit Wadden. Ma disparition serait une perte irréparable pour l’agriculture, mon cher ! N’oubliez pas que je compte consacrer la fin de ma vie à la culture des tomates.

Les deux hommes se serrèrent la main avec la solennité des heures graves. Puis Head glissa le paquet de photographies dans sa poche et il sortit du poste de police. Le cabriolet de la police réservé à son usage personnel l’attendait devant la porte ; il prit le volant et démarra dans la direction de la route de Londres.

La teinturerie de Faulkner, située dans Market Street, se trouvait sur son chemin. En passant devant, il aperçut Herr Helsing, les mains vides pour une fois, debout sur le trottoir d’en face. Un morceau de sparadrap cachait le sommet de sa balafre et faisait une tache claire sur sa joue rouge brique ; l’expression songeuse de son regard surprit Head qui ralentit instinctivement. Non, pour rêver de l’eau de l’Idleburn et de ses propriétés chimiques, il n’aurait pas eu ces yeux-là… La pensée de Herr Helsing accompagna l’inspecteur jusqu’à la grille de Condor Grange devant laquelle il s’arrêta peu après cette rencontre. Head laissa sa voiture sur la route et il alla sonner à la porte de la maison.

— Miss Bell est-elle chez elle ? demanda-t-il à la femme de chambre.

— Oui, Monsieur. Mais…

— Annoncez-lui l’inspecteur Head, je vous prie. Dites-lui que je ne la dérangerais pas en ce moment s’il ne s’agissait d’une affaire urgente.

La soubrette le fit entrer dans le salon où il attendit une dizaine de minutes. Il commençait à s’impatienter quand Jadis Bell parut enfin. Elle referma la porte avant de le regarder avec une hostilité non dissimulée.

— Vous désirez me parler, Inspecteur ? commença-t-elle d’un ton glacé. Au sujet de l’accident survenu à ma sœur, sans doute ?

— Non, Miss Bell, répondit Head avec calme. Ma visite a un tout autre objet.

— Dans ce cas…

Jadis se redressa de toute sa taille.

… Comment osez-vous pénétrer dans cette maison, vous le responsable de la maladie de mon père et, indirectement, de la mort de ma sœur ?

Comme French l’avant-veille, Jadis en voulait mortellement à l’inspecteur. C’était tout naturel et Head était le premier à comprendre sa réaction… mais l’inimitié de Jadis Bell risquait d’avoir des conséquences désastreuses pour son enquête.

Il avait trouvé les arguments voulus pour se justifier aux yeux de French ; réussirait-il à se faire une alliée de cette jeune fille dressée contre lui en révélant le mobile profond de l’assassinat de Gatton ? En faisant appel à ses sentiments patriotiques ? C’était à tenter.

— J’ose me présenter devant vous, Miss Bell, de même que je ne crains pas de protester contre votre accusation. Elle est imméritée, répondit Head. Le malheureux accident dont votre sœur fut victime est hors de cause ; je viens vous demander de m’aider à retrouver les assassins de Harry Gatton. Vous êtes la seule…

— Inutile d’insister, Inspecteur, interrompit Jadis. Même pour sauver ma vie, je refuserais de vous prêter mon concours, après votre odieuse attitude envers ma sœur…

Elle fit un geste vers la porte en ajoutant :

… Retirez-vous, je vous prie.

Mais Head tint bon.

— S’il ne s’agissait que de votre vie, vous seriez seul juge, Miss Bell, déclara-t-il avec calme. Mais l’enjeu est beaucoup plus considérable. Gatton fut abattu par des agents secrets, chargés par une puissance étrangère de s’emparer de l’avion qu’il pilotait, autrement dit de ravir à l’Angleterre la suprématie des airs. Comprenez-vous maintenant pourquoi il faut à tout prix retrouver les assassins de Gatton ? Mr. French, lui, l’a compris et il s’est ingénié à simplifier ma tâche… Refuserez-vous de remplir un devoir sacré, Miss Bell ? acheva l’inspecteur d’une voix pressante.

— Un devoir sacré ? répéta Jadis, déjà à moitié gagnée à sa cause.

— Sans cet intérêt supérieur, croyez-vous que je serais venu vous importuner en un tel moment ? insista Head.

— Non, sans doute… qu’attendez-vous de moi ?

— Une chose très simple. Une chose que vous êtes seule à pouvoir faire et que vous ferez pour l’amour de votre patrie, n’est-ce pas ?

— Oui, murmura-t-elle en détournant les yeux. De quoi s’agit-il ?

— Je vais vous montrer quatorze photographies…

Head tira le paquet de sa poche et, tout en parlant, il dénoua le lien qui retenait les épreuves.

… Et je vais vous demander de me dire si, dans le nombre, vous reconnaissez celle d’une personne présente au bal de l’Aéronautique auquel vous avez assisté avec votre sœur à Estwick en novembre dernier. Regardez-les une à une et très attentivement, Miss Bell.

Jadis prit successivement huit photographies qu’elle écarta après les avoir examinées avec la plus grande attention. Elle ne regarda la neuvième qu’une seconde avant de la tendre à Head en disant :

— Celui-ci était au bal, oui.

Head retourna la photographie pour lire le numéro inscrit au verso : « 13 ». L’homme représenté assistait au bal de l’Aéronautique et il avait entendu les descriptions de STR. P 3 faites par Tom Cosway.

— Vous êtes certaine de ce que vous avancez, Miss Bell ? demanda l’inspecteur.

— Certaine. Je connais cet homme et je me souviens parfaitement de l’avoir vu à ce bal. Ce n’est pas une de mes relations, mais je le connais très bien de vue… oui, il assistait à la soirée d’Estwick, je suis sûre de ne pas me tromper.

— Voulez-vous jeter un coup d’œil sur les autres ? reprit Head.

Jadis regarda les cinq dernières photographies ; mais elle les rendit une à une à l’inspecteur avec une réponse négative. Head remit celle portant le numéro « 13 » avec les autres et il renoua le lien autour du paquet. Le rôle des photographies était terminé.

— Était-ce tout ce que vous aviez à me demander ? fit Jadis.

— Vu les circonstances, je suis désolé d’avoir été obligé de vous demander cela, répondit Head.

Croyez bien que je suis désolé de… de tout ce qui vous a fait souffrir.

— J’ai beaucoup souffert depuis deux jours, oui-Mais vous aviez raison, la patrie, l’Angleterre avant tout !

Head se leva en disant :

— Je vous suis profondément reconnaissant, Miss Bell. Grâce à vous, j’ai bon espoir de remplir ma tâche. Merci encore et au revoir.

— Mes vœux vous accompagnent, Inspecteur, répondit Jadis en lui tendant la main.

En longeant l’avenue pour regagner la grille, l’inspecteur mesura la distance qui le séparait encore du but. Il savait maintenant que « 13 » avait assisté au bal de l’Aéronautique… mais à quoi cela le menait-il ? Thorburn avait pu commettre un oubli tout à fait involontaire en ne portant pas son nom sur sa liste. Malheureusement, le fait de connaître un des coupables ne signifiait rien, on ne pouvait pas inculper « 13 » du meurtre de Gatton en l’absence de toute preuve… Head crut entendre l’avocat de la défense faire des gorges chaudes de sa théorie, puis la réduire à néant ; bien plus, il vit « 13 » sortir du tribunal la tête haute, lavé de tout soupçon. Le seul résultat pratique acquis au cours de sa visite à Jadis Bell était d’ordre tout à fait secondaire : il autorisait Wadden à reverser au service normal ses subordonnés chargés de surveiller les quatorze citoyens de Westingborough à l’exception d’un seul car, cela va sans dire, « 13 » ne devrait être perdu de vue ni jour ni nuit.

Voilà comment Head envisageait la situation au moment d’ouvrir la grille de Condor Grange. Il fit un pas sur la route, mais pas davantage, une voiture se dirigeant vers Westingborough descendait la côte à vive allure ; elle attira et retint son attention. Une auto noire – ce fut la première chose qu’il nota – un cabriolet dont la capote était baissée, conduit par un homme assis tout seul au volant. Bientôt l’inspecteur put distinguer un triangle rouge en haut du radiateur… la marque des Alvis ! Au moment où la voiture ralentissait, puis s’arrêtait nez à nez avec la sienne, il vit les lettres YY inscrites sur la plaque du numéro matricule et, dans celui-ci, entrait un 9.

Le conducteur de la voiture recherchée par la police n’était autre que Lancelot French.

CHAPITRE XIX

DE RETOUR À ESTWICK

En voyant s’avancer vers lui l’homme auquel il avait accordé sa confiance, son estime, Head eut comme un éblouissement. Lancelot French un hypocrite, un misérable, était-ce possible ? Non ! Le lundi soir French et Zalescz avaient attendu ensemble, à Estwick, le retour de STR. P 3. Et c’était le premier qui avait lancé le S.O.S. par T.S.F… L’inspecteur se raccrocha à cette certitude rassurante comme à une bouée ; il en éprouva un tel soulagement qu’il dut se retenir de sauter au cou de l’ami qu’il venait de soupçonner pendant une seconde ou un siècle, lui-même eût été bien incapable de le dire tant son émotion avait été forte.

Une chose certaine cependant : Lancelot French venait de descendre du fameux cabriolet noir, Alvis douze !

— Bonjour, Head !… lança gaiement le nouvel arrivant. Je vous avais, bien dit que je ne laisserais pas au blaireau, oublié à l’hôtel, le temps de moisir !

Il s’apprêtait à pousser la grille quand Head le retint :

— Un instant, Mr. French ! J’ai plusieurs choses à vous apprendre et à vous demander avant de vous laisser entrer… Tout d’abord, savez-vous que Miss Sheba Bell a été tuée accidentellement hier soir ?

— Seigneur ! s’écria French avec horreur. J’étais loin de me douter… Sheba a été tuée, dites-vous ? Comment ?

— Sa motocyclette a été tamponnée par une auto, à un croisement de routes. Elle est morte sur le coup.

— Pauvre petite Jadis ! murmura French. Laissez-moi passer, Head.

— Pas avant que vous ayez répondu à certaines questions plus importantes encore… à mon point de vue, déclara l’inspecteur en le retenant. À qui appartient cette auto, Mr. French ?

— À moi, parbleu ! Mais, lâchez-moi. Miss Bell…

— Non, pour l’amour du ciel, ne pensez pas à elle pour l’instant. Cette voiture… c’est la clef du mystère de la mort de Gatton, en quelque sorte. J’ai besoin de savoir… elle est à vous ?

— Oui. Je l’ai achetée d’occasion il y a un peu plus de trois mois. Vous dites que c’est la clef du mystère de la mort de Gatton… Impossible ! C’est ma voiture, Head ! Maintenant, laissez-moi passer. La maladie de son père, la mort de sa sœur…

— Je comprends vos sentiments et vos inquiétudes à l’égard de Miss Bell, interrompit Head. Mais je la quitte à l’instant et je sais qu’elle serait la première à vous dire de m’écouter. Suivez-moi !…

L’inspecteur s’approcha de l’Alvis. Là, il dit à son compagnon qui avait obéi à regret :

… Lâchez le frein à main et poussez votre voiture jusqu’à ce que je vous dise d’arrêter. Je vais marcher derrière…

French obéit en manifestant une certaine impatience. La voiture avança lentement, suivie par Head qui fixait attentivement la roue droite arrière.

… Stop ! cria-t-il. Venez voir Mr. French.

Après avoir bloqué le frein, ce dernier s’approcha de l’inspecteur en demandant :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Head lui désigna du doigt une rondelle de caoutchouc presque carrée alors que toutes les autres étaient parfaitement formées.

— Voilà la preuve que les assassins de Gatton se sont servis de cette voiture lundi soir, déclara-t-il. J’ai une empreinte de cette rondelle défectueuse dans mon bureau de Westingborough. À moins… Quand avez-vous fait mettre ce pneu, Mr. French et où vous l’êtes-vous procuré ?

— J’ai fait garnir les cinq roues de pneus neufs immédiatement après l’achat de la voiture, répondit French ; les vieux n’en pouvaient plus. C’est à ce moment que Freddy Thorburn m’a adressé à une maison où l’on trouve, à moitié prix, des articles déclassés à cause d’un léger défaut, dans le genre de celui-ci… comme vous pouvez le constater, ces défauts de fabrication ne nuisent en rien à la solidité du pneu. Sur ce, Jadis a besoin de moi et…

— Attendez ! supplia Head. Cette voiture va me livrer l’assassin de Gatton et son complice. C’est celle qui les attendait sur la route, celle dans laquelle ils se sont sauvés, leur meurtre commis, vous dis-je !

— Encore une fois : c’est impossible. Lundi, ma voiture était à Estwick. Elle n’en a pas bougé du mercredi de la semaine dernière à ce matin. Elle sort du garage où je viens de la faire réviser entièrement.

— Le nom du garage, je vous prie ?

— Catterby et Gittens. C’est là où je l’avais achetée et comme elle ne tirait plus très bien depuis un certain temps, je l’ai renvoyée mercredi dernier à…

— Vous l’avez renvoyée, dites-vous ? interrompit Head. Ce n’est donc pas vous qui l’avez ramenée au garage ?

— Non, Freddy Thorburn s’en est chargé à ma place. Je lui avais dit de faire revoir les soupapes et les pistons et il est revenu en me disant que je pourrais reprendre ma voiture mardi.

— Juste ciel !

Le cri de l’inspecteur surprit son compagnon ; il en oublia le but de sa venue à Condor Grange pour regarder fixement celui qui venait de le pousser. On l’eût dit presque effrayé… c’est que l’affaire Gatton, de son point de départ – la découverte du cadavre du jeune pilote gisant à côté de STR. P 3. – au jour prochain où deux condamnés à mort quitteraient le box des accusés pour ne plus jamais reparaître devant leurs semblables, toute l’affaire Gatton en un mot, venait de lui être révélée à la lueur foudroyante d’un fait dont la portée échappait à French. À la longue, celui-ci s’impatienta du silence de l’inspecteur et il lui demanda :

— Qu’avez-vous, Head ?

L’interpellé sortit de sa rêverie.

— Ma voiture n’est pas assez rapide et je n’ai pas de train commode pour Estwick, Mr. French, commença-t-il. Il va falloir que vous m’y conduisiez dans la vôtre, tout de suite.

— Comment ? Seriez-vous devenu subitement fou ? Parler de me faire faire demi-tour sans avoir vu…

— Je sais. Écoutez-moi, Mr. French. J’ai tenu à me procurer la liste des personnes présentes au bal de l’Aéronautique dans l’espoir d’y trouver le nom de celui des deux responsables de la mort de Gatton qui habitait Westingboroug ; or cette liste m’a été donnée par le complice de cet homme, par le second assassin ! J’ai nommé Thorburn.

— Décidément, vous êtes fou, articula French. Lundi, Thorburn était…

— Lundi soir, Thorburn est venu d’Estwick ici, dans cette voiture, interrompit l’inspecteur.

— Mais puisque je vous dis que l’auto est restée au garage Catterby jusqu’à mardi après-midi !

— De qui le tenez-vous ? L’avez-vous vue, au garage ? Non, n’est-ce pas ? Tandis que moi, j’ai la preuve de ce que j’avance. Encore une fois, qui vous a dit que votre voiture avait passé la nuit de lundi à mardi dernier au garage Catterby, Mr. French ?

— En réalité, Thorburn ne m’a pas donné cette précision, commença French d’une voix un peu hésitante. Mais…

— Consentirez-vous enfin à ouvrir les yeux ? Thorburn est le second coupable recherché par la police, celui d’Estwick. Et il faut éviter que celui d’ici aperçoive cette voiture ; elle lui donnerait immédiatement l’alerte. Faites-lui faire demi-tour, Mr. French. Nous partons pour Estwick, il n’y a pas une seconde à perdre.

— Vous ne m’obligerez tout de même pas à retourner à Estwick sans avoir aperçu Miss Bell ? Vous trouverez sûrement un autre moyen de…

Head regardait la maison alors que son interlocuteur lui tournait le dos ; il interrompit sa protestation en disant :

— Vous verrez Miss Bell, rassurez-vous. Elle vient à nous.

Jadis, de sa fenêtre, avait reconnu son fiancé au moment où il descendait de voiture. Elle l’avait attendu un bon moment ; mais voyant que son entretien avec Head se prolongeait au-delà de toutes ses prévisions, elle avait fini par perdre patience. French se retourna tout d’une pièce ; puis il courut lui ouvrir la grille.

— Jadis, ma chérie, dit-il avec émotion, comme c’est bon de vous revoir ! Head m’a appris… votre pauvre sœur ! Ma chérie, je comptais passer auprès de vous la fin de la semaine et l’inspecteur Head veut, à toute force, m’obliger à le conduire à Estwick dès ce matin.

Une main dans celle de son fiancé, Jadis se tourna vers Head pour lui demander :

— Est-ce indispensable, Mr. Head. J’aimerais tant…

— Je vais téléphoner pour qu’on envoie un avion vous chercher, interrompit French avec un regain d’espoir.

Mais il se rembrunit, visiblement exaspéré, avant d’ajouter :

… Rien à faire. Cartwright est à Farnborough aujourd’hui avec le seul appareil disponible. Et je n’ose pas demander P. 3.

— Vous le voyez, Miss Bell, j’ai besoin de Mr. French pour me conduite à Estwick, reprit l’inspecteur. C’est un dernier sacrifice que je vous demande pour… pour la grande cause dont je vous ai parlé. Il reviendra, dès ce soir peut-être.

— Bien, murmura Jadis.

Elle posa les deux mains sur les épaules de son fiancé en lui disant :

… Mon chéri, faites ce que l’inspecteur vous demande. Faites-le de bon cœur, généreusement. La cause pour laquelle il travaille est celle de tous les Anglais… Jamais nous ne nous pardonnerions d’avoir failli à notre devoir. Partez, mon chéri. Et revenez bien vite !

French l’attira dans ses bras pour l’embrasser.

— Je vous obéis, murmura-t-il.

Puis il l’écarta doucement avant d’ajouter :

… Je suis prêt, Head.

Mais l’inspecteur s’approcha à son tour de Jadis Bell pour lui baiser la main avant de partir.

— Merci, Miss Bell, dit-il. J’étais sûr de trouver une alliée en vous.

Head monta dans la voiture à côté de French qui démarra immédiatement. Tant qu’il fut en vue, Jadis, adossée à la grille, suivit des yeux le cabriolet noir. Puis, étouffant un soupir, elle rentra dans la maison.

. . . . . . . . . . . . . . .

À Crandon, distant de sept milles environ, French arrêta sa voiture devant un distributeur d’essence.

— Je n’ai pas de quoi aller jusqu’à Estwick, dit-il. Autant ne pas risquer de rester en panne un peu plus loin.

Un petit individu à l’aspect endormi sortit du garage. Il salua Head qu’il connaissait en s’approchant de la voiture, Head en descendit en lui demandant :

— Avez-vous le téléphone ici ?

— Oui, Mr. Head. Vous le trouverez à gauche, en entrant.

— Merci. Pendant que vous remplirez le réservoir de Monsieur, je vais donner un coup de téléphone. J’en ai pour une seconde, Mr. French.

En entrant dans le garage, Head consulta sa montre. Wadden devait être chez le juge ; c’était donc au Tribunal qu’il fallait le demander. Il consulta l’annuaire avant de décrocher le récepteur. Peu après, il avait le commissaire de police à l’autre bout du fil ; mais il ne le retint que le minimum de temps nécessaire.

— C’était si urgent que cela ? lui demanda French quand il remonta en voiture.

— Oui. J’ai réglé le sort du second coupable.

— Qui est-ce ?

— Son nom ne vous dirait rien.

— Bien. Je n’insiste pas. Head, vous êtes pressé d’arriver, n’est-ce pas ?

— Plus encore que vous ne le supposez.

— Eh bien ! vous allez voir de quoi ma voiture est capable. Tant pis pour vous si vos cheveux se hérissent de peur sur votre tête, vous l’aurez voulu. J’ai mis trois heures pour faire la route à l’aller… mais je gagnerai du temps au retour.

French tint sa promesse. Les deux hommes n’échangèrent plus une parole jusqu’aux premières maisons d’Estwick ; là l’inspecteur regarda sa montre et, comme French venait de ralentir pour entrer en ville, il remarqua :

— Deux heures quarante minutes pour venir de Condor Grange ici, avec l’arrêt pour le ravitaillement d’essence et le coup de téléphone, c’est un record ! Et mes cheveux ne se sont dressés sur ma tête que deux ou trois fois seulement.

— Bravo ! répondit French en riant. Maintenant, où dois-je vous conduire ? Au bureau, directement ? Mais Thorburn doit être parti déjeuner ; il en sort habituellement de bonne heure et rentre dès deux heures.

— Conduisez-moi au garage Catterby d’abord.

Un peu plus loin, French entra dans le grand garage pour se mettre à l’abri des regards des passants. Un homme s’approcha vivement de la portière en le reconnaissant pour lui demander avec une nuance d’inquiétude :

— Il y a quelque chose qui ne va pas, Mr. French ?

— Au contraire, elle file comme le vent. Monsieur désire vous poser quelques questions, Mr. Catterby, continua le jeune homme en désignant Head.

Celui-ci mit pied à terre, puis il se présenta :

— Inspecteur Head, Mr. Catterby. Veuillez m’amener ici, sans lui dire que je suis de la police, le mécanicien chargé de la réparation de la voiture de Mr. French.

— C’est Perry, le contre-maître, répondit Catterby. Je vais le chercher.

Il s’éloigna pour revenir, une ou deux minutes plus tard, avec son employé, un gros bonhomme qui parut fort ennuyé en reconnaissant French. Catterby lui désigna Head en lui disant :

— Répondez à toutes les questions de ce monsieur, Perry.

— Tout d’abord, Perry, quand avez-vous terminé la réparation de cette voiture ? Quand a-t-elle été prête à prendre la route ? commença l’inspecteur.

— Mardi matin, Monsieur, répondit l’autre d’un ton renfrogné.

— Dans ce cas, pourquoi avez-vous autorisé Mr. Thorburn à la sortir lundi après-midi ? demanda Head à brûle-pourpoint.

— Il… je… Mr. Thorburn m’a dit qu’il désirait faire un tour avec pour roder les pistons. Puis il me l’a ramenée pour une dernière vérification et il l’a reprise définitivement mardi après-midi, de la part de Mr. French ici présent.

— Avez-vous regardé les chiffres marqués au compteur avant de confier la voiture à Mr. Thorburn et quand il vous l’a ramenée ? Sans connaître la longueur de la course fournie, vous ne pouviez pas savoir si les pistons avaient été alésés oui ou non.

— J’ai vérifié le compteur avant et après, Monsieur. Mr. Thorburn avait roulé pendant plus de trois cents milles.

— Mr. French, et vous aussi Mr. Catterby, vous êtes témoins de cette déposition, fit Head en se retournant vers les deux auditeurs. Combien Mr. Thorburn a-t-il payé votre silence au sujet de cette course destinée à aléser les pistons, Perry ?

— Eh bien ! Monsieur, il m’a donné « de quoi boire un verre » pour reprendre ses mots.

— Combien ?

— Une… un billet d’une livre, Monsieur.

— Vous avez entendu, Messieurs ?…

French et le propriétaire du garage inclinèrent la tête ; Head reprit :

— Ce sera tout pour aujourd’hui, Perry. Si un mot de cet entretien transpire au dehors, je vous mettrai dedans… vous me comprenez, n’est-ce pas ? Je suis un inspecteur de la police et j’aurai besoin de votre témoignage par la suite. En attendant, le silence ou la prison, à votre choix.

— Je ne dirai rien, Monsieur, vous pouvez être tranquille.

Head remonta en voiture et French tourna sa voiture pour sortir du garage.

— Au bureau, maintenant ? demanda-t-il ensuite.

— Non. Au poste central de police, lui répondit l’inspecteur.

Quelques minutes après, pendant qu’il attendait dans l’auto le retour de son compagnon devant le poste central, French vit deux cyclistes en sortir, puis s’éloigner en pédalant à vive allure. « Des policemen en civil », se dit-il. À cet instant, Head revint, l’air très satisfait.

— Au bureau, Mr. French, dit-il. Je pense que nous y trouverons Mr. Thorburn à l’heure actuelle.

— Head, je ne puis croire qu’il ait pris cette voiture, fit French en démarrant. Songez au risque qu’il courait ! L’Alvis était identifiable… la meilleure preuve, elle l’a été. Ensuite, son arrestation n’était plus qu’une question d’heures. Thorburn est un type intelligent, je ne peux pas croire…

— Vous allez comprendre, interrompit Head. Si les projets des deux compères s’étaient réalisés, la voiture perdait toute importance. Ils l’abandonnaient sur la route pour s’enfuir dans STR. P. 3 ; vous étiez accusé de complicité et Gatton ignominieusement chassé de son poste. Thorburn et l’autre, bien décidés à ne plus remettre les pieds en Angleterre, ne risquaient rien en abandonnant derrière eux cette preuve de la culpabilité du premier.

— J’y suis, fit French un peu plus loin. Pensez-vous toujours à tout ?

— Si je pensais à tout, je ne serais pas retourné à Westingborough hier sans Thorburn, répondit l’inspecteur d’un ton sombre. Mais quel prétexte Thorburn a-t-il invoqué pour se dispenser du bureau lundi après-midi ?

— Il a dit à Gardner qu’il souffrait beaucoup d’une dent et il lui a demandé congé de l’après-midi pour aller chez le dentiste. D’après ce que Gardner m’a dit dans le courant de la soirée, Thorburn a dû quitter le bureau vers trois heures et il n’y a plus reparu de la journée.

— Gardner sera, également, cité comme témoin, remarqua Head.

Au moment où la voiture s’engageait dans la rue des bureaux de Barton et Peters, French revit les deux cyclistes aperçus peu d’instants auparavant. Ils appuyaient leurs machines contre le trottoir et, en entrant dans le bureau avec son compagnon, le jeune homme les entendit recommander au gardien d’en prendre soin jusqu’à ce qu’ils vinssent les chercher. Puis French demanda à son employé :

— Mr. Thorburn est-il rentré de déjeuner ?

— Oui, Monsieur. Je l’ai vu passer il y a environ un quart d’heure.

— Merci…

French se tourna vers Head pour ajouter :

… Si je vous montre la porte de son bureau, sera-ce suffisant ? Je préférerais ne pas… enfin, vous me comprenez ?

— Désignez-moi la porte, répondit Head. Je me charge du reste…

Il fit signe aux deux policemen de le suivre.

… Ensuite, vous me rendriez service en me procurant un taxi, fermé bien entendu.

— Vous avez entendu ? demanda French en se retournant pour parler au gardien. Faites avancer un taxi fermé et dites au chauffeur d’attendre à la porte…

Il conduisit les trois représentants de la police devant une porte voisine de celle sur laquelle Head lut ces mots : « Mr. Gardner » ; la proximité de ces deux portes fut comme un symbole pour l’inspecteur. Il avait été à deux doigts de frapper à la mauvaise !

… C’est là, acheva French.

Sur l’indication de son compagnon, Head ouvrit la bonne porte et, se souvenant du petit revolver resté en la possession de l’assassin de Gatton, il saisit les mains de Thorburn, décontenancé par la soudaineté de son geste. Les deux policemen entrèrent à leur tour dans la pièce, prêts à lui prêter main forte, puis il articula :

— Moi, l’inspecteur Head, de la police de Westingborough, je vous arrête, Frederick Thorburn, sous l’inculpation d’avoir participé au meurtre de Harry Gatton, commis près de Westingborough lundi dernier vers huit heures trente-sept du soir. Je vous préviens que tout ce que vous direz désormais pourra servir contre vous.

Et, tenant toujours les mains du petit individu devenu blême, il les ramena derrière son dos pendant qu’un des policemen tirait une paire de menottes de sa poche.

— Je… je ne l’ai pas tué, balbutia Thorburn d’une voix à peine distincte.

— Oui, fit Head en réponse à l’interrogation muette de son acolyte, passez-lui les menottes. Il peut être armé. Vous le fouillerez ensuite.

French retourna dans le hall central. Sa gorge était contractée et sèche, et il se surprit à trembler. Vainement, il essaya de se persuader que c’était la réaction, après la tension d’esprit des heures passées au volant… sa pâleur surprit Gardner qui rentrait à cet instant. Il l’aborda par ces mots :

— Qu’avez-vous, Mr. Lancelot ? Vous avez une mine de l’autre monde… et je vous croyais absent jusqu’à lundi ?

— Je… je suis revenu, répondit French sans quitter la porte de Thorburn des yeux.

— Mais il se passe sûrement quelque chose, insista Gardner. Est-ce grave ? Pourquoi regardez-vous sans cesse la porte de mon bureau ?

— Pas la vôtre, celle d’à côté. Ils… l’inspecteur Head est en train d’arrêter Thorburn, un des assassins de Gatton, derrière cette porte.

— Comment ? murmura Gardner, incrédule et cependant bouleversé.

— Thorburn a participé au meurtre ; Head m’en a fourni les preuves.

— Ne dites donc pas de bêtises ! C’est…

Mais Gardner s’interrompit car la porte venait de s’ouvrir pour livrer passage à Thorburn, encadré de deux policemen et suivi de Head. L’expression de physionomie du premier le convainquit mieux que toutes les preuves que French aurait pu lui fournir. Les policemen firent monter le prisonnier dans le taxi arrêté devant la porte ; mais Head s’arrêta devant French, la main tendue.

— Vous avez été un véritable ami pour moi, Mr. French, dit-il.

— Je compte… j’espère bien le rester, murmura l’autre d’une voix enrouée.

Il vit Head monter dans le taxi qui démarra aussitôt. Quelques secondes s’écoulèrent encore ; puis il s’approcha de la porte, suivi de Gardner, impressionné comme lui. Les deux bicyclettes étaient toujours appuyées contre le trottoir, à quelques pas de l’Alvis noire.

— C’est une voiture nerveuse, agréable au possible à conduire, murmura French. Mais c’est fini, je ne veux plus la revoir. Si je… Oui !…

Il se tourna vers Gardner pour lui demander :… Mon frère est-il rentré ?

— Pas encore, il est parti déjeuner très tard. Mais, Thorburn…

— Il est bon pour la potence… l’homme dont je répondais comme de moi-même ! Dites-moi, Gardner, mon frère avait-il sa voiture ?

— Oui. Je l’ai vu partir dedans, avant le déjeuner.

— Il a dû aller à notre restaurant habituel, sans doute. Je vais le retrouver, Gardner. Quand j’aurai déjeuné moi-même, je lui demanderai de me prêter sa bagnole et je lui laisserai l’Alvis jusqu’à mon retour, lundi prochain. Oui, j’ai encore le temps… je puis retourner auprès d’elle dès aujourd’hui.

Un taxi approchait précisément, le drapeau levé. French s’avança sur le bord du trottoir et il héla le chauffeur avec de grands gestes impatients.

CHAPITRE XX

À WESTINGBOROUGH

— Mr. Head vous demande au téléphone, M. le Commissaire. Il m’a chargé de vous dire qu’il avait un numéro à vous communiquer.

— Nom d’un tonnerre ! fit Wadden entre ses dents car il se trouvait dans la salle d’audiences quand le messager de Head vint le déranger. J’ai laissé sa liste enfermée dans un tiroir de mon bureau, continua-t-il sur le même ton. Comment pouvais-je prévoir en avoir besoin si tôt ?… Entendu, j’y vais…

Le juge venait de régler le sort de Filby, appelé à passer en jugement lors de la prochaine session du tribunal et c’était au tour de Quade d’occuper le box des prévenus. Wadden se pencha à l’oreille du greffier pour ajouter :

… Je reviens dans un instant. Affaire urgente.

Ignorant l’objection du greffier et le fait que Quade s’asseyait à cet instant précis dans le box, le commissaire de police quitta la salle d’audiences pour courir au téléphone.

Il prit le récepteur posé à côté de l’appareil ; puis il dit :

— Ici, Wadden. C’est vous, Head ?

— Oui, Chef. Mettez le numéro treize dedans. Je vous parle de Crandon et je n’ai pas une seconde à perdre. Mettez le numéro treize dedans.

— Treize ! Le mauvais nombre ! Mais, écoutez-moi, Head, j’ai laissé ma liste sous…

« Clic ! » Wadden agita furieusement le crochet ; puis il tourna une seule fois le disque, en partant du zéro.

… Allô ! Les réclamations ? Mademoiselle, je viens d’être coupé. Une communication de la police, de Crandon ! Rendez-moi le numéro de toute urgence.

— Crandon a raccroché, Monsieur. Je n’y puis rien.

— Enfer et damnation ! Cette maudite liste sous clef dans mon bureau et Quade dans le box ! Tant pis pour lui, il ne sera pas remis en liberté provisoire, voilà tout !

Wadden raccrocha brutalement, puis il rentra dans la salle. Là, il s’entretint un long moment à voix basse avec le greffier qui, finalement, se leva pour demander au juge le renvoi de la séance au lendemain.

— Le commissaire de police Wadden fait, d’avance, opposition à toute tentative du prévenu pour obtenir sa mise en liberté provisoire d’ici demain matin, acheva Lucas Barnham, greffier auprès du tribunal. Les raisons qu’il vient de me donner justifient pleinement l’application de cette mesure.

Après une très courte délibération, le juge leva la séance et Quade, très inquiet de la tournure des événements, fut ramené dans sa cellule jusqu’au lendemain. De son côté, Wadden prit en toute hâte le chemin du poste de police.

— Si ce n’était pas lui, c’était le suivant, se dit-il en introduisant la clef dans le tiroir de son bureau. Je n’en mettrais pas ma main au feu… Mais il y a une chose certaine : six de mes hommes vont pouvoir reprendre leur service normal…

Il ouvrit son tiroir et en tira la liste des quatorze citoyens de Westingborough.

… Zut ! Il aurait pu bénéficier de la mise en liberté provisoire ! C’était bien celui que je croyais !…

Wadden sonna Johnson qui apparut immédiatement, puis il reprit :

… Envoyez-moi le sergent Wells et deux hommes. Choisissez un grand modèle de menottes et allez me chercher mon revolver. Veillez à ce qu’il soit chargé et au cran de sûreté. Faites vite, Johnson… Wells et deux hommes.

Moins de deux minutes après, Wadden sortit du poste de police escorté de ses trois acolytes et la poche droite de sa tunique d’été gonflée de son revolver. La petite troupe entra dans la teinturerie de Faulkner gardée par l’employée de ce dernier, une jeune femme assise derrière la caisse qui se leva, visiblement alarmée. Le commissaire de police avait vu et entendu Faulkner à peine une heure auparavant, quand il était venu faire sa déposition devant le juge. Celui-ci l’avait ensuite félicité publiquement sur sa conduite de la veille au soir.

— Où est Mr. Faulkner ? demanda Wadden à la jeune employée. Ce n’est pas la peine de trembler comme cela, nous ne vous mangerons pas… où est Mr. Faulkner ?

— Il est sorti, Mr. Wadden. Il… il ne m’a pas dit où il allait.

— Ah ! Vous n’avez aucune indication sur son but ?

— Aucune. Il a emporté une valise, c’est tout ce que je sais.

Wadden consulta sa montre. Dans quatorze minutes, exactement, le rapide pour Londres quitterait la gare de Westingborough. Il fit demi-tour en ordonnant à ses trois acolytes :

— En route !

Aucun taxi à l’horizon. Mais, de l’autre côté de la rue, stationnait la Rolls-Royce de lady Barburam, conduite par un chauffeur en livrée blanche, impeccable. Un commerçant obséquieux venait de reconduire lady Barburam à sa voiture et il écoutait respectueusement les dernières recommandations qu’elle lui faisait par la portière. Wadden traversa la rue et il repoussa le commerçant pour prendre sa place, à la portière. La vieille dame le regarda, la bouche grand’ouverte à la manière d’un poisson hors de l’eau.

— Excusez-moi, milady, dit le commissaire. J’ai besoin de cette voiture.

— Commissaire ! s’écria la dame outragée, c’est ma voiture !

— Je le sais, milady…

Wadden ouvrit la portière, puis il ajouta :

… Je vous la renverrai. Veuillez descendre immédiatement. Je réquisitionne votre auto.

— Mais c’est un abus de pouvoir ! Une…

— Ici, Wells ! interrompit l’autre. Montez à côté de moi et aidez Lady Barburam à descendre. Nous n’avons pas une seconde à perdre…

Aidée, ou plus exactement, repoussée par le bras musclé du sergent, lady Barburam se trouva sur le trottoir, avant d’avoir eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait. Mais Wadden et ses hommes étaient dans la place et le premier donnait ses ordres au chauffeur :

… Vous me connaissez suffisamment pour savoir que je n’aurais pas fait cela sans motif grave, n’est-ce pas ? La gare, en quatrième vitesse. Je prends à ma charge la responsabilité des accidents possibles. En route !

Sachant que Wadden n’agissait jamais à la légère, le chauffeur obéit. Il lança la Rolls à une allure qui eût fait blanchir, sous leur teinture, les derniers cheveux gris de lady Barburam ; peu après, Wadden et ses acolytes en descendirent sains et saufs devant la gare.

— Merci, dit le commissaire. Ramenez la voiture à votre maîtresse et remerciez-la de ma part. Dites-lui d’adresser au poste de police sa note d’essence. Au revoir.

En entrant dans la gare, suivi de ses hommes, Wadden constata qu’il lui restait quatre minutes avant l’entrée en gare du rapide pour Londres. La première personne qu’il vit, de l’autre côté de la porte donnant accès aux quais, fut Herr Helsing qui surveillait d’un regard pensif le hall et le guichet des billets. Faulkner se trouvait précisément devant, en train de ramasser la monnaie que l’employé venait de lui rendre, après lui avoir délivré son billet ; de l’autre côté de la balustrade servant à canaliser les voyageurs éventuels vers le guichet, Wadden aperçut une grosse valise abandonnée par son propriétaire ; il la désigna du doigt à l’un de ses subordonnés.

Comme il sortait en empochant sa monnaie du couloir formé par cette balustrade, Faulkner se trouva face à face avec Wadden suivi de deux hommes en uniforme, pendant qu’un autre policeman s’emparait de sa valise. Il voulut plonger sa main dans une de ses poches, mais comme il se croyait à l’abri de tout danger, il en avait boutonné la patte… plus rapide que lui, Wadden lui décocha un coup de poing qui l’étendit, sans connaissance, contre le mur du guichet. Et ce fut le commissaire qui tira de sa poche un petit revolver bleuté, calibre trente-deux.

— Trouvé porteur de l’arme du crime, remarqua Wadden en se redressant. Traînez-le dehors, Wells, et fourrez-le dans un taxi. Je ne puis décemment pas l’arrêter tant qu’il sera sans connaissance et il en a pour quelques minutes avant de reprendre ses esprits. Passez-lui les menottes, nous le fouillerons une fois arrivés au poste de police.

Wadden jeta un regard chargé de regrets vers Herr Helsing, témoin de toute la scène et toujours immobile sur le quai. « Quel dommage, disait ce regard, de n’avoir pas le plus petit prétexte pour t’empêcher de prendre le rapide de Londres ou tout autre train, maudit étranger ! » Hélas ! un bidon neuf et une bouteille de lait ne constituent pas des pièces à conviction suffisantes pour motiver l’arrestation d’un homme coupable pour tout crime (à la connaissance de Wadden tout au moins) d’avoir puisé quelques pintes d’eau d’une rivière comme l’Idleburn… Avec un soupir, le commissaire abandonna Herr Helsing à son sort et il alla retrouver ses hommes et leur prisonnier affalé sur les coussins d’un taxi.

— Le numéro treize, murmura-t-il entre ses dents. J’aurais dû le deviner… le mauvais nombre ! Mais j’ai encore un compte à régler avec Benson, le policeman chargé de surveiller les six citoyens demeurant dans Market Street… comment diable cet imbécile a-t-il fait pour laisser Faulkner lui glisser entre les doigts ?

. . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain matin, seul dans son bureau, Wadden récapitulait mentalement les événements de la semaine, une des plus chargées et des plus fertiles en émotions de son existence, et il revoyait non sans tristesse Tom Cosway fondant en larmes au milieu de sa déposition au cours de l’enquête tenue la veille par le coroner au sujet du décès de Sheba Bell quand la porte s’ouvrit sans avertissement d’aucune sorte devant Herr Helsing en chair et en os. L’indésirable joignit les talons et il salua à sa façon avant de commencer :

— Ach ! Der Herr Kommissaire…

Mais il n’alla pas plus loin car Wadden avait retrouvé le souffle coupé par la stupeur.

— Au nom de Hitler, qui vous a laissé entrer ici ? tonna-t-il. Que me voulez-vous encore ?

— Excusez-moi, M. le Commissaire, répondit l’autre avec le plus pur accent anglais et d’une voix fort agréable, ma foi.

Il s’approcha du bureau de Wadden sur lequel il posa une carte de visite avant d’ajouter :

… Je n’ai pu résister au plaisir de vous faire marcher une dernière fois.

Wadden lut les mots gravés sur la carte : « Major Tyrrell, Travellers’Club ». Puis il regarda l’étranger indésirable.

— Herr Kommissaire ! s’écria-t-il tout à coup. L’eau de votre belle rivière l’Idleburn ! Ah ! Ah !

Tyrrell éclata de rire à son tour.

— Vous m’avez dit… vous m’avez dit de ne pas venir me réfugier au poste de police quand quelqu’un m’avait envoyé au diable ! parvint-il à articuler entre deux hoquets. Comment ai-je réussi à garder mon sérieux ? je me le demande encore…

Mais il se rattrapa en donnant enfin libre cours à son hilarité. Les deux hommes rirent de si bon cœur, si fort et si longtemps que les larmes en coulèrent sur leurs joues ; puis les spasmes du commissaire décrurent et il les entrecoupa d’exclamations décousues :

— Oh ! Seigneur, mes pauvres côtes ! Je souffre !…

Il se pencha pour atteindre la sonnette posée sur son bureau.

… Head, il ne faut pas priver Head de ceci ! Herr Kommissaire ! Le bidon, la bouteille de lait ! Oh ! Major… Johnson, dites à l’inspecteur Head de venir… Major, je n’en puis plus ! Head m’avait bien dit que vous étiez mêlé de près ou de loin à cette affaire… Oh ! mes malheureuses côtes ! Et hier, à la gare, je grillais d’envie de vous passer les menottes, comme à l’autre ! Seigneur, il y des années que je n’avais pas ri ainsi !

Quand Head entra dans le bureau, il trouva deux hommes épuisés d’avoir trop ri. Il vit la carte de visite posée sur le bureau, il la lut et il se tourna vers Tyrrell pour lui dire :

— Je vous ai entendu, Major. Et je ne suis pas prêt de vous pardonner.

— J’avais l’ordre de travailler seul le plus longtemps possible, répondit Tyrrell.

— Oh ! vous n’y êtes pas ! Je vous en veux de m’avoir frustré de ce bon fou-rire !

— Nous pouvons recommencer, si le cœur vous en dit. Inspecteur.

— Un instant, je vous prie, Major, intervint Wadden. Quel fut votre rôle dans l’affaire. Pourquoi… eh bien ! pourquoi la bouteille de lait, l’accent et le reste ?

— Vous allez le savoir. Puis-je m’asseoir ?

— Je vous en prie. Et vous aussi, Head, prenez une chaise. « Herr Helsing » était mêlé à l’affaire, vous aviez raison… mais de quelle façon ?

Tyrrell et Head s’assirent et le premier commença son récit :

— L’alerte fut donnée par le S.O.S. lancé par T.S.F. La perte de STR. P. 3 eût été un malheur réparable puisque STR. P. 2 existait toujours et que Zalescz était encore de ce monde ; mais si P. 3 avait été volé par une nation étrangère, c’était l’écroulement de nos espoirs les plus légitimes. Car l’invention de Zalescz nous assure la suprématie des airs, Messieurs ; souhaitons ensemble de ne jamais voir des escadrilles d’appareils semblables entrer en service… autrement dit de ne jamais avoir à nous servir de cette arme pour lutter pour la liberté de notre patrie.

— Amen, fit Wadden avec gravité.

— Quand le Ministère de l’Air apprit le lendemain matin que STR. P. 3 était retrouvé et que son secret était resté inviolé, le soupir de soulagement qui s’en exhala fut de force à emporter les casquettes des conducteurs d’autobus à plus d’un mille à la ronde, reprit Tyrrell. Mais comme l’avion avait séjourné toute une nuit près de Westingborough, je fus envoyé en mission dans « votre belle ville », pour parler comme Herr Helsing, de fâcheuse mémoire. L’idée d’exploiter la légende concernant les propriétés de l’eau de l’Idleburn me revient et je m’en flatte car la rapidité avec laquelle j’ai réussi à mettre la ville en révolution prouve que j’avais trouvé du premier coup le point sensible… Comme je vous ai tous aimés, dès la première seconde !

— Le fait est qu’il vous a suffi de paraître pour devenir l’idole de la ville, remarqua Wadden d’un ton sombre.

— Je vous remercie, Herr Kommissaire, répondit Tyrrell du tac au tac, pour en revenir à notre affaire, je me suis fait établir des papiers d’identité auxquels des experts eux-mêmes se seraient laissés prendre et je suis parti pour Westingborough. Mais, avant de continuer, je dois revenir de plusieurs années en arrière et vous parler d’un Allemand nommé Gérard Falkenhayn qui avait disparu ou cru disparaître – sans laisser de traces. Nous le retrouvâmes un peu plus tard, rasé alors qu’il portait la barbe auparavant, et employé à l’usine de matières colorantes de Neville sous le nom de Faulkner. Il entretenait une correspondance suivie avec l’Allemagne par l’intermédiaire d’un marchand de timbres-poste de Londres, un compatriote qui mangeait à tous les rateliers, grâce à quoi nous surveillâmes les lettres de notre espion commercial. Il ne communiquait aucune nouvelle importante à Berlin ; par contre, ses lettres présentaient un grand intérêt pour nous. Nous apprîmes par lui les noms et adresses de plusieurs de ses amis, agents secrets également, et nous décidâmes de lui laisser la bride sur le cou, pour continuer à puiser des renseignements utiles à cette source. Ce Faulkner était d’une indiscrétion vraiment profitable pour nous et nous pouvions l’arrêter à notre jour et à notre heure, comme étranger résidant en Angleterre sous un faux nom. Un beau jour, notre homme quitta les établissements Neville pour ouvrir une teinturerie dans votre ville ; environ six mois plus tard, lundi dernier, STR. P. 3 passa la nuit à quelques milles de Westingborough, après que son pilote eut été assassiné. La surveillance de la correspondance de Faulkner redoubla et je fus dépêché ici par mes supérieurs.

— Que savez-vous du second individu, ce Thorburn ? demanda Head.

— Il n’était pas de mon ressort, répondit Tyrrell. Thorburn était sans aucun doute un agent secret d’une tout autre envergure que Faulkner, un espion militaire et non commercial comme l’autre. J’ignore son identité exacte ; mais je suis prêt à parier qu’il portait le prénom de Friedrich suivi d’un nom de famille dans le genre de Thorfund, ou quelque chose d’approchant… Il connaissait Faulkner ou, plus exactement, Falkenhayn, et je pense que c’est par ce dernier qu’il apprit l’intention de Gatton d’atterrir devant Condor Grange lundi soir…

— C’est exact, interrompit Head. Je suis à votre disposition pour vous mettre au courant des résultats de notre enquête, Major. Mais terminez tout d’abord votre récit, je vous en prie.

— Je suis bien loin d’en savoir autant que vous, Inspecteur. Ma mission consistait à surveiller Faulkner et à m’assurer de sa personne s’il cherchait à s’enfuir. Même si vous n’étiez pas arrivé à la gare à temps hier matin, notre homme ne serait pas monté dans le rapide pour Londres, M. le Commissaire ; je l’aurais arrêté avant et je l’aurais remis entre vos mains. Mais j’avais vu, la veille, votre sergent parcourir la ville armé d’une puissante caméra et je savais que je pouvais laisser l’affaire entre vos mains.

— Pourquoi n’êtes-vous pas intervenu ? demanda Head.

— Parce que vous êtes de la police et que je dépends de l’Intelligence Service, répondit le major. Vous arrêtez deux criminels de droit commun et vous les envoyez au gibet, si vos preuves contre eux sont suffisantes et tout est dit. Si vous aviez échoué et si j’avais dû prendre l’affaire en main, avec mes preuves, tous les dessous de l’affaire se trouvaient révélés au grand public… l’identité réelle des assassins de Gatton, l’existence d’un avion silencieux et que sais-je encore ? Or, dans l’intérêt de notre pays, c’est ce qu’il faut éviter coûte que coûte.

— Dans ce cas, pourquoi vous êtes-vous démasqué, même vis-à-vis de nous ? demanda Head.

— Pour vous poser la question suivante : « Possédez-vous contre ces hommes des charges suffisantes pour les envoyer au gibet sans notre intervention ? » Dans l’affirmative, je disparais purement et simplement et je vous laisse le soin de les faire exécuter. Dans le cas contraire, mes collègues et moi nous nous mettrons en avant et nous obtiendrons la condamnation des assassins de Gatton avec nos preuves. Mais, en démasquant l’identité réelle de ces hommes, nous serions dans une certaine mesure obligés de nous démasquer nous-mêmes ; or, un membre de l’Intelligence Service ayant perdu son incognito n’est plus bon à rien. Les coupables doivent subir la peine capitale à tout prix. Serons-nous obligés d’intervenir pour atteindre ce but ?

— Non, Major, répondit Head. Je vous remercie de nous avoir posé la question aussi franchement ; mais je vous certifie que les assassins de Gatton seront pendus sous leurs noms de Gerald Faulkner et de Frederick Thorburn, sauf intervention de leur gouvernement.

Tyrrell sourit.

— Leur gouvernement n’interviendra pas plus que le mien n’interviendrait en ma faveur le jour où je serais « brûlé », déclara-t-il. Ces hommes ont servi leur patrie à leur façon ; ils voulaient s’emparer de l’avion silencieux et non tuer Gatton. À leur point de vue, le meurtre du malheureux pilote de STR. P. 3 fut une nécessité regrettable à laquelle ils se résignèrent faute de pouvoir atteindre leur but autrement. Mais vous êtes certain de les envoyer au gibet sans mon intervention, Inspecteur ?

— Je vous le garantis. Nous avons plus de preuves qu’il n’en faut pour obtenir leur condamnation, Major. Voici les principales : la balle extraite du cerveau de Gatton fut déchargée par le revolver trouvé sur Faulkner lors de son arrestation ; nous avons des témoins du fait que Thorburn a emprunté une voiture déterminée pour se rendre d’Estwick à Westingborough le soir du crime ; les moulages des empreintes de pas relevées sous la futaie correspondent exactement à celles faites par les souliers des deux inculpés ; les empreintes digitales relevées sur la clef du contact de l’avion sont celles du pouce et de l’index de la main droite de Thorburn ; de plus, nous sommes à même de prouver que Thorburn quitta son bureau vers trois heures, ce lundi, pour n’y plus reparaître de la journée et que Faulkner ne possède aucun alibi pour la soirée du même jour… nul ne l’a vu à Westingborough avant neuf heures moins trois minutes, au plus tôt, heure à laquelle il entra quelque peu essoufflé dans la salle du « Duc d’York ». Or, n’oubliez pas que ces hommes sont arrêtés d’hier et que notre enquête contre eux n’est pour ainsi dire pas encore ouverte… le jour où ils seront appelés à rendre compte de leur crime, notre dossier sera encore plus écrasant.

Tyrrell inclina la tête.

— Avant que je ne quitte Londres, quelqu’un de bien informé m’avait dit que je pouvais m’en rapporter à vous pour mener cette affaire à bien, Mr. Head, dit-il.

— Et moi, c’est comme si je n’existais pas ? fit Wadden d’un ton presque plaintif.

— Détrompez-vous, M. le Commissaire, répondit Tyrrell avec un sourire. Mon informateur a ajouté : « Mr. Head est trop habitué à compter sur le concours de Mr. Wadden pour ne pas être un peu perdu si jamais il venait à lui manquer ».

— Oui, Sherlock sans son Watson ! fit le commissaire d’un ton tragique.

— Vous vous trompez, Chef, intervint Head. Sans vous, je serais noyé, ni plus ni moins. Au diable vos tomates de malheur ; il en poussera toujours assez sans vous !

— Je me consacrerai à la culture des tomates un jour ou l’autre, déclara Wadden. Quand je serai à la retraite, ajouta-t-il après un moment de réflexion.

Tyrrell, un peu perplexe, dit à son tour :

— En attendant, je puis conclure que vos preuves n’ont aucun besoin d’être renforcées par celles que je possède et préfère garder secrètes pour atteindre notre but commun ?

— Oui, répondit Wadden. L’as des détectives – j’ai nommé Head – a fait le nécessaire pour cela.

— La question est donc réglée, fit Tyrrell avec satisfaction. Voulez-vous accepter de venir dîner avec moi, à l’hôtel, ce soir, Messieurs ? Je brûle de savoir comment vous avez débrouillé cette affaire, je l’avoue… Est-ce trop vous demander ?

— Est-ce au major Tyrrell ou à Herr Helsing que nous aurons affaire ? demanda prudemment Wadden.

— Ma véritable identité doit rester un secret pour tous, sauf pour vous, répondit le major. Vous me verrez donc avec ma cicatrice, mon teint rouge brique et mon faux bedon ; mais nous pourrons dîner en cabinet particulier et redevenir nous-mêmes après le départ du maître d’hôtel.

— Qu’en pensez-vous, Head ? demanda Wadden. Tout le monde s’imaginerait que nous sommes en train de passer Herr Helsing à tabac… ce serait très drôle !

— Pour ma part, j’accepte avec plaisir, Major, fit Head.

— Alors, c’est une affaire entendue, déclara le major en se levant. Je vais, de ce pas, retenir une petite salle bien tranquille et je me réjouis à l’avance d’entendre votre récit, Mr. Head.

— Vous verrez combien j’ai été près de tout gâcher par ma stupidité, répondit l’inspecteur. Une dernière question dont je m’excuse tout d’abord, Major : d’où vous vient la cicatrice que vous portez à la joue ?

— D’un coup de pinceau imbibé d’un produit en vente chez les droguistes, répondit franchement Tyrrell. Cicatrice et fond de teint résistent à l’eau et au savon ; il faut employer une sorte de mordant pour les enlever. Comme adoucissant pour l’épiderme, j’ai vu mieux ! Sept heures un quart, au « Duc d’York », cela vous conviendrait-il, Messieurs ?

— Vous pouvez compter sur nous, fit Wadden. Sauf circonstance imprévue, telle un tremblement de terre ou un nouveau meurtre, nous passerons la soirée avec vous, Major. Et j’espère que nous goûterons enfin un peu de repos, après cette semaine plutôt mouvementée…

Tyrrell parti, le commissaire regarda Head avant d’ajouter :

… Un type sympathique, ce major. Je me demande de quoi il a l’air avec son teint naturel et sans ce ventre ?

— À mon prochain séjour à Londres, j’irai m’en rendre compte, s’il m’y autorise, répondit Head.

— Ne soyez donc pas si ridiculement modeste ! Par votre intelligence et votre intuition, vous le valez tous les jours, le major…

Wadden réfléchit un moment, puis il reprit :

… Et, à tout prendre, c’est certainement vous le plus intelligent des deux. Maintenant, prenez la porte. Vous avez un bureau personnel et j’ai de quoi m’occuper jusqu’au dîner de ce soir.

. . . . . . . . . . . . . . .

À Condor Grange, Randall Bell se souleva sur ses oreillers pour regarder le jeune homme que Jadis venait d’amener près de son lit. Il le dévisagea longuement, avec une méfiance qui se dissipa peu à peu.

— Oui, dit-il à la longue. C’est une Bell et elle sait se conduire toute seule, contentez-vous de la guider si vous voulez qu’elle s’épanouisse dans le bonheur véritable. J’avais une autre fille, vous le savez ; mais il ne me reste plus que celle-ci maintenant. J’ai dit à Jadis de ne plus jamais prononcer le nom de sa sœur devant moi et c’est la dernière fois que j’en parle moi-même. Il fallait bien que je vous dise… les journaux vous ont certainement appris comment elle avait déshonoré mon nom ?

French auquel Jadis avait fait la leçon inclina la tête en silence.

… Bien, reprit Bell, que ce sujet soit enterré. J’ignore ce que l’autre est devenue et cela ne m’intéresserait pas de l’apprendre. Une nature volontaire, égoïste…

— Je vous en supplie, papa ! interrompit Jadis. Je l’aimais de tout mon cœur, moi.

— Eh bien ! ma petite fille, conserve-lui ton affection si tu veux ; mais ne m’en parle plus jamais. Emmène ton fiancé, Jade. Mon consentement n’est qu’une formalité puisqu’elle est majeure et maîtresse de sa fortune, French. Mais je vous le donne de grand cœur maintenant que je vous ai vu. Embrasse-moi, Jade ; ensuite tu me laisseras me reposer.

Dans le couloir, de l’autre côté de la chambre du malade, Jadis se pressa contre son fiancé.

— Jamais je ne me consolerai de ne pas lui avoir exprimé mon affection, la dernière fois que je lui ai parlé ! soupira-t-elle. Sheba est morte sans savoir combien je l’aimais… et maintenant il est trop tard, trop tard !

CHAPITRE XXI

NEUF SEMAINES PLUS TARD

Deux jeunes gens assis sur la pente herbeuse de Condor Hill regardaient un épagneul haleter à leurs pieds car, avec l’été, la grosse chaleur était venue. Plus loin, un terrier flairait la piste d’un lapin ; il éternuait chaque fois que des brindilles d’herbe chatouillaient désagréablement ses narines, sans se laisser décourager pour si peu.

— Pourquoi vous a-t-on appelé Lancelot ? C’est un nom qui ne vous va pas du tout ; il est prétentieux, il vise à l’effet… bref, il est tout le contraire de vous. Vous n’avez pas d’autres prénoms ?

— Si. James ; mais il me fait frémir d’horreur.

— Il me plaît beaucoup. Je vous appellerai James désormais.

— Si vous faites cela, je divorce… avant même de vous avoir épousée, Jade.

— Jim, alors ? Jim ! Voilà un nom de tout repos, simple, honnête… Jim et Jade, comme cela s’accorde bien !

— Je voudrais voir la tête de mon frère en vous entendant m’appeler Jim ! Il s’en étranglera, c’est certain.

— Il n’a pas voix au chapitre. Lance – Jim, veux-je dire – papa m’a demandé si nous pourrions venir habiter ici, après notre mariage ? Il aime tant notre chère vieille demeure qu’il ne voudrait pas y changer quoi que ce soit, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur.

— Je comprends cela !

French regarda longuement le toit de Condor Grange, à ses pieds.

… Disperser tous les beaux meubles faits pour ce cadre serait un crime, évidemment. Je pourrais aller passer deux ou trois jours par semaine à Estwick… en avion, le voyage n’est rien et j’aurais un terrain d’atterrissage devant ma porte, c’est le cas de le dire.

— Et je pourrais vous accompagner de temps en temps, murmura Jadis.

— Au début, oui. Mais quand de petits bonshommes de jade joueront parmi les vieux meubles…

— Oh ! Lance ! Jim, veux-je dire !

— Vous en prendrez l’habitude, ma chérie. Regardez-moi, Jade… C’est bien ce que je pensais, cela vous va à merveille de rougir.

— Jim ! On va nous voir de la route !

— Bravo ! vous l’avez dit du premier coup, cette fois ! Alors, cela vous contrarierait-il vraiment beaucoup qu’on me vît en train de vous embrasser ?

— Essayez toujours, c’est le meilleur moyen d’être fixé.

French ne se le fit pas répéter deux fois ; Jadis, selon toute évidence n’avait protesté que pour la forme…

Soudain, French se leva et il retira sa casquette. Jadis se leva à son tour, étonnée et le regard interrogateur.

— Qu’avez-vous, Jim ? demanda-t-elle.

— J’avais oublié que deux hommes étaient morts aujourd’hui, répondit son fiancé d’un ton recueilli. J’avais accordé toute ma confiance à l’un d’eux… mais il faut s’élever au-dessus des questions personnelles. Ils ont tué, mais ils ont payé leur dette envers la société. Leur idéal était différent du nôtre, car aucun père de famille anglais n’élève ses fils en vue de la guerre, mais ce n’en était pas moins un idéal. Je veux que vous me donniez des enfants, Jade, et je souhaite que nos héritiers jouissent, toute leur vie, de la paix que nous goûtons ensemble aujourd’hui, sur cette colline. Cependant, à l’exemple de ces deux hommes qui moururent selon leur conception de l’idéal, il y a quelques heures, j’espère savoir faire courageusement le sacrifice de mon bonheur et même de ma vie, si jamais la patrie me le demande.

— Deux hommes, murmura Jadis d’une voix émue. Deux patriotes convaincus… Mon chéri, nos cœurs battront toujours à l’unisson… quoi qu’il arrive.

FIN

À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

Ebooks libres et gratuits

Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/

Décembre 2023

— Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : FrançoiseS, FrançoisM

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[1] L’acre vaut 40 ares 4671.

[2] Poids légal : 6 kilogr. 349

[3] Milles : le mille anglais valant 1.609 m, cinquante-cinq correspond à quatre-vingt-huit.

[4] Gallon : 4 lit. 543.