Nora Waln
LA MAISON D’EXIL
Mœurs et vie intime en Chine moderne
Traduction, Michel Epuy
Préface, J.-H. Rosny Aîné
1934
« La terre est petite ! » disent souvent les Américains. Elle l’est en effet, si on la compare à la terre connue et parcourue par nos ancêtres. Longtemps, elle parut sans limites ; elle semblait la plus grande partie de l’univers ; les astres tournaient autour d’elle ; les plus notoires voyageurs n’en avaient vu qu’une partie infime. Partout des obstacles, des régions sauvages et formidables, – océans, déserts, forêts vierges.
La plus grande aventure humaine date, ce semble, de la Renaissance, après que les caravelles de Christophe Colomb, quelques barques chétives, eurent atterri en Amérique.
Par la suite, de période en période, mais de plus en plus rapidement, on découvrit et on explora des régions nouvelles.
Mais que de temps il fallait encore en 1800 pour aller d’un continent à l’autre, surtout pour traverser l’immense océan Pacifique.
C’est au XIXe siècle, surtout dans sa dernière moitié, que l’accélération devint vertigineuse. Et combien plus encore au XXe. Quels progrès depuis le fameux tour du monde en quatre-vingts jours de Jules Verne ! Un mois pourrait suffire aujourd’hui avec le chemin de fer et les steamers. En avion, théoriquement, on pourrait atteindre l’Australie en trois jours. Bientôt on le pourra pratiquement. Puis, en moins de temps encore si la vitesse de cinq cents kilomètres à l’heure était atteinte – et les aviateurs sont persuadés qu’on l’atteindra – le tour du monde serait réalisable en une demi-semaine.
Par ailleurs, il ne faut pas une seconde pour que la parole humaine se répande à travers les solitudes désertiques des océans jusqu’aux pôles et, déjà, l’on peut projeter l’image des individus et des foules à travers l’étendue.
On conçoit que les voyages se soient multipliés, ainsi que les récits des voyageurs. De ces derniers, j’en reçois plusieurs chaque mois : après quelques années, cela formera toute une bibliothèque. Même les peuples les plus sédentaires, tels les Français, délèguent partout leurs globe-trotters…
Bien intéressantes les relations de voyages, mais souvent superficielles – elles laissent quelque méfiance dans l’esprit du lecteur. C’est trop vite vu ; les impressions concordent mal avec la réalité. Et les erreurs sont innombrables.
Combien je préfère les livres de ceux qui ont longtemps séjourné dans un pays, surtout ceux qui ont vécu familièrement avec l’habitant. Parmi ces livres, celui qui m’a le plus vivement intéressé dans ces dernières années est peut-être La Maison d’Exil, mœurs et vie intime en Chine moderne par Nora Waln.
Le commencement a le charme d’une légende – mais cette légende est une authentique réalité.
La famille Lin, une des plus vieilles familles riches de la Chine, dont les archives s’étendent sur des siècles, avait commercé avec un négociant américain, nommé J. S. Waln, vers la fin du XVIIIe siècle. Lin Yan-ken envoyait à Waln des produits chinois de toute nature, dont la nomenclature se trouve sur les vieux livres de comptes de Lin Yan-ken, avec des lettres de l’Américain.
Ces lettres passionnèrent un descendant de Lin, qui se rendit en Amérique, où il tenta vainement de découvrir des traces de la famille Waln.
Plus tard, la jeune Nora Waln, ayant trouvé dans les vieux papiers de sa famille, des papiers concernant Lin Yan-ken, s’intéressa passionnément à la Chine et rêva de s’y rendre, encore que le pays fût en pleine révolution. Grâce à un couple chinois de la famille des Lin, qui voyageait en Amérique, le rêve fut exaucé.
Nora entra en relations avec la vénérable famille, riche et honorée depuis des siècles, partit pour la Chine et y reçut la plus charmante, la plus cordiale, la plus délicate hospitalité. En contact étroit avec la vie intime des Chinois, elle apprit à connaître cette race lointaine dans les moindres détails de ses goûts, de ses croyances, de ses traditions, de ses mœurs et coutumes. Son récit toujours vivant est plein de détails qui captivent : je n’en connais aucun qui m’ait donné une vision aussi aiguë du grand peuple jaune – si l’on peut appeler peuple ces masses amorphes, vaguement rattachées à de confuses autorités qui naissent et disparaissent on ne sait comment.
Nora était arrivée en Chine en décembre 1920. La famille des Lin avait envoyé à sa rencontre plusieurs de ses membres avec des servantes.
Après une heure de train, les voyageurs s’embarquent sur le bateau de la famille. Un joli bateau, et très confortable, pourvu d’une literie abondante et chaude, et de conforts qui, dès l’abord, décelaient une civilisation ancienne.
Ce bateau ne navigue pas : il glisse sur un canal glacé. Et l’on rencontre chemin faisant nombre d’autres bateaux à patins qui emportent tant de provisions qu’on se croirait sur une terre pantagruélique. Rien n’annonce là cette misère, qui ravage, depuis des siècles et des siècles, la masse populaire, en contraste avec le luxe abondant des riches.
Les paysans apparaissent à Nora gais, rieurs, les yeux brillants. Le bateau fait halte à la Cité du Repos du Milieu du Jour, où fourmille une population hilare et bavarde. Une hôtellerie reçoit les voyageurs, et l’on y mange, ma foi, fort bien.
Jusqu’ici rien n’annonce un pays en révolution. Mais tandis que nos voyageurs consomment leur dîner de poulets aux châtaignes, de porc, de choux, de haricots, d’œufs de pigeons, de radis, de soupe au bambou, la révolution se décèle. Un soldat est entré, sale, mal vêtu, brutal, l’air stupide, qui commande insolemment un repas, le dévore comme un goinfre et paye avec un billet qui ne vaut rien et sur lequel il faut que l’hôtelier rende de la belle monnaie sonnante et trébuchante. L’hôtelier, intimidé, le fait avec des génuflexions respectueuses. Tout le monde s’incline, se soumet, servile – et les membres de la famille Lin feignent de ne rien voir.
Quand on rembarque, on voit, sur le quai, une horde de soldats en train de dépouiller ces paysans naguère hilares, à qui l’on prend volaille, fruits, légumes, porcelets… Une vieille femme est frappée à la tête pour avoir esquissé quelque résistance, une fillette est froidement tuée parce qu’elle a voulu sauver son âne et des jeunes garçons de quatorze et quinze ans sont emmenés de force pour servir dans l’armée.
Cependant, on arrive sans encombre à la Cité natale des Lin, enclose de murailles formidables. Toute la famille accueille les voyageurs et Nora mène une vie merveilleuse, une vie d’abondance et de douceur dans ce pays pourtant dévasté par la guerre civile. On a l’impression d’un miracle.
Je me suis attardé un moment sur ce début, qui est un très captivant exorde à tout ce qui va suivre et suscite des visions précises. Ce que j’en dis d’ailleurs n’est qu’un mauvais abrégé d’un chapitre délicieux.
Que de choses la jeune Américaine va apprendre dans cette aimable famille, dans ce domaine antique où persiste toute la Chine ancienne – la Chine des familles dominantes.
Chez nous, la maison n’est plus qu’un lieu de passage, hors dans quelques districts privilégiés. Chez les Lin, tout un long passé persiste dans le présent. Les temps se confondent. Les coffres sont pleins de légendes écrites, la maison regorge de souvenirs tangibles. Les quatre-vingt-trois personnes de la famille, hommes, femmes et enfants, sont d’hier autant que d’aujourd’hui. Tout, autour d’elles, les ramène en arrière. On songe à la machine de Wells, la machine à explorer le temps. Je ne crois pas que même dans la vieille Égypte immuable, les hommes aient été à ce point immergés dans les traditions.
L’histoire des Lin est un chapitre d’une Histoire générale, dont elle se détache d’ailleurs nettement, car les Lin ont leurs rites, leurs croyances, leurs superstitions, leurs coutumes propres, leurs devins, leurs savoirs ; c’est un petit peuple, un clan, si l’on veut, mais un clan ultra-civilisé.
Parmi tant de détails exquis, tant de baies ouvertes sur la vie chinoise, tant de frais épisodes, tant de recettes et d’anecdotes toutes pleines d’intérêt, on hésite à faire quelques citations.
On en trouverait partout d’aussi agréables que celle-ci :
« Il y avait dans sa chambre deux armoires de bois noir couvertes de sculptures représentant des scènes champêtres. Shun-ko prit dans l’une de ces armoires cinquante rouleaux de peintures sur soie… Sur toutes des pruniers, mais pas deux pareils. Elle m’apprit à lire ces peintures, c’est-à-dire à connaître l’état du temps, s’il avait été chaud ou froid, pluvieux ou ensoleillé, tel ou tel jour d’une ancienne année, à la façon dont chaque pétale de fleur était peint.
» De l’autre armoire, elle sortit cinquante autres peintures d’après lesquelles elle pouvait dire si les saisons avaient été bonnes ou mauvaises pour les récoltes, les moissons et les produits des fermes. Depuis vingt-deux générations, c’est la femme résidant dans la seconde maison du Lapin blanc qui tient cette sorte de journal agricole et météorologique. »
Nora reste longtemps, familièrement, avec les Lin, et malgré les révoltes et les massacres, sa vie apparaît étrangement paisible.
Elle se marie enfin avec un Anglais, haut fonctionnaire chinois. et ce sont de nouvelles scènes de mœurs extrêmement intéressantes, entre autres les curieux rapports entre Nora et ses domestiques.
Cependant, les troubles incessants, les changements fantastiques de régime, l’expédition de Shanghaï, la conquête de la Mandchourie par les Japonais, finissent par avoir des réactions sensibles sur la vie de notre Américaine. Elle nous décrit ces drames sociaux et politiques, avec un extrême agrément et des détails plus caractéristiques qu’on n’en trouve dans les autres livres sur la Chine, qu’il m’a été donné de lire.
La fin du volume fait pendant au début : Nora retourne chez les Lin, l’hiver, en bateau à patins, sur la glace ; elle repasse par les lieux où elle passa naguère, elle se retrouve enfin parmi ses incomparables hôtes, toujours aussi hospitaliers et aussi affectueux.
La traduction de ces mémoires a été faite par Michel Epuy, qui connaît à fond toutes les finesses de la langue anglaise : pour qui a, comme moi, vécu parmi les Anglo-Saxons, la transposition en français apparaît impeccable.
Michel Epuy y déploie, par surcroît, ses qualités éminentes d’homme de lettres – romancier de grand talent, peintre de mœurs, essayiste admiré. Il vient de publier un livre de mémoires personnels, plein de fraîcheur, de naturel, de spontanéité, que je me permets de recommander aux lecteurs.
J.-H. ROSNY aîné,
de l’Académie Goncourt.
N’ayant eu pour but en écrivant ce livre que de peindre la vie quotidienne d’une famille chinoise, je puis rester fidèle à la vérité en ne lui donnant pas son nom réel. Ce nom, ainsi que ceux qui ont épousé les filles de cette famille, n’ont aucune importance pour le lecteur européen ou américain, mais comme mes écrits sont souvent traduits et publiés dans les journaux chinois, les personnes désignées par leur vrai nom dans les descriptions de leur vie privée, pourraient à bon droit s’en offusquer.
Nora WALN.
La Maison d’Exil.
Province
de Hopei, Chine.
À la fin du XVIIIe et au commencement du XIXe siècle, Lin Yan-ken entretenait des relations commerciales très suivies avec mon aïeul J. S. Waln. Il lui envoyait de l’ambre, de la cire, de la casse, du cinabre, des jeux d’échecs en ivoire, des fauteuils en bois précieux, des éventails dorés, du gingembre, du chanvre, de l’indigo… Du jute, du kaolin, du musc, du nankin, des miniatures de pagodes en argent… De la rhubarbe, des graines de melon et d’abricot, des ombrelles, du thé, des papiers peints, de la porcelaine, de l’encre de Chine, de la xanthine.
Tels sont les articles qu’expédiait par voiliers un négociant de Canton, sujet de l’ancien empire de Chine, à un marchand quaker, de Philadelphie, États-Unis d’Amérique. On en retrouve la nomenclature fidèle dans de vieux livres de comptes au papier jauni.
C’est d’ici, de cette maison paternelle, que Lin Yan-ken partit pour Canton, afin de s’associer à son oncle maternel Houqua, qui était l’un des treize Chinois autorisés par l’empereur Ch’ ien Lung à faire du commerce avec des étrangers. Arrivé à Canton le lendemain de la fête du Lavage des Fleurs, en l’année du Cochon, du cycle de Chi-hai, il y demeura jusqu’à la fête nautique du Dragon, en l’année du Cheval, du cycle Jenwu. Selon notre calendrier, ce séjour dura de mai 1779 à juin 1822.
Lin Yan-ken revint alors à la maison natale et y jouit encore quinze années d’une heureuse vie de famille. Jusqu’à ce retour, il n’avait eu qu’un fils, mais durant cette période le nombre de ses descendants s’accrut au point de former la famille classique : cinq fils et deux filles. Durant les dix dernières années de sa vie, il fut le chef, l’Ancien de la Maison d’Exil. Maintenant encore des anecdotes de sa vie et des maximes qu’il aimait à répéter sont connues de tous les membres de la famille, car les Chinois aiment à se transmettre de génération en génération les vérités glanées autrefois par leurs aïeux.
C’est Lin Wei-sung qui est maintenant l’Ancien de la Maison d’Exil. Durant les après-midi d’été, il a l’habitude de nous réunir dans la cour intérieure, à l’ombre fraîche de deux arbres au feuillage entrelacé ; en hiver, il nous rassemble dans la bibliothèque, où le soleil, qui passe à travers les fenêtres en papier de riz, met de chaudes taches d’or sur le tapis. Les arbres qui ombragent la cour portent le nom de Yan-ken. Il en planta un le jour de son départ pour Canton, et l’autre, le soir de son retour à la maison paternelle.
Quelquefois l’Ancien nous lit des classiques. D’autres jours il nous fait part des nombreuses expériences de sa vie ; et toujours il encourage les autres à parler librement. Les plus jeunes s’habituent ainsi à prendre part aux conversations sans fausse honte. Souvent Fan-lei, femme du troisième fils de l’Ancien, nous entretient du folklore chinois ; et, à l’occasion, Keng-lin, un oncle qui joue du luth, se joint à nous ; il nous chante des poèmes épiques où figurent nombre de héros et d’héroïnes de la famille des Lin. Une fois, l’Ancien envoya un domestique chercher une boîte d’ivoire qui se trouvait dans un coffret de laque verte. Cette boîte contenait une enveloppe toute jaunie, dont il sortit deux feuilles de papier. Il les déplia soigneusement et tendit le tout à Ching-mei en lui disant d’en prendre connaissance et de les passer aux autres assistants.
L’enveloppe portait ces mots : « Confié aux bons soins du Capitaine Blackinston, Commandant la Persévérance. » Le texte d’un des feuillets était en anglais et l’autre en donnait la traduction en chinois. L’en-tête de la page anglaise était daté de « Philadelphie, le 10 du sixième mois » et était signée « J. S. Waln ».
C’était une lettre adressée à Lin Yan-ken. L’expéditeur y exprimait sa satisfaction de ne recevoir de Lin Yan-ken que des marchandises en parfait état et répondant à la qualité annoncée.
Il regrettait que les conditions du moment ne lui permissent pas d’échanger avec son correspondant autre chose que des valeurs matérielles. Il terminait en exprimant l’espoir que les générations futures verraient le temps – qui devait certainement venir – « où les méfiances entre les nations auraient enfin disparu » et où les Lin et les Waln pourraient échanger des visites.
Il ne nous fut permis que de lire rapidement cette lettre, puis l’Ancien la replaça dans la boîte d’ivoire, qu’il ferma à clé et qu’il fit reporter dans le coffret de laque. Il dit alors : « Nous, Chinois, nous avons une plus longue histoire que n’importe quel peuple du monde. Nos chroniques remontent à quarante-six siècles en arrière. Nous sommes restés volontairement isolés. Les Occidentaux nous ont rarement inspiré confiance ; ils nous ont trop souvent trompés.
» À la date de la lettre que vous venez de lire, l’opinion publique subissait l’influence de certains événements… Je vous en expliquerai trois, et si vous désirez en savoir davantage, vous trouverez tous détails utiles dans les grands ouvrages historiques rangés sur la paroi ouest de la bibliothèque.
» Premièrement : Au moment où la dynastie des Ming était à son apogée, une flotte de vaisseaux aux voiles blanches remonta la rivière de Canton. Elle était commandée par Fernao Perès de Andrade, Portugais. Il sollicita une entente commerciale privilégiée. Son charme personnel impressionna favorablement le vice-roi de Canton, qui appuya cette requête auprès de l’empereur régnant Wu Tsung.
» Celui-ci trempa son pinceau dans le vermillon pour accorder l’autorisation. Il invita l’étranger à Pékin. Andrade remplit ses vaisseaux de soieries, de porcelaines, d’ivoires, de thé, et de toutes sortes de produits chinois, et les envoya au Portugal, puis, avec une royale escorte, il se rendit à la Cour, où il fut magnifiquement accueilli et honoré.
» Les vaisseaux revinrent avec les remerciements de l’empereur du Portugal, qui se déclarait enchanté des produits chinois. Ces premières marchandises furent généreusement payées. Ensuite, afin de faciliter les transactions, Andrade obtint pour quelques centaines de ses compatriotes la permission d’établir des comptoirs sur nos côtes. La plupart choisirent comme résidence les plus charmantes de nos cités méridionales, Ningpo et Foochow.
» Peu-de temps après, le frère d’Andrade arriva avec une nombreuse flotte armée en guerre. Nos courtois visiteurs ne se soucièrent plus de politesse. Ils pillèrent nos entrepôts et nos temples. L’un d’entre eux fendit insolemment d’un coup d’épée la chaise de mariage d’une fille de la maison de Chu, à Ningpo. Pour nous débarrasser de ces hôtes malfaisants, nous dûmes les massacrer.
» Deuxièmement : Tout le long de notre histoire, nous avions entretenu d’excellents rapports avec les habitants des îles Philippines. Lorsque les premiers vaisseaux occidentaux y arrivèrent, la population était en majorité chinoise.
» Le chef de cette expédition était Espagnol. Il se conduisit d’abord d’une façon fort décente. Des affaires avantageuses pour lui comme pour nous furent conclues.
» Mais lorsque ses compatriotes eurent pris pied dans ces îles, ils déclarèrent qu’il y avait trop de Chinois et ils massacrèrent quelques milliers d’entre nous. Notre ancêtre, Lin Po-Chun, fut une de leurs victimes.
» Troisièmement : Vers la fin de la dynastie des Ming, au moment où la famille impériale, en pleine décadence, était si absorbée en de vils plaisirs que le peuple n’avait d’autre ressource que la révolte à main armée, de nouveaux vaisseaux arrivèrent d’Occident dans le port de Canton. Ils bombardèrent les forts, débarquèrent des troupes et hissèrent leur drapeau. Ainsi, ils purent établir un comptoir dans la banlieue de Canton. Ils produisirent d’ailleurs une charte signée de Charles Ier d’Angleterre et datée de 1635.
» Lorsque, à la dynastie des Ming succéda celle des Ch’ ing, la présence de ce comptoir parut indésirable. Mais nous n’avions point de vaisseaux de guerre capables de déloger les intrus. La puissance militaire n’avait aucune faveur chez nous. De tout temps, le soldat fut rangé dans la plus basse classe de la société.
» Alors, le pinceau de vermillon entra en jeu pour notre protection. Un édit impérial, défendant sous peine de mort à tout Chinois, homme, femme ou enfant, de quitter sa terre natale, fut affiché à la porte de tous les bureaux officiels. Des crieurs allèrent le proclamer trois fois par an par toutes les provinces. Treize négociants seulement, choisis parmi les plus prudents et les plus sages, eurent la permission de faire des affaires avec les Occidentaux. Eux seuls et leurs employés purent entretenir des relations avec les étrangers.
» C’était la fortune pour eux. Ils tâchèrent tous de garder leur licence dans leur famille de génération en génération. Ils n’employaient que des parents dans leur maison de commerce. Leur situation était très délicate, car ils devaient se porter garants de la soumission des étrangers aux règlements. Si un Occidental enfreignait une ordonnance, c’était son garant chinois qui en supportait les conséquences et perdait son privilège. En outre, toute sa fortune était confisquée par l’État. Les Occidentaux ne pouvaient jeter l’ancre que devant Canton et se borner à de rapides opérations commerciales. Durant le règne des trois premiers empereurs Ch’ ing, il était défendu aux étrangers de s’approcher de la ville dans un rayon d’un quart de mille, de naviguer sur la rivière, de monter en rickshaw, de se promener dans la campagne, de regarder aux portes de la cité.
» Mais sous le quatrième empereur, la promenade fut autorisée. Trois des plus influents négociants chinois avaient fait valoir auprès de l’empereur que les étrangers se trouvaient confinés dans leurs petits vaisseaux durant quatre ou cinq mois de séjour et autant de traversée. Dès lors, ils purent se rendre quatre jours par mois, par groupes de dix au plus, sous la conduite de leur répondant chinois, dans les jardins de Fati. Ces jours-là, les jardins étaient fermés aux Chinois, notre empereur voulant éviter tout contact des habitants avec ces gens qu’il jugeait barbares et sans culture.
» Il fallut des dizaines d’années pour que les étrangers finissent par s’apercevoir qu’aucune force militaire ne garantissait l’exécution des ordonnances, qu’ils pouvaient fort bien aller et venir à leur gré dans le pays, et nous imposer leur religion et leurs marchandises. »
… Après un long silence, l’Ancien ajouta en nous renvoyant : « Nous conservons précieusement la lettre que vous avez lue tout à l’heure afin de montrer à chaque génération que leur ancêtre Yan-ken était un commerçant intègre et que tous les Occidentaux n’étaient pas des sauvages. »
Dans le récit de sa vie, Lin Pao-lin raconte qu’étant tout enfant, la lettre de Waln enflamma son imagination et l’emplit d’un immense désir de voyager et de connaître le reste du monde. Très bon étudiant et doué d’une grande force de volonté, il obtint de faire partie du premier groupe d’étudiants qui furent autorisés à aller parfaire leurs études aux États-Unis.
Il demeura en Amérique de 1872 à 1881. Pendant son séjour, il adressa une lettre à la « Famille Waln, City of Brotherly Love », leur demandant s’ils étaient toujours désireux de recevoir la visite d’un membre de la famille Lin. Cette missive lui fut retournée par l’administration des Postes.
Pao-lin revint en Chine. Il rapportait quelques douzaines de livres scientifiques et toutes sortes d’appareils. Il installa chez lui un laboratoire où il donnait des leçons de science à son fils et aux filles de sa parenté que cela intéressait. C’est là qu’il fut tué, en été 1900, par des fanatiques nationalistes surnommés « les Boxers ».
Personnellement, je commençai à m’intéresser à la Chine en avril 1904. J’avais neuf ans et j’étais en séjour chez mes grands-parents Elijah et Anne Waln, à leur ferme des monts Grampian, en Pennsylvanie. C’était par un jour de pluie. Comme j’avais fait un trou dans mes souliers de caoutchouc, il m’avait été défendu de sortir.
Mon grand-père était allé voir un de ses amis végétariens à Philadelphie. Ma grand-mère était fort occupée à confectionner un nouveau patron de frivolité sous la direction d’une grand-tante qui était venue lui tenir compagnie pendant l’absence de mon grand-père.
Je m’ennuyais. Debout sous le porche, je cherchais à me distraire en considérant le vieux valet de ferme William Welty en train de raccommoder un harnais et délibérais sur les moyens d’aller le rejoindre, lorsqu’un pinson tout pimpant en son neuf plumage d’été, noir et jaune, se laissa choir, toutes ailes repliées, jusqu’à ma hauteur. De là, il rebondit en tournoyant gaiement au-dessus de ma tête, célébrant si joyeusement sa liberté que je n’y pus tenir et me précipitai dans la cour. Le vieux Welty, usant de son autorité, malgré mes neuf ans, me renvoya vivement à la maison. Lorsque grand-mère vit mes pantoufles toutes souillées de boue, mes bas blancs mouillés, et des taches jusque sur ma robe, elle me relégua à ma chambre, mais, au lieu de m’y rendre, je montai au grenier. Et là, dans un coffre, je trouvai des exemplaires de la Gazette des États-Unis qui enveloppaient une robe de noce de quelque aïeule quakeresse.
Ma grand-mère me retrouva absorbée dans la lecture de ces vieux journaux et me les laissa. Ils sont là sur ma table tandis que j’écris ce prologue aux chapitres de mon journal, qui constituent le présent volume. Bien des articles révélateurs de l’état des choses et du monde en 1805 attirent maintenant mon attention, mais à l’âge de neuf ans, après leur découverte dans le grenier, c’était surtout la mention de mon propre nom qui me frappait dans ces feuilles centenaires. Chaque numéro comportait une rubrique d’annonces maritimes, annonçant l’arrivée des vaisseaux à Philadelphie et énumérant la nature de leur cargaison. Je ne prêtai attention qu’aux listes de marchandises à destination de la maison Waln, qu’aux bricks, frégates ou schooners dont les Waln étaient armateurs.
En ce temps-là, je n’avais pas encore été à Philadelphie, mais un article de la Gazette en décrivit pour moi la croissante prospérité. Son auteur rappelait « l’époque où la ville ne comptait que trois voitures appartenant à l’aristocratie et où deux ou trois vaisseaux seulement y accostaient annuellement ». Et il ajoutait qu’il avait assez vécu « pour voir maintenant trois cents voitures de maîtres circuler dans les rues et quinze cents navires par an y arriver de tous les points du globe, une vingtaine d’entre eux revenant des antipodes ou ayant doublé le cap de Bonne-Espérance, à la recherche des plus merveilleux produits de l’Orient ».
Quoique cette description fût déjà vieille de quatre-vingt-dix-neuf ans, mon imagination d’enfant ne la situait pas dans le lointain passé, mais se plaisait à me représenter ces fabuleuses cargaisons destinées à mes ancêtres et à les considérer comme un peu miennes. Je ne rêvais que du port de Canton.
Les années passèrent. J’en arrivai à posséder une collection d’histoires chinoises et des dictionnaires. Je me plongeai dans l’étude des philosophes de Lao-tze Mencius et de Mo-ti. J’appris par cœur des morceaux choisis de Confucius. Grâce à mes parents, je réunis une collection de cartes, de livres de loch, de vieilles lettres, et j’y ajoutai cinq volumes de vers traduits du chinois. J’écrivis encore une triste ballade – qui fut publiée par un magazine – à propos de l’empereur-enfant Pu-yi, qui fut le dernier « Fils du Ciel ».
Enfin, par un clair et doré matin d’automne, la jeune étudiante que j’étais au collège de Swartmore fut appelée au téléphone. Je pris le récepteur. Une dame parla. Elle m’expliqua qu’elle voyageait en Amérique avec son mari, Chinois de la famille des Lin, et que, désirant faire la connaissance de quelque membre de la famille Waln, elle avait fini par trouver mon nom dans un annuaire de la société des Amis des Écoles. Elle m’invita à venir la voir chez elle lorsque j’aurais achevé mes études.
Ce fut de la sorte que j’allai en Chine.
Kuo y kuo fa : chia yu chia fa.
Chaque famille a ses règles ;
Chaque
pays a ses lois.
(Proverbe chinois.)
Ce fut à la fin décembre 1920, à l’époque où les canaux du nord de la Chine sont gelés, que j’entrai pour la première fois à la maison paternelle des Lin, sur le Grand Canal. Accompagnée de son mari, de la famille du frère aîné de son mari et de trois servantes, Shun-ko était venue à ma rencontre jusqu’à Pékin.
Elle me présenta les trois servantes, qui s’appelaient « Bald-Trois », « Douce Pluie » et « Canard Fidèle », et, me désignant la première, me dit : « Celle-ci est à votre service. »
Après une heure de train, nous prîmes le bateau particulier de la famille. Nous emportions cinq paniers de provisions. « Il y en a pour deux semaines », m’expliqua Shun-ko, « mais quoique notre voyage ne doive durer qu’un jour, il est plus sage de prévoir plus qu’il ne faut afin de n’avoir pas d’ennuis si quelque retard survient ».
Le bateau était pourvu de patins de traîneau et d’une voile, qui ne servait qu’en cas de vent favorable. Pour l’heure, il n’y avait pas un souffle et la voile était repliée. Les hommes se tenaient à l’avant et les femmes à la poupe. De confortables matelas rouges, des couvertures de peau de renard doublées de poil de chameau, des duvets de soie, des chauffe-pieds pleins de charbon ardent rendaient le voyage confortable.
L’équipage était composé de trois bateliers. Ils travaillaient chacun à leur tour durant le temps que mettait à se consumer une baguette de bois allumée dans la niche qui contenait l’image sculptée de Lung-mu (ou dragon, divinité protectrice des mortels qui passent l’eau). Pour tout moyen de propulsion, une longue perche à bout ferré. Ainsi monté, le bateau démarra et se mit à glisser vers le Sud sur la glace du canal, sans collision avec de nombreux autres esquifs pareillement transformés en traîneaux. Je me trouvais tout à fait bien au creux des douces fourrures et des couvertures aux gaies couleurs, entre Shun-ko et sa nièce Mai-da, qui avaient pris chacune une de mes mains.
Nous tenions notre droite. À notre gauche, défilaient sans cesse de semblables bateaux à patins débordant des produits de la campagne. Poulets, oies blanches à bec jaune, canards bruns, pigeons gris dans des cages d’osier, lapins grignotant des herbes, cochons noirs protestant à grands cris rauques contre ce mode de transport, chèvres grasses à grosse queue. Des monceaux d’œufs ; des boisseaux de riz décortiqué ; du blé rouge, du millet blond ; des cacahuètes en coques ; des plateaux superposés en gradins garnis de fruits rouges confits ; des champignons au vinaigre dans des bocaux incrustés de sel ; des quantités de paniers bien couverts pour protéger leur contenu contre le froid, et dont une couverture soulevée inopinément par le vent laissait apercevoir céleri, laitue ou betterave.
Au beau milieu de leurs marchandises, les paysans, leur femme et leurs enfants, en route pour le jour de marché de la ville, étaient uniformément revêtus de longues blouses bleues amidonnées et très propres sous lesquelles ils avaient des manteaux fourrés. Leurs joues étaient rouges comme des pommes d’api, leurs yeux noirs étincelaient et leurs faces joyeuses, toujours prêtes à s’éclairer d’un vaste sourire.
Petits garçons et petites filles, montés sur des esquifs plus petits, traversaient à tout instant les files, échappant miraculeusement aux accrochages imminents. Des patineurs montaient ou descendaient la route de glace et s’amusaient dans les recoins moins encombrés à exécuter toutes sortes de figures de fantaisie.
En évitant d’endommager les pistes montantes ou descendantes des traîneaux, des ouvriers extrayaient de la glace à conserver pour l’été. Ils l’empilaient dans des corbeilles faites de rameaux tressés et pourvues d’une forte anse. Ils enfilaient au fur et à mesure ces anses sur une longue perche dont deux hommes prenaient chaque extrémité pour aller enterrer la glace dans de grands trous, exactement comme cela se pratiquait, d’après les annales de Wei, il y a plus de trente siècles.
Des femmes poussaient des brouettes à claire-voie vers les rives et échangeaient des plaisanteries avec les scieurs de glace, tandis que leurs canards et leurs oies s’ébattaient dans l’eau libre. De place en place des pêcheurs perçaient la glace et, accroupis tout autour de ces trous, plongeaient leurs filets…
Nous passions fréquemment sous des ponts de pierre à hautes arches dont plusieurs étaient ornées d’inscriptions ; et souvent leur voûte était d’une courbure telle qu’ils méritaient bien leur nom de bosse de chameau. D’autres formaient un demi-cercle si exact que leur ombre, sous un soleil d’aplomb, formait avec elles une circonférence parfaite, considérée comme un anneau « porte bonheur » par les voyageurs qui passaient en son centre.
À chaque pont, les Lin notaient le niveau de la glace, et quelquefois ils s’arrêtaient pour mieux en faire mesurer l’épaisseur par un des bateliers. Le père de Mai-da inscrivait toutes ces observations. Shun-ko remarquant que ma curiosité s’éveillait à ce propos, m’expliqua : « Depuis de nombreux siècles, les meilleurs ingénieurs du pays étaient chargés de veiller à l’entretien du grand réseau de nos canaux… qui ressemble à un gigantesque dragon dont les bras innombrables enserrent toutes nos provinces. Si nous le maintenons en bon état, nous pouvons parcourir tranquillement ses artères. Mais quand on le néglige, il est sujet à de dangereuses sautes d’humeur. On raconte qu’il est susceptible de violents débordements à l’époque de la fonte des neiges, ou des grandes pluies, et qu’alors, il dévaste champs et villes, prélevant un lourd tribut de vies humaines et semant la famine derrière lui. Notre province est arrosée par les eaux des monts Shansi.
» Mais le Grand Canal est depuis quelque temps fâcheusement ignoré par les pouvoirs publics. Depuis l’avènement de la République, des représentants de notre famille ont signalé chaque année l’ensablement de certaines branches et l’affaissement de certains fossés d’écoulement dans notre voisinage. Mon mari et le père de Mai-da viennent justement d’en parler au Président. Ils ont été courtoisement reçus, mais ils ont l’impression que l’on ne fera rien, car, d’après ce qu’ils entendent dire dans les maisons de thé et les hôtels de ville par les voyageurs venant des provinces de Yangtze ou du fleuve Jaune, la même incurie règne partout. »
Il y avait un peu de neige dans la campagne grise et nue. Certains endroits étaient tout couverts de chaume de riz. Par intervalles, on voyait de petits champs de blé d’hiver où paissaient des troupeaux. Un petit garçon chargé d’empêcher les bêtes de tondre les pousses de trop près frappait sur le dos d’un grand bœuf.
Je n’aperçus aucune ferme isolée. Des sentiers à peine visibles reliaient le canal aux villages fortifiés, épars dans la plaine, et ces villages entre eux. Chaque village avait au bord du canal un endroit où la protection des dieux était implorée, mais les habitants préféraient vivre loin de l’eau, parce que, disaient-ils, « il est plus sage d’aller chercher l’eau et laver le linge à quelque distance que de demeurer où passent toutes sortes de gens ».
Ils n’ouvraient pas volontiers leurs portes aux étrangers, m’expliqua Shun-ko. C’est pourquoi de nombreuses auberges en torchis se trouvent au bord du canal. On y trouve à manger, des lits, des écuries, des supports pour les bateaux et généralement un ouvrier capable de faire quelques réparations. Les salles des deux auberges où nous nous arrêtâmes pour prendre de l’eau chaude pour le thé étaient pleines d’insectes et empuanties de l’odeur des milliers de voyageurs qui y avaient passé depuis des siècles.
Hommes et femmes parcouraient les sentiers à califourchon sur de hautes selles en bois, à dos d’âne. Et souvent on apercevait sous leur bras la tête duveteuse d’un enfant. Les ânes portaient des sonnettes à leur collier rouge. D’autres se prélassaient dans des litières suspendues entre deux poneys. Quelques-uns passaient dans des chaises aux couleurs éclatantes, portées par quatre hommes et précédées d’un crieur pour faire place libre et annoncer l’important personnage. Les petites gens s’écartaient, en paraissant prendre autant de plaisir que moi-même à contempler la magnificence des grands.
Il y avait encore des voitures tirées par des mules et montées sur deux hautes roues de bois, garnies de clous à tête de cuivre poli et dont les essieux se prolongeaient d’une bonne longueur à droite et à gauche. C’étaient des voitures fermées dont les occupants étaient assis, jambes croisées, sur des peaux de chèvre.
Les piétons portaient, qui un coq, qui une image à brûler sur une tombe, qui des ustensiles de cuisine à rendre à des voisins, mais la plupart avaient sur l’épaule une perche chargée de masses de fins spaghettis enroulés ou de minces croissants de gélatine. Shun-ko me dit que les spaghettis et la gélatine étaient les principaux produits du pays. Tout cela était porté à la ville, dont la grande industrie consistait à empaqueter ces marchandises en de brillants sacs de papier pour la vente au détail.
De paresseux nuages bleus flottaient au-dessus de nos têtes. Je fus tirée de ma paisible rêverie par la voix du père de Mai-da.
— Pourquoi, me demanda-t-il, a-t-on donné au Japon les possessions allemandes en Chine ? On a cherché à nous intéresser à la Grande Guerre en nous disant qu’il fallait apprendre à l’Allemagne que la civilisation moderne s’oppose aux guerres d’agression. Et puis, à la fin des hostilités, nous ne sommes pas libérés de la mainmise japonaise.
Shun-ko lui imposa silence.
— Ma sœur d’élection, dit-elle, n’est pas plus responsable de ce dont vous vous plaignez que Mai-da de l’état dans lequel la République laisse nos canaux.
Le père de Mai-da s’excusa.
À une courbe du canal, la Weary Pagoda nous apparut. Nous ralentîmes pour mieux sentir l’influence de cette vision favorable et jouir de la musique des cloches qui sonnaient aux cinq étages du monument. Le mari de Shun-ko m’en conta la légende. Cette pagode aurait été bâtie à des milliers de milles plus loin, mais elle avait décidé de venir à Pékin. Elle s’arrêta pour se reposer auprès du canal, et quand elle vit quelle pacification sa beauté produisait dans les cœurs des voyageurs et des habitants, elle résolut de rester là, se disant que l’empereur et l’impératrice avaient bien assez de pagodes en leur capitale.
Les bateliers s’étaient approchés pour écouter. Tout en parlant, le mari de Shun-ko s’étant penché vers nous, un de ses gestes fit tomber deux oranges d’un panier. Les fruits roulèrent sur la glace au devant d’un patineur vêtu de soie claire et coiffé d’un bonnet de martre. L’étranger s’inclina gracieusement et ramassa les oranges. Il nous les remit avec une belle révérence et échangea, d’une voix très musicale, quelques phrases avec nos bateliers…
Shun-ko murmura gravement quelques mots à l’oreille de Mai-da, puis se tournant vers moi :
— Les jeunes filles en âge de se marier sont un danger permanent pour la paix des familles. Je vous en prie, tant que vous resterez avec nous, ne regardez jamais un homme. Baissez modestement les yeux quand il s’en trouve un devant vous.
Juste avant midi, nous arrivâmes en vue de la Cité du Repos du Milieu du Jour. Les tours de ses portes, couleur de rubis, d’émeraude et de saphir, s’élevaient très haut au-dessus de ses murailles grises. Alors, le plus vigoureux de nos bateliers prit la perche, quoique ce ne fût pas son tour ; les deux autres ne la lâchèrent pas pour cela et tous trois lancèrent notre véhicule à grande vitesse. Ce fut ainsi que nous fîmes plusieurs tours à l’ombre des murs qui, à l’est de la ville, s’élèvent droit sur les bords du canal, et devant le quai de la porte du Sud, dont les larges escaliers de pierre descendent jusque sous la glace transparente.
Il nous fut possible de débarquer, de monter jusqu’à la place ensoleillée, où, entre les murs et le quai, se répandait une foule joyeuse et loquace. Ici et là se reposaient des porteurs de chaises ou des bateliers, ailleurs des jeunes filles, avec des récipients d’eau chaude, des linges, du savon, lavaient la figure des voyageurs pour un penny. Des barbiers installés en plein vent accommodaient les têtes rasées des républicains aussi bien que les longues queues des vieux Chinois, coupaient les cheveux de leurs compatriotes ou leur nettoyaient les oreilles. Deux écrivains publics à chaque bout du quai se mettaient au service des gens pressés, et une diseuse de bonne aventure, sous un parasol de papier peint, prédisait fortune à tous ses clients. Des marmitons poussaient des brouettes où des chaufferettes entretenaient l’appétissante odeur des viandes, des soupes, des jambons, du riz sauté, des petits cochons rôtis, des pommes confites, des dattes farcies… Ils annonçaient leurs marchandises à grand renfort de cris, de chants et de gestes qui suscitaient rires et réparties dans la foule.
Les clients recevaient leur portion dans des bols sur lesquels étaient disposées des baguettes en croix et ils allaient consommer sur de vieilles tables de pierre, polies par l’usage, sous un grand arbre centenaire. Un jeune musicien aveugle, appuyé au tronc, jouait d’une guitare à trois cordes. « C’est un soldat de l’armée de Tuan Chi-jui ; il a perdu la vue en août 1917 dans une bataille qui anéantit l’espoir de restauration des Manchus », m’expliqua Shun-ko. « Il revint chez lui, et maintenant, il joue dans les places publiques et dans les fêtes particulières, partout où il peut. Il a dans son répertoire de nombreuses ballades de son cru et de vieux chants qui avaient rendu son père célèbre dans les maisons de thé de dix-huit provinces. »
Je commis l’erreur de penser que nous tirerions notre lunch de nos paniers de provisions, mais ils n’étaient là qu’en cas de nécessité ; on les avait laissés sur le bateau. Bald-Trois me fit signe de monter dans une chaise, la cinquième d’une longue file où les hommes nous précédaient et où les servantes venaient en dernier lieu. Dans cette chaise, Shun-ko, sa belle-sœur, sa nièce et moi étions enfermées de telle sorte que personne ne pût nous voir. À la hauteur de mes yeux se trouvait une fente oblongue recouverte de gaze brune. À travers ce voile, je vis que l’on nous emmenait à l’intérieur de la ville, le long d’une étroite rue en pente où pendaient de nombreuses enseignes ; puis, à gauche, en un passage resserré, entre deux hauts murs gris, interrompus par places de portes closes, teintes en vermillon. Enfin, une de ces portes s’ouvrit, sur l’ordre de Yang-peng, et par là notre chaise pénétra jusqu’à la troisième cour intérieure d’une tranquille hôtellerie.
Un homme très mince dans sa riche robe de soie bleu sombre nous salua et nous conduisit en une petite salle où des escabeaux étaient disposés deux à deux autour d’une table carrée en acajou. N’ayant rien commandé de spécial, on nous servit l’ordinaire « cinq plats » des restaurants, au prix d’un dollar par personne.
Ce furent : des poulets aux châtaignes en sauce aigre ; des crevettes aux champignons et oignons verts ; du porc aux choux avec des haricots ; du céleri et des œufs de pigeon ; du poisson et de la soupe de bambou. Avec cela, du vin de riz, chaud, servi dans des tasses miniatures, pour « aider à la digestion ». Des assiettes de radis salé et de gelée de fruit se trouvaient en outre au centre de la table.
Pendant le repas, un soldat entra tout à coup. Il fixa un moment les regards sur le mari de Shun-ko, puis examina ce que nous mangions. Il me considéra un bon moment. Mes compagnons ne lui prêtèrent aucune attention et je m’efforçai de faire de même.
Enfin, il déposa son fusil, muni de sa baïonnette, sur la seule table qui restait inoccupée. Il avait une physionomie stupide et son uniforme était de grossière cotonnade, mais l’élégant restaurateur le servit avec empressement. D’autres domestiques vinrent prendre ses ordres et l’assiette de compote de fruits passa de notre table sur la sienne, sans qu’aucun membre de la famille des Lin parût remarquer son insolence.
Il mangea rapidement, grossièrement, avec des hoquets, puis se leva et jeta un billet de vingt dollars sur la table. (Plus tard, Shun-ko me dit que c’était un billet sans valeur, émis par un gouverneur non autorisé.) Le restaurateur s’inclina profondément et pria le soldat de se considérer comme invité par la maison, mais le client, sans répondre au salut, répliqua grossièrement qu’il ne se laissait pas acheter pour un repas et qu’il désirait la monnaie de son billet en argent, puis il le reprit et le lança à la figure du restaurateur.
Celui-ci rendit dix-neuf pièces d’un dollar, que le soldat fit sonner une à une sur sa baïonnette pour en éprouver la valeur. Puis il les plaça dans sa bourse et sortit en se curant les dents. Comme il passait près de moi, je vis que ses chaussures étaient de pauvre tissu, comme son costume, et qu’il y avait mis des journaux pour avoir plus chaud aux pieds.
Un brasero était allumé dans la salle. Une fois le soldat parti, le restaurateur y jeta le billet de vingt dollars et les baguettes dont le militaire s’était servi à table.
Le repas se termina avec du riz fumant et du thé parfumé, servi dans une théière à large panse. Shun-ko m’expliqua que dans tous les bons restaurants et les familles soigneuses, il y avait des théières différentes pour toutes sortes d’occasions. Cette fois, notre restaurateur, qui n’avait jamais vu d’Occidentale, avait demandé qui j’étais, et, apprenant que j’étais invitée chez les Lin, il avait proposé la théière « qui prévient les malentendus ».
Les porteurs nous ramenèrent sur le quai. Le batelier dont c’était le tour de piloter le bateau avait la physionomie riante d’un homme bien repu ; les deux autres dormaient à l’arrière du bateau. D’abord, la course reprit le long de la route de glace, entre des champs neigeux, comme auparavant, mais un peu plus tard, un esquif rempli de soldats et conduit par un batelier effrayé nous croisa, puis ce fut un autre, monté par une douzaine de jeunes garçons et un officier. Ils avaient pris un vieux paysan et sa femme, et éparpillé leurs marchandises sur la glace. Un jeune homme avait embroché le coq de la fermière à sa baïonnette et le tenait en l’air à l’applaudissement de ses compagnons. Comme elle se débattait pour sauver sa volaille, l’officier la frappa sur la tête. Un demi-mille plus loin, un coup de feu retentit et nous vîmes tomber une fillette qui n’avait pas voulu donner l’âne attaché auprès du moulin où elle faisait sa farine. Le soldat qui l’avait tuée conduisit l’âne au canal pour servir aux transports de guerre.
Sans ralentir de vitesse, les Lin conférèrent à voix basse avec leurs bateliers. Les servantes prirent aussi une part active à la discussion. Nous prîmes une branche détournée du canal. À droite et à gauche, la campagne était déserte. Nous n’aperçûmes personne jusqu’au hameau qu’habitait l’oncle d’un des bateliers.
Celui-ci alla lui demander de nous prêter une voiture pour atteindre directement la maison des Lin. Il revint en pleurant. Cinq jeunes garçons du hameau, y compris le fils unique de son oncle, avaient été recrutés de force par l’armée. Tous les cinq étaient âgés de douze à quatorze ans. Shun-ko dit alors : « Si nous devons vivre sous le règne de la soldatesque, c’est bien en effet le seul moyen : prendre les hommes dès l’adolescence pour en faire des brutes. »
Il nous fut impossible en cet endroit, non plus qu’en quatre autres villages, d’obtenir une assistance quelconque. Les gens ne s’occupaient que d’eux-mêmes. Il n’y avait pas eu de troupes dans le district depuis cinq mois, et cette subite série de réquisitions était survenue inopinément un beau matin au moment où les portes des villages étaient ouvertes et les paysans dispersés. Ils avaient perdu voitures, bestiaux, aliments, habits d’hiver et tous leurs fils entre douze et seize ans, sauf ceux que l’on avait eu l’habileté de cacher rapidement. Un Ancien avait parlementé avec les soldats assez longtemps pour que l’on pût descendre trois jeunes garçons dans une niche pratiquée en vue de telles occasions dans la paroi d’un puits.
« Ils ont passé trop vite », disaient les villageois. « Sûrement, ils reviendront plus nombreux. » En conséquence, les pauvres gens réparaient leurs murailles et leurs portes, cachaient un peu partout les pièces séparées de leurs voitures, de leurs chaises à porteurs, de leurs harnais ; aiguisaient leurs couteaux de cuisine, leurs fourches et leurs faucilles. Je demandai quelle était cette nouvelle guerre. Le mari de Shun-kome répondit : « Ce n’est pas une nouvelle guerre. C’est une période troublée. Quand vous connaîtrez bien notre histoire, vous comprendrez. Nous avons eu souvent de ces temps agités qui ont duré de soixante à cent ans, entre des dynasties différentes, durant les quarante-six siècles de notre histoire. Cette fois, on dira qu’il s’agissait de faire renaître la république. »
Nous étions unanimes à penser qu’il était plus sage d’éviter le Grand Canal. Nous ne pouvions marcher, car Shun-ko, la mère de Mai-da et les servantes avaient toutes les pieds rétrécis des Chinoises. Nous prîmes des canaux latéraux et détournés. Devant les portes fermées de nombreux villages, je vis des provisions toutes chaudes préparées pour adoucir l’humeur des soldats affamés.
Ce ne fut que bien après le coucher du soleil que nous arrivâmes enfin à la Cité natale des Lin. Les portes en étaient fermées depuis la tombée de la nuit. Les murailles, assez larges pour que neuf chevaux y puissent passer de front, s’élèvent perpendiculaires aux bords du canal. Un batelier frappa aux lourdes portes, et enfin, un gardien s’éveilla. Mais il refusa d’ouvrir avant le lever du soleil. Il savait bien qui était allé à Pékin à la rencontre de l’étrangère, il les connaissait depuis leur enfance, il entendait leurs voix familières, mais encore, il ne se sentait pas le droit d’ouvrir avant l’heure prescrite.
Après bien des pourparlers, le gardien envoya son fils chercher un membre de la famille des Lin. Nous attendîmes un peu frissonnants sous la clarté vert et or de la lune. Bientôt quelqu’un nous héla. Le plus âgé d’entre nous répondit. Un autre appel. Le suivant par l’âge se nomma. Et ainsi de suite jusqu’à ce que ce fût mon tour. Alors, Shun-ko me dit de crier mon nom.
Enfin, la lourde porte craqua sur ses gonds. Nous entrâmes. Avant de nous saluer, l’Ancien de la famille, qui nous avait identifiés à nos voix, referma la porte, poussa les verrous et remplaça la bande de papier qui scellait les deux battants par une autre sur laquelle il inscrivit son nom. Il avait amené des chaises à porteurs qui nous firent passer par une rue étroite et montante, puis tourner à gauche, traverser une ruelle plus étroite encore sur laquelle s’ouvraient de place en place de grandes portes rouges, arriver enfin, dans une voie plus large, devant une porte écarlate dont le guichet s’ouvrit à notre approche.
Dos de Chameau, le gardien, reconnut ses maîtres. Il tira les battants de la « porte du Monde extérieur », s’inclinant et riant de plaisir à voir revenir les voyageurs sains et saufs. Massés derrière lui, tous les Lin, jeunes et vieux, nous attendaient. Je restai à l’écart tandis que les membres de la famille se retrouvaient. Chia ho fu tzù sheng, répétaient-ils tous inlassablement. C’était la belle sentence que je connais maintenant si bien et qui signifie « le bonheur naît spontanément dans une famille unie ».
Ainsi je fis mon entrée dans la maison paternelle des Lin, sur le Grand Canal, dans la province de Hopei, au nord de la Chine, dans cette chère maison surnommée, d’abord avec dérision, et maintenant avec tendresse, « La Maison d’Exil ».
Dès le moment de mon arrivée en Chine, j’eus la même impression qu’Alice au pays des Merveilles : il me sembla qu’au delà d’un miroir magique, je vivais dans un autre monde, mais un monde réel, tandis que celui que je venais de quitter ne me paraissait plus qu’un rêve. « Ce ne sont pas des briques vernies, du blanc mortier, des tuiles bleues qui font la beauté de la maison ; ce ne sont pas des meubles en acajou sculpté, des tentures dorées, des jades clairs qui lui confèrent de la grâce, mais, même en torchis, la maison d’un homme d’esprit est belle, et elle est pleine de grâce si une femme de cœur, même marquée de petite vérole, l’habite. » Telle est la traduction de l’inscription qui figure sur la première pierre de la maison des Lin.
Il y en a six générations actuellement en vie. Ils habitent en de petites maisons d’un étage, d’une seule pièce, disposées en carré dans la grande cour pavée. Les prolongements des toits, soutenus par des piliers, leur font de grandes vérandas sous lesquelles on se repose par les jours de pluie, et où l’on peut contempler les scènes féeriques et les fabuleuses créatures peintes sous les rebords du toit.
Ces petites maisons n’ont de portes et de fenêtres que du côté donnant sur la partie de la cour à laquelle elles appartiennent. Elles sont assez nombreuses pour loger confortablement la famille, qui compte quatre-vingt-trois personnes, hommes, femmes et enfants, à l’heure où j’écris ces lignes. Il y a aussi beaucoup de place pour recevoir leurs nombreux amis et connaissances.
Les différentes cours sont reliées entre elles par des passages découpés dans les murs, en forme de fleur, d’éventail, de vase ou de lune pleine. Toutes les cours sont groupées autour du hall des Ancêtres, petit édifice double toit et d’un étage et demi qui renferme les mémoires des vingt-neuf générations des Lin et de leurs femmes, qui ont « cueilli là la fleur de la vie ».
Un grand mur défensif, de six pieds d’épaisseur et de quatre hauteurs d’homme, entoure l’ensemble des cours et des habitations. Il est donc impossible de voir au dehors ou d’en être vu. C’est seulement du haut des murs d’enceinte de la ville que le regard peut plonger sur le fourmillement des petits toits brillant entre les feuillages des arbres. À l’occasion, quand les rameaux sont dénudés, on peut apercevoir le flottement d’une robe de soie dans une allée, entre une véranda et un bassin semé de lotus.
La porte de la Compassion, simple et petite fenêtre percée dans le mur nord, est réservée aux œuvres charitables. C’est, avec la porte du Monde extérieur, où peuvent entrer les voitures, la seule ouverture dans le mur de la propriété. D’ailleurs, à la porte de la Compassion la vue est interceptée par une image pieuse représentant la déesse de la Miséricorde, et à celle du Monde extérieur se dresse en guise d’écran un paravent en briques de porcelaine peinte de l’épaisseur d’un bras, deux fois plus large que la porte et aussi haut que le mur d’enceinte. Il constitue une mosaïque représentant un dragon vert.
De pareils rigides rideaux de pierre sur lesquels sont sculptés des phénix d’heureux présage et l’unicorne, symbole de l’arrivée du sage, interceptent la vue entre le hall de la Dignité et les maisons d’habitation. C’est là que les invités sont reçus, après avoir passé devant le dragon vert.
Quoique trente-cinq générations se soient succédé entre ses épais murs gris, cette demeure conserve son nom de Maison d’Exil, car l’origine de la famille est à Canton. Les habitants d’Hopei les appellent les Lin de Kuangtung, et la branche restée à Canton dit qu’ils sont temporairement absents, bien que le fondateur de la Maison d’Exil, Lin Fu-yi, se soit établi à Hopei sous la dynastie des Yuan, il y a six siècles et demi.
Son nom figure dans l’état-major des ingénieurs chargés par l’empereur mongol Kublai-Khan de prolonger le Grand Canal vers le nord, jusqu’à Cam-buluc (maintenant Peiping), où résidait sa cour. Lin Fu-yi n’avait que dix-huit ans lorsqu’il reçut du gouverneur de Canton l’ordre de se rendre dans le Nord pour se mettre au service de l’empereur mongol. Il s’était déjà fait connaître par la construction d’une écluse sur un canal local. Mais comme il était fils unique et avait déjà « cueilli la fleur de la vie », il fut autorisé par l’empereur à retarder son départ, se marier et attendre que sa femme fût enceinte.
Alors, il remonta le Grand Canal jusqu’au lieu du rendez-vous avec Sun Hung-shen, sous les ordres de qui il devait se mettre. Il devint amoureux, à première vue, de la fille de Sun, Sun Li-la, qui n’avait que quatorze ans. À cet âge, elle aurait dû être encore bien cachée dans la maison des jeunes, chez ses parents. Mais alors qu’elle n’était qu’une petite fille potelée de trois ans, son père, envoyé dans le Nord, l’avait prise avec lui pour adoucir son exil. Les années avaient passé, la fillette avait grandi, l’affection que lui portait son père s’était accrue, de sorte qu’il eut de plausibles excuses pour ne pas acquiescer aux demandes réitérées de sa femme qui réclamait le retour de sa fille à la maison paternelle.
Les Mongols gouvernaient avec douceur et se montraient fort accommodants. Lorsque la femme de Lin Fu-yi accoucha d’une fille, la famille obtint du gouverneur de Canton que le jeune ingénieur pût venir la voir. Il reçut pareille permission deux autres fois en six ans : pour une autre fille, et enfin, pour un garçon.
Le pays était prospère. Le Grand Canal constituait la seule grande route que les riches prenaient pour se rendre à la capitale. Pour satisfaire pleinement les anciens de sa famille, Fu-yi se fit construire à part pour lui-même les « Trois Cours Orientales » et mit de côté une petite fortune.
Li-la avait alors vingt ans. Alors, quoique Fu-yi ne pût songer à l’épouser et que le père de la jeune fille refusât de la lui laisser prendre comme Ch’iéh (concubine légale ?) » elle sauta le mur de la maison paternelle et pénétra dans le logis que son amoureux avait fait préparer pour elle en qualité de « jupe verte ». Après cela, il ne retourna plus jamais à Canton. Soixante ans plus tard son corps fut réclamé par sa famille.
Fu-yi a un « mémorial » à Canton, un autre à Hopei. Le premier ne signale de lui qu’un fils peu aimé. Le second est vraiment un monument, dessiné par Li-la et mis à la place d’honneur dans le hall des Ancêtres de la Maison d’Exil. « L’harmonie complète entre homme et femme est comme la musique de la harpe avec le luth », telle fut la conclusion de Shun-ko lorsqu’elle eut achevé de me conter ce roman d’amour, qui présida à la fondation de la Maison d’Exil.
Lin Fu-yi eut de Li-la deux garçons et une fille.
Lorsque le fils qu’il avait eu de sa première femme mourut, son grand-père entreprit le long et difficile voyage vers le Nord pour tâcher de le convaincre de profiter d’une nouvelle permission et de revenir à Canton. Mais Fu-yi, alors tout-puissant sur le canal, refusa et renvoya l’aïeul en déclarant rudement qu’il ne voulait plus d’autre enfant que de Li-la. Celle-ci, émue de compassion pour le chagrin du vieillard, le raccompagna durant un jour de voyage et lui confia son fils, unique à ce moment-là, afin de ne pas interrompre la lignée des Lin de Canton. Cet enfant devint plus tard gouverneur de province et Ancien de la famille.
La fille de Li-la épousa un Wong, d’une famille voisine. Un passage – encore en usage – fut aménagé dans le mur mitoyen des deux propriétés de telle façon que la jeune femme pût aller visiter ses parents à son gré sans passer par la grande porte du Monde extérieur. On l’appelle la porte de Mai-lin.
Le second fils de Fu-yi grandit aux côtés de son père. Le réseau de canaux reliant Cambuluc avec le Yangtze et les voies d’eau des provinces orientales et méridionales étant terminé, Fu-yi fut nommé inspecteur général des transports du riz dû comme tribut. Quand il prit sa retraite, ce fils qui lui avait donné sept petits-fils pour lesquels on avait aménagé la « Cour des Fils » à la Maison d’Exil, lui succéda.
Un de ces fils succéda aussi à son père. La charge d’inspecteur fut alors complétée par celle de « receveur des taxes de transport », et ainsi, en quatre générations la Maison d’Exil fut bien établie dans le pays.
Les mémoires du hall des Ancêtres de la Maison d’Exil s’accordent avec les annales des dynasties de Yuan, des Ming et des Ch’ ing pour démontrer l’absolu dévouement de tous les descendants de Li-la et de Fu-yi à l’entretien du Grand Canal.
D’après ces annales, il est clair que les empereurs considéraient cet immense réseau navigable comme une des plus précieuses richesses du pays, qui se suffisait à lui-même jusqu’en 1842. Mais alors, les canons étrangers, qui ouvraient les voies à l’expansion économique occidentale, bombardèrent la jonction du canal avec le fleuve Yangtze, et, en paralysant ce centre stratégique, forcèrent la Chine à sortir de son isolement.
On trouve également dans ces annales gouvernementales de nombreuses ordonnances concernant les dépenses considérables engagées pour l’amélioration et l’entretien du Grand Canal, les moyens d’éviter les dommages causés par les crues, le contrôle du trafic, la perception des droits de douane, la limitation des pouvoirs des directeurs, et des abus « qui ébranlent le trône ».
Les Lin déployèrent tous non seulement une grande intelligence en tout ce qui concernait le canal, mais aussi une véritable habileté à s’adapter aux circonstances. Dès la dynastie des Yuan, ils reçurent de grandes terres, qu’ils se bornèrent à cultiver sans jamais y bâtir le moindre pavillon.
Comme leurs familles augmentaient constamment en nombre et que l’état de leurs finances le permettait, ils avaient considérablement ajouté aux primitives « Trois Cours Orientales ». Ils firent construire un bâtiment pour leur bibliothèque et leur collection de manuscrits. Ce fut l’œuvre du cinquième fils du cadet de Fu-yi. Il honora sa famille en sortant premier de l’examen impérial, institué en 1315 par l’empereur Yen Tsung, qui restaura la grande tradition scolastique (dite « Forêt des Crayons ») en choisissant les gouverneurs des provinces parmi les plus savants. Le marbre blanc dont est construit le mur du Ciel dans la cour du Soleil levant à la Maison d’Exil fut apporté des passes de Khyber par un Lin qui faisait du commerce avec les Indes.
« Il vaut mieux établir une branche nouvelle que de couper la lignée », telle est l’inscription que fit graver au fronton de la porte le petit-neveu de ce hardi négociant. Celui-là ne devint Ancien de la famille qu’à l’âge de quatre-vingts ans. Et cependant ce fut lui qui rétablit les rapports entre la branche de Canton et celle de Hopei. Il se rendit à Canton et y conféra avec l’Ancien des Lin du Sud. Il ramena une petite Cantonaise de quatre ans comme future épouse de son arrière-petit-fils favori, qui avait alors cinq ans.
Ce couple fut, dit-on, idéalement heureux. Lorsqu’une jeune fille de la famille se marie, on lui souhaite d’être « aussi heureuse que celle qui vint de Canton » Les azalées qui ornent les terrasses de la maison l’Enfance ont été plantées par un Lin qui était magistrat dans la province de Chekiang. Il en rapporta les racines. L’école fut bâtie par Lin Shih-mo qui n’aimait pas que les enfants prissent leurs leçons dans la bibliothèque. Le jardin d’enfants, avec le petit étang à fond de sable, fut dessiné par son fils négociant.
Le jardin principal fut commencé par Lin Wu-lin. Il y assembla des rocailles, y creusa des bassins, bâtit des pavillons et y planta des bambous pour plaire à sa mère. De considérables agrandissements y furent apportés par son petit-neveu, dont la femme était poète et avait besoin d’un endroit isolé pour ses méditations. La « Retraite du Poète » est séparée du reste du jardin par une haie de sapins nains. Bien que cet asile de verdure n’ait que quelques mètres carrés, tout y est si bien combiné que la perspective semble s’étendre sur plusieurs milles. En effet, une allée sinueuse semée çà et là de sièges et de petites tables pour écrire, passe devant une cascatelle, monte à travers un fouillis de verdure, descend dans un petit vallon fleuri, entre dans un taillis épais, arrive à un pavillon au bord d’un lac plein de hauts lis d’eau, suit un paresseux ruisseau qui coule dans une riante prairie et s’arrête à la porte d’un rustique cottage. Tous les vers de cette poétesse sont encore là, dans un meuble du cottage.
L’épouse d’un Lin qui aimait les oiseaux a fait aménager la cour que l’on appelle « l’Assemblée des Amis Ailés ». C’est elle-même qui découpa les planchettes où l’on éparpille le riz, confectionna les corbeilles qui contiennent de la graisse par temps froid et des matériaux utiles à la fabrication des nids, fit apporter du sable, amena l’eau courante et planta des arbrisseaux porteurs de graines.
C’est de telle sorte que la demeure familiale s’est peu à peu accrue au cours de six siècles et demi. Et elle continue. Le haut mur d’enceinte ne suit plus une ligne droite, mais s’évase par places pour enserrer toute nouvelle parcelle de terrain qu’il est possible d’acquérir pour les besoins de la maison.
Ici, comme partout dans le monde où une famille subsiste durant de nombreuses générations, des légendes et des superstitions ont pris naissance, lorsque deux colombes restent silencieusement perchées sur le toit du hall des Ancêtres, les Lin appréhendent une mort soudaine dans la famille. Et lorsque deux colombes aussi gémissent dans le feuillage délié de la fougère arborescente plantée dans la cour des « Trois Orientales », tout projet de mariage dans la famille est aussitôt abandonné, même si – comme il est arrivé – la jeune fille a déjà quitté la maison dans la « chaise » nuptiale, ou si la fiancée d’un fils a déjà reçu les souhaits de bienvenue sous le signe de la « pomme de la paix ».
Le soir de mon arrivée à la Maison d’Exil, la servante Bald-Trois me fit passer derrière un étroit paravent qui ne me cachait guère que jusqu’au milieu du buste et me fit signe de me déshabiller. Demeurée devant le paravent, elle allongeait le bras à chaque vêtement que je quittais, l’examinait, puis le passait à Canard Fidèle, qui le regardait aussi avant de le remettre à Mai-da en train de se dévêtir derrière un autre paravent.
Mai-da m’expliqua par gestes que j’allais mourir de froid et elle-même se pelotonna au creux des couvertures de son lit. Bientôt Bald-Trois et Canard Fidèle apportèrent une jarre de terre qu’elles remplirent à demi d’eau chaude et placèrent à côté de moi. Comme je tardais à m’y plonger, Bald survint par derrière et m’y fit entrer. Alors, elle versa encore de l’eau chaude, jusqu’à ce que les herbes qui y flottaient vinssent me frôler le menton, une fois assise, ou plutôt accroupie, les jambes repliées sous moi. J’avais terriblement sommeil, mais chaque fois que j’essayais de sortir de l’eau Bald m’y retenait. Elle m’y fit rester jusqu’à ce que Canard Fidèle eût apporté le souper. Alors je me séchai avec des linges chauds et me roulai dans des couvertures sur le bord du lit. Une table de quelques centimètres de hauteur fut placée entre Mai-da et moi.
Sur cette table étaient disposés deux jolis bols d’un bleu d’œufs de rouge-gorge et deux paires de bâtonnets d’ivoire à manche d’argent. Puis, trois plats fumants qui contenaient du blanc de poulet, des choux rouges, du poivre vert, du filet de porc aux châtaignes… Tout cela préparé à des sauces si nouvelles et si appétissantes que je brûlais d’en avoir les recettes pour les envoyer à mes sœurs. Je tâchai de me servir des bâtonnets aussi habilement que possible, mais lorsqu’on enleva les bols, il y avait des gouttes de sauce sur le plateau. Bald le remplaça aussitôt par un autre en laque rouge et posa devant nous deux bols vert de mer avec des cuillères en porcelaine. Canard Fidèle nous servit alors dans une petite terrine de même couleur verte de la soupe de poisson. Grâce aux cuillères, je pus absorber de cette soupe un peu plus que des précédents plats.
Ensuite vint du riz à la vapeur servi dans des bols blancs. Le difficile était de le porter à la bouche avec des bâtonnets. Mai-da et les servantes riaient de mes efforts maladroits. Pour dessert, nous eûmes des poires d’hiver, blanches et dures, avec du thé de jasmin d’une pâle couleur d’ambre, sans lait ni sucre.
Après le repas, Bald nous donna des linges chauds pour nous essuyer la figure et les mains, puis elle jeta de nouvelles tiges de maïs dans le fourneau de briques placé sous le lit et souffla les chandelles. Je m’endormis au joyeux crépitement du feu.
Ce fut au croassement familier des corbeaux que je m’éveillai. Le soleil me brillait sur la figure. Mai-da dormait, la tête appuyée sur un morceau de bois pareil à celui que, pour ma part, j’avais mis de côté avant de fermer les yeux. Canard Fidèle peignait ses longs cheveux noirs debout près de la fenêtre. Mai-da se réveilla. Elle se dressa en se frottant les yeux et dit quelque chose aux servantes. Alors Canard Fidèle abaissa des rideaux de papier devant la fenêtre et me repoussa au lit. Nous dormîmes encore. Et ce fut Bald qui nous réveilla en nous apportant des tasses d’eau de riz chaude. Après les avoir bues, il fallut se laver et s’habiller.
Mes vêtements avaient disparu. Deux tiroirs de laque se trouvaient côte à côte sous la fenêtre. Mai-da, qui ne parlait pas anglais et qui a toujours refusé de l’apprendre, me fit comprendre par gestes que l’un de ces tiroirs était pour moi, l’autre pour elle. Ils contenaient des vêtements identiques, que les servantes nous apportèrent.
Je suivis donc l’exemple de Mai-da. D’abord, je m’enroulai de dessous les bras jusqu’aux hanches dans une bande de forte soie couleur chair, puis je mis un pyjama de soie couleur de pêche dont le pantalon était à larges plis par devant et par derrière. Par-dessus ce pyjama de dessous, j’en revêtis un autre de même modèle de satin héliotrope bordé de lapin blanc. Ensuite, je mis des bas blancs dans lesquels je fis rentrer les bords de mes deux pantalons et entourai mes chevilles de bandes de satin vert-pomme. Après cela, je revêtis un troisième pyjama, exactement de même forme que les précédents, mais de brocart rouge-vin et doublé d’écureuil gris. Je me sentais si peu souple dans tout cela que je fus heureuse de faire comme Mai-da et de tendre mes pieds à Bald pour les chausser de velours noir doublé de renard rouge.
Sur ces entrefaites survint Shun-ko. Elle expliqua qu’on avait dû enlever mes habits parce qu’ils ne convenaient pas à une habitante de la Maison d’Exil. Elle m’enleva mes épingles à cheveux en disant qu’il valait mieux me coiffer comme Mai-da. D’ailleurs, mon chignon causerait de l’étonnement, étant donné qu’en Chine seules les femmes mariées relèvent leurs cheveux.
Je fus donc coiffée à la mode du pays : cheveux légèrement gommés, raie au milieu, et, depuis la nuque, longue natte, enroulée à son extrémité d’un fil rouge. Bald, trouvant que mes cheveux jaunes étaient couleur de la gentiane de mauvais augure, voulait les teindre en noir, mais Shun-ko lui répondit que le jaune était aussi la couleur des pétales intérieurs du lotus sacré.
Bald fut satisfaite de mes mains, qu’elle trouva exactement de même grandeur que celles de Shun-ko. Mais, peu après, découvrant que l’on ne m’avait pas percé les oreilles dans mon enfance et que je ne pourrais ainsi porter des boucles de saphir comme Mai-da, sa déception fit peine à voir.
Mai-da sortit de mon tiroir une jaquette bleue sans manches doublée de castor et me fit signe de l’endosser. Laissant Mai-da à ses occupations, Shun-ko m’emmena chez elle, à la cour du Lapin de Jade blanc. Ce nom lui vint de ce que la légende du lapin de jade est reproduite en fresque gaiement enluminée sur les murs des quatre maisons de cette cour.
En chemin, Shun-ko s’arrêta pour m’expliquer l’usage d’une substance roulée en spirale et qui brûlait devant l’oiseau de bronze représentant l’aurore.
— Ceci, dit-elle, est une horloge de feu. Dos de Chameau, notre portier, confectionne chaque jour un rouleau avec de la sciure de bois pétrie dans de l’argile et lui donne la longueur et la dimension voulues. Il l’allume avant l’aube. Ses ancêtres, depuis onze générations, ont ainsi assuré la mesure des heures chez nous. Et déjà, pendant qu’il était malade, le printemps dernier, son petit-fils a montré qu’il avait hérité du don. Ils savent l’heure d’après les astres et une certaine intuition secrète. Nous réglons nos montres sur cette horloge de feu, et lorsque nous allons à Pékin, nous remarquons que nos meilleurs chronomètres ne retardent ni n’avancent jamais de plus d’un quart d’heure !
La spirale comporte douze divisions seulement, chacune brûlant pendant une heure chinoise, qui est donc de deux heures ordinaires. Les douze heures chinoises ont chacune un nom. Il y a l’heure du rat, du bœuf, du tigre, du lièvre, du dragon, du serpent, du cheval, de la brebis, du singe, du coq, du chien et du cochon. D’habitude les chandelles sont éteintes de l’heure du cochon à celle du dragon. Pendant ce temps, Dos de Chameau veille et passe dans les cours avec sa lanterne en criant : « Attention, voleurs, je suis là ! » À l’heure du dragon, après l’eau de riz et les brioches, les enfants vont en classe, les femmes de chaque maison se vouent aux soins domestiques, qu’elles se partagent ou prennent à tour de rôle ; les hommes vont à leurs occupations, jusqu’à ce que résonne le gong qui, à l’heure du serpent, annonce le déjeuner.
L’après-midi employée par chacun selon son âge, ses obligations ou ses inclinations, un autre repas est annoncé à l’heure du coq. Après un court repos, chacun s’occupe de nouveau jusqu’au moment de se coucher. Faire prospérer une famille, c’est comme creuser de l’argile avec une aiguille : chacun doit accomplir sa propre tâche. La paresse ruine une famille comme l’eau courante emporte la sciure de bois.
Comme dans la maison de Mai-da, Shun-ko a un lit de briques qui occupe tout le fond de la pièce, plus de la moitié de l’espace disponible. C’est pendant le jour un sopha tout garni de coussins aux couleurs éclatantes et variées.
Nous enlevâmes nos chaussures et nos jaquettes avant de nous asseoir – les jambes repliées sous nous – sur le lit de Shun-ko. Elle me donna un petit mortier, un pilon et me pria de lui broyer des couleurs pour un tableau qu’elle faisait. C’était une œuvre destinée à rappeler les principaux travaux du jardin et des champs. Elle dessina d’abord un prunier auquel elle donna neuf branches, à chaque branche neuf rameaux. Alors, à l’aide d’un canif à lame arrondie, elle malaxa les couleurs sur sa palette. Elle choisit soigneusement ses pinceaux et ombra d’une façon très réaliste le tronc et les branches du prunier. Elle mêla du brun, du vert et de l’argent pour les bourgeons. Enfin, elle mit une pointe de rose tendre à l’extrémité de chacun des quatre-vingt-un rameaux. Elle dit qu’à partir du solstice d’hiver, elle ajouterait chaque jour une fleur… selon le temps qu’il ferait.
Il y avait dans sa chambre deux armoires de bois noir couvertes de sculptures représentant des scènes champêtres. Shun-ko prit dans l’une de ces armoires cinquante rouleaux de peintures sur soie… Sur toutes des pruniers, mais pas deux pareils. Elle m’apprit à lire ces peintures, c’est-à-dire à connaître l’état du temps, s’il avait été chaud ou froid, pluvieux ou ensoleillé, tel ou tel jour d’une ancienne année, à la façon dont chaque pétale de fleur était peint.
De l’autre armoire, elle sortit cinquante autres peintures d’après lesquelles elle pouvait dire si les saisons avaient été bonnes ou mauvaises pour les récoltes, les moissons et les produits des fermes. Depuis vingt-deux générations, c’est la femme résidant dans la seconde maison du Lapin blanc qui tient cette sorte de journal agricole et météorologique.
Tout en nettoyant le mortier, le pilon, la palette et les pinceaux avec de la benzine malodorante, Shun-ko me raconta comment on avait décidé de la place que j’occuperais à la Maison d’Exil.
« Ici, dit-elle, chaque logement appartient à qui fait partie de la famille par droit de naissance ou à la suite de mariage ; c’est la règle établie depuis les temps les plus anciens. Pour vous, ce n’est ni le mariage ni la naissance qui vous donnent une place ici. D’autre part, nous ne connaissons pas d’exemple de jeune fille reçue dans la famille sans sa mère. Et enfin, vous êtes étrangère.
» Je suis votre gardienne. Je suis responsable de votre conduite et de votre sécurité. Je préfère donc vous traiter comme ma fille plutôt que comme une amie. Comme une fille votre place serait à la maison des Jeunes, où les Chinoises doivent raisonnablement rester jusqu’à leur mariage.
» Mais ici la maison des Jeunes est trop petite. Elle ne comporte que trois logements. Les jumelles, Ching-mei et La-mei, partagent le premier ; Su-ling a le second ; elle étudie en France, mais on ne saurait occuper son appartement, car il est de règle chez nous que chaque logement appartient en propre à toute fille de la maison jusqu’à ce qu’un mariage la fasse habiter sous un autre toit. Le troisième pavillon est celui de Mai-da, qui, d’ailleurs, sans la négligence de l’Ancien, aurait dû se marier à la dernière lune de Lotus…
» … Ainsi, durant deux mois nous hésitâmes sur le choix de votre logement. Mais alors je me rappelai que vous m’aviez indiqué dans une de vos lettres le jour, le mois et l’heure de votre naissance ; je fis tirer votre horoscope, qui se trouva être exactement semblable à celui de Mai-da. Là-dessus, avec l’assentiment de Mai-da, notre Ancien écrivit vos deux noms avec les horoscopes sur un morceau de papier rouge qu’il déposa sur l’autel, devant les images des Ancêtres. Il les y laissa trois jours, pendant lesquels le temps resta beau, et nous reçûmes remboursement d’une somme prêtée depuis trois générations à une autre famille. Ces présages favorables nous permettaient sans nul doute de vous laisser partager l’appartement de Mai-da. »
Après ce récit, Shun-ko me montra un plan détaillé de la propriété, afin que je pusse me retrouver plus facilement dans ce dédale de cours et de petites maisons. Elle ajouta : « Le plan de toutes les maisons chinoises est le même, qu’elles comprennent une cour ou cent. On sait toujours en entrant où se trouvent la bibliothèque, le jardin, la niche du dieu ou la résidence de l’Ancêtre de la famille. »
Après le lunch, pris chez Shun-ko et servi par Douce Pluie et Bald-Trois, une servante vint m’avertir de la part de la femme de l’Ancien de la famille que si je me sentais maintenant reposée, la porte des Orchidées pourrait me recevoir. Shun-ko m’expliqua qu’il s’agissait d’aller faire une visite officielle à chacune des dames de la maison.
Elle me fit répéter une révérence pareille à celle « d’un jeune arbre plié par le vent », m’enseigna à recevoir une tasse de thé sur les deux mains ouvertes et à prendre congé en sortant gracieusement à reculons.
Notre première visite fut pour le jardin des Enfants. Les neuf garçons et filles qui s’y trouvaient furent solennels et cérémonieux. Après échange de révérences, l’aînée des fillettes versa du thé dans des tasses en forme de roses et le plus âgé des garçons nous les présenta avec des dattes confites. Ce fut ensuite le tour de la maison des Jeunes, où Mai-da me reçut officiellement dans l’appartement que je partageais déjà avec elle et nous accompagna chez les jumelles Ching-mei et La-mei, puis chez Shou-su et chez Li-niang.
Cet après-midi-là, ainsi que les suivants durant plusieurs semaines, je passai par tant de cours différentes, vis tant de visages nouveaux et presque semblables que je n’en avais plus qu’une impression confuse et indistincte. Il y avait trente-six femmes mariées dans la famille. Chacune avait sa propre maison, meublée et décorée selon ses goûts et sa dot. Shun-ko veilla strictement à ce que nous fissions des visites d’égale longueur aux jeunes filles en robes vertes et aux femmes mariées. À la Maison d’Exil, c’est Li-la qui la première avait porté la « robe verte ». Sauf Sung-ti, qui, à l’âge de sept ans, lors du siège de Pékin en 1900, avait vu un soldat étranger violenter sa mère et en avait gardé la haine et la crainte des étrangers au point de s’être opposée à ma venue, toutes les dames que j’allai visiter, qu’elles fussent de caractère triste ou gai, témoignèrent du plaisir à me voir. J’étais enchantée.
Le soleil paraissait chanter un hymne d’allégresse au-dessus des cours lorsque je me présentai à l’audience que m’accordait Kuei-tzu, épouse de l’Ancien ou « Dame de la plus haute Autorité ». Je fis ma révérence. Je pris très soigneusement ma tasse de thé sur les deux paumes ouvertes. La vieille dame m’adressa quelques mots, que Shun-ko me traduisit en anglais. Je répondis en anglais.
Mais elle n’avait pas achevé de traduire ma réponse que Kuei-tzu fit entendre un son pareil à celui d’un morceau de glace agité dans un verre. Shun-ko me dit tout bas de m’incliner jusqu’à terre et de sortir. J’obéis.
Shun-ko me suivit au dehors et m’annonça que Kuei-tzu m’avait bannie de sa vue jusqu’au moment où je serais assez civilisée pour comprendre et parler le chinois ; elle défendait qu’on me parlât dans une autre langue.
Il avait été convenu que je serais présentée aux Ancêtres le soir de ma première visite aux femmes et aux enfants, mais la décision de la Dame de la plus haute Autorité à mon égard fit retarder cette cérémonie. Enfin le jour vint où, grâce à un travail constant de l’oreille, de l’esprit et de la langue, – comme sur trois cordes de guitare, – je pus échanger quelques propos avec Kuei-tzu. Après un examen d’une demi-heure, elle se déclara satisfaite de mes progrès dans la voie de la civilisation.
Alors, on prépara de nouveau le hall des Ancêtres ; on acheta de l’encens de laurier ; la famille au grand complet se rangea devant les générations disparues. L’Ancien me présenta aux Ancêtres, et j’allumai, comme on me l’avait dit, une petite flamme devant les tablettes commémoratives de chacun de ceux qui – hommes ou femmes – avaient vécu dans cette maison.
Le lendemain matin, on me déclara la « fille adoptive », dès lors et à jamais, non seulement de ma garante Shun-ko, mais de toute la famille des Lin.
En Chine le temps n’a pas l’importance qu’on lui attribue en Amérique. Ici l’on accepte le rapide passage de nos quelques années de vie terrestre aussi naturellement que la chute d’une fleur ou d’une feuille. Cette conception philosophique de la vie individuelle considérée comme une simple émanation de la vie collective de la race, – à la ressemblance des fleurs et des feuilles d’un grand arbre, – supprime pour ainsi dire les limites du temps. Un siècle passé ou un siècle à venir… cela n’a guère d’importance.
Je parle maintenant une langue dont les verbes n’ont pas de forme pour le passé et le futur. Dans le langage courant, les savants aussi bien que les lettrés parlent d’un événement datant de plus d’un siècle ou d’un incident de la veille sur le même mode casuel et contingent. Je n’ai pu classer que les événements dont j’ai eu la connaissance directe… De tout autre, je ne sais s’il date des anciennes dynasties ou s’il vient à peine de se produire. Et maintenant même, après douze ans, j’hésite.
« Ce qui arrive, me dit un matin un homme qui poussait ma rickshaw vers la place du marché, on ne le trouve pas enterré dans les livres. Ce ne serait pas bien, car tout le monde n’a pas le temps de lire, et l’histoire appartient à tous. Elle passe du lait de la mère dans le sang de l’enfant. Elle devient ainsi une part de notre propre expérience afin de nous servir en cas de besoin. Ce qui arrive ne tombe pas dans le passé, cela reste une part de nous-mêmes. »
J’ai toujours éprouvé de la difficulté à classer mes souvenirs, et à plus forte raison, ai-je laissé glisser le temps ici avec plus d’inconscience que quelque autre personne douée d’un autre tempérament. Les heures, les jours, les semaines et les mois passaient insensiblement au cycle des saisons avec une sérénité à peine rompue çà et là par quelque festivité spéciale. À la fête de Li-Chun, on se prépare à célébrer la venue du printemps. Elle commence cinquante-trois « levers de soleil » après le solstice d’hiver et exige qu’on s’abstienne durant trois jours de viande et de femme.
Le dernier jour de la fête, Kuei-tzu, la « Dame de la plus haute Autorité en la Maison d’Exil », assembla toutes les jeunes filles, moi comprise, dans la cour du Soleil levant. Il faisait un temps très doux ce matin-là. Kuei-tzu nous attendait assise dans un fauteuil d’osier, le dos au mur attiédi par le soleil.
Après notre prompte génuflexion, pareille aux « fleurs courbées sous la pluie nourricière », ainsi qu’on appelle la révérence due à la mère de famille, celle-ci nous informa que nous avions à préparer la « Procession de Bienvenue au Printemps ».
La tradition veut que l’on allume les flambeaux de cette procession à un feu issu du soleil. On l’obtient au moyen d’un miroir concave que Mai-da a dû frotter avec des barbes de maïs desséchées. On porte en grande pompe des graines de chaque espèce que l’on se propose de cultiver. Ching-mei les enveloppe de soie bleue, verte ou rouge, selon l’époque de semaille propre à chacune d’elles. À un certain moment de la cérémonie ces graines sont mouillées de rosée recueillie auparavant en des coupes de métal que l’Ancien a disposées dans la cour, et transvasée ensuite dans une bouteille de jade blanc.
Un ouvrier amène un buffle en papier mâché, de grandeur naturelle. Dos de Chameau pousse une brouette pleine de baguettes de saule. L’un de nous les compte, puis chaque paysan de la procession en prend une pour frapper le buffle, qui doit mettre l’hiver en fuite.
J’eus, pour ma part, à nettoyer le tambour dont on bat pour appeler les protecteurs des campagnes. Un coup pour les esprits de l’eau, qui obéissent facilement ; deux coups pour les esprits des bois, plus timides ; trois forts coups pour éveiller les esprits paresseux qui sommeillent sur les rives. Les esprits des champs cultivés, fort occupés, ne viennent qu’après quatre battements de tambour. Il en faut cinq pour amener les esprits qui habitent au sein de la terre ; ils ont l’oreille dure. Ceux qui vivent dans le ciel sont fiers, ils ne se rendent qu’au sixième roulement. Sept sont nécessaires pour faire venir les esprits des montagnes ; ce sont les plus importants. Ils disparaissent après les moissons et doivent être rappelés au printemps. Ils entretiennent la bonne harmonie entre l’homme et la nature. S’ils se montrent réfractaires, les récoltes sont compromises.
D’anciens manuscrits conservés à la Maison d’Exil nous apprennent qu’autrefois les jeunes filles prenaient part à cette célébration solennelle du printemps, qui était alors la fête de l’amour. Mais Kuei-tzu, Dame actuelle de la plus haute Autorité en la maison des Lin, ne se conforme ni aux vieux usages, ni aux coutumes occidentales, et les jeunes filles de sa maison ne participent à aucune procession où se trouvent des hommes, sauf à celle des mariages.
Le matin de la cérémonie, les femmes mariées, les enfants et les hommes sortirent donc tous ensemble pour la procession du Printemps. Nous seules, jeunes filles nubiles, dûmes rester à la maison. Kuei-tzu referma sur nous la porte du Monde extérieur, au moyen d’une clé spéciale qu’elle garde à cet effet.
Tous les participants portaient leurs vêtements d’hiver ; ils les échangent au retour contre ceux du printemps, en soie de couleur tendre. Ces vêtements leur sont préparés d’avance par les jeunes filles.
Les fillettes font partie de la procession jusqu’à leur puberté ; elles y vont en chaises à porteurs.
Une fois tout le monde parti, je montai avec Mai-da au faîte du mur d’enceinte ; nous tenant par la taille, elle m’expliqua que cette fête était la plus belle de toute l’année, et qu’il fallait me hâter de me marier afin de pouvoir y prendre part.
En effet, lorsqu’elles furent de retour, les jeunes femmes nous remplirent d’envie au récit qu’elles nous firent : elles avaient rejoint au temple de l’Agriculture les familles des fermiers ; l’Ancien avait produit du feu avec les rayons du soleil ; des danseurs avaient agité en cadence les torches de rameaux de pins ; de jeunes paysans avaient frappé en cadence – avec quelle belle vigueur ! – le buffle en carton-pâte ; des semences avaient été répandues sur l’autel et mouillées de l’eau de rosée contenue dans le flacon de jade. Elles avaient battu des mains au son du tambour qui appelait successivement tous les protecteurs de la terre, s’étaient jointes au chœur triomphant des chanteurs annonçant l’arrivée du printemps et avaient pris un plaisir extrême à écouter le discours de l’Ancien, fleuri de rhétorique et semé de bons conseils.
On nous envoya toutes revêtir nos robes de printemps, puis Dos de Chameau parcourut toutes les cours, convoquant tout le monde au son de sa flûte à participer au banquet de la famille dans le grand hall. Ce fut Kuei-tzu qui présida. L’Ancien était à l’hôtel de ville, où avait lieu également un grand banquet. Les fermiers qui y étaient invités savaient par là que leur bail était renouvelé et que leur acceptation était signe de leur acquiescement aux clauses du bail.
Ce fut durant cette saison que l’Ancien réunit les jeunes femmes et les enfants pour leur expliquer le système agraire chinois.
Dès le début de l’histoire, c’est-à-dire depuis quarante-six siècles, c’est l’État seul qui est le vrai propriétaire de la terre. Il n’est jamais fait mention de grands domaines accordés par le gouvernement en récompense de services signalés, comme dans le système féodal, mais en revanche, il est souvent parlé de grandes familles oisives que l’on obligeait à abandonner leurs parcs pour les livrer à la culture de la terre. Cela était arrivé dans la famille impériale même.
Étant donné la faiblesse certaine d’un pays qui ne peut tirer de son sol sa propre subsistance, l’agriculture a toujours été considérée en Chine comme la plus importante des activités humaines. Et il est si juste que la terre soit occupée par ceux qui veulent la faire fructifier qu’aucun gouvernement n’en a jamais dénié le droit à personne. Le gouvernement accorde obligatoirement une licence, ou « carte rouge », comme on l’appelle vulgairement, à toute personne qui désire mettre en culture quelque terre en friche.
Le titulaire d’une « carte rouge « peut vendre sa licence à quelqu’un d’autre. Mais, naturellement, la terre reste propriété de l’État. Il n’importe que la « carte rouge » ait changé de mains un très grand nombre de fois, ou que le gouvernement qui l’a accordée ait disparu depuis des siècles. Si les pouvoirs publics décident qu’il est de l’intérêt général de procéder à une construction, creuser un canal, établir une route, détourner un cours d’eau, ils peuvent disposer de toute terre nécessaire sans indemnité aux occupants.
Mais ces cas sont fort rares ; cela n’arrive en moyenne à une famille sur mille que deux fois en cent générations. En Chine, c’est l’agriculture qui alimente surtout les fonds d’État. Aussi est-elle bien protégée. Les autorités y regardent à deux fois avant de rien faire qui pourrait décourager les agriculteurs. Ils sont au contraire des plus favorisés, et le placement en terres des profits acquis dans les affaires ou le commerce est toujours considéré comme le plus sage, quoique les mieux entretenues ne rapportent guère que trois à quatre pour cent en moyenne.
Comme ce sont des familles et non des individus qui détiennent ces droits sur les terres, les successions ne soulèvent aucune difficulté. La transmission de toute autorité à un nouvel Ancien, par exemple, est une affaire purement privée et qui ne concerne pas l’État tant que la famille continue à payer les taxes.
Toute terre en friche, soit qu’elle n’ait jamais été cultivée, soit qu’elle ait été abandonnée à la suite de famine, de guerre civile ou de simple négligence peut être demandée par n’importe qui, moyennant qu’elle soit ensemencée et qu’une « carte rouge » ait été demandée. Les tombes elles-mêmes doivent être nettoyées une fois par an. Le gouvernement veille à ce que les requêtes soient faites par des vrais agriculteurs et non par des spéculateurs. Il somme les anciens occupants de mettre cette terre en valeur, et, s’ils ne répondent pas, le lot est attribué à qui l’a demandé, sans aucun frais. Mais il doit prouver qu’il y a fait une récolte, sans quoi, il sera dépossédé au profit d’un autre.
Les possesseurs de « cartes rouges » doivent des impôts, dont le montant varie selon la fertilité du sol, la plus ou moins grande facilité de culture, et ce qu’il a rapporté précédemment. Lorsqu’il s’agit de nouvelles terres qui n’ont jamais encore été cultivées, le gouvernement accorde à l’agriculture un certain délai lui permettant de récupérer le capital dépensé au défrichement avant de lui imposer des taxes, car le gouvernement est intéressé à ce que le plus de terre possible soit mise en valeur.
Les espaces incultes appartiennent en commun aux habitants du plus proche village, jusqu’à ce que quelqu’un réclame le droit de les travailler. Il n’existe en Chine aucun droit de chasse ou de récolte de produits naturels au profit de seigneurs ou de riches. Il ne peut exister aucun droit sur une terre qui n’est pas régulièrement ensemencée et moissonnée. Mais tout le monde peut faire paître des chèvres, chasser le lapin, le faisan, le canard ou l’oie, couper du bois sur une terre non cultivée. La vente de ces gibiers ou bois de cette provenance est le seul gagne-pain de bien des pauvres gens.
Lorsqu’un cours d’eau en crue dévaste des champs cultivés et en transporte la terre ailleurs, l’agriculteur a le droit d’aller s’établir sur ces formations nouvelles, et si ce phénomène se produit pour plusieurs fermes à la fois, les nouveaux terrains sont partagés au prorata des pertes subies par chacun. D’autre part, si personne ne réclame ces dépôts d’alluvions, le premier qui les ensemence a droit à une « carte rouge ».
La Maison d’Exil occupe dans le district le second rang au point de vue de l’étendue des terres qu’elle a à cultiver. Les Lin possèdent des « cartes rouges » pour mille cinq cent quarante-trois acres. Mais ces terres ne sont pas d’un seul tenant, elles sont très morcelées, éparpillées au milieu de celles des autres, et d’inégales étendues : la plus petite n’est que d’un sixième d’acre.
La famille même occupe et cultive dix acres, tout le reste est partagé entre six cents fermes, dont la plus considérable comprend trois acres et la plus petite un huitième d’acre. Les « baux » ne sont pas conclus pour une durée déterminée, mais se terminent ou sont modifiés de gré à gré. Le plus ancien dans les possessions des Lin remonte à trente générations. Les fermiers n’habitent pas sur leur terre, mais en ville ou dans l’un des deux villages bâtis plus haut sur les bords du canal.
Sous l’administration des Lin, ce sont les fermiers qui se pourvoient eux-mêmes de tous les instruments nécessaires, des animaux de trait, de la main-d’œuvre et même des semences, sauf exceptions spécifiées, comme pour le riz, car les Lin étant originaires du Sud, et connaissant mieux cette culture, ils préfèrent en fournir eux-mêmes les semences. C’est la famille des Lin qui paye toutes les taxes, fournit le matériel nécessaire pour l’extension ou l’entretien des canaux d’irrigation et désigne le genre de culture à favoriser, selon l’état du marché et la fertilité du sol.
Outre la culture principale, obligatoire sur une aire déterminée, le fermier peut en entreprendre d’autres plus petites, dont le produit lui appartient, mais qui naturellement, ne doivent pas empiéter sur la culture principale. Le fermage n’est dû que pour cette dernière.
Les fruits et légumes sont partagés sur la place du marché du village. Les céréales sont battues aux frais du fermier sur l’aire du village, sous la surveillance d’un membre de la famille des Lin, qui mesure les grains. On procède ensuite au partage. Et comme l’année de bail se termine à la moisson, le fermage n’est jamais reçu en retard : fermiers et propriétaires sont égaux devant la bonne comme devant la mauvaise fortune.
Le calendrier agricole chinois est purement solaire. Il suit la course du soleil à travers les douze signes du zodiaque et comprend quatre saisons, subdivisées en périodes, qui portent chacune un nom particulier.
Durant « l’Eau de Pluie » le ciel était gris, le vent du sud soufflait le matin et une petite pluie fine tombait tout le jour. Tout le monde était content. On se saluait avec ce vœu : « Que ce temps continue, et le labourage sera facile ! » Nous portions tous des manteaux de pluie et des chapeaux pointus en paille imperméable. Alors, on sortait le fumier des étables et on le répandait autour des noyers, dont les fruits sont à coque tendre, et qui décorent si bien un paysage, autour des noisetiers et des petits hêtres qui bordent les allées, et autour du grand châtaignier, auquel les Lin ne s’intéressent qu’à demi, parce qu’il se trouve sur la limite de leur propriété et de celle des Wong.
La veille du « Réveil des Insectes » nous déployâmes des oriflammes sur les toits pour accueillir les abeilles, car leur présence nous est indispensable : sans le transport du pollen, qu’elles effectuent seules, toute moisson serait perdue. Ce jour-là, nous étions déjà levées à l’aube, après nous être lavées, comme la tradition l’exige, dans une eau où a trempé de l’écorce de lilas, pour nous faire belles.
Il est de règle à la Maison d’Exil de stériliser les jarres et de faire des fumigations dans les chambres à coucher la veille du « Réveil des Insectes ». Cette tâche nous tint occupées jusque bien après le coucher du soleil, comme on peut bien le penser d’une maison où il n’y a aucun « confort moderne ».
Au milieu de l’après-midi un arc-en-ciel parut à l’est. Dos de Chameau passa dans les cours en jouant un air de ronde sur sa flûte. Son petit-fils galopait autour de lui en criant que le ciel annonçait une période de temps clair et beau. Si l’arc-en-ciel avait apparu à l’ouest, chantait-il, c’eût été un présage de temps humide.
Déjà une quinzaine de jours de pluie avait dégelé le canal et ramolli la terre durcie. Un clair soleil faisait disparaître la boue et les tas de neige. Les bêtes hivernantes s’en allaient. Les grenouilles coassaient en chœur dans les étangs. Des insectes sortaient entre les interstices des pavés des cours et se réchauffaient au soleil. Les poissons rouges frétillaient et se jetaient sur la nourriture qu’on leur jetait. Les oies sauvages quittèrent la Maison d’Exil et s’envolèrent vers le nord. Les hirondelles revenues s’agitaient gaiement sous les auvents.
Ce fut à cette époque que j’entendis beaucoup parler des dangers d’inondation. Wei-sung, l’Ancien de la maison, composa une pétition exposant la nécessité de réparer le canal avant la saison des pluies et la fit circuler jusqu’à ce qu’elle fût revêtue de la signature de mille chefs de famille.
Accompagné de représentants de dix-huit autres grands propriétaires, le mari de Shun-ko alla la présenter au président de la République. À son retour, il déclara que cette année-là, pas plus que les autres, il ne fallait s’attendre à retenir l’attention du gouvernement républicain.
Alors, la famille décida d’agir. Des fonds furent sollicités auprès des signataires de la pétition. L’oncle Shao-chun recruta des volontaires parmi les paysans pour entreprendre les travaux sous sa direction. J’entendis dire dans les cours, – au delà de la porte des Orchidées, – que c’était ainsi que l’on avait procédé pour maintenir le canal en état depuis une douzaine d’années.
— Il est de notre devoir, m’expliqua Shun-ko, de faire notre possible pour prévenir les inondations. Et si nous n’y parvenons pas, nous devons, en tant que grande famille, nourrir les survivants et leur donner du travail. Les grandes maisons, qui possèdent des richesses que l’eau ne détruit pas, doivent faire tout ce qu’elles peuvent pour les petites.
Lorsque les travaux du canal furent achevés, oncle Shao-chun entreprit de visiter successivement toutes les fermes pour surveiller les ensemencements. Il emportait chaque jour son lunch dans le « panier », auquel on attelait l’âne gris. Le petit-fils de Dos de Chameau conduisait.
Grâce à la diligence que nous mîmes à aider au découpage des semences de pommes de terre, Mai-da et moi obtînmes la permission de l’accompagner une fois. Il arrangea son itinéraire de telle sorte que nous pûmes pique-niquer près de la source, près du bosquet de noyers.
À l’équinoxe, au premier jour de la « Mi-Printemps » l’Ancien revêtit un costume de paysan fait exprès pour cette cérémonie et ouvrit la saison du labourage en traçant trois sillons dans les champs situés à l’orient. Ainsi, de génération en génération, par ordre de primogéniture, tous les fils de la Maison d’Exil ont creusé ces trois premiers sillons de chaque année. Ensuite, dans l’ordre de leur ancienneté au service de la maison, chaque laboureur fit aussi ses trois sillons.
Dès lors, et chaque jour jusqu’à ce que toute l’étendue des terres eût été retournée et recouverte de mottes brunes, ils sortaient à l’aurore par la porte du Monde extérieur et se répandaient dans les champs, divisés en damier, dans chacun desquels les ouvriers des autres maisons travaillaient également. Chacun portait sur l’épaule une légère charrue ; ils avaient bouteille de thé et leur repas de midi à la main gauche.
Toutes les bêtes de somme étaient de service : les cinq bœufs, les quatre chevaux mongols, les trois ânes bruns, la mule blanche et même la chèvre tachetée. Chaque bête avait son repas de midi sur le dos. Personne ne les montait, chacune devant garder toutes ses forces pour le labourage.
Mais, même en prenant tous ces soins, il n’y avait pas assez d’animaux de trait pour toutes les charrues, et bien des plus beaux sillons furent creusés par des hommes attelés aux charrues.
À la Maison d’Exil, on ne se repose pas le septième jour de la semaine. Quoique la plupart de ses membres sachent lire et connaissent le calendrier grégorien, qui est le calendrier officiel de la République, on ne s’y conforme pas. En public, on n’y donne qu’un acquiescement verbal.
Dans le privé, on explique que chaque dynastie peut bien avoir son propre calendrier, les travaux de a campagne doivent se poursuivre tout de même dans l’ordre accoutumé. Quoiqu’il y ait eu en vigueur neuf calendriers différents depuis la dynastie qui institua le calendrier agricole, les terres ont été labourées, ensemencées, moissonnées aux mêmes époques.
Au soir de la célébration du « Jour brillant et clair », l’Ancien nous assembla tous pour nous lire un passage du calendrier agricole :
« Tous les labourages, hersages et roulages qui ont torturé la terre depuis l’équinoxe du printemps doivent cesser durant trois jours, afin de permettre à la terre de se reposer sous les caresses du soleil. Toutes les bêtes de somme doivent se détendre les muscles durant ces trois jours et personne ne doit en atteler une, même à une voiture de plaisance. Pendant ce même temps, tous les membres de la famille doivent cesser de songer à aucun gain matériel. Tous les outils seront remisés, les boutiques fermées, les bureaux vidés. Hommes, femmes et enfants élèveront leurs âmes au-dessus de tout souci terrestre et apprécieront joyeusement les biens que les dieux leur donnent. »
Alors, le blé d’hiver était déjà d’un beau vert lustré de plusieurs centimètres de hauteur. L’herbe nouvelle recouvrait le chaume de l’année précédente. Les bourgeons de feuilles d’érable étaient d’un rouge brillant. La sève montait dans les rameaux des vignes vierges. Les glycines sauvages étendaient leurs grappes de fleurs mauves sur les murailles et les rochers. L’aubépine et le cerisier sauvage étaient en fleurs et une douce brise mêlait leurs parfums avec ceux des arbres des vergers. La pie, le rouge-gorge et le roitelet s’accouplaient.
Le premier jour de la fête nous sortîmes tous à pied. Nous avions mis des robes et des chaussures en soie printanière, couleur des fleurs. Les vêtements des hommes et des jeunes garçons étaient de teintes aussi délicates que ceux des femmes et des jeunes filles.
Nous courûmes sur l’herbe et plantâmes un arbre sur la voie publique. Les tombes des ancêtres furent ensuite l’objet de nos soins. Tandis que quelques-uns d’entre nous nettoyaient la terre crevassée par les gelées d’hiver, les musiciens de la famille jouaient de leur flûte de roseau pour le plaisir des esprits. À côté de chaque tombe, on déposa du thé et des aliments, puis chacun se prosterna en signe de respect et de reconnaissance pour les aïeux qui ont établi et continué la famille.
Ensuite, on s’assit sur des coussins rouges et l’on pique-niqua avec les mets offerts aux tombes. Il n’était pas question de deuil. Tous les descendants de ces morts étaient heureux. C’est avec joie qu’ils étaient venus mettre de l’ordre aux tertres sous lesquels reposaient leurs ancêtres, et chacun parlait librement de l’emplacement où ils espéraient que leurs corps seraient placés. Ils s’entretenaient avec sérénité des descendants qu’ils auraient dans un siècle.
Nous rapportâmes à la maison des branches de buis pour décorer les cours. Kuei-tzu alluma un feu de branches de saule pour la joie des enfants, et Shun-ko leur apporta des paniers d’œufs de pigeons, de poules, de canards et d’oies, et nous, jeunes filles, leur offrîmes des paquets de teinture. Avec l’aide de leurs nurses, ils colorèrent leurs œufs en les trempant dans les teintures qui bouillaient sur le feu. Une fois les œufs refroidis, les enfants les firent briller en les frottant d’une huile doucement parfumée et allèrent les présenter à tous les adultes de la maison. En retour, les hommes leur offrirent des plumes de couleur. Les enfants s’adonnèrent ensuite au jeu qui consiste à garder le plus longtemps possible en l’air les jouets de plume en les relançant à coups de talon.
Aux quatre points cardinaux du jardin, l’on avait installé des portiques peints en rouge, et à chacun était suspendue par des cordes de soie bleue une escarpolette en forme de dragon. D’autre part, au milieu du jardin, un grand poteau était surmonté d’une roue horizontale à douze rayons. À chacun de ces rayons une escarpolette était suspendue par des cordes de soie de couleurs différentes, une pour chaque signe du zodiaque. L’Ancien se plaisait à nous voir nous balancer ou tourner en l’air au gré de la roue, disant qu’en nos robes éclatantes nous ressemblions à des papillons voletant dans les airs. Toute la maisonnée se livra avec joie à ce jeu, qu’on appelle le « sport des immortels », parce qu’il donne l’impression d’envol.
Durant cette fête, les membres de nombreuses corporations, celles des cordonniers, des tisserands, des bijoutiers, des imprimeurs, des marchands de vin, des orfèvres, des constructeurs de bateaux, se présentèrent à la porte du Monde extérieur. Chaque délégation reçut une bourse de soie remplie de pièces d’argent, et nous joua dans le jardin des comédies ou des féeries.
Après les fêtes, on se remit au travail. À la Maison d’Exil, on a adopté un système de cultures alternées qui avait été recommandé par un empereur de la dynastie des Han, et que l’on croit de nature à conserver la fertilité du sol. Shun-ko fut très occupée à vérifier les listes des différentes cultures entreprises sur chaque lot de terre depuis sept ans. Oncle Shao-chun allait inspecter les champs pour s’assurer que les fermiers y semaient bien ce qui leur était prescrit.
Ch’in chien fu kuei chih pen (« L’application et l’économie sont les racines de la richesse et de l’honneur »), tel est le refrain que chante l’oiseau rouge, me dit le petit-fils de Dos de Chameau. Cet oiseau vient du Sud et règle les travaux agricoles depuis son arrivée jusqu’en automne. La venue de l’été n’est pas fêtée comme celle du printemps, car l’oiseau rouge serait mécontent si le travail s’arrêtait. Vient le moment où les plants de riz sont transplantés en des champs en terrasse, prêts à être inondés. On sarcle les arachides. On découpe les tubercules de topinambours qui ont commencé à germer et on les met dans une terre sablonneuse. On donne aux pois grimpants des branches mortes, pour qu’ils puissent s’élever vers le soleil, et des échalas aux courges. On transplante les concombres et les melons par groupe de quatre et on les recouvre de cadres de bambous sur lesquels on étend de grossières couvertures, pour protéger les fleurs. On éclaircit les semis de raves, de poireaux, de carottes, d’oignons, de panais, de céleris, de choux, de laitues, de gingembre et d’artichauts.
Peng-wen, le frère de Mai-da, revint à la maison. Après beaucoup d’hésitation, on se décida, sur son conseil, à élaguer nombre de petites pêches déjà formées. Il était tout féru des nouvelles méthodes enseignées à l’école d’agriculture de Nankin. Il était aussi partisan enthousiaste des idées de Sun Yat-sen et convaincu qu’un gouvernement issu du peuple et exercé par le peuple était possible en Chine. D’après lui, c’était Nankin qui devait être la capitale.
Tout le monde lui accordait que Nankin est une très belle ville, très centrale, et qu’il serait plus économique de n’avoir qu’une capitale au milieu du pays, au lieu de deux, Pékin et Canton, ce qui mettait chaque province éloignée à la merci des aventuriers capables de se saisir du pouvoir.
Quant au système de gouvernement, les avis étaient partagés ; on ne s’opposait guère à ce qu’il fût issu du peuple, mais qu’il fût exercé par le peuple, cela soulevait des objections, car, lui disait-on, c’est absurde. Depuis un temps immémorial, chacun a eu assez de s’occuper de ses propres affaires, on paye des taxes et l’on donne même un ou deux fils pour le service du gouvernement, afin d’être débarrassé de toute responsabilité.
Sun Yat-sen était si fréquemment traité d’âne que l’Ancien finit par défendre cette appellation, parce que cela mettait Peng-wen en colère et l’empêchait de se donner tout entier aux soins du verger. On disait que Sun Yat-sen était un âne parce que, après sa nomination à la présidence de la République, il s’était désisté en faveur de son plus mortel ennemi, Yuan Shih-kai, dans l’espoir de pacifier le pays, alors même que Yuan Shih-kai passait pour un reptile à qui il fallait trois braseros pour se réchauffer les mains même en été.
À la maison des jeunes filles, on ne trouvait pas ces préoccupations politiques bien intéressantes. On aurait voulu que Mai-da laissât son frère tranquille, sauf quand il parlait de la très sérieuse, jolie et jeune Mme Sun Yat-sen, seconde fille de la maison des Soong de Shanghai. Personne ne se lassait d’entendre la description des robes qu’elle portait dans les différentes occasions où il l’avait vue.
On aimait spécialement à l’entendre parler de la maison européenne qu’elle habitait à la concession française de Shanghaï. À plusieurs reprises, j’avais décrit moi-même les maisons où l’on n’a pas besoin d’aller puiser l’eau au puits, de la transporter à travers les cours dans des seaux de bois, de la chauffer dans des chaudrons qu’il faut aller vider à l’endroit on l’on a besoin d’eau chaude, mais où il suffit de tourner un robinet entre le pouce et l’index pour obtenir de l’eau chaude ou froide à n’importe quel endroit où l’on a eu la précaution de faire installer le robinet… Mais on ne me croyait pas et il fallut les récits de Peng-wen pour convaincre tout le monde.
On l’encourageait aussi à nous parler de l’intelligent et beau jeune homme qu’il avait rencontré à Feng hua, au cours d’une visite qu’il faisait à un cousin. Il avait dîné chez ce jeune homme, qui s’appelait Chiang Kai-shek et avait été secrétaire de Sun Yat-sen. Un ami, russe, avait dit à Sun Yat-sen que Chiang Kai-shek serait le bienvenu à Moscou au cas où la République chinoise voudrait envoyer un représentant pour étudier les méthodes soviétiques.
La mère de Mai-da interrompit cette conversation pour demander à son fils s’il avait pensé que Mai-da attendait encore un mari digne d’elle. Il répondit vaguement qu’il n’était pas assez intime avec Chiang Kai-shek pour aborder avec lui un tel sujet. Cependant, répliqua sa mère, la famille des Lin marche de pair avec n’importe quelle autre… Sur quoi le jeune homme exposa que les républicains étaient opposés aux mariages arrangés par les familles. Elle s’écria alors : « Ah ! Ah ! Ainsi, une fois la République bien établie, ce sera aux jeunes filles d’aller à la chasse au mari ! Mais si leurs familles ne leur trouvent pas un bon époux, elles deviendront hardies et perfides, chercheront et prendront le premier venu, tout en prétendant ne plus vouloir se marier, tandis que les plus timides et les plus sages resteront vieilles filles ! »
En la période qu’on appelle « Petite Plénitude », tous les ouvriers étaient occupés au sarclage. On ameublait le sol avec de petites pioches à une seule dent autour de chaque pied de blé d’hiver aux épis déjà lourds. Les cerises mûrissaient. Les récoltes du district étaient si abondantes qu’on ne pouvait les écouler toutes sur le marché local. Les cerises ne valaient pas le prix de leur transport à Pékin, d’autant que tous les bateaux disponibles étaient chargés de blé. On confectionna donc de grandes quantités de vinaigre de cerises, de compotes, de confitures.
Tous les après-midi, le petit-fils de Dos de Chameau chargeait l’âne gris de rafraîchissements qu’il allait distribuer aux travailleurs dans les champs. C’étaient des racines de lotus au vinaigre, de grosses cerises rouges, toutes fraîchement cueillies, et du thé vert en de grands pots de terre.
Au moment de la « Grande Poussée », nous eûmes trois aubes pluvieuses suivies d’une grande chaleur, ce qui fit mûrir les fruits trop rapidement. Les enfants et leurs précepteurs, à qui l’Ancien avait donné vacances, avaient tous grand plaisir à aller faire d’abondantes cueillettes dans les vergers, à un moment où hommes et femmes n’auraient pu suffire à ce travail.
Neuf bateaux chargés de fraises artistement disposées sur des plateaux garnis de feuilles furent envoyés à Pékin. Nous nous attendions à les bien vendre, car il y avait beaucoup d’étrangers en résidence à la capitale, et les étrangers, disait-on, « aimaient les fraises », mais ces bateaux nous revinrent le lendemain. Ils n’avaient pu arriver à destination à cause de la guerre que se livraient Wu Pei-fu et Chang Tso-lin pour le privilège de nommer le président de la République et les principaux fonctionnaires.
À la « Mi-Été », les framboises étaient mûres. On amoncelait chaque soir de la paille sous les pommiers tigrés, car leur fruit a plus de goût s’il tombe de lui-même à maturité complète et reste quelques heures au soleil. Le crissement des pierres à aiguiser sur les faux alternait avec le coup sec des piverts sur les troncs d’arbres. On achevait de couper le blé d’hiver et d’en lier les gerbes, que l’on transportait en ville.
À la ferme dépendante de la maison, la moisson était finie, mais dans les champs du Nord-Est, où la végétation est en retard de sept à huit jours, on commençait juste à moissonner lorsqu’un contingent de l’armée de Chang Tso-lin passa dans le pays. C’étaient des Mandchous qui rentraient dans leurs foyers en pillant les campagnes et réquisitionnant hommes et bêtes de somme pour leurs convois.
Ils avaient manqué l’occasion de retourner en Mandchourie en chemin de fer, mais n’en voulaient pas à leurs camarades qui, mieux placés qu’eux, s’étaient rendus maîtres des voies ferrées et les avaient abandonnés à leur sort. Ils racontaient que le général Chang Tso-lin, contraint à la retraite, était revenu du front et avait tâché de les persuader de continuer la lutte. Il leur avait distribué de l’argent et montré son cercueil en déclarant qu’il devait vaincre ou mourir. Mais eux avaient tranquillement continué leurs préparatifs de départ. Ils ajoutaient que leur adversaire, le général Wu Pei-fu n’avait pas joué franc jeu en acceptant les services du général chrétien Yu-hsiang, dont les soldats étaient des sauvages qui allaient au combat en chantant des hymnes sanguinaires. Des gens qui ne possédaient ni ombrelles ni théières ! Les Nordistes ne voulaient pas se battre avec eux.
Aussitôt que retentit le cri d’alarme « Les soldats ! Les soldats ! » les paysans rentrèrent précipitamment dans l’enceinte des villages. On en ferma les portes. Dans le district, il n’y eut que cinq hommes enlevés, mais parmi eux le petit-fils de Dos de Chameau, avec l’âne gris.
Les champs furent délaissés durant trois jours après le passage des soldats.
Durant la « Petite Chaleur », on sema les lentilles et les topinambours tardifs ; on ramassa les pêches et les prunes d’été ; on battit le blé. Le sarrasin était en fleur, le maïs déjà haut. Les iris sauvages déployaient leurs lanières mauves au bord du Grand Canal et des rigoles où chantaient les eaux d’irrigation. Les jeunes martins-pêcheurs apprenaient à voler.
Lorsque vint la « Grande Chaleur », en dépit des rumeurs de famines à l’est, au sud et à l’ouest, malgré la prophétie de malheur survenue lors de la fête du printemps, nous eûmes des pluies. Cela endommagea quelque peu les poires, mais il en resta assez pour la table, et qu’est-ce que la récolte des poires auprès de celle des céréales ! Grâce à cette eau bienfaisante, le blé d’été, le seigle, l’avoine, le millet, le sarrasin, l’alfa, les haricots-soja et le maïs crurent si rapidement qu’oncle Shao-chun prétendait les entendre pousser.
En la dernière semaine d’août, ce fut le « Salut à l’Automne ». Le petit-fils de Dos de Chameau n’était plus là pour me donner des explications, mais le jeune Shao-yi, l’aîné des arrière-petits-fils de l’Ancien, me dit que le tigre blanc de l’Ouest est le véritable roi de toute la saison d’automne. Et c’est le plus dur de tous les maîtres des choses agricoles. Si l’on n’a pas soigneusement rentré toutes les récoltes, il les achève, lui, par la gelée blanche. On doit le redouter d’autant plus qu’il vient sans bruit, quand on pourrait croire que l’été durera toujours.
On cueillit donc les haricots noirs, les abricots blonds et roses, soigneusement déposés par couches en des paniers spéciaux, les poivres du Chili et les piments, qui furent décortiqués, séchés, réduits en poudre. À chaque repas du soir, on servit des fusées de maïs encore tendres et bouillies dans de l’eau salée.
Durant le « Départ de la Chaleur », de blancs nuages voguèrent constamment dans le ciel, mais le soleil continua à répandre ses bienfaits sur les champs. Les grillons continuèrent leur chant. On moissonna le millet et les avoines ; on arracha les topinambours ; on coupa les tournesols pour en faire de la litière.
À ce moment, le général Chang Tso-lin avait rejoint ses hommes en Mandchourie, le président Hsu Shih-ch’ang avait quitté son palais et était rentré tranquillement en sa résidence privée de Tientsin. Après de longs délais, Li Yuan-hung, qui avait donné sa démission de président en 1917, revint à Pékin et reprit son poste. La route de Pékin devenait plus sûre. Peng-wen y conduisit trois bateaux de grains, de légumes et de fruits. Ces produits, ayant manqué en d’autres districts, étaient très demandés, et Peng-wen put les vendre trois fois plus cher que ce que oncle Shao-chun lui avait prescrit.
Aux jours de la « Rosée blanche », on récolta les haricots-soja, on arracha, racla et suspendit la rhubarbe pour la faire sécher. Quant au maïs, les tiges furent mises à part pour servir de combustible, et les fusées, dépouillées de leurs enveloppes protectrices, furent suspendues en rangs orange, rouges, jaunes sous l’auvent des toits. Tout le jour retentissait le bruit du fléau. Le battage nécessitait la présence de tous les hommes disponibles. Chaque jour, on allait mesurer la quantité de grains produits sur les différentes aires de la propriété. Les femmes surveillaient les partages dans les fermes dont les habitants avaient réputation d’astuce ou d’avarice.
Des percepteurs de taxes arrivèrent. Les Lin avaient déjà payé leurs impôts une année d’avance, mais les derniers fonctionnaires en charge avaient dilapidé le trésor de la République, et le nouveau gouvernement devait se procurer de l’argent pour assurer le bien-être public. Les percepteurs furent invités à un banquet à l’hôtel de ville. À chaque convive fut d’abord servi un melon dans lequel se trouvait un billet de cent dollars… Il fallut payer les taxes, mais réduites de moitié.
À la « Mi-Automne », le calendrier agricole consacre trois jours de fête aux actions de grâces pour la moisson. Tout travail fut suspendu. Les magasins et entrepôts étaient pleins ; les champs et les vergers offraient encore de somptueuses promesses. Verges d’or et gentianes fleurissaient sur les talus et sous les haies ; les alouettes chantaient au-dessus des prairies.
À l’aube, le premier matin de la fête, tous les membres de la famille rejoignirent leurs fermiers au temple de l’Agriculture et se rendirent ensemble aux champs situés à l’est. Pendant que la musique jouait en l’honneur de notre mère la terre, on brûlait un spécimen de chaque genre de récolte avec des rouleaux de papier sur lesquels étaient inscrites les prières de gratitude.
On revint par un détour le long d’un sentier tracé par les processions séculaires au flanc d’une colline, et, arrivés au sommet, tous les participants s’agenouillèrent en cercle pour remercier l’eau nourricière…
Ce furent ensuite trois jours de réjouissances, durant lesquels les Anciens se glorifièrent de ce qu’il n’y eût pas une marmite vide dans tout le village. Le dernier jour, la Maison d’Exil offrit un grand banquet à l’hôtel de ville, à tous ses fermiers. Et enfin, l’Ancien remit à chaque petit garçon un paquet de graines.
C’est à cette fête que tous les absents ou ceux qui sont en voyage tâchent de revenir à la maison pour participer aux actions de grâces. Jeux et festins ne cessaient guère ; on distribuait des cadeaux et spécialement de ces plats de châtaignes blanches, qui constituent la friandise la plus appréciée à la Mi-Automne. Jeunes femmes, jeunes filles et fillettes seules boudaient, car tant que le village était en plein carnaval, la femme de l’Ancien, « Dame de la plus haute Autorité », leur défendait de sortir, sous prétexte que tous les hommes, et même ceux de la famille, devenaient trop turbulents sous l’empire de la boisson. Mais les jeunes femmes de la maison voisine étaient libres de participer à la fête, et elles nous contèrent plus tard à quelles intéressantes attractions elles avaient assisté. Il y eut des pièces de théâtre arrangées par les Anciens et jouées dans la cour du Temple. Il y eut aussi plusieurs saltimbanques déguisés en lions. Un homme de leur troupe jetait une balle rouge, que le lion hérissé et rugissant poursuivait partout, jusque sur les toits et sous les manteaux des passants…
Il y avait en outre de nombreux personnages montés sur échasses, des professionnels et des amateurs. Parmi ces derniers, se trouvaient même des membres de la famille des Lin, des Wong ou d’autres. Ils portaient des masques, des vêtements extraordinaires ; ils s’agitaient, dansaient, sautaient et surtout mimaient les gestes et les manières, qui d’une vieille dame extravagante, qui d’un vieux chauve ventripotent, d’un prêtre, d’un paysan myope… au grand amusement de la foule, qui leur jetait des pièces de monnaie.
Au temps de la « Rosée froide », les toutes dernières productions du sol étaient rentrées, et déjà herses et charrues recommençaient à remuer la terre. Sans tarder, on semait des plantes d’hiver dans les champs que l’on venait de moissonner.
On mettait les poires dans de la sciure de bois pour les conserver jusqu’au Nouvel-An. On envoyait les plus belles grappes de raisin aux marchés de Pékin et de Tientsin. Partout l’on entendait grincer les moulins, qui broyaient maintenant les grains mis à sécher sur les toits.
À la « Descente du Gel », on pourchassa les gros faisans tachetés, on cueillit les rouges kakis dans les vergers des collines ; on coupa les tournesols ; on emmagasina les noisettes, les faînes, les noix… et les châtaignes, du moins ce qu’en avaient laissé les industrieux écureuils. Tout ce qu’on avait de trop fut vendu à des marchands qui passaient dans le district pour s’approvisionner. Les noix surtout, coupées en deux et débarrassées de leur coquille, trouvèrent un écoulement facile pour l’exportation.
Les premières gelées avaient coloré les feuillages des chênes et des érables en rouge, en pourpre, en blond, en ambre.
Les jours devenaient de plus en plus courts. On n’entendait que la mélodie plaintive du moineau et le joyeux appel cadencé de la sauterelle, qu’on appelle en anglais « Katydid ». Les oies sauvages passaient au-dessus de nos têtes, regagnant le Sud. En dernier lieu, les dattes noires furent mûres. Alors, tout le monde déclara que l’hiver était proche. On rentra les outils. On entoura de paille les rosiers, les vignes, les plantes d’ornement. La Maison d’Exil était prête à affronter les frimas.
Tung pu t’ui wu (« Restez chez vous en hiver »), tel est l’ordre de la tortue noire du Nord, qui règne sur la période qui s’étend de la venue de l’hiver jusqu’au début du printemps, au dire de Shao-yi. À la « Venue de l’Hiver », on commença à abandonner tout espoir de revoir jamais le petit-fils de Dos de Chameau. Jusqu’alors, on avait fait des recherches un peu partout, mais maintenant, on disait : « La tortue noire l’a pris. »
Lorsque la voie lactée déclina à l’horizon, on empaqueta les habits d’été dans les coffres et chacun reprit les vêtements de fourrure. Lorsque la queue de la grande ourse se montra directement au nord, on scella les fenêtres et on alluma du feu dans les cheminées de briques sous les lits.
Les jours de « Petite Neige » puis de « Grande Neige » passèrent, puis suivit la « Mi-Hiver ». Nous eûmes encore le « Petit Froid » et le « Grand Froid » avant de sentir le temps se réchauffer graduellement et de se préparer à saluer de nouveau la venue du printemps. Dans nos chambres bien closes, nous tressions des chapeaux de paille pour la vente à l’étranger.
Le plus souvent, l’après-midi, le jeune Shao-yi lisait à haute voix à sa sœur et à ses cousines. J’aimais les mêmes histoires qu’eux, ainsi que sa façon de lire. Je pris l’habitude de rester dans la chambre ouest de la maison des Enfants.
Un après-midi, Shao-yi parut de mauvaise humeur. Il dit qu’il avait vainement cherché quelque lecture qui fût à la portée de l’intelligence féminine. Vêtu d’une longue robe de satin gris-perle doublée de fourrure d’écureuil, il se prélassait sur les coussins, dans l’angle est du lit.
— Il est parfaitement juste que je ne fasse rien tandis que vous travaillez, nous dit-il. Au printemps, lorsque le dragon bleu-vert est roi, nous autres hommes devons aller aux champs. En été, sous le règne de l’oiseau rouge, nous sommes contraints à un labeur qui dépasse nos forces. En automne, sous la domination du tigre blanc, il nous faut nous hâter de rentrer les récoltes avant les grands froids. Mais, en hiver, lorsque c’est la tortue noire qui est reine, nous nous reposons, nous jouissons de la paix et du confort de notre maison, nous prenons plaisir à voir les femmes se livrer à leurs travaux préférés. Nous revêtons des beaux habits, que les femmes doivent nous confectionner. Nous nous adonnons voluptueusement à la paresse. Nous savourons les bons plats, que les femmes doivent nous préparer et assaisonner à notre goût capricieux.
La place de la femme est à la maison. Elle y est souveraine maîtresse. Et, comme l’autorité de l’homme ne s’applique qu’à l’extérieur, il n’a pas besoin de se préoccuper de ce qui se passe à l’intérieur de sa maison. La femme doit cuire les aliments, filer, broder, coudre, assembler soie, coton et laine, que l’homme lui a apportés.
Les yeux de sa sœur jumelle commençaient à briller étrangement, mais elle se contint, garda la tête baissée et dit doucement :
— Frère, tiens-moi donc un moment cet écheveau de paille tendu tandis que j’achève de la tresser.
Et lorsque les deux mains de son frère furent bien retenues à l’écheveau, qu’elle aurait pu, comme d’habitude, accrocher à un pied de la table, elle reprit d’un air modeste :
— Maintenant, mon cher, continue, je te prie, ton intéressant discours.
Ce qu’il fit avec complaisance.
Vers l’époque où les kakis sont mûrs, Shun-ko m’envoya en porter un panier à la famille Wong en lui demandant de nous prêter un séchoir. Je passai par la porte ménagée (comme je l’ai dit plus haut) dans le mur mitoyen des deux propriétés et trouvai toutes les femmes de la famille amie en larmes parce que leur Ancien avait décidé de commander immédiatement les vêtements de ses funérailles. Comme j’attendais le séchoir, le vieillard arriva lui-même, accompagné d’un tailleur réputé de la rue du « Roulement de Tonnerre ».
Le marchand salua les dames. On apporta du thé. Les deux commis qui suivaient déposèrent le ballot d’étoffes qu’ils portaient sur une longue perche, en déployèrent l’enveloppe comme un tapis où ils exposèrent leurs soieries.
Chaussé de satin, à genoux dans sa longue robe noire repliée sous lui, le marchand dénoua chaque paquet.
Il montra d’abord des tentures rouges pour le cercueil. Le rouge est la couleur de la joie. Mais quand un homme ou une femme a derrière soi soixante-dix années d’une vie bien remplie et laisse une postérité nombreuse, prospère, bien élevée, il ne peut être question de chagrin à propos de son départ pour un autre monde.
Les femmes se passèrent de main en main toutes les nuances du rouge : rose d’œillet, rose de rose, incarnat, carmin, corail, écarlate, rouge de cerise, de rubis, vermillon et pourpre… Chaque pièce d’étoffe avait un nom : « Aurore sur la montagne de l’éternelle paix », « Danse de Néréides », « Printemps sur le verger », « Petit frère du Dragon », « Songe d’hiver du Poète », « Ailes de l’Oiseau chanteur »… Mais rien de tout cela n’éveilla l’intérêt des dames de la famille Wong. Un commis s’en alla chercher d’autres articles, et, pendant ce temps, l’attention se porta sur les tissus argentés pour les coussins de la tête et des pieds.
Comme les servantes étaient en train de se servir des séchoirs que j’étais venu emprunter, Shun-ko vint voir pourquoi je tardais tant. Elle resta là avec moi et conseilla un brocart doux, souple, lustré, de nuance argentée comme un clair de lune. Puis on passa à l’inspection des teintes bleues pour l’habit même dont on devrait revêtir l’Ancien à sa mort.
Les dames ne trouvant rien à leur convenance, et le vieillard semblant pressé de voir ces habits confectionnés, il choisit lui-même un tissu appelé « Ciel d’arrière-automne », parmi le tas de tous les autres bleus, campanule, clématite, pensée, violette, pervenche, jacinthe, gentiane, qui me faisaient penser à certains massifs de fleurs du jardin de mon enfance.
Pour ce qui avait été laissé en suspens, on prit des soies écrues, que l’on chargea le marchand de teindre en un rose très délicat. On choisit un bandeau blanc pour la tête, puis les soies jaunes pour le linceul furent déballées.
Lors de notre départ, on hésitait encore entre un blond de primevère que l’épouse de l’Ancien gardait sur ses genoux, et une teinte jaune-coing (parsemée de dessins de pièces de monnaie) que la petite-fille favorite de l’Ancien préférait à grands cris.
Wong Mai-su nous accompagna poliment jusqu’à la porte en discutant avec Shun-ko de la coupe des manches sous le règne des Ming. Lorsque je demandai pourquoi il fallait suivre cette mode, Shun-ko me répondit : « Parce que c’est ainsi vêtus que nous devons entrer au ciel. »
L’avant-veille, l’Ancien avait vu en songe son âme debout à côté de lui, équipée pour un long voyage et tenant un rouleau de papier à la main. C’est pourquoi il savait que le rouleau de sa vie terrestre était terminé. Et, bien qu’il ait vécu encore plusieurs saisons, il continua à se préparer.
Outre les habits qu’il devait revêtir pour l’éternel voyage, il s’en fit faire cinq autres, dans le désir de pouvoir mettre ce qu’il faudrait en chaque occasion. Sa femme cousit les perles de ses boucles d’oreilles dans la doublure de ses vêtements pour le cas où il n’aurait pas suffisamment d’argent à offrir aux portiers des régions célestes. Sa fille aînée lui broda et garnit une blague à tabac, et son gendre lui envoya une pipe d’ambre.
De chez nous, il reçut une douillette couverture que nous avions confectionnée nous-mêmes et qui lui porta l’expression appropriée de nos sentiments. La maison des Chows lui en envoya une en crêpe de Chine vert-jade et bourrée de duvet végétal. Il eut bientôt un lot de couvertures plus que suffisant pour son cercueil. Elles s’entassèrent dans son hall.
Ses fils fabriquèrent eux-mêmes le cercueil en épaisses planches de pin, convexes à l’extérieur, appelées « planches de longue vie » et assemblées sans clous. Très large à la tête, ce cercueil portait au pied une fleur de lotus sculptée, pareille à celle où est assis le bouddha. Lorsqu’il fut achevé, des prêtres bouddhistes et taoïstes vinrent le bénir, puis on le déposa dans le hall des Ancêtres.
Les Lin et les Wong croient que Li-hua, la veuve aveugle d’un Lin, est la mieux douée de toutes les « voyantes » de leur connaissance. C’est elle qui choisit pour l’emplacement du tombeau l’arbre situé dans l’angle sud-est de la ferme des Wong. Dès lors, il s’employa à faire de ce lieu un gai rendez-vous où les membres de sa famille auraient du plaisir à aller passer leurs heures de loisir. Il y planta trois peupliers, un érable rouge, un noyer et une bouture de fougère que notre Ancien lui offrit. Il fit venir des ouvriers de Pékin pour y construire un pavillon. Il mit une glycine auprès des murs et des forsythies devant la porte.
L’hiver fut tardif cette année-là. Mais, le second jour de la « lune de Poivre », treize mois après le rêve de l’Ancien des Wong, nous eûmes une chute de neige mouillée. Mai-da et moi nous trouvions chez Yu-lin, occupées à apprendre la broderie au point de sable, lorsque la troisième petite-fille de l’Ancien des Wong vint nous demander la permission de regarder au loin sur la route avec notre télescope. Elle attendait anxieusement le retour de l’Ancien, qui était parti à l’aube, en chaise à porteurs, pour se procurer une « lampe du ciel » au temple de « l’Assurance bénie ».
Le coffret dans lequel se trouve le télescope est tenu fermé à clef, car Shun-ko, qui l’a rapporté de Paris, craint que les enfants ne soient tentés d’y toucher. Comme j’avais de forts souliers, c’est moi qui me chargeai d’aller l’ouvrir et d’en essuyer les lentilles. Mais il n’était pas assez puissant pour percer les voiles d’une forte chute de neige. Et lorsque la petite-fille se fût bien convaincue qu’elle ne pouvait apercevoir son grand-père, elle s’accouda à la table et éclata en sanglots.
Bald-Trois vint nous apporter des parapluies. Elle nous ramena d’abord chez moi et fit préparer du thé avec quelques gouttes d’eau-de-vie de maïs, puis elle reconduisit la jeune fille chez elle et ne revint qu’au moment où Mai-da et moi allions souffler nos chandelles pour la nuit. Elle nous dit que l’Ancien des Wong était rentré depuis peu et s’était mis au lit, secoué de frissons et de fièvre. Il refusait obstinément le bouillon que sa femme lui avait préparé elle-même, aussi bien que le séné que sa petite-fille lui présentait.
Il ne se releva pas. Le soir du quatrième jour, toutes les filles de sa maison s’agenouillèrent en cercle pour prier – car les appels des vierges sont, dit-on, plus accessibles aux oreilles de la Providence. – Elles demandèrent ardemment que les portes du ciel soient ouvertes à l’âme prête à partir, mais cette âme ne quitta son enveloppe terrestre qu’à la pointe du jour ce qui est, paraît-il, un présage favorable et annoncé que les survivants ne manqueront jamais de leurs trois repas par jour.
Selon le proverbe local : « Dans le canal, l’eau qui vient pousse l’eau qui s’en va ; dans le monde, les nouveau-venus prennent la place de ceux qui partent. » Dès l’instant où l’âme de l’Ancien perdait conscience, l’héritier en ligne directe devenait à son tour Ancien de la famille et prenait la direction de tout.
Il monta sur le toit de la maison du mort et supplia à haute voix son âme de rester encore un peu auprès de sa famille. Et tous les autres, massés dans la cour, reprenaient en chœur ses appels. Lorsqu’il parut que ces prières étaient sans effet, le nouvel Ancien ordonna aux hommes de défaire leur longue tresse et aux femmes de mêler du coton blanc à leurs cheveux et d’allumer des chandelles devant le dieu du foyer.
Il apporta un arc de bouleau et une flèche d’argent, qu’il tenait prêts, et envoya son petit-fils au canal puiser l’eau du dragon pour la toilette funèbre. On lava le corps, on l’habilla pour le voyage et on le déposa confortablement dans son cercueil avec ses habits de rechange, sa pipe, sa blague à tabac, un livre, tous les papiers et l’argent nécessaires à portée de sa main. On empila tout autour les couvertures de « Chaude Affection » et l’on hissa dans la cour d’honneur, où se trouvait le cercueil, le grand drapeau, signe de joie, que les femmes avaient préparé pour lui souhaiter une vie longue, heureuse et prospère dans le ciel occidental.
Le nouvel Ancien plaça une table à la tête du cercueil et sur cette table déposa une tablette où l’on avait gravé en lettres d’or les noms du mort. C’est cette tablette qui a rejoint celles de ses prédécesseurs dans le hall de leurs Ancêtres et qu’on révère comme un symbole de l’âme du disparu.
Il remplit d’huile de sésame le réservoir de la lampe du ciel qui n’avait cessé de brûler depuis le jour où l’Ancien décédé l’avait apportée du temple de l’Assurance bénie. Il en coupa le bout de la mèche. Il la plaça devant la tablette, puis à gauche, un encensoir fumant, symbole de pureté, et à droite, un vase garni de fleurs bleues, image de la vertu.
Au dehors, à la gauche de la porte du Monde extérieur, on dressa un mât rouge, pour annoncer à tous les passants qu’un mort reposait dans son cercueil derrière ces murs. Le gardien des portes de la maison alla chercher les musiciens et les prêtres engagés pour les chants.
Lorsqu’ils eurent pourvu à tous ces arrangements domestiques, les hommes de la famille, habillés et coiffés de grossière étoffe blanche, chaussés de sandales de paille, se rendirent au temple de l’Agriculture pour annoncer au seigneur de la terre que leur Ancêtre avait besoin maintenant d’une place pour son corps.
Notre Ancien offrit l’usage de sa bibliothèque pour la rédaction des lettres d’invitation aux funérailles, car le tumulte des préparatifs douloureux emplissait la maison mortuaire et il fallait un endroit tranquille pour cette tâche. Wei-sung, très versé dans la phraséologie officielle, prépara le modèle des lettres destinées aux fonctionnaires ; Su-ling, formée aux habitudes modernes par un séjour de trois ans en Europe, écrivit aux cousins maternels des Wong qui résidaient à Tientsin. La mère de Mai-da, qui excelle plus que tout autre membre de la famille au maniement du pinceau à écrire, fut priée de préparer les lettres à adresser aux personnages importants.
Différentes d’expression et de style, ces lettres étaient identiques quant au fond : elles rapportaient brièvement la vie de l’Ancien, de sa naissance et sa mort, énuméraient les honneurs qu’il avait obtenus et indiquaient le jour de l’invitation.
Avec les jumelles de notre famille, j’aidai les enfants de Wong à mettre les invitations sous les enveloppes jaunes. Sur chacune nous collâmes une bande rouge et bleue. Mai-da se chargea de l’envoi, compta soigneusement le prix des timbres et donna un léger pourboire au postier, en uniforme vert, qui est le frère de Dos de Chameau et nous facilita les choses en venant toutes les heures (c’est-à-dire toutes les deux heures selon le style européen) chercher ce qui était prêt.
Chez les Wong, des coussins fermes, plats et rouges, de deux pieds carrés environ, furent déposés autour du cercueil en nombre égal à celui des membres vivants de la famille. On s’en servait également pour s’asseoir et s’agenouiller. Le premier à gauche était réservé au nouvel Ancien, et celui de droite à sa femme. Les autres venaient ensuite par ordre des générations ; les fils célibataires en dernier lieu. Tant que le cercueil fut dans l’enceinte de la maison, un membre de la famille demeura auprès de lui.
Au jour dit, un jeune prêtre, se tenant à la porte, annonçait l’arrivée de chaque invité par un roulement de tambour. Les membres de la famille s’agenouillaient en bon ordre, mais le visiteur ne s’adressait pas à eux avant de s’être incliné par trois fois devant le cercueil et devant la tablette du défunt. À chaque révérence du visiteur, la famille s’inclinait en réponse, tandis que les cours retentissaient de la musique des instruments et des chants des prêtres.
Des serviteurs conduisaient ensuite les invités à la salle du banquet et les servaient. Alors, un homme de la famille allait les remercier chacun individuellement de l’honneur rendu à l’Ancêtre, ainsi que du cadeau funéraire apporté. Les femmes en faisaient autant auprès des invitées. Mais, dans cet échange de courtoisies, pas un mot de tristesse ou de regret n’était prononcé, car c’eût été gâter les chances d’accès au ciel du défunt et montrer qu’on ne croyait pas qu’il eût vécu sagement.
Le catafalque était recouvert d’une lourde tenture de satin bleu dont les broderies rouges étaient signes de bon augure ; il était soutenu par soixante-douze porteurs revêtus d’habits verts où des inscriptions en fil rouge souhaitaient longue vie au défunt dans le ciel occidental. Le cercueil y fut placé au son des tambours, des cymbales, des guitares et des flûtes.
Le cortège s’ébranla dans l’ordre suivant : la chaise à porteurs particulière du défunt ; son bateau ; son portrait sur un chevalet ; les prêtres psalmodiant, dont dix-huit taoïstes, dix-huit bouddhistes et sept lamas, tous revêtus de la robe de leur ordre ; un corps de musique à cordes ; cent huit porteurs pour les présents reçus ; vingt-et-un hommes pourvus de balais de papier bleu pour nettoyer la route du ciel ; les fils du défunt en costumes de grossier coton blanc et sandales de paille, l’aîné avec la tablette, le second avec la lampe ; l’ordonnateur avec ses castagnettes ; le catafalque ; les femmes mariées en blanc, dans des chaises à tentures blanches ; vingt-et-un hommes armés de balais de papier ; les amis ; cent huit porteurs de présents ; huit prêtres de chaque confession, et enfin un autre corps de musique.
De moment en moment, les fils du défunt jetaient au vent des billets de banque pour apaiser les esprits diaboliques qui pouvaient errer par là. Tout le long de la route, des familles amies avaient érigé des pavillons en l’honneur de l’Ancien. Une natte blanche se trouvait devant chacun de ces « reposoirs » ; le cortège s’arrêtait à la hauteur du pavillon et les fils de la famille s’agenouillaient pour remercier les donateurs. À chacune de ces haltes, se trouvait une tablette relatant la vie du dernier Wong.
Lorsqu’on arriva à la tombe, l’ordonnateur réunit les parents et amis en un grand cercle, et, au son d’une étrange musique, chacun de nous jeta une poignée de terre sur le cercueil.
Alors, la famille reprit la tablette – symbole de l’Ancêtre qui avait cueilli la fleur de la vie – et la replaça dans le hall des Ancêtres.
Jamais, ni chez eux, ni chez nous, je n’ai entendu parler du dernier Ancien des Wong comme d’un homme mort. Il est vivant parmi eux, son nom est constamment sur les lèvres des membres de sa famille ; on parle de lui comme s’il continuait à prendre une part active à toutes les affaires de la vie.
Cet Ancien avait passé trente ans de labeur loin de sa maison et avait accumulé de grands biens, mais sa mort ne procura aucun avantage matériel à aucun membre de sa famille. Comme Shun-ko me l’expliqua, la faculté de léguer quelque chose à quelqu’un, par testament ou autrement, n’existe pas en Chine. Personne ne peut, en « cueillant la fleur de la vie », disposer de ce qui lui a appartenu en faveur de qui que ce soit.
La famille est une unité. Et, en tant qu’unité, c’est elle-même, dans son ensemble, qui hérite de chacun de ses membres.
« Nous ne savons rien du commencement ni de la fin de la vie », déclara la mère de Sou-maï le jour où l’on sut que sa fille était enceinte. « En Chine, les philosophes se préoccupent depuis des siècles de trouver la vérité, qui doit satisfaire l’intelligence, et, sans doute, les philosophes des autres pays en ont fait de même. Il y a différentes croyances, différentes religions. Mais nous n’avons aucune connaissance de ce qui pourrait aider une âme qui va naître. Aussi devons-nous nous contenter des méthodes les plus sages que l’on connaisse pour faciliter à l’enfant son entrée dans le monde. »
Alors, elle sortit d’un panier qu’elle tenait sous le bras tout ce qui l’avait elle-même aidée lorsqu’elle portait Sou-maï.
D’abord, elle plaça un long couteau aiguisé, côté tranchant en haut, sous le lit de Sou-maï et posa auprès des pièces de monnaie enfilées sur un fil rouge et disposées en forme d’épée. Elle découpa dans du papier rouge deux paires de ciseaux, qu’elle épingla aux rideaux, et étendit une peau de tigre sur son matelas. Elle colla des images d’animaux sauvages aux murs, aux portes, aux fenêtres et jusque dans la cour. Elle fit l’acquisition de deux séries de charmes contre le mauvais sort, l’une préparée par les prêtres bouddhistes, l’autre par les taoïstes, et elle les suspendit sous l’auvent du toit.
Durant la période d’attente, toutes les mères de la famille se rendirent au temple de la Maternité par la porte du sud de la ville et prièrent pour l’enfant de Sou-maï. Elle-même confectionna des gâteaux de pur miel, farine de riz et pétales de jasmin pour offrir au dieu des « Cent Heureux Enfants », qu’on représente toujours portant sur le dos un grand sac dont émergent d’adorables têtes d’enfants. Elle fit une paire de petits chaussons d’enfant en satin d’un rouge brillant et les déposa sur les genoux de la déesse de la Miséricorde. Elle fixa de grands cierges dans des racines du lotus sacré et les alluma chaque soir devant les images de la mère du ciel, de la dame des Compassions et de la douce madone à la chaise que Shun-ko avait rapportées de Rome lors de son voyage autour du monde.
L’enfant naquit à l’aube le jour de la fête du Soleil, après tant de douleurs, d’inquiétude et de retard que les Anciens de la famille s’étaient réunis dans le hall des Ancêtres pour se consulter et savoir s’il ne serait pas bon de faire venir de Pékin une doctoresse diplômée d’Occident.
Pendant tout le jour et toute la nuit que durèrent les douleurs de Sou-maï, son mari demeura à sa porte. Et comme Mai-da et moi allions et venions sans cesse pour apporter aux sages-femmes ce qu’il leur fallait, nous fûmes frappées de son attitude : il restait là absolument immobile, refusant de s’asseoir, de prendre le moindre rafraîchissement, étreignant un pan de sa robe grise.
Alors, lorsque, au lever du soleil, la mère de l’accouchée ouvrit la porte et annonça : « Un garçon est né ! », il disparut, mais revint bientôt, ayant revêtu son costume de cérémonie. Après une nouvelle et longue attente à la porte, sa mère lui ouvrit et l’invita à entrer.
Sou-maï était enveloppée d’un peignoir de soie couleur de fleurs de pommier confectionné avec le vêtement de sa nuit de noces. Elle tenait l’enfant serré sur sa poitrine. Elle sourit à son mari. Celui-ci, avant de prendre l’enfant qu’elle lui offrait et même de le regarder, déposa sur l’oreiller une épingle à cheveux en or telle qu’en porte au chignon toute mère d’un fils. Celle-ci était ornée d’un jade vert clair.
Alors, il reçut l’enfant, chaudement enveloppé de satin rose, sur la paume des deux mains. Il alla s’agenouiller devant sa mère, puis devant la mère de sa femme. Il sortit ensuite dans les cours de la maison, son enfant dans les bras, annonçant à tous la venue au monde d’un nouveau Lin. Il le présenta au dieu du foyer, et devant la lampe de Vie éternelle, dans le hall des Ancêtres, il dit à haute voix l’heureuse nouvelle.
Il rendit ensuite l’enfant à sa mère pour les « trois jours de repos », durant lesquels personne d’autre que la mère de l’accouchée et sa servante n’ont la permission d’entrer dans la cour de sa maison.
Vers midi, l’Ancien fit porter aux parents et amis de la famille de petites boîtes de fruits, ce qui est la façon d’annoncer sans écrire la naissance d’un fils. On répondit en envoyant du millet, des œufs, du sucre brun, des gâteaux de noix, seuls aliments permis à une accouchée de la famille des Lin durant ces premiers jours, où l’on répand de la sciure sur les dalles de la cour pour atténuer le bruit des pas.
Au matin du quatrième jour, la servante, « Petit Tigre », m’apporta une carte rouge où se trouvaient tracés au pinceau quelques caractères dorés. C’était une invitation à assister au bain du nouveau-né à l’heure de la Chèvre. Elle expliqua à chacune des personnes à qui elle portait semblable carte combien il avait été difficile à la jeune mère de choisir les huit personnes « de bon présage » qui devaient venir à cette cérémonie. Ce furent : les deux grands-mères du bébé, la femme de l’Ancien, une jolie petite cousine de cinq ans, deux cousins de cinq et trois ans, une tante maternelle et moi.
Nos cadeaux consistèrent en œufs blancs, symboles de longue vie ; œufs rouges, symboles de bonheur ; bâtons d’encens d’acacia, symboles de santé ; bols de riz cru, symboles de prospérité ; graines de fleurs, symboles de l’enfance charmante. Sou-maï nous reçut assise sur son lit, appuyée à des coussins bleus et mauves et revêtue d’une robe rose pâle bordée de fleurs de prunier. Ses cheveux noirs étaient brossés et brillants. Elle ne portait pas de bijoux, sauf l’épingle d’or et de jade à la nuque. Ses joues pâlies rosirent de joie lorsqu’elle souleva la couverture pour nous montrer son fils qui dormait à côté d’elle sur un petit matelas.
Nous déposâmes nos œufs dans un panier d’écorce, placé là tout exprès ; nous répandîmes les semences de fleurs sur le lit de l’enfant en priant sa mère d’en faire un petit jardin pour lui. Quant au bâton d’encens, planté dans le bol de riz, il fut allumé par l’enfant lui-même, dont la mère guidait la main. Sou-maï nous pria de porter ensuite cette offrande sur l’autel du hall des Ancêtres.
La grand-mère maternelle fit chauffer l’eau du bain, y mit des feuilles de caroubier comme désinfectant et des fleurs d’artémis pour la parfumer. Petit Tigre apporta le bassin de cuivre poli qui, renversé, avait servi de table à Sou-maï et à son mari, pour leur petit souper, le soir de leurs noces. La servante y versa l’eau, que Sou-maï tâta du doigt. On permit aux petits invités d’aider à déshabiller l’enfant.
Il agita ses jambes potelées, sa bonne figure ronde grimaça, mais il ne cria pas lorsque Petit Tigre le tint au-dessus de l’eau. La mère nous dit que son « nom de lait » serait Shao-jo, puis elle nous pria d’asperger chacune l’enfant d’un peu d’eau puisée au creux de la main. Le bain lui-même ne fut qu’une affaire de forme bientôt terminée. La servante, Petit Tigre, lui frotta le corps d’une douce huile odoriférante, et nous aidâmes à lui mettre une douce brassière, une bande, un lange et une robe de soie rouge piquée, ouatée de duvet de canard. Puis, on le recoucha au fond du grand lit, sur son petit matelas, la tête entourée d’un léger écran pour atténuer la lumière.
Alors, nous fîmes avancer à la porte de Sou-maï une chaise à porteurs en carton-pâte parfaitement imitée, avec ses huit brancardiers et ses attributs ordinaires, le phénix, l’unicorne, la tortue et le tigre. Les deux grands-mères placèrent sous le siège une malle pleine de pièces d’or et d’argent très bien imitées ; la servante prit alors l’image de la mère du ciel, qui avait protégé les neuf mois de grossesse et le douloureux enfantement, la porta dans la chaise, placée de de telle façon que Sou-maï pût la voir. Et Sou-maï dit : « Je te remercie, Mère du Ciel, pour ta grande bienveillance envers moi. »
À ce moment, chacune de nous mit le feu à la partie de la chaise qui lui était assignée. Pour moi, j’avais la queue de l’unicorne. Et la chaise tout en flammes s’éloigna lentement…
Les poiriers avaient éclos leurs fleurs d’ivoire. C’était le quart de lune où Mai-da était de service à la cuisine ; mais avant d’aller aider à préparer le repas du soir, elle avait relevé les rideaux de papier de notre fenêtre. Fatiguée, je m’étendis un moment sur le lit avant de prendre mon bain et de m’habiller.
Accompagnée de trois dames mariées de la maison et de quatre servantes, j’étais allée aider à la grande lessive de printemps à l’étang du Lotus, et je ne m’étais arrêtée qu’un instant pour prendre un maigre lunch apporté dans mon panier.
C’était la veille du quatre-vingtième anniversaire de Wei-sung, Ancien de la famille. Aucune invitation n’avait été lancée, car il eût été considéré comme de mauvais goût de solliciter des félicitations, mais, depuis la nouvelle lune, la maison était toute bourdonnante d’activité.
Wei-sung avait été fonctionnaire du gouvernement sous la dynastie Ch’ing. Il avait obtenu cette situation grâce aux excellents examens littéraires qu’il avait passés sous le régime dit « de la Forêt de Crayons ». Mais les postes qu’on lui assigna furent toujours de petite importance et éloignés de la capitale. C’étaient des postes d’exil, auxquels on le nommait avec de flatteuses protestations et de trompeuses promesses, car la maison des Lin était suspecte au trône depuis un siècle. Il accéda à la dignité d’Ancien à la mort de son père, mais il dut attendre trois ans avant de faire admettre sa démission par le gouvernement.
En rentrant chez lui, il adopta d’emblée les mœurs et habitudes de la Maison d’Exil, quoiqu’il n’y eût passé que quelques jours depuis son premier départ pour passer ses examens à Pékin, à dix-huit ans.
Il en avait soixante lorsqu’il revint y demeurer. Et dès lors, me confia-t-il, il ne passa la porte du Monde extérieur que deux fois par an pour remplir ses obligations d’Ancien, aux fêtes du Printemps et de l’Automne. Il a la ferme intention de se borner à ces deux sorties par an jusqu’au jour où on l’emportera au champ du repos définitif.
Une fois, comme sa femme le pressait de voyager, je l’entendis lui répondre :
— Va voir le monde toi-même, si tu le désires. Tu reviendras bien vite. Je suis resté à l’étranger pendant quarante-deux ans, et je sais que nulle part on ne peut être mieux que chez soi.
Il s’attriste toutes les fois que quelqu’un est obligé de quitter la maison. Il met peu d’empressement à marier ses filles, afin de ne pas briser le cercle de famille. C’est Mai-da qui est chargée d’expédier, de recevoir et de distribuer tout le courrier de la maison. Par elle, je sais que l’Ancien reçoit fréquemment de lourdes lettres venant des endroits où résident quelqu’une de ses filles mariées ou quelque membre de la famille pour ses études ou son travail ; lui-même y répond ponctuellement.
Mais pendant les semaines qui précédèrent son anniversaire, ce fut sa femme qui reçut les pesantes lettres venant des mêmes villes, elle qui n’a jamais beaucoup de correspondance. Mai-da resta auprès d’elle jusqu’à ce qu’elle les eût lues et apprit ainsi, après quelques habiles questions, le secret de cette mystérieuse modification d’adresse : Su-ling écrivait qu’elle avait décidé de ne pas prolonger ses études à la Sorbonne, mais de rentrer en Chine à temps pour l’anniversaire de l’Ancien ; Fu-erh et son mari revenaient de Malaisie avec deux petits garçons qui n’avaient pas encore été présentés aux Ancêtres ; un arrière-neveu allait quitter San Francisco, laissant ses affaires à un cousin ; Wen-lieh avait reçu une permission de son général pour venir apporter ses vœux à l’Ancien ; une petite-fille, mariée à Szechuan, allait venir également, avec son mari ; Wei-chun arriverait à temps de Canton en aéroplane… Bref, chaque courrier apportait la nouvelle d’une ou de plusieurs arrivées.
En conséquence, personne ne fut surpris d’apprendre que l’on préparait des bateaux et des provisions pour aller à la rencontre de nombreux voyageurs, que l’on avait demandé à Hua-li les fleurs des serres et que l’on faisait un nettoyage général de toute la maison.
À mesure que ces membres de la famille arrivaient, ils se joignaient à nous pour préparer la fête. Les cours retentissaient du bruit des balais, des tape-tapis, des coups de marteau. À la veille du jour anniversaire, tout était reluisant de propreté. Piliers et avant-toits avaient été repeints. Les dalles des cours étaient polies comme du marbre. Les poissons rouges eux-mêmes semblaient frétiller de plaisir dans leurs bocaux nettoyés. Les serres étaient pleines de fleurs toutes prêtes à être distribuées dans chaque pavillon dès le lendemain matin. Des charpentiers avaient construit une scène devant le hall des Ancêtres.
Le grand jour se leva clair et sans nuage. Les enfants au grand complet, en habits de fête, allèrent saluer l’Ancien dès son premier déjeuner, lui récitèrent des compliments et lui apportèrent sur un tapis rouge des monceaux de lettres et de cartes de félicitations. Après son déjeuner, l’Ancien alla ouvrir ses présents dans la cour du Soleil levant et les jeunes filles l’aidèrent à les disposer sur de longues tables recouvertes de satin. »
Ordinairement, à la Maison d’Exil, on dîne par petits groupes, dans les différents pavillons, mais à l’occasion de son anniversaire, l’Ancien réunit tout le monde en un grand repas à l’heure du Serpent. Comme le temps était très doux, la table fut dressée, non dans le hall, mais dans la cour, où les poiriers étaient tout en fleurs et où les loriots construisaient joyeusement leurs nids en forme de hamac avec des débris de soie.
Pour épargner une peine supplémentaire aux membres de la famille, l’Ancien avait fait venir un restaurateur et ses aides pour s’occuper de la cuisine et de tout le service.
Sitôt après le repas, les visiteurs commencèrent à arriver. L’aîné des petits-fils les recevait d’abord dans le hall de la Dignité, afin d’épargner les forces du vieillard, car chaque échange de félicitations exige trois révérences. Les visiteurs passaient ensuite dans la cour des Trois Orientales, où ils rencontraient l’Ancien et causaient avec lui comme s’ils s’étaient déjà acquittés de toute cérémonie envers lui.
Bientôt, l’Ancien, qui a toujours un groupe de ses petits-enfants autour de lui et les adore, demanda :
— Où est ma fille Sou-maï ? Son bébé, Shao-jo, n’a-t-il pas un mois ces jours ?
À quoi sa favorite Mai-lee répondit :
— C’est aujourd’hui qu’il a un mois, mais sa mère prétend qu’il manque un jour à ce mois, parce qu’elle ne veut pas qu’on se préoccupe d’autre chose aujourd’hui que de votre anniversaire.
— Je suis le premier-né de la Maison d’Exil et Shao-jo est le dernier, répondit le vieillard. La Providence même veut que nous soyons félicités ensemble.
Là-dessus, il envoya chercher l’enfant et sa mère et les garda auprès de lui jusqu’à ce que tous les invités eussent congratulé Sou-maï et admiré le bébé.
Tout le monde, ce jour-là, avait revêtu les élégants vêtements de printemps, sans broderies, mais de couleurs aussi délicates que celles des premières fleurs de la saison. Les visiteurs allaient et venaient librement dans les cours. Quelques-uns conversaient par petits groupes au bord du bassin. D’autres renouvelaient connaissance dans de petits coins tranquilles auprès des massifs de bambous ; ou bien, ils écoutaient le barde de la cité du Repos de Midi. Plusieurs admiraient les oiseaux de la volière de l’oncle Keng-lin. Tous acceptèrent les rafraîchissements offerts et vinrent écouter la comédie donnée sur la scène élevée devant le hall des Ancêtres.
Les artistes étaient de Pékin. C’étaient tous des hommes, mais quelques-uns jouaient les rôles de femmes avec tant d’art que je mis très longtemps à m’en apercevoir. La pièce était donnée sans décors, comme au temps de Shakespeare. Mais l’action était si vivante qu’on aurait cru à la présence de toute une mise en scène.
Ces représentations me charmèrent. On joua plusieurs pièces, et je passai presque toute la journée à les écouter. Les acteurs ne « parlaient » pas leur rôle, ils le déclamaient en mesure, accompagnés d’un orchestre. On demandait aux plus importants visiteurs en train de prendre des rafraîchissements quelles pièces ils aimeraient entendre, et aussitôt celle qui était en représentation terminée, on jouait celle qu’ils avaient désignée. D’ailleurs, les invités disaient poliment pour la plupart que la pièce en cours avait toutes leurs préférences, car ils savaient bien qu’on ne pourrait donner autant de comédies ou de tragédies qu’il y avait de goûts différents dans l’assemblée.
Jamais la moindre hésitation chez les acteurs. Ils semblaient avoir tous leurs rôles présents à la mémoire, comme les costumes tout prêts dans leurs coffres. Avec quelques courts intervalles pour se rafraîchir, ils jouèrent jusqu’à ce que la brillante Canope parût dans le ciel. Après le coucher du soleil, le théâtre était éclairé par des torches de pin plantées dans des vases de fer.
On joua : Le Siège de la Cité déserte, La Mort de Chu-ho, La Fille dévouée, La Méchante Femme, L’Amour dans le bateau de pêche, Les deux cousins, La Complainte de l’Âne noir et La Danse du bol de jade.
Dans les pièces représentant la vie civile et courante, le premier instrument qui donnait le ton et la mesure à l’orchestre était un tambour à une seule peau, puis venaient, par ordre d’importance, les castagnettes, les flûtes, les flageolets, la guitare, l’harmonium, les violons à deux cordes, les carillons de gongs et la petite timbale.
Les pièces militaires, au contraire, débutaient par une marche jouée sur de grands tambours, des gongs, des cymbales et des clairons. Lorsque la scène était triste, l’orchestre se faisait bas, lent, plaintif. Pour les scènes comiques, l’accompagnement était sur un rythme rapide et gai. Et au moment de la punition du coupable ou du traître, les instruments chantaient victoire.
Les deux pièces qui eurent le plus de succès furent La Méchante Femme et La Complainte de l’Âne noir. Mais, personnellement, je partageai le sentiment de l’Ancien, qui préférait La Fille dévouée.
En voici le sujet :
À Pékin, dans le quartier des fleurs, vivait une jeune fille qui avait à soigner et à faire vivre son père malade. Apprenant un jour qu’une voisine allait en pèlerinage au mont Ya-chi, elle vint lui dire :
— Si j’allais moi aussi à ce pèlerinage, mon père se rétablirait-il ?
La voisine lui répondit :
— Ceux qui y vont et y prient d’un cœur sincère sont toujours exaucés.
— Est-ce loin ? demanda encore la jeune fille.
— À deux cent cinquante mille pas, lui fut-il répondu.
Le soir même, après avoir soigné les fleurs du jardin (car son père était horticulteur), elle prit un bâton d’encens, l’alluma et marcha jusqu’à ce que ses pieds ne pussent plus la porter. Alors, elle s’agenouilla et, la face tournée vers la montagne, elle pria ainsi : « Excusez-moi, je vous prie, si je ne puis aller jusqu’au temple, mais j’ai à soigner mon père et les fleurs dont la vente nous fait vivre. »
Elle fit de même chaque nuit, et à la fin d’une quinzaine de jours, elle avait fait les deux cent cinquante mille pas.
À ce moment-là, de nombreux pèlerins arrivaient chaque jour de toutes les provinces à la montagne où l’on vénère la déesse de l’Aurore, et ainsi, il y avait sur le chemin une grande foule où se coudoyaient riches et pauvres. À chaque chant du coq, durant toute la nuit, on se pressait terriblement aux portes du temple, car il était dit que celui ou celle qui offrirait de l’encens en premier lieu aurait le plus de chances de voir ses prières exaucées.
Or, le soir même où la petite fleuriste achevait ses deux cent cinquante mille pas, un homme riche était à la porte du temple, bien déterminé à entrer le premier. Au chant du coq, il se hâta vers l’autel. Mais, chose étrange, il y trouva un bâton d’encens déjà allumé devant la déesse, et, très en colère, alla trouver le gardien, à qui il avait payé une grosse somme pour le laisser entrer le premier.
— La porte était bien fermée avant votre entrée, lui dit cet homme, et je ne comprends pas que quelqu’un ait pu offrir de l’encens avant vous !
— Je reviendrai demain, dit l’homme riche en glissant une nouvelle pièce d’or entre les mains du gardien, et veillez bien cette fois à ce que personne n’approche de la déesse avant moi.
Le gardien fit bonne garde toute la nuit. Au matin, il fit entrer l’homme riche bien avant tous les autres pèlerins qui se tenaient à la porte. Le riche courut à l’autel, mais déjà un bâton d’encens y brûlait, et sur la pierre polie par des milliers de genoux, il crut voir l’ombre courbée d’une jeune fille…
— Qui est là ? cria-t-il. Mais aussitôt l’ombre s’évanouit.
Le gardien était atterré, mais n’y comprenait rien.
— Est-ce que des esprits peuvent venir offrir de l’encens à la déesse ? demanda encore l’homme riche.
Le gardien ne sut que répondre. Alors, le riche alla demander aux autres pèlerins ce qu’ils en pensaient. Parmi eux se trouvait la voisine de la jeune fleuriste…
— Ah ! s’écria-t-elle, serait-ce cette pieuse enfant qui, incapable de venir elle-même jusqu’ici, aurait envoyé son âme pour demander la guérison de son père ?
L’homme riche, entendant cela, oublia tout le reste et prit la bonne femme à part pour la questionner. Puis il fit seller son cheval le plus rapide et se rendit immédiatement au quartier des fleurs à Pékin. Il trouva la jeune fille et son père ; il fit venir un savant médecin qui guérit le père, mais même après cette guérison, l’homme riche continua ses visites, et plus il venait dans cette maison, plus il y prenait de plaisir. Il n’aimait plus les divertissements de sa vie ordinaire et ses amis se moquaient de lui parce qu’ils ne le rencontraient plus au théâtre ni dans les maisons de thé. Il passait toutes ses heures libres à aider la petite fleuriste à arroser ses fleurs et à l’assurer que son père se porterait mieux s’il venait vivre chez lui, dans sa grande propriété, où l’air était meilleur que dans ces bas quartiers… Bref, il épousa la jeune fille.
Lorsque la brillante Canope fut haute et claire dans le ciel nocturne, une table fut préparée dans la cour du Soleil levant. On la recouvrit d’un tapis vermillon dont les pans tombaient jusque sur les dalles et on y déposa le portrait du dieu de la Longue Vie. Six coupes de pommes, symboles de paix, et six chandelles allumées, symboles des six générations que l’Ancien, espérait-on, pourrait voir, furent placées devant le portrait[1]. Devant la table, on plaça un coussin de satin, sur lequel l’Ancien vint s’agenouiller le premier. Il brûla de l’encens et remercia pour ses quatre-vingts années de vie. Chacun des membres de la famille vint s’agenouiller ensuite pour remercier le ciel de leur avoir accordé cette bénédiction, et solliciter l’octroi d’une nouvelle dizaine d’années de vie au vieillard. Puis ce fut le tour des invités, dont on n’avait retenu que les plus chers.
Une fois les visiteurs partis et la porte du Monde extérieur bien fermée, l’Ancien examina les cadeaux qu’il avait reçus. Chaque visiteur avait apporté quelque chose et bien des paquets étaient arrivés par la poste. Il y en avait trois tables surchargées. À chaque paquet était attachée une carte qui portait le nom du donateur et quelques vœux.
Or, il arriva qu’au milieu des bijoux, peintures, livres, coupons de soie, pantoufles brodées, mouchoirs, éventails, vases, plats d’argent, cristaux, etc., l’Ancien remarqua une grosse pêche de satin très artistement imitée. Il lut sur la carte : « Prince Erh-sung » et dit : « Je ne connais personne de ce nom-là. C’est un nom mandchou. Il y avait un prince Erh-sung dans la ville où j’occupai mon premier poste officiel, mais nous nous connaissions peu. Et du reste, il a été assassiné, dit-on, lors d’un soulèvement à Nankin… C’est peut-être faux, mais encore, je ne vois pas pourquoi il m’aurait envoyé ce présent… »
Tout en parlant, il appuya sur un bouton caché sous le satin ; la pêche s’ouvrit et un oiseau s’envola. Le nom familier de cet oiseau est le même que celui de Mai-da. Alors, l’Ancien le prit et le laissa s’envoler en disant :
— Je comprends maintenant, ceci est moins un cadeau qu’une requête.
Et Shun-ko, qui se trouvait auprès de lui, répondit :
— Voilà des années que Mai-da devrait être mariée. Dans la maison de mon père, on ne laissait pas passer la dix-huitième année…
À la Maison d’Exil, on ne célèbre les anniversaires qu’au premier mois, la première année et à dix ans. Après cela, on ne fête que le demi-siècle ou encore le premier anniversaire d’une jeune femme après son mariage.
Les jumelles Shao-yi et Ching-o, les cousins Nan-wei et Ming-chi étaient nés tous quatre à la pleine lune du mois des Chrysanthèmes et eurent leurs dix ans la même année que le quatre-vingtième anniversaire de l’Ancien.
Sitôt donc que la lune fut pleine en ce mois des Chrysanthèmes, on dressa des petites tentes dans les jardins d’enfants, on les décora de lanternes colorées, de bannières et d’oriflammes. On y plaça des fleurs et on fit flotter sur les bassins des petits bateaux battant pavillons de toutes couleurs.
Les parents envoyèrent des cadeaux. Les quatre héros de la fête, revêtus d’habits de cérémonie, reçurent les félicitations de tous les membres de la famille, qui vinrent s’incliner devant eux. On leur permit de choisir le genre de distraction qu’ils préféreraient.
Shao-yi demanda les marionnettes. On leur dressa une petite scène et on leur joua des pièces comme celles des grands théâtres. La troupe se mit à leur disposition, et leur donna Les Voleuses, Une visite à la lune, Soumission à l’Empereur T’ang, et la préférée de Shoa-yi : La Bataille de la Falaise rouge.
Sa sœur jumelle réclama les jongleurs. Il en vint un. C’était un enfant guère plus grand que Hsing-mu, mais il lançait des assiettes au-dessus de sa tête et les rattrapait sur un bâton placé sur son nez ; il dansait entre des lames d’épée ; il se frappait dans les mains tandis que des œufs étaient en l’air, et finalement, il sortit de sa poche un lapin vivant, qu’il offrit aux enfants pour leur anniversaire.
Nan-wei demanda le confiseur, et l’on se moqua beaucoup de ce souhait, parce que ce vieux marchand de bonbons se présentait chaque jour à la porte et que cela n’avait rien d’extraordinaire pour une fête. Mais ce fut au contraire lui qui eut le plus de succès. Avec une certaine pâte qu’il faisait fondre au fur et à mesure sur son petit réchaud à charbon et qu’il soufflait dans une tige de roseau, il fabriqua à volonté des nids d’oiseaux, des éventails, trois bateaux de pêche avec leurs voiles, des chevaux bondissants, une chatte et ses petits, un dieu du bonheur, un singe en train de manger une orange, et mille autres choses…
Ming-chi réclama le diseur de bonne aventure qui habitait rue du Tonnerre. Il vint et découvrit des présages heureux dans les lignes de la main de tous les enfants, leur prédit des aventures merveilleuses.
Au soir de ce jour, les enfants décidèrent eux-mêmes le menu du souper, qui fut servi sur de longues tables dans la cour. L’éclairage consista en quarante bougies disposées par groupes de dix dans des candélabres de bronze qui ressemblaient à des carapaces de tortues. La nuit venue, Dos de Chameau fit partir des fusées, une pour chaque enfant qu’on fêtait ce jour-là.
C’était dans l’après-midi, la veille de la fête des Lanternes, en 1922.
— Si cela continue, dit Su ling à Mai-da qui découpait des bandes de velours rose, tu vas être cause des grands discours que ne manqueront pas de nous adresser les Anciens sur la dégénérescence des Occidentaux et sur le devoir de perpétuer la race. On nous dira aussi que le mariage n’est pas tant une affaire de convenance personnelle qu’un contrat qui concerne également les ancêtres, les descendants et les biens d’une famille. Les sentiments n’y jouent pas grand rôle dans ce pays où nous nous enorgueillissons d’une longue suite de prudentes générations.
— Il serait sage d’ajouter, interrompit alors Ching-mei en coupant son fil avec ses dents, que si un mauvais fermier appauvrit pour un temps, un mauvais mariage appauvrit pour toujours.
… Après le repas de midi, les femmes mariées de la maison étaient allées offrir de l’encens au temple de la Colline de l’Éternelle Verdure. Nous savions qu’elles ne rentreraient pas avant la nuit. Elles avaient l’intention de faire un détour pour rentrer et de passer par l’étang du Cheval, où elles et leurs porteurs admireraient les lanternes de glace que l’on cisèle en forme de fleurs immenses, de grenouilles géantes, de tigres féroces, de dragons, de guerriers… Elles sont exposées des deux côtés de l’avenue qui mène à l’étang, et on les allume à la nuit, puis les Anciens réunis les examinent et accordent des prix aux trois plus belles.
Mai-da avait accroché au-dessus de sa table à ouvrage un dessin en couleurs représentant une fée des Perles tenant ouvertes les écailles de l’huître dont elle était sortie. Cela lui servait de patron pour son costume de fête. Elle s’était confectionné une coquille d’huître en tissu distendu par des baleines élastiques et recouvert de coton gris, tacheté de blanc et de vert et bordé de gaze rose. Elle l’avait déposée achevée sur son lit. Elle avait mis des franges au voile rose pâle, qui doit rendre la fée invisible : elle avait brossé ses meilleures chaussures de satin et mis de nouvelles basques à sa robe de velours rose à jupe bouffante et à plis.
Mais elle n’avait pas eu le temps matériel de faire tous les plis, et c’est cette circonstance qui l’avait forcée à confier à ses cousins son intention d’aller danser au bal masqué et public de la ville.
Elle avoua que Erh-sung, le prince mandchou, lui avait fait tenir un billet la priant de venir à ce bal déguisée en fée des Perles. Lui-même devait être en pêcheur. Elle avait accepté par un billet placé sous une pierre, près du « Vieillard de la Lune » dans la rue de la Forêt de Bambous mauves. Cette pierre leur servait de boîte aux lettres depuis plusieurs mois.
Ainsi, tandis que les femmes mariées étaient absentes, Su-ling et Ching-mei sermonnaient Mai-da sur la question du mariage tout en tirant sagement l’aiguille. Pour moi, je polissais les boucles d’oreilles de jade que Mai-da avait promises à sa servante Canard Fidèle si elle l’aidait à entrer et à sortir par la porte de Miséricorde ce soir-là. Mai-da acheva de plisser sa jupe, puis essaya sa robe, esquissa un pas de danse en tenant sa coquille à la main comme un éventail qu’elle ouvrait et refermait malicieusement.
Tout était terminé avant le retour des dames. Elles trouvèrent Mai-da affairée à la cuisine.
Dès la tombée du jour, des nuages envahirent le ciel et couvrirent la lune. Avec l’aide de Canard Fidèle, Mai-da put se glisser par l’étroit guichet de la porte de Miséricorde. Un homme déguisé en pêcheur l’attendait au dehors. Il l’emmena par les rues illuminées, flirta et dansa avec elle… Elle s’amusa beaucoup, quoique un peu intriguée et effrayée, car elle comprenait qu’elle n’avait pas affaire avec Erh-sung, mais l’inconnu la charmait et l’enchantait. Ils soupèrent avec d’autres masques à l’hôtel des Orchidées, et il la ramena à la porte de Miséricorde un peu avant le jour. Canard Fidèle l’y attendait. Lorsqu’elle se retrouva saine et sauve à l’intérieur, sous la protection de la déesse de la Pitié, elle alluma un cierge d’actions de grâces, mais à ce moment son gai partenaire du bal la rappela d’un léger coup de sifflet ; il s’était démasqué et lui souriait gentiment : c’était son oncle préféré, Keng-lin.
Le lendemain, comme la femme de l’Ancien avait envoyé Mai-da polir les cuivres du hall des Ancêtres, l’oncle Keng-lin la suivit et lui expliqua comment son billet à Erh-sung était tombé entre ses mains. Un prêtre itinérant avait vu la jeune fille le déposer sous la pierre de la rue de la Forêt de Bambous mauves, l’avait pris, avait suivi Mai-da jusque chez elle et, installé à la porte, avait vendu la missive au premier homme de la famille qu’il avait vu sortir.
Il en avait demandé cinq cents dollars, mais Keng-lin l’avait eu pour trois cents, avec la promesse solennelle du prêtre de ne rien dire à personne de cette aventure.
Deux jours après la fête des Lanternes, Wei-sung, l’Ancien de la famille, avait appelé Mai-da à la bibliothèque. Il avait disposé sur sa table cinq lettres de demande en mariage, retournées de telle façon que le côté blanc des feuilles fût seul visible. Il lui dit d’en prendre une. Ce fut ainsi que Mai-da, après tant d’années où elle avait refusé de se fiancer, choisit son mari. Et Wei-sung, de son côté, si peu enclin à se séparer de l’un ou de l’autre membre de la famille, fut dispensé de faire un choix parmi les cinq candidats agréés par le conseil de famille.
Dès lors, Mai-da, qui est d’une race accoutumée depuis des siècles à accepter le mariage comme un devoir, prit la chose très philosophiquement, sans témoigner beaucoup de curiosité à l’égard de son futur époux.
L’oncle Keng-lin porta à l’élu une carte identique à celle de sa demande et contenant l’année, le mois, le jour et l’heure de la naissance de la jeune fille.
Pendant ce temps, l’on déposa le nom du futur avec celui de Mai-da sur l’autel du hall des Ancêtres devant les tablettes du fondateur de la Maison d’Exil et de sa femme.
— Le mariage, m’expliqua Shun-ko, est un contrat entre deux familles qui doivent y librement consentir toutes les deux. Une jeune fille est pourvue selon la sagesse de son clan. Les noms de Mai-da et de son futur époux resteront ensemble trois jours sur l’autel, et ce n’est que si la paix règne dans les deux familles durant ces trois jours que le projet d’alliance prendra corps. Si on le critique dans l’une ou l’autre famille, il est abandonné. Mais tant que les noms sont sur les autels personne ne parlera sans motifs sérieux.
Vers la fin de ce troisième jour d’épreuves, Mai-da et moi nous trouvions dans la chambre centrale du pavillon des Trois Orientales. Nous cherchions un volume de poèmes de Li Tai Po dont sa mère avait promis de nous lire quelques passages, lorsqu’un serviteur entra et disposa là une petite table à thé. Nous comprîmes qu’un visiteur était annoncé ; mais ne pouvant plus traverser la cour sans le rencontrer, nous nous cachâmes derrière un paravent de laque. L’Ancien entra, encore en train de passer sa robe de cérémonie, que le domestique lui aida à achever de boutonner.
La pièce où cela se passait était l’ancien hall d’honneur de la maison et c’est là que l’on recevait les visiteurs les plus marquants. Les portes s’ouvrirent. De notre cachette, à travers une fente du paravent, nous vîmes s’avancer jusqu’au seuil les porteurs de la chaise de l’Ancien de la future famille de Mai-da.
Ce fut un oncle de cette maison qui en descendit.
Il était vêtu d’une robe richement garnie et de plusieurs couleurs ; un domestique qui l’accompagnait étendit devant lui une natte rouge. Il s’agenouilla devant notre Ancien, malgré les efforts de ce dernier pour l’en dissuader. Il lui présenta un contrat de mariage signé de l’Ancien de sa famille et de quatre de ses héritiers en ligne directe. « Je suis le porte-parole de toute ma famille, dit-il en terminant, pour vous exprimer notre ardent désir de bien accueillir une fille des Lin. »
Les deux hommes prirent le thé. Ils causèrent du temps, des cultures, des événements politiques. Nous commencions à languir derrière notre paravent. Enfin, le visiteur demanda à présenter ses hommages à la Dame de la plus haute Autorité ; le domestique reprit la natte rouge et précéda les deux hommes jusqu’à la porte des appartements de Kuei-tzu ; alors nous pûmes nous échapper.
Lorsque le visiteur fut parti, Kuei-tzu envoya chercher Mai-da. Elle lui remit le présent que lui faisait envoyer la Dame de la plus haute Autorité de sa future maison : un bracelet d’or avec trois rubis.
Le lendemain matin, oncle Keng-lin prit la chaise de l’Ancien et, accompagné de Dos de Chameau porteur d’une natte rouge, alla porter à la famille du fiancé un contrat signé de notre Ancien et de quatre de ses héritiers en ligne directe. Il portait aussi en présent un manteau à boutons de jade.
Dans l’après-midi, l’Ancien de la famille du fiancé vint demander la date de la cérémonie du mariage. Ce fut le dix-neuvième jour de la lune de Pivoine qui fut choisi. C’était, en même temps que le jour favori de Mai-da, l’anniversaire de la Protectrice des Fleurs.
Aussitôt, la mère du fiancé fit cuire des gâteaux appelés « phénix et dragons », et les fit porter tous chauds à Mai-da dans une corbeille rouge, par deux domestiques en costumes verts et rouges. Ils passèrent avec ce panier, suspendu au milieu d’une perche dont ils tenaient chacun une extrémité, dans toutes les rues de la ville, annonçant ainsi les fiançailles officielles de leur maître avec Mai-da.
Mai-da dut présenter à Kuei-tzu une liste des familles à qui elle désirait faire annoncer son prochain mariage, pour leur permettre d’aider aux préparatifs. Kuei-tzu biffa deux noms et rappela à la jeune fille qu’il fallait y ajouter une de ses marraines, qui s’était remariée et habitait maintenant Shantung.
Les gâteaux « phénix et dragons » portaient la date du mariage inscrits en lettres de sucre rouge. Ils étaient réunis par paquets de cinq. Chaque paquet, enveloppé d’un papier spécial pour les mariages, attaché avec du coton rouge et mis dans une boîte de laque, était envoyé par messager ou par poste aux familles figurant sur la liste.
On répondit par des présents appropriés, soit des vêtements à ajouter au trousseau, des meubles, de la literie, de la porcelaine, de l’argenterie, des ustensiles de cuisine, des bijoux.
Des couturières vinrent aider les femmes à confectionner la robe de noces et toutes les autres. Heureusement, Mai-da reçut trois pièces de velours rose. Dans la confusion des préparatifs, personne ne parut songer qu’elle en avait eu une autre…
On la chicanait à propos de son mari. On lui disait en riant qu’il avait les pieds plats, un caractère horrible, qu’il était marqué de la petite vérole, qu’il portait la barbe, qu’il était malpropre, qu’il avait des digestions difficiles, un corps de géant, un esprit de crétin. Elle laissait dire avec un admirable sang-froid. Mais elle offrit son appareil photographique à son petit-cousin Tsai-fu, à condition qu’il lui apporterait une demi-douzaine d’instantanés de son fiancé. C’est de la sorte qu’elle reconnut en lui l’homme qu’elle avait vu, deux ans auparavant, en train de faire ses dévotions au dieu de la Connaissance au temple de la ville.
On s’y prit dix jours à l’avance pour envoyer aux amis et connaissances des cartes d’invitation à la « fête de la Jeune Fille ». Les réponses furent accompagnées de nouveaux cadeaux, parmi lesquels il y eut quatre robes, une pour chaque saison ; dans ces robes, les femmes de la future famille avaient cousu des souhaits de bienvenue.
Hua-li arrosait, sarclait, soignait les pivoines. Elles étaient magnifiques ; il y en avait de toutes dimensions, de toutes variétés, et elles parfumaient toute la Maison d’Exil. Entre les terrasses de briques vernies et le bassin d’un bleu de lapis-lazuli, elles offraient à la vue une vaste nappe de teintes variant du rouge sombre au blanc de nuées en passant par le rouge lie de vin, coucher de soleil, rose d’aurore, fleur de prunier… Plus loin, au delà des berceaux de glycine, d’autres pivoines jaune pâle se détachaient contre le fond vert tendre des bambous. Dans la cour de la bibliothèque une plante nommée « Jeune fille endormie au clair de lune » et dont les graines avaient été apportées par une jeune mariée, il y avait une centaine d’années, élevait fièrement d’innombrables boutons rouges sur ses fortes tiges.
On installa des rideaux de roseaux pour ombrager les cours ; on mit des tapis écarlates sur les dalles. Des bannières flottaient au vent printanier par-dessus les murs d’enceinte. Les piliers furent habillés de soie. Des rideaux pourpres voilaient les portes. Tout ce que les coffres de la maison contenaient de vieux trésors, les ivoires, les porcelaines, les bronzes furent disposés avec art aux places où l’on pouvait apprécier leur valeur. Des affiches aux deux côtés de la porte du Monde extérieur annonçaient à tout passant, en lettres de vermillon et d’or, que Mai-da, fille de la maison des Lin, allait s’allier à la maison des Tseng par son mariage avec Tseng Huai-ching, au jour anniversaire de la Protectrice des Fleurs.
Amis et parents qui désiraient assister aux préparatifs commencèrent à arriver quatre jours avant la cérémonie. La simple politesse exigeait qu’on les fît festoyer tout le temps de leur séjour ; aussi, comme bien l’on pense, les cuisines présentèrent une animation extraordinaire plus d’une semaine avant la noce.
La famille du fiancé eut l’aimable pensée de nous envoyer du vin, des gâteaux, des oies rôties, des canards à la broche, du porc, du mouton, des noix sucrées, des fruits confits et des plats doux de leur confection. Mais, de notre côté, considérant qu’ils devaient aussi recevoir beaucoup de monde, nous ne manquâmes pas de leur envoyer, vin, gâteaux, oies, canards, porc, mouton, noix, fruits et plats doux de la maison. On se représente donc la joyeuse confusion des domestiques allant et venant d’une maison à l’autre et recevant de nouveaux pourboires à chaque course.
La veille de la cérémonie, dès le matin, des porteurs richement vêtus portèrent la dot de Mai-da à sa future maison. Des musiciens jouaient d’instruments à vent, à corde et à main à l’avant et à l’arrière de la procession. Il y avait quatre-vingt-dix charges, portées chacune par deux hommes sur une perche. Les meubles étaient enveloppés d’étoffes rouges. Les petits articles, les lingeries et vêtements étaient dans des coffres. Mais une pendule-coucou était portée à découvert, afin que toute la ville pût la voir et entendre l’oiseau chanter l’heure.
Dos de Chameau venait le dernier. On lui avait confié l’écrin à bijoux de Mai-da et la liste des articles de la dot.
En cette veille du mariage, on célébra par un grand dîner la « fête de la Jeune Fille » dans le hall de l’Hospitalité. La salle était décorée de toutes sortes de symboles de bonheur et tout éclairée de bougies rouges. C’est la mère de Mai-da qui présidait. Mai-da n’y parut qu’après le premier service et elle versa du vin dans chaque coupe. Elle portait pour la dernière fois la robe virginale. Ses beaux cheveux étaient passés au bleu-noir brillant et pendaient en longue tresse jusqu’à sa taille. Canard Fidèle lui avait mis du rouge aux lèvres. Les yeux brillants, le teint animé, elle était exquise en simple robe verte, faite exprès pour l’occasion.
Ce soir-là, selon la coutume adoptée pour les mariages à la Maison d’Exil, la jeune fille dîna seule avec Kuei-tzu, la Dame de la plus haute Autorité. Après ce repas, elle alla brûler l’encens d’adieu dans le hall des Ancêtres, puis on l’envoya au lit.
Déjà avant l’aube, de nombreux bruits de pas dans la rue annoncèrent l’arrivée de la chaise de la mariée. Au lever du soleil, les flûtes jouèrent « l’Appel à la mariée » et la porte du Monde extérieur s’ouvrit toute grande.
Canard Fidèle sortit vivement. Elle revint bientôt nous annoncer que le fiancé avait trente-deux musiciens, que la chaise de la mariée avait huit porteurs, qu’il y avait en outre deux chaises vertes à quatre porteurs, l’une pour la tante du fiancé, qui apportait le manteau de noce et le mouchoir de poche rouge et était allée prendre le thé avec la mère de Mai-da. L’autre chaise lui était réservée, à elle, Canard Fidèle, comme femme de chambre restant au service de la mariée. Et déjà se rassemblaient d’innombrables porte-bannière, musiciens et porteurs, tous habillés de satin écarlate, brodé de fils d’or.
Shun-ko entra. Elle arrêta net tout le verbiage de Canard Fidèle et lui ordonna d’aller chercher l’eau pour le bain de sa maîtresse. Elle déploya les sous-vêtements parfumés de lotus qu’allait mettre la jeune fille pour ses noces. Elle cacha son émotion en reprochant à Mai-da de laisser trop de liberté à sa femme de chambre. Une autre tante survint et mit un peu de rose aux joues trop pâles de la fiancée. Puis, Ching-mei lui mit du rouge aux lèvres, en affirmant que même la coupe nuptiale ne l’effacerait pas.
Une cousine vint nous annoncer que le futur venait d’arriver et s’agenouillait à ce moment devant l’Ancien pour accomplir la dernière formalité, qui consiste à demander solennellement la jeune fille afin de « se compléter soi-même ». Cela fait, il rentrerait chez lui pour y attendre l’épousée.
Mai-da revêtit sa robe de noce, que toutes les femmes et les enfants qui s’entassaient dans la chambre admirèrent beaucoup. Mai-da s’était laissée habiller tranquille comme une poupée, mais soudain, elle éclata d’un rire nerveux, hystérique et qu’elle ne pouvait plus réfréner. Alors, la femme de l’Ancien fit donner l’ordre à tous de sortir de la chambre, excepté Shun-ko, « qui a du bon sens », et la servante Canard Fidèle. L’oncle Keng-lin vint jouer du luth pour calmer les nerfs de la jeune fille.
À midi, elle se rendit dans le hall d’honneur et salua les invités. Elle s’agenouilla devant les Anciens et ses parents pour leur dire adieu. Son père lui mit sur les épaules le manteau de son futur mari, et sa mère lui mit son mouchoir devant la figure, comme un voile. Toute la famille en chœur cria : « Puissiez-vous être aussi heureuse que celle qui vint de Canton ! » Des feux d’artifice éclatèrent. Mai-da fut mise en chaise fermée et scellée de bandes de papier. Kuei-tzu, Dame de la plus haute Autorité, inscrivit son nom sur les scellés, puis la procession s’ébranla au roulement des tambours, au claquement des cymbales, au son des flûtes qui jouaient la « Complainte du départ ». La tante du futur et Canard Fidèle montèrent dans les deux autres chaises. Les porteurs haussèrent leur charge aux épaules. Le cortège sortit de la maison de la Jeunesse, passa la porte du Monde extérieur, qui se referma sur lui.
Les Lin réunis festoyèrent, devisèrent et jouèrent pour passer le temps, en attendant que les Tseng invitassent la mère de la mariée au « déjeuner d’après les rites du lit nuptial », ce qui signifierait qu’ils étaient satisfaits.
C’était au dernier jour de la lune du Dragon, plusieurs semaines après le départ de Mai-da. Il faisait terriblement chaud, et Kuei-tzu nous avait priées, La-mei et moi, de mettre à la porte de Miséricorde des bouteilles de thé de jasmin à l’intention des pauvres assoiffés qui pourraient être tentés de boire l’eau malsaine du canal. Ching-mei arriva en courant à la cuisine, où nous faisions bouillir l’eau, et se mit à chanter :
Yu chia ts’ung ch’in
Tsai chia yu shen
T’ien yao hsia yu
Niang yao chia jen
Wu fa k’o chih.
(« Une jeune fille se marie pour sa famille
Mais une veuve se marie pour elle-même.
Et si le ciel veut faire pleuvoir
Ou votre mère se remarier,
Rien ne peut les en empêcher. »)
— Qu’arrive-t-il ? demanda La-mei à sa jumelle.
— Chao-li vient de dire à son fils qu’elle va se remarier avec le propriétaire de l’hôtel des Orchidées, répondit Ching-mei, et il a répondu : Celle qui a été la femme d’un homme ne va pas manger le riz d’un autre.
— Topinambour bouilli ! s’écria La-mei.
Chao-li avait trente-six ans et était veuve depuis trois ans. Kuei-tzu lui avait témoigné sa désapprobation en faisant repeindre les tablettes où sont rappelées les vertus des veuves, même des plus jeunes, qui ont eu le grand mérite de ne pas « boire le thé de deux familles ». L’Ancien avertit Chao-li qu’une veuve sort de la maison les mains vides. Ses filles seules peuvent l’accompagner, mais alors elles perdent tout droit découlant de leur naissance. Ses fils et tout ce qu’elle a pu apporter à la famille de son mari y restent. La veuve qui se remarie devient une étrangère à la famille.
Malgré tout, Chao-li persista à vouloir épouser Kwong Ching-lei. Une veuve peut faire négocier son nouveau mariage par la famille de son premier mari. Ainsi, l’Ancien des Lin dut recevoir le jovial propriétaire du restaurant des Orchidées dans le hall d’honneur et l’accueillir avec toute la courtoisie qu’exige toute honorable demande en mariage. La famille dut accepter ses présents et lui donner Chao-li.
Mais aucune femme ne peut monter deux fois dans la chaise nuptiale, ni avoir une seconde musique d’union. Elle n’emporte que ce qu’elle a sur elle et n’est pas accompagnée de porteurs de bannières. Chao-li sortit de la Maison d’Exil dans l’après-midi du dixième jour de la lune du Lotus. Deux heures après, sa servante et nourrice Big Splash alla la rejoindre.
Big Splash était suivie de dix « coolies » qu’elle avait convoqués pour emporter des ballots qui me parurent bien nombreux et lourds pour ne contenir que les effets personnels d’une domestique. Mais personne dans la famille ne daigna y prendre garde. Shun-ko et Sou-maï rentraient justement d’une visite au temple de la déesse des Postérités nombreuses et leurs porteurs durent attendre à la porte pour laisser passer les bagages de Big Splash, mais ni l’une ni l’autre n’en voulurent rien dire.
Ching-mei, l’une des jumelles, fiancée dès sa naissance à Kui Wen-chow, se maria avec lui à la fin du mois des Chrysanthèmes. Elle avait eu la fièvre typhoïde au moment où son fiancé, ayant gagné une bourse de voyage, devait aller séjourner cinq ans en Amérique.
Sa sœur La-mei et elle acceptaient ce mariage comme inévitable, mais cela leur brisait le cœur, car elles n’avaient jamais été séparées de leur vie.
J’avais appris un peu d’anglais à La-mei et elle s’intéressait vivement aux choses occidentales, mais Ching-mei ne se fiait qu’au chinois comme mode d’expression, ne voulait rien savoir des civilisations étrangères, qu’elle jugeait barbares, et avait une peur terrible des habitudes européennes que son futur mari pouvait avoir prises.
Malgré tout, il ne pouvait pas être question d’éluder ce mariage. Alors, La-mei obtint d’accompagner sa sœur. Naturellement, elle ne pouvait prétendre à la « chaise » nuptiale ni à l’honneur de saluer les ancêtres des Kui, mais ses enfants devaient jouir des mêmes droits que ceux de sa sœur et leurs deux trousseaux furent identiques.
Trois mariages, dont l’un avait coûté double dot, en l’espace d’une année, avaient amoindri les ressources de la Maison d’Exil. Il fut donc décidé que le mariage de Su-ling serait renvoyé à l’année suivante. Quoique fiancée, ce fut elle-même qui fit cette proposition au conseil de famille. En récompense, on lui permit d’aller passer six mois chez les Lin de Canton.
Or, quinze jours après son arrivée à Canton, elle se laissa glisser, de nuit, du haut du mur d’enceinte de la propriété et se maria avec un jeune avocat chinois du nom de Lui. Ils s’étaient connus, étudiants, à Paris. Ils se marièrent à la façon adoptée par le parti nationaliste, c’est-à-dire qu’ils répudièrent les promesses de mariage faites par les Anciens de leurs deux familles, s’unirent et annoncèrent leur union dans les journaux.
Su-ling avait déshonoré sa maison en faisant fi du contrat signé par l’Ancien de sa famille. Elle ne reçut pas de dot, mais une admonestation officielle. Cependant, l’indépendante, capricieuse et gaie Su-ling ne demeura pas longtemps en disgrâce. Sept mois après son mariage, et enceinte, elle vint frapper à la porte du Monde extérieur des Lin de Canton. C’était le jour anniversaire de l’aimable dieu Ti-Tang, le sauveur qui descend aux enfers pour secourir les âmes en peine. Su-ling fut reçue par la Dame de la plus haute Autorité, qui lui passa ses propres perles au cou en gage de sa faveur.
L’Ancien reçut ensuite le mari de Su-ling et en envoya un rapport à l’Ancien de la Maison d’Exil. Dès lors, on cessa de critiquer Su-ling, qui fut aussi reçue et reconnue peu après par la famille de son mari.
Le dernier jour de la lune Favorable, j’épousai un Anglais qui était au service du gouvernement chinois depuis dix-huit ans.
Il y a cinq unions : celle du citoyen avec l’État, celle du parent avec l’enfant, celle du mari avec sa femme, celle du frère avec son frère, celle de l’ami avec son ami, mais la première de toutes est celle du mari et de la femme.
(Extrait du Résumé des Règles de Convenance, qui est le premier volume des Livres de Bienséance, sous la dynastie des Han. 206 avant J.-C.)
Après notre voyage de noces à Hong-Kong, nous arrivâmes un soir à Nankin. Je fus très touchée de l’aimable accueil des notables chinois et de la cinquantaine d’Européens et d’Européennes résidant en cette ville. Ils m’attendaient sur le quai de la gare, et, massés derrière eux, des musiciens chinois jouaient l’air « Voici la jeune mariée ! »
Une auto nous transporta chez nous. Sur toute la distance entre la gare et la porte de la ville, ce n’était alors qu’une longue rue bordée de boutiques et de petites maisons aux balcons surplombants. Cette avenue était à tel point encombrée de voitures, de chars à bras, de rickshaws, de marchands ambulants et de simples piétons, que, tout en clacksonnant sans arrêt, nous mîmes un temps infini à parcourir ces deux milles.
Mais une fois passée la porte du « Phénix », quel changement ! On eût dit qu’on sortait d’une ville, et non pas qu’on y entrait. La lune éclairait un vaste paysage de petites collines verdoyantes entre d’agréables vallées, de bosquets de bambous, de champs semés de pagodes et de villas élégantes.
La route était large et vide. Elle montait légèrement, puis redescendait pour réapparaître un peu plus loin sur une éminence où se dressait, profilée en noir sur le ciel pâle, la tour du Tambour.
Notre auto, reprenant de la vitesse, se dirigeait vers cette tour, mais bien avant d’y arriver, de larges portes s’ouvrirent devant nous dans un mur rouge. L’allée intérieure était recouverte d’une voûte de feuillages entrelacés où étaient suspendues les lanternes de bienvenue. Sur les pavés, des pétards, chasseurs de démons, explosèrent à notre passage.
Le chauffeur s’arrêta devant les portes ouvertes de la maison. Les serviteurs chinois nous attendaient sur deux rangs ; il y avait là Chang, l’intendant-majordome de la maison ; Lin-yun, député par les autres gens de service ; Chou, le cuisinier ; la femme de Chou, mère de dix enfants, ce qui lui donnait d’avance le droit de m’assister à la naissance de mon futur premier-né ; Pu, préposé au chauffage ; Liu le père et Liu le fils, tous deux jardiniers ; le Vieux, gardien des portes ; Ho et Kê, les frotteurs ; Ma, le veilleur de nuit ; Sun, le blanchisseur. Et, derrière eux, leurs femmes et enfants, de tout âge et de toutes grandeurs, depuis les adultes jusqu’aux bébés de quelques semaines. Enfin, la dernière de toutes, venait Petit-Cœur, la fille de cuisine.
Bald-Trois, qui m’accompagnait, avait revêtu ses plus beaux atours et acheté des fleurs pour mettre dans ses cheveux. Les serviteurs la saluèrent la première en lui criant à l’unisson : « Salut, vieille matrone, que la paix t’accompagne ici ! » À moi, ils me souhaitèrent de rencontrer en ce logis les cinq bénédictions : prospérité, tranquillité, santé, longue vie et sept enfants !
C’est ainsi que j’entrai dans la maison de la route du Grand Cheval, entourée d’un délicieux jardin clos de murs et de trois acres de superficie. Cette maison était fournie par le gouvernement chinois à mon mari, et elle avait été construite – comme une autre toute proche qui appartenait au mari de Mai-da – pour inspirer respect.
Il y avait l’électricité, le chauffage central et le confort moderne, que l’on trouve si rarement en Chine. Les tuiles du toit ne laissaient pas passer la pluie. L’entrée était imposante. Les pelouses étaient luxuriantes, les bosquets bien entretenus, les massifs de fleurs savamment drainés. Une serre contenait de nombreuses variétés de fougères. Il y avait un excellent court de tennis, un garage, une écurie pour quatre chevaux, un poulailler.
La cour réservée aux gens de service était à l’ouest. Une allée herbeuse et bordée de haies de lilas conduisait au jardin potager. Il y avait là des espaliers aux quatre murs, de la vigne, des fraises, des asperges, des groseilliers, des framboisiers. Ce jardin fournissait aussi, avec des soins entendus, tous les légumes nécessaires, y compris les pommes de terre pour l’année entière.
Contre le manque d’eau en période de sécheresse, il y avait sur tout le pourtour du jardin cinq puits, et, en outre, un grand réservoir-citerne alimenté par les gouttières.
Le service était silencieux et bien fait. Je me levais tous les matins à sept heures, et je trouvais toujours les parquets frottés, des fleurs fraîches dans les vases, le feu allumé dans les cheminées. Jamais mes doigts ne rencontraient un grain de poussière en frôlant une étagère ou en prenant un livre sur un rayon de la bibliothèque. Toutes les allées du jardin étaient bien balayées. La table du déjeuner était pourvue d’une nappe fraîche, d’une argenterie brillante et de verres étincelants.
Les plats étaient admirablement servis et toujours à la température voulue. Les abat-jour des bougies étaient toujours d’une teinte assortie à la couleur des fleurs disposées ce jour-là sur la table. Chang ne commençait à verser l’eau bouillante sur les filtres à café qu’après avoir mis le vin sur la table, et son aide apportait le café au salon exactement au moment voulu. Je remplissais aussitôt les tasses, y mettais la crème et le sucre, et, à cette minute même, mon mari arrivait.
Si, à quelque moment de la journée, je déplaçais ou dérangeais quelque chose n’importe où dans la maison, c’était doucement et rapidement remis en ordre dès que j’avais quitté la pièce. Si je laissais un livre ouvert sur une table, je le retrouvais toujours soigneusement replacé sur son rayon, mais avec un signet à la page où je l’avais laissé. Le coussin sur lequel je m’étais appuyée était aussitôt remis en forme, une chaise déplacée revenait comme par enchantement à la position invariable qui lui était assignée. Je pouvais laisser ma couture n’importe où et n’importe comment ; je savais que je la retrouverais toujours bien pliée dans ma table à ouvrage, avec l’aiguille soigneusement piquée à l’endroit où je m’étais arrêtée, et le dé à côté.
À midi, la soupe était servie au moment même où mon mari ouvrait la porte d’entrée. Ma maison était belle, le service parfait, mais mon entière satisfaction dura peu.
Les chambres étaient très nombreuses. Je choisis pour y installer un petit boudoir personnel la plus exiguë de toutes, mais elle était pourvue d’un balcon découvert, et, de là, on jouissait d’une vue magnifique sur les montagnes Mauves, où reposent les restes des illustres monarques Ming, sur la colline où la légende plaçait le palais aux quatre mille cours pavées d’or, bâti par le fondateur de la dynastie des Liang. De là encore, je pouvais observer le mouvement de la rue et les campagnes de l’Ouest, où avait habité Li-Tai-Po, le grand poète romantique de la dynastie des Tang.
Cette petite pièce était meublée en chambre d’ami pour des hôtes de petite importance. Mais la maison avait bien assez d’autres chambres à offrir. Aussi me hâtai-je de presser le bouton de la sonnette électrique. Le majordome, Chang, arriva sans bruit sur ses pantoufles de velours. Il écouta poliment mes ordres, puis redescendit.
Tout heureuse de mon idée, j’attendis qu’il revînt avec des aides. Il me tardait de faire remiser tout cet ameublement de chambre à coucher au grenier, puis d’en faire descendre mes affaires personnelles entreposées là-haut depuis mon arrivée. J’attendis cinq minutes, dix minutes, une demi-heure.
J’avais l’intention de mettre là le tapis que Shun-ko avait tissé elle-même dans son enfance, de suspendre mes étagères d’acajou à leurs supports de cuivre sur tout le pourtour des murs, d’entasser mes beaux coussins de couleur par terre, de n’y avoir aucun autre siège qu’un long sofa très bas, une petite chaise rouge à bascule et le grand fauteuil que Dos de Chameau avait fabriqué exprès pour mon mari et sur ses mesures. Je projetais d’opérer vite ces transformations et d’en faire la surprise à mon mari en l’invitant à prendre le thé dans ce boudoir lorsqu’il reviendrait à la maison.
Mais quarante-cinq minutes passèrent. Je songeais à apporter aussi ma théière brune, mes tasses et mon seau à charbon en cuivre.
Lorsqu’il y eut une heure et cinq minutes que Chang fut descendu, j’allai voir ce qu’il faisait. Alors, sur le palier, au bas des escaliers, j’aperçus un rassemblement de toute la domesticité mâle et femelle, y compris le bébé de quelques semaines.
— Pourquoi n’êtes-vous pas venu faire ce que je vous ai demandé ? dis-je tout étonnée.
Chang se détacha du groupe, fit quelques pas vers moi et s’inclina profondément. Tous les autres s’inclinèrent de même. Les tresses des enfants ondulèrent singulièrement. Ils avaient tous une expression solennelle. Enfin Chang prit la parole :
— Très honorée maîtresse, dit-il, notre maître sait-il que vous désirez faire ce changement dans la disposition de la maison ?
Je dus avouer que « notre maître » n’en était pas averti.
Dès lors, rien ne fut déplacé jusqu’à ce qu’il en donnât l’ordre lui-même. Et comme, en l’attendant, j’étais allée voir ce que je pouvais faire toute seule, je découvris que la porte du grenier ainsi que celle de cette petite chambre étaient fermées à clef.
Lorsque mon mari rentra, il était trop tard pour faire quoi que ce soit ce jour-là.
Le lendemain, ma petite retraite, où j’espérais faire régner le plus confortable désordre, était meublée à mon gré. Il ne me manquait que des étoffes pour les rideaux. Lorsque mon mari eut savouré quelques biscuits avec son thé dans ce boudoir d’un genre nouveau, j’attirai son attention sur l’absence de rideaux. Il me donna la clef d’un grand coffre de cèdre, où, dit-il, je trouverais probablement ce qu’il me fallait.
Dès qu’il fut parti pour son bureau, j’allai avec Bald-Trois ouvrir le coffre. Mais nous avions à peine commencé de sortir les tissus de toutes sortes qu’il contenait que survint la femme du cuisinier. J’étais en train d’examiner un tulle de soie crème.
— Il ne faut pas prendre cela, dit la nouvelle venue en s’asseyant dessus. C’est trop neuf. Nous l’avons acheté à Szechuan l’année de la chute de la dynastie mandchoue. On s’en est à peine servi, car la pièce est trop longue, et il serait dommage de la couper.
Je ne dis rien, parce que ce n’était pas exactement ce que je voulais. Je tournai mon attention vers une autre soie très fine sur laquelle étaient peintes des fleurs de jasmin et qui avait l’air de charmer Bald-Trois. La femme du cuisinier s’en empara promptement et la plaça sous elle avec la précédente, en disant que cette pièce d’étoffe, achetée à Moukden, n’avait servi qu’une lune au moment où il avait fallu déménager.
Il en fut de même pour un brocart vert de Kaifeng, pour un tissu brodé de papillons, pour un autre semé de fleurs de pommier et venant de Shantung. Comme une reine sur son trône, la femme du cuisinier s’assit fièrement sur tout cela.
Cela m’était égal, car il n’y avait rien là qui me fît réellement envie, mais quand je découvris ce qui me convenait vraiment, un coupon de gaze dorée, je m’assis dessus moi-même.
La bonne femme m’informa que ce coupon de trente mètres était resté intact dans ce coffre depuis les émeutes des « Boxers », et qu’il fallait l’y laisser jusqu’à ce que « le maître » ait une maison où on pourrait l’utiliser.
Je ne répondis rien. J’emportai la gaze à mon petit boudoir, et la femme du cuisinier ne me suivit pas.
Bald n’a pas grande confiance en mon habileté de couturière, surtout lorsque je viens de m’enthousiasmer pour quelque grand projet. Elle me laissa prendre les mesures, puis me suggéra gentiment de ranger mes livres tandis qu’elle confectionnerait les rideaux. J’acceptai. Un moment après, elle déclara qu’elle ne pourrait couper droit que dans sa propre chambre, où la lumière était plus directe. Elle prit donc la gaze et sortit.
Une demi-heure plus tard, comme je lisais Northanger Abbey sur mon balcon, j’aperçus Bald en rickshaw dans la rue : elle me cria qu’elle allait acheter du fil assorti.
Sans perdre trop de temps, elle acheva les rideaux, me les apporta et nous les suspendîmes nous-mêmes aux fenêtres. Je fis alors à haute voix la remarque que le tissu une fois coupé paraissait plus épais que je ne l’avais cru, mais Bald attira mon attention sur sa teinte, qui allait si bien avec les tons dorés du tapis. J’en tombai d’accord et reconnus que tout cela s’harmonisait encore mieux que je n’avais espéré. Ces rideaux m’ont fait le plus grand plaisir durant tout mon séjour dans cette maison.
Ce ne fut que neuf ans plus tard, lorsque je découvris le coupon intact des trente mètres de gaze dans le coffre de cèdre que Bald m’avoua sa supercherie. Sous prétexte d’aller chercher du fil, elle avait cherché et acheté de ses propres deniers une gaze aussi exactement pareille que possible et elle avait rendu le coupon tout entier à la femme du cuisinier. « Sans quoi, me dit-elle gravement, il n’y aurait plus eu de paix ni pour vous ni pour moi dans cette maison. »
J’étais mariée depuis dix-sept jours lorsque, un beau matin, je décidai de prendre l’auto et d’aller chercher mon mari à son bureau sans le chauffeur. Je demandai à Bald d’aller me chercher la clef du garage à la cuisine, où je savais qu’elle était suspendue, toujours au même clou. Mais elle s’excusa, prétextant que ses pieds, mutilés et réduits à l’état de « lis d’or » quand elle était enfant, la faisaient cruellement souffrir lorsqu’elle montait et descendait les escaliers. J’y allai moi-même.
— Bonjour, mon ami ! dis-je au cuisinier en entrant à la cuisine et me dirigeant droit vers la clef.
— Bonjour, Mistress. La sonnette de Mistress est-elle dérangée pour que Mistress n’ait pas pressé sur le bouton ?
Tandis qu’il parlait, je songeais que sa physionomie rappelait plus celle de la brebis que n’importe quelle autre au monde, et qu’il était bien ennuyeux de le trouver occupé à pétrir de la pâte sur la table même qui me séparait de la clef convoitée.
— Il n’y a rien de dérangé, lui dis-je. Je viens seulement chercher la clef du garage.
— Vous désirez sortir dans la voiture… Ah, oui, je vais appeler le chauffeur.
— Je n’ai pas besoin du chauffeur, répliquai-je au moment même où Chang, le majordome, se glissait derrière moi dans la cuisine.
Ce fut lui qui me répondit de sa voix la plus suave :
— Missy ne peut pas aller seule dans les rues… Missy ne pas connaître les manières des Chinois… Très mauvais pour les voisins voir la femme d’un grand officiel conduire une auto. Missy prendra le chauffeur qui a gros fils d’or sur uniforme…
Souple comme un prestidigitateur, Chang se trouvait maintenant à côté du cuisinier, comme pour défendre un peu mieux la clef, et puis déjà la cuisine se remplissait comme par magie de ces créatures agiles : le veilleur de nuit, le portier, les jardiniers, les frotteurs, l’aide-cuisinier, le valet de pied, leurs femmes et leurs enfants ! Il était bien inutile d’argumenter. Bald elle-même se rangea contre moi en venant dire : « Ce ne serait pas convenable, maîtresse ! »
Je sortis dans la cour et ordonnai à un ouvrier qui se trouvait là de briser la serrure de la porte du garage. C’était un homme du dehors et, n’appartenant pas à la domesticité de la maison, il n’avait rien à faire avec Chang et sa tribu. Il levait déjà son marteau lorsque Chang, se glissant de côté, ouvrit la porte avec la clef, qu’il apportait. Tous les autres domestiques, accourus, en poussèrent avec lui les battants.
Je montai dans l’auto et démarrai vivement.
Je clacksonnai triomphalement, violemment et longuement sous les fenêtres du bureau de mon mari. Je jouai un véritable concert d’appels en appuyant ensemble et alternativement sur la sirène électrique et sur la poire de caoutchouc. Mais, tandis que, tête levée, j’attendais impatiemment de voir paraître mon mari à la fenêtre, il était sorti par la porte, et je fus toute saisie de le voir à côté de moi, avec son chapeau et sa canne à la main. Il me toucha l’épaule et me dit :
— Chang avait peur que vous ne pussiez vous tirer d’affaire seule avec ce qu’il appelle la « voiture de feu » ; alors, il m’a téléphoné quand vous avez quitté la maison.
Bien que l’on fût en décembre, le temps était encore très doux. J’avais pris ma couture et m’étais installée au soleil sur mon balcon. Ayant besoin d’un lacet pour la fourre d’un coussin que je faisais, j’envoyai Bald chercher le mercier ambulant qui venait justement de passer dans la rue en criant sa marchandise.
J’avais déjà fait mon choix et accepté le prix demandé lorsque, tout à coup, Chang parut et me dit en son mauvais anglais :
— Missy veut bien faire, mais Missy ne pas connaître habitudes chinoises. Missy faire mauvaise affaire… jeter argent du maître par la fenêtre…
Incliné, courtois, souriant d’un air satisfait, il me parlait sur un ton d’affectueux reproche. Je l’avais vu sortir de la maison un peu auparavant et je le croyais absent pour tout le reste de l’après-midi. En le voyant là, tête toute rasée à la façon moderne, avec ses pantalons de soie noire serrés aux chevilles avec des attaches de satin rouge, bien à l’aise dans son uniforme de toile blanche immaculée, descendant jusqu’à ses pantoufles de velours noir, je me sentis à la fois coupable et irritée. J’aurais voulu lui montrer que je pouvais me passer de ses bons conseils. L’envie me prit de faire une orgie d’achats. Si le mercier ambulant n’avait pas assez de marchandises pour vider ma bourse, je pourrais sortir, aller faire gaîment des emplettes dans quelque magasin lointain… Mais la voix déférente de Chang arrêta mon élan :
— Missy choisir ce qu’elle veut, moi le prendre et aller discuter avec marchand en prenant du thé…
Sans répondre, je me retournai : le marchand avait disparu ; j’aperçus encore le pan de sa robe au contour de l’escalier. J’espérais que Bald viendrait à mon secours, mais elle aussi s’était éclipsée. Alors, je fus saisie d’indignation. Après tout, l’argent de ma bourse m’appartenait personnellement.
— Mon achat est fait, dis-je fermement en chinois.
Patient et opiniâtre, le Chinois me répondit :
— Combien le marchand a-t-il demandé ?
Ma colère tomba aussi vite qu’elle était venue. Avant qu’il eût achevé sa dernière phrase, je savais que je serais vaincue par sa patience et sa ténacité. Je lui dis ce que j’avais accepté de payer au marchand.
Il prit les lacets choisis et descendit à la cour de service. Dix minutes plus tard, il revint m’avertir qu’il avait obtenu un rabais de cinquante cents. Je refermai ma bourse, sentant bien que je n’avais aucune raison valable de me plaindre à « notre maître ».
Le même jour, après dîner, pour « rendre la monnaie de sa pièce » à mon mari qui, par plaisanterie, m’avait joué un tour de sa façon, je pris son blaireau, l’enveloppai de papier vert, l’attachai avec du cordon doré et glissai le tout dans un de ses souliers.
Le lendemain matin, il sortit comme d’habitude du cabinet de toilette en me demandant si j’étais prête pour descendre déjeuner. Il était fraîchement rasé, comme toujours. J’étais fort intriguée. Ma curiosité fut la plus forte et je le questionnai :
— Comment avez-vous fait pour vous raser ?
— Raser ? fit-il tout surpris.
— Votre blaireau ?
— Eh bien… mon blaireau… qu’est-ce qu’il y a de particulier à propos de mon blaireau ? Il était comme d’habitude sur la table de toilette à côté de l’eau chaude…
Juste à ce moment, j’ouvris un tiroir pour y prendre des épingles à cheveux et j’y aperçus le papier vert bien plié avec le cordon doré par-dessus. En même temps, le glissement presque imperceptible des pas de Chang dans la pièce contiguë.
— Qu’est-ce que ce papier ? demanda mon mari en voyant mon étonnement.
— Rien, répondis-je. J’ai seulement été surprise de le voir dans ce tiroir, où je ne mets jamais de papier.
Trois autres tentatives du même genre échouèrent piteusement. Mon mari réussissait, mais pas moi. Chang le gardait bien.
En fait, j’avais toujours été dirigée : dans mon enfance, par une grand-mère quakeresse et par une mère suédoise ; plus tard, par Shun-ko, ma mère chinoise par adoption. Ma grand-mère ne condamnait pas plus l’étude du latin ou du grec que la lecture des romans de Jane Austen, pourvu que les besognes domestiques fussent décemment accomplies d’abord. Ce qu’elle voulait avant tout était que ses neuf petites-filles sachent faire cuire le pain avant l’âge de dix ans. Elle croyait qu’une maison où l’on offrait du pain de boulanger aux invités était tout près de la perdition. Ma mère exaltait nos jeunes imaginations en nous contant les légendes Scandinaves et en nous chantant les chants de son pays, mais elle avait hérité de traditions domestiques aussi rigoureuses que celles de ma grand-mère et n’aimait guère que les filles fussent lentes à se mettre aux travaux du ménage. Elle nous enseignait qu’une femme incapable de faire elle-même ce qu’elle réclamait des servantes ne pouvait pas être une bonne maîtresse de maison. Elle désirait bien que nous devinssions savantes, mais encore plus que nous pussions laver le linge et faire le beurre.
Shun-ko lui ressemblait fort.
Ainsi, l’hérédité, l’exemple et l’éducation m’inclinaient à croire que la place d’une femme est à la tête de sa maison pour en assurer la bonne marche et le confort. Après mon mariage, dès le lendemain de mon arrivée à Nankin, je voulus remplir tous mes devoirs de maîtresse de maison ; je préparai des programmes et des menus.
Mais lorsque j’avais commandé de la gelée de fruits, j’obtenais une tarte aux pêches dont la pâte se fondait dans la bouche. Si je proposais du ragoût d’agneau, on servait du bœuf au pudding. Je disais « biscuits » et l’on apportait des brioches… exquises du reste. Avais-je donné l’ordre de commencer un nettoyage général par les chambres situées à l’ouest, je pouvais être sûre que l’on commencerait à l’est. Mais la maison était extrêmement bien tenue.
Mon mari me prévint qu’après avoir attendu un certain temps par discrétion, les résidents étrangers viendraient me rendre visite. Mai-da, qui était arrivée à Nankin cinq mois auparavant, m’avertit que, de leur côté, les dames chinoises en relations plus ou moins directes avec la Maison d’Exil et les femmes des hauts fonctionnaires viendraient également, après m’avoir laissé le temps de m’habituer à ma nouvelle maison.
Un matin, en sortant du bain, je découvris que Bald avait enlevé la robe de laine que j’avais l’intention de mettre et l’avait remplacée par une de soie. Il paraît que Chang lui avait recommandé de me bien habiller pour recevoir les femmes du gouverneur chinois, qui devaient venir à onze heures.
Elles arrivèrent juste à l’heure dite, ouvrant ainsi la série des visites proprement chinoises. Trois jours après, Bald vint jusqu’à mon balcon me dire de me préparer.
En effet, Chang venait d’apprendre que la doyenne de la colonie européenne se proposait de venir me voir à quatre heures et demie.
Ainsi, durant bien des jours, je reçus des Chinoises entre onze et treize heures, et des Européennes ou Européens de quatre heures et demie à sept. Je trouvais tout ce monde-là extrêmement aimable, spirituel et charmant. J’étais enchantée. Parmi mes premières visiteuses, deux sont devenues de véritables amies.
Je n’avais rien à faire, qu’à m’asseoir, écouter et répondre. La table à thé était toujours abondamment pourvue de friandises. Nos domestiques, bien stylés, faisaient entrer les visiteurs, prenaient leurs manteaux, demandaient leurs noms, les introduisaient, leur avançaient un siège, correspondant à leur état social, et servaient des rafraîchissements. On me complimentait toujours pour ce service impeccable, et les premiers temps, je m’amusais à parier en moi-même que ces félicitations allaient ou non surgir… Elles ne manquèrent jamais.
Les dames chinoises me demandaient après cela si ma servante personnelle s’habituait bien. Je répondais que Bald-Trois ne se plaignait pas. Et la questionneuse de répliquer :
— Les servantes de la Maison d’Exil savent procurer le bonheur à leur maîtresse.
Quant aux Européens, ils me disaient : « Le personnel de votre maison est fameux dans tous les ports de la Chine. Quelque heureux célibataire va vous le prendre, car les domestiques habitués à un homme seul restent rarement à son service quand il se marie. »
Personnellement, j’avais l’impression que Chang et sa tribu étaient aussi fortement attachés que moi-même à la maison.
Pendant l’hiver, je passais une partie de mes journées avec Mai-da, et le reste du temps, j’écrivais dans mon petit boudoir personnel. Mais, au printemps, Mai-da dut aller dans la famille de son mari, dans le Nord, pour la naissance de son enfant. J’avais écrit une nouvelle qui avait été acceptée par la Pictorial Review, et deux autres étaient en route. Mais, à part cela, je ne savais à quoi m’occuper.
Mes mains me démangeaient de remuer de la terre. Mon mari s’en aperçut et me suggéra d’entreprendre quelque chose au jardin. Il ajouta que le vieux Liu devant aller retrouver sa mère malade à Pékin, je pourrais engager tel ou tel jardinier qu’on me recommanderait.
Une voisine m’en envoya un. Avec lui, je piochais, ratissais, semais. Il aimait le contact de la bonne terre brune et tiède. Moi aussi. Il parlait un dialecte chinois que je ne comprenais pas, de sorte que je ne sus jamais de quels mots il se serait servi pour agréer mes plans les plus compliqués. Nous nous comprenions très bien par gestes.
Mais un beau matin, il ne se trouva plus là. Chang m’informa qu’il était originaire de Canton et que les Cantonais ne valent rien. Il me répéta le dicton :
Ne crains ni le ciel
Ni la terre,
Mais aie toujours la sagesse
De craindre le Cantonais.
Il me conseillait donc, vu mon ignorance de ces détails, de lui laisser le soin de choisir un autre jardinier… Et, en fait, il avait déjà un homme de Pékin en train de boire du thé à la cuisine.
Il y avait du travail pressant qui devait être achevé avant les pluies. Le jardinier de Pékin était habile, et on le payait un dollar de moins par semaine que le Cantonais. De quoi donc aurais-je pu me plaindre auprès du « maître » ?
Les semaines passèrent. Enfin, à propos d’une nappe damassée mise sur la table malgré un ordre exprès, j’appuyai sur le bouton de sonnette.
La femme du cuisinier me répondit. Elle m’informa que c’était Chang qui avait préparé la table et qu’il était présentement au marché. Il avait décidé que les fleurs du jardin n’étaient pas assez belles pour la table ce jour-là et avait été en acheter.
À ce moment, j’entendis les coups sur les balles de golf avec lesquelles mon mari s’exerçait dans la cour. Je décidai d’aller immédiatement lui parler de tout cela et le prier de dire une fois pour toutes si j’étais, oui ou non, maîtresse chez moi.
Mais l’allée du jardin que j’avais à suivre pour le rejoindre était bordée de massifs de fleurs et de frais gazon. Des gouttes de rosée étincelaient au soleil sur les soyeux pétales des pavots ; les pieds-d’alouette semblaient attirer sur leurs épis tout le bleu du ciel. Des œillets démodés se faisaient tendres et doux. Les primevères tardives mettaient de l’or pur sur la pelouse. La première rose s’ouvrait. Je ne pouvais plus avancer ; j’étais comme enivrée du parfum mêlé du foin coupé et des fleurs épanouies.
La nature me tenait sous le charme, et me fit comprendre en cette heure divine que la vie est trop pénétrée de beauté pour qu’il soit permis de s’attarder aux détails de petites rancunes personnelles. Poulet ou canard, soupe claire ou épaisse, chambres de l’est ou de l’ouest, jardinier de Canton ou de Pékin, nappe damassée ou… qu’importait ?
En ce moment délicieux, j’appris que la vie est trop merveilleuse pour qu’on se laisse troubler par de si mesquins détails. Je me rappelai que mon mari était habitué à ses serviteurs. Je sentais qu’il consentirait à tout ce que je lui demanderais et remettrait les choses au point dès qu’il s’apercevrait que cela n’allait pas. Mais cette certitude même me décida à ne rien dire. Ses domestiques avaient l’habitude de ses chemises, de ses chaussures, de ses goûts, et ils l’avaient bien servi avant ma venue.
Je cessai de me révolter et ne pensai plus qu’à jouir tranquillement du jardin et de la maison. Je ne m’inquiétai plus du tout de la routine du ménage et de la composition des menus. Et bientôt, je me félicitai de cette indifférence pour ces questions prosaïques, car je notai que l’attitude des domestiques changeait aussi, qu’ils adoptaient avec empressement les quelques suggestions que je me permettais de faire et que, par exemple, ils disposaient les fleurs du vestibule exactement de la même façon que moi sur mon balcon.
Lorsque toute cette période de trouble fut assez éloignée pour que je pusse la prendre en riant, j’en racontai toutes les péripéties à mon mari, et terminai en reconnaissant qu’aussitôt que je me fus désintéressée de ces petitesses, toute la maisonnée m’avait trouvé des qualités insoupçonnées. Il me répondit :
— C’est très joli et je m’en voudrais de gâter ces touchantes impressions, mais puis-je savoir à quel moment les dispositions de la domesticité se sont modifiées à votre égard ?
— Je m’en suis aperçue le premier du mois. C’est ce jour-là que Chang et le cuisinier m’ont fait l’honneur de me demander ma recette pour la conserve des pêches…
— Eh bien, c’est aussi ce jour-là que j’ai bouclé tous les comptes de ménage avec lui et que je lui ai annoncé que vous déteniez désormais la bourse de la maison.
… Je ne sais si je suis une femme supérieure, mais, en tout cas, Chang est un diplomate de première force.
Avant la fin du mois, j’avais épuisé la provision que m’avait remise mon mari. Je lui demandai un peu plus d’argent.
— Permettez que je voie vos comptes, me dit-il.
Alors, ce fut la scène domestique inévitable dans tous les cas où un mari habitué à noter toutes ses dépenses dans un petit carnet remet l’argent du ménage à une femme qui se considère comme très économe mais n’inscrit rien… Scène plus ou moins grave selon le tempérament ou l’humeur des deux conjoints.
Pour moi, je montai à ma chambre, je fis un chèque sur ma banque américaine de la somme exacte que mon mari m’avait remise au début du mois. Je fis ma malle, malgré les protestations de Bald-Trois, que je mis à la porte de ma chambre, en lui enjoignant d’avoir à se préparer si elle ne voulait pas rester seule ici. J’avais déjà revêtu mon costume de voyage lorsque Chang vint frapper doucement à ma porte.
— Excusez-moi, Mistress, dit-il, mais vous avez peut-être besoin du carnet de dépenses de la maison ?
Il me tendit un petit cahier rouge de marque anglaise, où je vis :
Sel |
03 |
|
Poivre |
10 |
Citron |
07 |
|
Farine |
16 |
Sucre |
20 |
|
Allumettes |
06 |
Vinaigre |
30 |
|
Savon |
12 |
Et ainsi de suite, jour par jour, depuis le premier du mois, en vingt-quatre pages bien tenues et totalisées.
En relevant les yeux, j’aperçus mon mari dans la glace de la table à toilette… Ses yeux brillaient étrangement. Je jetai le carnet par-dessus mon épaule. Chang le ramassa et le tendit au « maître ».
— C’est parfait, dit mon mari après y avoir jeté un coup d’œil. Il me semble même qu’on a été plus économe que d’habitude.
Alors, au moment de refermer la porte, en s’esquivant discrètement de son pas silencieux, Chang répondit à l’observation :
— Le ménage d’une épouse sensée est toujours plus économique que celui du plus prudent célibataire.
La Maison d’Exil, le douzième Jour de la lune des Bourgeons, 1923.
Je t’adresse mes pensées les plus particulièrement affectueuses, tendre enfant de mon cœur. Je te remercie de ta lettre apportée par Su-ling, et de la pièce de brocart de Nankin dans laquelle tu as fait tisser l’histoire de Kuan-Yin, la bienheureuse déesse de la Miséricorde. Je trouve ce brocart trop beau pour le garder égoïstement dans mon appartement. Il fait tant plaisir à voir que je l’ai fait suspendre au mur du hall des réunions de famille.
Comme je t’en avais soigneusement instruite, aucun désaccord entre mari et femme ne doit se prolonger au delà de la nuit. Je pense bien que l’harmonie était rétablie bien avant l’arrivée de Su-ling ici. J’aurais été ravie de te revoir si tu avais pu venir à la maison avec Su-ling pour les fêtes de Salutations au Printemps, mais encore je ne suis pas fâchée que tu aies été empêchée.
Je n’approuve pas la dangereuse liberté que l’on accorde à Su-ling : cela ferait croire que son mari n’a pas de force de volonté.
Mai-da et Su-ling partent demain. Elles seront accompagnées par leurs pères jusqu’à Pékin, où le mari de Mai-da les attendra. Je confie cette lettre à Mai-da parce que cela me semble beaucoup plus intime que de l’envoyer par la poste. Je voudrais beaucoup t’exhorter et t’encourager à te perfectionner dans l’art du bridge, du tennis, du golf et de la danse.
Quels que soient ses goûts personnels, une femme doit trouver du plaisir à se mêler aux occupations de la société dont fait partie son mari. Écrire peut être une vocation pour une femme, pourvu que ce soit à temps perdu si elle est mariée, car sa véritable vocation, c’est le mariage. Tu t’es trouvée toi-même insuffisamment préparée à bien des activités nécessaires dans la vie quotidienne ; il te faut donc t’appliquer et te perfectionner en ce qui te manque.
Lorsque j’ai été te voir le mois dernier, je me suis aperçue que ton éducation chinoise te nuisait un peu auprès de la société européenne. Nuan voulait à toute force aller te voir. Je l’en ai dissuadée, car j’ai l’impression que, pour le moment, il te vaut mieux paraître n’avoir aucune connexion avec la vie et la société chinoise.
Kuei-tzu, notre chère mère de famille, t’écrit aussi un mot par Mai-da. Elle t’invite à te joindre à nous pour la procession annuelle à la montagne sainte, de Taishan, à Shantung. Mais moi, agissant comme ta mère d’élection, je t’ordonne de ne pas accepter en cette première année de ton mariage. Assure-toi de plus en plus de l’estime de ton mari ; et alors, dans les années à venir, tu pourras faire ce que tu voudras.
Tous les hommes, de quelque race qu’ils soient, subissent l’influence de ce qu’on pense de leur femme autour d’eux. Si donc tu arrives à exceller dans les occupations ordinaires des femmes qui vous entourent, tu en obtiendras un avantage que rien d’autre n’aurait pu te procurer. Oui, sans doute, ton mari te chuchote, lorsque vos deux têtes sont côte à côte sur l’oreiller, que ce qui te distingue des autres femmes te rend divine. Les hommes disent cela. Mais rappelle-toi que les femmes sensées oublient ce qui leur est dit sur l’oreiller. Ce qui nous distingue des autres est au contraire un poison lent.
Mai-da a passé la journée d’hier avec nous. Elle a amené son bébé. Il a maintenant deux mois. Après bien des essais infructueux, on a trouvé maintenant une nourrice dont le lait convient parfaitement à son estomac, et il a de nouveau de bonnes joues roses. Sa mère n’a donc plus d’excuse pour le garder auprès d’elle, mais elle trouve dur de s’en séparer. Elle nous a demandé de joindre nos prières aux siennes pour réciter le rosaire de la déesse de Miséricorde et l’implorer de lui accorder la prochaine fois une fille, afin qu’elle puisse garder son enfant avec elle.
Su-ling déclare hautement que Mai-da n’a qu’à emmener son petit avec elle à Nankin. Elle, elle garde toujours son enfant avec elle, et cependant, à Canton, elle a dû changer trois fois d’appartement ! Heureusement que Mai-da a la sagesse de reconnaître que les garçons doivent être élevés dans la maison paternelle.
Le petit Dragon pourra crier une heure quand sa mère partira, mais les soins de sa nourrice, les sourires de ses grands-parents, oncles, tantes et cousines, la lui auront bientôt fait oublier. Elle est convaincue que sa place est auprès de son mari tant que ses fonctions officielles l’obligent à vivre loin de la maison de ses ancêtres, bien que le contrat de mariage ait spécifié qu’elle ne serait jamais contrainte à habiter au loin. Mai-da est fermement convaincue que le petit Dragon doit grandir tranquillement dans la maison familiale ; que tout son bonheur d’enfant sera là où les traditions l’entoureront de toutes parts. C’est seulement ainsi que se forgent des liens tels qu’en n’importe quel coin de la terre où la destinée peut envoyer un homme, il désirera revenir à la vieille maison.
Je viens d’être interrompue par Dos de Chameau. Il m’apportait un message de l’oncle Shao-chun, et quand il a su que je t’écrivais, il m’a prié de t’envoyer sa révérence.
Quant à l’oncle Shao-chun, il t’envoie ses meilleures salutations et te fais dire que si tu en avais l’occasion tu pourrais attirer de sa part l’attention du gouverneur de Kiangsu sur le mauvais état des canaux.
Il se peut que le gouverneur ait été distrait par d’autres soucis et n’ait pas lu le rapport que l’oncle Shao-chun lui a envoyé avant le Nouvel-An.
Explique-lui donc qu’il y a dans le Grand Canal neuf points faibles qui menacent la sécurité de toute la province de Nankin. Il est cousin par alliance du gouverneur militaire de la vallée du fleuve Jaune. Et il pourrait être utile de lui rappeler les désastres survenus aux temps où l’on négligeait de parer aux débordements du fleuve.
Enfin, si l’occasion se prête à une conversation prolongée, dis-lui encore que le Yangtze se venge du mépris où on le tient en détruisant non seulement des vies humaines, mais des territoires fertiles d’où l’on tire de beaux impôts.
Ces trois cours d’eau sont en rapports si étroits que toute digue brisée sur l’un d’eux provoque des accidents sur les deux autres. Et leur force est telle qu’alors les meilleurs ingénieurs n’ont pas autre chose à faire qu’à fuir eux-mêmes pour sauver leur vie. Nankin est menacé par les trois à la fois. Ta maison est belle, mais je préférerais la savoir bâtie sur une éminence, et je serai soulagée lorsque ton mari sera nommé ailleurs.
SHUN-KO.
*
* *
Rue
du Grand Cheval, Nankin,
le
3 mars 1923.
Le consul général du Japon et sa femme ont donné un grand dîner jeudi dernier. Nous sommes arrivés à huit heures et demie et avons trouvé les salons déjà pleins. Il y avait là les fonctionnaires et les membres les plus influents des colonies chinoise, japonaise, anglaise, américaine, française, allemande, russe et Scandinave.
On servit d’abord trois sortes de cocktails et d’innombrables premiers petits hors-d’œuvre : œufs, condiments au vinaigre, saucissons, fromage, bacon, olives, oignons, caviar sur de petites tranches de pain vrillé. Des serviteurs chinois en longues robes blanches et vestes de soie rouge sans manches passaient les plateaux ; ils étaient dirigés par un maître d’hôtel japonais en kimono noir et gants blancs. À mesure que les plateaux se vidaient, on les portait derrière un paravent brodé représentant les monts sacrés du Japon, et où d’autres domestiques les garnissaient à nouveau.
Notre hôte et sa femme circulaient sans cesse au milieu de la foule, présentaient les uns aux autres ceux qui ne se connaissaient pas encore et faisaient tous leurs efforts pour mettre de l’animation et de la gaieté. Tous deux parlaient anglais, français, allemand et chinois, outre le japonais. Ils venaient d’engager un précepteur russe qui leur enseignait sa langue à eux et à leurs trois enfants.
Notre hôtesse portait une robe japonaise, en forme de kimono couleur héliotrope et agrafée à la taille par une amulette blanche. Son mari était en habit et cravate blanche, comme les Européens et les jeunes Chinois, le mari de Mai-da par exemple.
Les Chinoises présentes étaient toutes de jeunes femmes. Elles portaient toutes des robes chinoises. Les Chinois âgés avaient la robe de soie ordinaire et un veston court. La robe du gouverneur civil était de ce tissu « feuille de tremble » à dix-sept dollars le pied que nous avions tant admiré et convoité ensemble au magasin de Sia-Chang lors de ta visite ici. Les officiers chinois, jeunes et vieux, marins ou autres, étaient en étincelants uniformes tout chamarrés d’or, avec des plumes au chapeau. Il n’y avait que trois officiers japonais en uniforme.
Les Européennes étaient en grand décolleté. J’aurais voulu que tu les visses. Tu aurais été sérieusement choquée.
À neuf heures et demie, le maître d’hôtel japonais se porta à un bout du salon et dit en anglais : « Le dîner est servi. » Puis il fit une profonde révérence. Alors, la paroi contre laquelle il semblait s’appuyer s’ouvrit, s’écarta, disparut. Notre hôte passa devant en offrant le bras à la femme du consul général anglais. Nous suivîmes tous par couple.
À chaque couvert une carte portait un nom. Nos hôtes avaient mélangé les nationalités, mais en ayant soin de rassembler des convives qui savaient la même langue et en alternant homme et femme, comme en Occident. J’étais entre le gouverneur civil et le gouverneur militaire chinois, de sorte que j’eus ample occasion de leur présenter les doléances de l’oncle Shao-chun sur l’état déplorable des canaux.
Le dîner, qui comprenait des plats de tous les pays, eut vingt-deux services. Nous restâmes à table jusqu’à minuit ; ainsi j’eus tout le loisir de parler du Grand Canal, du fleuve Jaune et du Yangtze.
Il y avait une quantité de verres rangés en cercle devant chaque couvert, comme je l’avais vu pratiquer à tous les grands dîners officiels ou privés auxquels j’avais assisté à Nankin. Des vins différents, rouges ou blancs, pétillants ou mousseux, étaient servis avec chaque plat. Les domestiques, bien stylés, ne laissaient aucun verre vide. Et n’oublie pas que nous avions eu déjà des cocktails avant le dîner.
Les gouverneurs civil et militaire ne buvaient pas par petites gorgées à la manière européenne, mais dès le commencement du repas, ils se mirent à ce jeu dans lequel le perdant doit avaler d’un seul trait tout le contenu de son verre. Le maître d’hôtel mit en faction derrière eux un domestique uniquement occupé à remplir leurs verres. Pour moi, je ne bus rien, et ils s’emparèrent de mes verres.
Je fis de mon mieux pour leur expliquer tout ce dont oncle Shao-chun m’avait chargée, mais ils ne s’arrêtaient pas de jouer pour m’écouter. Je crois qu’ils ne comprirent rien à ce que je leur disais.
Cependant, ce matin, une dame de la maison du gouverneur civil vint me voir, pour me charger de répondre à oncle Shao-chun que l’argent faisait défaut dans les caisses publiques et que tout ce qu’il pouvait faire était d’organiser une procession officielle en l’honneur du dieu de la Pluie pour le supplier de ne pas provoquer d’inondation.
Cette procession eut lieu dès l’après-midi. J’y assistai dans une voiture fermée avec les femmes du gouverneur. Elle partit de l’hôtel de ville et se rendit au temple. Le gouverneur la conduisait. Il avait revêtu sa robe de grande cérémonie ; il était assisté de tous les fonctionnaires civils, y compris le député, et de domestiques qui ouvraient les portes et apportaient du thé.
Un petit garçon apportait un manteau brodé de roses. Le gouverneur drapa de ce manteau la statue du dieu de la Pluie, qui fut adoré en musique. On alluma devant lui des bâtons d’encens pour chaque mois de l’année.
En rentrant, je fus très surprise de trouver Peng-wen à la maison. Il avait eu la bonne idée de s’arrêter ici en venant de Canton. Il te portera cette lettre et m’a promis de t’assurer de la diligence avec laquelle je m’efforce d’acquérir les qualités d’une bonne épouse, conformément à tes conseils.
*
* *
La Maison d’Exil. Ce dernier jour de la lune de Bonté, 1923.
Il y a aujourd’hui douze mois que tu t’es mariée. Nuan et moi avons fait des sucreries presque tout le jour. Le temps continue à être clair, froid et ensoleillé, de sorte que sirops et miels se conservent bien. Nous avons embroché des fruits confits au bout de baguettes de bambous sculptées par Dos de Chameau, pour la joie des enfants ; nous avons confectionné des fleurs de sucre de toutes formes. J’en ai les mains lasses et mes doigts tremblent un peu, mais je ne veux pas laisser passer cet anniversaire sans t’envoyer mes vœux pour toi, pour ton mari, pour ta fille.
À l’exception du petit Tsai-fu, nous sommes tous en bonne santé ici. Il tousse depuis qu’il a été décidé en conseil de famille qu’il devait aller étudier à l’étranger. Il a toujours été trop bien portant pour qu’on l’excuse de recourir à ce faux rhume, mais je sympathise…
Depuis que j’ai fait le tour du monde, je ne sais plus s’il est sage d’envoyer nos fils finir leurs études en Occident. Je crois au contraire que nous, Chinois, nous sommes fous de permettre à nos enfants d’aller chercher en Amérique, en Angleterre, en Allemagne, en France, en Italie, ce je ne sais quoi de magique qui a donné à la civilisation occidentale sa suprématie momentanée. Des centaines sont revenus chez nous avec tout l’aspect d’arbres mal greffés, aussi faibles de racines que de rameaux.
Mais il est entendu que Tsai-fu doit partir. Puisque c’est inévitable, il a choisi l’université de Tokio comme étant la plus proche de la maison. Les oncles sont ravis de son choix.
Ils viennent de rentrer d’un voyage à Shantung et en Mandchourie, et ils sont indignés de l’agression du Japon. Ils ont persuadé le conseil de famille de voter dix mille dollars en faveur de la société de boycottage des produits japonais. Ils sont néanmoins remplis d’admiration pour l’organisation japonaise, et sont persuadés qu’il y a de grands avantages à aller étudier à Tokio.
Ici, la vie continue toute tranquille dans l’enceinte de nos murs, mais des bruits de guerre et de révolte nous parviennent de toutes les provinces. Nous avons été impitoyablement chargés d’impôts cette année, et cela sans en discerner l’utilité. Nous avons l’intention de placer en Amérique assez de capitaux pour assurer l’avenir.
C’est mon mari qui a été désigné pour accompagner Tsai-fu au Japon. Ils prendront le bateau à Tientsin. Du Japon, il gagnera Shanghaï pour s’y rencontrer avec les oncles et représentants des Lin. Ils se concerteront là pour faire faire les placements d’argent aux États-Unis par l’intermédiaire de l’American Banking Corporation. Ils pensent consacrer un tiers de leurs capitaux à des titres sur l’État américain, un tiers en des entreprises commerciales d’utilité générale, alimentation ou confection, et un tiers à l’achat d’une maison.
Les oncles se rendront de Pékin à Shanghaï par le train et auront cinq domestiques avec eux. Dos de chameau, qui n’a jamais vu de chemin de fer, a demandé à être du voyage.
Oncle Keng-lin a dressé un oiseau chanteur qu’il destine à ta petite fille. Dos de Chameau te le portera lors de son voyage et te remettra les instructions voulues pour le nourrir et l’exercer. Cet oiseau a un très joli plumage et un merveilleux répertoire. Sa cage rouge est en forme de pagode et a été fabriquée sur les indications précises de l’oncle par le marchand oiseleur de la rue du Tonnerre.
Nous apprenons de Canton que Sun Yat-sen s’est finalement tourné du côté de la Russie. Bien que jusqu’à présent il ait subi l’influence des puissances occidentales, de l’Angleterre et de l’Amérique particulièrement, son attitude actuelle est la conséquence naturelle des événements.
Garde ceci pour toi, mais Sun Yat-sen est atteint d’un mal qui ne lui permet pas d’envisager un très long avenir terrestre ; il s’est donné tout entier à son pays, et il est navré de n’avoir pu asseoir la République sur des bases solides.
Notre révolution démocratique qui a jeté bas la dynastie mandchoue s’inspira des modèles occidentaux. Le gouvernement désirait établir une confédération à la ressemblance de l’Amérique. C’est pour cela que Sun Yat-sen attachait tant d’importance à une constitution écrite. Pour les codes de lois, il imitait plutôt l’Angleterre.
Mais des années passées à de vaines discussions sur la constitution, les trahisons répétées de ceux qui recrutaient des armées à leur solde, et de nombreux autres obstacles à l’union nationale, ont fait comprendre à notre chef qu’il lui faut réorganiser complètement le parti national. Tous les membres intelligents du Kuomintang sont d’accord avec lui. L’Amérique et l’Angleterre, trompant notre naïve attente, n’ont pas voulu nous aider pratiquement. Nos modèles ont reculé devant leur responsabilité. Tous deux ont fait le jeu de Yuan Shih-Kai.
Ce qui les intéresse, ce n’est pas l’établissement d’une république pacifique chez nous, c’est leur activité commerciale ou missionnaire avec nous.
Au début de l’année, Sun Yat-sen envoya aux États-Unis une mission destinée à recruter des civils et des vétérans de la Grande Guerre qui pourraient nous aider à réorganiser le Kuomintang et l’armée. Il envoya Eugène Chen à Londres dans le même but. Les deux missions échouèrent. En Allemagne, il en fut de même. Alors, Sun demanda à M. Karakhan, le représentant des Soviets à Pékin, de lui désigner quelqu’un avec qui il pourrait discuter de ces affaires.
Michel Borodin arriva à Canton. On dit qu’il a présenté de la part de Moscou l’offre de répudier tous les vieux traités et de nous pourvoir d’experts civils et militaires. Sun Yat-sen accepte en principe et demande que M. Borodin soit nommé haut conseiller.
La majorité du Kuomintang, dont nous sommes, s’est prononcée en faveur de ces propositions. Une minorité la trouve dangereuse et démissionne, ce qui affaiblit le parti.
Tu te souviens sans doute que le premier jour de l’an que tu as passé en Chine, nos trois garçons, alors dans un pensionnat de Pékin, ont apporté à la maison des brochures concernant une société secrète qui s’appelait le communisme. Elles étaient toutes imprimées en japonais et portaient des firmes d’imprimeurs japonais. Nos jeunes gens nous expliquèrent qu’en raison de leur connaissance du japonais, on les avait priés de traduire ces brochures en chinois. Ces papiers furent brûlés et défense fut faite à nos étudiants de faire partie de ces sociétés secrètes.
Mais elles ont prospéré. Une intense campagne a été menée secrètement parmi les étudiants et les ouvriers. Depuis que les journaux ont annoncé la démission des anciens du Kuomintang, l’association communiste a demandé l’admission de ses membres. Cette question sera examinée à la réunion de janvier à Canton.
Sun Yat-sen croit que l’union de tous les citoyens est possible. Il fait confiance aussi bien aux démissionnaires du Kuomintang qu’aux étudiants et ouvriers des sociétés secrètes. Et pour nous insuffler à tous le même idéal, il a inauguré une série de conférences, intitulées « Les Trois Principes du Peuple ».
Su-ling a déjà fondé un club de jeunes femmes pour répandre ces « trois principes ». Chaque membre s’est engagé à faire cent visites de propagande. Su-ling est donc très occupée, car elle prend sa tâche à cœur et a résolu de convertir à ses idées toutes les dames de la plus haute autorité des maisons où elle doit aller. Ensuite, elle expliquera les fameux principes dans les jardins d’enfants.
Je t’en envoie ci-joint une copie. Je crois qu’ils auront une grande influence et je te conseille de les lire.
*
* *
Astor House Hôtel, Shanghai (en route pour Canton), le 29 mars 1924.
Je t’ai télégraphié que mon mari avait été nommé à Canton. Et maintenant je vais tout te raconter en détail.
Tu te rappelles que nous avions eu la visite d’un Hollandais l’été dernier. En partant, il me promit de nous envoyer cinq mille oignons de tulipes. Nous avons fait venir trois wagons de terreau spécial de Pukow et les couches étaient toutes prêtes. Ainsi, lorsque les bulbes arrivèrent, grâce aux bons soins d’un négociant qui avait traversé la Sibérie, nous nous mîmes aussitôt, les jardiniers et moi, à les planter.
Cela nous prit plusieurs jours. Nous en étions à la dernière centaine lorsque Chang vint nous dire :
— Il est inutile de continuer. Nous sommes transférés à Canton.
Ces façons supérieures me révoltent encore quelquefois ; surtout quand je suis un peu lasse. Je lui répondis :
— Comment le savez-vous ?
— Le garçon de bureau du « maître », expliqua-t-il, me téléphone toujours au moment où le patron quitte le bureau. C’est un arrangement que j’ai avec lui pour savoir quand je dois préparer le thé. C’est lui qui m’a téléphoné la nouvelle.
Juste à ce moment arrivait mon mari.
Il me confirma qu’il était nommé à Canton. J’eus d’abord grand chagrin à la pensée de ne pas voir mes tulipes en fleurs, mais je fus bientôt tout à la joie d’aller voir et habiter Canton.
Les domestiques chinois se chargèrent de tout. Sans m’en avoir avertie, Chang avait ajouté la liste de mes effets personnels à l’inventaire de mon mari dès mon arrivée à Nankin. Un monsieur Wu vint reconnaître les objets mobiliers appartenant au gouvernement. Après quoi Chang se mit à emballer ce qui nous appartenait. Je n’ai jamais vu un système d’emballage aussi parfait.
Il avait des caisses pour tout. Les livres étaient rangés et ficelés par paquets de quatre. L’argenterie, bien frottée et couverte de poudre à polir mêlée de camphre pour l’empêcher de noircir. Pieds de table, bâtons de chaises étaient enveloppés de bandes de coton, puis de papier et bien ficelées. Porcelaine et cristaux dans de la paille. Je recommandai spécialement à Chang un bol à fruit en cristal ; il me démontra la sécurité de son emballage en jetant le paquet de toutes ses forces à l’autre bout de la chambre…
Il fit trois listes du contenu de chaque caisse : une était déposée sous le couvercle de la caisse elle-même, la seconde restait dans son carnet et la troisième était remise à mon mari.
Pour moi, je n’eus à m’occuper que de préparer des vêtements plus légers pour Bald, pour le bébé et pour moi. Je dus faire beaucoup de visites d’adieu.
Je regrettais de quitter Nankin ; j’y avais été heureuse. La ville est belle, les gens sont aimables et notre maison fut mon premier foyer de femme mariée.
Dès que notre prochain départ fut connu, nous fûmes invités à tant de déjeuners et de dîners que nous étions presque constamment dehors. Au dîner que le gouverneur civil donna en notre honneur, il me demanda quel meilleur souvenir je souhaiterais emporter de Nankin si j’avais quelque bonne fée à mes ordres. Je dis que j’aurais voulu assister aux sacrifices du printemps au « Palais d’Adoration de Confucius ».
C’est un temple bâti sur l’emplacement qu’occupait le sanctuaire taoïste « d’Adoration du Ciel ». Il couvre dix-huit acres. Les cours, les portes, les bassins, les pavillons, les murs, les escaliers, les autels, les terrasses et même les arbres, tout y est disposé de façon à symboliser quelque précepte de Confucius. Une muraille de trente pieds l’isole du reste du monde. Jusqu’à l’établissement de la République, l’empereur seul avait le droit d’en franchir la grande porte. Deux fois par an les soixante-douze étudiants qui avaient obtenu le meilleur diplôme littéraire y étaient admis par la porte latérale. Maintenant, c’est le gouverneur civil qui préside aux sacrifices du printemps et d’automne.
Ce haut personnage n’exauça pas immédiatement mon désir, mais cinq jours plus tard, sa troisième femme vint prendre le thé chez moi. Elle m’apportait une carte d’admission pour mon mari et moi aux cérémonies nocturnes des sacrifices du printemps. Elle m’avertit qu’elle nous attendrait à la porte sur le fronton de laquelle est écrit « Ses préceptes unissent le passé au présent » et nous placerait en arrière des piliers de vermillon, dans la cour de la Perfection, en un endroit d’où nous verrions, sans être aperçus nous-mêmes, les rites célébrés sur la terrasse de la Lune.
La nuit du Sacrifice de Printemps, nous allâmes, mon mari et moi, danser des fox-trott et des one-steps au club de dix heures du soir à deux heures du matin. À ce moment, je lus une réponse affirmative dans les yeux de mon mari, que je consultais du regard par dessus l’épaule de mon danseur. Quelques secondes plus tard, après avoir changé de chaussures et m’être enveloppée d’un grand manteau, je me glissai dehors par une porte de service et rejoignis mon mari qui faisait les cent pas avec l’air condescendant des hommes habitués à ce que les femmes ne soient jamais prêtes.
Un mot de notre chauffeur à une sentinelle, et la voiture, passant par la rue du Grand Cheval, sortit de ville et roula vivement sur une route asphaltée et à peu près déserte. Durant les cinq milles du trajet, il y eut tous les vingt mètres une sentinelle, baïonnette au canon. Telle est la coutume, à Nankin, toutes les fois que des personnages officiels sortent de nuit.
Après le premier mille, notre voiture rattrapa celles des gouverneurs et leur suite. Dans des rues désertes et devant des boutiques fermées, nous passâmes très vite, et bientôt nous fûmes aux portes du temple.
La femme du gouverneur était au rendez-vous, à la porte de l’ouest. Elle nous fit entrer dans une cour tendue d’un rideau où se lisait l’inscription « La grandeur de Confucius dépasse toute mesure », puis traverser un parc empli de beaux vieux arbres. De là, après avoir longé un bassin semi-circulaire, nous passâmes sous les belles voûtes appelées « Bruit d’or » et « Jeu d’argent ». Alors, comme il était encore un peu trop tôt, nous pûmes passer à l’endroit où sont exposées les tablettes dédiées aux « Honnêtes et fidèles propagateurs des enseignements du Sage, malgré leur pauvreté », avant d’aller nous placer derrière les piliers de vermillon dans la cour de la perfection.
Bien cachés là, nous pouvions voir les assistants s’installer sur leurs coussins rouges sur les bas-côtés de la cour, qui est composée de trois carrés superposés. De doubles escaliers de marbre les relient entre eux. La terrasse supérieure s’appelle la terrasse de la Lune, au fond de laquelle s’ouvrent les cinq portes massives pourvues de l’inscription « Le saint et divin Confucius est aussi grand que le ciel ».
Bientôt les portes s’ouvrirent et les lampes furent allumées au devant d’un trône où se trouvait une tablette portant le nom de Confucius. De chaque côté du trône de hauts panneaux portaient en lettres d’or : « Il fut le plus grand des fils des hommes » et « Il fut le divin fils du ciel ». Devant le trône se dressaient les tables pour le sacrifice.
Des myriades de lanternes de toutes couleurs et de toutes formes imaginables étaient suspendues le long des balustrades et sur tout le pourtour des terrasses. En haut de chaque escalier, deux grands récipients métalliques étaient pleins de « nœuds » de bois.
Les musiciens étaient massés sur la terrasse de la Lune devant la porte centrale donnant accès au hall sacré. La femme du gouverneur me dit que quelques-uns de leurs instruments dataient du temps de Confucius lui-même. On les conserve avec soin depuis des siècles. On s’en est servi pour évoqua les esprits célestes et les âmes des morts, pour instruire les empereurs de leurs devoirs et inspirer aux hommes et aux femmes l’amour de la vertu. Maintenant, on les rassemble ici pour glorifier le grand Confucius.
Il y avait d’innombrables cloches : en verre bleu transparent, en argent, en porcelaine rose, en étain doux, et une dont la légende rapporte la touchante histoire : au moment où l’on fondait le métal, la jolie fille du fabricant se serait jetée dans la masse incandescente pour lui donner la note parfaite. Ajoutez à cela six différentes sortes d’instruments à vent, des lyres immenses, dont l’une était montée dans un grand tronc d’arbre creux et de couleur d’ambre pâle et poli ; d’autres toutes petites, dont les sons étaient comme des chants de fées ; des cymbales de cuivre, de bronze, de bois et de verre. Des pierres sonores de différentes couleurs ; de petits tambours et un, immense, couvert de rouge, à la surface duquel une famille entière aurait pu s’asseoir.
Trente-six musiciens en robes bleues s’installèrent parmi tous ces instruments. Leur chef, appelé le « Maréchal de la Musique », avait un bâton recouvert de satin écarlate et orné de velours doré. Après les musiciens vinrent trente-six jeunes chanteurs, « sopranos », en longs manteaux bleus et chapeaux à mortier ; ils se rangèrent sur la terrasse, à l’ouest des musiciens. Ensuite vinrent trente-six danseurs, qui s’alignèrent à l’est.
Un vieux tout ridé, fameux pour avoir chanté la liturgie dans ce temple depuis soixante ans, se tenait au haut de l’escalier de marbre, sur la terrasse la plus élevée. Les gouverneurs civil et militaire, accompagnés des deux cents personnes de leur suite, entrèrent lentement dans la cour de la Perfection et s’agenouillèrent sur leurs coussins rouges.
Un long silence plana comme une bénédiction sur toute l’assemblée. Alors, une voix s’éleva de la terrasse inférieure ; elle sollicitait en chantant la permission de rendre hommage au grand Confucius. Claire, riche et vibrante, la voix du vieillard, « crieur » attitré de ces cérémonies, répéta la requête. Les tambours déchaînèrent un roulement de tonnerre qui éveilla les cloches, puis les instruments à corde et enfin les chœurs de sopranos, dont la dernière note se prolongea longtemps après l’arrêt des instruments.
Ceci se répéta trois fois, puis le « crieur » psalmodia une réponse affirmative.
Une allumette fut mise à l’un des tas de bois, d’où les flammes s’élevèrent bientôt toutes droites. Le gouverneur, au doux visage aimable, revêtu d’une longue robe brodée, datant de la dynastie des Sung, monta lentement jusqu’à la terrasse supérieure, suivi de fonctionnaires habillés comme lui et précédé de porteurs de torches de bambou goudronné. Il accomplit le premier acte rituel de la cérémonie en sacrifiant un bœuf devant l’autel de Confucius.
Pendant ce temps, les chœurs accompagnés des lyres célébraient les louanges de Confucius en un hymne de six vers… et les danseurs exécutaient des pas compliqués entre des épées nues.
Le gouverneur redescendit à sa place. De là, il lança par trois fois le même appel qu’auparavant ; le crieur le répéta, les tambours, les instruments à corde et le chœur y répondirent.
Enfin, le crieur annonça l’acceptation, et le gouverneur revint sacrifier.
Cinq fois de suite, tout cela se répéta suivant le rite en usage depuis la mort de Confucius. Cinq fois le gouverneur monta les degrés pour accomplir le sacrifice, durant lequel musiciens et chanteurs se faisaient entendre.
Le gouverneur militaire, qui est d’éducation européenne, resta immobile à sa place à la terrasse inférieure, et je me demandais par moments quelles pensées pouvaient bien s’agiter sous ce crâne coiffé d’un immense chapeau à plumes bleues.
Lorsque le dernier sacrifice eut été consommé, l’assemblée tout entière baissa la tête. Puis une musique argentine s’éleva, les sopranos chantèrent un hymne tendre, les danseurs exécutèrent la danse de la « Plume du Faisan doré ». Le rythme en est très beau et les danseurs agitent la plume même qu’ils célèbrent, celle « qui ne se vend ni ne s’achète ».
Une à une, les lanternes s’éteignirent. Les servants s’avancèrent pour recevoir et distribuer les billets permettant à chaque assistant d’aller quérir un morceau de la viande des sacrifices chez le boucher du temple, avant midi.
Le gouverneur civil, tout pâle de fatigue, vint nous saluer. Il emmena mon mari dans une salle attenante où du thé et des rafraîchissements étaient servis. Sa femme et moi étant les seules femmes présentes ne pouvions y être reçues. Il nous fut donc loisible de visiter le temple en attendant l’aube.
Ma compagne était indignée. Elle disait que très certainement Confucius, homme simple et débonnaire, n’approuverait pas ces sacrifices sanglants ni ces cérémonies compliquées. Quant à moi, ravie de pouvoir contempler les merveilles du temple à la lueur du jour naissant, je ne l’écoutais guère. Alors, pour me convaincre, elle me fit lire quelques-uns des préceptes inscrits sur des tablettes rouges incrustées d’or :
Mieux vaut un acte de bonté chez soi que de faire dix milles pour aller brûler de l’encens.
Un noble caractère cherche à perfectionner ce que les autres ont de bon et non ce qu’ils ont de mauvais.
L’homme d’esprit inférieur veut toujours embellir ses erreurs.
Si, m’examinant moi-même, je découvre que je n’ai pas le cœur droit, ne devrai-je pas craindre même un simple mendiant ? Si je trouve que j’ai le cœur droit, je n’aurai peur ni de mille ni de dix mille adversaires.
Connaître son devoir et ne pas le faire est lâcheté.
La sincérité est la voie de Dieu : étudie-la gravement ; recherche-la soigneusement ; réfléchis-y attentivement ; distingue-la exactement ; et pratique-la sagement.
Lorsque Fan Che demanda à Confucius : « Qu’est-ce que l’Humanité ? », le maître répondit : « C’est aimer les hommes. » Et lorsqu’il lui demanda : « Qu’est-ce que la connaissance ? », il répondit : « C’est connaître les hommes. »
Celui qui veut connaître les hommes doit d’abord connaître Dieu.
Pourquoi Dieu te parlerait-il ? Les quatre saisons viennent à leur tour, et toutes choses viennent à la vie.
Ch’ih pi fei pao, ts’un yin shih ching.
(« Un pouce de lumière sur le cadran solaire est de plus grand prix que douze pouces de jade. »)
Nous arrivâmes à Canton par bateau, comme les premiers étrangers aux siècles passés. Nous avions quitté Hong-Kong juste avant minuit. La lune se leva peu après notre entrée dans la rivière[2] et nous éclaira jusqu’à l’heure où le soleil levant mit une frange d’or aux nuages du matin. Il me semblait que je connaissais cette route dans tous ses détails.
Ces campagnes ondulées, verdoyantes et fertiles qui s’étendent des deux côtés de la rivière des Perles[3] aux eaux endormies, étaient bien telles que les avaient décrites les livres de bord de John Midenhall, qui y passa sous le règne de la reine Élisabeth. Les voiles des bateaux de pêche rassemblés au coude de la rivière paraissaient jaunes sous la lune, exactement comme le capitaine Weddell les vit en 1635.
C’était aussi au printemps. Les abricotiers en fleurs cachaient presque les pagodes, comme en ce jour de 1759 où M. Flint, plein d’espoir, approchait du Yamen[4] du vice-roi. Nous passâmes sous les forts du Bogue Tiger, aussi paisiblement que le bon vaisseau Persévérance, qui aborda à Canton, le grand mât cassé, en 1805, six mois après être parti de Philadelphie.
Notre bateau traversa les limites d’ancrage, où les marins du XVIIIe siècle devaient demeurer à bord tant qu’on procédait à l’échange des marchandises. Nous vîmes les jardins de Fati, où, dès le début du XIXe siècle, les étrangers purent aller se rafraîchir et se promener en certains jours fixés.
À six heures du matin, le 2 avril 1924, notre bateau s’amarra au quai du Bund, pavé de briques, ayant appartenu aux remparts démolis par les républicains du XXe siècle.
Malgré l’heure matinale, nous fûmes salués à notre descente de bateau par de nombreux fonctionnaires, qui nous souhaitèrent la bienvenue dans la « ville de Rams », et par des porteurs de chaises portant l’uniforme vert du département gouvernemental auquel appartenait mon mari. Ces porteurs étaient de grands et beaux hommes, dont Bald me dit tout bas : « Ce sont d’anciens soldats mandchous. »
Ils s’adressèrent à nous en langue mandarine. Chang et Chou, qui n’avaient pas été sans appréhender de vivre « en cette traîtresse ville de Canton où l’on parle un patois de singe », se montrèrent fort soulagés. Les choses se passèrent dans l’ordre hiérarchique : échange de révérences et de salutations avec les fonctionnaires, puis avec les porteurs, entre nos serviteurs et les fonctionnaires et enfin, entre nos serviteurs et les porteurs.
Cela fait, Chang resta sur le quai avec un des porteurs pour s’occuper de nos bagages et nous montâmes en chaises. Notre petit cortège suivit le quai, passa un pont et s’arrêta devant la maison que le gouvernement mettait à notre disposition, et où se trouvait un personnel à demeure.
À Nankin, nous avions laissé les frotteurs, les jardiniers, le portier, le veilleur de nuit, le blanchisseur et le chauffeur, car les autos ne sont pas autorisées à Shameen[5]. Devant notre nouvelle maison se trouvait donc rassemblé le personnel qui y était attaché : frotteurs, jardiniers, portier, etc., qui nous accueillirent avec des révérences et des souhaits de longue vie, santé, bonheur et naissance de nombreux enfants durant notre séjour à Canton. Tout ce personnel devait être sous les ordres de notre majordome particulier, l’inévitable Chang.
Des bains et le déjeuner nous attendaient. Puis, mon mari se rendit à son bureau. Alors, Bald et moi parcourûmes la maison. Elle était spacieuse, pourvue du confort moderne et aussi richement meublée que celle de Nankin. J’aimais même mieux le salon que celui de Nankin, parce qu’il y avait deux cheminées, une à chaque bout de la pièce.
La maison faisait face à la rivière. À chaque étage, une large véranda en faisait complètement le tour. Le jardin n’était pas grand ; il se réduisait en somme à une bande de terrain devant la maison, car il n’y avait qu’une cour de service derrière.
Mais chaque pouce carré de terre était délicieusement fleuri. Le jardinier était en train de préparer une haie de poinsetties, qui seraient en fleurs pour Noël. Il attira notre attention sur les caissons de lupins, de fougères et de géraniums qui garnissaient les seuils des fenêtres et répandaient de la beauté aux balustrades des vérandas ; puis il nous conduisit de l’autre côté de la maison, où des pois de senteur couvraient un treillis de bambou appuyé au mur de briques.
De la véranda du second étage, on avait une vue étendue sur la rivière et les collines de l’autre rive. Je me trouvais sur cette véranda et venais de décider d’en faire ma retraite favorite lorsque Chang survint. Je lui fis part de ma résolution, et il entra immédiatement dans mes vues, proposant une volière, des meubles de rotin et des moustiquaires partout.
— La maison est bonne, dit-il. La tuyauterie est excellente. Il y a une salle de bains pour les domestiques. La buanderie est une des mieux installées que j’aie vues. Mais je n’aime pas cette façon méridionale de confier le lavage aux femmes. Lorsque nous aurons déballé nos affaires, le salon sera exactement pareil à celui de Nankin ; les meubles du gouvernement sont identiques, et même les couleurs des tapis.
Le cuisinier, Chou, s’approcha alors, un panier au bras. Il était pressé d’aller se rendre compte de ce qu’on pouvait trouver de bon à manger dans cette province. Il était accompagné d’un gamin, qu’il nous présenta comme son apprenti, et qui lui servait d’interprète.
Je sortis en chaise. On y avait installé un coussin confortable à côté de moi pour ma petite fille. J’avais quatre porteurs, deux devant et deux derrière. Ces hommes me servirent de cicerones.
— Autrefois, les commerçants étrangers devaient rester à bord de leurs vaisseaux, dit le n° 1, mais ils n’étaient pas contents, et voulaient absolument avoir un endroit où ils pourraient débarquer. Pour obtenir ce privilège, ils firent exploser une énorme quantité de cette poudre à canon que nous autres, Chinois, avions inventée.
— Ils ne l’ont pas fait exploser toute à la fois sur la rivière des Perles, ajouta n° 4. Ils ont parcouru toute la côte jusqu’à une centaine de milles du palais de l’Empereur, en faisant sauter leur poudre. On s’alarma à voir employer ainsi une substance dont on ne se servait que pour les fêtes. Le Fils du Ciel dut intervenir vivement pour les faire cesser. Mais il n’avait pas l’intention de laisser des hommes aux yeux bleus entrer en Chine. Alors, il leur dit : « Oui, je vous donnerai un endroit où vous pourrez débarquer si vous arrêtez vos détonations. »
— Ils s’arrêtèrent en effet, reprit n° 1, et l’empereur leur octroya Shameen. Shameen était alors un banc de sable, au-dessous du niveau des eaux même à marée basse et par temps de sécheresse. Tous les vice-rois louèrent l’habileté de l’empereur. Le peuple se réjouit d’avoir un si bon souverain. Mais, en ces jours-là, nous ne connaissions pas les yeux bleus comme maintenant. Ils acceptèrent Shameen…
— Regardez de tous côtés, s’écrièrent ensemble les quatre porteurs, et dites-nous si, maintenant, ce beau paradis ressemble à un banc de sable ?
Je reconnus volontiers que ce quartier, d’aspect vraiment européen, n’avait rien d’un banc de sable.
Les porteurs se remirent au pas, tandis que n° 1 reprenait :
— À chacun de leurs voyages, les étrangers qui avaient obtenu Shameen y apportaient des cargaisons de terre fertile. Ils finirent ainsi par surélever le niveau du banc de sable ; alors, leurs marins se firent maçons et entourèrent l’île d’une digue. Les marchands apportèrent des plantes de figuiers d’Inde et les plantèrent là. Les racines de ces arbres enserrèrent le sol plus étroitement que la soie ne l’est dans le métier du tisserand…
— Et quand l’île eut un sol affermi, poursuivit n° 2, les étrangers apportèrent toutes sortes de matériaux dont ils bâtirent des maisons, des bureaux, sur un modèle inconnu en Chine. Ils créèrent des jardins, des pelouses. Par des moyens magiques, ils obtinrent de l’eau saine et de la glace, ici même, sous les tropiques…
— Et puis, reprit n° 1, imitant les règlements que leur avaient imposés les Chinois, les étrangers leur défendirent l’accès de Shameen. Aucun Chinois ne put bâtir ou habiter sur l’île… ni même y mettre le pied, si ce n’est comme messager ou domestique. Et dans ces fonctions, ils n’ont pas le droit de s’arrêter une seconde et de s’asseoir sur un confortable siège de ces promenades publiques, fût-ce pour renouer un lacet de leurs sandales.
N° 2 lui succéda et dit :
— On ne prévoyait pas que les étrangers pourraient jamais tirer un tel parti de ce banc de sable, mais ils eurent l’insolence d’en faire un quartier et un parc plus beaux que tout ce que la fière cité de Canton pouvait offrir en ce genre. Alors, les Chinois voulurent en reprendre possession, car chez eux toute terre appartient au gouvernement, qui peut la reprendre dans l’intérêt du public, quand il lui plaît et après n’importe combien d’années de jouissance laissée à des particuliers. Mais les étrangers ne voulurent pas la rendre.
— Depuis mon enfance, ajouta n° 4, j’entends parler amèrement de ces choses. Par les soirs d’été, quand le vent de la mer nous apporte les parfums des fleurs de Shameen, on entend dire dans les débits de thé que les Chinois devraient se soulever et reprendre de force ce banc de sable qui était leur propriété, afin de pouvoir y venir respirer l’odeur des fleurs embaumées.
— Mon beau-frère a un bateau de plaisance, dit le n° 2, et il raconte qu’il entend les mêmes propos de la part de ses passagers, qui crient encore plus haut par les soirs d’hiver, alors que de grandes lampes éclairent si gaiement les belles maisons des étrangers. Ses clients lui demandent souvent de faire le tour de l’île de Shameen, et les bateliers appellent cela la « course du grognement contre l’envahissement des yeux bleus ».
— Les Russes qui viennent d’arriver à Canton excitent cette révolte parmi les étudiants et les ouvriers, ajouta n° 3. Dans moins d’une année, Shameen sera attaquée.
— J’en doute, répliqua n° 1. Il faudrait plus de courage que n’en possèdent les soldats chinois pour risquer une attaque de l’île, défendue par les vaisseaux de guerre européens. Et puis, les étrangers ont toujours fait gagner beaucoup d’argent aux commerçants de Canton. Ils ne nous font aucun mal en habitant cette île. C’est en pure perte qu’on grogne, on ferait bien mieux de réserver toute l’énergie disponible pour construire une autre Shameen ailleurs ; il ne manque pas de beaux emplacements.
… Shameen est si peu étendue que même à un pas de promenade, on ne peut pas mettre plus de vingt minutes à en faire le tour. Outre le quai ombragé de figuiers d’Inde, il n’y a qu’une rue, qui traverse toute l’île.
Toutes les façades des maisons d’habitation donnent sur le quai, et aucune n’a de grands jardins. Une place publique est réservée à l’usage exclusif des habitants de l’île et est entretenue par les colonies étrangères. Il y a là des jeux, des balançoires, des carrousels, des glissoires et des tas de sable pour les enfants. D’un autre côté, cricket, foot-ball et tennis.
Le drapeau français flotte à l’est, le japonais à l’ouest, l’anglais au milieu. Ainsi, l’île est divisée en trois concessions étrangères. Les États-Unis n’ont qu’un drapeau à leur consulat et leurs ressortissants habitent ici et là dans les autres concessions de Shameen.
Les chaises à porteurs sont les seuls moyens de transport autorisés à Shameen. Les marchands accostent, mais ne débarquent pas. L’avenue centrale est une large allée gazonnée, avec des trottoirs de chaque côté. Les banques étrangères et les bureaux des compagnies de navigation se trouvent sur cette artère, à l’opposé des maisons d’habitation, qui sont sur les quais. Tous ces immeubles sont bien bâtis, simples et de belles proportions.
Deux ponts relient maintenant l’île de Shameen à Canton. Mes porteurs m’expliquèrent qu’en temps de troubles, les Chinois ferment les têtes de ponts de leur côté, ce qui ne les empêche pas d’être mécontents lorsque ce sont les Occidentaux qui interrompent les premiers les communications.
Su-ling est venue me voir au milieu de l’après-midi. Elle me réveilla de ma sieste en me secouant la main.
— Toujours la même, me dit-elle comme j’ouvrais les yeux. Cet amour du sommeil n’a pas diminué !
Elle s’était fait couper les cheveux et portait une robe de voile orange qu’une amie lui avait envoyée de Paris. C’était une gaine étroite, sans manches et lui venant jusqu’aux genoux. Elle avait les jambes nues et des sandales de peau de Suède.
— La robe de la liberté ! me dit-elle en pirouettant devant moi et en riant de mon étonnement. Et elle ajouta : « Dès que tu seras de nouveau un peu plus mince, il faudra t’habiller comme cela. Tu n’as pas idée combien c’est confortable. »
Bald-Trois survint et fut scandalisée, et, au grand amusement de Su-ling, elle déclara qu’elle déchirerait en petits morceaux tout costume de ce genre que je tenterais de porter.
Su-ling venait me dire que la famille des Lin de Canton serait heureuse de recevoir ma visite dès ce premier jour, puisque j’étais une fille adoptive de la Maison d’Exil.
Su-ling avait un petit canot à moteur à deux places. Nous nous y installâmes côte à côte, et Bald s’assit à même le fond. L’esquif nous emporta à grande vitesse le long de la rivière, se glissant entre d’innombrables embarcations, grandes et petites. Après avoir quitté le chenal principal de la rivière des Perles et suivi un canal latéral, nous stoppâmes devant un haut mur gris où s’ouvrait une porte rouge, à côté d’une tortue de pierre deux fois haute comme un homme.
De larges escaliers descendaient de la porte jusque dans l’eau. Chaque marche était pourvue à ses deux extrémités d’un crochet de fer pour amarrer les bateaux. Il y avait cinq marches au-dessus du niveau de l’eau et notre canot fut amarré à la plus basse.
Pour une femme mariée de la maison, il fallait quatre coups de sonnette, trois courts et un long. Un portier âgé et pas très différent de Dos de Chameau vint nous ouvrir. La servante particulière de Su-ling accourut et nous serra chaleureusement les mains, à Bald et à moi. Une autre servante vint nous prévenir que la Dame doyenne de la famille nous attendait dans la cour des Balsamines.
À l’est et à l’ouest de la première cour se dressent un phénix et un unicorne, comme dans la cour d’honneur de la Maison d’Exil. Nous passâmes du côté du phénix. Des domestiques, en robes de toile, nous entendant approcher, ouvrirent les rideaux d’écaille qui fermaient la porte des Orchidées, et nous entrâmes dans une cour dont les portiques étaient décorés de vigne et de fruits sculptés. La cour de la « Fiancée de Canton », à la Maison d’Exil, en était d’ailleurs une réplique très réussie.
Les deux maisons sont d’une architecture pareille. Les petits pavillons sont recouverts de tuiles vertes et se prolongent pour former des vérandas. Des légendes sont peintes aux frises. Ces pavillons carrés s’élèvent sur tout le pourtour de cours communiquant entre elles par des portes découpées de toutes sortes de façons fantastiques. Au centre se dresse le hall des Ancêtres, entouré d’une haie de bambous.
— C’est ici la maison mère de la famille, me dit Su-ling en me conduisant à la cour des Balsamines. Dans la bibliothèque, nous avons des archives qui remontent à cent quatre générations avant la fondation de la branche de la Maison d’Exil. C’est une longue histoire que celle de notre famille, mais tout le monde parmi nous en connaît les principaux faits. Ici, comme à la Maison d’Exil, on fait apprendre notre généalogie aux enfants dès leur première année d’école, et on la répète en chœur dans le hall des Ancêtres à chaque anniversaire. Les Anciens rassemblent souvent les femmes et les enfants pour conter des épisodes de notre histoire… Je pense quelquefois que la longue durée de notre race s’explique du fait que la famille est au centre de notre civilisation, et c’est elle qui est l’élément de durée de la race par le prudent usage des expériences accumulées.
Pivoines, balsamines étaient en fleurs dans la cour où nous attendait la Doyenne des Lin de Canton. Du thé accompagné des « lichis » fut servi. Je dus conter ma visite d’adieu à la Maison d’Exil et mon voyage. Su-ling nous entretint de ses petites jumelles de deux mois. La Doyenne nous appelait toutes deux « ma fille d’Exil ». Je me mis à décrire ma nouvelle demeure de Shameen.
Mais la Doyenne ne répondait plus et jouait avec son éventail. Je m’arrêtai. Il y eut un long et pénible silence. Enfin, elle me mit un doigt sous le menton et me forçant à la regarder de tout près, bien en face, me dit :
— Il est malheureux que vous soyez obligée d’habiter Shameen. On ne peut pas avoir le même pied dans deux canots, mais il faut chercher les compromis possibles. Vous ne pouvez pas ne pas y demeurer, puisque votre mari y est obligé lui-même… Nous n’entretenons aucune relation sociale avec les étrangers de Shameen. Mais pour vous, notre conseil de famille a décidé, sur la demande formelle de l’Ancien des Lin de la Maison d’Exil, que vous seriez accueillie ici comme membre de la famille.
— Ce qui signifie, interrompit Su-ling, qu’excepté mon incorrigible personne, aucun Lin n’entrera jamais dans ta maison de Shameen, mais que toi, tu seras toujours la bienvenue ici.
— Nous voudrions vous avoir à toutes nos fêtes et à tous nos anniversaires, reprit l’épouse de l’Ancien. Vous pourrez vous joindre à notre cercle de famille toutes les fois que vous le voudrez, et il y aura toujours une place pour vous dans nos véhicules ou nos bateaux, n’importe où nous allions. Ni Chinois ni Chinoises n’iront jamais vous rendre visite à Shameen, comme c’était l’habitude à Nankin. Aussi, vais-je donner une garden-party le jour anniversaire de la déesse des Fleurs, et j’y inviterai toutes les personnes qui seraient allées vous voir si cela avait été dans nos mœurs.
Je la remerciai et j’acceptai de grand cœur ce projet de garden-party. Cela fait, la Doyenne me dit :
— Venez maintenant que je vous présente le jardin des Enfants, la cour de la Jeunesse et celle des Femmes mariées.
À peine ce tour de visites terminé, le portier arriva en courant, un télégramme à la main :
— L’Ancien, dit-il, m’a recommandé de donner ceci à la Doyenne avant que ne s’éloignent les filles de la Maison d’Exil.
Le télégramme était de Mai-da et nous informait que son mari était nommé à Canton.
— Les dieux me favorisent, dit la Doyenne en souriant. Ils m’envoient une autre fille de la Maison d’Exil. Et la même garden-party servira pour vous deux.
Les concessions étrangères de Shameen forment donc une toute petite ville européenne. L’étiquette y est très stricte. Tout le monde fait un tour sur le quai le soir avant le dîner. J’y allai avec mon mari, mais personne ne nous sourit ou nous salua. Les dames européennes me laissèrent le temps de m’organiser, puis, en chapeau, robe de ville et gants blancs, vinrent déposer leur carte à ma porte.
Je mis longtemps à me décider, mais je dus me résoudre à mettre mon meilleur chapeau, des gants de peau et à aller mettre nos cartes à la porte de mes visiteuses. Après cela seulement, nous reçûmes des invitations à dîner. À table, la hiérarchie des fonctionnaires était scrupuleusement observée, ainsi que l’ancienneté dans la colonie. Et enfin, les gens à qui nous avions été présentés à ces dîners daignèrent nous saluer en nous rencontrant sur le quai.
Je ne pus inviter des Chinois aux dîners que j’offris moi-même, car les seuls que je connusse étaient les membres de la famille des Lin et ils n’auraient pas accepté. Les femmes des fonctionnaires chinois ne me rendirent pas visite.
Mai-da arriva. Elle découvrit vite que la société européenne l’ignorait volontairement. À Nankin, elle était reçue dans toutes les maisons européennes, mais à Canton, il n’y avait nulle relation entre Chinois et étrangers.
Du reste, toute la société était divisée en petits cercles fermés, qui semblaient vivre sur des planètes différentes. Je ne rencontrais jamais un missionnaire chez les Européens de Shameen, ni non plus chez les Lin, qui n’ont pas embrassé le christianisme.
La population riveraine parle un dialecte différent de celle de la ville ; et ils se regardent mutuellement comme des barbares.
Mai-da et Su-ling venaient me voir chaque jour. Ce furent les seules Chinoises – à part les servantes – qui passèrent jamais le seuil de ma maison. Mais après la garden-party donnée par les Lin en l’honneur de leurs « filles de la Maison d’Exil », je fus toujours comprise dans les invitations adressées aux Lin par leurs compatriotes.
La délicate situation politique donnait fort à faire à mon mari. Je le voyais rarement en dehors de la petite heure que nous consacrions à la promenade sur le quai avant le dîner.
J’avais beaucoup de loisirs et peu d’amies européennes. Je passais la plus grande partie de mon temps sur ma véranda ou chez les Lin.
Dans cette maison régnaient le travail, la prudence, la bonté et l’affection. « Il n’y a pas de cuillère qui ne heurte quelquefois la marmite, et il n’y a pas non plus de famille où l’on ne trouve quelque divergence d’opinions », disait souvent la Dame de la plus haute Autorité, « mais la bonne entente doit régir la famille comme les bonnes habitudes doivent gouverner les individus. »
Chez les Lin, on met l’axiome suivant en pratique : « Alors même que tu deviendrais la Dame de la plus haute Autorité d’une richissime maison, souviens-toi que le seul moyen de maintenir une famille prospère de génération en génération, c’est de raccommoder les vêtements, d’administrer la cuisine avec économie. » Les femmes mariées s’appliquent à tour de rôle aux soins du ménage. Les jeunes filles apprennent à coudre, à cuire et à dépenser peu. Je me suis souvent complue à les aider dans leur tâche, tandis que ma fillette jouait avec les autres enfants dans leur cour particulière.
Tout le travail de la maison est bien distribué et vite accompli. Lorsqu’il est achevé, nous nous asseyons autour de l’Ancien dans la cour fraîche de la Bibliothèque. Nous chantons des chants du pays, ou bien nous écoutons le luth. Mais ce que nous préférons, c’est écouter la Doyenne nous lire de sa belle voix musicale des œuvres poétiques. Les anecdotes se rapportant à l’histoire de la famille et contées par l’Ancien sont aussi très goûtées. Souvent les enfants redisent des légendes que leur ont racontées leur nurse. Enfin, à l’occasion, les jeunes filles jouent quelque scène historique, après avoir mis les vieux coffres de la famille à contribution pour se costumer.
La vie, chez les Lin de Canton, est plus citadine, moins agricole qu’à la Maison d’Exil. Ici, ils ont bien sept cents acres de terres, mais elles sont toutes affermées pour la culture du riz. Ils n’ont pas une ferme particulière qu’ils cultivent directement. Ils achètent tous leurs comestibles au marché et se préoccupent peu du temps favorable ou défavorable pour les cultures.
Leur principale source de revenus consiste en drogueries, qu’ils possèdent conjointement avec les Lin de la Maison d’Exil. Cependant, un des plus jeunes oncles administre les redevances provenant des plantations de riz.
Il nous emmena, Mai-da et moi, un jour de mai, visiter les champs. Nous avions nos chaises et nos porteurs sur le bateau qui nous transportait d’une rive à l’autre ou dans des canaux latéraux. Notre lunch fut de tout point semblable à celui que nous emportions lorsque nous allions inspecter les moissons avec l’oncle Shao-chun. Ce fut une journée heureuse et belle. Ni Mai-da ni moi n’avions jamais vu une terre aussi merveilleusement fertile. Ici, en vérité, il semblait que l’homme n’avait qu’à semer pour récolter les plus riches moissons. Nous ne rentrâmes qu’au coucher du soleil.
Les murailles qui entourent les pavillons des Lin sont hautes et solides. Parents et serviteurs seuls y ont accès. Si la famille offre à dîner ou organise une réception, elle loue un restaurant ou une salle privée. Les travaux et incidents domestiques, les fêtes de famille occupent toute la maisonnée. On n’y prête guère attention aux événements publics, sauf s’ils affectent quelque membre de la famille. La maison se montre très généreuse pour le gouvernement, mais l’Ancien réprouve toute autre participation aux affaires publiques, parce que, dit-il, « ce sont alors les affaires de la maison qui en souffrent ». « Et la maison des Lin doit survivre à tout, malgré les troubles civils… » Telle est la règle de conduite qui les a maintenus à travers dix-sept dynasties.
Cependant, Su-ling avait un caractère indépendant. Elle recevait une belle rente de la famille de son mari et ils habitaient un appartement moderne. Elle s’intéressait beaucoup à la propagande républicaine et assumait constamment des tâches qu’elle ne parvenait pas à mener à bien. Alors, elle maugréait contre l’indifférence que nous manifestions, Mai-da et moi, pour les événements mondiaux.
Sans jamais prendre une part active à ces affaires politiques, Mai-da et moi allions quelquefois seconder Su-ling dans ses réceptions. Quatre fois par semaine ses salons s’ouvraient spécialement aux jeunes Chinois et Chinoises riches qui avaient été étudier dans les universités occidentales.
C’étaient des gens sympathiques, énergiques, intelligents. Ils étaient d’un peu toutes les provinces et se trouvaient en plus grand nombre à Canton parce que, au retour de leurs études en pays étrangers, ils ne se sentaient pas à l’aise dans leurs familles et aussi parce que le quartier général du mouvement républicain se trouvait à Canton. Ils parlaient anglais entre eux, à cause de la diversité de leurs dialectes d’origine. Les hommes étaient habillés à l’européenne ou en uniformes militaires, même s’ils n’étaient attachés à aucun régiment déterminé. Les femmes portaient des robes européennes ou chinoises, selon leurs préférences. Mais tous avaient des plans particuliers pour l’unification de la Chine. Tous pouvaient dire exactement pourquoi les précédentes révolutions chinoises avaient échoué. Ils dansaient au son des gramophones, jouaient au tennis, pilotaient des canots à moteur, flirtaient et discutaient à perte de vue sur la meilleure façon d’utiliser leur savoir quand ils en auraient l’occasion. Ils étaient agités et mécontents.
Un après-midi, Sun Yat-sen vint chez Su-ling. Il accepta une tasse de thé. Dès qu’il fut reconnu, toutes les conversations particulières cessèrent et l’on mit de côté thé et petits-fours. Depuis quarante ans, cet homme avait consacré sa vie à faire de la Chine une puissance unie, libre et indépendante. Il avait réussi à jeter bas la décadente dynastie mandchoue, mais en ce qui concerne l’établissement d’une république vraiment nationale, il avait échoué.
Cependant, sa réputation était intacte. Sa vie était un livre ouvert. Tous ces jeunes gens de moins de quarante ans qui remplissaient les salons de Su-ling le vénéraient. Il se leva, et appuyé au dos d’un fauteuil de style cubiste, il demanda que durant trois minutes de silence chaque assistant s’interrogeât consciencieusement, appréciât la doctrine républicaine et se déterminât. Ce silence fut impressionnant et profond. Ensuite, il prit la parole et prononça en faveur de la démocratie le plus beau plaidoyer que j’aie jamais entendu.
On le sentait sincère, inébranlable, sûr de lui. Les yeux brillants, le teint animé, l’air inspiré, le corps droit et vigoureux, il ne paraissait pas atteint d’un mal implacable comme on l’avait dit. Et, en effet, sa visite sensationnelle chez Su-ling suffit à détruire cette légende.
Il parla sur un ton familier, mais son appel au service de la démocratie fut plus émouvant d’être sans apprêt oratoire. Lorsqu’il eut achevé, il nous présenta Michel Borodin, qui l’accompagnait… Un homme doué du génie de l’organisation, nous dit-il, et qui était venu de Russie pour nous aider à établir une véritable république.
M. Borodin s’inclina et ne commit pas l’erreur de prendre la parole.
Les jours suivants, Su-ling ne parla plus que de la formation de nombreuses sociétés auxiliaires et destinées à faire du Kuomintang un effectif agent de révolution. Ces sociétés s’appelaient : « Ligue pour la Liberté de la Race », « Mouvement de la jeunesse », « Les femmes républicaines », « Les Scouts révolutionnaires », « Fédération des Paysans, des Ouvriers et des Étudiants »… Elles s’adressaient à toutes les conditions.
Sun Yat-sen était le chef incontesté du Kuomintang et pouvait recevoir dans ce parti tout autre groupement de son choix. Dès lors, toutes ces grandes associations y furent rattachées, et il s’en formait à tout instant de nouvelles ; il suffisait qu’un habitué du salon de Su-ling proposât un nom. Ces jeunes gens n’étaient plus agités ni mécontents, mais actifs et heureux.
M. Borodin revint souvent aux thés de Su-ling. Il conseilla de donner les secrétariats de ces nouvelles associations aux jeunes Chinois riches qui avaient été étudier en Europe, et qui n’auraient pas besoin d’être payés. Ainsi, tous ceux qui brûlaient de se mettre au service du pays eurent d’importantes positions au sein du Kuomintang.
La nouvelle se répandit vite que tout étudiant ou étudiante nouvellement débarqué en Chine trouvait dans l’entourage de Su-ling l’emploi de son activité et de son intelligence. Ils arrivèrent en foule. D’autre part, des Russes, experts en l’art de former des agents de propagande, affluèrent aussi.
Il n’est que trop facile de ne s’intéresser qu’au groupe dont on fait partie. Après avoir assisté aux thés de Su-ling pendant un certain temps, j’étais convaincue que le Kuomintang seul déployait de l’activité à Canton… mais un beau matin j’accompagnai le cuisinier au marché.
Il venait d’acheter deux canards vivants, et avait dit à son petit aide d’en prendre un sous chaque bras, lorsqu’un soldat du Yunnan entra dans la boutique et réclama le contenu de la caisse. Le marchand se montrant un peu lent à l’ouvrir, le soldat pressa sur la gâchette de son arme.
L’aide-cuisinier eut si peur qu’il lâcha les canards, qui s’envolèrent hors de la boutique en poussant des cris formidables. Le cuisinier s’aplatit à terre en renversant son panier de légumes. Je me réfugiai moi-même sous le comptoir. Le sang du marchand, blessé au bras, me coulait sur la tête, mais j’attendis que le soldat eût empoché le contenu de toutes nos bourses.
En rentrant à la maison, le cuisinier me dit que ces soldats du Yunnan étaient des partisans enrôlés par Sun Yat-sen et amenés à Canton pour assurer la police de la ville ; il ajouta qu’il était souvent témoin de faits de ce genre et que les marchands étaient en train de s’armer aussi bien contre les exactions de ces mercenaires que contre les agissements du Kuomintang.
Quatre jours plus tard, le cuisinier vint demander ma chaise et mes porteurs. Il voulait transporter à la maison pour une semaine de vivres, disant que les marchés allaient se fermer. Des combats entre les marchands et les gens du Kuomintang allaient se livrer dès la tombée de la nuit. Les marchands avaient amassé des sacs de sable et des briques, avaient préparé des portes de fer pour clore leur quartier. Au coucher du soleil, toute la partie de la ville qui leur est réservée serait close et barricadée, et cela durerait tant que les soldats du Yunnan ne seraient pas renvoyés dans leur province et que les jeunes lettrés ne cesseraient pas d’organiser des sociétés révolutionnaires.
En effet, la fusillade crépita dès la chute du jour. Il y eut des combats nocturnes et des rixes durant toute une semaine. Des balles perdues vinrent jusqu’à Shameen, mais le seul dommage qu’elles firent fut de percer notre pompe à incendie.
Les Chinois qui habitent les bateaux du port me donnaient des nouvelles et me disaient que le parti des marchands était en déroute ; les coiffeurs n’appartenaient pas à la corporation, et, oubliés dans le conseil des marchands, ils ne leur étaient pas fidèles. Les soldats les avaient achetés, et ils avaient coupé des conduites d’eau puis incendié une douzaine de magasins.
Les marchands rendirent leurs armes. Le Kuomintang fit éteindre les incendies et enlever les barricades. La paix revint.
Mai-da, ma petite fille et moi avons passé les fêtes du solstice d’été à la maison des Lin.
J’ai aidé à distribuer à la porte de la Compassion des aliments qu’attendaient de nombreux affamés, encore postés là bien après l’heure fixée. La Doyenne de la famille donna l’ordre de les servir quand même. Aussi fûmes-nous occupées jusqu’à près de midi. Du thé et des gâteaux au riz furent distribués en abondance.
La veille du Nouvel-An, le jour du solstice d’été et celui de la mi-automne sont les trois dates d’échéance de l’année. Tout compte doit être réglé. En cas contraire, les débiteurs sont suivis dans la rue par des hommes portant lanternes, pour montrer à leur honte que le jour n’est pas venu pour eux. Mai-da aida les femmes de la maison qui préparaient les reçus et faisaient les derniers comptes.
Toutes ces tâches accomplies, nous nous réunîmes dans la cour des Femmes, où les jeunes filles de la famille avaient préparé des rafraîchissements et nous servirent des gâteaux Ch’u Yuan. Ce sont des gâteaux triangulaires, de farine de riz bien levée, avec des fruits confits. On en fait le jour de la fête de l’Été, en l’honneur d’un homme d’État et poète du nom de Ch’u Yuan, qui avait gardé une grande intégrité de mœurs en une époque licencieuse et troublée, environ quatre siècles avant Jésus-Christ.
Après cette collation, toute la famille s’installa dans les cinq jonques rouges et mauves qui nous attendaient au bord du canal. Partout, cette année-là, et surtout aux coins des rues, des affiches rappelaient à la population que le calendrier grégorien était adopté par la République et que la célébration du solstice d’été – fête païenne – était interdite.
Mais nos jonques étaient toutes décorées de bannières représentant des dragons, de lanternes en forme de lotus, de fleurs et de banderoles, selon l’usage en ce jour. Tous les membres de la famille portaient un dragon, soit sur un bijou, soit en broderie sur une partie de leur vêtement. Il en était de même des nombreux promeneurs qui étaient sortis par ce beau temps, même des fonctionnaires républicains. Et l’on riait de tous côtés, on plaisantait en se traitant d’un bateau à l’autre de païens !
Les différentes corporations avaient organisé une longue procession de bateaux. Celle des marchands de jade venait en tête. Elle comptait quarante jonques. La première portait le dieu Pan K’u, qui a fait le ciel et la terre. La suivante, la déesse Nuan, qui a modelé les poissons et les oiseaux, bête et homme avec de l’argile et leur a insufflé la vie. La troisième, Yu Ch’ao, le bâtisseur de maisons, et Sui-yen, l’inventeur du feu. La quatrième contenait les cinq légendaires chefs de tribus qui tirèrent la Chine de la sauvagerie.
Ensuite, chaque bateau représentait chronologiquement une scène historique, jusqu’au dernier, dont la bannière éployée portait « Juin 1924 : Le Calendrier grégorien ». Or, le timonier de cette embarcation avait sur les manches les insignes de fonctionnaire de la République. Il portait un chapeau de paille, un complet à carreaux blancs et noirs, des lunettes d’écaille et des souliers bruns. Les rameurs avaient des costumes russes ou japonais. Les uns étaient soit des « coolies » en haillons, soit de fiers étudiants fraîchement débarqués de l’étranger.
Nos bateliers savaient où se tiendraient les courses de dragons défendues. Nous nous y rendîmes et découvrîmes que des milliers d’autres personnes étaient également au courant. Sampans, bateaux plats, chaloupes, canots à moteur, jonques peintes de toutes sortes de brillantes couleurs étaient alignés le long de la rive et si serrés que nous eûmes peine à trouver place.
Des abris de roseaux avaient été élevés au bord de l’eau pour les gens qui n’avaient pas d’embarcation, et on y avait attaché de nombreux ballons de couleurs et en forme de dragons qui se balançaient gaiement au-dessus de la foule des spectateurs. C’était une foule joyeuse, en costumes de fête, qui se pressait sous ces hangars et sur les ponts des bateaux.
Avant la joute proprement dite, passa une jonque dorée à l’aspect de dragon et où se trouvait un orchestre composé de jeunes filles costumées en « filles du roi des dragons ». Elles jouaient sur le serpent le san hsien et chantaient les chants d’amour du Jour de l’Été. Les notes claires des instruments et les douces voix de contralto s’harmonisaient d’une façon charmante, et cette musique venait à nous flottant sur les eaux.
Mais bientôt, le chef des joutes cria Hao ! Hao ! et le bateau orchestre disparut. Alors, au milieu des applaudissements de la foule, les bateaux devant prendre part au concours s’avancèrent en bon ordre et lentement, afin que chacun pût les admirer et choisir son favori. Familles, écoles, clubs, groupes ou individus, tout le monde pouvait parier sur tel ou tel.
Ces bateaux de course sont de quatre-vingt-dix pieds de long et ressemblent à des dragons. Les rameurs sont en nombre variable, au gré des participants, mais ils doivent être placés deux à deux. On construit ces bateaux aussi étroits et légers que possible. Les proues sont surélevées, en forme de tête de dragon pourvue d’une gueule menaçante ou riante et de longs crocs ; elles sont mobiles et peuvent être actionnées par une corde que tient le timonier. Les poupes sont aussi très hautes et ont l’aspect d’une queue de dragon qui se prolonge en nageoire pour former le gouvernail. Les parois sont recouvertes d’écailles peintes, dorées ou argentées.
Chaque bateau a un patron qui marque le mouvement des rameurs par un battement de tambour. Quelques-uns ont trente avirons, d’autres une centaine. Tous ceux qui les montent sont en habits éclatants, portent des cloches, des gongs, des cymbales dont ils font grand usage pour exciter l’ardeur des rameurs.
Ils passèrent d’abord lentement devant nous. Ce fut un spectacle inoubliable et d’une splendeur extraordinaire. Les bateaux qui avaient obtenu des prix aux joutes précédentes avaient au cou de leurs dragons des banderoles rouges où leurs victoires étaient inscrites en lettres d’or. Je pariai pour un esquif vert, monté par le magasin de soie « Arc-en-Ciel ». Ma petite fille marqua sa préférence pour le bateau bleu de la maison de Sui.
Des hommes aux vêtements ressemblants à de la peau de dragon passèrent en petites barques pour recueillir les montants des paris. Il se trouva que les Lin avaient si bien dispersé leurs mises que la famille, dans son ensemble, avait de l’argent sur tous les concurrents.
Dans leur jonque dorée, les « filles du roi des dragons » frappèrent de leurs cymbales ; les bateaux s’alignèrent de front ; une fusée éclata ; les esquifs s’élancèrent tous ensemble et disparurent bientôt dans un nuage de couleurs au loin sur les eaux.
Un dragon noir et un dragon rose se heurtèrent et se retirèrent de la course. Un autre, jaune, trop léger, chavira. Lorsque les compétiteurs repassèrent devant nous pour la troisième fois, cinq bateaux avaient gagné deux longueurs.
Les gens qui avaient misé sur eux galopaient le long des rives ou sautaient de barque en barque en encourageant les rameurs de leurs vociférations, mais les bateaux filaient comme des éclairs en laissant de longues traînées d’écume derrière eux.
Au quatrième tour, trois bateaux étaient de front bien en avant du reste des concurrents. L’excitation des spectateurs fut à son comble quand ils virent que l’un des trois était le dragon écarlate monté par la corporation des forgerons, qui avait été très en arrière au second tour. Des vivats s’élevèrent et le tambour du patron battit à l’unisson du cœur des assistants.
Au cinquième tour, le dragon noir des forgerons et le dragon vert sur lequel j’avais misé étaient en tête.
Nous étions bien placés pour voir l’arrivée. Un ruban était tendu entre notre jonque et celle d’un observateur en face de nous. Le premier bateau qui toucherait ce ruban serait proclamé vainqueur.
Les dragons reparurent. Maintenant, les gongs et les cymbales ne résonnaient plus. Les rameurs rassemblaient toutes leurs forces. Les patrons leur battaient la cadence de plus en plus vite. Un grand silence plein d’anxiété planait sur la foule attentive.
Les deux dragons qui étaient en tête arrivaient ensemble à même hauteur, sans qu’il fût possible de pressentir lequel des deux pourrait gagner. Alors, à peine à un mètre du ruban, un des rameurs du dragon rouge manqua la cadence, l’esquif pencha, embarqua un peu d’eau, se redressa, mais ce fut le dragon vert – mon favori – qui gagna de quelques pouces.
D’autres joutes devaient avoir lieu, mais l’heure où mon mari devait m’attendre à la maison approchait. Su-ling me ramena dans son canot à moteur.
La nuit venue, les bateaux qui avaient pris part aux courses remontèrent la rivière et passèrent en vue de ma véranda. On les avait enduits de substances phosphorescentes et ornés de nombreuses lanternes de couleurs en forme de fleurs de lotus. Les rames brillaient à chaque coup, des vagues de feu semblaient se soulever devant les proues, étinceler un instant, puis s’éteindre comme des flammes de bougies.
Parmi les autres, passa la jonque dorée d’où partaient les langoureux accents des « filles du roi des dragons ».
Le 25 août, s’engagèrent des combats entre « citoyens marchands » et « gouvernement ».
Les premiers, alarmés par l’activité des nombreuses associations que fondaient les jeunes intellectuels revenus de l’étranger et convaincus que le Kuomintang était devenu communiste, voulurent expurger les bureaux officiels et ouvrirent le feu contre les bâtiments du gouvernement.
Celui-ci ne se défendit pas directement. Il incita les jeunes intellectuels à fomenter – sous la direction des Russes – une grève générale.
Tout travail cessa à Canton. Les domestiques ne balayaient plus ; les bateaux restaient à l’ancre ; les employés de magasins ne vendaient plus rien ; les cuisiniers restaient immobiles devant leurs fourneaux ; plus de rickshaws ni de chaises dans les rues ; bref, toute activité était paralysée. Le gouvernement publia un bulletin faisant retomber toute la faute de cet état de choses sur la corporation des marchands et proclamant la loi martiale. La grève continua.
Les ouvriers se procurèrent des armes. La lutte fut particulièrement violente et longue, parce que le Kuomintang lui-même était divisé. Le groupe des « conservateurs » favorisait les marchands, leurs adversaires, qui s’intitulaient « nationalistes », distribuaient des fusils aux jeunes intellectuels, qui les remettaient aux ouvriers. Toutes les lettres et les télégrammes étaient soumis à la censure et rien de ce qui parlait des troubles ne pouvait passer. Il fut défendu aux agences de presse étrangère de publier autre chose que les communiqués du bureau gouvernemental de propagande ; or, ces bulletins gardaient avec sérénité le plus complet silence sur les batailles, qui se poursuivirent tout l’été et jusqu’en automne. Bien que le parti des marchands eût brisé toutes les fenêtres d’une façade du bureau, le bulletin de ce jour-là ne parla que des bienfaits d’un gouvernement paternel. Il fallut enfin que les conservateurs implorassent les nationalistes de faire cesser la grève. Ce triomphe fut célébré au champagne dans les salons de Su-ling.
Cinq des plus anciens membres du Kuomintang, voyant que les journaux de Canton étaient fermés à toute opinion contraire, annoncèrent dans les périodiques de Hong-Kong qu’à leur avis le Kuomintang avait été mal conseillé dans cette affaire, mais puisqu’on ne les avait pas écoutés, ils se désintéresseraient désormais des affaires publiques. Plusieurs autres membres influents les imitèrent et donnèrent leur démission. Sun Yat-sen rédigea alors un appel général invitant les citoyens à tout oublier dans l’intérêt de la nation.
Mais les membres démissionnaires du Kuomintang n’y rentrèrent pas. Un peu partout, dans les provinces, des aventuriers levaient des troupes, interprétant à leur fantaisie les idées républicaines, tandis que les Anciens des grandes familles refusaient obstinément de s’intéresser à ce qui se passait hors des murs de leurs maisons. En hiver, Sun Yat-sen se rendit dans le Nord pour accélérer l’organisation d’un parti national qui en finirait avec le système féodal et établirait un gouvernement central.
Sa femme, son fils et M. Borodin l’accompagnaient. Il fit des conférences, eut de nombreuses entrevues avec toutes sortes de personnalités, se dépensa tant et si bien que ses forces l’abandonnèrent et qu’il dut entrer à l’hôpital Rockefeller à Pékin. La garde anglaise qui le soigna me dit plus tard qu’il s’était montré le moins égoïste des malades. Malgré de cruelles souffrances, il ne songea jamais à lui-même. Il ne refusait de voir aucun visiteur et ne cessait d’encourager son fils, sa femme et tous ceux qui venaient le voir à se consacrer à l’établissement d’une vraie république. Il mourut le 12 mars.
Dès qu’on sut que Sun Yat-sen était mourant, on chercha à conjecturer qui serait son successeur à la tête du Kuomintang.
Le 15 mars, le jeune Chiang Kai-shek, ex-secrétaire de Sun Yat-sen, qui résidait à Canton auprès du quartier général du Kuomintang, prit une troupe d’aspirants officiers à l’académie militaire de Whampoo et fit rechercher tous les Russes qui se trouvaient dans la ville. Je descendais la rivière ce jour-là, en canot, lorsque, à la vue d’un bâtiment russe, à l’ancre depuis quelques jours dans ces parages, mon rameur s’arrêta.
Des mitrailleuses postées sur les deux rives étaient pointées contre ce vaisseau. Une femme qui passait en sampan nous dit que Chiang Kai-shek avait fait conduire tous les Russes à bord et avait conseillé au capitaine de repartir pour la Russie. Après quelques pourparlers, le vaisseau avait appareillé et quitté les eaux chinoises.
La longue attente m’avait altérée. Comme je me trouvais assez près de l’appartement de Su-ling, je décidai d’aller lui demander une tasse de thé avant de rentrer. Sur l’affiche officielle apposée aux murs, je lus que les conseillers russes étaient chassés : le décret était signé de Chiang Kai-shek. Su-ling n’était pas chez elle, mais sa femme de chambre servait du thé et les jeunes gens, au nombre d’une douzaine environ, qui dansaient là en l’attendant me dirent qu’à leur avis Chiang Kai-shek essayait « d’un chapeau beaucoup trop grand pour sa tête ». Durant les trois semaines qui suivirent, cent vingt-quatre notables, membres du Kuomintang, démissionnaires lors des troubles récents, assistèrent de nouveau aux séances.
Alors, M. Borodin revint tranquillement à bord d’un bateau japonais. Avant qu’on se fût bien rendu compte de sa présence, il prit la direction du comité central exécutif du Kuomintang, grâce au vote des jeunes intellectuels qu’il avait lui-même fait placer dans les positions voulues, et il fit expulser les cent vingt-quatre membres « antirusses ». Dès lors, il put facilement faire voter à la session suivante une résolution donnant aux jeunes nationalistes la direction de l’armée créée et instruite par des Russes.
Ceci accompli, Borodin fit la paix avec Chiang Kai-shek et eut l’astuce de le convaincre de la pureté de ses intentions. Le bâtiment russe reçut par télégraphie sans fil l’ordre de revenir. Chiang Kai-shek fut nommé généralissime de l’armée nationaliste, avec le Russe Bleucher pour conseil.
Le 23 mai, le comité central exécutif du Kuomintang proclama qu’il ne pouvait plus s’entendre avec le gouvernement de Pékin et que le seul gouvernement moderne avec lequel l’entente serait possible était celui des Soviets.
Le matin du 31 mai, Bald-Trois me lut à haute voix, pendant que je m’habillais, un article de la presse locale relatant que la police municipale de Shanghaï avait tiré sur la foule. Dans l’après-midi de ce même jour, j’eus une lettre de Shun-ko.
Elle m’écrivait que les fils de la Maison d’Exil qui étudiaient à Shanghaï avaient été rappelés par leurs parents, parce qu’il ne paraissait pas sage de les laisser plus longtemps dans cette ville.
Un nommé Li Lih-san, venant de Moscou, avait incité durant tout le printemps les étudiants à faire de l’agitation parmi les ouvriers, et les fils de la Maison d’Exil avaient pris part à la destruction d’un moulin de Nagai Wata Kaisha. L’oncle Shao-chun avait appris à Pékin que l’ambassadeur des Soviets cherchait à répandre des idées fausses destinées à mettre en conflit la Chine et l’Angleterre. La Maison d’Exil était heureuse de faire revenir ses fils avant qu’il ne leur fût rien arrivé de grave.
Le premier juin, j’allai au thé de Su-ling. M. Borodin s’y trouvait et il y fit un discours. Il dit : « Ce n’est pas nous qui avons la responsabilité des émeutes sanglantes de Shanghaï, mais elles nous servent. » Et il en présenta les détails de façon à exciter les sentiments antiétrangers des jeunes assistants. Il les pressa de concentrer le mouvement antioccidental contre la Grande-Bretagne, d’abord, qui « est la plus puissante de toutes les nations et dont l’affaiblissement emporterait tous les privilèges accordés aux étrangers en Chine. Nous devons faire converger toutes nos haines sur l’Angleterre. Li Lih-san a bien travaillé à Shanghaï en obéissant aux instructions de l’ambassadeur des Soviets. »
Lorsque les invités furent partis, Mai-da, Su-ling et moi demeurâmes à causer de ces questions. Su-ling m’embrassa tendrement et s’écria :
— Tu es délicieuse et charmante, mais tu as été folle d’épouser un Anglais. Bientôt, en bonne républicaine chinoise, je serai obligée de te détester violemment, bruyamment et de toutes mes forces.
Le matin du 6 juin, il faisait une chaleur torride. Nous revenions des piscines, ma petite fille et moi, lorsque nous aperçûmes des centaines de Chinois s’engageant sur le pont qui relie la ville à Shameen du côté de la concession britannique. Il y avait là seize vieilles femmes impotentes que leurs brus portaient sur leurs épaules, des dizaines de rhumatisants appuyés sur leurs fils ou petits-fils ; des dames élégantes, aux pieds mutilés, qui boitaient et s’accrochaient aux bras de leurs servantes ; des bébés attachés aux épaules de leurs frères ou sœurs de cinq à six ans au plus.
Les plus ingambes avaient pu se munir de quelques objets : poêles à charbon, casseroles, ustensiles de cuisine, vaisselle, aliments de toutes sortes, tabac, lanternes et idoles de dieux domestiques, arrachées à la hâte de leurs niches.
— Où vas-tu, vénérable grand-père ? demanda ma petite fille à l’un d’eux.
— Je fuis le dieu de la guerre, mon enfant, répliqua brièvement l’homme.
Shameen ne refoula pas les réfugiés, et, avec une simplicité enfantine, les Chinois se mirent sous la protection des drapeaux français et anglais. Durant plusieurs jours, ils envahirent l’île ; ils campèrent assez confortablement sous les arbres des quais et attendirent qu’on pût les transporter à Hong-Kong, où ils seraient plus en sécurité. Shameen était devenue aussi grouillante qu’un bazar oriental. Des lits furent dressés en plein air, des cuisines s’organisèrent. Des marchands de denrées arrivaient à quai, offrant des aliments à prix exorbitants. Acheteurs et vendeurs se disputaient âprement et à grands cris.
Mais comme, parmi ces réfugiés, il y avait de très pauvres diables, les distinctions sociales s’effacèrent ; ceux qui étaient bien pourvus partagèrent avec ceux qui n’avaient rien. Quant à nous, habitants de l’île, nous fîmes distribuer du riz et permîmes qu’on vînt puiser de l’eau chez nous. Mes domestiques donnèrent cinq mesures de charbon.
Mai-da et Su-ling vinrent passer l’après-midi du 7 chez moi. Je savais qu’elles avaient leurs malles prêtes et qu’elles devaient partir en bateau ce soir-là pour Shanghaï, d’où elles gagneraient la « Maison d’Exil ». Bald-Trois, qui avait le mal du pays depuis notre arrivée à Canton, devait les accompagner en qualité de femme de chambre de Mai-da, tandis que Canard Fidèle, malgré son horreur des voyages, la remplacerait auprès de moi.
Lorsque Bald vit arriver Su-ling et Mai-da, elle se hâta de s’habiller pour le départ ; mais elles venaient simplement me dire que leurs maris leur avaient demandé de remettre leur voyage. Les circonstances étant données, cela aurait trop eu l’air d’une fuite. Il fallait donner l’exemple de la tranquillité au peuple.
Elles me dirent que de graves troubles se préparaient et menaçaient de se multiplier un peu partout. Cependant, les Lin avaient décidé de rester à Canton, et ils s’étaient bornés à munir leurs portes de serrures de sûreté qu’on ne pouvait pas voir de l’extérieur. Après le départ de Mai-da, je trouvai deux serrures de sûreté qu’elle avait déposées dans ma corbeille à ouvrage.
Les Chinois réfugiés à Shameen campaient juste sous ma véranda, d’où je pouvais les voir assis en groupes, les jambes repliées sous eux, et les entendre parler de ce nouveau parti politique né des cendres du regretté Sun Yat-sen.
Ils annonçaient que de terribles émeutes allaient se produire ; ils racontaient les atrocités des armées mercenaires ; ils disaient que Sun Yat-sen avait versé des torrents de larmes en apprenant que ces hommes qu’il payait avaient mis la ville à feu et à sang. D’après eux, on avait exigé des impôts illégaux, on avait vidé de force les caisses des magasins et pillé de nuit les économies de plusieurs vieilles familles. Mais ils ajoutaient que tout cela valait mieux encore que les horreurs de la guerre civile.
« On nous parle de liberté ! s’écriaient-ils. Mais qu’en savons-nous ? Depuis 1911 – selon le calendrier républicain – nous n’entendons que des phrases dorées. Les changements ne sont pas bons. Il vaut toujours mieux vivre comme par le passé ! Alors, quand un désastre arrive, on sait ce que c’est. »
Dès qu’on le put, on transporta ces réfugiés à Hong-Kong, où ils attendirent les événements.
Par un brillant clair de lune, le dimanche soir, vers dix heures, les nationalistes ouvrirent le feu. Le lundi, on organisa la défense de l’île de Shameen, en vue d’éviter une nouvelle invasion de fuyards et par précaution contre toute attaque possible.
Mardi et mercredi, des projectiles sifflèrent à plusieurs reprises au-dessus de nous. L’un d’eux abîma même la cheminée d’une maison voisine.
Aucun parti n’était victorieux.
Le mercredi après-midi, trois Russes, femmes des conseillers soviétiques, vinrent s’installer à l’hôtel Victoria à Shameen.
Jusqu’alors, les bâtiments de guerre chinois avaient parcouru la rivière sans prendre part aux combats, mais le jeudi matin, le jardinier me dit que les nationalistes avaient acheté la marine, à un bon prix, payé en monnaie d’argent. En me promenant sur le quai avant le lunch, je vis un Russe en costume européen appeler un sampan devant la concession française et se faire conduire à bord d’un bateau de guerre chinois. Dès qu’il fut sur le pont, ce bateau remonta la rivière et ouvrit le feu contre les « conservateurs ».
Le vendredi 12 juin, je fus soudain réveillée de ma sieste d’après-midi par la vieille nurse, qui secouait violemment le pied de mon lit. Je me soulevai et la vis toute livide.
— Kaun Yin, s’écria-t-elle, ayez pitié de mes dix enfants de Pékin ! Les nationalistes sont maîtres de la cité de Rams. Et maintenant, nous savons que les Cantonais vont se soulever en masse et massacrer tous les Chinois des autres provinces qu’ils trouveront ici. La colère du peuple s’est élevée depuis plusieurs lunes contre les étrangers, et on ne fera pas de distinction entre les gens de l’Yunnan et ceux des autres provinces. C’est la mort. Ai-yah, ai-yah !
N’arrivant pas à arrêter ses gémissements, je me levai et m’habillai. En ouvrant la porte de ma garde-robe, je découvris le petit Chou Chun-hung, fils du cuisinier, blotti dans mes robes. D’autre part, Bald ne m’avait pas préparé mon bain. J’ouvris le haut panier de linge sale pour y jeter mes pyjamas et le trouvai plein jusqu’au bord. Étonnée de ce fait, j’y plongeai la main, qui rencontra la tête de Bald, enfouie là-dedans…
Dans tout le reste de la maison, les domestiques chinois étaient tous réfugiés dans des coins sombres. Le cuisinier avait collé du papier brun très épais sur les vitres de la porte et des fenêtres de la cuisine. Chang avait servi le thé dans la salle à manger, fermée et étouffante ; il refusa nettement de l’apporter, comme d’habitude, sur la véranda.
… « Les Cantonais n’aiment que les Cantonais ! » répétaient sans cesse tous les domestiques, et ils ne m’écoutèrent pas quand j’essayai de leur représenter que leur haine des Yunnans était peut-être assez naturelle depuis que ces mercenaires avaient désolé leur ville.
J’ouvris un volet et sortis sur la véranda. À quelques centaines de mètres, sur la rivière flottait un cadavre horriblement mutilé. Le brave vieux n° 1 des quatre porteurs ordinaires de mon mari me rejoignit et me supplia de rentrer. Je lui demandai pourquoi il était resté à la maison ; il me répondit que le « maître » avait refusé de prendre la chaise à deux heures et leur avait recommandé de demeurer là. Les trois autres s’étaient cachés à la cave, mais lui était inquiet de n’avoir pas encore vu revenir le maître.
Juste à ce moment, j’entendis mon mari rentrer et prier Chang, de sa voix la plus calme, d’expliquer aux autres domestiques qu’ils étaient en sûreté tant qu’ils ne quitteraient pas Shameen. Alors, je vis Lee, le jardinier, poser des verrous à la grille.
Mon mari ne me dit rien de ce qui se passait en ville pendant le thé, mais je vis bien que c’était un enfer qu’il avait dû traverser pour revenir de son bureau.
Depuis trois heures de cet après-midi-là jusqu’au lundi matin, les Cantonais massacrèrent, avec l’aveugle cruauté que manifestent les foules en ces occasions, tout ce qui n’était pas de leur province. Les gens du Yunnan, une fois vaincus par les nationalistes, rendirent leurs armes, enlevèrent leurs uniformes, pour se dérober aux colères populaires, mais cela ne les sauva pas. Seuls, ceux qui savaient le dialecte cantonais furent épargnés.
On entourait les victimes qui criaient pitié et on leur enfonçait dans la tête des clous fixés au bout de solides bâtons. On criait de joie à la vue des blessures. Les femmes et les enfants poussaient de joyeuses clameurs quand on arrosait un ennemi de pétrole et qu’on mettait le feu à ses vêtements. Les émeutiers s’étaient emparé de barques et poursuivaient la tuerie jusque sous nos fenêtres. Ils laissaient aller à l’eau des blessés qui tentaient de se jeter sur le rivage protecteur de Shameen et puis les reprenaient et leur maintenaient la tête sous l’eau.
Nous autres, Occidentaux, avions bien cherché à intercéder, et même à un certain moment, on apporta trois blessés yunnans sur l’île, mais les consuls, sachant quels dangers nous courrions si nous nous mêlions aux affaires indigènes, défendirent toute intervention, même charitable. Nous avions tous les nerfs tendus à l’extrême. Ne pouvant rien faire de bon, nous ne cherchâmes qu’à oublier, et nous eûmes recours aux danses, au bridge et au poker. Fuyant la solitude, on se réunissait au bar du club et l’on riait autour des cocktails.
Chang, notre fidèle intendant, qui avait servi loyalement mon mari depuis 1904, et lui avait sauvé deux fois la vie, devint subitement fou et tenta de nous assassiner tous trois. L’écume aux lèvres, il se jeta sur ma petite fille avec une paire de longs ciseaux, puis, se tournant contre moi, m’atteignit à la joue, qui fut profondément coupée. Il lutta désespérément, frappant à tort et à travers, avant que mon mari ait eu le temps de le maîtriser. On l’envoya à l’hôpital spécial de Hong-Kong. Il délirait et ne se rétablit qu’au bout de plusieurs semaines.
Le lundi matin 15 juin, une proclamation officielle fut lancée. Elle annonçait qu’un nouveau gouvernement s’était constitué et que la paix et l’ordre allaient désormais régner pour le plus grand bien du peuple.
Les massacres s’arrêtèrent. Les rassemblements se dispersèrent, et la ville aux rues mornes et vides attendit les actes du nouveau gouvernement.
Le nouveau gouvernement comprenait de très importantes personnalités : Hu Han-min, qui avait étudié au Japon, et qui fut plus tard remplacé par Eugène Chen, était ministre des affaires étrangères. Aux Finances, il y avait Liaio Chunk-kai, né à San-Francisco, et bien connu comme chef du parti travailliste de Canton, puis Soong Tze-ven, élevé aux États-Unis, et beau-frère de Sun Yat-sen. Le jeune et capable Chiang Kai-Skek fut bientôt mis à la tête de l’armée. Hsu Him, professeur au collège chrétien de Canton, présida la cour suprême. Enfin, Sun Fo, fils de Sun Yat-sen, et qui avait étudié en Amérique, fut placé à la tête du ministère de reconstruction.
La ville était tranquille. Le 17 juin était l’anniversaire de la femme de l’Ancien des Lin de Canton. Je lui portai un cadeau et restai à dîner à l’heure du Serpent. Mai-da et Su-ling se trouvaient également là. Lorsque je me levai pour partir, la Doyenne me dit qu’elle voulait me montrer une couverture qu’elle venait de recevoir de la Maison d’Exil. Elle me conduisit à sa chambre. Elle me fit admirer la couverture, puis elle me prit les deux mains et me dit d’une voix basse et émue :
— Ne me faites pas de questions, mais écoutez les conseils d’une vieille femme qui vous aime : prenez votre petite fille et retournez bien vite aux États-Unis.
… Je pensais que son âge la rendait craintive, mais je l’embrassai affectueusement et lui expliquai que mon départ serait aussi mal interprété que celui de Mai-da ou de Su-ling, qu’il ne fallait pas laisser croire à une fuite…
Mai-da m’attendait à la porte.
— Je vais t’aider à faire tes malles, me dit-elle.
Je la regardai fixement :
— Mais tu sais bien que je ne pars pas, répondis-je.
— Il faut se méfier des Russes, reprit-elle. Après avoir été repoussé par les autres pays occidentaux sur lesquels il comptait pour l’aider à établir la république, notre parti a commis la grande erreur d’accepter la main tendue des Soviets…
Quelquefois je parle trop vite. Je dis :
— Vous autres, Chinois, ne savez pas ce que vous voulez. Je connais l’envoyé russe, monsieur Borodin ; j’ai souvent causé avec lui, et je crois que si l’idéal qu’il préconise était réalisé partout, le monde serait moins malade.
Mai-da fit la moue.
— Mon mari et ses amis, reprit-elle, sont comme toi. On les trompe. L’éducation occidentale vous rend aveugles. Mais nous, élevés dans nos vieilles familles, enfermés dans nos quatre murs, sans vues sur le monde extérieur, nous avons tout de même une connaissance plus aiguë des choses. Or, maintenant, nous reconnaissons que nous sommes au bord d’un précipice.
Nous nous quittâmes à l’angle de la route des Sept Printemps et de la rue des Mille Bénédictions.
Tout était tranquille en ville. Le matin du 18, je rôdai deux ou trois heures par les rues, selon mon habitude quand je n’ai rien de spécial à faire. Je m’arrêtai pour écouter un exalté jeune homme d’une quinzaine d’années, en costume européen, qui, debout sur un baquet renversé, faisait un discours. En résumé, il adjurait passionnément tous les « citoyens » de s’unir contre l’impérialiste « diable étranger ».
Le dimanche suivant, à 6 heures du matin, un petit gamin cantonais entra dans la cour de la cuisine ; il était porteur d’un papier rouge ordonnant à tous nos domestiques de quitter leur service et de quitter l’île à 9 heures. Il était ajouté que cette cessation du travail était ordonnée par le ministère du travail, parce que, après avoir puni les gens du Yunnan et les Chinois des autres provinces, il fallait mater les Anglais, les Français, les Américains et les autres étrangers en leur enlevant leur personnel. Ce fut le cuisinier Chou qui, en l’absence de Chang, reçut cet ordre. Craignant la félonie des Cantonais, il vint me le remettre.
Ce matin-là, les domestiques indigènes cessèrent en effet leur service. En longues colonnes, ils sortirent de Shameen par le pont français et s’engouffrèrent dans la ville. La plupart étaient terrorisés, mais n’osaient pas désobéir aux meneurs. Mes domestiques étaient tous de Pékin : ils ne se fiaient pas aux Cantonais ; aussi se cachèrent-ils dans un recoin sombre et refusèrent d’en sortir, même pour prendre de la nourriture. Je leur portai du riz et du thé deux fois par jour.
Après quarante-huit heures de ce régime, le cuisinier, se rendant compte que je préparais à manger pour douze personnes par 90° à l’ombre, s’offrit à faire la cuisine comme d’habitude, si je voulais bien placer le fourneau et les ustensiles au fond d’un corridor intérieur. Ce jour-là, nous eûmes un délicieux repas. Vieille Nurse, la femme du cuisinier, insista pour changer les assiettes, afin de prouver un dévouement égal à celui de son mari. Bald sortit aussi de sa cachette et ils refusèrent de me laisser laver la vaisselle.
Au lunch, on rit beaucoup d’un cortège chinois anti-étranger, qui devait défiler dans Shaki Road vers deux heures. Le fiancé de ma sœur lunchait avec nous. Il faisait partie du corps de volontaires de service cet après-midi-là. Il se rendit à son poste sur Back Creek avec son fusil non chargé, selon les ordres reçus. Quant à moi, je m’installai tranquillement à lire un roman qui m’était arrivé la veille des États-Unis.
J’avais complètement oublié la Chine et sa guerre civile lorsque, soudain, quelqu’un me saisit le bras. C’était un marin anglais qui m’apportait l’ordre de rassembler ma maisonnée et de me joindre aux femmes et aux enfants qui allaient être transportés à bord du vaisseau de guerre américain Ashville. Alors, j’entendis les coups de fusil et les mitrailleuses. Mes domestiques se précipitèrent dans ma chambre. « Les Cantonais sont sur Shameen ! » gémissaient-ils.
Ma petite fille se réveilla et repoussa Vieille Nurse sur le lit, en lui criant de se taire. Ma sœur, qui faisait également sa sieste, se leva et gifla le gros Chung-kung, qui fut si étonné que son gémissement s’arrêta court dans sa gorge. Je pris ma fillette sur le bras, mis le sac de voyage tout prêt dans la main gauche de Nurse, lui saisis la main droite et nous courûmes à l’embarcation qui nous attendait sur les bords du canal, devant notre porte. Ma sœur suivait avec Chun-hunk et Bald.
La chaloupe était déjà pleine d’habitants de Shameen. Une femme, une Indienne, avait été atteinte d’une balle et saignait si abondamment que sa robe était toute rouge jusqu’à la ceinture. Tandis que des projectiles venaient constamment ricocher sur l’eau, notre esquif redoubla de vitesse pour atteindre l’Ashville. Ce fut seulement une fois à bord que ma voisine, Ruth Bender, et ma sœur attirèrent mon attention sur la présence du cuisinier Chou, qui s’était constamment dissimulé derrière moi et se trouvait ainsi sain et sauf parmi les femmes et les enfants.
Il fallut attendre pour savoir ce qui s’était réellement passé. À l’ancre à côté de nous se trouvaient deux navires de guerre japonais prêts à agir. Un peu plus loin fumaient les cheminées des navires français, italiens et anglais. Les marins anglais de l’Ashville étaient impatients de descendre sur Shameen pour secourir les civils, mais, malgré les projectiles qui continuaient à s’abattre sur l’île, ni le capitaine du bateau, ni les consuls, restés à terre, ne donnaient aux marins l’ordre de débarquer.
Enfin, un officier de marine vint rapporter ce qui s’était passé. Le cortège chinois s’était d’abord très paisiblement comporté. Il était précédé des enfants des écoles et des délégués des différentes corporations, porteurs de bannières proclamant l’union de tous les Chinois contre les étrangers. Venaient ensuite des soldats, qui présentèrent les armes tout à fait pacifiquement. Alors, de la foule qui les suivait, partirent inopinément des coups de feu, dirigés sur Shameen… et les troubles s’ensuivirent.
Trois balles étaient venues s’aplatir sur le mur de l’hôtel Victoria, autour d’un fauteuil où se trouvait une Américaine, mais elle-même n’avait pas été touchée. Par contre, M. Edwardes, qui avait lunché avec nous, commissionnaire aux douanes, avait été atteint à la jambe ; un Français, âgé, que tout le monde aimait beaucoup, avait été tué net près de l’église catholique. Le fait que les coups de feu partaient de la foule mélangée venant en arrière de la procession faisait penser que les assaillants n’étaient pas organisés pour procéder à une attaque en règle, et le doyen des consuls, sir James Jamieson, né en Chine et qui y avait habité toute sa vie, sauf le temps de ses études, croyait que les Chinois, même embrigadés par les Russes, hésitaient à attaquer l’île.
Un peu plus tard, on vint dire que tout était fini. Le cortège s’était dispersé. Aucun secours des navires de guerre n’était nécessaire.
Vers sept heures, nous reçûmes l’ordre de retourner à terre, d’y prendre quelques légers bagages et de remonter dans des bateaux qui nous transporteraient à Hong-Kong. On ne nous demanda pas notre avis, on nous dit simplement que nous serions escortés par des bâtiments de guerre.
L’île était plongée dans l’obscurité. J’arrivai chez moi à tâtons et allumai des bougies. Je me hâtai d’empaqueter quelques provisions, des allumettes, du linge. Pendant ce temps mon mari survint. Il me confirma que femmes et enfants devaient évacuer Shameen et aller à Hong-Kong ; il me pressa de retourner de là aux États-Unis.
Hong-Kong était encombré de réfugiés européens venant de toutes les provinces méridionales de la Chine. Les femmes qui avaient été à Swatow contaient les horreurs de la famine qu’elles avaient endurées. Celles qui venaient des villes de l’intérieur parlaient des atrocités commises par les populaces… Dans tous les cas, des feuilles rouges avaient été largement distribuées pour inciter la foule contre les Occidentaux, les « diables impérialistes », comme ils les appellent.
Notre amie Mme Hayley Bell nous a reçues chez elle. Ma fillette était très contente avec ses deux enfants et leur nurse anglaise. Ma sœur avait offert ses services à l’institut national de Hong-Kong et y était occupée tout le jour, car les gardes chinoises avaient dû quitter leur service au moment même où les troubles de Canton avaient commencé. Pour moi, je restai oisive, allant de l’un à l’autre, écoutant les conversations des gens bien informés. C’était bien la Russie soviétique qui paraissait responsable de l’état de choses. Le gouvernement ne faisait rien.
On commençait à dire parmi les réfugiés qu’on nous avait oubliés. Incommodés par la grève des domestiques, le boycottage des transports maritimes, la crainte des pertes financières, l’encombrement de la ville, ils avaient peine à comprendre qu’une action locale n’aurait pas d’autres effets que de déclencher des troubles plus graves.
Les communications télégraphiques avec Canton étaient coupées, les correspondances interceptées. De temps à autre, un navire remontait la rivière, portant aux Européens restés à Shameen des provisions alimentaires. Je savais que mon mari, resté en pleine ville de Canton, y avait loyalement continué son service pour le compte du gouvernement de Pékin, qui seul était reconnu par les autres nations. Absolument neutre dans les querelles qui déchiraient les provinces, il fit respecter les droits internationaux, jusqu’à ce qu’il reçût une dépêche officielle l’avisant que le gouvernement de Pékin n’existait plus du tout.
Pour moi, je n’aurais pu partir sans remords pour les États-Unis, et j’étais trop inquiète pour demeurer sans rien faire à Hong-Kong. Je me promenais sur les quais un après-midi, observant les préparatifs de départ d’un bateau chinois. Je demandai à une femme qui venait de monter à bord où elle allait. Elle me répondit : « À Canton. »
Je ne suis pas peureuse. Durant mon long séjour en Chine, j’ai été témoin de bien des atrocités, mais, personnellement, j’ai toujours été bien traitée. Je tendis ma bourse à la passagère.
Une jeune fille à ses côtés m’aida à sauter à bord, car le pont volant avait déjà été retiré. Le vaisseau était plein de Cantonais, hommes, femmes et enfants ; j’en reconnus plusieurs qui étaient comme moi des réfugiés. Ainsi, sans l’avoir prémédité, je me trouvai parmi eux.
— Tu retournes chez toi, Très Honorée ? demandai-je à la vieille à qui j’avais tendu ma bourse, et qui me faisait place à côté d’elle.
— Oui, dit-elle ; toi aussi ?
— En effet, répondis-je.
L’après-midi se passa en longues conversations entre femmes, à propos de nos âges, du nombre de nos enfants, etc. Elles m’offrirent des graines de melon salées, du chocolat, des fruits. Elles fumaient leurs pipes et rirent beaucoup de mes maladroits efforts pour en garder une allumée.
En passant en vue des forts du Tigre, nous discutâmes la signification des nouveaux travaux, entassements de terre, abris de bambous, que l’on apercevait sur les collines. Elles me dirent que dans le temps de la « vieille Chine », ces forts n’avaient pas de canons : il n’y avait que des peintures d’animaux féroces sur les fenêtres. Cela suffisait à rappeler la force de la loi et avait plus d’effet que les méthodes modernes.
Tout autour de nous, les hommes discutaient des derniers événements politiques, des difficultés que créerait l’interdiction d’importation des produits occidentaux et aussi de la nécessité d’apprendre aux étrangers quelques bonnes vérités sur la suprématie des Célestes.
La nuit vint. Le bateau se mit à l’ancre. Le dernier souffle de brise cessa. Des milliers de moustiques vinrent nous tourmenter… Par cette chaleur, au milieu de ces corps mal lavés, la pestilence des eaux saumâtres et les cris incessants des cochons assoiffés enfermés à fond de cale, me donnaient la nausée… Et, tout en essayant de dormir, ces voix rauques d’agitateurs populaires débitant leurs harangues sur la lâcheté des Chinois devant les Occidentaux… Qu’aurais-je donné pour un verre d’eau fraîche !
À l’aube, j’aperçus dans les marécages de la rive des boutons de lotus en train de s’ouvrir à la première lumière du matin. Quel contraste entre leur pure et délicate beauté et la pourriture humide et nauséabonde d’où ils sortaient !
Lorsque nous fûmes en vue de Canton, deux chaloupes battant pavillon rouge vinrent nous escorter jusqu’au débarcadère des douanes. Des employés portant les insignes des grévistes et de l’Union des marins montèrent à bord. Ils souhaitèrent la bienvenue aux réfugiés, les assurant que toutes les anciennes difficultés étaient dues aux Occidentaux, que le parti nationaliste avait brisé toute influence étrangère, que tous les missionnaires chrétiens allaient être expulsés et que, désormais, l’instruction des enfants serait sous le contrôle du gouvernement. L’un d’eux me demanda en anglais si j’étais une missionnaire. Je répondis non. Il se déclara satisfait et ajouta que le nouveau régime ne tolérerait plus l’enseignement chrétien.
Un autre me demanda quelle était ma profession. Je me déclarai ménagère. Mais on commençait à m’entourer. Quelqu’un suggéra que je pouvais bien être une espionne. Ils secouaient la tête et étaient tous d’avis qu’il y avait quelque chose d’étrange à voir une Occidentale parler aussi bien le mandarin que le dialecte cantonais. Mais la femme à qui j’avais offert ma bourse déclara que j’étais inoffensive, quoique un peu faible de la tête. Je m’assis sur une caisse et, d’un air indifférent, je considérai le débarquement, afin de détourner l’attention de ma personne. Les plus riches des passagers, se méfiant des invitations officielles à débarquer gratuitement, répondirent poliment mais évasivement aux fonctionnaires, et louèrent des sampans.
Finalement, les chaloupes gouvernementales s’éloignèrent avec les plus sordides de mes compagnes de voyage. Après quoi, deux canots montés par des femmes vinrent chercher l’occasion de mener à terre les derniers passagers. Celle qui criait la dernière « Vous m’ôtez le pain de la bouche », réussit à emmener quelques personnes. Je me penchai au-dessus du bastingage et offris une bonne somme à sa concurrente pour me débarquer.
— Je n’ai pas le temps, répondit-elle en ramant tranquillement autour de notre bateau.
Le drapeau rouge avec le soleil levant, emblème du gouvernement nationaliste, que les fonctionnaires avaient mis au mât de notre bateau, pendait tristement dans l’air immobile. Mes compagnes de voyage s’étaient éclipsées sans me dire adieu.
Partout, aux toits des maisons, aux mâts des navires, et même à chaque jonque, ces mêmes oriflammes rouges. La femme qui avait refusé de me transporter dans son canot dormait ; je remarquai qu’elle avait un ruban rouge dans les cheveux, comme d’ailleurs toutes les autres femmes qui passaient par là en diverses embarcations. Le « coolie » de garde sur le bateau et les enfants qui traversaient l’eau en barques me regardaient à la dérobée, mais gardaient un masque d’indifférence bien jouée, dans l’attente de l’événement probable qui ne manquerait pas de surgir à propos de cette étrangère toute seule sur un bateau arrivant de Hong-Kong…
Les Chinois sont les plus patientes des créatures humaines, et ceux-ci attendaient calmement le dénouement. Mais le fait d’avoir longtemps vécu parmi eux m’a aussi appris la patience. Je m’étendis sur le pont et fermai les yeux comme pour dormir.
Au bout d’une longue heure d’anxieuse attente, j’aperçus une bonne chaloupe du gouvernement, portant l’inévitable drapeau rouge, et la hélai audacieusement, espérant qu’à cette heure matinale, il n’y aurait pas de haut fonctionnaire à bord et que les matelots, encore habitués à obéir aux ordres, feraient ce que je leur dirais sans demander d’explication.
C’est ce qui arriva. La chaloupe vira et je grondai vertement le timonier pour sa lenteur. Il murmura poliment quelques excuses et je montai à son bord. La chaloupe me conduisit en quelques instants sur le quai de la concession britannique.
La sentinelle anglaise, un jeune volontaire civil, considéra avec effarement cette femme venant d’une embarcation « ennemie ». Puis il reprit assez de sang-froid pour me confirmer que les femmes n’étaient pas autorisées à revenir à Shameen. Mais nous nous connaissions ; il avait dîné chez moi à plusieurs reprises, et il ne pouvait décemment pas me jeter à l’eau. Je lui suggérai l’idée de faire les cent pas à l’autre bout du quai et de ne pas me voir aborder. C’est ce qu’il fit.
Toutes les fleurs et les plantes d’ornement qui avaient fait de l’île un vrai jardin étaient mortes de sécheresse.
En une semaine, le gazon était devenu une litière brune. Seul, le banian, arbre des tropiques, était resté vert. Des tranchées hâtivement creusées, des fils de fer barbelés, des monceaux de sacs de sable ajoutaient à la désolation générale. Des troupes du Pundjab avaient été cantonnées près de notre maison. Elles avaient monté des tentes et fait paître des chèvres sur les pelouses. Des cuisiniers en turbans faisaient cuire des aliments sur des feux de charbon allumés en plein air. Quelques hommes portant chemises kaki par-dessus leurs pantalons jouaient aux cartes sous les arbres du jardin. Deux autres, très barbus, fumaient un narguilé. D’autres encore se baignaient dans le canal devant la maison et frottaient leurs corps cuivrés d’une substance qui les faisait briller au soleil, avant de se jeter l’un après l’autre dans l’eau.
Les fleurs de mon jardin n’avaient plus que des tiges desséchées. Dans la salle à manger poussiéreuse et tout en désordre, mon mari m’expliqua quelle grave faute j’avais commise en revenant chez moi quand j’avais été mise à l’abri par ordre des consuls anglais et américain. Mais un malade très sérieusement atteint était hospitalisé dans la maison. Je m’occupai aussitôt de lui et me mis à des tâches où les femmes réussissent mieux que les hommes. Je ne me montrai pas. Ainsi, on me laissa tranquille. Malgré la chaleur intense – durant trois mois le thermomètre resta aux environs de 32° centigr. – les Occidentaux, enfermés sur cette île étroite, avaient conservé un excellent moral. Les chefs des grandes maisons de commerce, qui étaient près de faire banqueroute, par suite de la cessation des affaires, sifflaient gaiement en rapportant chez eux les rations de vivres qu’ils allaient toucher au poste, et riaient en préparant eux-mêmes leurs repas dans la cuisine étouffante. Ils gardaient leurs habitudes, leur linge propre, leurs faces bien rasées. Ils se faisaient orgueil d’inventer des façons nouvelles d’accommoder les denrées que l’on pouvait se procurer et acceptaient sans murmurer les tâches que leur assignait le comité international.
Il nous arriva de manquer de pain et de farine pendant huit jours. Les fruits, volailles et légumes verts étaient un luxe rare, car tout venait de Hong-Kong, où l’abondance ne régnait pas non plus, à cause du boycottage contre les étrangers. Nous voyions passer devant nous, sur la rivière, des bateaux chargés des riches produits de la province de Kuangtung : poulets et canards gras ; de hautes pyramides d’oranges, de melons ; des paniers de papagos, d’épinards, de laitues, de pommes de terre nouvelles, de blancs choux-fleurs – bref, tous ces aliments que désire ardemment l’estomac brûlé par les conserves et les salaisons.
Un soir, à la tombée de la nuit, j’étais assise toute seule au bord de l’eau. Une barque chargée de papayes dorées et conduite par un vieillard à la physionomie très douce, vint à passer tout près de moi. Dans un souffle, je l’appelai. Il se rapprocha. Furtivement, je lui passai une pièce d’argent, et quand il se fut éloigné, j’avais deux beaux fruits mûrs, que je dissimulai de mon mieux.
Plusieurs mois après, j’appris que ce pauvre vieux avait payé de sa vie cette infraction au boycottage. Il fut condamné à être exposé au soleil étroitement ligoté de fil de fer très mince et à mourir ainsi lentement. Une femme, dissimulée dans un sampan, nous avait vus et l’avait dénoncé.
Des jours longs et monotones suivirent. Les dirigeants nationalistes, encore peu sûrs de se maintenir, refusaient de traiter avec les puissances occidentales. Des oppositions locales retenaient toute leur attention, et ils sentaient bien que le seul moyen d’occuper la populace était d’entretenir sa haine de l’étranger.
Le 27 juillet, les nationalistes proposèrent et firent voter une résolution excluant tous les membres chrétiens du Kuomintang. Le 28, fut votée leur expulsion du territoire. Le 29, Michel Borodin fut proclamé ouvertement premier conseiller du gouvernement et M. Norman, Américain et ancien conseiller de Sun Yat-sen, s’embarqua pour l’Amérique. Le matin du 1er août, cinq cent mille dollars arrivèrent de Russie à Whumpao pour aider au parti nationaliste. Le lendemain, des bateaux chargés de pétrole, dont on avait grand besoin, arrivèrent de la mer Noire. Le 4 août, parut une ordonnance annonçant que seuls les billets émis par la banque centrale, nouvellement fondée, auraient cours. Les postes, douanes, chemins de fer reçurent l’ordre de n’accepter que ces billets. Cette ordonnance, n’émanant pas de Pékin, n’avait aucune valeur légale, mais telle était déjà la force du parti nationaliste qu’on s’y soumit. La banque acceptait journellement les billets reçus par les douanes et les postes et les payait en monnaie d’argent. Par ce procédé, le gouvernement voulait que le peuple prît confiance en sa banque centrale.
Des taxes nouvelles vinrent s’ajouter aux tarifs ordinaires des douanes. Aucune cargaison ne pouvait être embarquée ou débarquée sans l’acquittement de ces taxes. Contrairement à la règle d’après laquelle toutes les sommes provenant des douanes devaient être envoyées à Pékin, le parti local déclara qu’il avait le droit de les garder. C’est de là qu’est né le long conflit entre les autorités des douanes et le parti nationaliste.
De nombreux Chinois conservateurs commencèrent à faire parvenir à Shameen des lettres, non signées, où ils témoignaient d’une grande appréhension et imploraient les puissances étrangères d’employer leurs « magnifiques » navires de guerre pour abattre le « sanguinaire » parti nationaliste.
D’autres lettres aussi nous parvinrent de la part de domestiques qui avaient dû obéir à l’ordre de grève du 21 juin. Ils se plaignaient amèrement d’être contraints de construire des routes sous les ordres des Russes, de ne recevoir aucune paye et d’être nourris d’un petit bol de riz par jour. Ils suppliaient leurs « maîtres » de trouver un moyen de les faire revenir à Shameen.
Le 18 août, par une température de 37°, les ouvriers qui assurent le service des eaux dans toute la ville cessèrent le travail pour protester contre un ordre du gouvernement nationaliste. À Shameen, nous avions une installation spéciale, mais dans tout Canton les Chinois durent recourir à l’eau de la rivière, où aboutissent les égouts. Une épidémie de typhoïde éclata. Les Chinois mouraient par centaines.
Le 19 août, nous eûmes le grand plaisir de voir aborder le navire anglais Petersfield, qui avait à bord le prince Georges, quatrième fils du roi d’Angleterre. Il vint à terre en pantalon gris, veston bleu, se montra charmant, bon enfant et s’intéressa beaucoup à la vie que nous menions à Shameen.
Le 21 août, Liao-Chung-Kai, l’homme « énergique » du gouvernement nationaliste, fut assassiné à sa sortie d’une réunion publique. Les nouvelles se répandent extrêmement vite en Chine. Il se produisit immédiatement un changement d’attitude chez les Chinois des bateaux qui environnaient Shameen. Ils se rapprochèrent et, pour la première fois, lièrent conversation avec moi tandis que j’arrosais mes fleurs. Ils me complimentèrent à propos de ma blouse blanche, me demandant si je l’avais lavée moi-même. Ils m’expliquèrent longuement – comme si je ne savais rien du calendrier agricole – que deux jours plus tard, ce serait « Chu-Shu », c’est-à-dire la fin des grandes chaleurs.
Ces conversations se renouvelèrent, et le jour même de « Chu-Shu », je m’aventurai à dire à ces braves gens que j’aurais le plus vif plaisir à être transportée dans l’un de leurs canots jusqu’au quai du « Nid du Héron Blanc », afin de changer un peu d’air et d’aller prendre le thé en ville avec des amies. Alors, plusieurs femmes échangèrent d’un sampan à l’autre des regards interrogateurs, mais elles finirent par secouer la tête… Cependant, une heure après, des rames battaient l’eau sous ma véranda et l’une des femmes m’appelait. Elle me dit qu’elle avait l’occasion de traverser la rivière, et comme je ne pesais guère, je pourrais très bien me cacher au fond de son canot.
C’est ainsi que j’allai chez Su-ling. Elle m’offrit du thé, et j’appris qu’un groupe du parti nationaliste, Chiang-Kai-shek y compris, commençait à craindre que les conseillers soviétiques ne fussent pas de sincères amis de la Chine. Ils soupçonnaient que les Russes désiraient uniquement se servir des Chinois comme d’un instrument pour arriver à la révolution mondiale. On savait d’autre part que les femmes des conseillers russes avaient leurs malles prêtes au cas où il faudrait fuir et qu’elles restaient cachées.
Su-ling m’apprit que C. C. Wu et le mari de Mai-da avaient fait tous leurs efforts pour dissuader les nationalistes de tirer sur la concession de Shameen le jour de la procession de Shaki. Le lendemain, le mari de Mai-da lui avait dit de se préparer à rentrer chez elle, en donnant le prétexte, usuel en Chine, que la santé de sa mère réclamait ses soins. Ainsi, voyant que les Russes les empêchaient d’agir utilement pour leur parti, ils avaient quitté la ville.
Huit jours après ma visite à Su-ling, je reçus un chèque de l’Atlantic Monthly[6]. Il représentait juste le prix que Fong, le boutiquier d’art, m’avait demandé pour une vieille peinture chinoise que je convoitais depuis longtemps. Le succès de ma précédente sortie me donnant de l’assurance, j’allai toucher mon chèque à la « National City Bank » et me rendis à la rue des Mille Bénédictions, dans le sampan d’une brave Chinoise.
Canton présentait à peu près le même aspect qu’avant les troubles, sauf que les rues étaient plus propres, les policiers habillés de neuf et armés de nouveaux revolvers, les quais tout garnis d’agents des douanes en costumes bleus avec galons rouges.
En apparence, personne ne fit attention à moi. Dans la rue du Lis d’Eau, je rencontrai une Allemande de ma connaissance, accompagnée de son mari. Ils me dirent qu’ils étaient demeurés sans être inquiétés durant tous les troubles au cœur de la ville, mais que tous les Allemands avaient dû porter des insignes indiquant au populaire qu’ils appartenaient à une nation étrangère dont les privilèges avaient été abolis en Chine.
Ils ajoutèrent que de nombreux Chinois, jeunes hommes ou jeunes femmes, élevés à l’étranger, étaient revenus à Canton et tenaient, gratuitement pour la plupart, toutes sortes d’emplois officiels.
Après avoir quitté ces Allemands, je me trouvai au milieu d’une foule entourant une jeune Chinoise qui faisait un discours en pleine rue. Elle parlait en langue mandarine de la beauté et des richesses naturelles du pays. Un long murmure parcourut la foule. Un auditeur s’avança et lui expliqua qu’elle était en présence de gens du peuple qui ne comprenaient que leur dialecte provincial. Elle répondit qu’elle-même ne savait pas le cantonais. Il s’offrit comme interprète. Elle accepta et reprit son discours.
Elle appelait le peuple à se rallier autour du programme nationaliste, à rejeter les entraves que leur avaient imposées les gouverneurs militaires et leurs alliés occidentaux. Elle assurait son auditoire de la pureté d’intention des nationalistes. La foule commençait à se disperser lorsque l’interprète cessa de traduire fidèlement et raviva l’intérêt de la populace en disant qu’il fallait d’abord châtier Wong, le marchand de cigarettes du coin de la rue qui vendait des cigarettes anglaises. Cela réussit. On se rua vers son échoppe, on piétina ses marchandises, on le roua de coups. La police, indifférente, laissa faire. Pour moi, je me réfugiai vivement dans la boutique de Fong.
Lorsque j’étais allée habiter Nankin, j’avais une lettre d’introduction de Fong, marchand d’antiquités de Pékin, à son parent de Nankin, et lorsque mon mari avait été transféré à Canton, j’avais une semblable lettre pour la maison Fong de cette ville.
Le Fong de Canton avait été très gentil, à tel point même que je le considérais comme un ami. Il m’avait invitée à célébrer le Nouvel-An chez lui et sa femme avait offert à ma fillette une paire de chaussures brodées pour son anniversaire. Fong m’avait toujours servi personnellement quand j’allais faire des emplettes à son magasin, mais cette fois ce fut un employé qui me répondit. J’aperçus Fong qui prenait le thé dans son arrière-boutique. Je priai l’employé de lui dire mon nom. Fong tourna la tête et me vit très bien, mais l’employé revint en me disant que son patron n’avait rien à me vendre. Or, en face de moi était suspendue la peinture que je m’étais fait réserver. Je connaissais assez les mœurs chinoises pour ressentir cet affront comme une vraie gifle. Je sortis, les larmes aux yeux. Arrivée au pont des Fleurs flottantes, j’aperçus la jeune poétesse chinoise dont le nom signifie « Petit Jade Blanc » et me hâtai d’aller lui dire le plaisir que j’avais éprouvé à lire ses derniers vers dans la revue Hsiao-Bo. Elle m’accueillit d’un air glacial et se hâta de me quitter.
Sur le quai, les agents fouillèrent consciencieusement mes poches et mon sac avant de me laisser repartir. Ils comptèrent mon argent et me le rendirent. Ils tournèrent et retournèrent dans tous les sens un morceau de papier trouvé dans ma poche. L’un d’eux mit des lunettes et essaya de le déchiffrer. Finalement, il déclara qu’il le retenait. C’était la liste de mes menus pour la semaine.
Jusqu’en novembre, je ne retournai pas en ville. Quelqu’un avait rapporté à mon mari le récit de mes deux escapades et il me défendit de courir à nouveau pareille aventure, sous peine d’un départ immédiat pour Philadelphie. Ainsi, quoique mon mari continuât d’aller à Canton chaque jour, je demeurai derrière les fils barbelés qui protégeaient Shameen. Il ne me fut permis qu’un court voyage en chaloupe à Hong-Kong.
Le boycottage – principalement dirigé contre les Anglais – continuait. Mais les Chinois se passaient difficilement des produits étrangers auxquels des siècles de liberté commerciale les avaient accoutumés. Le parti nationaliste se vit dans l’impossibilité d’interdire l’usage de ces produits ; et, finalement, les navires qui avaient payé les taxes et qui n’avaient touché à aucun port anglais purent débarquer leurs cargaisons. Les bateaux de différentes nationalités qui arrivaient et repartaient rendirent quelque animation au port.
Les vaisseaux russes étaient sous le régime du plus pur communisme. Pas d’ordres donnés par un capitaine. La plus insignifiante manœuvre devait être votée par l’équipage. Ainsi, un grand bateau de commerce soviétique, ancré devant notre maison, fit quatre fausses manœuvres pour sortir du port et dut revenir à l’ancre, parce que le vote n’avait pas été unanime.
Les nationalistes laissaient manifester contre les Anglais, mais ils permirent à des maisons de commerce anglaises de reprendre leur activité et les y encouragèrent même, à condition de prendre des noms chinois.
Enfin, les portes des concessions française et anglaise se rouvrirent. Les femmes purent rentrer à Shameen ; les missionnaires revinrent et reprirent leur tâche, rendue plus difficile par l’intrusion et la surveillance du gouvernement. La vie reprit son cours normal, sauf en ce qui concerne les domestiques chinois, à qui il fut défendu plus strictement que jamais de reprendre du service auprès des étrangers. Plus tard cependant, il y eut quelque adoucissement à cette règle, en échange de fortes contributions mensuelles à la caisse des ouvriers du parti nationaliste.
Mon mari fut avisé qu’en sa qualité de haut fonctionnaire du gouvernement chinois, il ne pouvait se passer de domestiques, mais il répondit qu’il n’en aurait pas besoin tant que ses compatriotes en seraient privés. En fait, nous nous contentâmes d’une bonne française.
Des agents fouillaient toujours tous ceux qui venaient en ville. J’eus la sottise d’acheter une fois des roses pour décorer ma maison le jour de Noël, mais l’agent me les prit doucement et les jeta dans le canal, en me disant, presque tristement, que « les femmes des diables barbares ne devaient faire aucun marché avec les habitants du Céleste Empire ».
Un Anglais qui avait repris par pitié un vieux domestique chinois, fut arrêté, conduit à travers les rues une chaîne au cou et enfermé dans une cage où la populace fut invitée à venir l’insulter. Il dut y rester toute une nuit et ne fut relâché que le lendemain, grâce aux démarches pressantes de sir James Jamieson. Quant au domestique, on le pendit par les pouces et il fut fouetté jusqu’à ce que mort s’ensuivît, par ordre du tribunal des ouvriers.
Le 1er janvier 1926, le gouvernement nationaliste fit imprimer et distribuer un rapport financier témoignant d’un excédent de recettes sur les dépenses et constatant que tous les employés du gouvernement – armée, enseignement, bureaux compris – avaient été régulièrement payés depuis l’avènement du parti au pouvoir. Ils assuraient sincèrement qu’eux seuls, depuis la révolution de 1911, avaient été capables d’un tel résultat. Ils faisaient figurer dans leurs comptes une certaine somme consacrée à répandre les idées nationalistes parmi le peuple et à entretenir des agents de propagande entraînés à convaincre les foules et destinés à provoquer des adhésions sans recourir à la force.
Le 27, Mai-da, sa fillette et ses domestiques revinrent à Canton, peu après son mari, qui avait été invité à reprendre son poste. Elle nous apporta, à Su-ling et à moi, des messages et des présents de la Maison d’Exil.
En février, j’appris de source autorisée qu’une scission entre les civils gauche et droite du parti nationaliste avait été évitée par l’arrivée opportune de Mme Sun Yat-sen, venant de Shanghaï. Le jour du vote, elle était montée à la tribune dans la salle des séances et avait fait un appel passionné à l’union de tous autour de l’idéal que leur chef, Sun Yat-sen, avait prêché le premier. Son gendre Sun-Fo appuya fortement ses paroles.
Vers la fin du mois, je fus invitée à une grande réception chez un des dirigeants nationalistes. Ce fut en réalité un « thé-dansant ». Il y avait surtout de jeunes officiers et des fonctionnaires, russes et chinois, en longues robes de soie de couleur ou en uniformes éclatants, qui dansaient toutes les danses européennes avec de jeunes Chinoises, mariées ou non. Elles étaient coiffées de différentes façons, en bandeaux, en boucles, ondulées à la « Marcel », ou tresses enroulées sur le sommet de la tête ; habillées à la chinoise, avec des fleurs accrochées à leur peigne d’ébonite, sur la nuque. Elles avaient toutes de petits souliers au talon haut.
La note générale était gaie, mais d’une gaieté un peu dure, avec quelque chose de cynique. Ces gens-là avaient établi un gouvernement qui avait duré plusieurs mois. La vie était bonne. Ils avaient des buts précis. Et devant leurs convoitises s’étendait tout l’immense empire de la Chine !
Quel rêve que celui où leur drapeau rouge flotterait sur tout le pays et où ils auraient des thés-dansants dans l’antique cité des Ming, à Nankin, la Cité d’or dont ils feraient leur capitale !
Quinze jours après cette réception, je déjeunai chez un Juif syrien qui vivait depuis longtemps à Canton. Les Chinois le respectaient beaucoup. Avec son abondante crinière blanche et ses vives réparties, il est fort connu partout. Or, j’avais entendu dire parmi les étrangers de Shameen et de Hong-Kong, que les négociants chinois avaient fait de grosses pertes et même étaient près de la faillite, à cause de l’hostilité contre les étrangers et de l’absence de touristes. Mon hôte me promit de me faire voir de mes propres yeux qu’il n’en était rien.
Nous nous rendîmes d’abord au quartier du Marché aux Perles, qui avait été fermé durant les deux années précédentes. Les magasins étaient ouverts. Des femmes très élégantes, assises devant des tables recouvertes de velours, faisaient leur choix. On nous montra des perles admirables, d’une couleur de lait et qui se teintaient d’une chaude carnation quand on les tenait sur la paume de la main… ; des colliers qui valaient des milliers de dollars, merveilleusement assortis.
— L’ordre et la légalité règnent sous le nouveau régime, nous dit un marchand. Nous ne sommes plus obligés de cacher nos trésors.
Nous passâmes ensuite au quartier du Jade. Le jade est très recherché en Chine. Là aussi des acheteurs et des acheteuses faisaient leur choix.
— Les clients reviennent, nous dit un marchand, car ils n’ont plus peur de posséder de belles choses. Nous avons ressorti de nos caves les jades les plus rares qui étaient cachés depuis des années.
Un peu plus loin, à Blackwood Street, les éventaires généralement disposés pour attirer les regards des touristes, avaient disparu. À leur place se trouvaient des pièces d’ameublement de style vraiment chinois. Je passai la main sur une longue table et m’aperçus que ses sculptures étaient profondes d’au moins trois centimètres.
— On ne fait plus de ce travail-là de nos jours, nous dit le marchand. L’ère nouvelle manque de patience…
— Mais c’est une table d’autel du temple des Cinq Cents Bouddhas ! m’écriai-je.
— Vous l’avez reconnue ! répondit l’artisan. Eh bien, le temple est fermé ; le nouveau régime ne croit plus à la religion. Le mobilier a été vendu au profit des nationalistes.
— Que sont devenus les prêtres et le bon abbé ?
— Les abbés, comme les chanteurs aveugles et les diseurs de bonne aventure, doivent maintenant gagner leur vie d’une façon pratique, selon le décret du gouvernement. Moi aussi, je me souviens de cet excellent abbé. Je ne sais pas du tout ce qu’il est devenu… En tout cas, il n’est plus en fonction.
Après le lunch, nous allâmes à l’ancien terrain de golf du club européen. C’était devenu une place d’exercice pour l’armée nationaliste. Encadrée d’officiers russes, en beaux uniformes, bien entraînée, la troupe faisait une forte impression.
— Voilà une bien petite armée pour conquérir toute la Chine ! dis-je au Chinois qui nous accompagnait.
Il rit et répondit :
— Ceci n’est qu’une faible partie de l’armée de Chiang-Kai-Shek… Mais vous avez raison. L’armée nationaliste est bien trop faible pour conquérir toute la Chine. Ce n’est pas par la force des armes, mais par la propagande, que les nationalistes se proposent de s’implanter peu à peu dans toutes nos provinces. L’armée viendra occuper les territoires déjà gagnés. Il vaut mieux qu’elle soit faible. La Chine a été trop longtemps ravagée par des troupes irrégulières. Mais une armée numériquement faible peut être bien dirigée, bien habillée, bien payée. Ainsi notre développement territorial ne sera sali ni par le pillage, ni par la révolte, ni par la désertion.
Pendant l’hiver, il fut beaucoup question du mouvement de l’argent. Les envois des Chinois établis en Australie, en Amérique, aux Straits Settlements[7], en Angleterre restèrent d’une bonne moyenne, c’est-à-dire de quatre-vingt-dix millions de dollars par an. Ces envois se font par mandats postaux ou par opérations de banque et sont souvent, chacun, d’une valeur très minime. Ce sont les contributions volontaires que s’imposent les émigrés en faveur de leurs parents restés au pays.
De Russie vinrent aussi de fortes sommes destinées à soutenir le parti nationaliste. Et enfin, il y eut un mouvement en sens contraire, une exportation de capitaux, que les prudents chefs du nouveau gouvernement mettaient à l’abri de tout revers politique en les plaçant en France, aux États-Unis, en Angleterre. Cela s’avéra d’excellente précaution pour eux, et leur permit notamment de montrer à travers les troubles subséquents une solidité financière sans précédent en Chine.
Il était devenu si difficile aux étrangers de faire les moindres emplettes à Canton que, le 19 mars, j’emmenai ma fillette à Shanghaï pour lui acheter des vêtements. Mon mari nous accompagna jusqu’à Hong-Kong. Nous nous rendîmes à bord la veille du départ, afin de nous éviter l’ennui d’un embarquement de grand matin. Vers six heures du matin, entendant passablement de bruit et d’agitation au dehors, je jetai un coup d’œil à la fenêtre de ma cabine et aperçus tout un groupe de hautes personnalités qu’une chaloupe au drapeau rouge amenait à bord.
Mme Sun Yat-sen monta la première sur le pont, puis son gendre Sun-Fo, et enfin M. Cohen, un juif russe, ancien garde du corps auprès de Sun Yat-sen, et qui est réputé pour ses tours de force. On dit par exemple qu’il jette deux pièces de monnaie en l’air, sort deux revolvers de ses poches et perce les pièces de monnaie avant qu’elles ne soient à terre. Il y avait encore le frère de Mme Sun Yat-sen et T. V. Soong, le ministre des finances, accompagné de deux jeunes femmes que je ne connaissais pas. Des coolies hissèrent à bord après eux deux grandes malles.
Je réveillai mon mari et lui appris ce que je venais de voir. Cela ne parut pas l’intéresser particulièrement.
— Cependant, m’écriai-je, ces gens-là préconisent le boycottage des Anglais ; ils ont défendu aux vaisseaux touchant à des ports anglais de jeter l’ancre dans le port de Canton… Or, ce bateau-ci est sous protection anglaise et il se rend à Hong-Kong !
— La haine de l’Angleterre, me répondit mon mari, n’est qu’une rouerie politique. Il faut au parti nationaliste un ennemi bien défini à signaler au peuple. Cela n’empêche aucunement ces gens-là de se rendre à Hong-Kong ou même à Shanghaï à bord d’un bateau où ils savent qu’ils seront plus en sûreté et jouiront de plus de confort que sur n’importe quel autre.
— Le capitaine les recevra-t-il ?
— Pourquoi ne les recevrait-il pas ?
— Mais, encore une fois, à cause de leur ardente campagne anti-anglaise. Comment peuvent-ils se sentir en sécurité sur un bateau anglais ?
— Ils savent très bien, repartit mon mari, qu’on peut se fier à nous ; ils nous connaissent de longue date ; ils sont intelligents et les intentions cachées des Russes seront percées à jour avant qu’il soit longtemps.
En effet, Mme Sun Yat-sen et sa suite voyagèrent avec nous et prirent, comme moi, à Hong-Kong l’Express of Asia pour Shanghaï.
En route, Mme Sun Yat-sen dit un jour : « Nous espérons bien que nos chevaux s’abreuveront au Yangtze avant la fin de l’année. »
Et c’est ce qui arriva. La capitale nationaliste fut transférée à Hankow en automne. De Canton à Hankow, sur tout le territoire conquis, les étrangers furent maltraités et les chrétiens persécutés. À Swatow, le hall des francs-maçons fut pillé puis transformé en lavoir public, le consul anglais fut fustigé avec des bambous et le collège chrétien anglo-chinois, saisi par les troupes, qui y campèrent. À Wuchow, tout enseignement donné par les chrétiens fut interdit, et la populace, soulevée contre les missionnaires, se rua à l’assaut du « Memorial Hôpital », fondé par les missions américaines. Une canonnière américaine emmena les docteurs et les gardes, qui se rendaient compte que leur présence faisait courir des périls aux Chinois chrétiens et à tous ceux qui osaient se déclarer leurs amis. À Nanning, les églises furent transformées en étables. À Samshin, on renforça les règlements interdisant de vendre des aliments aux étrangers aussi bien qu’aux Chinois chrétiens. À Pakkoï, le cimetière chrétien fut profané.
Ces incidents, et spécialement les violations de tombes, affligèrent sérieusement les grandes familles les plus prudentes. Un parti capable de tels sacrilèges ne pouvait être d’aucun bien pour la Chine.
Mais Borodin et ses collègues étaient habiles. Ils démontraient si clairement la nécessité d’expulser les étrangers que tous les jeunes étaient convaincus de leur sagesse. Borodin était rusé et prudent. Il donnait à chacun le travail qui lui convenait : il n’envoyait pas les jeunes gens délicats et sensibles aux lieux où se commettaient des ignominies, et dans les salons de Su-ling, il se moquait des petits journaux locaux qui rapportaient des infamies. Il ajoutait qu’en tout cas, ces incidents n’avaient aucun rapport avec le Kuomintang. Il allait même jusqu’à déclarer que ce n’étaient là que symptômes – malheureux mais réels – de la croissante animosité du peuple contre l’impérialisme des nations occidentales.
En automne, je dus me rendre en Angleterre. Je pensais revenir en Chine au bout de très peu de temps, mais, malade, je fus retenue à Londres jusqu’au début de 1927. Pendant ce temps mon mari avait été transféré à Tientsin.
Juste avant de partir, je reçus une lettre de Ching-meï, une des jumelles, qui, depuis son mariage, habitait aussi Tientsin. Elle me disait :
Les nationalistes progressent constamment vers le nord. Leur méthode est toujours la même : ils envoient d’abord des orateurs et des publicistes qui, assistés par des jeunes gens et des jeunes filles, volontaires, distribuent des imprimés aux Anciens de chaque village et apposent partout des affiches.
À la suite de cette avant-garde pacifique viennent des troupes qui établissent le gouvernement nationaliste sur les territoires moralement conquis. De cette façon, il y a très peu de combats et pas de gaspillage de munitions. On peut dès lors habiller et nourrir convenablement les soldats. Le peuple est tout heureux de constater que la solde des militaires n’est pas – comme si souvent en Chine – une simple autorisation au pillage, mais qu’au contraire, régulièrement payée, elle sert à l’achat de denrées et par là enrichit les districts où les armées cantonnent.
Nous espérons que dans une année les nationalistes seront maîtres de Tientsin. Les agents de propagande sont déjà arrivés, le pays est prêt pour l’arrivée des troupes.
Je me suis inscrite dans le parti nationaliste, mais je ne peux m’attendre à ce que tu nous comprennes, toi qui vois les choses avec les lunettes occidentales. – Sans doute, il faudra encore bien des efforts pénibles avant que le drapeau nationaliste ne flotte sur toutes les provinces et que l’autorité du nouveau gouvernement soit solidement établie. Mais il faut croire que le proverbe est sage qui dit : « Il faut de grands vents au printemps pour qu’en été viennent les bonnes et douces pluies qui nourrissent la terre et remplissent les greniers d’abondantes moissons. »
Je revins en Chine à bord du Saarbrücken, de la compagnie Norddeutscher Lloyd. À Gênes, je reçus une lettre de Mai-da, datée du 29 décembre, et ainsi conçue :
Nous sommes ici en l’ancienne cité de Nanchang, capitale d’une province importante parce qu’elle est une voie de communication entre le Yangtze et Canton. Nous sommes venus de Hankow un peu précipitamment, et sans bagage, quoique j’ai su depuis que notre départ était imminent depuis quelques jours. En revenant d’une entrevue avec M. Borodin, à qui il avait présenté quelques protestations contre l’attitude des nationalistes à Hankow, qu’il ne considère pas comme à leur avantage, mon mari me dit de mettre mon manteau et de sortir avec lui. J’étais en train de préparer du miel pour faire des bonbons en vue de la fête du dieu de la Cuisine, mais mon mari avait l’air si sérieux que je laissai tout et le suivis.
Mon frère Peng-wen nous attendait à la porte. Ils ne m’expliquèrent rien. Peng-wen me salua et nous descendîmes jusqu’à la rivière, où nous prîmes un bateau. Ici, nous avons rejoint Chiang-Kai-Shek et d’autres membres du Kuomintang qui ont donné leur démission du « groupe d’Hankow ». Pendant que les hommes discutent des événements politiques, je fais de mon mieux avec les aiguilles du pays, qui sont les plus mauvaises du monde, et avec les fournitures que je peux trouver, car je n’avais rien que ce que je portais sur moi.
Dans le Morning Post, je lus un discours du ministre des affaires étrangères à la Chambre des Communes. En voici un passage :
Le matin du 3 janvier, une grande foule qui venait d’entendre des discours enflammés d’un membre du gouvernement nationaliste chinois et de M. Borodin, tenta de pénétrer dans la concession anglaise. Durant l’après-midi, toutes les unités navales furent appelées et trente-cinq fusiliers marins, débarqués pour protéger la concession. Ils furent assaillis à coup de pierres et de briques. Ils n’ont pas tiré un seul coup de feu. Plusieurs d’entre eux furent frappés, jetés à terre et blessés. Il fallut recourir à une charge à la baïonnette pour ne pas les laisser prisonniers. Au cours de cette charge, deux Chinois furent blessés, mais aucun ne fut tué. Vers le soir, nos troupes furent rappelées à bord de leurs vaisseaux respectifs ou retirés dans leurs cantonnements à terre, prêts à toute éventualité. Les volontaires de la concession et de la police hindoue ont été employés tout le jour à maintenir l’ordre dans la concession.
Le lendemain matin, 4 janvier, le contre-amiral conclut avec les autorités chinoises un arrangement par lequel les troupes chinoises feraient respecter les limites de la concession moyennant le retrait des forces navales anglaises. Les Chinois ne tinrent pas leur engagement, car les 4 et 5, la populace, ameutée, envahit la concession et il fallut de nouveau recourir à la police. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’il s’agissait d’une masse d’énergumènes contre lesquels on ne peut rien ; cependant, nos officiers ont résisté au désir d’ordonner le feu, afin de ne pas créer justement les incidents en vue desquels on avait soulevé le peuple… Je devrais peut-être ajouter que les mêmes émeutes, accompagnées de pillages, se sont produites à Kinkiang et que cette ville a été évacuée, afin d’éviter toute effusion de sang.
Dans le numéro de janvier des trois magazines chinois qui sont publiés à Shanghaï, je lus des articles dont la teneur se ressemblait beaucoup. En voici un :
Il faut être aveugle pour ne pas reconnaître les grandes et brillantes capacités de M. Borodin. On ne peut méconnaître qu’il a constitué le parti nationaliste sur les débris du vieux Kuomintang, qu’il a échafaudé tout un système de gouvernement par des commissaires, qu’il a très habilement appliqué les tactiques révolutionnaires occidentales à l’empire chinois. Mais il n’a pas achevé son œuvre…
Si la Chine était entourée de hautes murailles, toute cette folie passerait, comme tout passe chez nous par suite de notre habitude invétérée de laisser tranquillement tomber ce en quoi nous avons cessé de croire. Ces dernières semaines, plusieurs membres importants des conseils nationalistes ont quitté Hankow. Aujourd’hui, sauf Mme Yat-sen et Eugène Chen, ii n’y a plus personne de bien connu. Plusieurs sont retournés dans leur propriété familiale, d’autres sont allés résider dans les concessions étrangères à Shanghaï. Un bon nombre se sont rassemblés autour du jeune Chiang Kai-shek, qui a été chassé du commandement en chef de l’armée par M. Borodin, et qui s’est fixé à Nanchang.
M. Borodin parle beaucoup et d’un ton à faire croire que tout le peuple chinois s’exprime par sa voix. Il prononce des oracles de dictateur dans les réunions du conseil du parti nationaliste. Mais, nous Chinois qui savons que chacun ne peut parler que pour lui-même, que personne ne parle au nom du peuple, nous trouvons comique ce Russe qui ne sait rien de nous, comme tous les étrangers, et prétend parler pour nous. Il est prouvé que cet homme, tout sage qu’il soit à sa façon, et bien qu’il ait séjourné dix ans parmi nous, est incapable de nous comprendre, car, chez nous, les plus simples choses seront toujours un mystère pour les étrangers.
Cet homme ne sait pas que nous sommes des gens pacifiques, que nous sommes dociles, tant que ce qu’on nous fait faire ne dépasse pas notre entendement. Et qu’alors nous ne faisons pas de bruit, nous laissons tout tomber et nous nous contentons de rester dignes et réservés. Il a peut-être lu notre histoire, mais ne suit rien de la chute et de l’avènement de nos successives dynasties. Il a observé nos chefs militaires, mais n’a pas vu que seuls les sages ont eu des provinces à gouverner tandis que les autres terminent leurs jours dans quelque monastère ou vont voyager à l’étranger.
La Chine n’est plus l’empire clos de hautes murailles. Nous sommes à une époque où il faut envisager nos devoirs de membres de la communauté mondiale en même temps que de jeunes républicains. Notre race n’apporte à sa civilisation que des modifications lentes et graduelles ; et nous serions très affectés par des changements hâtifs et inconsidérés.
Les éditeurs de ce magazine n’ont aucune crainte des événements. Nous sommes un peuple d’intellectuels. Aucune classe de la société n’a le privilège de la culture chez nous. Le destin auquel nous sommes soumis est impartial. Nos paysans ne sont pas abêtis et les classes sociales ne sont pas étanches. Tout le long de notre histoire, notre seule aristocratie fut toujours celle de l’intelligence. Il est arrivé que l’enfant d’un coolie employé à remorquer des bateaux le long des canaux soit devenu un aristocrate, et par contre, le fils d’un ministre d’État a pu traîner des rickshaws. Le Chinois se respecte. Le palefrenier qui fait briller les boucles de cuivre d’une selle est un homme au même titre que celui qui monte le cheval.
Nous éditeur de ce magazine, ne jetons pas ici un cri d’alarme. Nous voulons simplement avertir nos compatriotes, hommes ou femmes qui n’ont pas le loisir de s’occuper des affaires publiques, que l’Angleterre, la grande puissance étrangère que toutes les autres suivent comme des moutons, est sur le point de signer un traité avec ces gens, dont l’un est un étranger, et qui s’intitulent notre gouvernement, en prétendant avoir pour capitale la ville de Hankow, sur le cours supérieur du Yangtze.
Nous venions de monter à bord du Saarbrücken, lorsque nous vîmes un jeune garçon et une jeune fille chinois, en train de lire les étiquettes de nos bagages. Ils se ressemblaient tellement qu’ils étaient assurément frère et sœur. Nous allâmes leur parler. C’étaient le fils et la fille d’une famille Chan à Kiukiang. Ils avaient été étudier à Berlin, et dirent tout leur plaisir à revenir en Chine.
— Nous avons lu dans les journaux allemands, dit la jeune fille, que tous les Anglais et les Américains habitant en Chine vont être rapatriés par leur gouvernement. Nous sommes bien heureux que ce ne soit pas exact.
— Cela pourrait le devenir, leur répondis-je.
La radio nous annonça le lendemain matin que tous les étrangers avaient évacué le haut Yangtze. L’Angleterre avait abandonné sans condition ses concessions de Hankow et de Kuikiang au gouvernement nationaliste.
« L’Angleterre nous abandonne ! Où trouverons-nous à nous réfugier, nous, habitants de Kiukiang, en cas de troubles ? », s’écrièrent les deux jeunes voyageurs. « Nous avons été en Angleterre, où l’on s’est toujours montré si aimable pour nous. Certainement, les Anglais n’auraient pas signé cela s’ils avaient su que la concession de Kuikiang était une oasis pour tous en ces temps troublés ! »
Nous étions en plein océan Indien lorsque, le 21 mars, la nouvelle de la chute de Shanghaï nous parvint :
Shanghai, la métropole de tout le bassin du Yangtze, est tombée au pouvoir des nationalistes aujourd’hui à midi. Les troupes nordistes sont parties. Mais l’armée nationaliste n’est pas encore entrée dans la ville. N’ayant aucun moyen de transport, elle ne peut arriver avant demain soir.
La terreur a régné partout aujourd’hui et continue. Un étranger a été tué et treize ont été blessés. Le plus important journal chinois estime qu’il y a quatre cents hommes ou femmes tués et d’innombrables blessés parmi la population indigène. Les troubles ont commencé à l’aube, au moment où un groupe d’hommes armés, conduits par des Russes et qui s’intitulent Garde civile, ont proclamé la commune dans les bâtiments officiels que les autorités venaient d’abandonner. À ce quartier général on distribue des armes et des munitions et on organise le pillage. Les maisons familiales et les magasins sont fermés. Mais les énergumènes mettent le feu aux volets des boutiques et aux portes des maisons. Il y a longtemps qu’il n’a pas plu, de sorte que les incendies se répandent et se multiplient.
1.500 marins militaires américains et autant de japonais sont venus ce soir renforcer les forces françaises et la garnison de Shanghaï que l’Angleterre avait envoyée en février dernier. Ainsi, les concessions internationales ne courent aucun danger, mais il est impossible de rien faire pour la masse de Chinois sans défense qui implorent protection.
Au déjeuner, le lendemain de notre passage à Colombo, la T.S.F. nous apprit ce qui suit :
Les troupes nordistes ont évacué Nankin le 23 mars. Le lendemain, l’armée nationaliste du général Chen Chien a occupé la ville et s’est immédiatement portée à l’attaque des consulats, des maisons de commerce étrangères, des institutions et des résidences de missionnaires. Dans la journée, un Américain, le Dr E. J. Williams (vice-président de l’Université de Nankin, un Anglais, M. Huber, capitaine du port, le Dr L. M. Smith, médecin anglais, un prêtre français et un prêtre italien ont été assassinés. Un marin anglais a été atteint d’une balle perdue. M. Bertrand Giles, consul général d’Angleterre, le capitaine Spear, de l’Intelligence Service de Grande-Bretagne, le major japonais Nemoto, le surintendant de police Mori (japonais) et Miss Anna Moffat, missionnaire américaine, ont été blessés. Plusieurs femmes étrangères ont été enlevées et soumises à des indignités sans nom.
Tout le jour, les nationalistes ont continué à piller et à attaquer les étrangers ou les Chinois qui cherchaient à les protéger. Comme Nankin se trouve assez loin du fleuve et est entouré de hautes murailles, il s’écoula un temps assez long avant que le consul général des États-Unis, J. K. Davis, avec quelques compatriotes, pût atteindre le sommet d’une petite colline d’où il fit des signaux avec la jupe d’un enfant aux bateaux de guerre européens. Aussitôt, le navire anglais Émeraude et les destroyers américains Nao et Preston ouvrirent le feu et procédèrent à un tir de barrage, ce qui eut pour effet immédiat la cessation des attaques dans toute la ville. Les femmes et les enfants réfugiés sur la colline purent atteindre les vaisseaux sous la protection des canons de leurs compatriotes. Mais il ne fut possible d’assurer le départ des autres étrangers demeurés dans la ville que quarante-huit heures plus tard, les forces navales internationales ayant envoyé aux nationalistes un ultimatum les prévenant que si leurs compatriotes ne pouvaient tous sortir sains et saufs de la ville avant le soir du 25, Nankin serait sérieusement bombardé. Ainsi, tous les étrangers rescapés purent atteindre les navires et les blessés furent conduits aux hôpitaux de Shanghaï. Les pillages continuent à Nankin.
À Manille, les hôtels et restaurants étaient si encombrés que nous eûmes toutes les peines du monde à trouver une table pour déjeuner. Il y avait surtout des Américains, et plusieurs Européens, ainsi que des Chinois, qui avaient fui le joug nationaliste.
Il y avait parmi eux des missionnaires, qui nous dirent que, dès le début, ils avaient tous sympathisé avec le parti nationaliste ; ils lui avaient prêté un concours efficace par la plume et par la parole. Ils avaient fait l’éloge de son programme. Et cependant, dès que les nationalistes étaient maîtres, la populace de l’endroit était incitée à persécuter et à lapider les missionnaires et leurs adeptes, et cela était allé si loin que la direction des missions leur avait donné l’ordre d’évacuer tous les territoires occupés par les nationalistes.
En sortant du restaurant, nous rencontrâmes Peng-wen, le frère de Mai-da. Ce fut une joyeuse surprise de part et d’autre. Il me conta qu’après un périlleux voyage, sa sœur était en sûreté depuis quatre jours à l’Astor Hôtel de Shanghaï, avec Canard Fidèle. Elle aurait voulu rentrer chez elle, mais il était difficile de se rendre dans le Nord tant qu’on ignorait quelle serait envers le groupe de Hankow l’attitude de Chang Tso-lin, le général mandchou qui régissait actuellement la province natale de Mai-da.
À Manille, Peng-wen représentait Chiang Kai-shek et cherchait des Américains qualifiés pour les aider à épurer le parti nationaliste. Malgré les immenses efforts faits jusqu’alors pour éviter une scission du Kuomintang, il avait été impossible de trouver une majorité dans le conseil central exécutif pour expulser M. Borodin. Cependant, Chiang Kai-shek et de nombreux autres Chinois, sages et perspicaces, se rendaient compte que les Russes avaient l’intention d’asservir complètement la Chine. L’opinion publique avait été si habilement préparée que tout le mouvement paraissait unanimement désiré. Tant qu’on n’obligerait pas les Russes à quitter le pays et qu’on ne calmerait pas la population en lui disant la vérité, le parti conservateur, dont les armées étaient fidèles à Chiang Kai-shek, ne reprendrait aucun territoire.
Peng-wen me dit que les troupes nationalistes avaient envahi le Yangtze presque sans combat ; elles arrivaient généralement un jour ou deux après le départ de ceux qu’elles appelaient « l’ennemi ». Cela vient de ce que les Chinois ont toujours désiré un bon gouvernement national et accueillent favorablement tous ceux qui semblent susceptibles de le lui donner. Les Anciens de chaque village, qui dirigent l’opinion, ont cru aux promesses de ces jeunes intellectuels de bonnes familles qui venaient avant les troupes et faisaient de la propagande pour le parti nationaliste. C’est pourquoi ce furent les Anciens eux-mêmes qui décidèrent les autorités à abandonner leur poste avant l’arrivée des troupes nationalistes, afin d’éviter toute effusion de sang.
« En Chine, me déclara Peng-wen, comme j’avais des doutes au sujet de cette dernière affirmation, ni gouvernement, ni chef d’armée, ne demeure au pouvoir aussitôt qu’il est bien avéré que le peuple désire unanimement leur départ. Les nationalistes ont très peu de troupes. Elles passent et s’en vont dès qu’elles ont établi de nouvelles autorités civiles. Les Russes ont entrepris de saper les bases de la légalité et du bon ordre par l’envoi d’agitateurs payés pour exciter les esprits des basses classes, de la population instable de chaque district, et les inciter aux violences. Par là, M. Borodin voulait briser le gouvernement basé sur le système familial et patriarcal, dresser la jeunesse inexpérimentée contre les Anciens, les paresseux et les mauvais sujets contre les industrieux et les économes, et nous discréditer tous auprès des puissances étrangères, en ameutant la populace contre les Européens.
» Voyant cela, les conservateurs se sont retirés du Kuomintang, et cette habitude, bien chinoise, de sortir d’une situation en ne s’en occupant plus a puissamment contribué au succès des Russes. Ils sont tout-puissants au comité central exécutif.
» Nous, les jeunes, poursuivit Peng-wen, nous avons essayé de rester dans le parti pour l’épurer, mais les choses ont empiré depuis octobre dernier. En décembre, Chiang Kai-shek quitta son armée et se rendit à Hankow. C’était un bel acte de courage, parce qu’il savait qu’on ne désirait pas sa présence et que M. Borodin serait très heureux de trouver un moyen de le faire périr. Le dessein du général était de forcer le comité exécutif à voter l’expulsion de M. Borodin. Il ne réussit pas. Au contraire, ce fut M. Borodin qui lui fit retirer le commandement en chef de l’armée, instituant à sa place un conseil supérieur des affaires militaires.
» Chiang Kai-shek se rendit alors à Nanchang pour se reposer. Peu de temps après ces incidents, le mari de Mai-da et moi protestâmes contre les violences que l’on avait laissé la populace exercer à Hankow. Et nous aussi dûmes nous réfugier à Nanchang, où, peu à peu, se retrouvèrent nombre d’hommes politiques plus ou moins dégoûtés du parti nationaliste. Après enquête, nous eûmes le plaisir d’apprendre que l’armée, dans sa grande majorité, restait fidèle à son ancien généralissime Chiang Kai-shek. Dès lors, nous décidâmes de descendre le fleuve et d’établir à Nankin, ancienne capitale des Ming, un nouveau Kuomintang, où tous les membres démissionnaires pourraient se regrouper. Nous fîmes part de cette intention à Ho Ying-chin et à Pai Chung-shi, deux généraux de l’armée nationaliste, mais sur qui nous pouvions compter. Ils devaient marcher sur Nankin dès le départ des nordistes. Mais, notre message fut intercepté.
» M. Borodin ordonna par sans fil au général Chen Chien, qui est à sa solde, de se rendre à Nankin avant Ying-chin et Pai Chung-shi, et de « révolutionner » la ville de Nankin si complètement que Chiang Kai-shek « n’ait pas un lieu où reposer sa tête ». Cela fut systématiquement exécuté, avec une discipline parfaite, tout comme si c’eût été par ordre de l’ex-généralissime. On fut particulièrement dur pour les Américains, les Anglais et les Japonais, parce qu’on soupçonnait Chiang Kai-shek de rechercher l’appui de l’Amérique, de l’Angleterre ou du Japon pour fortifier son nouveau Kuomintang.
» Nous étions partis de Nanchang en bateau. Comme nous approchions de Nankin, les événements se précipitèrent et les violences commencèrent. Un message intercepté nous apprit que de pareils soulèvements étaient prémédités à Shanghaï pour le dimanche 27 mars, jour de notre arrivée présumée. Ce message disait qu’étant donné les forts contingents de troupes internationales prêtes à défendre les concessions, il était exclu de rien tenter de ce côté, mais que les communistes feraient régner la terreur dans la ville et opéreraient contre la bourgeoisie chinoise, de la même façon qu’à Nankin. Tout cela devait paraître s’exécuter sur l’ordre de Chiang Kai-shek.
» Nous poursuivîmes précipitamment notre voyage et arrivâmes à Shanghaï le 26 mars, profondément découragés et las. J’étais un de ceux qui croyaient bien inutile d’essayer d’empêcher le mouvement communiste. Je conseillai fort à Chiang Kai-shek de ne pas débarquer. Mais il n’écouta rien. Il nous conduisit directement au quartier militaire de Lung-hua, où il entra comme un commandant en chef qui attend salut et obéissance de la part des hommes. De là, il envoya chercher toutes les personnalités qu’il supposait capables de l’aider.
» Les choses ne semblèrent pas, tout d’abord, tourner en sa faveur ce jour-là, mais il était résolu à purger le parti nationaliste de l’influence russe et à empêcher le communisme de se déclarer à Shanghaï.
» Il ne paraissait pas probable, en tout cas, qu’il pût faire avorter le soulèvement communiste prévu pour la nuit suivante. Une fédération générale du travail, soutenue par l’agent russe de Hankow, était à la tête de tous les ouvriers et même des domestiques. Une commune bien fournie d’armes et de munitions était solidement établie et encadrée d’officiers russes. L’armée nationaliste, parmi laquelle nous savions qu’il y avait des agitateurs, et qui était partie pour Shanghaï deux jours après le départ des forces régulières, ne comptait que trois mille hommes.
» Les autorités nationalistes de Hankow avaient fait annoncer dans Shanghaï que la tête de Chiang Kai-shek était mise à prix pour un demi-million de dollars ; cependant, quand il vit que les personnalités qu’il avait convoquées ne se rendaient pas à son appel, il sortit seul pour chercher des partisans. Il se rendit d’abord aux sièges des sociétés secrètes Rouge et Verte et les convainquit de la nécessité d’agir. Ensuite, il alla à la maison de ville de Ningpo. Il est natif de ce village, qui a une forte population d’ouvriers et de prolétaires. Il s’y fit écouter et s’assura l’alliance de tout ce district. Ceci fait, il visita l’un après l’autre tous les quartiers généraux des organisations ouvrières et s’adressa à toutes les personnes qu’il put y rencontrer. Vers le soir, il passa ses troupes en revue et, dans une brève proclamation, leur rappela la mémoire vénérée de leur maître à tous, Sun Yat-sen.
« Les meetings annoncés pour le dimanche matin eurent tous lieu aux endroits et aux heures indiqués, mais, au lieu d’être les débuts du règne de la terreur, ils furent des démonstrations de gratitude pour Chiang Kai-shek, venu pour sauver le peuple du péril communiste russe. Chiang n’y assista pas, mais, à sa place, nous répondîmes à ceux qui l’acclamaient qu’il ne désirait aucune gloire personnelle, mais seulement le bonheur d’aider le peuple à bien faire. »
Tel fut le récit circonstancié que me fit Peng-wen.
Deux jours après, nous arrivâmes à Hong-Kong. J’y trouvai nombre de femmes de missionnaires, de négociants, de consuls, avec leurs enfants. Ils avaient tous l’expression inquiète, d’une crainte trop récente, et se montraient anxieux de dire tout ce qu’ils avaient ressenti et vu. Ils racontaient que les troupes nationalistes étaient paisiblement arrivées, saluées avec enthousiasme par la population, puis, tout d’un coup, l’émeute, des lapidations, des vociférations de la populace… et enfin, la fuite, parfois dans des chars de foin, avec l’aide de paysans compatissants, parfois au fond de bateaux, sous des tas de légumes, ou encore dans des canonnières venues à leur secours.
Il y avait aussi des Chinois, hommes, femmes et enfants, réfugiés un peu partout. La salle de danse de l’hôtel était archicomble, et je n’y pus trouver place. Comme je m’en allais, je vis un groupe qui faisait de grands gestes, mais je ne soupçonnai pas qu’ils s’adressaient à moi jusqu’à ce qu’un enfant vînt me tirer par la manche. C’était la famille des Ping, de Samshui, alliée à la famille des Lin, et qui s’était montrée très opposée à la possession de Hong-Kong par les Anglais.
Salutations faites, je demandai des nouvelles de la maison des Lin et appris qu’en dernier lieu, ils étaient tous à Canton. Alors, je demandai aux Ping pourquoi ils avaient cherché refuge à Hong-Kong.
— On est en sûreté à Canton, me répondit une des jeunes femmes de la famille, si l’on a une maison aussi forte que celle des Lin, que tous les gouverneurs respectent, mais à Samshui, la terreur était telle que nous n’avions qu’à fuir au plus vite. Demeurer eût été folie. Nous avons pu apporter ici tout ce qui avait de la valeur et payé nos appartements pour une année, déjà, à la dernière lune de Poivre. Il est bien vrai que, suivant l’exemple de beaucoup d’autres familles, nous étions opposés à l’octroi de concessions aux étrangers, mais à l’heure actuelle, nous reconnaissons que ce sont là nos seules places de refuge.
— Nous parlions au hasard, ajouta la Doyenne, mais au fond, nous savions bien que la Chine n’était pas encore capable d’administrer les concessions.
— Et c’est grâce à notre nonchalance, reprit un des hommes, que la concession de Hankow a fait retour à la Chine et qu’ainsi nombre de familles du haut Yangtze n’ont su où se réfugier.
— Les gens du Hupeh se précipitent en avant sans regarder ; cela leur apprendra la circonspection, prononça l’Ancien en mordant dans un gâteau à la crème.
— Il nous faut absolument un gouvernement national et stable, déclara une jeune fille élevée au Japon. La maison des Lin est, dit-on, favorable à Chiang Kai-shek. Nous devrions l’imiter.
— Attendons de voir ce qu’il fait, auparavant, fit un enfant avec un éclair dans ses yeux noirs.
Ce soir-là, nous partîmes pour Shanghaï, où le Saarbrücken prit de la cargaison et resta quatre jours avant de se diriger sur Tientsin. Peng-wen avait télégraphié à Mai-da et elle se trouvait sur le quai.
Son mari était parti pour quelque mystérieuse mission politique, le lendemain du départ de Peng-wen. Elle se trouvait bien seule à Shanghaï et languissait de rentrer chez elle. Je fus bien contente de la retrouver en bonne santé, et toujours jolie et toute potelée. Après quelques pleurs de joie, vite séchés, elle m’emmena faire le tour de la concession dans la limousine que son mari avait louée pour elle.
Elle admirait fort les soldats américains et anglais qui gardaient la concession et elle voulut me les montrer à leur poste. Elle sait que je n’aime pas les militaires, d’une façon générale, mais elle essaya souvent de me convertir à son opinion, et elle estime que l’armée est indispensable pour prévenir les guerres. En effet, ces Anglais et ces Américains paraissaient de beaux hommes. Plusieurs avaient mis sécher leur linge sur les fils de fer barbelés. Ils étaient tous en bons termes avec les Chinois.
Un gros cuisinier américain vidait une boîte de haricots dans les mains tendues de petits Chinois. Plus loin, une jeune sentinelle anglaise essayait d’extraire de la pointe de son couteau une épine du pied d’un vieux paysan chinois.
— Te rappelles-tu, me dit Mai-da, du Livre de Mincius que nous lisait l’Ancien de la Maison d’Exil, et où il était question d’un gouverneur nommé Yen, qui opprimait le peuple ? Un roi, nommé Hsuan de Ch’i, survint et le frappa. Alors, dans l’espoir d’être délivré des fléaux du feu et de l’eau, le peuple alla à la rencontre des armées du roi avec des plateaux chargés de nourriture et de breuvages variés. Il en est de même aujourd’hui.
» On se presse autour de Chiang Kai-shek, dans l’espoir qu’il protégera la Chine contre la vague du communisme, qui répand la terreur dans toute la population. Nos trois grands maîtres intellectuels, Tsai Yuan-pei, Wu Tse-hui et Li Shih-tsen, dont les assistants et les élèves constituent notre élite, se sont déclarés pour lui. À leur suite, poètes, artistes et étudiants ont écrit ou télégraphié des quatre coins de la Chine pour se déclarer anti-communistes. K. P. Chen, directeur de la Banque Commerciale et d’Épargne de Shanghaï, qui était resté jusqu’à maintenant à l’écart des affaires politiques, a promis son appui à Chiang et a accepté de présider la commission des finances. D’autres banquiers et grands négociants ont suivi cet exemple et trois millions de dollars ont été réunis pour les nécessités du moment. T. V. Soong est arrivé de Hankow ; C. C. Wu, Wang Ching-wei et C. T. Wang ont envoyé des télégrammes exprimant leur sympathie et assurant de leur appui. Il a été convenu d’abandonner le gouvernement de Hankow, même si Mme Sun Yat-sen lui reste fidèle, et de ne tenir aucun compte de ses décisions. Une session plénière du comité central exécutif s’ouvrira à Nankin le 15 avril, dans le but de réformer le parti. J’espère que Peng-wen sera de retour à temps pour y prendre part.
— Je l’espère aussi, répondis-je. Et toi, iras-tu aussi ?
— Moi ! s’écria Mai-da. Pour quoi faire ?
— Beaucoup de Chinoises y seront.
— Peut-être, mais, moi, je ne m’intéresse pas à la politique, déclara Mai-da. J’aurais mieux aimé que mon mari et mon frère se soient contentés de gérer leurs propriétés.
Je fis quelques visites dans le monde international des concessions de Shanghaï. On n’y témoignait pas grande confiance en Chiang Kai-shek et son parti néo-nationaliste. Les Occidentaux voyaient des périls partout ; ils étaient nerveux, anxieux, irritables, les grandes chaleurs venaient et les concessions étaient surpeuplées. Il y avait là plus de huit cents femmes ou enfants de missionnaires et d’innombrables hommes que leurs consuls avaient fait sortir des territoires nationalistes. On vivait et on couchait par quatre ou cinq dans une même pièce. Tous ceux avec qui je pus m’entretenir avaient vu les leurs subir ou avaient subi eux-mêmes des insultes, des mauvais traitements, des indignités. On les avait pillés et volés. Dans les hôpitaux et les maisons de repos, étaient soignées de nombreuses victimes, parmi lesquelles les femmes violées par les Chinois et que les docteurs cherchaient à protéger contre les maladies vénériennes ou des grossesses inopportunes. Il s’y trouvait des Chinoises aussi bien que des Européennes, jeunes filles ou femmes mariées.
Comme les réfugiés de Hong-Kong, ceux de Shanghaï avaient une physionomie fiévreuse, des yeux trop brillants. Mêlés aux Européens, des milliers de Chinois, également réfugiés, avaient également souffert les pires traitements de leurs compatriotes, mais chez les Occidentaux, il y avait une telle révolte contre tout ce qui était chinois qu’il était devenu bien difficile aux missionnaires de prêcher la fraternité universelle. Matériellement d’ailleurs, l’entassement d’une telle population hétéroclite dans l’étroit espace des concessions pouvait faire craindre des épidémies. Mon intimité avec Mai-da fut même critiquée dans une maison européenne où j’étais invitée.
Dès les premiers jours, je découvris que la presse européenne était très sceptique à l’endroit de Chiang Kai-shek, tandis que les journaux locaux se montraient ses partisans fidèles. Ils approuvaient hautement la constitution d’un nouveau parti nationaliste, et disaient qu’il était en effet préférable de ne pas mettre le siège de ce nouveau parti sous la protection étrangère à Shanghaï. Ils applaudissaient aux mouvements des troupes chargées de désarmer et de disperser l’armée de Chen Chien. Ils acceptaient Nankin comme nouvelle capitale.
Le jour de mon départ de Shanghaï, le gouvernement de Nankin enregistra un succès d’un côté tout à fait inattendu : Mme Borodin avait été arrêtée sur le vapeur soviétique Pamiat Lenina vers la fin de février et avait été incarcérée à Tsinan. De Tsinan, selon les lentes méthodes judiciaires de la Chine, on l’avait transportée à Pékin pour y attendre sa mise en jugement. Malgré les demandes réitérées de libération formulées périodiquement par l’ambassade russe, les journaux locaux firent le silence sur cette affaire et le public l’oublia.
Mais Chang Tso-lin, gouverneur de Pékin, était en possession des papiers qu’on avait trouvés sur Mme Borodin et les avait fait traduire. Leur contenu l’avait décidé à ordonner une perquisition, qu’il avait fait contresigner par le doyen du corps diplomatique. La police devait visiter les bureaux des agences commerciales russes et de la compagnie des chemins de fer orientaux. Lorsqu’on s’aperçut que le bureau de l’attaché militaire soviétique était incendié, on éteignit le feu, et l’on put encore perquisitionner. La veille de mon départ de Shanghaï, Chang Tso-lin avait expédié un télégramme-circulaire annonçant la découverte de documents qui confirmaient les assertions de Chiang Kai-shek sur les desseins secrets de la Russie, décidée à asservir le parti nationaliste et à faire régner l’Internationale.
Le long de la côte, le voyage fut facile et sans événement. Nous ne nous arrêtâmes à aucun port et prîmes le pilote en vue de Tangku le 14, vers cinq heures de l’après-midi. Il me dit qu’une chaloupe était sous pression depuis la veille pour amener mon mari à ma rencontre. Lorsqu’il eut amené le Saarbrücken à proximité de la barre, à l’embouchure du Hai-ho, il me demanda si je voulais remonter la rivière avec lui dans son canot, mais je préférai attendre mon mari sur le navire.
J’attendis jusqu’au lendemain matin. Alors, mon mari n’arrivant pas, je pris une barque pour remonter la rivière. Le temps était beau et les rameurs très gentils. Au printemps, les paysages qui entourent les bras de la rivière sont charmants. Sur les deux rives, des troupes portant les couleurs de Chang Tso-lin, et paraissant bien équipées, jouaient aux cartes, dormaient ou mangeaient. Deux fois, nous obtînmes de ces soldats de l’eau chaude pour faire du thé et une autre fois un plat de spaghettis… Nous fûmes en vue de Tientsin vers six heures. Une fois dans le port, je remarquai que les soldats campés des deux côtés de la rivière préparaient leurs armes. Tout à coup, un petit bateau japonais sortit du port ; des balles vinrent frapper l’eau tout autour de lui.
— Voilà la guerre avec le Japon qui commence ! s’écria mon batelier, et il changea vivement de direction.
Nous nous mîmes à l’abri au bord de l’eau. Les coups de feu ne visaient personne ; ils faisaient seulement un barrage au devant du bateau japonais. La foule s’était amassée sur les quais, des curieux montèrent même sur notre chaloupe, pour mieux voir ce qui se passerait. Tout à coup, le bateau japonais s’arrêta. La coque percée, il vira de bord, revint à quai. Des soldats y entrèrent, y saisirent un Chinois, qu’ils emmenèrent.
Ce fut à ce moment que j’aperçus mon mari sur le quai.
Comme il avait toujours désapprouvé mon amour du risque, il lui restait vraiment très peu à ajouter pour qualifier ma façon de débarquer du Saarbrücken, ce qui ne l’empêcha pas de me redire que je devais retourner aux États-Unis. Quand il commença ce discours-là, j’éclatai de rire ; il en fit autant, et la question en resta là.
Il n’avait pas pu venir à ma rencontre jusqu’au Saarbrücken, à cause, justement, de l’affaire qui avait motivé l’arrestation d’un Chinois à bord d’un vapeur japonais. C’était le maire de Tientsin, accusé d’espionnage au profit de la Russie.
Je laissai Bald-Trois surveiller mes bagages jusqu’à ce que Chang pût venir s’occuper de leur transport, et me rendis chez moi. J’y trouvai, comme convoquée à l’avance, toute une réunion d’amis de Pékin, de Nankin, d’Hankow et d’autres villes de l’intérieur. J’étais ravie de les voir, mais eux me saluèrent d’un air sombre, me disant qu’ils n’étaient pas des invités, mais des réfugiés.
Il ne s’était pas encore produit de mouvement xénophobe dans les territoires non nationalistes, mais les horreurs perpétrées dans le Sud et dans la vallée du Yangtze avaient ravivé la mémoire de celles qu’avaient commises les Boxers lors des deux premières révolutions. Les consuls, la direction des missions et les principales maisons de commerce avaient ordonné aux missionnaires et aux négociants de l’intérieur de se réfugier à Tientsin, avec leurs familles, sous la protection des troupes que les grandes puissances occidentales avaient le droit d’entretenir là depuis la révolte des Boxers. La ville était pleine de réfugiés.
Des régiments italiens, français, japonais, anglais, de l’infanterie et de la cavalerie américaine, avec des tanks, des mitrailleuses, des provisions de sacs de sable et de fils barbelés, faisaient un cordon protecteur autour des concessions, qui englobaient – sur l’invitation même du nouveau maire de la ville – une aire spéciale comprenant les champs de courses et les clubs. Peu après mon arrivée, les forces internationales reçurent le renfort de marins américains, placés sous les ordres du général Smedley Butler.
Dans les journaux locaux, on appelait cela le « cordon de la paix ». Outre les Occidentaux, arrivés de l’intérieur, qui grossissaient la population, des Chinois de toutes classes désiraient être admis dans la zone de protection. Les appartements étaient pleins d’amis et de parents. Toute place disponible dans les maisons particulières et dans les hôtels était occupée ; à n’importe quel prix, on voulait s’assurer la résidence à l’intérieur du cordon de protection.
Un matin, à l’époque où les lilas blancs étaient tout en fleurs, Ching-mei vint me trouver dans mon jardin. Elle m’annonça que Shao-yi avait été arrêté à Pékin. Le frère jumeau de ce dernier, étudiant aussi à Pékin, venait de l’en aviser par téléphone. La police avait perquisitionné dans leur école, à la recherche des adeptes du communisme, et avait arrêté Shao-yi, le frère de sa femme et cinq de leurs camarades, ayant trouvé en leur possession des cahiers contenant des citations d’un livre à tendance communiste, que Su-ling avait donné à Shao-yi au Nouvel-An.
Shao-yi est ce jeune garçon qui aimait tant lire à haute voix à sa sœur et à ses cousins au jardin d’enfants durant la première année de mon séjour à la Maison d’Exil. D’une nature douce et pensive, il paraissait s’intéresser spécialement aux fleurs et à la poésie. Chez lui, il n’avait jamais témoigné d’aucun intérêt pour la politique.
— Ce que nous avons de mieux à faire, me dit Ching-mei, c’est d’aller tout de suite parler de la chose à l’Ancien. Notre famille est puissante. Shao-yi pourra être relâché après-demain si nous agissons vite. L’Ancien n’aura qu’à nous donner un mot pour Chang Tso-lin.
Nous partîmes en toute hâte pour la Maison d’Exil. Bien accueillies, nous dîmes ce qui était arrivé, en ayant soin cependant de le cacher à la jeune femme de Shao-yi, qui était enceinte.
Tout le monde témoigna d’un grand chagrin Mais nous fûmes confondues de voir que la famille ne voulait rien faire. Il nous fallut rentrer avec la douloureuse certitude que les Lin de la Maison d’Exil n’entreprendraient rien pour sauver Shao-yi. Et ce n’était pas seulement l’Ancien qui en décidait ainsi. Il n’avait influencé aucun autre membre du conseil de famille.
De retour à Tientsin, nous télégraphiâmes à la Doyenne des Lin de Canton. Sa réponse, sympathique mais évasive, nous convainquit que les Lin de Canton ne feraient rien non plus.
Su-ling arriva. Elle alla voir Chang Tso-lin, lui dit que c’était elle qui avait envoyé ce livre à Shao-yi et offrit d’être punie à sa place.
— Je ne pourrais faire relâcher mon propre fils ou ma fille, lui répondit-il tristement, si on les suspectait de communisme.
Il n’y eut pas de procès. Aucune influence extérieure ne s’exerça en faveur des prisonniers, bien que trois d’entre eux appartinssent à de grandes familles. On voulait faire un exemple parmi les étudiants. Ce ne fut d’ailleurs pas un cas isolé d’injustice ou de sot aveuglement, mais un des nombreux incidents qui marquèrent l’écrasement du communisme après la divulgation des documents russes saisis à Pékin et ailleurs.
Lorsque les Chinois surent que ce poison étranger avait été répandu dans leur pays, ils sacrifièrent tout pour s’en débarrasser. Et ce ne fut pas une épuration commandée. La vague anticommuniste fut le fait du sentiment populaire. Paysans, ouvriers, marchands furent unanimes. Les sociétés secrètes déployèrent aussi une grande activité, allant jusqu’à arracher des communistes à la protection des concessions. Bien des gens qui étaient peut-être communistes ou qui ne l’étaient certainement pas furent condamnés à mort ; quelques-uns furent même frappés par leur propres parents. Aucune maison ne s’interposa pour solliciter la libération d’un de ses membres accusé de communisme, et aucun Ancien ne fut inquiété pour avoir châtié directement un fils ou une fille.
Je pus m’entretenir avec Shao-yi la veille de son exécution. Il acceptait son sort avec philosophie. Il comprenait qu’il fallait détruire le communisme et que sa mort jouait un rôle dans cette tâche nécessaire. Le 28 avril, avec dix-huit autres condamnés, il fut mis à mort par strangulation lente. Ils montrèrent tous beaucoup de courage. Les dernières paroles de Shao-yi furent pour prier Su-ling de ne pas pleurer.
Les documents soviétiques traduits et largement diffusés partout indiquaient que Feng Yu-ksiang, le général chrétien, avait reçu de grosses sommes et d’importants stocks de munitions de Russie. Il n’essaya pas de le nier, mais envoya un télégramme-circulaire expliquant qu’il avait joué les Soviets en acceptant leurs offres. Il distribua de nouveaux drapeaux à son régiment et annonça qu’il lançait ses armées en avant en faveur de Chiang Kai-shek ; il traversa le Skensi et attaqua le nord du Hunan. Mais les Japonais envoyèrent deux mille hommes dans le Shantung et arrêtèrent son avance. Ils prétendirent qu’il leur fallait agir ainsi dans le but d’empêcher que des incidents analogues à ceux de Nankin ne se produisissent à Tsinan, capitale de Shantung, où résidaient des centaines de Japonais.
Ceci souleva contre eux une grande animosité dans tout le pays. Les journaux locaux s’en firent l’écho bruyant, mais cela ne détourna pas les esprits de la tâche entreprise contre le communisme. Vers la fin du mois de juin, j’entendis déclarer que le communisme avait disparu des vingt-et-une provinces qui constituent la Chine, excepté du Kiangsi, de l’Hupeh et du Hunan, où le gouvernement de Hankow, dirigé par M. Borodin, subsistait encore. Le 27 juillet, les journaux régionaux annoncèrent que M. Borodin et ses amis communistes étaient partis pour la Russie ; ils avaient fui à travers le territoire que commandait Feng Yu-ksiang. En lisant cela, je conclus que bientôt la Chine serait une grande république unie sous un même drapeau.
Shun-ko et Nuan vinrent me voir en août, et me donnèrent des nouvelles de la Maison d’Exil. Nous jouions au mahjongg dans la tonnelle de mon jardin lorsque Chang vint m’avertir de l’arrivée de Peng-wen. Il venait de la capitale pour aider aux travaux agricoles de l’été. Il avait quitté le poste qu’il occupait à Nankin. En fait, presque toutes les places étaient vacantes : on attendait les personnalités capables de remplir les cadres gouvernementaux. L’armée aussi attendait un généralissime. Chiang Kai-shek était rentré chez lui ; il fut un des premiers à se retirer aux champs. Il avait annoncé son intention dans un discours au comité central, et comme on ne voulait pas entendre parler de sa démission, il était tranquillement sorti et avait pris le train. J’en restai profondément étonnée.
— Mencius, me fit alors observer Peng-wen, dit que celui dont on n’écoute pas les conseils doit se retirer chez lui.
Je conclus que les généraux du Nord allaient réoccuper les territoires qu’ils avaient abandonnés ; ils avaient déjà menacé Nankin avec des avions de bombardement. Mais mon raisonnement était faux, en ce que le gouvernement de Nankin s’étant dérobé, l’ennemi avait arrêté le bombardement, faute de forces adverses. Toute la nation était dans l’attente, tandis que le Kuomintang se rassemblait de nouveau.
Le temps passa en conférences ici ou là. Plusieurs membres de l’assemblée s’occupèrent davantage de leurs maisons que des affaires politiques. On disait qu’après le battage du grain de ses propriétés, le jeune Kai-shek irait en Amérique…
Cela paraît paradoxal, mais il faut constater qu’en Chine, où les mariages sont combinés par les familles, rien ne plaît davantage au peuple que l’heureux dénouement d’un beau roman. Les chanteurs ambulants qui célèbrent des aventures sentimentales authentiques sont les plus prisés dans les fêtes, foires et assemblées populaires.
On ne peut d’ailleurs rien tenir secret. Les familles vivent enfermées entre de hautes murailles, mais les plus intimes détails de leur vie quotidienne se répandent mystérieusement, passent de bouche en bouche et sont connus partout, pour peu que le populaire y trouve un intérêt quelconque. Au coin d’une rue de Canton, j’entendis une fois un poète de carrefour conter en vingt-sept vers comment la femme du consul américain de Chungking réussit à se faire acheter par son mari une robe rose pour le bal des célibataires. Ce ne sont donc pas toujours des histoires des temps passés que l’on entend. J’ai moi-même entendu des lamentations poétiques sur l’amour de Mai-ling, la plus jeune fille de la famille des Soong de Shanghaï, pour Chiang Kai-shek, du Fenghua, près de Ningpo. D’après la rumeur publique, il semblait que Mme Soong refusait depuis cinq ans de donner sa fille à Chiang Kai-shek et que la fille ne voulait pas se marier sans son consentement.
Pourtant, un beau jour, Mme Soong lança des invitations au mariage de sa fille avec Chiang Kai-shek. La cérémonie était fixée au 1er décembre 1927. Successivement, pendant que je faisais des emplettes en ville, un agent de police, un marchand d’ivoire de Tientsin, un porteur de chaise, un fondeur de cuivre, un intellectuel à lunettes, une jolie fille qui achetait des épingles, m’annoncèrent la nouvelle. En rentrant chez moi, je trouvai l’invitation. Cet événement paraissait réjouir chacun autant que s’il se fût agi de sa propre famille. Je ne pus assister au mariage, mais on me rapporta tous les détails de cette cérémonie magnifique. Ce fut le chanteur aveugle qui dirigea les chœurs, débutant par le fameux « Toute la Chine s’est réjouie… »
Le Kuomintang se trouva dans l’obligation de recourir à une action énergique et rapide lors d’un coup d’État perpétré à Canton par un Russe du nom de Kovlok. Ce fut une émeute communiste, au cours de laquelle des milliers de civils furent tués.
On demanda à Chiang Kai-shek d’interrompre sa lune de miel et de prendre à Nankin le commandement en chef des armées. Il fut nommé en même, temps président du comité exécutif, et président de tant d’autres choses que Bald-Trois, lisant cette énumération de titres dans un journal, les résuma tous en l’appelant « Président de toutes les Responsabilités ». Le Kuomintang fit annoncer partout ces nominations et, du même coup, proclama qu’il dénonçait toute tractation antérieure avec les autorités soviétiques ou le parti communiste.
Chiang Kai-shek, accompagné de sa femme, Soong Mai ling, et de son beau-frère T. V. Soong, ministre des finances, se rendit à Nankin pour y établir son gouvernement. Selon les règles du Kuomintang, dix-neuf membres constituent un quorum suffisant pour le comité central exécutif. Mais ici, même si les banquiers, les marchands, les Anciens, les étudiants, les corporations et les sociétés secrètes approuvent le gouvernement, il n’est pas facile de trouver dix-neuf personnalités capables qui acceptent des portefeuilles.
Durant tout le mois de janvier, Chiang Kai-shek voyagea beaucoup aux environs de Nankin pour trouver les hommes et les femmes dont il avait besoin pour former son gouvernement. Plusieurs donnèrent comme excuse qu’ils n’avaient pas le temps. Mme Sun Yat-sen, qui était devenue sa belle-sœur et dont l’influence sur le Kuomintang demeurait considérable, le mit dans l’embarras en câblant de Moscou qu’elle ne reconnaissait pas le gouvernement en formation à Nankin. Mais enfin, le 1er février, le quorum fut atteint, et on put mettre à l’étude les affaires pressantes, telles que les réclamations des puissances étrangères au sujet des émeutes, et la préparation d’une expédition destinée à ramener toute la Chine sous le même drapeau.
Les événements de cette période nous affectèrent particulièrement. Le mari de Mai-da, en mission pour rechercher les bases de la paix avec Hankow, trouva la mort au cours d’un grand dîner. Deux semaines plus tard, un messager spécial m’apporta un paquet contenant des lettres, une pour Mai-da, une pour moi. Dans la mienne, il me priait, en cas de malheur, de garder le contenu du paquet pendant trois ans. J’enveloppai le tout de papier de toile, le cachetai et le déposai dans une banque avec la mention « À ne pas ouvrir avant janvier 1931 ».
Les opérations militaires commencèrent le 10 avril. Chiang Kai-shek était naturellement généralissime. Il y eut de nouveau beaucoup d’anxiété parmi les Occidentaux du Nord, qui se rassemblèrent, par ordre de leurs consuls, dans un quartier de Tientsin entouré de tranchées et de fils barbelés, sous la protection des quatre régiments que les puissances occidentales y entretiennent, et avec le concours des marins américains commandés par le général Smedley Butler.
Chiang Kai-shek dirigea son armée vers le Shantung et entra ainsi directement en conflit avec Chang Tsung-chang, qui gouvernait cette province depuis des années. Les Chinois, qui souffrent facilement des vexations de toutes sortes, se révoltent aisément, par contre, quand ils ont un gouverneur dont la vie privée ne s’accorde pas avec leurs mœurs et coutumes. Chang Tsung-chang se montrait publiquement fier de son harem de quinze belles filles russes, qu’il remplaçait au fur et à mesure qu’elles se fanaient. Il s’amusait à insulter les grandes familles du Shantung. Comme nous étions en pèlerinage, un jour, Shun-ko et moi, à la montagne sainte de Tai, une vieille femme nous dit :
— Cette affreuse créature s’est moquée de nous en faisant barbouiller le temple de la femme de Confucius.
Lorsque les troupes de Chiang Kai-shek occupèrent le Shantung, elles furent donc les bienvenues. Chang Tsung-chang dut se réfugier au Japon pour sauver sa vie.
À mesure que les nationalistes s’avançaient dans le Nord, les troupes de Chang Tso-lin avaient ordre de se replier paisiblement vers la Mandchourie. Tous les autres généraux se ralliaient vite aux néo-nationalistes, et il n’y avait plus de raison de les combattre.
La dernière semaine de mai, je résolus de me rendre en Mongolie. Le consul général américain, un brave homme, très paternel, essaya de m’en empêcher, en retenant mon passeport, mais je n’en eus pas besoin, car Chang Tso-lin m’autorisa à accompagner la mission qu’il envoyait à Hwailai pour organiser le retour des troupes en Mandchourie.
J’attendis à Hwailai, afin de contempler la magnifique procession, longue de trois milles, de l’artillerie tirée par de superbes chevaux bais. L’infanterie qui suivit était composée d’hommes bien vêtus, d’heureux caractère et tout joyeux de retourner chez eux. Après leur départ, je traversai durant quatre jours une contrée déserte, pour arriver à Kolgan, cité qui s’abrite au pied de la Grande Muraille, frontière de la Mandchourie. Il n’y avait, dans ce coin de la Chine, aucune velléité de révolte contre le gouvernement. Vers la fin de juin, le drapeau nationaliste flottait sur toutes les provinces à l’intérieur de la Grande Muraille.
Mais, durant la campagne, deux incidents sérieux s’étaient produits. Le 3 mai, les troupes nationalistes étaient entrées en conflit avec les détachements japonais à Tsinan. Des difficultés diplomatiques s’ensuivirent. Chiang Kai-shek les maîtrisa rapidement, en allant conférer immédiatement avec le général Fukada, qui commandait les forces japonaises, et en persuadant ses officiers de laisser au ministère des affaires étrangères le soin d’arranger les choses.
En second lieu, le 4 juin, le train dans lequel Chang Tso-lin suivait ses troupes en retraite fut dynamité, à l’extérieur de la Grande Muraille, un peu avant d’arriver à Moukden. Chang Tso-lin fut tué.
Ceci fut plus difficile à arranger. Chang Tso-lin, qui s’était fait dictateur de la Mandchourie et avait à plusieurs reprises été maître du nord de la Chine, était prompt à châtier toute désobéissance à ses ordres et dur dans la perception des taxes, mais il était populaire. Depuis que j’étais en Chine, j’entendais des anecdotes, dramatiques ou comiques, à son sujet. Sa vie était de celles dont on fait des légendes. Né d’une famille pauvre et mal vu par les autorités, à cause de son opposition au gouvernement d’alors, Chang rendit puissance et fortune aux siens. Ses oncles, frères et cousins gouvernèrent des pays où les Chang avaient été persécutés. Bien avant sa mort, sa force, son bon sens, son courage, sa douceur furent déjà des thèmes pour les contes des jardins d’enfants.
Dans la crainte que la nouvelle de sa mort ne provoquât des troubles, on voulut la tenir secrète jusqu’à ce que la commission d’enquête eût déposé son rapport.
Mais ce ne fut pas possible. Dans toutes les provinces, les journaux locaux en parlèrent et déclarèrent, plus ou moins ouvertement, qu’un pareil forfait, commis sur la personne de l’excellent Chang Tso-lin, n’avait pu être exécuté que sur les ordres de Tokio. Le gouvernement, par crainte de complications internationales, jugula la presse, ce qui, par instinct de contradiction, poussa de nombreux Chinois de ma connaissance à s’affilier à des sociétés antijaponaises. Dans les maisons privées, dans les rues, dans les bazars, le bruit courait que les Japonais répondaient à l’accusation lancée contre eux par une autre, et disaient que le train avait été dynamité par le propre fils de Chang Tso-lin, qui héritait de la dictature.
Cet été-là, pour la première fois de sa vie, Chiang Kai-shek visita le nord de la Chine. Il y alla en qualité de chef du gouvernement, mais il étonna les populations en voyageant en un train ordinaire, avec sa femme, et sans s’accompagner de troupes. Bien que M. et Mme Chiang fussent arrivés à Pékin le 3 juillet, pour ne rentrer à Nankin que le 29, il ne leur fut pas facile de rencontrer les généraux nordistes qui s’étaient ralliés au gouvernement nationaliste. En fin de compte, Chiang Kai-shek annonça qu’il assisterait à une cérémonie célébrée à la mémoire du chef de la Révolution, Sun Yat-sen, dont le corps reposait aux Western Halls, et qu’il espérait y rencontrer les généraux. Yen Hsi-shan et Pai Chung-hsi s’y trouvèrent. Au moment du service où l’assistance reste trois minutes tête baissée, pour l’examen de soi-même.
Feng Yu-hsiang entra en sombrero, revolver à la ceinture, et suivi d’une petite troupe armée.
Après la cérémonie, Chiang Kai-shek parla aux généraux, qui consentirent à une entrevue qui devait avoir lieu à Pékin.
À la suite de ces conversations, Chiang Kai-shek et les généraux signèrent conjointement un télégramme-circulaire portant décret officiel et adressé à la nation. Il défendait le recrutement dans toutes les provinces. Il annonçait qu’une conférence spéciale pour la réorganisation de l’armée se tiendrait à Nankin et se proposerait de réduire toutes les troupes existantes en une petite armée nationale qui serait sous la direction du gouvernement. On donnerait des emplois aux soldats licenciés.
Chiang Kai-shek revint à la capitale et consacra tout le reste de l’année à préparer cette conférence de désarmement. Mais la grande difficulté était d’obtenir un quorum suffisant de représentants capables et désireux de faire œuvre commune à Nankin.
Le drapeau nationaliste flottait sur toute la Chine. Mais la Doyenne des Lin m’écrivit qu’il y avait dans les campagnes encore plus de recrutements forcés qu’avant 1911 ; et moi-même, je vis à plusieurs reprises des soldats emmener des jeunes gens. Cependant, les généraux publiaient leur plan personnel de désarmement dans les journaux. Et la plupart des membres du Kuomintang de ma connaissance affirmaient joyeusement que la Chine formait maintenant une vraie nation et que le désarmement se poursuivait avec le concours des chefs d’armées eux-mêmes… Dès lors, pourquoi s’inquiéter ?
Chiang Kai-shek ne cessait d’occuper sa femme et ses amis à obtenir des vétérans républicains de reprendre part au gouvernement, mais la politique n’était plus à la mode. Toute la brillante jeunesse qui s’était enthousiasmée au début pour le nationalisme avait mûri. Les hommes étaient devenus négociants ou banquiers et leurs femmes s’occupaient de leur famille. La jeune génération, qui avait entendu parler des expériences faites par les frères ou les sœurs, n’éprouvait aucun intérêt pour les affaires politiques. Les Anciens se divisaient en « aile gauche », « aile droite » et autres groupements. Chiang Kai-shek fit d’innombrables voyages pour pacifier tous les esprits, mais sans beaucoup de succès.
En novembre, sur le conseil d’un correspondant de journal américain qui était devenu son ami, Chiang accepta les services d’un certain colonel Bauer et de soixante officiers allemands et autrichiens, en vue de réorganiser d’une façon modèle sa petite armée, de trouver des emplois aux soldats à licencier ou de les instruire comme agents de police.
En décembre, malgré les avertissements du consul et du commandant japonais de Moukden, qui l’avisaient de ne pas intervenir dans les affaires de Mandchourie, Chang Hsueh-liang dressa le drapeau nationaliste dans les trois provinces situées au nord de la Muraille. C’était proclamer son étroite alliance avec Chiang Kai-shek, dont il était devenu l’ami au cours d’une entrevue.
Chiang voulut convoquer tous les chefs militaires à la conférence annoncée pour le désarmement. Cela ne parut pas possible à ce moment-là. Mais en janvier, Bald-Trois me lut un article de journal local disant que pour la première fois depuis l’établissement de la république, tous les chefs d’armée de la Chine s’étaient trouvés réunis sous le même toit.
J’étais aussi enthousiasmée que si j’eusse été chinoise moi-même. Il me semblait que la sincérité, l’esprit altruiste et la hauteur de vues qui sont les qualités de tous les Chinois de ma connaissance, allaient triompher.
Mais la conférence n’aboutit pas. Feng Yu-hsiang fut le premier à la quitter. Après lui, tous les autres généraux s’en allèrent les uns après les autres. Aucun n’admettait qu’on pût considérer son armée comme ne lui appartenant pas en propre. Chacun voulait bien aider à réorganiser l’armée des autres, mais personne ne consentait à laisser toucher à la sienne.
Les généraux retournèrent en leurs quartiers et agirent d’une façon tout à fait aussi indépendante qu’auparavant, tout en gardant le drapeau nationaliste. Les guerres civiles continuèrent à dévaster le pays. Chiang Kai-shek demeura à Nankin, harcelé par les batailles qui se livraient autour de la capitale et par les discussions du parti, mais luttant toujours pour l’unité nationale de la Chine. T. V. Soong continua à essayer d’assurer l’équilibre du budget et C. T. Wang demeura un laborieux ministre des affaires étrangères.
En automne 1930, il était devenu de mauvais ton de faire de la politique, un peu comme en Amérique. Et, d’autre part, la presse protestait fréquemment contre l’habitude grandissante de placer ses capitaux en valeurs étrangères au lieu de les mettre dans des affaires industrielles ou commerciales chinoises.
Dans la matinée du 17 janvier 1931, je patinais avec ma fillette, à l’ouest du pont de Pa Li Tai, lorsque nous rencontrâmes les Wu, famille d’émigrants qui se rendait à Tientsin pour y prendre le train de Mandchourie. Ils nous invitèrent à nous reposer et à prendre le thé avec eux auprès de leur bateau, monté sur patins, comme celui sur lequel j’avais fait mon premier voyage de Pékin à la Maison d’Exil. Ils s’étaient arrêtés au bord du canal, au village de la Forêt parfumée. La famille comptait trente-sept personnes, y compris une petite fille née de la veille dans le bateau même. Ils descendaient tous d’un même couple d’Anciens qui avaient célébré le soixantième anniversaire de leur mariage.
Ils remontaient le canal « depuis deux lunes ». C’étaient des agriculteurs de génération en génération. L’un d’eux, né avec un pied bot, avait appris le métier de forgeron, mais uniquement pour fabriquer les outils de labourage, et il enseignait maintenant ce travail à un neveu qui avait reçu un coup de feu dans la hanche, lors d’une incursion de soldats en maraude. Un autre, aveuglé par des abeilles, était allé prendre des leçons du chanteur de la cité du Troisième Dyke. Il jouait de la guitare et célébrait dans ses chants les quarante-six siècles d’histoire de la Chine, afin d’éclairer les esprits de sa famille aux heures sombres, car « en étudiant le passé, nous comprenons le présent et connaissons l’avenir ». D’après leur apparence extérieure et après une heure de conversation, j’estimai ces gens, les trouvai très respectables et des citoyens tels qu’il en faudrait à la Chine en ce moment. Néanmoins, ils abandonnaient le patrimoine qu’ils avaient cultivé depuis plus de deux siècles et s’en allaient s’établir au delà de la Grande Muraille.
Ils portaient de bons et propres vêtements, ouatés de coton, et des souliers de leur propre fabrication. Avant de manger, ils se lavaient les mains et la figure dans de l’eau chaude. Avec leur thé, ils avaient des biscuits de « pain complet », préparés chez eux avant le départ, et des oignons frais, achetés en passant. Après le repas, ils se brossaient les dents avec de l’eau salée, lavaient leurs bols, leurs bâtonnets et leur marmite, puis retiraient du fourneau le charbon non consumé. Deux femmes cassèrent des noix pour la jeune accouchée, en disant : « Elle en a deux à nourrir, elle a besoin de quelque chose de plus. » Leur trisaïeule me dit que dans leur literie, ils avaient chacun des vêtements d’été, préparés avant d’entreprendre le voyage, car, une fois le printemps venu, ils espéraient être tous occupés à ensemencer de nouveaux champs.
Ma fillette demanda à l’Ancien pourquoi ils quittaient des terres fertiles, un climat tempéré et s’en allaient dans les pays du nord où l’hiver est long et cruel. Il répondit :
— Il faut réparer son toit avant les pluies, puiser de l’eau avant d’avoir soif. Nous fuyons la colère des trois grandes Puissances des Terres du Milieu : le Yangtze, le fleuve Jaune et le canal. Honteusement négligées depuis plus de vingt ans, ces Trois sont en colère. Les quelques jouets qu’on jette dans leurs eaux, lors des fêtes, n’apaisent pas le dragon mythique. Nos annales parlent de façons plus pratiques de contenir leurs débordements. Autrefois, les ingénieurs les maintenaient de bonne humeur en leur retournant une part des richesses reçues de la terre. Ils curaient les canaux, bâtissaient ou réparaient les digues, aidaient les Trois à supporter les grandes pluies. Mais maintenant, il y a bien deux fois dix ans que les ingénieurs sont partis, et nous, nous n’avons qu’à fuir la colère des Trois…
— La glace du canal est d’une longueur de doigt plus haute que du temps de mon père, ajouta l’homme assis auprès de l’Ancien, après lui avoir passé une pipe qu’il venait d’allumer. C’est un avertissement donné à la maison des Wu d’avoir à s’établir ailleurs, même après deux siècles de bonheur. Il y a vingt ans, la première année de la République, nous avons signalé à Pékin l’existence de trois points faibles dans les digues au-dessus de nos champs. Déjà cela avait été négligé par les précédents gouvernements. Mais on ne nous a pas écoutés. Il y a quatre ans, nous avons accueilli avec enthousiasme les nationalistes. Nous avons signalé neuf fois le danger à Nankin. Nous n’avons pas été entendus. Il y a maintenant vingt endroits faibles dans les digues. Nous avons envoyé des messagers aux autres agriculteurs de la région. Ils nous ont rapporté que partout on sait qu’aux prochaines grosses pluies les Trois déborderont et causeront des dévastations telles qu’on n’en a jamais vu dans l’histoire de la Chine. Les Terres du Milieu sont le trésor du pays. Nankin, la capitale, reine des Trois Vallées, est exposée au triple danger. Comment donc devons-nous juger ces gouvernants perdus en disputes politiques ?
Le soleil se couchait lorsque nous rentrâmes à la maison. Mai-da venait d’arriver, à la suite de la lettre que je lui avais écrite pour remplir ma promesse à son mari. Je l’avais informée que maintenant, après les trois ans de deuil qu’impose la coutume, nous pouvions ouvrir l’enveloppe scellée qu’il m’avait confiée. Nous la retirâmes donc du coffre de la banque, et l’ouvrîmes, bien tranquilles, dans mon petit salon personnel. Il y avait une lettre datée de l’après-midi même où il s’était rendu au fatal dîner. Il écrivait à Mai-da :
MA TRÈS CHÈRE CHÉRIE,
La lune n’est pas toujours pleine, et les nuages empourprés du soir se dispersent vite. Avant d’avoir levé ton voile et de t’avoir connue, je savais, par la rumeur publique, que tu avais donné ton cœur à un autre, et ce fut malgré moi que se conclut notre union, arrangée, selon la coutume, en dehors de nous ; mais pendant six ans tu m’as rendu aussi heureux qu’un dieu et m’as procuré des joies que peu d’hommes ont connues sous le ciel. Le bonheur rend plus intelligent. Tous les hommes désirent un bonheur continu, une longue vie et une bonne santé. J’ai possédé le premier et le dernier de ces biens, mais je sais que le second me sera refusé. Je me suis trompé dans mon jugement sur les affaires politiques, et bientôt, un jour, n’importe quel jour, au sortir de tes bras, pour aller promener ou dîner ou en visite, je ne reviendrai à toi que sous forme d’un corps sans chaleur et sans vie. La terre n’a pas de fête qui dure toujours. Maintenant que tu lis cette lettre, il y a trois ans que je suis parti. Ne continue pas à t’affliger après cette longue période de deuil. Ne cherche pas à approfondir les détails et les causes de mon départ. Je t’ai souvent priée de ne pas t’occuper de politique, et j’ai confiance que tu m’obéiras en cela. Une enquête ne me rendrait pas la vie, mais te ferait courir de grands dangers.
Je te souhaite, à toi, ma fleur douce, de longues et belles années, des saisons de félicité. Selon l’usage de notre pays, je ne puis te léguer une fortune personnelle ; lorsque tu liras ceci, mes biens seront rentrés dans les possessions communes de la famille. Ayant ainsi contribué largement à l’augmentation de la fortune familiale, je ne crois pas mal faire en te remettant ci-joint un don personnel. Je désire que tu puisses rester indépendante. Malgré ton amour pour un autre, tu as été bonne pour moi et je voudrais qu’il te soit possible d’épouser le prince mandchou que des circonstances politiques ont dépouillé de son héritage.
Dans la grande enveloppe qui accompagnait cette lettre, il y avait sept mille livres anglaises, cent mille francs français et trente-deux mille dollars américains.
L’association antijaponaise déploya une grande activité cette année-là. Le matin du 19 janvier, me trouvant dans le magasin de Ping, sur la route de Toku, une jolie fillette japonaise, d’environ quatre ans, en kimono de soie rose et manteau doublé de lapin blanc, entra avec sa nurse, qui la tenait par la main. Elle dit à Ping que son oncle lui avait donné un dollar, et qu’elle venait acheter une poupée. On lui en montra plusieurs, et elle en choisit une, gros corps joufflu, qu’elle pourrait laver tant qu’elle voudrait, lui dit-on.
Le commis de Ping était en train d’emballer la poupée lorsque survinrent deux boy-scouts antijaponais. C’étaient des écoliers, infatués d’eux-mêmes, de quinze à seize ans. L’un d’eux prit le paquet des mains du commis, examina la poupée et déclara qu’elle provenait du Japon. Alors, malgré les protestations de l’enfant et de sa nurse, il mit la poupée sous son bras et aida son camarade à retirer les marchandises placées sur les rayons.
Tout ce qu’ils déclaraient de provenance japonaise, ils le jetaient à terre et le foulaient aux pieds, de sorte que le magasin fut bientôt dans un état lamentable. Ping restait impassible. Il y avait un policeman dans la rue, et la devanture était faite d’une grande glace, de sorte qu’il pouvait très bien voir ce qui se passait à l’intérieur, mais il ne bougea pas.
Lorsque les scouts eurent entassés assez de marchandises à leur gré pour « donner une leçon » au marchand, ils donnèrent l’ordre au commis effrayé de porter tout cela au milieu de la rue. Il y avait là des cotonnades, des écheveaux de laine, des bobines de fil, des linges de toilette – qui portaient en grosses lettres une marque de fabrique chinoise –, des bougies, des pantoufles, des paquets de boîtes d’allumettes suédoises. Le scout qui s’était emparé de la poupée la plaça au sommet du tas, tandis que le second y mettait le feu. Quand je sortis, la petite fille criait et se débattait entre les bras de sa nurse pour aller châtier les vandales.
J’allai demander à l’agent de police pourquoi il n’était pas intervenu. Il parut mal à l’aise, mais ne répondit pas. Il me fallut répéter trois fois ma question pour obtenir cette réponse : « Je n’ai pas encore reçu l’ordre d’empêcher le travail des antijaponais. »
Un chaudronnier, qui se trouvait là, entendit ces mots et saisit l’occasion de faire un discours aux gens qui s’étaient arrêtés devant le feu.
— Six habitants de la rue, dit-il, ont été ruinés de cette façon depuis quelques mois. Eh bien, je me demande pourquoi le gouvernement, qui perçoit souvent double taxe, permet à ces scouts antijaponais d’achever notre ruine. Je n’ai pas entendu dire que le gouvernement ait prohibé l’importation de marchandises japonaises. Elles ont payé les droits de douane, et si elles étaient interdites, on ne les aurait pas laissé entrer. Les marchands ne les font pas venir pour se moquer du monde, ils ne les tiendraient pas en magasin si les clients n’en voulaient pas. Et voilà ces gamins qui prennent sur eux le droit de donner des leçons aux marchands en leur volant ce qu’il leur prend fantaisie de déclarer japonais ! Ils détruisent en même temps pour des centaines de dollars de marchandises authentiquement chinoises. Eh bien, vous, policier, par votre négligence à arrêter la folie de ces gamins, qui devraient être en train d’étudier leurs leçons, vous êtes en train de crever le papier de vos propres lanternes. Car c’est grâce aux impôts payés par les marchands qu’on peut se payer le luxe d’une police nombreuse et bien habillée. Quand il n’y aura plus de marchands, on vous renverra chez vous.
… Un peu plus loin dans la même rue, j’aperçus un Japonais en uniforme militaire qui photographiait une affiche antijaponaise.
Au début de mai 1931, la presse annonça que le gouvernement de Nankin réclamait le retour à la Chine des concessions étrangères. Ces concessions ne constituent toutes ensemble qu’une infime superficie territoriale. Accordées à l’origine aux Occidentaux pour qu’ils vivent séparés des Chinois, elles n’ont plus du tout cette raison d’être. Aujourd’hui, les étrangers sont mêlés aux Chinois. Ils ne possèdent pas de propriétés hors des concessions, mais peuvent habiter où ils veulent. Naturellement, aux moments de troubles, les concessions deviennent des lieux de refuge pour les Chinois eux-mêmes, si bien que les étrangers n’y sont plus en majorité.
Toutes les concessions ont été bâties sur des marais, car on n’accordait autrefois aux « barbares étrangers » que des sites malsains, afin de les décourager. Mais ces marais, drainés, asséchés, plantés d’arbres, sont devenus des quartiers riches. Il y a des écoles modernes, des hôpitaux, de l’eau potable, l’électricité, à plus bas prix que dans les villes purement chinoises. Les concessions sont riches.
J’avais fréquemment entendu dire, en prenant le thé en diverses maisons chinoises, que, la Chine étant devenue une république démocratique, le sort des concessions ne devait plus être affaire de tractations directes entre ministres et fonctionnaires, mais sujettes au vote des habitants. Le plus clair résultat de cette modification serait que les Chinois de chaque ville seraient unanimes à vouloir le maintien du statu quo, au moins tant qu’un gouvernement stable ne serait pas établi en Chine – ce qui tarderait encore de quelques dizaines d’années, disait l’Ancien de la Maison d’Exil.
Jusqu’à ces derniers temps, les bons des concessions avaient rapporté régulièrement six pour cent et étaient considérés comme des placements de tout repos. Mais ils sont tombés d’une façon alarmante dès qu’il fut question de leur retour à la Chine.
Peu de temps après l’ouverture de la conférence des concessions à Nankin, Su-ling me dit que la maison des Lin, connue pour sa sagacité en matières financières, vendait les bons de la concession anglaise pour acheter ceux de la concession française, et conseillait à tous ses alliés et parents d’en faire autant. D’après Su-ling, les Lin se basaient sur la facilité avec laquelle l’Angleterre avait abandonné la concession de Hankow et l’administration des pêcheries du village de Wei-hai-wei pour craindre qu’elle ne renonce « aussi aisément à ses anciennes responsabilités et ne soit heureuse de trouver des raisons de sentiment à cet acte de faiblesse ».
En fait, les concessions étrangères ne sont pas entretenues par leurs pays respectifs ; elles s’entretiennent elles-mêmes, sauf en ce qui concerne les garnisons – probablement fort onéreuses – qu’il faut y maintenir pour les faire respecter. Malgré tout, une concession offre toujours des possibilités de conflit. Des fonctionnaires chinois révoqués y trouvent facilement refuge. Le Kuomintang a toujours eu un quartier général à la concession française de Shanghaï ; les présidents de Pékin avaient aussi tout un état-major dans l’une ou l’autre des concessions de Tientsin ; au cours des incessantes guerres civiles, les vaincus se hâtent de se réfugier dans une concession ; et enfin, les Chinois élevés en Europe ou en Amérique, ayant acquis une certaine connaissance des choses occidentales, se servaient des concessions à double fin, tantôt comme d’un épouvantail auprès de leurs compatriotes, tantôt comme moyen de gagner la sympathie des étrangers.
En regardant à la fenêtre de mon petit salon de Tientsin, après avoir écrit ce qui précède, je vis un petit groupe de neuf Chinois qui, apeurés par le va-et-vient des autos, attendaient le signal de l’agent de police pour traverser la rue. Ce jour-là, 23 mai 1931, j’écrivis dans mon journal :
Depuis que j’habite ici, c’est-à-dire depuis avril 1927, je constate un incessant passage de bons et braves agriculteurs chinois qui traversent Tientsin, en route pour la Mandchourie, au delà de la Grande Muraille. Ce printemps, il semble y en avoir plus que jamais.
D’après une statistique donnée cette semaine par un jeune économiste, au cours d’une conférence à l’Université, il y a maintenant trente millions d’agriculteurs disséminés sur 364.000 milles carrés de la Mandchourie. Au moment où le Japon commença à s’intéresser à ces territoires déserts et construisit des voies ferrées pour encourager des colons à venir travailler ces terres vierges, il n’y avait encore que cinq millions de Chinois en Mandchourie. Le gouvernement chinois craignait fort que les émigrants d’un Japon surpeuplé ne vinssent noyer cette population, mais les événements ont prouvé que cette crainte était sans fondement. Sur la population totale, il y a vingt-sept millions de Chinois.
Il est faux de dire que la Chine est surpeuplée, ajouta l’économiste. On peut voyager durant des semaines à travers des territoires fertiles, mais incultes. Les étrangers croient notre pays surpeuplé parce qu’ils ne voient que quelques villes.
En temps de paix, il eût été impossible de coloniser la Mandchourie, mais les circonstances ont fait ce que le gouvernement n’aurait jamais pu accomplir par des efforts directs. La guerre civile, désolant dix-huit provinces, a poussé les pacifiques agriculteurs vers la Mandchourie, beaucoup plus efficacement que le Japon n’a pu le faire, malgré ses paternels encouragements, pour ses propres citoyens. En 1928, un demi-million y sont devenus propriétaires de terres. En 1929, six cent mille ; en 1930, un autre demi-million. Le paysan chinois supporte vaillamment les rigueurs d’un dur climat ; le travail ne lui fait pas peur tant qu’il peut labourer, semer, moissonner.
Un grand nombre de ces émigrants passent par Tientsin, soit en bateau, soit par le train, soit à pied, selon l’état de leur bourse. Ils voyagent en famille. On voit des bébés dans les bras de leur mère, des vieillards impotents sur le dos de leurs descendants. Ils emportent leurs charrues, leurs grains de semence, leurs dieux de famille, et même, fréquemment, une pierre du foyer qu’ils viennent de quitter. Ils ont les paquets de vêtements, leur literie, des provisions alimentaires et des bâtons d’encens pour brûler aux carrefours ; souvent aussi, ils emportent des boutures de leurs rosiers favoris.
Mai-da ne peut pas les voir sans que les larmes lui viennent aux yeux. Elle évite les routes et les rues où elle est exposée à les rencontrer, et souvent elle entre chez moi par la porte de service parce que des émigrants défilent devant la maison. Elle aime si passionnément sa maison natale que pour elle, il n’est pire destin que l’exil volontaire des lieux où les Ancêtres ont vécu. Pour moi, il n’y a pas tant de siècles que mes ancêtres ont quitté l’Angleterre à la recherche de l’indépendance et de la liberté de pensée. Et ne suis-je pas venue, encore presque enfant, dans la maison des Lin ? Je pense donc autrement que Mai-da. Je me promène souvent dans Willow Road pour y voir les familles d’émigrants qui arrivent à pied à Tientsin.
J’ai été très curieuse de savoir quelles sortes de gens sont ceux-là qui ont tout à coup abandonné les tombes de leurs ancêtres pour chercher une Terre Promise au delà de la Grande Muraille. Tous ceux à qui j’ai parlé m’ont paru résolus, vaillants, prêts à affronter un nouveau genre de vie avec courage et fermeté. Ils sont tous profondément chinois. Aucun ne se laisserait dire qu’il existe au monde une race égale à la leur, à n’importe quel point de vue. Ils traitent tous les autres peuples de « barbares », sauf leurs cousins « à demi civilisés », les Japonais. Ils ont l’intime conviction que les Chinois ne peuvent apporter que du bien partout où ils vont. Les affaires gouvernementales ne les intéressent pas du tout. « Nous avons eu de nombreuses dynasties et de nombreux gouvernements », disent-ils – Quelles que soient les lois, nous, paysans, nous leur obéirons. »
Quand je leur demande pourquoi ils vont en Mandchourie, ils répondent : « Nous fuyons les dieux de la guerre civile et des inondations. Il y a un roi en Mandchourie, mais nous ignorons son nom. Nous ne savons pas s’il est russe, anglais comme en Malaisie, américain comme à San-Francisco, japonais, mandchou ou ming. Qu’est-ce que cela fait ? Des membres de notre famille que nous avons envoyés explorer le pays nous assurent qu’on permet de s’installer là-bas, que les taxes ne sont pas supérieures à vingt pour cent de la valeur des moissons et qu’on n’y est pas malmené. »
Notre jardin de Tientsin s’étend, au midi, jusqu’à la route de Newchwang, de l’autre côté de laquelle s’élève une maison en briques, d’architecture européenne et qui appartient à la famille Chang, de Moukden. Lorsqu’il fut nommé maire de Tientsin, Chang Hsueh-ming vint y résider. Il est le second fils de Chang Tso-lin, que le populaire appelait le roi de Mandchourie. L’aîné est Chang Hsueh-liang, qui hérita de son père la dictature sur les provinces du Nord, au delà de la Grande Muraille.
Vers la fin du printemps, Hsueh-liang quitta soudain Moukden en avion et vint passer une nuit chez son frère. De là, il partit pour Nankin. Peu après son départ, comme j’arrosais les roses de mon jardin, la femme de Hsueh-ming me salua de sa fenêtre, m’appela et offrit de venir m’aider. Elle accourut, et, après avoir parlé un instant de choses indifférentes, elle me confia que le frère aîné de son mari était allé essayer d’apaiser les conflits internes qui déchiraient le parti nationaliste et empêchaient le gouvernement d’assurer le bonheur du peuple, bien que son autorité s’étendît sur toute la Chine depuis quatre ans.
Elle ajouta que Chang Hsueh-liang avait demandé à son frère cadet de l’accompagner à Nankin, mais que, elle, n’attendant rien de bon de cette tentative, avait feint de fortes névralgies, afin d’empêcher son mari de partir. D’ailleurs, les oncles et les tantes de la famille résidant à Moukden avaient cherché à dissuader l’aîné de faire cette tentative, parce que les autorités japonaises de Mandchourie auraient vu avec défaveur tout rapprochement plus étroit entre les provinces du Nord et le gouvernement de Nankin.
Dix jours après cette conversation, j’exerçais un cheval sur le champ de course lorsque l’avion de Chang Hsueh-liang atterrit au centre de la place. Chang et son secrétaire, tous deux évanouis, furent emmenés dans une voiture fermée à l’hôpital Rockefeller. On fit tout ce qu’on put pour que la nouvelle de cette maladie ne s’ébruitât pas, car de tels incidents causent des perturbations à la bourse et dans le monde politique. L’atterrissage sur le champ de course de Tientsin avait pour but de cacher l’événement, mais en vain, et bientôt, avertis par l’une de ces mystérieuses rumeurs qui se répandent si vite en Chine, les marchands ambulants, les chanteurs des rues, les commis de magasin répétèrent à l’envi que Chang Hsueh-liang, dictateur de la Mandchourie, avait été empoisonné à Nankin.
En juin, la tranquillité ne fut troublée que par la continuelle activité des scouts antijaponais. Les professeurs se plaignaient dans les journaux locaux que leurs étudiants passaient leurs nuits et leurs jours à ce travail. Magasins, gares, rues étaient infestés de ces impudents gamins et gamines, au milieu desquels se glissaient souvent des éléments louches. Ils ne se bornaient plus à confisquer des marchandises, mais ils arrêtaient des porteurs et des voitures pour visiter des bagages ou des ballots qui avaient déjà passé la douane. Ils accostaient même des passants dans la rue.
Ils m’accostèrent moi-même une fois et m’enlevèrent mon écharpe bleue. Elle venait d’Amérique, mais le scout – d’âge mûr celui-là – jura qu’elle avait été tissée au Japon. Quoiqu’elle fût fanée et deux fois raccommodée, j’étais ennuyée de la perdre. Je discutai et même fis appel au prêtre du temple que je venais de visiter, mais un aimable Chinois, qui se trouvait là, me conseilla d’abandonner la partie : « On n’éteint pas un incendie avec un rouleau à gâteau », me dit-il ; et une dame qui sortait du temple me prit le bras et ajouta : « Allons-nous-en. Il vaut toujours mieux s’adapter aux circonstances. »
Shun-ko vint me voir pour les fêtes de la Mi-Été. En passant à Pékin, elle avait déjà observé les menées antijaponaises, et ce qu’elle en vit à Tientsin l’alarma si fort qu’elle alla en parler au maire, Chang Hsueh-ming. Elle avait remarqué que partout où se produisaient des manifestations antijaponaises, apposition d’affiches ou incident civil, un Japonais, civil ou militaire, se trouvait là, comme par hasard, pour prendre des photographies ou des notes. Elle était convaincue que le Japon avait de mauvais desseins et elle supplia le maire de faire cesser cette activité antijaponaise. Mais il lui répondit que l’affaire dépassait ses compétences et qu’il ne pouvait rien.
En juillet, il devint notoire que la mission de Chang Hsueh-liang à Nankin avait été inutile. La scission entre les différents groupes du parti nationaliste, loin de s’atténuer, prenait les proportions d’une guerre civile. On disait que les arsenaux de Canton fabriquaient sans arrêt des cartouches, des fusils, des revolvers, des mitrailleuses et de la poudre sans fumée en vue d’une révolution dirigée contre le gouvernement du président Chiang Kai-shek.
Le secrétaire de Chang Hsueh-liang était mort à l’hôpital Rockefeller. Les bureaux du maire publiaient chaque jour des bulletins concernant l’état de Hsueh-liang, mais personne n’était admis auprès de lui. Le public – y compris même un consul européen – disait qu’il était mort et que l’événement était gardé secret, comme on l’avait fait pour son père, en juin 1928.
Le 15 juillet, j’assistai à un grand dîner offert par le consul japonais. Il y avait là des Chinois, des Français, des Américains, des Anglais, des Italiens et des Scandinaves. Les Japonais disaient ouvertement, en présence des Chinois, que si Chang Hsueh-liang était encore en vie et se rétablissait, il ne pourrait en aucun cas retourner en Mandchourie, car ses attaches avec Chiang Kai-shek et le parti nationaliste rendraient son gouvernement trop difficile dans les provinces du Nord. À l’appui de cette opinion, ils disaient que plus de trois cents cas d’insulte au Japon s’étaient produits depuis qu’il était dictateur de la Mandchourie et que, cependant, son frère, le maire de Tientsin, n’avait rien fait pour enrayer les manifestations antijaponaises. Et comme on demandait aux Japonais qui leur paraîtrait le plus indiqué à leur avis pour gouverner la Mandchourie, ils se bornèrent à sourire, sans répondre.
Le matin du 6, je reçus une invitation de M. et Mme Henry Pu-yi, ex-souverains mandchous. On leur avait envoyé une provision de framboises et ils offraient une ju-yung que j’aime beaucoup. Notre cuisinier, Chou, prépara vite une crème glacée, qu’il vint m’aider à servir.
Pendant cette visite, l’ex-impératrice me dit que les Japonais et les membres de leur famille insistaient auprès de son mari pour qu’il prépare une restauration monarchique en Mandchourie… mais qu’ils étaient tous deux bien résolus à se tenir désormais à l’écart des affaires politiques. En me raccompagnant à la porte, elle me dit encore : « Revenez nous voir. Nous avons besoin de nos amis en ces temps difficiles. »
Durant tout le mois, le thermomètre resta aux environs de 32 degrés à l’ombre et, en même temps il plut beaucoup. Les récoltes s’annonçaient magnifiques. Je fus invitée à une excursion organisée en bateau par les membres de la commission de la rivière et leurs femmes. Il ne s’agissait pas seulement de passer une belle journée, mais d’attirer l’attention des commissaires sur les dangers d’inondation, de leur rappeler que notre province est une plaine basse, dont les eaux n’ont accès à la mer que par l’étroite rivière Hai qui traverse et entoure Tientsin. Le système compliqué des digues et des canaux utilisé depuis des siècles pour drainer les eaux de la plaine fut étudié, et les ingénieurs anglais, français, allemands et chinois consultés par la commission avaient été unanimes à déclarer que des améliorations et des réparations immédiates étaient absolument nécessaires. On rappela à cette occasion les précédentes inondations de 1917 et de 1924 qui avaient dévasté la ville de Tientsin. On en montra des photographies.
Je me rappelai alors que le niveau où l’eau s’était élevée au cours de ces précédents désastres avait atteint – d’après les marques faites alors – les escaliers du second étage de ma maison, qui se trouve dans le quartier le plus élevé de la ville. Le portier me dit que la famille qui y habitait avait très bien pu rester au second étage. Mais les ingénieurs déclaraient qu’en cas de grosses pluies, le niveau des eaux serait plus haut que par le passé. Dans ce cas, nous aurions encore la ressource du troisième étage… mais la plupart des maisons chinoises n’en ont qu’un.
Malgré tout, j’eus l’impression très nette, dès avant midi, ce jour-là, que le gouvernement de Tientsin ferait comme ceux du Yangtze et du fleuve Jaune, c’est-à-dire se bornerait à prier les dieux de ne pas envoyer de pluie.
Nous nous trouvions à Pei-tai-holors que nous reçûmes un télégramme de Hankow nous annonçant la catastrophe du Yangtze, aggravée par la rupture, en quinze endroits, des digues du Grand Canal. Nos amis, nos voisins et nous avions tous des parents ou des connaissances dans les Trois Vallées. Les jours qui suivirent furent pleins d’anxiété. Les dépêches et les nouvelles de presse rapportaient que des brèches de plus en plus nombreuses se produisaient dans les digues, depuis trop longtemps négligées. Ceux qui connaissaient l’épouvante des eaux débordées – et il y en avait beaucoup parmi nous – souhaitaient à ceux qu’ils aimaient de mourir sous le premier envahissement des flots, plutôt que de souffrir de la famine, en s’accrochant à des débris surnageant çà et là.
Mai-da était diplômée de la Croix-Rouge. Elle partit avec une mission sanitaire destinée à combattre la peste, conséquence ordinaire des inondations. De nombreuses femmes qui avaient projeté l’acquisition de robes neuves pour l’automne, donnèrent les sommes qu’elles avaient réservées pour cela, et tout ce qu’elles purent réunir en outre. Des Occidentaux prêts à rentrer au pays, remirent leur départ d’une année et offrirent l’argent de leur voyage. La Maison d’Exil donna dix mille dollars, en reconnaissance d’avoir été épargnée elle-même. L’Empereur du Japon fit un don personnel de cinquante mille dollars, qui s’ajoutèrent aux souscriptions spontanées de son peuple. Les hygiénistes japonais offrirent leurs services et vinrent collaborer avec le corps médical chinois.
D’après une lettre de Mai-da, les eaux étaient si hautes à Nankin que les réfugiés devaient camper sur les murailles de la ville. Su-ling, qui travaillait avec des infirmières au sud de Hankow, écrivait qu’il était impossible de décrire l’affreuse condition des sinistrés, et même de mesurer l’étendue du fléau, la violence des flots rendant toute navigation impossible sur toute l’étendue de l’inondation. Des aéroplanes parcouraient le pays à la recherche des rescapés, réunis çà et là sur des monticules non submergés. Le colonel et Mme Lindbergh, qui venaient d’arriver en Chine, se joignirent à ces sauvetages. Oncle Shao-chun, invité à se rendre à la capitale pour décider des mesures à prendre, sentit qu’il était trop tard pour faire quoi que ce fût et demanda seulement que l’on s’occupât de préserver d’autres districts.
Lorsque je revins à Tientsin, les fonctionnaires chinois et japonais se montraient toujours d’une courtoisie parfaite les uns envers les autres dans les dîners, réceptions et partout où ils avaient l’occasion de se rencontrer. Il n’était pas de bon ton de n’inviter à une même réception que les ressortissants d’un des deux pays, sous prétexte que leurs gouvernements ne s’accordaient pas. Mais partout en Chine, on parlait couramment d’une guerre prochaine entre les deux pays.
Journellement, des incidents antijaponais se produisaient dans les rues. Un matin, vers neuf heures, je vis un marchand de sucreries accosté par un jeune homme bien vêtu et porteur d’une insigne de surveillant. Je ne sais vraiment pas ce qu’il put trouver de japonais dans les fournitures du pauvre vieux marchand ambulant, mais il s’écria qu’il allait lui donner une leçon de patriotisme, il renversa son réchaud et lui vida son seau de sucre fondu sur la tête.
Ce même jour, vers onze heures, je vis deux petites écolières japonaises harcelées d’impudentes questions et entourées d’une foule hostile de jeunes Chinois. Ils arrachèrent la ceinture d’une des fillettes et la piétinèrent ; l’excitation était à son comble lorsque s’ouvrit une porte à côté des petites Japonaises. C’était le plus populaire acteur de Tientsin, qui avait vu la scène, et il les enleva soudain à leurs persécuteurs, ahuris.
Enfin, à quatre heures de l’après-midi, des antijaponais parcoururent la rue des Cordonniers et se firent livrer tous les stocks de peaux de serpents de Formose, qui étaient très à la mode cet automne-là.
Il y avait aussi beaucoup de scouts qui endoctrinaient le peuple par des conférences en plein air. J’en écoutai plusieurs. Ils déclaraient toujours que tous les traités conclus avec le Japon étaient injustement favorables à ce seul pays, au détriment de la Chine ; du reste, signés sous l’empire de la nécessité ou par des politiciens vendus. Je me procurai et lus soigneusement les textes de ces traités, et je suis tentée de croire que ces jeunes conférenciers n’avaient pas tout à fait tort. Mais une fois, après qu’un de ces orateurs eut, pendant une demi-heure, violemment admonesté la foule pour son indifférence, j’entendis un homme qui conduisait une mule faire cette remarque : « Nous serions plus sensibles au despotisme japonais si nous étions moins esclaves chez nous. »
Chang Hsueh-liang fit cesser tous les bruits qui avaient couru au sujet de sa mort en accordant des entrevues à tous les généraux des provinces du Nord, puis il se montra en public sur le terrain du polo de Pékin. Il paraissait encore très faible. Il fit dès lors des exercices d’équitation tous les jours, en public.
Tout ce temps, la presse locale ne prêta qu’une attention limitée aux affaires sino-japonaises, mais les journaux étaient pleins de détails sur la guerre civile qui avait éclaté entre le président Chiang Kai-shek et les deux chefs du parti des vétérans : Sun-fo et Wang Ching-wei. Les armées ennemies, parties respectivement de Canton et de Nankin, ensanglantaient les provinces et faisaient perdre confiance au peuple. Cependant, des Chinois résidant à San-Francisco, Londres, Paris, Berlin, en Australie, comme en Malaisie, télégraphiaient à leurs compatriotes demeurés au pays de cesser ces luttes fratricides pour songer à la patrie désolée par l’inondation et menacée par le Japon.
Ces télégrammes étaient publiés pour rassurer le peuple, mais les luttes intérieures ne s’arrêtèrent pas. Les Cantonais achetèrent au Japon pour deux millions cinq cent mille dollars d’équipements militaires, et pour l’armée du président, on fit venir des États-Unis vingt-cinq avions et cinq cents caisses de munitions pour mitrailleuses. Cet envoi arriva à Nankin en septembre.
Le 19 septembre 1931, des réfugiés de Mandchourie commencèrent à débarquer de la gare de l’Est de Tientsin. Ils portaient leurs bébés dans leurs bras et leurs vieillards impotents sur le dos, mais à part cela, quelle différence avec ces mêmes émigrants qui passaient ici, il y a peu de temps, en route pour une Terre Promise ! Ils étaient mornes et taciturnes.
Aux approches de la gare, on avait placé de grandes pancartes assurant les réfugiés que s’ils voulaient continuer sur Pékin, ils y trouveraient des abris et des aliments, mais la plupart de ces infortunés désiraient surtout retourner à leur village natal. Ils sortaient de la gare, achetaient quelque nourriture et partaient à pied pour la lointaine maison qu’ils avaient cru abandonner pour toujours. Au fur et à mesure qu’arrivaient des trains, ces réfugiés semblaient de plus en plus nombreux, mais en me rappelant la grande migration qui avait passé par Tientsin durant les quatre dernières années, je me dis qu’il n’en revenait tout de même qu’une faible partie.
Un des réfugiés qui consentit à parler, dit que les Japonais avaient occupé Moukden, siège du gouvernement mandchou, pendant la nuit, sans rencontrer de résistance réelle. La facilité avec laquelle se fit cette opération, la fuite de tous les fonctionnaires chinois, avaient alarmé la population. Mais le Japon ne désirait pas le départ des colons chinois ; il leur fit assurer qu’ils avaient tout à gagner en restant dans leurs magasins ou leurs fermes. Et lorsque cela ne parut pas suffisant pour enrayer l’exode, le Japon combattit la crainte par la crainte, de sorte que les Chinois eurent plus peur de s’en aller que de rester. Le moyen le plus effectif consista à faire suivre les trains de réfugiés par des avions de bombardement.
Peu de temps après, le président, Chiang Kai-shek, quoique encore très occupé de l’avance des sudistes, donna l’ordre à Mo Teh-hui, son ambassadeur à Moscou, d’amener la Russie aux côtés de la Chine dans son conflit avec le Japon. Ceci causa une grande indignation dans la noblesse, chez les négociant et artisans, qui se rappelaient ce qu’avait été l’amitié de la Russie et n’avaient aucune confiance en elle. Parmi mes connaissances, les gens de classe inférieure, sauf les étudiants, étaient partisans de la non-résistance ; ils voulaient que l’on confiât à la Société des Nations le soin de faire une enquête et de régler l’affaire. Les étudiants, membres de l’association antijaponaise, voulaient la guerre.
Pour comprendre le prestige et les licences excessives dont jouissaient ces étudiants, il nous faut, nous Occidentaux, nous rappeler que tout au long des dynasties chinoises, les étudiants ou intellectuels ont toujours occupé la première place dans les quatre classes dont se compose la société chinoise. Tout récemment encore, les gouverneurs étaient toujours choisis parmi les intellectuels, après examens écrits ouverts à tous.
La Chine s’est proclamée république ; mais ce privilège, elle le tient de ses intellectuels, et elle a été si troublée par la révolution et les réformes depuis vingt-et-un ans que ses étudiants actuels n’ont pas été disciplinés par des études suivies et régulières. Peu d’entre eux ont pu suivre des cours sans interruption durant une année. Les guerres civiles arrêtaient tout, et ainsi, leurs idées subirent des fluctuations peu communes.
Au jour de « l’Anniversaire de la Lune », deux mille étudiants, délégués de tous les établissements d’instruction de la Chine, se rendirent à Hangchow pour punir C. T. Wang, ministre des affaires étrangères, de ne leur avoir pas obéi et déclaré la guerre au Japon. Ils prirent pour certain que le ministre passerait ce jour de fête en famille dans sa propriété du bord du lac. Ils s’assemblèrent donc et forcèrent la porte de la plus belle maison qu’ils aperçurent, ils envahirent et saccagèrent les jardins, lacérèrent les vieux portraits de famille du grand hall, détruisirent des livres rares et de précieux manuscrits que l’on avait mis des siècles à collectionner, envahirent enfin toute la maison en repoussant brutalement les serviteurs qui tentaient de s’interposer.
Ces vandales étaient en train de mettre en pièces des porcelaines de valeur inestimable lorsque l’Ancien de la famille, malade et faible, sortit de son lit pour leur parler. À sa vue, les étudiants crièrent : « Sortez avec nous, Monsieur Wang, pour être fustigé de bambous ! » Le vieux monsieur les calma en leur apprenant que la propriété de M. Wang se trouvait de l’autre côté du lac.
« Mille regrets ! » dirent les étudiants. « Nous nous sommes trompés. » Ils se ruèrent de l’autre côté et dévastèrent la belle maison des Wang, mais ils n’y trouvèrent pas le ministre. Pendant qu’ils brisaient tout chez lui et terrifiaient les membres de sa famille, ils reçurent d’un étudiant de Nankin un télégramme leur annonçant que le ministre des affaires étrangères était resté en ville pendant la fête, pour travailler.
Le soir de ce jour, nos voisins, qui sont apparentés à la femme de M. Wang, reçurent des nouvelles de ce qui s’était passé à Nankin. M. Wang travaillait, assis à la table de son bureau, lorsqu’il fut assailli par trois mille étudiants et presque tué sous une pluie d’encriers, d’ampoules électriques et de chaises. Sauvagement frappé à coups de bambous, il fut retiré dans un état lamentable par des domestiques qui étaient venus à son secours par la fenêtre…
Il fut en danger de mort pendant plusieurs mois et il se ressent encore de ses blessures. Il avait fait ses études classiques en Chine, puis à l’Université de Tokio et enfin, à celle de Yale. Grand artisan de la révolution de 1911, il avait depuis lors, toujours occupé des postes importants dans le gouvernement. Il avait été délégué de la Chine à la conférence de la Paix, qui avait préparé le traité de Versailles, et y avait protesté contre les clauses relatives au Shantung, qui lui semblaient trop favorables au Japon. Depuis 1928, comme ministre des affaires étrangères sous la présidence de Chiang Kai-shek, il avait réussi à faire reconnaître l’autonomie de la Chine en matière de tarifs par toutes les puissances étrangères qui avaient jusqu’alors joui de privilèges spéciaux à cet égard. Il était ensuite entré en pourparlers avec ces mêmes puissances et les avait amenées à envisager sous certaines conditions leurs droits d’exterritorialité.
Les étudiants ne furent pas inquiétés. Ils continuèrent à affluer à la capitale. Bientôt, il y en eut quatre-vingt mille qui campèrent sous les murs des ministères, demandant la guerre à grands cris. Il fut particulièrement difficile de les nourrir, car les réfugiés, les victimes des inondations, les réquisitions militaires avaient grandement affaibli les ressources.
Il fallut mettre des portes de fer aux immeubles gouvernementaux.
À Tientsin, le 3 novembre, le principal de l’école moyenne essaya de lire à ses élèves la circulaire du président Chiang Kai-shek réprouvant l’agitation antijaponaise parmi les étudiants et recommandant aux professeurs de renforcer la discipline. Deux cents étudiants se ruèrent sur lui, le frappèrent et le blessèrent, si gravement qu’il mourut quelque temps après à l’hôpital. Des incidents analogues se produisirent un peu partout dans le pays.
Le seul résultat de la circulaire présidentielle fut d’amener encore plus d’étudiants à prendre des trains d’assaut pour se faire conduire à la capitale. Munis de haut-parleurs, ils sommaient Chiang Kai-shek de faire son devoir en déclarant la guerre au Japon. Ils ne payaient ni leur voyage ni leur nourriture ; et rien ne fut tenté pour les arrêter. Lorsque, à Tientsin, trois mille d’entre eux saccagèrent la maison du chef de gare et se répandirent sur les voies pour arrêter l’express Pékin-Shanghaï, où ils voulaient prendre place, un Ecossais, commissaire consultatif auprès des chemins de fer chinois, conseilla de les arroser au moyen de pompes à incendie, mais on ne l’écouta pas et l’on mit des voitures supplémentaires pour leur donner place.
Durant cette période, on entendait constamment répéter « Le Japon attaquera Tientsin cette nuit ». Les consuls envisagèrent cette éventualité assez sérieusement, et à plusieurs reprises, ils envoyèrent une note collective au consul général du Japon et au commandant des forces japonaises, leur disant qu’à leur avis, et pour « le cas où ils en auraient l’intention », une telle entreprise leur semblait peu sage.
Je fis venir un exemplaire de la Vie de Georges Fox, que j’offris personnellement à l’ex-empereur M. Henry Pu-Yi. Sa femme et lui étaient très importunés par des visiteurs qui se servaient de tous les moyens pour le persuader, le presser, de se laisser couronner empereur de Mandchourie. Il avait vendu sa collection d’ivoires et disposé de la location de sa maison. Il avait réalisé vingt-cinq mille dollars, qu’il avait offerts au fonds de secours pour les inondés. Enfin, sa femme et lui avaient télégraphié au président Chiang Kai-shek, à Nankin, et à Chang Hsueh-liang, à Pékin, les assurant de leur loyalisme et sollicitant un asile.
Ils ne reçurent jamais de réponse. Le grondement du canon et le crépitement des coups de fusil absorbèrent l’attention de toute la ville durant les trois dernières semaines de novembre. Et ce fut durant cette période de tension sino-japonaise que l’ex-empereur et sa femme furent mis « en lieu sûr » par les Japonais, qui les emmenèrent en bateau pendant la nuit.
La tante de l’ex-empereur vint me voir en pleurant, parce que, disait-elle, son neveu avait juré à sa femme de se suicider plutôt que de remonter sur le trône de Mandchourie. Malgré son chagrin, elle consentit, sur ma demande, à patronner le mariage de Mai-da avec le prince Erh-sung. Il se fit naturaliser Chinois, et le mariage eut lieu, sans cérémonie, le lendemain.
À Tientsin, il y avait des combats intermittents… nuls en certains jours, rares la nuit, sauf quelquefois où le grondement du canon ne cessait du coucher au lever du soleil. Les autorités japonaises firent demander que cela cessât, et les Chinois agirent avec la plus grande précaution. On disait couramment que les Japonais avaient été les instigateurs masqués de tout en payant des aventuriers chinois pour tirer des coups de feu en tel ou tel endroit où les Japonais pourraient prendre prétexte d’intervenir et d’envahir la ville. Il y eut chez le maire, qui habitait à côté de chez nous, de nombreuses conférences entre des hommes d’affaires européens, les consuls et les généraux du Nord, dans le but très sincère de préserver Tientsin de l’étincelle qui pourrait mettre le feu aux poudres.
Il y eut nombre de gens attaqués et tués. L’impératrice du Japon envoya des bandes de pansements, confectionnées de ses propres mains pour les blessés japonais. La croix-rouge chinoise soigna ses nationaux. Le bas peuple, effrayé, s’en alla camper dans les champs, en dépit du froid. Enfin, en décembre, les dirigeants réussirent à détourner l’orage de la ville. Les canonnades cessèrent. Mais dans toute l’étendue de la Chine, incidents sur incidents ne firent qu’accroître la tension entre les deux pays. Bald-Trois avait une vraie passion pour les journaux. Elle dépensait tout son argent à l’achat des journaux de toutes les provinces, et elle prit l’habitude de me les lire à haute voix, chaque jour, pendant que je m’habillais pour le dîner.
La guerre civile et les affaires intérieures continuaient à distraire l’attention du gouvernement de Nankin tandis que le Japon préparait son agression et que les étudiants réclamaient la guerre à grands cris.
Wellington Koo accepta de remplacer C. T. Wang au ministère des affaires étrangères. Aussitôt, une délégation d’étudiants de Hsuchow parvint à forcer sa porte et le contraignit à répondre à huit questions concernant la crise sino-japonaise. Les trois principales questions étaient les suivantes :
N’était-il pas d’avis que la Société des Nations avait fait faillite ?
Était-il disposé à annuler immédiatement tout traité existant avec le Japon ?
Pourquoi une alliance avec l’Amérique contre le Japon n’avait-elle pas été conclue ?
Les réponses du ministre furent rapportées aux autres groupes d’étudiants, qui les trouvèrent évasives et peu satisfaisantes. Le groupe de Hsuchow appela des volontaires, qui, au nombre de trente-cinq mille, vinrent camper devant les palais nationaux, sous une pluie battante. Ils refusèrent de s’en aller tant que le président Chiang Kai-shek ne leur aurait pas annoncé la date de son départ pour la Mandchourie, afin d’en expulser les Japonais.
Au bout d’une semaine, le président leur adressa un discours, leur demandant de patienter pendant la durée des négociations sino-japonaises, et leur proposa de s’enrôler dans ses régiments. Ils n’acceptèrent pas, et comme le froid devenait plus vif, il fallut leur distribuer des couvertures, prises aux entrepôts militaires.
Les navires de guerre japonais croisaient le long des côtes et distribuaient des munitions partout où résidaient des Japonais, « par mesure de précaution contre des soulèvements chinois ». De nombreux convois de munitions et de troupes traversaient Tientsin. Par groupes de vingt ou trente, des Japonais en civil arrivaient du Nord par le train ; ils étaient chargés de faire des rapports sur l’activité des sociétés antijaponaises. Bien que toujours fort courtois, leur présence troublait les esprits. Le 7 décembre, huit aéroplanes japonais volèrent très bas au-dessus des villages ; ils lancèrent des bombes dans les champs, causant de grands dommages au blé d’hiver.
Au début de décembre, Alfred Sze, délégué de la Chine à la conférence sino-japonaise de la Société des Nations, donna sa démission. Il télégraphia à Chiang Kai-shek qu’il avait reçu de ses compatriotes tant de messages faisant des objections à ce qu’il faisait ou disait qu’il ne se sentait plus en droit de représenter son pays. Wellington Koo quitta le ministère des affaires étrangères pour les mêmes raisons. Bafoué et insulté par les étudiants campés devant ses bureaux, Chiang Kai-shek lutta toute une semaine pour constituer un gouvernement homogène, mais le 13, Hu Han-min, un des plus influents membres de l’ancien Kuomintang, à qui Chiang avait demandé son concours, lança un télégramme-circulaire adressé à toute la nation et aux établissements chinois à l’étranger, et dans lequel il demandait « qui donc avait nommé le jeune Chiang Kai-shek, de Teng-hua, près de Ningpo, président-dictateur de toute la Chine ».
Immédiatement, Chiang annonça sa démission par un autre télégramme-circulaire, dans lequel il exposait ses efforts pour mettre en pratique les enseignements de Sun Yat-sen, et sa déception en présence de trahisons répétées et de guerres civiles. Il en concluait qu’il était incapable de maintenir l’union dans le pays ; il attendrait donc à Nankin de savoir à qui il devrait remettre le sceau du gouvernement.
Le lendemain, le général Honjo, commandant de la garnison japonaise de Kuangtung, annonça qu’il y avait des malversations dans l’administration de la gabelle du Nord-Est ; il expédia des troupes à Jekol, via Tungliao, et de nouveau un nouvel administrateur avec des collaborateurs japonais. Ceci fit grand bruit. Les Japonais avaient mis l’embargo sur ces revenus de la gabelle qui avaient servi jusqu’alors à payer les troupes de Chang Hsueh-liang cantonnées dans notre province. Si leur solde faisait défaut, elles se livreraient certainement au pillage.
Exaspérée par ce coup de force japonais, une étudiante de Pékin s’empara du fusil d’un policier et provoqua une émeute au cours de laquelle fut détruit le grand hall central de Nankin et presque démoli le ministère des affaires étrangères. Le général Chen Ming-shu et M. Tsai Yuan-pei, qu’on délégua auprès des étudiants pour les calmer, furent tous deux sérieusement blessés.
De Shanghaï parvint la nouvelle suivante : « Le maire, Chun, et nombre d’employés de la municipalité sont actuellement prisonniers des étudiants, qui ont saccagé les bureaux locaux du Kuomintang la nuit dernière, détruit la gare de Chenju, sous prétexte que le chef de gare ne pouvait pas leur procurer un train pour emmener leurs prisonniers à Nankin, brûlé le pont du chemin de fer, coupé les fils téléphoniques et télégraphiques, et dévasté des locaux appartenant à la municipalité. »
Le 22, je vis l’avion de Chang Hsueh-liang s’envoler vers le Sud. On disait qu’il allait à Nankin, apporter son appui à Chiang Kai-shek, et conférer avec lui sur la situation sino-japonaise, mais au bout de deux heures, il revint. Il atterrit près de la maison de son frère et y reçut de nombreux personnages, dont les autos encombrèrent la rue jusqu’à une heure avancée de la nuit. Ce soir-là, Bald me lut cet entrefilet :
Chiang Kai-shek et sa femme ont tranquillement quitté la capitale en avion ce matin, au point du jour. Ils ont laissé le sceau du gouvernement, les clés de leur bureau et de la maison qu’ils occupaient depuis quatre ans, avec une lettre exprimant leur résolution de ne jamais reprendre d’activité politique, mais de jouir librement de la vie, en simples particuliers, dans leur maison familiale.
Le même jour, se produisirent, du côté japonais, les événements suivants : les Japonais marchèrent sur Chinchow, la dernière ville fortifiée chinoise en Mandchourie ; leurs vaisseaux de guerre jetèrent l’ancre devant Chinwantao ; leurs aéros survolèrent sept villes situées au sud de la Grande Muraille, sans cependant jeter des bombes ; ils envoyèrent à Pékin un camion chargé de munitions ; ils débarquèrent à Foochow ; ils renforcèrent leur garnison de Canton ; ils exécutèrent des manœuvres militaires à Tsinan.
Le vingt-quatre décembre, on enregistra, à côté de nouvelles manifestations de l’activité japonaise, des incidents causés par les guerres civiles en neuf différentes provinces. Les détails rapportés par les journaux favoris de Bald-Trois étaient très pittoresques, et les auteurs de ces articles demandaient tous combien de temps la nation devrait attendre encore qu’un homme courageux se levât et prît la direction des affaires. Trois jours après, télégrammes, affiches et crieurs publics annoncèrent la constitution d’un gouvernement national.
Voici un compte rendu de la presse régionale :
Lorsque, à la session plénière du nouveau gouvernement, il fut question de l’attaque de Chinchow par les Japonais, l’assemblée s’émut. La majorité fut d’abord d’avis d’envoyer cent mille hommes pour repousser les Japonais. Puis quelqu’un exprima l’idée que Chang Hsueh-liang devait être tenu responsable et punissable pour la perte d’une partie du territoire national.
M. M. Wong prit la défense de Chang et déclara que, s’il était puni, le parti cantonais, qui avait incité le Japon à envahir la Mandchourie pour faire échec au gouvernement de Chiang Kai-shek, devait également être blâmé. À cela, d’autres orateurs nièrent véhémentement que le parti cantonais eût excité l’hostilité du Japon et déclarèrent qu’en tout état de cause, Chang Hsueh-liang, ayant hérité de son père une armée d’un million d’hommes exercés, devait défendre son territoire et en faire protéger les habitants.
Alors, il fut arrêté qu’on mettrait Chang Hsueh-liang dans l’obligation de défendre le nord de la Chine. Il fut ensuite résolu que le gouvernement national convoquerait une conférence nationale extraordinaire, dans le délai de six mois, pour discuter des mesures à prendre contre l’agression étrangère, pour secourir les victimes des inondations et pacifier le pays. Là-dessus, la nouvelle assemblée gouvernementale se sépara. Les fonctionnaires se rendirent, pour la plupart, à Shanghaï. Les étudiants quittèrent aussi la capitale, satisfaits d’avoir chassé C. T. Wang, T. V. Soong, Chiang Kai-shek et leurs collaborateurs !
Le même jour, Chang Hsueh-liang, envoyant ses instructions à un de ses généraux, lui recommanda particulièrement de prendre patience et de s’abstenir de toute provocation contre les Japonais. Il expliqua que l’armée manquait de munitions, de vivres et d’habillements d’hiver et que s’il fallait ainsi livrer bataille, elle serait sans doute complètement détruite.
Après le Nouvel-An, je quittai Tientsin et allai passer quelque temps, avec ma fille, en Amérique. Jusqu’à Nankin, nous prîmes l’express de Pukow. À plusieurs reprises, des soldats chinois vinrent interroger les voyageurs. L’employé de notre wagon nous expliqua que les gouverneurs des trois provinces n’étaient pas en guerre ouverte, mais qu’ils craignaient tout de même que des espions ne passassent sur leur territoire ; c’est pourquoi on refoulait tout individu suspect à chaque frontière. On confisquait toutes les armes. On ouvrait les bagages douteux à coups de baïonnette. On fit descendre du train plusieurs voyageurs, mais, pour nous, nous ne fûmes pas inquiétées.
Nous nous arrêtâmes à Nankin pour visiter des amis. La ville était dans l’attente. Les fonctionnaires de l’ancien gouvernement étaient partis, les nouveaux s’étaient annoncés, s’étaient même réunis, puis avaient disparu. Rues, marchés, jardins publics, temples étaient vides. La plupart des magasins étaient fermés. En temps ordinaire, même lorsque les portes des maisons familiales sont closes, on entend par-dessus les murs des voix d’enfants, des chants du pays, et quelquefois des querelles de ménage, mais dans les périodes d’incertitude, tout établissement chinois est tranquille. Nankin appréhendait l’avenir en silence. Aucun pèlerin n’allait visiter la tombe de Sun Yat-sen, dont la couronne d’argent, offerte par l’empereur du Japon, avait été enlevée.
Nous passâmes ensuite une semaine à Shanghaï. Les fonctionnaires du précédent gouvernement et leurs familles – du moins ceux de ma connaissance – se livraient à des occupations variées : ils lisaient les classiques, faisaient du commerce, brodaient des pantoufles, apprenaient à lire aux pauvres, jouaient au bridge, couraient les magasins, dansaient ou montaient à cheval… Ils affirmaient qu’ils avaient rempli leurs fonctions aussi consciencieusement que possible, mais qu’ils avaient dû démissionner, découragés de ne pas sentir un pays ami derrière eux. Quant aux nouveaux fonctionnaires, eux et leurs familles se livraient exactement aux mêmes occupations variées. Ils disaient qu’ils avaient accepté leur nomination, mais ne savaient pas bien en quoi ils pourraient être utiles à une nation qu’ils ne sentaient pas unie derrière eux.
Le Yangtze se couvrait de navires de guerre occidentaux et partout dans les concessions, j’entendis exprimer la crainte que le Japon ne portât son premier coup à la Chine en attaquant Shanghaï. Mais tous les Chinois que je vis se moquèrent de moi lorsque je parlai de cette éventualité. En tout cas, aucun préparatif de défense n’était visible. « Le Japon, disait-on à Shanghaï, n’a aucun intérêt en cette partie de la Chine. »
En nous, rendant en Amérique, nous visitâmes le Japon. Comme toujours dès qu’on y arrive, le charme du paysage me frappa… La pure beauté du Fujiyama sacré, qui couronne ces îles, où tout, dans les villes et dans les campagnes, est organisé de telle façon que les regards ne rencontrent jamais rien de laid ! La grâce des fleurs ! Le sens délicat des nuances dans les décorations des jardins, des maisons, des temples et des vêtements ! La courtoisie charmante des habitants… Tout cela m’enchanta à nouveau.
Mais, contrairement à ce qui se disait à Shanghaï, je trouvai à Kobé, à Tokio, à Yokohama la conviction d’une guerre prochaine. Dans toutes les familles de ma connaissance, un père, un mari ou un fils avait reçu l’ordre de se tenir prêt. En cas de nécessité, le Japon forcerait l’attention de la Chine en la frappant à Shanghaï, c’est-à-dire en son centre économique, en vue d’arrêter le boycottage des produits japonais, d’assurer un traitement décent aux résidents japonais en Chine et d’obliger enfin la Chine à remplir les obligations contenues dans les traités.
J’étais en plein océan lorsque les hostilités éclatèrent à Shanghaï. Un peu plus tard, soit le 17 mars, je reçus, à Philadelphie, deux lettres, une de Tokio et une de Shanghaï. Toutes deux m’annonçaient la mort d’amis très chers et que je connaissais depuis l’enfance. Nous nous étions mariés la même année. Et dans chaque lettre, c’était exactement la même phrase : « Mon mari est tombé à Chapei. » Tous deux avaient été élevés aux États-Unis et avaient pris des diplômes d’économie politique dans nos universités américaines.
De toute la durée des hostilités, je ne revins pas en Chine, de sorte que je ne fus témoin oculaire d’aucun des incidents de la lutte. Même encore aujourd’hui, mes amis chinois portent des jugements différents sur ce qui s’est passé à Shanghaï. Depuis le départ des troupes nordistes, au début du printemps 1927, des forces du Sud avaient été mises en garnison à Shanghaï. Lorsque le Japon avait attaqué la ville, il y avait là un régiment cantonais commandé par un jeune poète rêveur.
Malgré sa jeunesse, ce poète était bien connu, non pour ses qualités militaires (personne ne supposait qu’il en eût), mais pour sa haute culture et ses œuvres. Or, il surprit tout le monde, même sa propre famille, en faisant avec ses hommes une opiniâtre résistance, et quoique Chapei fût rasée par l’artillerie, grâce à lui, les Japonais ne passèrent pas !
En Amérique, on parla de ce poète-soldat comme d’un héros. En Chine même, où cependant il avait barré la route de la capitale à l’ennemi, on doute de la sagesse de cet exploit. Les Chinois, instruits dans les livres et les idées de Lao-tzu, Mo-ti, Confucius et Meneius, croient volontiers qu’il est bien peu sage de jouer avec des armes à feu. Ils avaient accepté le poète-soldat comme un des leurs, à cause de son intelligence et de son talent, mais maintenant ils l’ignorent. Les Chinois élevés à l’étranger ou qui ont lu des ouvrages occidentaux l’ont compris, au contraire, et ont saisi ce qu’il y avait de vrai dans l’explication qu’il donna par la suite : « J’ai agi comme je l’ai fait, dit-il, parce que le fait de déployer un certain courage militaire renforçait la réputation mondiale de la Chine. »
À Shanghaï, il résista aux Japonais sans recevoir aucun renfort des autres régiments. Lorsque les obus se mirent à pleuvoir sur Chapei, les marchands, banquiers et Anciens demandèrent au poète-soldat de renoncer à la lutte, lui offrant une fortune pour cela, mais il refusa. Une consternation telle envahit alors les esprits que l’on trouva fort sage l’attitude adoptée peu de temps auparavant par Chiang Kai-shek vis-à-vis des étudiants qui voulaient la guerre. On lui demanda de reprendre la direction de l’État et, après quelque hésitation, il se laissa persuader.
On ne sait d’ailleurs pas si les Japonais se seraient ou non dirigés sur Pékin. On ne sait pas davantage si Chiang aurait envoyé ses troupes, encadrées d’officiers allemands, en renfort au poète-soldat, ou s’il se serait rangé à la politique de non-résistance en attendant les résultats d’une enquête internationale… Car il avait à peine repris les rênes du gouvernement et n’avait encore rien fait connaître de ses intentions lorsque le Japon quitta Shanghaï.
Assurément, tous les Japonais ne furent pas unanimes à approuver l’attaque de Shanghaï. J’avais parmi eux trois amis, qui furent emprisonnés à Tokio pour s’être élevés en public contre cette agression ; et bien d’autres, sans oser le dire très ouvertement, pensaient comme eux. Je crois que le parti politique qui était alors au pouvoir au Japon est sorti affaibli de cette affaire et a plutôt nui à la réputation de son pays, et cela même auprès des puissances occidentales, dont l’importance se mesure depuis des siècles à la force militaire. Et ce n’est pas d’avoir manqué d’aller à Nankin qui lui a fait du tort, c’est bien d’être allé à Shanghaï et d’y avoir combattu si longtemps.
Après Shanghaï, le Japon resserra son étreinte sur la Mandchourie. En mai, une division japonaise, sous les ordres du général Hirose, occupa Hulan. Les combats qui se livraient au nord-est de Harbin obligèrent les bateaux à vapeur qui remontaient le fleuve à revenir en arrière et interrompirent le trafic du chemin de fer de l’Est mandchou. En juin, le gouvernement de Nankin lança une proclamation affirmant qu’il ne recherchait aucun compromis avec le Japon au sujet d’un état indépendant à créer avec ou sans le concours de M. Pu-yi, reconnaissant officiellement tous les généraux qui se défendaient contre le Japon en Mandchourie et affirmant enfin que la Chine n’entreprendrait rien contre le Japon avant de connaître le résultat de l’enquête entreprise par la Société des Nations.
Durant tout le printemps et l’été 1932, les services des douanes, de la gabelle et des postes furent fortement troublés. Dès juillet, tous les bureaux de ces divers services étaient supprimés et les fonctionnaires de toutes nationalités, rappelés dans les provinces de l’intérieur. Juste avant la remise du rapport du comte de Lytton à la Société des Nations, le Japon reconnut l’indépendance de la Mandchourie, sous le nom de Mandchoukouo[8].
À l’intérieur, il n’y a encore aucun signe de soulèvement général de l’opinion publique, comme il s’en est produit contre la Russie en 1927, mais on contribue de plus en plus généreusement à l’activité de l’association antijaponaise, et les produits japonais étant boycottés, la Chine est devenue cliente de l’Angleterre et de l’Amérique. Les scouts antijaponais donnent toujours de nombreuses conférences. Les intellectuels commentent au peuple les traités avec le Japon et ils ne combattent plus les efforts que fait Chiang Kai-shek pour arrêter les guerres civiles et établir une autorité centrale.
Malgré tous les troubles politiques, la vie est toujours douce ici… Ce fut vers la fin septembre, alors que les canaux du Nord sont ouverts à la navigation, que je revins à la maison des Lin par le Grand Canal. Notre bateau était pourvu de trois moyens de locomotion : avirons, remorque et voile. Le vent était favorable. Aucun incident ne se produisit dans notre voyage vers le Sud, sauf que le premier batelier eut quelque peine à allumer son bâton d’encens devant la « déesse toujours prête à exaucer les prières des mortels qui passent l’eau ». Nous avions emporté de nombreux paniers de provisions, car, même pour un voyage d’un seul jour, il est sage de se prémunir contre tout ennui en cas de retard.
Des tapis de paille tressés à la maison avec des herbes odoriférantes entrelacées autour de joncs, des coussins frais, des couvertures fleuries, des éventails décorés de scènes rustiques, une large ombrelle rouge au-dessus de nos têtes, nous rendirent le voyage très confortable.
Les femmes étaient à l’arrière, les hommes à l’avant. Il y avait à bord exactement les mêmes personnes que lors de ma première arrivée à la Maison d’Exil.
Le mari de Shun-ko, qui revenait, triste et las, d’un séjour de trois mois à Suining, où il avait fait partie d’une commission officielle, chargée de négocier avec des bandits qui retenaient prisonniers une centaine de professeurs provinciaux et réclamaient une rançon de deux millions de dollars.
Son frère aîné, qui revenait du marché aux grains de Tientsin et avait pu vendre la moisson d’automne à un prix double de celui de l’année précédente, à cause du manque de récolte causé dans les autres provinces par les inondations.
Mai-da, rappelée à la maison natale par une lettre de l’Ancien l’informant que les Wong consentaient à lui vendre des cours et des pavillons où elle avait l’intention de résider avec son mari, le prince Erh-sung.
La mère de Mai-da et Shun-ko, qui étaient venues à notre rencontre.
Et enfin, les servantes, Douce Pluie pour Shun-ko, Canard Fidèle pour Mai-da et Bald pour moi.
À notre gauche, défilaient en sens inverse de nombreuses embarcations chargées de raisin ou de grain. Toutes avaient leurs voiles tendues. Bateliers, paysans, femmes, enfants, tous avaient des figures rayonnantes… « Puissiez-vous avoir bon vent jusqu’au bout ! »… « Que l’étoile du bonheur brille sur vous tout le long de votre voyage ! » « Élevez la voile d’un pied, et vous avancez de dix ! » Tels étaient les vœux qui s’échangeaient d’un bateau à l’autre.
Petits garçons et petites filles, en canots légers, se frayaient miraculeusement un passage au milieu de l’enchevêtrement des grands bateaux. D’autres nageaient dans des baies exposées au soleil.
Tout en veillant à ne pas se laisser accrocher par la double file descendante et montante, des hommes pêchaient la crevette au moyen de pièges cylindriques en paille tressée. Au bord du canal, des femmes poussaient des brouettes d’osier, frottaient le linge de leurs lessives sur des pierres polies avec de longues barres de savon jaune, puis allaient le rincer dans de l’eau claire où elles ajoutaient de l’indigo.
De temps en temps, nous passions devant des pêcheurs à l’affût du poisson appelé « fleur-navette d’argent » ; d’autres prenaient des carpes à l’aide de cormorans dressés et auxquels un système de ligature autour du cou permettait d’avaler un poisson sur sept. Tout le long des rives, les lotus étaient hauts et étalaient leurs larges et épaisses feuilles vertes ; des gens montés sur de petites barques plates récoltaient ces feuilles et les gousses contenant les graines avec de petites faux courtes, tout en se maintenant soigneusement dans les limites de chaque propriété, car, si en Chine les roseaux sont à tous, il n’en est pas de même du lotus, si précieux « qu’aucune tige ne doit être sans possesseur ».
Il fallait fréquemment baisser les mâts et rouler la voile pour passer sous un de ces ponts en demi-cercle dont l’ombre à midi fait un anneau parfait et de bon augure.
Dans les champs, hommes et jeunes garçons levaient les dernières récoltes et plantaient les choux d’hiver.
Les femmes mettaient au devant des murs exposés au midi les choux blancs, salés et découpés. On ne voyait pas de bétail en liberté ; tous les animaux étaient attelés à de petits véhicules, portant des haricots aux embarcadères, des patates aux villages, des engrais pour les blés d’hiver, des courges pour faire des gourdes. Des ânes aux bâts desquels étaient suspendus des paniers de kakis trottaient doucement sur les sentiers qui rayonnaient autour des villages et des fermes. D’autres ânes, au collier rouge garni de sonnailles, portaient homme ou femme perché à califourchon sur de hautes selles ; et souvent la cavalière avait un bébé au bras.
Certains voyageaient dans un hamac suspendu entre deux poneys, ou encore dans un char traîné par une mule, avec des roues cloutées de cuivre, des essieux vernis et saillants. Dans ces chars, le voyageur s’installait, jambes croisées, dans une petite cabine aux parois d’étoffe bleue et au plancher rembourré. Je n’aperçus aucune de ces brillantes chaises à porteurs, vertes, écarlates ou bleues, dont j’avais vu bon nombre lors de mon premier voyage.
Par contre, notre attention fut attirée par un grand canot automobile qui fendait les eaux calmes à toute vitesse. Les autres bateaux s’écartaient vite de son chemin, et, de toutes parts, sur les rives, hommes, femmes et enfants accouraient pour voir cette merveille inconnue. Le bateau à moteur ralentit et s’arrêta près de nous. Il était piloté par le jeune Wong Tsin-min, qui nous cria : « Salut, voisins ! Puis-je vous offrir une place ? Avec un peu de chance, nous pourrions être chez vous vers midi ! »
Les Lin refusèrent. Le jeune Wong poussa du doigt une manette, sa sirène retentit violemment, puis, d’un coup de pouce, il remit en marche, et son esquif s’élança, proue dressée, comme un monstre marin indompté.
— Que ce doit être dangereux ! s’écria Canard Fidèle. Notre Ancien devrait faire interdire ces sortes de machines par le conseil de la province !
— À Tientsin, remarqua alors le père de Mai-da, le trente-sixième Ancien de la famille des Wong m’a invité à l’accompagner à sa leçon de danse.
— Et celui qui doit lui succéder comme Ancien, ajouta Douce Pluie, a acheté un avion avec lequel il se rend à sa nouvelle villa de Pei-tai-ko.
— Wong Ho-hsi, dit Bald à son tour, en reniflant avec une grimace de mépris, va se marier avec une Française.
— Ma fillette, dit Mai-da, a été invitée au septième anniversaire de la jeune Wong Lu-lei, qui s’est vantée devant elle qu’aucun Wong n’avait maintenant une occupation, ni au gouvernement, ni dans le commerce, mais que tous ne faisaient, du lever au coucher du soleil, que manger, dormir et jouer. Les Wong, voulut bien dire cette enfant à la mienne, sont des gens qui vont avec des amis dans les clubs de nuit de Shanghaï, de Tientsin ou de Canton.
— Il est plus aisé de détruire que de bâtir, conclut la mère de Mai-da. Les Wong ont mis trente-cinq générations à édifier leur fortune. Les richesses reçues des Ancêtres devraient passer aux descendants, mais il suffit d’une génération sans conscience pour dissiper ce qui lui vient du fond des âges.
Alors, Shun-ko émit cet aphorisme :
— Contentons-nous de balayer la neige devant notre propre porte. Le givre qui recouvre le toit du voisin ne nous regarde pas.
Tout le long du canal, les récits des récentes catastrophes causées dans les autres districts par les ruptures des digues avaient inspiré aux riverains de réparer partout les autels des dieux protecteurs. Chaque village s’était piqué d’émulation pour avoir le plus brillant, le plus neuf, le mieux entretenu des temples. Toutes les déesses patronnes des eaux et des champs étaient revêtues de robes de soie neuves. L’une avait un pyjama rose et un manteau couleur de pied-d’alouette, bordé de rose. Une autre avait un manteau couleur d’ambre avec un phénix brodé de perles. Une troisième, des boucles d’oreille de jade, des sandales et un chapeau mauves, une robe rouge.
Le mari de Shun-ko nous fit arrêter à la pagode « Weary », pour nous permettre d’en entendre les cloches. Et le père de Mai-da nous conta la jolie légende de la pagode, dont j’ai déjà parlé au début de ce livre.
— C’est ici que nous rencontrâmes pour la première fois ce cher Erh-sung, fit observer Shun-ko.
— Il ne nous parut alors qu’un gracieux patineur en manteau rouge et casquette de fourrure, dit Douce Pluie.
— Oui, c’est bien ici qu’il s’empara de nos deux oranges et du cœur de notre fille, fit le père de Mai-da d’une voix grave.
Mais la mère de Mai-da se refusa obstinément à se souvenir de ces faits, malgré tous nos appels à sa mémoire…
Poussés par un vent favorable, nous glissions légèrement sur des eaux calmes, baignées d’un chaud soleil d’automne. À l’heure du « repos de midi », nous atteignions la porte du sud de la ville. Entre les bords du canal et les murs de la cité, une joyeuse foule de voyageurs attendaient leurs bateaux, mêlés aux bateliers, aux porteurs de chaises, aux marchands de toutes sortes. Une jolie fille aux joues roses, avec une longue tresse brune bien attachée à son extrémité par une cordelette rouge, criait : « Un penny pour vous laver le visage ! » Nous profitâmes de son offre.
C’était la veille de « l’anniversaire de la Lune ». Les barbiers, installés en plein air, avaient tous des clients, parce que c’est au quinzième jour de la huitième lune, alors que cet astre est le plus brillant et réalise en son cercle parfait le symbole de l’unité conjugale, que l’union des époux est, dit-on, de la plus grande importance. En conséquence, de nombreux maris se faisaient beaux pour plaire à leurs femmes.
Notre troisième batelier s’assura des services de l’écrivain public pour composer un poème à sa fiancée, la pressant de fixer une date prochaine à leurs noces. Le « diseur de bonne aventure » avait tendu un rideau autour de son parapluie : il s’était réservé la journée pour composer et entremêler de belles citations des sages l’horoscope d’un riche voyageur. Mais Canard Fidèle ne demandait qu’une chose, c’était de savoir si elle devait dire « oui » au valet du prince Erh-sung. Le riche voyageur lui permit fort courtoisement de poser cette seule et unique question. Les marchands ambulants avaient les éventaires garnis de morceaux de bois de santal, de bâtons d’encens et d’amusants « palais de la Lune », en papier, habités par le saint patron de la littérature. Bald, qui portait ma bourse, profita d’un moment où je choisissais un jouet pour acheter du santal, un bâtonnet d’encens et un « palais de la Lune », qu’elle désirait brûler le lendemain en sacrifice d’intercession pour le succès de ce présent livre que je voulais soumettre aux membres de la famille des Lin.
À l’occasion de la fête de ce jour-là, les marchands de jouets vendaient toutes sortes de statuettes de terre cuite représentant le Vieux de la Lune, le Crapaud de la Dune, la Fée de la Lune, le Bûcheron, l’Empereur, tous les personnages des grandes légendes de la Lune, ainsi que tous les décors et accessoires pour représenter ces légendes sur des scènes enfantines. Toutes ces statuettes, fabriquées à domicile par le marchand et les membres de sa famille, n’étaient pas uniformes, mais variaient d’attitude, de costume et de couleur au gré des fantaisies individuelles. Nous choisîmes un cadeau pour chacun des enfants de la Maison d’Exil, puis, nous rappelant que les fêtes dites païennes étaient défendues sous la République, nous fîmes provision de jouets pour pouvoir en offrir encore l’année suivante.
J’avais faim. Le fumet s’échappant des voiturettes des restaurateurs ambulants m’attirait. Je m’en approchai, après avoir fait empaqueter et porter au bateau mes emplettes de jouets. Il y avait au choix du melon aux épices, des noix à la vapeur, des crevettes frites, des volailles grillées à la broche, des poissons en sauce aigre-douce, de la purée de légumes avec du porc, des soupes savoureuses, des ragoûts, de la pâtisserie, des puddings. Les marmitons, qui avaient adapté les menus à la fête de la Lune, s’égosillaient : « Goûtez à mes gâteaux de Lune, de pure farine blanche et bourrés de cannelles, de dattes, d’amandes, d’écorce d’orange et de sucre… », « Essayez mes melons : ils sont d’une rondeur parfaite, à l’image de l’amour idéal entre mari et femme. Les graines ont été trempées dans un jus d’herbes choisies et remises à l’intérieur… elles favorisent la naissance des garçons… elles sont vertes, vertes, couleur de la jeunesse ! » « Demandez ces cannelles mûries au soleil, rouges et douces, signes de bonheur et de paix domestiques ! » « Célébrez la fête avec ces racines de lotus d’une blancheur de jade ! Leurs fibres serrées rendront constant votre amour ! » « Prenez ma soupe de châtaignes, qui ne se borne pas à nourrir le corps, mais purifie l’âme de tout mal ! »
Shun-ko vint me rappeler à temps qu’une vraie dame ne mange pas aux restaurants roulants. Nous allâmes donc à la tranquille auberge que fréquentent les Lin à chacun de leurs voyages. Comme d’habitude, nous nous y rendîmes en chaises et l’on nous fit asseoir autour de la grande table carrée, en acajou, décorée de scènes mythologiques, qui est celle que les Lin préfèrent.
Comme d’habitude encore, nous prîmes le menu ordinaire des « cinq plats », à un dollar par personne. Il y avait au centre de la table des graines de melon d’eau salées et de la confiture de raisin noir. On nous servit du vin de riz chaud dans des tasses minuscules, pour « favoriser la digestion », puis des croquettes de farine de haricot renfermant du bœuf haché, du chou et du poivron ; un ragoût de racines de lotus avec du canard sauvage ; des « gâteaux de Lune » cuits à la vapeur et truffés de noix de coco, d’écorce de citron confite, de clous de girofle en poudre et de raisins secs ; une délicieuse combinaison de filet de porc, de châtaignes et de gouet ; enfin, une soupe de radis et de crevettes au bouillon de poule.
Pendant le repas, un militaire entra. Il nous regarda fixement ; nous en fîmes autant. Il était arrivé en chaise. Je voyais par la fenêtre ses porteurs causer avec les nôtres dans la cour. Il portait un uniforme de beau drap, des décorations, un képi sans visière de velours brun. D’un maintien calme et assuré, il me frappa par son expression intelligente et ses gestes aisés… Et j’étais même en train de me demander où j’avais vu cette physionomie-là lorsque tout le monde s’écria à la fois : « Le petit-fils de Dos de Chameau ! »
Le père de Mai-da fut le premier à se lever pour le saluer joyeusement. Il vint à notre table. Des plats supplémentaires furent commandés, et l’on fit apporter en son honneur le meilleur vin de l’hôtel. En Chine, on ne cause généralement pas en mangeant, il paraît de meilleur ton de donner toute son attention à ce qui vous est servi. Mais, au dessert, de fruits et de thé vert, le petit-fils de Dos de Chameau demanda des nouvelles de la maison et nous conta son odyssée.
Les soldats qui l’avaient pris avec son âne lui avaient commandé de remplir un panier de légumes volés dans une propriété voisine. Ayant refusé, il fut battu jusqu’à en perdre conscience. Il s’était réveillé la nuit suivante auprès d’un feu de campement sur lequel les soldats faisaient cuire des volailles.
Il avait servi d’esclave à ces soldats durant de longs mois. Sa douleur avait été grande en voyant mourir un jour son fidèle petit âne, et il avait longtemps porté une lourde charge à sa place. Cependant, sa condition s’était améliorée lorsqu’il était devenu ordonnance d’un capitaine.
Une année, il était presque mort de faim durant une longue retraite, après la défaite de l’armée à laquelle il appartenait. Enfin, à Shantung, il s’était emparé d’un drapeau qu’un porte-bannière ennemi avait lâché sous le coup de ses blessures. Remarqué pour ce haut fait, il avait été fait sergent.
Il nous dépeignit son naïf étonnement la première fois qu’il avait vu le régiment – dont il était devenu porte-drapeau – vendu au général d’une armée contre laquelle il avait longtemps combattu. De nombreuses autres expériences de ce genre, il avait remporté un sac plein d’insignes différents qui lui auraient permis de se ranger toujours du côté du vainqueur.
Cependant, étant monté rapidement en grade, et plein d’expérience militaire, il avait pu donner libre cours à ses convictions intimes et était devenu général au service de la République…
Il venait présentement de Kansu pour aider le gouvernement à chasser le Japon des trois provinces orientales. Et c’est alors que, passant dans cette contrée un jour de fête anniversaire de la Lune, il était descendu à cet hôtel dans l’espoir d’y rencontrer quelque représentant de la famille des Lin.
Ces récits nous firent oublier l’heure, et nous étions encore à table lorsque le premier batelier vint, très inquiet, nous avertir que le soleil n’était plus très haut dans le ciel et que le vent avait tourné. Ce batelier se mit à regarder fixement le général tout en parlant et s’arrêta enfin, au milieu d’une phrase, en reconnaissant le petit garçon devenu homme fait…
Sur le quai, le général renvoya son propre bateau et monta sur le nôtre. Le mari de Shun-ko appela le chanteur qui dormait sous un arbre à fleurs jaunes et lui offrit pour nous accompagner une pièce d’un dollar toute neuve et brillante comme la lune d’argent toute pleine qui s’élevait justement au-dessus de nous dans le pâle ciel du soir.
Nous repartîmes avec deux hommes au câble de remorque et un aux rames. Le chanteur se leva et, s’accompagnant sur sa guitare à trois cordes, chanta avec nous l’hymne de Li Tai-po qui commence ainsi :
Ô douce Fée de Lune tantôt ronde, pleine et brillante,
Tantôt mince et courbe comme le doigt d’une bien-aimée,
Depuis plus longtemps que mémoire d’homme,
Ta beauté remplit de grâce le bleu ciel de la nuit,
Et tu entres dans nos chambres par les portes peintes et fenêtres grillées,
Pour enchanter le dormeur d’un doux amour.
Attendris, les bateliers travaillaient plus langoureusement. Ils quittaient trop souvent le câble pour aller prendre les places de l’arrière. Notre esquif n’avançait plus qu’à une lenteur de rêve. De temps en temps des cris s’élevaient ; de lourds bateaux chargés de briques passaient si près de nous qu’ils nous menaçaient de collision.
Nous cherchâmes à encourager nos hommes, mais en cette nuit de l’anniversaire de la Lune, ils ne voulaient pas travailler, même pour triples honoraires. Tous les timoniers des autres esquifs qui nous dépassaient criaient qu’ils étaient en train de terminer un travail depuis longtemps promis et qui cesserait à minuit. Il fallut s’arrêter à deux villages, perdre du temps. Personne ne voulait plus travailler.
Le soleil sombra. Le câble de remorque se rompit. Au quai d’un village, il fallut attendre que le second batelier se soit procuré un autre bout de câble, puis il fallut renouer les deux morceaux…
Il était près de minuit lorsque nous arrivâmes à la ville. Les portes en sont fermées dès le coucher du soleil, et les murs, assez larges pour que neuf chevaux y puissent passer de front, s’élèvent au-dessus du canal à dix fois hauteur d’homme. Le batelier frappa à la porte toute clouée de fer. Enfin, le portier répondit. Mais il refusa d’ouvrir avant le lever du soleil. Sans doute, il reconnaissait les voix de tous ceux qui demandaient accès. Sauf l’étrangère, dont il n’avait connu la présence que durant une douzaine d’années, il connaissait les autres depuis leur plus tendre enfance. C’étaient bien les voix des Lin et de leur fille adoptive américaine. Celle d’un autre homme pouvait bien être du petit-fils de Dos de Chameau, mais il est dangereux de se fier aux voix que l’on entend derrière un mur ; et il n’était pas de ces portiers qui laissent entrer qui que ce soit, de nuit, surtout en ces temps troublés, alors que tous les braves gens sont rentrés chez eux.
Après de longs palabres, le petit neveu du portier s’en alla prévenir la famille des Lin. Pendant que nous attendions, la mère de Mai-da remarqua qu’ils n’étaient jamais arrivés aussi tard depuis le jour de mon arrivée en Chine. Je répondis qu’ainsi, je portais malheur ; tout le monde fit remarquer que bien d’autres fois, je les avais accompagnées par le même chemin dans l’intervalle.
Enfin, oncle Keng-lin survint et nous appela de derrière la porte close. Un à un, par ordre d’âge, nous lui criâmes nos noms. Il nous ouvrit, mais avant de nous saluer, il referma les verrous, remit un papier sur celui qui scellait la porte et y apposa sa signature. Il avait amené des chaises à porteurs, et bientôt, nous fûmes devant la Maison d’Exil.
Dos de Chameau regarda par le judas et nous reconnut. Il enleva les barres de sûreté et nous ouvrit largement la porte du Monde extérieur, souriant et saluant dans sa joie de nous voir tous revenus sains et saufs. Derrière lui, toute la maisonnée s’était massée pour nous accueillir.
« Le bonheur est tout naturel dans une famille unie », répétaient-ils tous. Sung-li, qui, onze ans auparavant, avait désapprouvé ma venue, me serra chaleureusement les deux mains. Le pauvre enfant de Shao-yi fut mis tout endormi dans mes bras. Il passa ses bras autour de mon cou. Ju-i me pinça l’oreille en passant à mes côtés pour embrasser Shun-ko.
On entendit le frère de Mai-da qui lui disait :
— Tu grossis, ma sœur ; quand tu seras installée dans ces nouveaux pavillons que veulent te louer les Wong, il faudra que nous te fassions un peu jeûner.
— Nous avions si peur que ces affreux Japonais vous empêchassent de revenir sains et saufs à la maison ! gémissait Sou-mai en allant de l’un à l’autre.
— Les Japonais ne sont pas venus dans notre province, remarqua Shun-ko.
— Ils s’empareront de toute la Chine si on ne leur reprend pas la Mandchourie ! crièrent plusieurs femmes à la fois.
— Le petit-fils de Dos de Chameau est général, se disaient les uns aux autres les enfants aux yeux brillants.
Dos de Chameau referma soigneusement la porte du Monde extérieur avant de recevoir les révérencieuses salutations de son petit-fils. Lorsque ce dernier se fût incliné trois fois devant lui, il épousseta un peu la poussière du brillant uniforme de son descendant et lui dit :
— Tu es général, mais sais tu encore mesurer les heures célestes ?
— Oui, dit son petit-fils, plus fier, assurément, de cette science que de ses galons.
— Eh bien, ce soir, je te confierai les bâtonnets de feu, reprit l’aïeul, du ton dont on accorde un très grand honneur.
Oncle Shao-chun les interrompit :
— L’Ancien, dit-il, est retenu au lit par la fièvre, mais il désire saluer « celui qui était parti et qui est retrouvé ». Il s’est soulevé sur ses oreillers, il a pris sa robe de cérémonie ; il attend le petit-fils de Dos de Chameau à la chambre sud des Trois Cours Orientales.
— Il est presque minuit, nous rappela Yu-lin, en soulevant le treillis d’écailles devant la porte des Orchidées. Mai-da passa son bras sous le mien, et nous nous dirigeâmes toutes deux vers le pavillon que nous occupions toujours ensemble lors de nos séjours à la maison familiale.
Mais Nuan courut après nous. Elle se glissa entre nous, et nous poussa doucement du côté de la cour de l’Arbre de Ginko, pour nous montrer l’autel de la Lune tout prêt à être illuminé et dont on lui avait confié la décoration. Après avoir admiré son œuvre, nous allâmes changer nos costumes de voyage contre des robes de soie, afin de participer dignement aux fêtes de l’anniversaire de la Lune.
Texte libre de droits.
Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :
Ebooks libres et gratuits
http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits
Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/
—
Mars 2024
—
– Élaboration de ce livre électronique :
Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : YvetteT, FrançoiseS, GuyL, Coolmicro
– Dispositions :
Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…
– Qualité :
Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.
Votre aide est la bienvenue !
VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.
[1] Ce portrait est un des trésors les plus précieux du patrimoine de la Maison d’Exil. Il fut exécuté, il y a 400 ans, par un artiste qui vint frapper à la porte de Miséricorde par une tempête de neige. Lorsque la femme de l’Ancien de ce temps-là l’apprit, elle le fit entrer par la porte du Monde extérieur, lui fit donner de la nourriture et de riches vêtements de fourrure. En retour, il peignit ce dieu de Longue Vie. Il le représenta monté sur un cerf ; un oiseau rouge vole au-dessus de sa tête : il tient une pêche mûre dans une main, un sceptre dans l’autre. Il a une gourde et un rouleau de papier attachés à sa ceinture dorée.
[2] Le nom de « rivière de Canton » est donné au réseau enchevêtré de cours d’eau qui constitue le delta du Si-Kiang. (Note du traducteur.)
[3] Bras principal du Si-Kiang. (Note du traducteur.)
[4] Bureau des Affaires étrangères d’un gouverneur ou d’un vice-roi. (Note du traducteur.)
[5] Île, quartier européen de Canton. (Note du traducteur.)
[6] Revue américaine fort connue. (Note du traducteur.)
[7] Établissements du Détroit. Colonie anglaise. Presqu’île de Malacca. (Note du traducteur.)
[8] En février 1934, les journaux européens annoncent le couronnement de Pu-yi comme empereur de Mandchourie, sous le nom de Kang-Teh, c’est-à-dire : « Tranquillité et Vertu ». (Note du traducteur.)