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Virginia Woolf

LA CHAMBRE DE JACOB

1922

1

« Dans ces conditions, bien entendu, écrivait Betty Flanders, enfouissant de plus en plus ses talons dans le sable, il n’y avait pas autre chose à faire que de partir. »

Lentement amassée à la pointe de sa plume, une pâle encre bleue noya le point final, où le stylo s’était immobilisé. Betty regardait sans rien voir : des larmes montèrent à ses yeux. Toute la baie devint tremblante, le phare se mit à osciller ; et elle crut voir le grand mât du petit yacht de Mr Connor ployer comme un cierge de cire exposé au grand soleil. Elle cligna vivement des yeux. Il arrive parfois des accidents terribles ! Elle battit encore des paupières. Le mât se redressa, la houle redevint régulière, le phare rigide ; mais la tache s’était étalée sur la feuille.

« Pas autre chose à faire que de partir », relut-elle.

« Écoute, dit-elle à Archer, l’aîné de ses fils, dont l’ombre se projetait sur son papier à lettres et s’allongeait toute bleue sur le sable (Betty Flanders eut un petit frisson – dire qu’on était déjà au trois septembre !) écoute ; du moment que Jacob ne veut pas jouer… L’affreuse tache ! Il doit commencer à se faire tard.

« Où est-il, cet odieux gamin ? reprit-elle. Je ne le vois pas. Cours le chercher. Dis-lui de venir tout de suite… « Mais grâce à Dieu, continuât-elle à griffonner, sans plus s’occuper de la tache, tout semble s’être arrangé pour le mieux, bien que nous soyons entassés comme des harengs en caque et qu’il faille tolérer dans l’appartement la voiture d’enfant ; car, bien entendu, la propriétaire… »

Tel était le genre de lettres que Betty Flanders écrivait au capitaine Barfoot – pages nombreuses, maculées de larmes. Car Scarborough est à sept cents milles de distance de Cornouailles ; et le capitaine habite Scarborough ; et elle est veuve ; et Seabrook, son mari, est mort. Les larmes de Betty Flanders font onduler, en vagues rutilantes, les dahlias de son jardin, et scintiller devant ses yeux le vitrage de la serre ; elles paillettent la cuisine d’étincelantes lames de couteaux : de plus, c’est à cause de ces larmes que, pendant le service religieux, Mrs Jarvis, la femme du recteur, écoutant l’orgue et voyant Mrs Flanders prosternée au-dessus de la tête de ses trois garçons, se dit que le mariage est une sûre forteresse, et que les veuves solitaires, misérables et sans appui, errent au hasard dans les champs, les malheureuses ! ne récoltant que des cailloux, glanant bien peu d’épis mûrs !

Mrs Flanders avait perdu son mari depuis deux ans.

« Ja - cob ! Ja - cob ! » criait Archer.

« Scarborough », traça Mrs Flanders sur l’enveloppe, et elle souligna le mot d’un trait hardi. Scarborough était sa ville natale : à ses yeux, le centre du monde. Un timbre, un timbre, à présent. Elle fureta dans son sac : elle le retourna sens dessus dessous, le vida au creux de sa jupe, chercha ; le tout avec tant d’énergie que Charles Steele, le paysagiste toujours coiffé d’un Panama, resta le pinceau en l’air.

Comme l’antenne d’un insecte irritable, ce pinceau frémissait. La voilà qui bougeait, cette femme, qui se préparait à s’en aller, le diable l’emporte ! Il plaqua vivement sur sa toile une touche d’un noir violet. Car cette touche était nécessaire à son paysage. Décoloré, comme d’habitude, avec tous ces gris fondus en lavande, et cette unique étoile, ou bien cette mouette blanche – mais oui ! – en suspens dans le ciel. Décoloré, décoloré. Les critiques n’allaient pas se gêner pour le dire : car il n’était qu’un artiste obscur, un exposant inconnu : portant une croix à sa chaîne de montre : adoré des gosses de sa logeuse ; et très flatté quand celle-ci marquait du goût pour sa peinture – ce qui arrivait souvent.

« Ja - cob ! Ja - cob ! » criait Archer.

Exaspéré par ces cris malgré son amour pour les enfants, Steele picorait avec agacement parmi les petits serpents de couleur lovés sur sa palette.

« Je l’ai vu, ton frère, dit-il avec un hochement de tête affirmatif, lorsque Archer passa lentement à côté de lui, laissant traîner sa bêche et regardant, les sourcils froncés, ce vieux monsieur à lunettes.

« Là-bas, près de ce rocher, murmura Steele, sa brosse entre les dents, pressant son tube de Sienne naturelle et gardant les yeux rivés sur le dos de Betty Flanders.

« Ja - cob ! Ja - cob ! » cria Archer, reprenant sa marche traînante.

Son appel était d’une tristesse extraordinaire. Pur de toute matérialité, de toute passion, lancé seul et sans réponse à travers le monde, et se brisant contre les rochers.

Steele fronça les sourcils ; mais il était content de sa valeur sombre – nécessaire pour mettre son paysage d’aplomb. « Eh ! mais, l’on peut encore faire des progrès, à cinquante ans. Tel le Titien… » Ayant trouvé le ton juste, il leva les yeux, et vit avec épouvante un nuage au-dessus de la baie. Mrs Flanders se leva, tapota son vêtement pour en faire tomber le sable, et ramassa son ombrelle noire.

 

Le rocher était un de ces rocs bruns, ou plutôt noirs, d’une solidité effrayante, un de ces rocs émergeant du sable comme les témoins des temps primitifs. Hérissés de patelles aux coquilles plissées, et jonchés d’une chevelure clairsemée d’algues sèches, l’escalade en est difficile, pour un petit garçon ; il faut qu’il se contorsionne, et qu’il ait l’âme bien héroïque, pour arriver jusqu’en haut.

Mais justement, c’est en haut qu’il y a un creux plein d’eau avec un fond de sable : et un lambeau de méduse collé sur le bord ; et aussi des moules. Un petit poisson passe comme une flèche. La frange d’algues rouge brun palpite, un crabe à la carapace opaline apparaît.

« Oh ! un énorme crabe ! » et sur ses pattes malingres, voilà le crabe qui déloge. C’est le moment !

Jacob plongea la main dans l’eau. Le crabe était froid, et léger, léger. Mais l’eau était toute chargée de sable, et tenant son petit seau plein à bout de bras, Jacob redescendit péniblement. Il était sur le point de sauter sur la grève, quand il vit, étendu à terre tout de son long, un couple immobile : un homme et une femme, écarlates, démesurés, couchés tout près l’un de l’autre.

Un homme et une femme, énormes (et déjà le jour baissait), étendus là, sans mouvement, côte à côte, la tête sur leur mouchoir de poche, et très près de l’eau qui montait, tandis que deux ou trois mouettes rasaient élégamment les vagues, et venaient se poser contre leurs souliers.

Les larges faces écarlates, posées sur des mouchoirs de couleur vive, regardaient Jacob avec de grands yeux. Jacob les regardait de même. Enfin tenant son seau avec précaution, il se décida à sauter, et se mit à trottiner, très lentement d’abord et d’un air indifférent, puis de plus en plus vite à mesure que les vagues écumeuses se rapprochaient de lui, et le forçaient à faire des détours, tandis que les mouettes se levaient à son approche, et s’en allaient, portées par le flot, atterrir un peu plus loin.

Une grosse femme en noir était assise sur le sable. Il courut vers elle : « Nanny ! Nanny ! » et son appel répété jaillissait, comme un sanglot, de la pointe extrême de son souffle.

Les vagues entourèrent la femme en noir ; ce n’était qu’une roche couverte de ces algues qui font : Ploc ! quand on les écrase. Jacob se sentit perdu. Il allait se mettre à hurler, quand il aperçut, gisant parmi des bouts de bois noirci et de la paille, au pied de la falaise, un crâne, un crâne complet, celui d’une vache, peut-être, et peut-être avec toutes ses dents. Sanglotant, mais oubliant tout, Jacob courut de toutes ses forces, droit devant lui : jusqu’au moment où il tint entre ses bras le crâne, qui était en réalité celui d’un mouton.

 

« Le voilà ! » s’écria Mrs Flanders, faisant le tour de la roche, ayant couvert en quelques pas toute l’étendue de la crique. « Qu’est-ce qu’il a encore déniché ? Jette ça, Jacob. Jette ça par terre immédiatement. Encore une abomination, je suis sûre. Pourquoi n’es-tu pas resté près de moi, vilain petit garçon ? Allons, jette ça. Et arrivez, tous les deux. » Elle partit d’un pas rapide, tenant Archer d’une main, cherchant de l’autre à s’emparer du bras de Jacob. Mais celui-ci fit un brusque plongeon, pour ramasser la mâchoire du mouton, qui s’était détachée du crâne, au moment où il le jetait par terre.

Balançant son sac, et serrant contre elle son parasol, tenant Archer par la main, et lui racontant l’histoire de l’explosion de la poudrière, qui avait fait perdre un œil au pauvre Mr Curnow, Mrs Flanders monta rapidement le sentier abrupt, sans cesser d’avoir conscience, dans les profondeurs de son âme, d’on ne sait quel malaise enfoui.

Là-bas, sur le sable, près des amoureux, gisait le vieux crâne privé de mâchoire. Propre, blanc, séché par le vent, poli par le sable, jamais on n’aurait découvert, le long de la côte de Cornouailles, ossement plus immaculé. D’ici peu, la christe-marine pousserait dans ses orbites ; il allait devenir friable, et un de ces jours un joueur de golf, en lançant sa balle, éparpillerait un peu de poussière. Non, plus jamais en meublé, se disait Mrs Flanders. Être venue si loin avec de jeunes enfants, c’était une terrible expérience ! Personne pour vous donner un coup de main, aider à remonter la petite voiture. Et avec Jacob si dur à mener ! si obstiné déjà !

« Jette ça, chéri, allons, obéis, dit-elle, lorsqu’ils arrivèrent sur la route. Mais Jacob lui échappa ; et comme il faisait un peu de brise, elle retira son épingle à chapeau, contempla un instant la mer, et fixa l’épingle plus solidement. Le vent s’était levé ; et les vagues montraient une sorte d’inquiétude, comparable à celle d’un être vivant, rétif et menacé du fouet – cette inquiétude qui précède l’orage.

Les bateaux de pêche, penchés, rasaient l’eau sur un de leurs bords. Un rayon pâle traversa la mer violette, et s’éteignit. Le phare s’alluma.

« Pressons-nous », dit Betty Flanders. Le soleil aveuglant frappait en plein visage, dorait les grosses mûres noires qui tremblaient le long de la haie, lorsque Archer essayait d’en cueillir en passant.

« Ne flânez pas, mes petits. Vous n’avez pas de vêtements de rechange », disait Betty, les forçant à marcher, et regardant avec inquiétude le vaste paysage blafard, ses brusques éclats de lumière jaillissant des serres dans les jardins, son étrange instabilité noire et or, cet éblouissant coucher de soleil, cette surprenante agitation, cette vie intense de la couleur – qui la troublaient, qui lui donnaient un sentiment de responsabilité et de danger. Elle serra plus fort la main de son fils, tout en continuant de monter péniblement la côte.

« À quoi t’avais-je dit de me faire penser ? demanda-t-elle.

– Je ne sais pas, dit Archer.

– Ma foi, moi non plus », dit Betty, gaiement, simplement.

Et qui pourrait nier que cette insouciance, alliée à la prodigalité, au sentiment maternel, aux préjugés de bonne femme, à l’imprévu des réactions, à des instants d’audace extraordinaire, à la fantaisie, à la sentimentalité – qui pourrait nier que tout cela ne rende la première femme venue bien supérieure à tout homme ?

La première venue, peut-être. En tout cas, Betty Flanders.

Elle avait déjà la main sur la porte du jardin.

« La viande ! » s’exclama-t-elle, laissant retomber le loquet. Elle avait oublié d’acheter la viande.

Et de la fenêtre de la cuisine, Rébecca la regardait.

 

La nudité de la pièce située sur le devant de la maison devenait plus apparente vers dix heures du soir, lorsqu’une forte lampe à pétrole occupait le milieu de la table. La dure lumière de cette lampe s’abattait sur le jardin ; coupait droit à travers la pelouse ; illuminait un seau d’enfant et un aster pourpre, et de là gagnait la haie. Sur la table, Mrs Flanders avait laissé son ouvrage, ses grosses pelotes de coton blanc et ses lunettes d’acier, son porte-aiguilles, et sa laine enroulée autour d’une vieille carte postale. Il y avait également une botte de joncs marins, et une pile de vieux illustrés ; et le sable laissé par les chaussures des enfants jonchait le plancher recouvert d’un linoléum. Un ichneumon, à toute vitesse, traversa la pièce d’un angle à l’autre, et heurta en passant le globe de la lampe. Le vent lançait des traits de pluie, qui s’argentaient à la lumière, tout le long de la fenêtre. Une feuille isolée battait à coups brefs et répétés, contre la vitre. En mer, c’était la tempête.

Archer n’arrivait pas à s’endormir.

Mrs Flanders se pencha sur lui. « Pense à des fées, dit-elle. Et pense à des oiseaux, à de jolis oiseaux posés sur leurs nids. Et ensuite ferme les yeux, et regarde la maman oiseau, qui arrive avec un ver dans son bec. Allons, ferme les yeux, murmura-t-elle, ferme les yeux… »

La maison meublée semblait toute pleine de gargouillements, de ruissellements ; la citerne débordait ; l’eau bouillonnait et gémissait en dégringolant le long des conduites, et la pluie ruisselait sur les carreaux.

« Qu’est-ce que c’est que toute cette eau qui entre ici ? murmura Archer.

– Seulement celle de la baignoire qui se vide », répondit Mrs Flanders.

Dehors, on entendit quelque chose claquer avec un bruit sec.

« Il ne va pas couler, dis, le grand vapeur, dis, maman ? demanda Archer, ouvrant les yeux.

– Mais non, bien sûr que non. Le capitaine dort depuis longtemps. Ferme les yeux et pense aux fées, bien endormies, dans les fleurs. »

 

« J’ai cru qu’il ne s’endormirait jamais, avec cette tempête », dit-elle tout bas à Rébecca, penchée sur une lampe à alcool dans la petite chambre voisine. Dehors, le vent faisait rage ; mais la menue flamme de la lampe brûlait tranquille, masquée au berceau par un livre ouvert et posé debout sur la table.

« A-t-il bien bu ? » murmura Mrs Flanders ; et Rébecca fit signe que oui. Elle s’approcha du berceau et remonta la courte-pointe, tandis que la mère se penchait, et regardait avec inquiétude le bébé endormi, mais les sourcils froncés. La fenêtre tremblait. Rébecca se faufila comme une chatte, et assujettit la crémone. Les deux femmes se mirent à parler tout bas, au-dessus de la lampe à alcool, tramant l’éternelle conspiration du silence, et de l’impeccable propreté des biberons, tandis que le vent faisait rage et donnait de brusques assauts aux fermetures de mauvaise qualité. Toutes deux se tournèrent vers le berceau, serrant les lèvres. Mrs Flanders se pencha.

« Il dort ? » souffla Rébecca.

Mrs Flanders fit signe que oui.

« Bonsoir, Rébecca », murmura-t-elle : et Rébecca dit : « Bonsoir Ma’am », bien que toutes deux fussent des égales dans l’éternelle conspiration du silence et des biberons irréprochables.

 

Mrs Flanders avait laissé la lampe allumée dans la pièce du devant, et sur la table, ses lunettes, son ouvrage, et une lettre portant le timbre de Scarborough. Elle n’avait pas fermé les rideaux.

La lumière, à travers la vitre, éclairait brutalement le carré de gazon, le petit seau bordé d’un trait d’or, et tout à côté l’aster violemment agité. Car le vent parcourait la côte à une allure folle, se lançait contre les collines, et par brusques rafales se dépassait lui-même. Comme il s’étalait sur la ville, située dans un fond ! Comme sa fureur faisait trembler et clignoter les lumières, celles du port, celles des chambres dans les villas à flanc de coteau ! Et roulant devant lui les sombres vagues, il parcourait l’Atlantique, en bousculant les étoiles entre les mâts des navires.

Il y eut un déclic dans le petit salon. Mr Pearce éteignait la lampe. Le jardin disparut, ne fut plus qu’une tache noire. Entièrement noyé de pluie. Chaque brin d’herbe courbé sous la pluie. Sous cette pluie, des paupières humaines eussent été forcées de se fermer. Quelqu’un de couché sur le dos n’aurait aperçu que tumulte et confusion – des nuages qui tournoyaient, tournoyaient, et une vague lueur jaunâtre et sulfureuse au sein de l’obscurité.

Dans la chambre au-dessus, les petits garçons avaient repoussé leurs couvertures, et dormaient sous le drap. Il faisait chaud : une chaleur moite et visqueuse. Archer était étalé à plat, un bras en travers de l’oreiller. Il avait le visage très rouge, et chaque fois que le rideau, poussé par le vent, s’écartait un peu, laissant passer une vague lueur, il se retournait et ouvrait l’œil à demi. Le vent soulevait le léger tapis placé sur la commode ; le bord tranchant du meuble était encore visible, et semblait monter à la rencontre du renflement de tissu blanc dont le reflet, une ligne argentée, apparaissait au bord du miroir.

Dans l’autre lit, près de la porte, Jacob dormait profondément, plongé dans une inconscience totale. La mâchoire de mouton, avec ses grandes dents jaunes, gisait contre ses pieds. Il l’avait repoussée jusqu’aux barreaux de fer du bout de sa couchette.

Dehors, la pluie tombait, de plus en plus droite et serrée à mesure que le vent, aux premières heures du jour, allait se calmant. L’aster était abattu sur le sol. Dans le seau d’enfant à demi rempli, le crabe opalin tournait lentement, s’efforçant d’escalader, avec ses pattes malingres, la paroi escarpée ; essayant, essayant encore, et retombant sur le dos, et recommençant indéfiniment ses tentatives.

« Mrs Flanders… » – « Cette pauvre Betty Flanders… » – « Cette chère Betty… » – « Elle est encore très agréable. » – « C’est curieux qu’elle ne se remarie pas. » – « Oui, mais… et le capitaine Barfoot ? Il va la voir tous les vendredis, c’est réglé, et – jamais avec sa femme…

– Ellen Barfoot n’a qu’à s’en prendre à elle-même, disaient les dames de Scarborough. Elle ne fait de frais pour personne.

– Tous les hommes désirent avoir un héritier – c’est connu.

– Il y a certaines tumeurs qu’il faut opérer ; mais une tumeur dans le genre de celle dont ma pauvre mère a tant souffert, on la supporte indéfiniment, sans même avoir jamais besoin qu’on vous monte une tasse de thé dans votre lit. »

Mrs Barfoot était une valétudinaire.

Élisabeth Flanders, sur le compte de laquelle on tenait, on avait tenu, et l’on tiendrait plus tard ces propos et bien d’autres, était devenue, cela va sans dire, veuve de bonne heure. Elle avait entre quarante et cinquante ans. Et derrière elle, devant elle, des années de tristesse : la perte de Seabrook, son mari ; trois garçons à élever ; pas de fortune ; une maison éloignée du centre de la ville ; la ruine et peut-être la mort du pauvre Morty, son frère – en effet, où était-il ? qu’était-il devenu ? Protégeant ses yeux du soleil, elle cherchait à apercevoir, sur la route, le capitaine Barfoot – oui, il arrivait, ponctuel comme toujours : les attentions du capitaine épanouissaient Betty Flanders, la rehaussaient à ses propres yeux, teintaient de gaieté son visage, et deux ou trois fois par jour, faisaient monter à ses yeux des larmes, dont personne ne pouvait deviner la cause.

Il n’y a rien de répréhensible, il est vrai, à pleurer la mort d’un époux dont le monument, quoique modeste, est quelque chose de soigné ; et lorsque par un jour d’été, la veuve avec ses trois fils s’arrêtait devant la sépulture, tout le monde se sentait bien disposé pour elle. Les chapeaux se levaient plus haut que d’habitude, les femmes serraient plus fort le bras de leur mari. Seabrook dormait à six pieds sous terre, depuis des années ; emprisonné dans la triple paroi de son cercueil, et si bien protégé que si terre et bois avaient été transparents comme verre, on aurait sûrement pu voir son visage, le visage d’un homme à moustaches, jeune et bien bâti, qui était allé à la chasse aux canards, et avait refusé de changer de chaussures en rentrant.

« Négociant dans cette ville », disait l’inscription funèbre ; mais pour quelle raison Betty Flanders avait cru devoir le désigner ainsi, alors qu’il n’avait pris place, derrière le vitrage d’une maison de commerce, que pendant trois mois – s’étant borné jusqu’alors à tuer des chevaux sous lui, à chasser à courre, à gérer un domaine peu étendu, et à mener une vie de plus en plus dissipée – nul ne pouvait le deviner. Mais enfin, il fallait bien lui donner une attribution quelconque, à titre d’exemple, pour ses fils.

N’avait-il donc rien été ? Aucune réponse n’était possible, puisque même si les yeux des morts n’étaient pas si vite fermés par l’employé des pompes funèbres, la lueur révélatrice a sitôt fait de disparaître. Autrefois, pour Betty Flanders, Seabrook était une part d’elle-même ; à présent, perdu dans la foule, il avait disparu dans l’herbe du coteau, entre des milliers de pierres tombales, les unes de travers, les autres droites ; parmi les couronnes défraîchies, les croix de tôle vernissée, les étroits sentiers de sable jaune, et les lilas qui se penchaient, en avril, au-dessus du mur du cimetière, avec une odeur comparable à celle d’une chambre de malade. Seabrook, à présent, c’était tout cela ; et lorsque, la jupe relevée, en train de donner du grain à ses poules, Betty entendait sonner la cloche des funérailles, il lui semblait que c’était la voix de Seabrook – la voix du mort.

Le coq avait la manie de se poser sur son épaule et de la becqueter dans le cou : de sorte qu’elle s’armait d’un bâton, ou qu’elle emmenait un des enfants, chaque fois qu’elle allait nourrir la volaille.

« Tu n’as pas envie que je te prête mon couteau, maman ? » demanda un jour Archer.

La voix de son fils, entendue en même temps que la cloche du cimetière, qui sonnait à ce moment-là, c’était un mélange inextricable, enivrant, de vie et de mort.

« Quel grand couteau pour un si petit garçon ! » dit-elle. Elle prit le couteau pour lui faire plaisir. Et le coq sortit du poulailler, et Mrs Flanders, criant à Archer de fermer la porte du potager, posa le grain par terre, gloussa pour appeler les poules, puis s’affaira dans le verger, et fut aperçue de la route par Mrs Cranck, occupée à battre son paillasson contre le mur, et qui le maintint en l’air un instant, pour faire remarquer à sa voisine, Mrs Page, que Mrs Flanders était dans le verger avec ses poules.

Mrs Page, Mrs Cranck et Mrs Garfit pouvaient la suivre des yeux, parce que le verger n’était qu’un enclos pris sur le terrain de Dods Hill, et que Dods Hill dominait le village. Nuls mots ne sauraient exagérer l’importance de Dods Hill. C’était la terre entière ; le monde en face du ciel ; l’horizon de regards dont personne n’aurait pu calculer le nombre, si ce n’est ceux qui avaient vécu toute leur vie dans le même village, ne l’avaient quitté qu’une seule fois, pour aller se battre en Crimée, comme le vieux Georges Garfit, accoté pour fumer sa pipe à la barrière de son jardin. C’est sur Dods Hill que se réglait la marche du soleil : et c’est à la nuance du ciel derrière le coteau que l’on pouvait juger du temps qu’il ferait.

« La voilà qui monte la côte avec le petit John », dit Mrs Cranck à Mrs Garfit ; puis elle secoua une dernière fois son paillasson, et se précipita chez elle.

Passant par la porte du verger, Mrs Flanders, en effet, monta jusqu’en haut de Dods Hill, en tenant John par la main. Archer et Jacob couraient par-devant, ou s’attardaient en arrière. Mais quand elle atteignit l’antique forteresse romaine, tous deux y étaient arrivés déjà, énumérant à grands cris les bateaux que l’on apercevait dans la baie. De là-haut, la vue était magnifique – la lande derrière soi, la mer devant soi, et Scarborough tout entier étalé à plat comme un puzzle. Mrs Flanders, qui commençait à prendre de l’embonpoint, s’assit et regarda autour d’elle.

La gamme complète des transformations de ce paysage aurait dû lui être familière : ses différents aspects, en hiver, au printemps, en été, en automne : la façon dont les orages arrivaient de la pleine mer, dont la lande s’assombrissait ou s’égayait selon le vol des nuages, elle devait les connaître ; elle avait dû bien des fois remarquer la tache rouge des villas en construction, et l’enchevêtrement de lignes qui partageaient les lotissements, ainsi que les feux diamantés des petites serres étincelantes, sous le soleil. Ou si de pareils détails lui échappaient, elle aurait pu laisser son imagination jouer sur les teintes d’or de la mer au couchant, se dire que la vague montante posait des palets d’or parmi les galets. De petits bateaux de plaisance luttaient de vitesse sur l’eau, que le bras noir de la jetée emprisonnait. Toute la ville, avec ses édifices, était rose et or ; couronnée de brume ; sonore ; stridente. Les banjos retentissaient ; la digue sentait le goudron fondant et collant aux pieds ; des chèvres attelées à de légères voitures, partaient tout à coup au petit galop à travers la foule. On remarquait avec quel soin le Conseil municipal avait fait disposer les parterres fleuris. Parfois un chapeau de paille s’envolait. Les tulipes flambaient au soleil. De nombreux caleçons de bain étaient alignés sur la plage. Des bonnets de caoutchouc encadraient des visages roses, aimables ou querelleurs, posés sur des coussins dans des fauteuils de toile. Des hommes habillés de blanc poussaient devant eux des panneaux triangulaires : en effet, le capitaine Boase avait capturé un requin monstre – une des faces du panneau l’annonçait en caractères rouges, jaunes et bleus, et chaque ligne se terminait par une série de points d’exclamation de couleur différente.

Excellente raison de descendre à l’Aquarium, dont les stores jaunis, l’odeur tenace d’esprit de sel, les chaises de rotin, les petites tables munies de cendriers, les poissons tournant sur eux-mêmes, la gardienne du lieu tricotant derrière six ou sept boîtes de chocolat (et souvent complètement seule avec les poissons durant des heures), allaient s’associer dans la mémoire avec l’image du requin monstre – qui lui-même n’était qu’un flasque réceptacle, une sorte de valise à soufflets, vide, jaunâtre, tombée au fond d’une citerne. Personne n’avait jamais été ragaillardi par l’Aquarium : mais les visages de ceux qui en sortaient avaient vite fait de perdre leur expression transie et vague, quand ils constataient qu’il fallait absolument faire la queue pour être admis sur la jetée. Une fois le tourniquet franchi, chacun parcourait vivement un mètre ou deux ; puis les uns s’attardaient devant cette boutique-ci, les autres devant celle-là. Mais finalement c’était l’orchestre qui attirait le public jusqu’aux pêcheurs, qui le long de la jetée inférieure, prenaient chacun leur place attitrée.

L’orchestre fonctionnait dans le kiosque moresque. Le n° 9 du programme fut affiché. C’était une valse. Les jeunes filles anémiques, la vieille dame veuve, les trois juifs commensaux de la même pension, le dandy, le major, le marchand de chevaux, et le gentleman auquel sa fortune donne une grande indépendance, tous prenaient la même expression rêveuse, tandis qu’ils voyaient, sous leurs pieds, par les fentes entre les planches, les vagues vertes d’un beau jour d’été tourner gracieuses, paisibles, autour des piliers de fer du môle. Pourtant, à une certaine époque, rien de tout cela n’existait (se disait le jeune homme accoudé à la balustrade). Fixez votre regard sur la jupe de cette dame ; oui, cette jupe grise, au-dessus du bas couleur de chair. Vous la voyez se transformer ; elle recouvre les chevilles – 1890-1900 ; puis elle devient beaucoup plus ample – 1870-80 : elle est à présent couleur puce, et s’étale sur une crinoline – 1860 : un petit pied chaussé de noir avec un bas de coton blanc se laisse deviner. Encore là ? – Oui, elle est encore sur la jetée. La soie maintenant est à ramages, avec un semis de roses, mais il semble qu’on la voie moins distinctement. Nous ne sommes plus sur une jetée. Le lourd carrosse oscille bien le long de la route barrée d’un péage, mais il n’y a pas de jetée où faire halte. Et qu’elle est grise et turbulente, la mer du XVIIe siècle ! Allons au Musée. Boulets de canon ; pointes de flèches ; verreries de l’époque romaine, plus un forceps couvert de vert-de-gris. C’est le révérend Jasper Floyd qui a extrait tout cela du sol, à ses frais, dans le camp romain de Dods Hill, aux environs de 1840 – Voyez la petite pancarte, avec son inscription à demi effacée. Et maintenant qu’y a-t-il encore à regarder à Scarborough ?

 

Mrs Flanders était assise sur le petit mur d’enceinte du camp romain, en train de rapiécer les culottes de Jacob ; elle ne levait pas les yeux, sauf lorsqu’elle mouillait le bout de son fil, ou lorsqu’un insecte volant venait se heurter, lui bourdonner à l’oreille, et reprenait son vol.

John ne cessait de trottiner et de venir déposer, dans le giron de sa mère, de l’herbe et des feuilles sèches qu’il appelait « du thé », et qu’elle rangeait méthodiquement, plaçant dans le même sens les têtes fleuries des graminées : distraite, pensant tantôt à Archer qui était encore resté si longtemps éveillé la nuit dernière, tantôt à l’horloge de l’église qui avançait de dix à douze minutes ; tantôt au désir qu’elle avait d’acheter le champ de Garfit – si elle pouvait.

« Tu vois, ça, c’est une feuille d’orchis, Johnny. Regarde ses petites taches brunes. Allons, viens, chéri. C’est l’heure de rentrer. Ar - cher ! Ja - cob ! »

« Ar - cher ! Ja - cob ! » piaillait après elle le petit Johnny, pivotant sur ses talons, éparpillant l’herbe et les feuilles qu’il tenait dans ses mains, comme s’il voulait en faire un semis. Archer et Jacob surgirent de derrière le monticule, où ils s’étaient tapis dans l’intention de bondir sur leur mère à l’improviste, et tout le monde reprit lentement le chemin de la maison.

« Qu’est-ce que je vois là-bas ? dit Mrs Flanders, s’abritant les yeux.

– Ce vieux monsieur ? dit Archer, regardant la route.

– Ce n’est pas un vieux monsieur, dit Mrs Flanders. C’est… non, ce n’est pas lui – j’avais cru que c’était le capitaine. Mais c’est Mr Floyd. Allons, venez, mes petits.

– Oh ! Mr Floyd, la barbe ! » dit Jacob, décapitant un chardon ; car il savait déjà que Mr Floyd allait lui donner des leçons de latin – ce que celui-ci fit en effet, à ses heures de loisir, pendant trois ans et par pure bonté : parce qu’il n’y avait personne dans le voisinage à qui Mrs Flanders put demander pareil service ; et parce qu’elle commençait à être débordée par ses deux aînés ; et parce qu’il fallait les préparer à entrer au collège : on peut dire que bien des pasteurs n’en auraient pas fait autant que Mr Floyd, soit qu’il vînt donner sa leçon chez Mrs Flanders après le thé, soit qu’il reçût les garçons chez lui – selon ses possibilités – car sa paroisse était fort étendue, et (comme l’avait fait son père avant lui) Mr Floyd allait visiter des cottages situés à des milles de distance, au fond de la lande ; et comme le vieux Mr Floyd, c’était un véritable érudit, ce qui rendait la situation d’autant plus invraisemblable – et telle que jamais n’aurait osé l’imaginer Betty Flanders. Aurait-elle dû se douter de quelque chose ? Mais outre qu’il était si savant, il avait huit ans de moins qu’elle. Elle connaissait bien sa mère, la vieille Mrs Floyd. Elle prenait parfois le thé chez elle. Et c’est justement un soir où elle revenait de chez la vieille dame, qu’elle trouva un billet dans le vestibule, et l’emporta dans la cuisine pour aller donner le poisson à Rébecca ; elle pensait que c’était un mot concernant les garçons.

« Mr Floyd l’a apporté lui-même, sans doute ? Mais où est le fromage ? Il a dû rester dans le paquet, dans le vestibule – oui, dans le vestibule », dit-elle, ayant déjà commencé de lire. Il ne s’agissait pas des garçons. « Oui, il en restera sûrement de quoi faire un soufflé demain. Peut-être que le capitaine… » elle était arrivée au mot « amour ». Elle s’en alla dans le jardin, et lut, adossée au tronc d’un noyer. Car elle était tremblante : son sein se soulevait, s’abaissait. Seabrook reparaissait devant elle avec tant de force ! Elle hochait la tête, et regardait à travers ses larmes les jeunes feuilles se déployer contre le ciel doré, lorsque trois oies, moitié courant, moitié volant, filèrent à travers la pelouse, poursuivies par Johnny armé d’un bâton.

Mrs Flanders rougit de colère.

« Combien de fois t’ai-je défendu de faire ça ? cria-t-elle ; et elle saisit le petit garçon et lui arracha la baguette.

– Mais elles s’étaient sauvées, gémit-il, en se débattant pour recouvrer sa liberté.

– Tu es très vilain. Ce n’est pas une fois, c’est mille fois que je te l’ai défendu. Je ne veux pas que tu pourchasses les oies », répéta-t-elle ; et froissant dans sa main la lettre de Mr Floyd, elle maintint solidement Johnny, et ramena les volatiles dans le verger.

« Comment pourrais-je penser au mariage ? » se disait-elle amèrement, tandis qu’elle fixait la petite porte avec un bout de fil de fer. Il est vrai qu’elle avait toujours détesté les roux, elle se le dit un peu plus tard, une fois les garçons couchés. Et repoussant sa boîte à ouvrage, elle attira son buvard et relut la lettre de Mr Floyd ; et quand elle arriva au mot « amour », son sein palpita de nouveau, mais moins fort que la première fois, car elle revoyait Johnny en train de pourchasser les oies, et elle comprenait qu’il lui était impossible d’épouser qui que ce fût, Mr Floyd moins que tout autre, car il était tellement plus jeune qu’elle, mais tellement bien ! – et si instruit par-dessus le marché.

« Cher Mr Floyd », commença-t-elle… Ai-je pensé à parler du fromage à Rébecca ? Oui, elle lui avait dit qu’il était dans le vestibule… « je suis on ne peut plus surprise… » continua-t-elle d’écrire.

Mais la lettre que Mr Floyd trouva sur la table, quand il vint de bonne heure le lendemain matin, ne commençait pas par ces mots : « Je suis on ne peut plus surprise… » ; et elle était si maternelle, si déférente, si inconséquente et si pleine de regrets, qu’il la conserva pendant des années : longtemps après son mariage avec Miss Wimbush, d’Andover ; longtemps après qu’il eut quitté Scarborough. À la suite de cette réponse, en effet, il avait demandé une paroisse à Sheffield, et l’avait obtenue : et quand il avait convoqué Archer, Jacob et John pour leur dire adieu, il leur avait dit de choisir, dans son bureau, ce qu’ils voudraient en souvenir de lui. Archer avait choisi un coupe-papier, parce qu’il ne voulait pas prendre quelque chose de trop beau. Jacob avait préféré les œuvres de Byron en un volume. John, qui était encore trop petit pour faire un choix raisonnable, avait jeté son dévolu sur le jeune chat de Mr Floyd – ce que ses frères trouvèrent ridicule, mais ce que Mr Floyd approuva quand le petit garçon lui eut dit : « Il a une fourrure pareille à la vôtre. » Puis Mr Floyd avait parlé de la Marine royale (à laquelle se destinait Archer) et de Rugby (où allait entrer Jacob) ; et le lendemain, ses paroissiens lui avaient offert un plateau en argent, et il était allé d’abord à Sheffield, où il avait fait la connaissance de Miss Wimbush, venue en visite chez son oncle, puis à Hackney – et ensuite à Maresfield House, en qualité de principal : finalement, devenu éditeur d’une série bien connue de biographies d’hommes d’Église, il s’était retiré à Hampstead avec sa femme et sa fille, et on le voit souvent donner à manger aux canards dans un des étangs du parc. Quant à la lettre de Mrs Flanders – en la cherchant l’autre jour il n’a pu la retrouver, et ne s’est pas soucié de demander à sa femme si elle l’avait fait disparaître. Rencontrant dernièrement Jacob dans Piccadilly, il le reconnut au bout de trois secondes. Mais Jacob était devenu un si beau jeune homme que Mr Floyd ne fut pas tenté de l’arrêter dans la rue.

 

« Mon Dieu ! dit Mrs Flanders en lisant dans le Courrier de Scarborough et d’Harrogate que le Rév. Andrew Floyd, etc., etc., venait d’être nommé principal du Collège de Maresfield, mon Dieu, mais ce doit être notre Mr Floyd ! » Une ombre de tristesse vint planer sur la table. Jacob se servait de la confiture ; le facteur causait avec Rébecca dans la cuisine ; une abeille bourdonnait autour d’une fleur jaune qui se balançait devant la fenêtre ouverte : en somme, tout le monde était satisfait, pendant que le pauvre Mr Floyd devenait principal de collège de Maresfield.

Mrs Flanders se leva, s’approcha du garde-cendres, et caressa Topaze derrière la tête.

« Pauvre Topaze ! » dit-elle. (Car le petit minet de Mr Floyd était devenu un très vieux chat, passablement pelé autour des oreilles, et qu’il allait falloir tuer un de ces jours.)

« Pauvre vieux Topaze ! » reprit Mrs Flanders, tandis que le chat s’étirait au soleil ; et elle sourit : elle se rappelait qu’elle l’avait fait châtrer, et elle se redisait qu’elle n’aimait pas les roux. Souriante, elle se dirigea vers la cuisine.

Jacob se passa sur la figure un mouchoir assez malpropre. Et il monta dans sa chambre.

 

Les cerfs-volants mettent longtemps à mourir. (C’était John qui collectionnait les coléoptères.) Même au bout de douze jours, les pattes de celui-ci étaient encore souples. Tandis que tous les papillons étaient morts. Une bouffée nauséabonde, qui sentait l’œuf pourri, avait eu raison des pâles Citrons qui s’éparpillaient dans le verger, et sur les pentes de Dods Hill, et bien plus loin dans la lande ; tantôt cachés derrière une touffe de genêts, tantôt se remettant à voler pêle-mêle sous le soleil brûlant.

Le Nacré se chauffait sur une pierre blanche, dans le camp romain. De la vallée montait le son des cloches. Tout le monde mangeait du rosbif, à Scarborough, car c’était dimanche : c’était aujourd’hui dimanche que Jacob avait capturé les Citrons, dans un champ de trèfle, à huit milles de la maison.

Le Sphinx tête-de-mort, c’était Rébecca qui l’avait trouvé, dans la cuisine.

Une forte odeur de camphre sortait des boîtes à papillons. À cette odeur se mêlait celle, trop reconnaissable, d’algues en train de sécher, en longs rubans bruns accrochés à la porte. Le soleil tapait dessus en plein.

Les ailes supérieures du papillon de nuit que Jacob tenait à la main étaient indubitablement marquées de taches fauves réniformes : mais il n’y avait pas de croissant sur les ailes inférieures. L’arbre sur lequel Jacob l’avait pris, la nuit, s’était subitement abattu. Une volée de détonations avait retenti dans les profondeurs du bois – et à son retour, très tardif, sa mère avait cru voir un cambrioleur. Le seul de ses fils qui n’obéit pas, avait-elle dit.

L’entomologiste Morris l’a décrit, ce papillon, comme « un insecte extrêmement particulier quant à l’habitat, fréquentant les lieux humides et marécageux ». Mais Morris se trompe quelquefois. Il arrivait parfois à Jacob, avec une plume extrêmement fine, de faire des corrections en marge.

Oui, le hêtre s’était abattu, bien qu’il ne fît pas de vent, et que la lanterne posée à terre éclairât des feuilles vertes, à côté de feuilles déjà sèches. Le terrain était dur. Un crapaud rampait. Et l’Écaille marbrée tournait, étincelante, autour de la flamme. Puis elle s’était envolée. Partie, pour ne pas revenir, bien que Jacob l’eût attendue. Il était plus de minuit quand il avait traversé la pelouse, et trouvé sa mère assise, devant une patience, dans la pièce tout éclairée.

« Dans quelle inquiétude tu m’as mise ! » s’était-elle écriée. Elle avait redouté pour lui quelque accident épouvantable. Et sa rentrée tardive réveillait Rébecca, qui était obligée de se lever de si bonne heure.

Il était là, debout, pâle et clignant des yeux, dans la chambre chaude ; sorti des profondeurs de l’obscurité, ébloui par la lumière.

Non, ce ne pouvait être la Noctuelle frangée, ce papillon.

 

La tondeuse avait comme toujours besoin d’être graissée. Toutes les fois que Barnett lui faisait faire demi-tour sous la fenêtre de Jacob, elle grinçait – grinçait, traversait la pelouse avec un bruit de ferraille, et à l’autre bout, grinçait.

Par moments, le ciel se couvrait.

Puis le soleil revenait, éblouissant.

Il se posait, comme un œil brillant, sur les ferrures, et soudain, très doucement, s’installait sur le lit, sur le réveil, sur la boîte à papillons restée ouverte. Ces pâles Citrons marbrés avaient vagabondé sur la lande, et zigzagué au-dessus du trèfle pourpré ; ces Nacrés s’étaient pavanés le long des haies. Ces Argus s’étaient posés sur de frêles ossements en train de sécher au soleil, et ces Vanesses belles-dames, et ces Paons du jour, s’étaient repus des entrailles sanglantes dédaignées par l’épervier. À des milles de distance, dans un pli de terrain tout couvert de chardons, Jacob avait trouvé ces Sylvains. Il avait vu un Amiral blanc monter en tournoyant jusqu’au plus haut d’un chêne, sans pouvoir le capturer. Une vieille paysanne qui vivait toute seule, sur la colline, lui avait parlé d’un papillon violet qui venait chaque année visiter son jardin, d’où elle voyait, disait-elle, les renardeaux jouer au petit jour parmi les ajoncs. Et si l’on se levait à l’aube, toujours on apercevait deux blaireaux. Il leur arrivait de se battre, disait-elle, comme deux garnements.

« Ne va pas trop loin cette après-midi, Jacob, lui recommanda sa mère, mettant la tête à la porte ; car le capitaine a dit qu’il viendrait te dire adieu. » C’était le dernier jour des vacances de Pâques.

 

Le mercredi était le jour du capitaine Barfoot. Il s’habillait fort correctement d’un complet de serge bleue, prenait sa canne à bout de caoutchouc – car ayant servi son pays, il boitait et il lui manquait deux doigts de la main droite – et il sortait de chez lui précisément à la minute où le mât de signalisation annonçait quatre heures de l’après-midi.

À trois heures, Dickens, chargé de pousser le fauteuil roulant de Mrs Barfoot, était venu la chercher.

« Changez-moi de place », disait-elle, au bout du premier quart d’heure passé sur l’Esplanade. Et ensuite : « Ici, ce sera bien, merci, Mr Dickens. » Au premier ordre reçu, Mr Dickens se mettait à la recherche du soleil ; au second, il installait le fauteuil à la petite place ensoleillée.

Vieil habitant de Scarborough, il avait beaucoup de points communs avec Mrs Barfoot, la fille de James Coppard. La fontaine d’eau potable placée au croisement de West Street et de Broad Street est due à la générosité de James Coppard, maire de Scarborough au moment du jubilé de la reine Victoria, et le portrait de Coppard trône sur les arroseuses municipales, aux devantures des boutiques, et sur les volets blindés des cabinets de consultation d’hommes de loi.

La valétudinaire Mrs Barfoot, et Mr Dickens son promeneur, avaient beaucoup de points communs : toutefois Ellen Barfoot, prisonnière de l’éducation, ne fréquentait pas l’Aquarium (bien qu’elle connût le capitaine qui avait capturé le requin) : et quand les colleurs d’affiches passaient près d’elle, elle les regardait d’un œil méprisant, sachant qu’elle ne verrait jamais ni les Pierrots, ni les frères Zeno, ni Daisy Budd et sa troupe de phoques savants. Oui, dans son fauteuil roulant sur la plage, elle était la prisonnière de l’éducation, et tous les barreaux de sa cage, par les jours de grand soleil, projetaient leur ombre sur l’Esplanade, à l’heure où l’Hôtel-de-ville, les magasins de nouveautés, la piscine et le monument commémoratif projetaient la leur dans la rue.

Vieil habitant de Scarborough, Mr Dickens se tenait discrètement un peu en retrait, fumant sa pipe. Elle lui posait des questions, lui demandait le nom des gens, et par qui était tenu à présent le magasin de Mr Jones – parlait de la pluie et du beau temps – demandait si Mrs Dickens avait expérimenté ceci ou cela – et les mots tombaient de ses lèvres comme des miettes de biscuit sec.

Elle finissait par fermer les yeux. Mr Dickens allait faire un petit tour. Les sentiments masculins ne l’avaient pas encore complètement déserté, bien qu’en le voyant approcher, on remarquât de quelle façon incertaine un de ses souliers noirs bossués se lançait devant l’autre ; et l’ombre qui se creusait entre son gilet et son pantalon ; et quand il était au repos, l’attitude instable et mal assurée de son corps penché en avant : tel un vieux cheval fatigué qui se trouve subitement hors des brancards, et sans voiture derrière lui. Mais tandis que Mr Dickens aspirait la fumée de sa pipe et la rejetait par bouffées, on discernait dans son regard des sentiments masculins. Il se disait que le capitaine Barfoot était pour le quart d’heure en route vers Mount Pleasant : le capitaine Barfoot, son chef. Car chez lui, à la maison, dans le petit parloir donnant sur d’anciennes écuries, avec le canari à la fenêtre, et les jeunes filles occupées à la machine à coudre, et Mrs Dickens toute recroquevillée dans son fauteuil à cause de ses rhumatismes – à la maison où il comptait pour peu de chose, une pensée le soutenait : il était sous les ordres du capitaine Barfoot. Il avait plaisir à se dire qu’en faisant la conversation avec Mrs Barfoot, au bord de la mer, il aidait le capitaine à rendre visite à Mrs Flanders. Lui, un homme, il avait la charge de Mrs Barfoot, une femme.

En se retournant, il la vit qui causait avec Mrs Rogers. En se retournant une seconde fois, il vit que Mrs Rogers s’en allait. Il revint donc vers le fauteuil roulant, et Mrs Barfoot lui demanda l’heure, et il tira sa grosse montre d’argent et la renseigna avec complaisance, comme s’il en savait plus long qu’elle sur l’heure qu’il était et ce qu’elle avait à faire. Mais Mrs Barfoot n’ignorait pas que le capitaine était en chemin pour aller voir Mrs Flanders.

 

En effet, il allait la voir ; il avait quitté le tram, et au sud-est il voyait devant lui Dods Hill, qui se détachait en vert sur un ciel bleu, noyé à l’horizon d’une vapeur grise. Il montait vaillamment la côte. Son allure, en dépit de sa boiterie, avait quelque chose de guerrier. Mrs Jarvis, sortant du presbytère, le vit approcher ; et son chien de Terre-Neuve, Nero, agita lentement la queue en tous sens.

« Tiens ! le capitaine Barfoot ! s’écria-t-elle.

– Bonjour, Mrs Jarvis », dit le capitaine.

Ils firent route ensemble jusqu’à la porte de Mrs Flanders ; là, le capitaine s’arrêta, souleva sa casquette de tweed, et saluant très courtoisement :

« Je vous souhaite le bonjour, Mrs Jarvis », dit-il.

La femme du pasteur continua sa route.

Elle allait se promener dans la lande. Avait-elle une fois de plus, la veille, à une heure tardive, fait les cent pas sur la pelouse ? Avait-elle, une fois de plus, tapé à la fenêtre du bureau, en criant : « Venez, Herbert, venez regarder la lune ! »

Et Herbert était venu la regarder.

Quand Mrs Jarvis allait se promener, c’est qu’elle était triste. Elle allait, le long de la lande, jusqu’à un certain creux en forme de soucoupe, bien qu’elle eût toujours l’intention de gagner un groupe de rochers plus éloigné. Elle s’asseyait, sortait le petit livre caché sous son manteau, et elle lisait quelques vers, et regardait autour d’elle. Elle n’était pas très malheureuse, et ne le serait jamais tout à fait, sans doute, étant donné qu’elle avait quarante-cinq ans ; jamais assez désespérée, veux-je dire, pour quitter son mari et ruiner l’existence d’un brave homme, comme elle l’en menaçait de temps à autre.

Toutefois il n’est pas besoin d’expliquer quels risques court la femme d’un clergyman, quand elle s’aventure seule dans la lande. Courte, brune, au regard de flamme, Mrs Jarvis était exactement désignée pour perdre la foi – dans la lande – c’est-à-dire pour confondre Dieu avec l’universelle nature qui… mais elle ne perdait pas la foi, elle ne lisait jamais un poème jusqu’au bout, et elle continuait d’aller dans la lande en regardant la lune derrière les ormes, et en se disant, assise dans l’herbe bien au-dessus de Scarborough, en se disant… Oui, oui, quand l’alouette prend son vol ; quand les moutons, pas à pas, broutent l’herbe à l’heure où la cloche tinte ; quand la brise tout à coup se lève, puis se meurt, en nous laissant sur la joue son baiser : quand les vaisseaux, là-bas, au large, semblent aller à la rencontre l’un de l’autre, et poursuivent chacun leur route comme entraînés par une main invisible : quand il se produit dans l’air des ébranlements soudains, et que des cavaliers fantômes, lancés au galop, s’arrêtent court ; quand l’horizon devient indécis, bleu, vert, troublant – alors avec un soupir, Mrs Jarvis se dit à elle-même : « Si quelqu’un pouvait me donner… Si je pouvais donner à quelqu’un… » Mais elle ne sait pas ce qu’elle voudrait donner, ni qui pourrait le lui donner.

 

« Mrs Flanders vient de sortir, il y a cinq minutes, Capitaine », dit Rébecca. Le capitaine s’installa, pour attendre, dans un fauteuil. Les deux coudes appuyés, une main posée sur l’autre, sa jambe boiteuse tendue en avant, et sa canne à bout de caoutchouc près de lui, il resta complètement immobile. Dans une attitude un peu rigide. Réfléchissait-il ? Probablement. Probablement ruminait-il toujours les mêmes pensées. Mais étaient-ce de « bonnes », d’agréables pensées ? Il avait du caractère ; il était tenace, fidèle. Bien des femmes auraient dit de lui : « Il est la règle, il est l’ordre. Nous devons donc le chérir. Il est toujours sur le pont, toujours à son poste. » Et en lui tendant sa tasse de thé, ou n’importe quel autre objet, elles auraient évoqué des visions de naufrage et de désastre, de passagers sortant précipitamment de leurs cabines, pour trouver sur le pont le capitaine sanglé dans sa vareuse, faisant face à la tempête, vaincu par elle, mais par elle seule. « Pourtant, moi aussi, j’ai une âme », se disait Mrs Jarvis chaque fois que le capitaine, venu pour voir son mari, l’avait trouvé sorti, et passait deux ou trois heures auprès d’elle, presque sans ouvrir la bouche, dans un fauteuil.

Mais Betty Flanders n’avait pas ce genre de pensées.

 

« Ah ! capitaine, dit Mrs Flanders en se précipitant dans le salon, j’ai été obligée de courir après l’employé de Barker… mais j’espère que Rébecca… mais j’espère que Jacob… »

Elle était absolument hors d’haleine, mais loin d’être affolée ; et pendant qu’elle posait à terre le petit balai de foyer qu’elle venait d’acheter chez le marchand de couleurs, elle disait qu’il faisait chaud, elle ouvrait un peu plus la fenêtre, elle redressait un voile de fauteuil, remettait un livre en place, comme une femme très tranquille, pleine d’affection pour le capitaine, et beaucoup plus jeune que lui. Car vraiment, avec son petit tablier bleu, on ne lui aurait pas donné plus de trente-cinq ans. Lui, il avait largement dépassé la cinquantaine.

Elle s’affairait autour de la table, et tout en écoutant son bavardage, le capitaine tournait la tête à droite et à gauche avec un vague murmure approbateur. Il était tout à fait chez lui, au bout de vingt ans.

« Eh ! bien, dit-il enfin, j’ai reçu des nouvelles de Mr Polegate. »

Il avait appris par Mr Polegate qu’on ne pouvait donner un meilleur conseil que celui d’envoyer un des garçons dans une Université.

« Mr Floyd a fait ses études à Cambridge… non, à Oxford… au fait, je ne sais plus », dit Mrs Flanders.

Elle regarda le jardin. De minuscules fenêtres, du lilas, de la verdure, se reflétèrent dans ses yeux.

« Archer marche très bien, dit-elle. J’ai reçu du capitaine Maxwell un excellent bulletin.

– Je vais vous laisser la lettre, vous la ferez lire à Jacob, dit le capitaine, en rentrant gauchement le papier dans l’enveloppe.

– Jacob ? il s’occupe de ses papillons, comme de coutume », dit Mrs Flanders avec irritation. Mais une arrière-pensée parut lui venir. « Le cricket reprend cette semaine, bien entendu ? »

« Edward Jenkinson a donné sa démission, dit le capitaine Barfoot.

– En ce cas, vous allez poser votre candidature, s’écria Mrs Flanders, en le regardant droit dans les yeux.

– Mon Dieu, là-dessus… » commença le capitaine. Et il s’enfonça davantage dans son fauteuil.

 

Voilà comment Jacob Flanders entra, en octobre 1906, à Cambridge.

3

« Ce n’est pas un compartiment de fumeurs, ici », protesta Mrs Norman avec véhémence, mais d’une voix faible, au moment où la portière s’ouvrit avec brusquerie, et où un jeune homme à forte carrure fit irruption dans l’intérieur. Il ne parut pas entendre. Le train n’avait pas d’arrêt avant Cambridge et voilà qu’elle était enfermée toute seule, dans un compartiment de chemin de fer, avec un jeune homme.

Elle fit jouer le ressort de son sac de voyage, et s’assura que son roman de chez Mudie et son flacon de parfum étaient bien à sa portée (le jeune homme alors lui tournait le dos, occupé qu’il était à placer sa valise dans le porte-bagages). De la main droite, décida-t-elle, elle tirerait la sonnette d’alarme. C’était une femme de cinquante ans, et qui avait un fils au collège. Il n’en est pas moins notoire que les hommes sont dangereux. Elle lut une demi-colonne de son journal, puis regarda furtivement par-dessus, pour décider de la question de sécurité par l’infaillible témoignage des apparences. Elle aurait volontiers offert son journal à ce monsieur. Mais les jeunes gens lisent-ils le Morning Post ? Elle regarda – il tenait en main le Daily Telegraph.

Ayant remarqué ses chaussettes (mal tirées) et sa cravate (très défraîchie) elle examina le visage de son compagnon de route. Elle s’attarda à considérer sa bouche. Les lèvres serrées. Les yeux baissés, naturellement, puisqu’il lisait. Tout cela ferme, mais juvénile, indifférent, inconscient – attaquer quelqu’un, il n’y songeait guère. Non ! cent fois non ! Elle se remit à la fenêtre, mais cette fois avec un léger sourire, puis se tourna de nouveau vers lui, qui ne faisait pas attention à elle. Grave, inconscient… parfois il levait les yeux, mais sans paraître la voir… pour on ne sait quelle raison, il semblait si peu à sa place, tout seul avec cette dame entre deux âges… Il leva les yeux – des yeux bleus – et les fixa sur la campagne. Il ne s’est pas encore aperçu que j’existe, pensa Mrs Norman. Enfin, tout de même, pense-t-il que c’est ma faute, à moi, si ce compartiment n’est pas un compartiment de fumeurs ?

Aucun de nous ne voit les autres tels qu’ils sont, et pas plus une cinquantenaire assise en face d’un jeune inconnu, dans le train. Ce qu’on voit, c’est un ensemble – c’est toutes sortes de choses – c’est soi qu’on voit.

Mrs Norman en était à la troisième page d’un roman de Mr Morris. Devrait-elle dire à ce jeune homme (qui, après tout, était de l’âge de son fils) : « Si vous avez envie de fumer, ne vous gênez pas ? » Non, puisqu’il semblait ignorer absolument sa présence. Elle ne voulait pas être indiscrète.

Mais, puisque, même à son âge, elle remarquait son indifférence, on pouvait présumer (elle, du moins, le pouvait) qu’il était, d’une façon ou d’une autre, sympathique, généreux, intéressant, distingué, bien charpenté – comme son propre fils. Des impressions de Mrs Norman, tirons ce que nous pouvons. Ce qu’il y a de certain, c’est que ce jeune homme était Jacob Flanders, âgé de dix-neuf ans. Inutile de vouloir inventorier les gens, en faire la somme totale. On ne peut que s’en rapporter à des indices, sans tenir absolument compte de leurs paroles, ni même de leurs actes – de ce qui se passa, par exemple, quand le train entra en gare : Mr Flanders ouvrit vivement la portière, sortit du compartiment les bagages de Mrs Norman, en disant ou plutôt en marmottant : « Permettez… », de l’air le plus timide du monde, le plus embarrassé, vraiment ! « Qui donc est… » demanda la mère à son fils, qui l’attendait sur le quai ; mais comme il y avait beaucoup de monde, et que Jacob était déjà loin, elle ne termina pas sa phrase. Elle était arrivée à Cambridge, elle allait y passer le week-end ; on ne voyait dans cet endroit, le jour durant, que des jeunes gens dans les rues et autour des tables rondes ; aussi oublia-t-elle complètement son compagnon de voyage ; il disparut de son esprit, comme une épingle tordue, jetée par un enfant au fond d’un puisard, tourbillonne un instant dans l’eau et disparaît pour toujours.

 

On dit que le ciel est partout le même. Les voyageurs, les naufragés, les exilés et les mourants tirent de cette pensée du réconfort ; et si l’on a des dispositions au mysticisme, nul doute qu’une consolation – et même une explication – ne tombe comme une pluie bienfaisante de cette morne étendue. Mais au-dessus de Cambridge – en tout cas au-dessus du toit de la chapelle de King’s College – on constate une différence. Une grande ville, vue de la pleine mer, projette une lueur dans la nuit. Est-il chimérique d’admettre que le ciel qui s’insinue entre les déchiquetures de la chapelle, s’y purifie, devient plus léger, plus clair, plus étincelant que partout ailleurs ? Cambridge ne rayonne-t-il pas, non seulement la nuit, mais le jour ?

Regardez-les voltiger, les grandes robes en marche vers le service divin : comme si rien de pesant ni de corporel ne les habitait. Et sur ces visages de statues, quelle assurance, quelle autorité, tempérée par la piété ! pourtant de fortes chaussures se dissimulent sous les robes. Et quelle majesté dans ce défilé ! De gros cierges de cire s’érigent ; des jeunes gens en surplis se lèvent ; et l’aigle rampant du lutrin soutient, pour l’exposer à la vue, le grand livre immaculé.

Par chaque baie entre avec précision un plan incliné de lumière, toujours pourpre et dorée, même quand elle est diffuse, et impalpable comme une poussière ; cependant qu’aux endroits où elle vient se briser sur les dalles, la pierre est suavement nuancée de rouge, de jaune et de violet. Ni la neige, ni la verdure, ni l’hiver, ni l’été n’influent sur les antiques vitraux. Comme les pans d’une lanterne protègent la flamme de telle sorte qu’elle brille tranquillement dans la nuit la plus tourmentée – brûle et gravement illumine le tronc des chênes – ainsi, à l’intérieur de la chapelle, tout est ordre et discipline. Solennellement résonnent les voix ; sagement l’orgue leur répond, comme pour fortifier la croyance humaine par l’assentiment des choses insensibles. Les formes vêtues de blanc passent d’un côté à l’autre du chœur, tantôt montant, tantôt descendant les degrés ; tout cela, avec discipline.

Quand on dépose une lanterne sous un arbre, tous les insectes de la forêt rampent vers elle – curieuse assemblée. Car bien qu’ils se traînent, se bousculent, s’accrochent, et se cognent la tête contre la vitre, ils semblent n’avoir aucun dessein – une force dénuée de sens les guide. On se fatigue à les regarder, tandis qu’ils déambulent autour de la lanterne, et y frappent aveuglément comme pour être admis à l’intérieur ; pendant ce temps, un énorme crapaud, le plus ahuri de la bande, se fraie un chemin à coups d’épaule. Mais qu’est-ce ? Dieu, que se passe-t-il ? Une volée de coups de pistolet, effroyable, éclate durement – des ondes sonores s’étalent – puis le silence, avec douceur, se pose sur le bruit. Un arbre – c’est un arbre qui s’est abattu – on dirait qu’il y a un mort dans la forêt. Et le vent souffle avec mélancolie dans la ramure.

Mais ce service dans la chapelle de King’s College, pourquoi permettre aux femmes d’y assister ? Évidemment, si l’esprit vagabonde (et Jacob semblait extraordinairement distrait, la tête rejetée en arrière, son livre de prières ouvert à la mauvaise page) – si l’esprit vagabonde, c’est parce qu’un tas de boutiques de modistes, et le contenu d’armoires pleines de robes de toutes les couleurs, s’étalent sur les chaises de paille. Bien que les têtes et les corps soient peut-être suffisamment pieux, on sent qu’on a devant soi des êtres individuels – celle-ci aime le bleu, celle-là le marron ; certaines préfèrent les plumes, les autres les pensées, ou les myosotis. Il ne viendrait à l’esprit de personne d’introduire un chien dans une église. Car bien qu’un chien soit tout à fait supportable dans un jardin, sur un sentier sablé, où il ne manque pas de respect aux fleurs – avec cette manière qu’il a d’errer le long des bas-côtés de la nef, et de s’approcher d’un pilier dans des intentions qui font frémir d’horreur (si du moins l’on fait partie d’une assemblée de fidèles – seul, s’effaroucher est hors de question) un chien détruit complètement l’harmonie du service. Bien qu’isolément toutes ces dames soient pieuses, distinguées, et que la théologie, les mathématiques, le latin et le grec de leurs époux soient leurs garants, il en est de même pour elles – Dieu sait pourquoi ! Pour une bonne raison, pense Jacob : c’est qu’elles sont laides comme le péché.

Un piétinement, un murmure. Jacob rencontra le regard de Timmy Durrant, le fixa d’un air fort sérieux ; puis, on ne peut plus solennellement, cligna de l’œil.

 

« Waverley », tel était le nom de la villa sise au bord de la route ; ce n’est pas que Mr Plumer admirât tellement Walter Scott, ni qu’il fût tenté de choisir pour sa demeure une dénomination quelconque, mais les noms sont bien utiles quand il faut recevoir chez soi des étudiants de première année ; aussi pendant que l’on était assis à attendre l’arrivée du quatrième convive, on discuta des noms inscrits sur les portes des maisons.

« C’est bien ennuyeux ! interrompit brusquement Mrs Plumer. Mr Flanders, est-ce que quelqu’un le connaît ? »

Mr Durrant le connaissait : et c’est pourquoi il rougit légèrement, et dit avec embarras quelque chose comme : « Je suis sûr… » tout en regardant Mr Plumer, et en plissant la jambe droite de son pantalon. Mr Plumer se leva, et vint se placer devant la cheminée. Mrs Plumer eut un rire de bonne et franche camarade. Bref, impossible d’imaginer rien de plus abominable que cette scène, ce cadre, cet horizon, jusqu’au jardin encore affligé, en mai, d’une stérilité transie, jusqu’au nuage qui choisit précisément cette minute pour obscurcir le soleil. Évidemment, le jardin… Mais à cause du nuage, les feuilles se rebroussaient toutes grises, et les pierrots – il n’y en avait que deux.

« Je crois, dit à son mari Mrs Plumer, profitant de la minute où les jeunes gens regardaient fixement par la fenêtre, je crois… » : et lui, sans toutefois prendre la pleine responsabilité de cet acte, tira la sonnette.

Rien ne saurait excuser cet outrage à une heure unique dans la vie humaine, sauf la réflexion qui vint à Mr Plumer tandis qu’il découpait le gigot : c’est que si un professeur d’université n’invitait jamais ses élèves ; si tous les dimanches se passaient, si tous les étudiants terminaient leurs études, devenaient légistes, médecins, membres du Parlement, hommes d’affaires – sans que jamais un professeur…

« Voyons, est-ce la sauce à la menthe qui fait l’agneau, ou l’agneau qui fait la sauce ? demanda-t-il à son plus proche voisin, pour rompre un silence qui durait depuis cinq minutes et demie.

– Je ne sais pas, Monsieur », dit le jeune homme.

À cette minute, Mr Flanders fit son entrée. Il s’était trompé d’heure.

Alors, bien qu’on eût terminé le plat de viande, Mrs Plumer reprit du chou. Jacob décida, naturellement, qu’il aurait mangé sa viande quand elle aurait mangé son chou, la regardant de temps à autre pour régler sa vitesse – par malheur, il avait une faim épouvantable. Ce que voyant, Mrs Plumer dit qu’elle était sûre que Mr Flanders ne se formaliserait pas, et elle fit servir la tarte. D’un signe de tête particulier, elle fit comprendre à la bonne qu’il fallait offrir une seconde fois du gigot à Mr Flanders. Elle regarda furtivement le plat. Il ne resterait pas grand-chose pour le déjeuner du lendemain.

Elle n’était pas à blâmer – car comment aurait-elle empêché son père de l’engendrer, quarante ans auparavant, dans les faubourgs de Manchester ? et une fois engendrée pouvait-elle faire autrement que de grandir pour tondre sur un œuf, que d’être intéressée, arriviste, douée d’une connaissance intuitive et sûre des barreaux de l’échelle sociale, et d’une assiduité de fourmi à pousser devant elle, jusqu’au dernier échelon, Georges Plumer son mari ? Qu’y avait-il, en haut de l’échelle ? Sans doute le sentiment que tous les échelons sont franchis ; car depuis l’époque où Georges Plumer était devenu professeur de physique, ou de je ne sais trop quoi, Mrs Plumer n’avait plus qu’à se tenir solidement cramponnée à son perchoir, à regarder à ses pieds, et à stimuler ses deux laiderons de filles pour leur faire escalader l’échelle à leur tour.

« Je suis allée aux courses, hier, dit-elle, avec mes deux petites filles. »

Ce n’était pas leur faute non plus, à ces petites, si elles étaient déplaisantes. Elles parurent au salon, en robe blanche à ceinture bleue. Elles passèrent les cigarettes. Rhoda avait hérité de son père des yeux d’un gris froid. Georges Plumer avait des yeux d’un gris froid, mais où passaient des lueurs abstraites. C’était un homme qui pouvait parler de la Perse et des vents alizés, du Reform Bill et de l’ordre des récoltes. Il avait sur les rayons de sa bibliothèque les ouvrages de Wells et de Bernard Shaw, sur sa table des hebdomadaires sérieux, à douze sous, rédigés par des hommes pâles à chaussures boueuses ; tristes journaux – grincement et plainte de cerveaux rincés à l’eau froide et tordus chaque semaine.

« Tant que je ne les ai pas lus l’un et l’autre entièrement, je n’ai pas le sentiment de connaître la vérité sur quoi que ce soit », s’écria avec conviction Mrs Plumer, tapant sur la table des matières avec sa grosse main rouge et nue, si peu faite pour porter une bague.

« Oh ! Dieu, oh ! Dieu, oh ! mon Dieu ! » s’exclama Jacob, lorsque les quatre étudiants sortirent ensemble de la maison.

 

« Infect, répugnant ! » dit-il en scrutant la rue, à la recherche d’un lilas, d’une bicyclette – de n’importe quoi qui pût lui rendre le sentiment de la liberté.

« Bougrement infect ! » répéta-t-il, s’adressant à Timmy Durrant, et résumant ainsi son malaise devant la vision du monde qui lui avait été offerte à ce déjeuner. Un monde capable d’exister – cela ne faisait pas de doute – mais si peu nécessaire, si inconcevable ! Shaw, Wells, et les hebdomadaires à douze sous, peut-on imaginer ça ? Où voulaient-ils en venir, avec toutes leurs lessives et leurs démolitions, ces vieux ? N’avaient-ils donc jamais lu Homère, Shakespeare, les poètes élisabéthains ? La piètre matière à méditations que ces pauvres hères plaçaient si haut, elle apparaissait à Jacob comme clairement dirigée contre les sentiments issus de sa jeunesse et de ses tendances naturelles. Pourtant il éprouvait une espèce de pitié. Ces malheureuses petites filles…

L’excès même de son trouble prouve à quel point il était prêt à être troublé. Insolent et inexpérimenté, il l’était : mais non moins certain que les villes édifiées par la génération précédente n’offrent aux yeux que faubourgs de brique, casernes, et lieux de géhenne se profilant sur un flamboiement rouge et jaune. Il était impressionnable : toutefois ce terme est contredit par le sang-froid avec lequel il abritait son allumette aux creux de sa main repliée. C’était un jeune homme sérieux.

N’importe comment, que l’on soit étudiant de première année ou garçon de magasin, homme ou femme, vers l’âge de vingt ans on subit, comme un choc – et c’est inévitable – la révélation du monde des hommes faits, du monde qui se dresse, avec des contours si sombres, contre ce que nous sommes, contre la réalité : la lande et Byron, la mer et le phare ; la mâchoire de mouton avec ses dents jaunies ; contre la conviction tenace, irrésistible, qui rend la jeunesse si insupportable : « Je suis ce que je suis, je le suis, je veux l’être » : une forme pour laquelle il n’existe en ce monde aucun moule, sauf celui que Jacob fabriquera lui-même. Les Plumer essaieront de l’en empêcher : Wells, Shaw et les hebdomadaires sérieux s’assoiront sur sa tête. Chaque fois qu’il sera invité à déjeuner le dimanche – dans tous les thés et les dîners où il ira – il subira le même choc, le même sentiment d’horreur, le même malaise, accompagné de plaisir : car à chaque pas de la promenade qu’il fait ensuite le long de la rivière, il tire de ce qui l’environne, il emmagasine en lui-même, une si ferme certitude, un tel retour de confiance – qui lui vient de tout, des arbres penchés, des clochers gris si doux contre le bleu du ciel, de cet air crispé de mai, vivifiant, résistant, plein de particules – fleur des marronniers, pollen, tout ce qui donne au printemps sa puissance, enveloppe les arbres de vapeur, les bourgeons de gomme, et répand du vert partout !

Et la rivière aussi suit son cours, ni débordée, ni trop rapide ; mais gorgeant la rame qui plonge, laisse tomber de la palette des gouttelettes argentées, et replonge verte et profonde, frôlant les roseaux inclinés comme si elle se complaisait à leur caresse.

À la place où ils amarrèrent leur barque, les saules pleureurs penchaient si fort que l’extrémité de leur feuillage traînait parmi les vaguelettes, et que le grand triangle vert enfoncé dans l’eau comme un coin, étant composé de reflets, se déplaçait feuille à feuille, chaque fois que les vraies bougeaient. Parfois un frisson de vent… aussitôt, dans l’eau, un coin de ciel ; et tout en mangeant des cerises, Durrant laissait tomber celles qui étaient gâtées, celles qui étaient rabougries, dans le triangle sombre : elles descendaient en tourbillonnant, la queue scintillante, et parfois une cerise à moitié croquée s’enfonçait, rouge, dans l’eau verte. La prairie était au niveau des yeux de Jacob couché au fond de la barque : toute jaune de boutons d’or, mais l’herbe n’était pas rampante comme celle du cimetière – mince flot vert tout prêt à envahir les tombes ; elle poussait dure et gonflée de sève.

Les yeux levés, la tête renversée, il apercevait des mollets d’enfants, et aussi des pattes de vaches, profondément enfoncées dans l’herbe. Munch, munch, entendait-il ; puis une courte foulée ; puis de nouveau munch, munch, munch, tandis que les bêtes tondaient le gazon jusqu’aux racines. Devant lui, deux papillons blancs tournoyaient autour d’un orme, et montaient de plus en plus haut. « Le voilà parti ! » pensa Durrant, levant les yeux pour regarder Jacob. Il lut encore quelques pages de son roman, en levant les yeux de temps à autre, d’une manière curieusement systématique ; et chaque fois qu’il regardait, il tirait quelques cerises du sac, et les mangeait d’un air distrait. Des barques les dépassaient, s’écartant du fil de l’eau, obliquant d’une rive à l’autre pour s’entre-éviter ; car il y en avait maintenant beaucoup d’amarrées le long des rives ; des robes blanches apparaissaient ; une tache ternissait la base de la colonne de ciel qui montait entre deux arbres, autour desquels s’enroulait un filet bleu de fumée : c’était le pique-nique de Lady Miller. De nouvelles barques arrivaient sans cesse, et Durrant, sans se lever, rapprocha la sienne du bord.

« Hou-h-h-h ! » gémit Jacob. La barque oscillait, les arbres se balançaient, et les robes blanches, les pantalons blancs s’étiraient, longs et tremblotants, puis remontaient vers la rive.

« Hou-h-h-h ! » Il se redressa, s’assit, avec la même sensation que si un morceau d’élastique lui claquait en plein visage.

 

« Ce sont des amis de ma mère, dit Durrant. À ce que je vois, notre vieux loup de mer n’a pas plaint sa peine, avec ce bateau ! »

Il avait suivi toute la côte, de Falmouth à la baie Saint-Yves. « Vers le quinze juin prochain, un autre bateau plus important, un yacht de dix tonnes, bien équipé, dit Durrant…

– La question d’argent se pose, dit Jacob.

– Ma famille y pourvoira, dit Durrant (fils d’un banquier décédé).

– Je tiens à garder mon indépendance, au point de vue pécuniaire, dit Jacob avec roideur. D’ailleurs ma mère a parlé de quelque chose comme Harrogate, ajouta-t-il avec un peu d’ennui, tâtant ses lettres au fond de sa poche.

– Qu’est-ce qu’il y a de vrai, dans cette histoire de ton oncle converti au mahométisme ? demanda Timmy. La veille au soir, Jacob lui avait raconté les aventures de l’oncle Morty.

– Pour te dire la vérité, je pense qu’il nourrit les requins, répondit Jacob. Mais dis donc, Durrant, tu n’en laisses pas une ! » s’exclama-t-il en froissant le sac qui avait contenu les cerises, et en le jetant dans la rivière. Ce faisant, il put voir, dans l’île, la troupe d’invités de Lady Miller. Une sorte de timidité, de mauvaise humeur, de tristesse passa dans son regard.

« Si nous allions plus loin… avec tous ces sales gens… » dit-il.

Ils remontèrent le courant, laissant l’île derrière eux.

 

La lune d’argent, molle, ennuagée, ne laissait jamais le ciel dans une obscurité totale : toute la nuit, les fleurs des marronniers blancs restaient visibles parmi le feuillage : la carotte sauvage, dans les prés, luisait vaguement.

À Trinity College, les garçons de salle devaient battre les assiettes comme un jeu de cartes, à en juger par le vacarme qu’on entendait dans la cour d’honneur.

Le logement de Jacob était dans la cour Neville, à l’étage supérieur ; de sorte qu’on arrivait à sa porte un peu essoufflé : mais il n’était pas chez lui. En train de dîner dans le Hall, sans doute. Bien avant minuit, il fera très sombre dans Neville Court, sauf que d’un côté les piliers, ainsi que les fontaines, seront blancs de lune ; et que le portail fera un curieux effet de dentelle noire sur fond vert pâle. Même par les fenêtres on entend le bruit des assiettes, un murmure de conversation aussi, et les portes à va-et-vient qui s’ouvrent et se referment avec un choc mat – il y a des retardataires.

Dans la pièce où Jacob travaille, il y a une table ronde et deux fauteuils bas. Des glaïeuls jaunes dans une jarre sur la cheminée ; une photographie de sa mère ; des cartes de diverses associations, ornées de croissants gravés en relief, de cottes de mailles, d’initiales ; des notes entassées et des pipes ; sur la table, du papier réglé à marge rouge – un devoir, sans aucun doute. « L’histoire consiste-t-elle dans la biographie des grands hommes ? » Il y a pas mal de livres : très peu en français, car, n’est-ce pas, les garçons de quelque valeur ne lisent que ce qui les intéresse, mais avec quel fol enthousiasme ! La vie du duc de Wellington, entre autres ; Spinoza ; les romans de Dickens ; la Reine des fées ; un dictionnaire grec, avec des pétales de pavot, pareils à de la soie, entre les feuillets ; tous les Élisabéthains. Les pantoufles de Jacob, incroyablement usées, ont l’air de carcasses de bateaux échoués et brûlés sur le rivage. Qu’y a-t-il encore, dans cette pièce ? des reproductions photographiques de statues grecques, et une estampe à la manière noire de Sir Josuah (Reynolds) le tout bien anglais. Les œuvres de Jane Austen aussi sont là, peut-être par déférence envers un autre idéal. Carlyle, c’est un prix qu’il a reçu. Notons aussi quelques ouvrages sur la Renaissance italienne, un Traité des maladies du cheval, et tous les textes classiques. L’air est languide dans une chambre déserte ; à peine gonfle-t-il les rideaux : les fleurs bougent dans la jarre. Une fibre du fauteuil d’osier craque, bien qu’il n’y ait personne dedans.

 

Descendant les degrés un peu obliquement (Jacob, assis à sa fenêtre, causait avec Durrant qui fumait en examinant une carte) le vieillard, les deux mains nouées derrière le dos, sa robe flottant, noire, autour de lui, s’avança d’un pas incertain le long du mur : puis il prît l’escalier pour monter chez lui. Un autre suivit qui, la main levée, s’extasia devant les colonnes, la porte sculptée, le ciel ; puis un autre parut, trébuchant, renfrogné. Chacun monta ses étages : trois lumières apparurent à des fenêtres noires.

Si Cambridge émet un rayonnement, c’est sans doute de ces chambres-là qu’il sort ; ici resplendit la langue grecque ; ici, la science ; au rez-de-chaussée la philosophie. Le pauvre vieil Huxtable ne sait plus marcher droit ; Sopwith célèbre la beauté du ciel tous les soirs depuis vingt ans ; et Cowan rit toujours tout seul des mêmes histoires. Elle n’est ni simple, ni pure, ni d’une totale splendeur, la lampe du savoir ; car si on les regarde, ces maîtres, à sa lumière (que ce soit Rossetti ou Van Gogh qui orne les murs, qu’il y ait des lilas ou de vieilles pipes dans une potiche) quel air sacerdotal ils ont ! Et comme ils font penser à ces coins de banlieue où l’on va contempler un certain point de vue et manger un certain gâteau ! « Nous en sommes les seuls fournisseurs. » Après quoi, on retourne à Londres : la partie de plaisir est terminée.

Ayant procédé à son changement de costume avec une ponctualité d’horloge, le vieux professeur Huxtable se laissa tomber dans un fauteuil ; bourra sa pipe ; choisit son papier ; croisa les jambes ; et sortit ses lunettes. Toute la chair de son visage flasque tomba en plis comme si des étais en avaient été retirés. Pourtant, arrachez à toutes les banquettes d’un compartiment de métro leurs têtes (de clous) ; et celle du vieil Huxtable les contiendra toutes (de chapitres). En ce moment même où son œil parcourt un texte imprimé, quelle procession se met en marche, avec ordre et rapidité, le long des couloirs de sa cervelle, procession sans cesse grossie, à mesure qu’elle défile, par de nouveaux afflux, jusqu’au moment où tout le hall, tout le dôme, toute la boîte crânienne – qu’on l’appelle comme on voudra – sera grouillante d’idées. Pareil rassemblement n’a lieu dans aucune autre tête. Malgré cela, il lui arrive parfois, au professeur Huxtable, de rester durant des heures cramponné d’une main crispée au bras de son fauteuil, comme un naufragé ; et cela, sans autre raison que des élancements dans le pied, dus peut-être à un cor, peut-être à la goutte. Et alors, quelles imprécations ! et quand on l’entend parler d’argent, quand on le voit sortir sa bourse de cuir, et comme une vieille paysanne méfiante et cachotière qui ne sait que mentir, en tirer à contrecœur sa plus petite pièce de monnaie ! Étrange paralysie, étrange rétrécissement – merveilleuse lumière de l’esprit ! Plein de sérénité, au-dessus de toutes choses plane le vaste front plein de pensées, et qu’on le suppose endormi, ou veillant dans le calme de la nuit, on peut aisément l’imaginer posé sur un oreiller de pierre, dans un repos triomphal.

 

Sopwith, à cette même heure, s’éloignant de la cheminée d’un pas singulièrement inégal, s’était mis à découper le gâteau au chocolat. Jusqu’à minuit, ou plus tard, il aurait des étudiants chez lui, parfois douze en même temps, parfois trois ou quatre ; mais personne ne se dérangeait pour les entrants ou les sortants ; Sopwith continuait à discourir. À parler, parler, parler – comme si tout pouvait se muer en paroles – l’âme même glissant entre les lèvres sous forme de disques légers, de disques brillants qui se dissolvent dans l’esprit de la jeunesse comme une coulée d’argent, comme le clair de lune. Ah ! combien ils s’en souviendront, et du fond de leur vie médiocre, regarderont en arrière, et reviendront se régénérer !

« Tiens, par exemple, ce vieux Chucky ! Mon cher garçon, comment le monde se comporte-t-il envers vous ? » Et il avança, ce pauvre Chucky, le petit provincial malchanceux, de son vrai nom Stenhouse, dont le surnom, dans la bouche du maître, ressuscitait tant de choses, tout, « tout ce que je n’ai pu être » – oui, bien que le lendemain matin, tandis qu’il achetait le journal avant de repartir par le premier train, cette soirée, le gâteau, les jeunes gens, Sopwith lui-même et ses paroles définitives, dussent lui paraître quelque chose d’enfantin, d’extravagant. Mais non, pas tant que cela ; et il enverrait son fils à Cambridge. Il économiserait jusqu’au dernier penny pour y envoyer son fils. Sopwith parlait inlassablement – il entrelaçait les fibres rebelles de discours embarrassés – tout ce que sortaient les étudiants – et les tressant à sa propre guirlande, si unie, si régulière, il en faisait ressortir les nuances vives, les pointes acérées, la virilité. Il aimait cela. Réellement, à Sopwith, un homme pouvait tout dire, à moins d’être vieux, peut-être, ou d’avoir sombré dans la profondeur jusqu’aux lieux où les disques d’argent sonnent le creux, où l’exergue de la médaille paraît un peu trop sommaire, la frappe un peu trop nette, et la figure gravée toujours pareille – une tête d’éphèbe grec. Malgré tout, ce respect subsiste. Seule une femme, devinant le pontife, éprouverait involontairement du mépris.

 

Cowan, Erasmus Cowan, buvait son porto tout seul, ou bien avec un certain petit homme aux joues roses dont les souvenirs remontaient aussi loin que les siens ; il dégustait son porto, racontait ses petites histoires, et sans avoir besoin du livre, scandait en latin Virgile et Catulle, comme si les mots, pour ses lèvres, étaient un nectar. Seulement – c’est une idée qui vient parfois à tout le monde – que se passerait-il si le poète entrait ? « C’est cela, moi ? » pourrait-il se demander, en désignant du doigt ce petit homme joufflu, dont après tout l’esprit est parmi nous le représentant de Virgile – bien que son aspect soit celui d’un goinfre, et que sans souci des abeilles, de la charrue et autres symboles bucoliques, Cowan voyage en Italie avec un roman français dans sa poche, une couverture sur les genoux, et se félicite de rentrer chez lui, dans son milieu, à sa place, nous montrant dans son élégant petit miroir toujours la même image de Virgile, auréolée de bonnes histoires sur les professeurs de Trinity, et de rutilants reflets de porto. Les mots n’en sont pas moins un nectar pour ses lèvres. Nulle part ailleurs Virgile ne trouverait une diction plus parfaite. Car bien qu’en flânant dans les allées, au fond du parc, la vieille Miss Umphelby déclame assez mélodieusement l’Énéide, et même assez exactement, elle retombe toujours sur le même problème : « Si je devais le rencontrer, Virgile, que mettrais-je ? » Et tout en remontant l’avenue qui mène à Newham College, elle laisse son imagination errer sur certains détails de rencontres entre homme et femme, qui n’ont jamais été imprimés. C’est pourquoi ses conférences ne sont pas moitié aussi suivies que celles de Cowan, et les choses qu’elle aurait pu dire pour élucider le texte resteront à jamais ignorées. En résumé, placez un maître en présence de ce qu’il enseigne ; et le miroir se brisera.

Cowan avait fini son porto, son exaltation était tombée ; il ne se croyait plus l’image de Virgile. Non, mais plutôt un chef d’entreprise, un censeur, un surveillant ; occupé à tirer des lignes entre des noms, à accrocher des listes au-dessus des portes. C’est le système grâce auquel la lumière doit briller, si elle en est capable – la lumière de toutes les langues, du chinois et du russe, du persan et de l’arabe, de tous ces signes et de toutes ces figures, la lumière de l’histoire, des choses que l’on sait, et de celles qu’on est sur le point de savoir. C’est pourquoi si le soir, en mer, au milieu des vagues mouvantes, on aperçoit de loin une lueur sur les eaux, une ville illuminée, une pâleur dans le ciel (toute pareille à celle qui planait, en ce moment même, au-dessus du Hall de Trinity, pendant qu’on y dînait ou qu’on y lavait les assiettes) elle a son foyer ici – c’est le rayonnement de Cambridge.

« Allons faire un tour chez Siméon », dit Jacob : et ils replièrent la carte, tout étant décidé.

 

Toutes les lumières des chambres donnaient sur la cour, et tombaient sur les pavés, faisant ressortir les gazons, et par-ci par-là une marguerite. Les étudiants, à cette heure-ci, étaient rentrés chez eux, Dieu sait pour y faire quoi. Mais qu’est-ce qui pouvait dégouliner comme ça ? Et penché à la fenêtre, par-dessus la banquette garnie d’interlocuteurs véhéments, quelqu’un appelait quelqu’un qui passait en toute hâte ; et chacun montait, descendait, jusqu’à ce qu’une sorte de grouillement s’établît dans la cour, ruche pleine d’abeilles, d’abeilles rentrant lourdes de butin, somnolentes, bourdonnantes et soudain harmonieuses : une valse en guise de réponse à la Sonate au Clair de lune.

 

La Sonate au Clair de lune se tut : la valse cessa brusquement. Bien que les jeunes gens continuassent à entrer et à sortir, tous se pressaient comme s’ils avaient rendez-vous. De temps à autre, on percevait un choc sourd : comme si quelque gros meuble tombait, à l’improviste et de son plein gré, non par suite de l’agitation générale qui suivait le repas du soir. Probablement, à ce bruit, les étudiants levaient les yeux de dessus leur livre. Lisaient-ils ? L’atmosphère, indiscutablement, donnait une sensation de tension intellectuelle. Des jeunes gens vivaient derrière ces murs ; les uns, sans doute, occupés à lire des revues, des romans-feuilletons à vingt-cinq sous, les jambes installées, peut-être, sur les bras des fauteuils, et la pipe à la bouche ; d’autres, vautrés sur les tables, écrivaient, avec un mouvement circulaire de la tête, pendant que leur plume courait sur le papier – des naïfs, ceux-ci, qui plus tard… Mais inutile de penser à eux dans leur vieillesse ; d’autres croquaient des bonbons : ici, on boxait ; et ma foi ! Hawkins avait dû subitement devenir fou, pour ouvrir ainsi sa fenêtre en braillant : « Jo - seph ! Jo - seph ! » et se précipiter dans la cour, où un homme âgé, en tablier vert, chargé d’une énorme pile de couvercles de fer-blanc, hésitait, indécis, et continuait sa route. Mais ceci est une diversion. Certains étudiants travaillaient, étendus dans leurs fauteuils peu rembourrés, tenant leurs livres dans leur main comme si c’étaient de futurs sauveurs pour les moments d’adversité : des jeunes gens anxieux par nature, tourmentés, fils de pasteurs, venant des comtés du centre. Certains lisaient des poèmes de Keats. Et ces interminables traités d’histoire en je ne sais combien de volumes – sûrement quelqu’un en commençait un, le commençait par le commencement, afin de bien saisir – c’est si nécessaire ! ce que c’est que le Saint-Empire romain germanique. La haute tension intellectuelle, cela en faisait partie, bien qu’il fût dangereux peut-être, par une nuit de printemps, d’appliquer son esprit à une lecture unique, à tel ou tel chapitre d’un livre – alors qu’à chaque instant la porte s’ouvrait, pour laisser entrer Jacob : ou Richard Bonamy qui, fatigué de Keats, se mettait à faire des allumettes roses avec du papier de journal tortillé, penchant la tête, ayant perdu son expression ardente et heureuse, et pris un aspect plutôt farouche. Pourquoi ? Simplement peut-être, parce que Keats est mort jeune – on voudrait bien, soi aussi, faire des vers, et aimer – ah ! les brutes ! – mais c’est bougrement difficile. Et peut-être, après tout, pas tellement difficile, du moment qu’à l’étage au-dessous, dans une vaste pièce, deux, trois, cinq jeunes gens réunis en sont convaincus – convaincus, veux-je dire, de cette brutalité humaine, et de la claire différence entre le bon et le mauvais. Dans cette pièce, il y a un sofa, des sièges, une table carrée, et par la fenêtre ouverte, on peut les voir du dehors, ces garçons – ici, des pieds projetés en avant ; là, une jambe recroquevillée dans le coin du divan ; et très probablement – mais ça, on ne peut pas le voir – l’un d’entre eux en train de discourir, debout devant le garde-étincelles. En tout cas, Jacob est là, à califourchon sur une chaise, occupé à manger des dattes qu’il prend dans une longue boîte ; il rit aux éclats. La réponse arrive du coin du divan ; en effet, une pipe surgit, tenue à bout de bras, puis disparaît ; Jacob fait demi-tour. À cela, il a une réponse toute prête, bien que le grand type aux cheveux roux assis à la table paraisse le contredire par de lents hochements de tête, et que, sortant son canif, il en enfonce la pointe, à mainte et mainte reprise, dans un des nœuds de la table, comme pour affirmer que la voix venant de la cheminée dit vrai – ce que Jacob ne peut nier. Peut-être, quand celui-ci aura fini de mettre en ordre ses noyaux de dattes, trouvera-t-il quelque chose à dire – en vérité, ses lèvres s’entrouvrent, mais à ce moment éclate une tempête de rires.

Le rire s’éteint subitement. À peine aurait-il eu le temps d’atteindre quelqu’un qui serait arrêté près de la chapelle, de l’autre côté de la cour. Le rire s’éteint, et seuls des gestes, gestes des bras, déplacement des corps, paraissent donner une forme tangible à ce qui se passe dans la chambre. Est-ce une querelle ? un pari sur les courses d’aviron ? n’est-ce rien de semblable ? Que dessinent-ils, ces bras, ces corps, qui s’agitent dans la chambre à la tombée de la nuit ?

Une fois la fenêtre dépassée d’un pas ou deux, il n’y a plus rien à regarder, dans la cour, sauf les bâtisses environnantes – les hautes cheminées, les toits plats : trop de brique et de maçonnerie pour une nuit de mai, peut-être. C’est alors qu’aux yeux de l’esprit surgissent les collines dénudées de Turquie – lignes découpées, terre sèche, fleurs éclatantes : de la couleur et de la couleur encore, sur les épaules des femmes, jambes nues dans le ruisseau, foulant le linge sur les cailloux. Alentour de leurs chevilles, le courant forme des bracelets d’eau. Mais tout cela n’est pas très distinct, parmi les emmaillotements, les emmitouflements d’une nuit de Cambridge. Même les coups de l’horloge semblent assourdis ; on dirait que des générations d’hommes doctes, ayant entendu l’heure dernière sonner pour eux, la communiquent atténuée et comme affaiblie par l’âge, avec leur bénédiction, au commun des mortels.

Était-ce pour recevoir ce legs du passé qu’un jeune homme vint à la fenêtre et y resta ? C’était Jacob. Il était là qui fumait sa pipe, lorsque le dernier coup de l’heure vint ronronner autour de lui. Peut-être une discussion était-elle en train ; peut-être était-elle terminée. Il avait un air satisfait ; supérieur, en vérité ; mais cette expression changea légèrement, tandis qu’il était là, debout, à écouter le son de l’horloge, qui convoyait vers lui, peut-être, le sentiment de l’antiquité de ces murs et la notion du temps qui passe : et de lui-même, qui en est l’héritier ; et du lendemain ; et de ses amis : en pensant à eux, avec une confiance et un plaisir sans mélange, il s’étira et bâilla.

Pendant ce temps, derrière lui, la forme que lui et ses camarades avaient ébauchée, au cours ou non d’une discussion, cette forme spirituelle, résistante bien que fragile, comme le verre par rapport aux sombres pierres de la chapelle, cette forme vola en éclats, lorsque les jeunes gens quittèrent leurs sièges et leurs encoignures de divan, parlant tous à la fois et se bousculant, si bien que l’un d’eux en poussa un autre contre la porte de la chambre à coucher, laquelle céda : et ils s’étalèrent. Alors Jacob seul resta, dans le mauvais fauteuil : seul avec Masham ? avec Anderson ? avec Siméon ? eh ! oui, avec Siméon. Les autres étaient partis.

 

« Julien l’Apostat… » Lequel des deux prononça ce nom, et le flot de paroles qui suivit ? Vers minuit parfois se lève, comme un fantôme soudain réveillé, un grand vent ; et celui qui battait des ailes, à cette heure, dans Trinity, soulevait des feuilles invisibles, et brouillait tous les sons. « Julien l’Apostat… » et puis, le vent. Les branches de l’orme s’agitent ; les voiles se gonflent ; les vieilles goélettes se cabrent et piquent du nez ; et dans le torride océan Indien, roulent les vagues blêmies, couleur d’orage ; soudain, calme plat.

De même, si la forme voilée passe dans les cours de Trinity, elle retombe vite dans son sommeil, ses draperies flottant autour d’elle, la tête appuyée contre un pilier.

« En tout cas, cela semble avoir de l’importance. »

Cette voix lasse était celle de Siméon. La voix qui répondit était encore plus lasse. Les petits coups secs d’une pipe contre le manteau de la cheminée empêchaient de distinguer les mots. D’ailleurs peut-être Jacob s’était-il borné à dire : « Hum ! » ou n’avait-il rien dit du tout. En vérité, les mots n’étaient pas perceptibles. Mais l’intimité se devinait, cette sorte de plasticité mentale qui fait que l’esprit s’imprime sur l’esprit d’une manière indélébile.

« Ma foi, tu me parais au courant de la question », dit Jacob, qui se leva et se pencha sur Siméon. Il se balançait, tanguait un peu. Il paraissait extraordinairement heureux, comme si sa joie allait déborder et se répandre de tous côtés quand Siméon parlerait.

Siméon ne dit rien. Jacob resta debout. Mais cette intimité dont la chambre était remplie – calme, profonde comme un étang – cette intimité subsista. Sans qu’il fût besoin de gestes ni de paroles, son flot montait doucement et se répandait, apaisant tout, éclairant tout, et revêtant l’esprit de l’éclat des perles. Si l’on parle de rayonnement, du rayonnement de Cambridge, ce n’est pas une manière de dire. Témoin Julien l’Apostat.

Mais Jacob bougea, dit bonsoir tout bas. Il descendit dans la cour. Il boutonna sa veste sur sa poitrine. Il regagna sa chambre, et comme il était le seul être humain, à cette minute, qui rentrait chez lui, ses pas retentirent, sa silhouette prit de l’importance. De la Chapelle et du Hall, et de la Bibliothèque, se répercutait l’écho de ses pas, comme si les vieilles murailles disaient et redisaient, avec une autorité magistrale : « Voilà le jeune homme – voilà le jeune homme – voilà le jeune homme qui rentre chez lui. »

4

À quoi bon vouloir lire Shakespeare, particulièrement dans une de ces petites éditions sur papier mince dont toutes les pages s’ébouriffent, ou sont collées ensemble par l’eau de mer ? Bien que les pièces de Shakespeare aient été fréquemment louées, et même citées, et mises au-dessus du théâtre grec, jamais depuis le début du voyage Jacob n’avait trouvé moyen d’en lire une d’un bout à l’autre. Et pourtant, la belle occasion !

En effet, les îles Scilly venaient d’être repérées par Timmy Durrant, comme une ligne de sommets presque au ras des flots, exactement à la place prévue. Tous ses calculs avaient été parfaitement justes, et réellement, rien qu’à le voir, tel qu’il était là, assis la main sur le gouvernail, avec ses bajoues couleur de rose et sa barbe en train de pousser, regardant d’un œil sévère les étoiles, puis la boussole, épelant tout à fait bien sa page de l’éternelle leçon de choses, réellement, rien qu’à le voir, une femme aurait été émue. Jacob, évidemment, n’était pas une femme. Le spectacle de Timmy Durrant n’en était pas un pour lui : quant à le dresser contre le ciel et l’adorer, il en était à mille lieues ! Car ils venaient de se disputer. Comment il peut se faire que le meilleur procédé pour ouvrir une boîte de singe, quand on a Shakespeare à bord, et autour de soi tant de splendeur, transforme deux amis en collégiens hargneux, bien malin qui pourra le dire. Il est vrai que le bœuf conservé se mange froid ; que l’eau salée gâte les biscuits ; et que les vagues roulent, déferlent, d’une façon bien fastidieuse – déferlent, roulent, pendant des heures – à perte de vue. Tantôt flotte une touffe d’algues, tantôt un morceau de bois. Des navires ont dû sombrer, par ici. On aperçoit un ou deux bateaux, suivant chacun sa route. Timmy devine leur destination, sait quel est leur chargement, et grâce à sa longue-vue, peut dire à quelle compagnie ils appartiennent, et deviner le dividende payé aux actionnaires. Il n’y a pas, dans tout cela, de quoi mettre Jacob de mauvaise humeur.

Les îles Scilly se présentent comme une chaîne basse, presque au niveau de la mer… Malheureusement, Jacob a démoli la clavette du réchaud « Primus ».

Une forte lame qui passerait, irrésistible, pourrait parfaitement dérober à la vue les îles Scilly.

Mais il faut accorder, du moins, aux jeunes gens, que si un déjeuner, pris dans ces conditions, manque de gaieté, il manque également d’hypocrisie. Nulle nécessité de causer. Le repas fini, on allume sa pipe.

Timmy se mit à rédiger quelques observations scientifiques ; et quelle fut donc la question qui rompit le silence ? – l’heure exacte ? le jour qu’il était ? en tout cas elle fut posée sans la moindre gêne : de la façon la plus naturelle. Ensuite Jacob déboutonna ses vêtements, et resta tout nu, sauf sa chemise, dans l’intention probable de se baigner.

Les îles Scilly bleuissaient : subitement, des teintes vertes, des teintes violettes, des teintes bleues, envahirent la mer ; la laissèrent toute grise ; une bande colorée apparut, puis s’évanouit ; mais quand Jacob eut enfin passé sa chemise par-dessus sa tête, toute la plaine des vagues était bleue et blanche, ondoyante et crêpelée ; bien que de temps à autre une tache violette se montrât, comme une meurtrissure, à la surface, ou parfois une grosse émeraude, flottante et nuancée d’or.

Dans le bateau, le banc était positivement brûlant, et le soleil chauffait le dos de Jacob, assis tout nu, sa serviette à la main, et contemplant les îles Scilly, qui – ah ! diable, la voile se mit à claquer. Shakespeare fut projeté par-dessus bord. On put le voir flotter et s’en aller gaiement, ses pages innombrables toutes rebroussées ; puis il sombra.

Chose assez surprenante, ça sentait la violette – ou du moins, si la violette est invraisemblable en juillet, on devait cultiver, à l’intérieur des terres, une autre fleur au parfum pénétrant.

Elles n’étaient pas bien loin, les terres ! on apercevait distinctement toutes les anfractuosités de la falaise, et de petites maisons blanches, avec de la fumée qui montait. – Le paysage avait un aspect étonnant de calme, de paix ensoleillée, comme si toute sagesse et toute piété y étaient descendues parmi les habitants. Parfois retentissait un cri, analogue à celui d’un vendeur de harengs dans une grand-rue. Oui, ce pays avait un aspect étonnant de paix et de douceur – sans doute, de vieilles gens fumaient devant les portes : sans doute les filles, le poing sur la hanche, se réunissaient à la fontaine, auprès des chevaux à l’attache : on aurait dit que la fin du monde était arrivée et que les champs de choux et les murets de pierre, les postes des garde-côtes, et surtout les baies de sable blanc où les vagues se brisent sans être vues de personne, allaient s’élever au ciel dans une sorte d’extase.

Mais, imperceptiblement, la fumée des maisonnettes baissa, devint comme un emblème de deuil, un drapeau dont la caresse flotte au-dessus d’une tombe. Les mouettes, prenant leur vaste envolée, et revenant flotter, paisibles, semblaient désigner l’endroit.

Nul doute que pour un voyageur, en Italie, en Grèce, ou même sur le littoral espagnol, la tristesse de ce paysage n’eût été dissipée par la sensation de nouveauté, l’excitation du voyage, et le coup de coude rassurant d’une éducation classique. Mais sur les collines de Cornouailles se dressent de rudes cheminées, et quelle qu’en soit la cause, la beauté y est d’une tristesse épouvantable. Oui, les cheminées des chaumières, les postes des garde-côtes, et les petites baies où les vagues se brisent sans être vues de personne, évoquent la peine qui nous accable.

Mais d’où peut venir cette pensée ?

Elle nous est fournie par la terre elle-même. Elle vient des maisons de la côte. Nous partons transparents, le nuage s’épaissit. Toute l’histoire vient s’appuyer à notre panneau de verre. Toute tentative d’évasion est vaine.

Mais si telle est la véritable explication de la tristesse de Jacob, assis tout nu, au soleil, à regarder le Bout du Monde, impossible de le dire, car il ne prononça pas un mot. Quant à Timmy, il se posait (de temps à autre, l’espace d’une seconde) la question de savoir si sa famille, oui ou non, le rasait… Peu importe. Il y a des choses dont il vaut mieux ne pas parler. Secouons tout cela. Séchons-nous, et emparons-nous de ce qui nous tombera sous la main… le carnet d’observations de Timmy Durrant, par exemple.

« En ce cas », dit Jacob.

Une discussion terrible commença.

Il y a des gens qui sont capables de suivre une route pas à pas et même d’en ajouter un de plus pour finir, un tout petit, de quinze centimètres environ ; d’autres se contentent de juger d’emblée, sur des indices.

Les yeux se fixent sur le tisonnier : la main droite s’en empare, et le soulève ; elle le fait tourner lentement ; et avec une grande précision, elle le remet en place. La main gauche, sur le genou, scande une marche militaire, majestueuse bien qu’intermittente. Suit une profonde reprise de souffle, invitée d’ailleurs à expirer sans avoir servi à rien. Le chat passe devant le foyer. Personne n’y fait attention.

« Me voilà aussi près que possible du cœur du sujet », conclut Timmy.

La minute suivante est calme comme la tombe.

« Il s’ensuit… » dit Jacob.

La phrase reste inachevée ; mais pour l’observateur des signes visibles, ces moitiés de phrases sont comme des drapeaux placés au sommet d’un bâtiment. Et qu’est-ce que la côte de Cornouailles, avec son parfum de violette, et ses symboles de deuil, et son calme recueillement, sinon une image sur l’écran, un film à laisser derrière soi, tandis que l’esprit continue sa route ?

« Il s’ensuit… dit Jacob.

– Oui, dit Timmy après réflexion, tu es dans le vrai. »

Alors Jacob se précipita dans l’action, moitié par besoin de détente, moitié pour donner carrière à une sorte d’allégresse. Sûrement – car tandis qu’il carguait la voile, ou récurait les assiettes, le bruit le plus singulier sortait de ses lèvres – un son rude, discordant, une sorte de péan – parce qu’il avait saisi l’argumentation, parce qu’il était maître de la situation, brûlé du soleil, pas rasé, capable par-dessus le marché de faire le tour du monde dans un yacht de dix tonnes, ce qu’il finirait bien par faire un jour sans doute, au lieu de s’installer dans une étude de notaire, et de porter des guêtres.

« Accoutrés comme nous le sommes, dit Timmy, l’ami Masham aimerait autant ne pas être vu en notre compagnie. »

Il n’avait plus un seul bouton à ses habits.

« Connais-tu sa tante, à Masham ? demanda Jacob.

– J’ignorais qu’il eût une tante, dit Timmy.

– Masham en a des millions, dit Jacob.

– Il est inscrit au cadastre anglais, dit Timmy.

– Ses tantes également, dit Jacob.

– Sa sœur, dit Timmy, est une bien jolie fille.

– Toi, mon vieux, tu sais ce qui t’attend, dit Jacob.

– Cela t’arrivera avant de m’arriver, dit Timmy.

– Mais cette dame dont je te parlais – la tante de Masham…

– Oh ! je t’en prie, mon vieux, accouche, dit Timmy ; car Jacob riait tellement qu’il ne pouvait plus parler.

– La tante de Masham…

Timmy riait tellement qu’il ne pouvait parler.

– La tante de Masham…

– Pour quelle raison Masham prête-t-il ainsi à rire ? dit Timmy.

– Tiens ! un type qui semble avoir avalé son épingle de cravate !

– Avant l’âge de cinquante ans, il sera Lord chancelier, dit Timmy.

– C’est un gentleman, dit Jacob.

– Le duc de Wellington était un gentleman, dit Timmy.

– Et Keats n’en était pas un.

– Lord Salisbury en était un.

– Et le bon Dieu, à ton avis ? » dit Jacob.

Les îles Scilly apparaissaient maintenant comme directement signalées par un index de lumière dorée qui sortait d’un nuage : et chacun sait à quel point ce spectacle est prodigieux ; à quel point ces larges rayons, qu’ils illuminent les îles Scilly ou les tombeaux des croisés dans les cathédrales, ébranlent jusqu’en ses fondations le scepticisme, et conduisent à plaisanter sur la divinité.

« Reste avec moi,

« Rapide, le soir tombe.

« L’ombre grandit ;

« Seigneur, reste avec moi ! »

se mit à chanter Timmy Durrant.

« Dans mon pays, on chante un hymne qui commence par ces mots :

« Grand Dieu, que vois-je et qu’est-ce que j’entends ? »

Avec un mol balancement, les mouettes flottaient par petits groupes de deux ou trois autour du bateau : le cormoran, comme acharné à la poursuite éternelle de son long cou fuyant devant lui, rasait l’eau à distance d’un pouce, jusqu’au prochain rocher ; et le sourd murmure du flot dans les anfractuosités de la côte passait sur la mer, bas et monotone, comme la voix de quelqu’un qui se parle à soi-même.

« Roc des Âges, ouvert pour moi,

« Laisse-moi me cacher en toi »

chanta Jacob.

Pareil à la dent émoussée de quelque monstre, un rocher paraît au-dessus des eaux : il est brun, et perpétuellement inondé de petites cascades.

« Roc des Âges… »

chantait Jacob, couché sur le dos, levant en cette fin de journée les yeux vers le ciel, un ciel libéré du moindre nuage, si bien qu’il semblait, pour l’éternité, exhibé sans voiles.

 

Vers six heures, de quelque banquise, la brise se mit à souffler ; vers sept heures, l’eau devint plus violette que bleue ; vers sept heures et demie, tout autour des îles, s’étala un voile de grossière baudruche, et le visage de Durrant, à la barre, prit la teinte rouge d’un coffret de laque poli depuis des générations. Vers neuf heures, toute flamme et toute agitation avaient abandonné le ciel, n’y laissant que des échancrures d’un vert pâle et des zébrures d’un jaune éteint ; vers dix heures les feux du bateau projetèrent des lueurs difformes, tantôt allongées, tantôt raccourcies, selon que les vagues s’étiraient, ou faisaient le gros dos. La lumière versée par le phare courait rapidement sur la mer. À d’innombrables millions de milles, une poussière d’étoiles scintillait ; et le bateau était flagellé par le flot, qui se brisait avec une effrayante solennité, à intervalles réguliers, contre les roches.

 

Frapper à la porte du cottage et demander un verre de lait, c’est la soif seule qui peut contraindre à une pareille indiscrétion. Et cependant Mrs Pascoe l’accueillerait peut-être avec plaisir. Il est possible, en effet, que ce jour d’été lui semble long, tandis qu’occupée à laver son linge dans sa petite arrière-cuisine, elle entend le réveil faire : tic-tac… tic-tac… Elle est toute seule à la maison. Son mari est allé donner un coup de main au fermier Hosker. Sa fille est mariée et partie pour l’Amérique. Son fils aîné est marié aussi, mais elle ne s’entend pas avec sa belle-fille. Un ministre wesleyien est venu dans le pays, et lui a enlevé son second garçon. Elle est toute seule chez elle. Un steamer, probablement à destination de Cardiff, passe en ce moment au large – tandis que là, tout près d’elle, la clochette d’une digitale, avec un bourdon pour battant, s’agite.

Ces blancs cottages de Cornouailles sont bâtis au bord de la falaise : il pousse dans le jardin plus d’ajoncs que de choux ; quant à la haie, un homme de l’ancien temps l’a construite en blocs de granit superposés. Une cuvette destinée – telle est la conjecture de l’histoire – à recevoir le sang des victimes, est creusée dans une de ces pierres. Aujourd’hui, usage plus vulgaire, elle sert de siège aux touristes qui veulent contempler longuement Gurnard’s Head. Non qu’aucun d’eux trouve à redire à la présence d’une robe en coton bleu à fleurs, et d’un tablier blanc, dans un jardin de paysanne.

« Oh ! voyez – elle est obligée d’aller tirer son eau au puits, hors de la maison !

– Que ce doit être triste ici, pendant l’hiver, quand le vent balaie les collines, et lorsque les vagues bondissent par-dessus les rochers ! »

Ayant puisé son eau, Mrs Pascoe rentra. Les touristes déplorèrent de n’avoir pas apporté leurs longues-vues – qui leur auraient permis de lire le nom du cargo en partance. Car la journée était si belle qu’on n’imaginait même pas ce qu’une lunette d’approche n’arriverait pas à découvrir, dans le lointain. Deux barques de pêche, probablement de la baie Saint-Yves, louvoyaient maintenant dans une direction opposée à celle du steamer, et la surface de la mer devenait alternativement opaque et transparente. Quant au bourdon, ayant sucé son plein de miel, il alla visiter les chardons à foulon, et revint en droite ligne vers le jardinet, orientant de nouveau le regard des touristes vers la robe imprimée et le tablier blanc de Mrs Pascoe ; la bonne femme, venue sur le pas de sa porte, y était restée.

Et elle était là, s’abritant les yeux de la main, à regarder la mer.

Pour la millionième fois, peut-être, elle regardait la mer. Un paon du jour, à présent, étalait ses ailes sur un chardon ; un paon du jour tout neuf et fraîchement éclos, comme en témoignaient l’azur et l’acajou de ses ailes. Mrs Pascoe rentra, atteignit une tourtière, et se mit à la récurer, debout. Son visage n’était assurément ni doux, ni sensuel, ni dépravé : mais dur, sagace, et sain en quelque sorte, représentant la chair et le sang de la vie parmi la sophistication générale. Elle était du reste également capable de mentir et de dire la vérité. Derrière elle, pendait au mur une immense raie desséchée. Dans son parloir bien clos, elle collectionnait avec amour des nattes de Chine, des pots de faïence et des photographies, bien que cette petite pièce moisie ne fût protégée de l’embrun que par l’épaisseur d’une brique, et qu’entre les rideaux de guipure on pût voir le fou, l’oiseau des tempêtes, se laisser tomber comme une pierre, et les feux des vaisseaux apparaître, tantôt en haut, tantôt en bas de la fenêtre. Et les bruits d’alentour étaient mélancoliques, les soirs d’hiver.

Les hebdomadaires illustrés arrivaient ponctuellement le dimanche, et alors Mrs Pascoe contemplait longuement, en photographie, le mariage de Lady Cuthrie à l’Abbaye, par exemple. Elle aussi, elle aurait aimé se promener dans une voiture bien suspendue. La douce, la rapide élocution des gens instruits la faisaient rougir de son rude langage. Et puis, écouter toute la nuit l’Atlantique user les rochers, au lieu du roulement des hansoms, du coup de sifflet des valets de pied pour appeler les autos… Telle est peut-être sa rêverie, pendant qu’elle récure sa tourtière. Mais les beaux parleurs, les malins, s’en retournent à la ville. Comme une avare, elle a gardé ses sentiments dans son sein. Elle n’a pas, depuis bien longtemps, fait pour deux sous de confidences ; et la regardant d’un œil envieux, nous nous disons que tout, en elle, doit être d’or pur.

La sage vieille, ayant contemplé la mer, rentre chez elle une fois de plus. Et les touristes décident qu’il est temps de se diriger vers Gurnard’s Head.

 

Trois secondes plus tard, Mrs Durrant frappait à la porte.

« Mrs Pascoe ? » demanda-t-elle.

D’un air quelque peu dédaigneux, elle regarda les touristes défiler dans le sentier. Elle descendait d’une grande famille highlandaise, fameuse par ses chefs de clan.

Mrs Pascoe apparut.

« Comme je vous envie ce buisson, Mrs Pascoe ! » dit Mrs Durrant, désignant de la pointe de l’ombrelle dont elle s’était servie pour frapper à la porte une magnifique touffe d’herbe de la Saint-Jean. Mrs Pascoe regarda le buisson d’un air désapprobateur.

« J’attends mon fils d’un jour à l’autre, dit Mrs Durrant… Il vient de Falmouth avec un ami, dans un petit bateau à voile… Toujours pas de nouvelles de Lizzie, Mrs Pascoe ? »

Arrêtés au bord de la route, les deux poneys à longue queue secouaient les oreilles. De temps à autre Curnow, le groom, leur chassait les mouches. Il vit sa patronne entrer dans le cottage ; en ressortir, et tout en parlant avec véhémence, si l’on en jugeait du moins par ses gestes, faire le tour du petit potager situé devant la maisonnette. Mrs Pascoe était la tante de Curnow. Les deux femmes examinaient un petit buisson. Mrs Durrant se baissa, et en cueillit une brindille. Puis elle désigna du doigt (ses gestes étaient péremptoires ; elle se tenait extrêmement droite) le plant de pommes de terre. Elles étaient malades. Toutes les pommes de terre, cette année, avaient la maladie. Mrs Durrant faisait constater à Mrs Pascoe à quel point ses pommes de terre étaient attaquées. Mrs Durrant parlait avec autorité. Mrs Pascoe écoutait avec soumission. Le petit domestique le savait, Mrs Durrant était en train de dire que c’était on ne peut plus simple : on mélange la poudre dans quatre litres d’eau.

« Je l’ai fait de mes propres mains, chez moi, disait Mrs Durrant.

« Il ne vous restera pas une pomme de terre, pas une », disait-elle du ton emphatique qui lui était habituel, tout en se rapprochant de la barrière. Le jeune Curnow devint immobile comme une souche.

Mrs Durrant prit les rênes et s’installa sur le siège.

« Soignez bien cette jambe-là, ou je vous envoie le médecin », cria-t-elle par-dessus l’épaule ; elle toucha les poneys, et la voiture partit, et le jeune Curnow eut juste le temps de s’enlever sur la pointe de sa botte. Assis au milieu du siège arrière, il regarda sa tante.

Mrs Pascoe était restée sur le seuil pour assister au départ ; elle y resta jusqu’à ce que la voiture eût pris le tournant ; elle resta debout sur le seuil de sa porte, à regarder autour d’elle ; puis rentra dans sa maison.

Bientôt les poneys, luttant de vitesse, attaquèrent la route onduleuse qui coupe à travers la lande. Mrs Durrant laissa flotter les rênes, et s’adossa légèrement. Toute son animation avait disparu. Son nez d’aigle était mince comme une lame d’os blanchi, à travers laquelle on voit passer la lumière. Ses mains, qui maintenaient les rênes sur ses genoux, étaient fermes même au repos. Sa lèvre supérieure était tellement courte, qu’elle laissait à découvert les incisives, et que cela lui donnait presque l’air de ricaner. Son esprit voyageait à des lieues de la route où les poneys s’escrimaient. Son esprit voyageait à des lieues de l’endroit où celui de Mrs Pascoe adhérait à son enclos solitaire. Vers le passé, vers l’avenir, elle projetait sa pensée, comme si les chaumières privées de toit, les tertres de lave, et les jardins rustiques envahis de digitales et de ronces, faisaient peser sur elle une ombre. Une fois en haut de la côte, elle arrêta la voiture. Les pâles collines l’entouraient, jonchées de pierres séculaires ; plus bas était la mer changeante comme une mer des pays chauds ; et elle-même elle était là, promenant son regard de la colline à la mer, à mi-chemin entre la tristesse et le rire. Brusquement, elle cingla l’attelage, si bien que le jeune Curnow n’eut que le temps de s’enlever sur la pointe de sa botte.

Les corneilles se posaient ; les corneilles s’envolaient. Les arbres qu’elles effleuraient d’un vol si capricieux semblaient en trop petit nombre pour les loger toutes. Les cimes balancées par le vent chantaient : on entendait le craquement des branches, qui laissaient choir de temps à autre, bien que l’on fût en plein été, des coques sèches et des rameaux. Les corneilles montaient et redescendaient, de moins en moins nombreuses à chaque voyage, parce que les plus raisonnables gîtaient déjà pour la nuit ; la soirée étant assez avancée pour que le sous-bois fût presque obscur. Au-delà s’étendait une prairie argentée. Le gynérium dressait ses panaches plumeux sur des tertres gazonnés, au bout de cette prairie. Une petite ligne d’eau luisait. Déjà le phalène du liseron tournoyait au-dessus des fleurs. Le violet et l’orangé, la capucine et l’héliotrope, s’effaçaient dans le crépuscule, mais la fleur du tabac et celle de la Passion, au-dessus desquelles voltigeait le grand papillon nocturne, étaient d’une blancheur d’émail. Les ailes des corneilles, avec un bruissement, s’entrechoquaient en haut des arbres : et elles s’installaient pour dormir quand, de très loin, un son familier s’éveilla, vibra – grandit – leur tinta, pour ainsi dire, aux oreilles – éparpilla de nouveau dans l’air des ailes somnolentes et épouvantées… C’était la cloche du dîner, chez Mrs Durrant.

 

Après six jours d’air salin, de vent, de pluie et de soleil, Jacob Flanders avait revêtu un smoking. Ce vêtement noir et discret avait fait de temps à autre son apparition sur le bateau, parmi les boîtes de fer-blanc, les pickles, la viande en conserve ; et plus le voyage durait, plus il paraissait hors de saison – presque inconcevable. Et voilà qu’aujourd’hui, à la lueur des bougies, le monde ayant repris sa stabilité, seul son smoking protégeait Jacob. Il ne pouvait en être assez reconnaissant. Même ainsi vêtu, toutefois, son cou, ses poignets, son visage, apparaissaient dans leur nudité ; et toute sa personne, visible ou non, éprouvait des picotements, une chaleur intérieure, qui rendaient insuffisant, comme écran dissimulateur, ce vêtement noir.

Jacob retira de dessus la table sa grande main rouge, et la referma subrepticement sur des verres en cristal mousseline ou des fourchettes en argent ciselé. Les os de côtelettes s’ornaient de papillotes en papier rose : et dire qu’hier encore, il mordait à belles dents la viande autour de l’os au jambon ! En face de lui, il voyait vaguement des formes floues, à demi transparentes, vêtues de jaune clair et de bleu pâle. Derrière ces formes, il découvrait le jardin couleur de vert-de-gris, et des bateaux de pêche paraissaient suspendus entre les feuilles piriformes de l’escallonia. Un voilier passait lentement derrière le dos des femmes. Deux ou trois silhouettes confuses traversèrent en se hâtant la terrasse plongée dans le crépuscule. La porte s’ouvrit et se referma. Rien n’était stable, rien n’était continu. Comme des rames qui s’enfoncent tantôt à droite, tantôt à gauche, des bouts de phrases surgissaient tantôt ici, tantôt là, des différents points de la table.

« Oh ! Clara ! Clara ! » s’exclama Mrs Durrant : et comme Timothée répétait : « Clara, Clara », Jacob conclut que la personne vêtue de gaze jaune à laquelle on s’adressait, c’était Clara, la sœur de Timmy. La jeune fille sourit et rougit. Elle avait les mêmes yeux noirs que son frère, mais elle paraissait plus douce, plus effacée que lui. Les rires ayant cessé, elle dit : « Mais, maman, c’est vrai, je vous assure. Il l’avait dit, n’est-ce pas qu’il l’avait dit ? Miss Eliot en est convenue… » Mais Miss Eliot, une grande femme grisonnante, était occupée à faire place à côté d’elle au vieux monsieur qui venait d’arriver de la terrasse.

Jamais ce dîner ne finira, pensait Jacob, et il n’en désirait pas la fin : bien que le voilier fût passé d’un angle à l’autre de la fenêtre, et qu’une lumière signalât l’extrémité de la jetée. Il vit Mrs Durrant regarder cette lumière. Elle se tourna vers lui.

« Était-ce vous ou Timothée, qui gouverniez ? demanda-t-elle. Excusez-moi de vous appeler Jacob. J’ai tellement entendu parler de vous ! » Puis ses yeux se tournèrent de nouveau vers la mer. Son regard se voila tandis qu’elle regardait.

« Un petit village autrefois, dit-elle, et aujourd’hui… »

Sa serviette à la main, elle se leva de table et alla vers la fenêtre.

« Vous êtes-vous disputés, vous et Timothée ? demanda Clara timidement. C’est ce qui me serait arrivé, à moi. »

Mrs Durrant reprit sa place.

« On dîne tous les jours un peu plus tard, dit-elle en s’asseyant, rigide, et en dominant la table. Vous devriez être honteux, tous tant que vous êtes ! Mr Clutterbuck, vous devriez avoir honte ! » Elle avait élevé la voix, car il était sourd.

« Honteux ? mais nous le sommes sincèrement », dit une jeune fille.

Mais le vieillard à la longue barbe continua de manger sa tarte aux prunes. Mrs Durrant se mit à rire, appuyée au dossier de sa chaise, comme si elle avait pour lui toutes les indulgences.

« Nous vous faisons juge, Madame, dit un jeune homme à grosses lunettes et à moustache rutilante. Je soutiens que les conditions ont été remplies. Elle me doit un souverain.

– Pas avant le poisson – en même temps que le poisson, Mrs Durrant dit Charlotte Wilding.

– Oui, tel était le pari ; en même temps que le poisson, dit sérieusement Clara. Des bégonias, maman, en même temps que le poisson.

– Seigneur ! dit Mrs Durrant.

– Charlotte ne paiera pas, dit Timmy.

– Comment avez-vous l’audace… dit Charlotte.

– Ce sera mon privilège », dit le tout aimable Mr Wortley.

Il tira de sa poche un porte-monnaie gonflé de pièces d’or, et en glissa une sur la table. Alors Mrs Durrant se leva, et traversa la salle à manger, toujours se tenant très droite, et les jeunes filles en mousseline rose, en mousseline bleue et gaze d’argent la suivirent, ainsi que la vieille Miss Eliot, dans son velours ; plus une petite femme aux joues roses, hésitante au seuil de la porte ; proprette et timorée ; une gouvernante, sans doute. Tout le monde sortit par la porte ouverte sur le jardin.

 

« Quand vous serez aussi vieille que moi, Charlotte… dit Mrs Durrant, passant le bras de la jeune fille sous le sien pour faire les cent pas sur la terrasse.

– Pourquoi êtes-vous si triste ? demanda Charlotte impulsivement.

– Je vous parais triste ? J’espère que non, dit Mrs Durrant.

– Mon Dieu, oui, en ce moment-ci. Mais vous n’êtes pas vieille.

– Assez pour être la mère de Timothée. » Elles s’arrêtèrent. Miss Eliot regardait, au bout de la terrasse, le ciel dans le télescope de Mr Clutterbuck. Le vieil homme sourd se tenait à côté d’elle, caressant sa barbe, et citant les noms des constellations : Cassiopée, Andromède, Arcturus, Sidonie…

« Andromède… » murmura Miss Eliot, déplaçant légèrement le télescope.

Mrs Durrant et Charlotte parcouraient du regard le corps de l’instrument pointé vers le ciel.

« Il y a des millions d’étoiles », dit Charlotte avec conviction.

Miss Eliot s’écarta du télescope. Dans la salle à manger, un jeune homme éclata de rire.

« Laissez que je regarde, moi aussi », dit Charlotte avec vivacité.

« Les étoiles m’ennuient, dit Mrs Durrant, continuant sa promenade avec Miss Eliot. Autrefois, j’ai lu un ouvrage sur l’astronomie… Qu’est-ce qu’ils racontent, par là ? » Elle s’arrêta devant une des fenêtres de la salle à manger.

« Je vois Timothée, remarqua-t-elle.

– Et le jeune muet.

– Oui, Jacob Flanders, dit Mrs Durrant.

– Oh ! maman, je ne vous reconnaissais pas ! s’exclama Clara Durrant, arrivant du côté opposé avec Elsbeth. Quel délice ! » murmura-t-elle, en froissant entre ses doigts une feuille de verveine.

Mrs Durrant tourna le dos et s’écarta légèrement.

« Clara ! » appela-t-elle.

« Comme elles se ressemblent peu ! » dit Miss Eliot.

Mr Wortley passait, fumant son cigare.

« Je m’aperçois, chaque jour de ma vie, que je donne mon adhésion… » entendit Miss Eliot.

« Deviner, deviner, que c’est intéressant ! murmura-t-elle.

« Les premières fois que nous avons pu sortir après le dîner, on distinguait les fleurs des parterres, dit Elsbeth.

– On ne distingue plus grand-chose, dit Miss Eliot.

– Elle doit avoir été bien belle… tout le monde en était amoureux, naturellement, dit Charlotte. Et j’imagine que Mr Wortley… Elle s’interrompit.

– La mort d’Édouard a été une chose tragique », dit Miss Eliot d’un ton péremptoire.

À ce moment, Mr Erskine se joignit aux dames.

« Rien de tel que le silence, dit-il avec fermeté. Par une soirée comme celle-ci, je distingue vingt bruits différents, sans compter vos voix.

– Un pari ? demanda Charlotte.

– Tope-là, dit Mr Erskine. Un, la mer ; deux, le vent ; trois, un chien ; quatre… »

Il continua l’énumération.

« Pauvre Timothée ! dit Elsbeth.

– Une bien belle soirée ! cria Miss Eliot à l’oreille de Mr Clutterbuck.

– Tentée de regarder les étoiles ? dit le vieillard, tournant le télescope vers Elsbeth.

– Cela ne vous rend pas mélancolique, monsieur, de regarder les étoiles ?

– Mon Dieu, non ; mon Dieu, non, dit en riant doucement Mr Clutterbuck, quand il eut compris. Mélancolique ? et pourquoi ? Pas un instant ; mon Dieu, non.

– Merci, Timothée, mais je rentre, dit Miss Eliot. Elsbeth, voici un châle.

– Je rentre aussi, murmura Elsbeth, l’œil rivé sur le télescope. Cassiopée… murmura-t-elle. Où êtes-vous tous ? cria-t-elle, cessant de regarder l’instrument. Comme il fait noir ! »

 

Mrs Durrant, assise près de la lampe, dévidait un écheveau de laine. Mr Clutterbuck lisait à haute voix le Times. Plus loin, sous une seconde lampe, s’affairaient autour de la table, avec leurs ciseaux étincelants, des jeunes filles occupées à tailler des costumes, dans des étoffes de clinquant, pour une représentation qu’elles voulaient donner.

Mr Wortley était plongé dans un livre.

« Oui, tout cela est parfaitement juste », dit Mrs Durrant en se redressant et en cessant de pelotonner. Et pendant le temps que Mr Clutterbuck mit à finir le discours de Lord Lansdowne, elle se tint très droite, sans toucher à sa laine.

« Ah ! Mr Flanders », dit-elle, en lui parlant d’un air fier, comme si elle s’adressait à Lord Lansdowne lui-même. Puis elle soupira et se remit à l’ouvrage.

« Asseyez-vous ici », dit-elle.

Jacob sortit de l’encoignure sombre où il se tenait, ne sachant que faire de lui. La lumière l’inonda, illuminant jusqu’à la moindre gerçure de sa peau, mais pas un muscle de son visage ne bougea. Il s’assit, face au jardin.

« Je voudrais que vous me parliez de votre voyage, dit Mrs Durrant.

– Oui, dit-il.

– Nous en avons fait un semblable il y a vingt ans, mon mari et moi.

– Oui », dit-il. Elle le regarda avec attention.

Il est extraordinairement gauche, se disait-elle, en le voyant tripoter nerveusement sa chaussette. Mais il a l’air si distingué !

« Dans ce temps-là… » reprit-elle, et elle lui raconta leur navigation… « Mon mari, qui connaissait bien le maniement de la voile, car il possédait un yacht avant notre mariage… » et elle dit avec quelle témérité ils avaient défié les pêcheurs, « risquant de le payer de leur vie, mais si fiers d’eux-mêmes ! » Elle étira subitement la main qui tenait la pelote de laine.

« Voulez-vous que je tienne l’écheveau ? demanda Jacob d’un ton contraint.

– Vous en faites sans doute autant pour votre mère ? » dit Mrs Durrant, le regardant encore une fois d’un air pénétrant, en lui passant l’écheveau.

Il sourit, mais sans rien dire.

Elsbeth Siddons papillonnait autour d’eux, les bras chargés d’une masse argentée.

« Nous voudrions bien… dit-elle… Je suis venue… Elle s’interrompit.

– Pauvre Jacob ! dit Mrs Durrant d’une voix douce, comme si elle l’avait connu toute sa vie. Ces jeunes filles se préparent à vous confier un rôle dans leur pièce.

– Comme je vous aime ! dit Elsbeth, s’agenouillant contre le fauteuil de Mrs Durrant.

– Rendez-moi ma laine, dit celle-ci.

– Il vient… le voilà ! cria Charlotte Wilding. J’ai gagné mon pari ! »

 

« Il y en a encore une grappe tout là-haut », murmura Clara Durrant, escaladant un nouveau barreau de l’échelle. Jacob la lui tint, tandis qu’elle se haussait pour atteindre les raisins.

« Là ! » dit-elle, coupant le sarment. Elle semblait semi-transparente, pâle, merveilleusement belle, perchée parmi les feuilles de vigne et les grappes dorées et violettes ; la lumière flottait sur elle en îlots colorés. Il y avait des géraniums et des bégonias en pots sur les gradins ; des tomates garnissaient les murs.

« Les feuilles ont réellement besoin d’être éclaircies », dit-elle d’un ton pensif ; aussitôt une feuille verte, étalée comme la paume de la main, tomba en tournoyant derrière Jacob.

« J’en ai déjà plus que je n’en pourrai manger, dit Jacob.

– Cela fait l’effet d’une absurdité, commença Clara, de retourner à Londres.

– C’est ridicule, dit Jacob avec conviction.

– Alors… dit Clara… il faudra venir l’an prochain faire un véritable séjour, dit-elle, coupant un peu au hasard une autre feuille de vigne.

– Peut-être… Peut-être… »

Un enfant passa en criant devant la serre. Clara descendit lentement avec son panier plein de raisin.

« Une grappe de blanc, et deux de noir, dit-elle ; et elle recouvrit de deux larges feuilles les fruits douillettement blottis dans le panier.

– Je me suis énormément amusé, dit Jacob, sans lever les yeux.

– Oui, c’était délicieux, dit-elle, d’un ton vague.

– Oh ! miss Durrant », dit-il, lui prenant le panier ; mais elle le précéda vers la porte.

« Vous êtes bien gentil, vous êtes très gentil, disait-elle en elle-même, pensant à Jacob. Mais si vous croyez que je vais permettre que vous me fassiez une déclaration… Ça, non ! »

Les enfants grouillaient autour de la serre, lançant en l’air on ne savait quoi.

« Petits démons ! cria-t-elle, qu’est-ce qu’ils ont dans les mains ?

– Des oignons, je crois », dit Jacob. Immobile, il les regardait.

« En août prochain, n’oubliez pas, Jacob, dit Mrs Durrant, lui serrant la main sur la terrasse, où comme des boucles d’oreilles cramoisies, des fuchsias pendaient autour de sa tête. Mr Wortley, en pantoufles jaunes, sortit par la porte-fenêtre, traînant le Times avec lui, et fit des adieux cordiaux.

« Au revoir », dit Jacob. « Au revoir », répéta-t-il. « Au revoir », dit-il encore une fois. Charlotte Wilding ouvrit brusquement sa fenêtre, et cria : « Au revoir, Mr Jacob ! »

« Mr Flanders ! cria Mr Clutterbuck, essayant de s’extraire de sa guérite d’osier.

– Trop tard, Joseph ! dit Mr Durrant.

– Pas pour moi, Mr Clutterbuck, vous allez me donner une heure de pose », déclara Miss Eliot, en plantant son chevalet sur la pelouse.

5

« Je croirais plutôt, dit Jacob, ôtant sa pipe de sa bouche, que c’est de Virgile. » Il recula sa chaise, et gagna la fenêtre.

Il n’y a rien de plus téméraire en ce monde qu’un conducteur de voiture postale. Descendant à grandes embardées Lamb’s Conduit Street, un de ces véhicules écarlates, en prenant son tournant devant la boîte aux lettres, rasa le trottoir de telle façon qu’une petite fille, dressée sur la pointe du pied pour mettre la lettre dans cette boîte, leva les yeux, mi-effrayée, mi-curieuse. Elle demeura en arrêt, la main sur le trou de la boîte ; puis laissa tomber l’enveloppe, et s’enfuit. Il est rare qu’on s’attendrisse sur le sort d’une gamine en équilibre sur la pointe du pied – ce qu’on éprouve, le plus souvent, c’est une sourde inquiétude, comme lorsqu’on a dans son soulier un grain de sable, qui mérite à peine d’être retiré ; le voilà, ce qu’on éprouve – aussi Jacob revint vers la bibliothèque.

Il y a longtemps, de hauts personnages habitaient ces lieux ; et en revenant de la Cour, passé minuit, ils attendaient dans l’embrasure sculptée des portes – serrant contre eux leurs basques de soie – que leur valet se levât de son matelas étalé par terre, boutonnât le dernier bouton de son gilet, et vînt leur ouvrir. La pluie glaciale du XVIIIe siècle dévalait dans le ruisseau. Mais Southampton Road, de nos jours, n’a plus rien de remarquable, si ce n’est qu’à chaque instant on y rencontre un brave homme qui voudrait bien vendre ses tortues : « Ça met l’tweed en valeur, mossieur, ça fait valoir un étalage ; c’que désirent les gens d’la haute, mossieur, c’est quèque chose qui tire un peu l’œil – et c’est propre dans ses habitudes, ces petites bêtes-là, vous savez, m’sieur. » Alors, l’homme exhibe ses tortues.

Devant la librairie Mudie, dans Oxford Street, la circulation était interrompue. Les autobus bloqués. Mr Spalding, qui se rendait dans la Cité, regardait Mr Budgeon, en partance pour Shepherd’s Bush. La proximité des véhicules fournissait aux voyageurs l’occasion de se dévisager d’une voiture à l’autre. Peu en profitaient, d’ailleurs. Chacun avait assez de penser à ses propres affaires. Chacun contenait son passé enfermé en lui, tel un livre connu par cœur ; livre dont ses amis ne lisaient que le titre, « James Spalding » ou « Charles Budgeon », et dont les voyageurs allant en sens inverse ne pouvaient rien lire du tout – si ce n’est « un homme à moustache rousse » ou « un jeune homme en gris qui fume sa pipe ». Le soleil d’octobre se posait sur tous ces gens, arrêtés là sans pouvoir bouger ; et c’est alors que le petit Johnnie Sturdgeon, chargé d’un gros paquet mystérieux, profita de l’occasion pour dégringoler de l’impériale, et se faufiler à toute vitesse entre les roues des voitures ; une fois sur le trottoir, il se mit à siffler, et bientôt on le perdit de vue – pour jamais. Les autobus, avec une secousse, se remirent en marche, et chacun, à part soi, éprouva du soulagement, en pensant qu’il se rapprochait du terme de son voyage. Même ceux qui charmaient leur ennui par l’agréable perspective (une fois le prochain rendez-vous liquidé) d’un pâté de bœuf et de rognons, d’un apéritif, d’une partie de dominos dans le coin enfumé d’un restaurant de la Cité, tous étaient contents de repartir. Mais oui, la vie humaine est vraiment supportable, du haut d’un autobus, dans le quartier d’Holborn, lorsque l’agent de police lève le bras, et que le soleil vous tape dans le dos : et s’il existe quelque chose comme une coquille sécrétée par l’homme pour son usage personnel, c’est ici qu’on peut la trouver, sur les bords de la Tamise, au point de jonction des grandes artères, avec Saint-Paul, la cathédrale, comme couronnement de la dernière volute.

Jacob, descendu d’autobus, flâna sur les marches de la grande église, consulta sa montre, et prit finalement le parti d’entrer. Cela demandait un effort ? Mais oui. Quoi de plus épuisant que de changer de dispositions ?

Saint-Paul est un édifice obscur, hanté de fantômes de marbre blanc, auxquels s’adressent éternellement les chants de l’orgue. Quand une chaussure crie, là-dedans, c’est terrible : de l’ordre… de la discipline. Le bedeau, portant sa verge, voit toute l’existence devant lui, aplanie sous son autorité. Doux et pieux sont les chœurs angéliques. Autour des épaules de marbre, et se glissant entre les doigts joints des statues, voltigent les notes hautes et grêles de la voix humaine et de l’orgue. Requiem æternam – repos.

Lasse de frotter les marches des bureaux de la Société de Prévoyance, ce qu’elle faisait d’un bout de l’année à l’autre, Mrs Lidgett choisit une chaise à l’ombre du tombeau du noble duc, joignit les mains et ferma les yeux à demi. Quel merveilleux endroit pour se reposer, à côté, tout à côté, des ossements de ce duc célèbre, dont les victoires ne lui représentent rien, à la pauvre vieille, dont elle ne sait même pas les noms, bien qu’elle ne manque jamais de saluer au passage les petits anges qui se font pendant de chaque côté du monument ; elle les salue chaque fois ; elle voudrait bien en avoir de pareils sur sa propre tombe ; le rideau de cuir de son cœur s’est écarté, grand ouvert, et des pensées de repos de douces mélodies s’en échappent, comme qui dirait sur la pointe du pied. Le vieux Spicer, le marchand de jute, n’a aucunement ce genre de pensées. Chose assez curieuse, depuis cinquante ans, il n’est pas une fois entré à Saint-Paul, bien que les fenêtres de ses magasins donnent sur le cimetière. « Ce n’est que ça ? Ma foi, c’est triste, ces vieux murs… où donc est le tombeau de Nelson ? Pas le temps d’y voir aujourd’hui – je reviendrai – ah ! une petite pièce dans le tronc… Va-t-il pleuvoir, va-t-il faire beau ?… Si seulement le temps voulait se décider ! » Des gamins désœuvrés viennent errer dans l’église – le bedeau les en dissuade, et il arrive des gens, des gens… un homme, une femme, une femme, un homme, un jeune garçon… tous ils lèvent les yeux vers le ciel, serrent les lèvres, et la même ombre passe sur leurs visages : le rideau tanné de leur cœur s’écarte et s’ouvre tout grand.

Du haut des marches de Saint-Paul, rien ne saurait apparaître avec plus de certitude que le phénomène suivant : chacun est miraculeusement pourvu d’un manteau, d’une jupe, et de chaussures ; d’un revenu ; d’un but dans la vie. Seul Jacob, portant à la main l’Empire byzantin de Finlay, qu’il vient d’acheter dans Ludgate Hill, se différencie un peu : car il porte un livre, un livre qu’il ouvrira, et qu’il lira ce soir au coin de son feu, chose que ne ferait, dans cette multitude, nul autre que lui. Tous ces gens-là n’ont pas de maisons : la rue est à eux ; les boutiques ; les églises ; à eux les innombrables pupitres et les enfilades de lumières dans les bureaux : à eux les voitures de livraison et le chemin de fer aérien qui passe au-dessus de la rue. En regardant plus attentivement, on distingue trois hommes âgés qui, à peu de distance l’un de l’autre, font courir leur triporteur, perché sur ses hautes roues, au ras du trottoir, comme si la rue leur appartenait ; et contre un mur, une femme regarde dans le vide, avec son éventaire de lacets qu’elle n’offre à personne. Les manchettes des journaux aussi, avec les nouvelles qu’elles colportent : une ville détruite, une course gagnée, sont pour ce peuple sans foyer qui circule sous le ciel, ciel dont un plafonnant réseau de fils de fer et un nuage de crottin séché font reculer le bleu et le blanc.

Là-bas, sous l’abat-jour vert, la tête penchée sur le papier blanc, Mr Sibley a reporté des chiffres sur les feuillets du grand-livre ; et sur chaque bureau l’on remarque, posée comme une provende, une liasse de papiers, nourriture quotidienne, lentement consommée par la plume laborieuse. D’innombrables pardessus de la qualité appropriée pendent vides toute la journée le long des couloirs : mais dès que six heures sonnent, tous exactement sont remplis, et de petites silhouettes, les unes fendues par le pantalon, les autres d’un bloc, s’élancent d’une allure rapide et saccadée sur le trottoir, et disparaissent dans l’obscurité.

Sous la chaussée, profondément enfouies, des galeries où s’alignent des séries de lampes jaunes mènent éternellement ces gens ici ou là, et dans ce monde souterrain, des noms peints en grands caractères sur des plaques d’émail représentent les parcs, les squares et les carrefours du monde visible. « Marble Arch » et « Shepherd’s Bush » – pour la plupart, cet Arc-de-triomphe et ce Buisson du Berger ne seront jamais que des lettres blanches sur fond bleu. En un seul point, Acton ou Holloway, Kensal Rise ou Caledonian Road, le nom représente un endroit où il y a des magasins pour acheter ce que l’on veut, et des maisons dont une entre autres, celle-ci, sur la droite, près de ces arbres étêtés qui poussent entre les pavés, présente une fenêtre carrée ornée de rideaux, et contient une chambre pour dormir.

Longtemps après le coucher du soleil, une vieille aveugle reste assise sur un pliant, adossée au mur de pierre de la banque Smith et Londonienne réunies, tenant serré entre ses bras un roquet noir, et chantant de toutes ses forces, non pas pour gagner des sous, mais du fond de son cœur joyeux et déchaîné – de son vieux cœur endurci dans le mal – puisque l’enfant qui vient la chercher est encore le fruit du péché, et devrait être dans son lit, à l’heure qu’il est, au lieu d’écouter, le long du mur de la banque, sa vieille folle de mère chanter, tenant son chien contre son cœur, et pas même pour gagner des sous.

Les voilà rentrés chez eux. Les flèches des églises grises, la vieille Cité chenue, pécheresse et magnifique, les ont accueillis. L’un derrière l’autre, voûtés ou élancés, perçant le ciel ou ramassés sur eux-mêmes, comme des vaisseaux à la voile, comme des falaises de granit, les clochers et les magasins, les quais et les manufactures, peuplent la berge où les éternels marcheurs cheminent, traînant la jambe : les chalands lourdement chargés sont amarrés au milieu du fleuve ; cette ville, certains le croient, aime jusqu’à ses prostituées.

Mais peu de gens, semble-t-il, atteignent ce degré d’indulgence. De toutes les voitures qui passent sous la voûte de l’Opéra, pas une ne se dirige vers les quartiers pauvres : et lorsqu’un jeune chenapan se fait pincer sur la place déserte de Covent garden, pas une femme en robe du soir noire et blanche ou couleur de rose ne pose sa main sur la portière, et ne s’arrête, pour secourir ou pour condamner – n’empêche que Lady Charles, rendons-lui cette justice, soupire tristement en montant son escalier, va prendre dans sa bibliothèque le livre de Thomas A’Kempis, et n’arrive pas à s’endormir avant la minute précise où son esprit se perd dans la complexité souterraine des choses. « Pourquoi ? pourquoi ? pourquoi ? » soupire-t-elle. Décidément, il est préférable de marcher pour revenir de l’Opéra. La fatigue est le meilleur des narcotiques.

La saison d’automne battait son plein. Deux fois par semaine, Tristan remontait jusque sous ses bras sa couverture : Isolde agitait son écharpe, en concordance miraculeuse avec le bâton du chef d’orchestre. Dans toutes les parties de la salle, on apercevait des visages roses et des poitrines étincelantes. Au moment où une main royale, dépendant d’un corps invisible s’avançait discrètement pour prendre le bouquet rouge et blanc posé sur le rebord écarlate de la loge, le nom de la Reine d’Angleterre semblait valoir qu’on mourût pour lui. La beauté (ou du moins ses variétés de serre chaude, qui ne sont pas à dédaigner) fleurissait de loge en loge ; et quoique rien de bien intéressant ne fût dit, et qu’il soit généralement admis que l’esprit a déserté les lèvres de rose depuis la mort de Walpole à peu près – en tout cas depuis que Victoria, en costume de nuit, descendit à la rencontre de ses ministres – ces lèvres (vues à la lorgnette) restaient vermeilles et adorables. Des messieurs distingués et chauves, avec des cannes à pommes d’or, se promenaient dans les travées, entre les fauteuils cramoisis de l’orchestre, et ne cessaient d’échanger des propos avec les loges que lorsque les lumières baissaient, et que le chef d’orchestre, saluant d’abord la Reine, puis les messieurs au crâne dénudé, faisait demi-tour et levait sa baguette.

Deux mille cœurs, dans la pénombre, se souvenaient alors, anticipaient, erraient dans des labyrinthes obscurs ; et Clara Durrant renonçait à Jacob Flanders, en savourant en effigie la douceur de la mort : et Mrs Durrant, derrière sa fille, au fond de la loge obscure, soupirait de son sec soupir ; et Mr Wortley, changeant de position derrière la femme de l’ambassadeur d’Italie, se disait que Brangienne était un peu enrouée ; et perché dans la galerie à cent pieds au-dessus de leurs têtes, Édouard Whittaker, subrepticement, dirigeait la lueur de sa torche électrique sur sa partition miniature, etc., etc.

Bref, l’observateur perd le souffle, tant il a de choses à observer. Seulement, pour nous empêcher d’être submergés par le chaos, la nature et la société réunies ont organisé un classement, qui est la simplicité même : les fauteuils, les loges, l’amphithéâtre, les galeries. Chaque soir, tous ces moules sont remplis. Point n’est besoin de distinguer les détails. Mais la difficulté subsiste – il y a tout de même un choix à faire. Car bien que je n’éprouve pas le désir d’être la Reine d’Angleterre – ou alors pour une seule minute – je m’assiérais volontiers à côté d’elle ; j’aimerais entendre papoter le premier ministre, et chuchoter la comtesse, et participer à ses souvenirs de halls et de jardins princiers. Le front dur des gens respectables dissimule en somme, un code secret : autrement, pourquoi serait-il si impénétrable ? Et comme d’autre part ce serait étrange, se débarrassant pour un instant de son masque protecteur, d’assumer un personnage – celui de n’importe qui ; d’être le grand homme qui a gouverné l’Empire : de se reporter, pendant que Brangienne chante, à des passages de Sophocle, ou d’entrevoir dans un éclair, tandis que le berger joue sur son chalumeau, des ponts et des aqueducs. Mais non – il faut choisir son rôle. Fut-il jamais plus dure nécessité ? nécessité qui entraîne plus de douleur, un désastre plus certain ? car en quelque lieu que je me fixe, je suis certain de mourir exilé : Whittaker dans son garni ; Lady Charles en son manoir.

Un jeune homme orné d’un nez comparable à celui de Wellington, après avoir occupé une place à six shillings et demi, fendit la foule, le long des escaliers de pierre, dès le baisser du rideau ; comme si, sous l’influence de la musique, il se sentait encore quelque peu différent de ses semblables.

À minuit, Jacob Flanders entendit tambouriner à sa porte.

« Par Jupiter ! s’écria-t-il, tu es justement l’homme qu’il me faut ! » Et sans plus de cérémonie, il montra les vers qu’il avait tout le jour cherché à identifier. Seulement ils étaient de Lucrèce, non de Virgile.

« Il va en être quelque peu assis », dit Bonamy lorsque Jacob eut terminé la lecture de son article. Jacob était excité. C’était la première fois qu’il lisait à haute voix quelque chose de lui.

« Sacré cochon ! » dit-il, avec un peu d’outrance : car les compliments de Bonamy lui étaient montés à la tête.

Le professeur Bulteel, de Leeds, avait publié une édition de Wicherley, en omettant d’indiquer qu’il avait fait disparaître, ou vidé de leur sens, ou simplement remplacé par des astérisques, un certain nombre de termes ou de passages trop licencieux. Outrage au texte, disait Jacob ; manque de conscience ; simple pruderie ; marque d’un esprit libidineux et d’une nature méprisable. Dans son article, le titre de professeur était fortement tourné en ridicule, et Leeds comme centre d’érudition devenait objet de risée. La chose extraordinaire, c’est qu’ils étaient parfaitement dans le vrai, ces jeunes gens, bien qu’au moment même où Jacob recopiait son travail, il sût qu’il ne serait jamais imprimé ; et cette prévision n’était que trop juste, puisque l’article lui fut retourné par la Fortnightly, le Contemporary, le Nineteenth Century – et fut jeté par lui dans le coffre en bois noir où il gardait les lettres de sa mère, ses vieux pantalons de flanelle, et un ou deux billets timbrés de Cornouailles. Le couvercle sur la vérité.

Ce coffre de bois noir, sur lequel on pouvait encore distinguer son nom peint en bleu, était placé entre les deux hautes fenêtres de la pièce où il se trouvait avec son ami. Cette pièce donnait sur la rue. Évidemment la chambre à coucher était par-derrière. Les meubles – trois fauteuils d’osier et une table à barreaux, étaient ceux de Cambridge, et l’immeuble, qui appartenait à Mrs Whitehorn, fille de Mrs Garfit, datait d’environ cent cinquante ans. Dans les maisons de cette époque, les pièces sont belles, les plafonds élevés ; au-dessus des portes une rosace, ou bien une tête de bélier, est sculptée en plein bois. Le XVIIIe siècle a son caractère, un caractère de distinction. Même les lambris, de couleur framboise, ont de la distinction.

« Distinction… » Mrs Durrant trouvait à Jacob l’air distingué. « Extraordinairement emprunté, mais l’air si distingué. » À première vue, sans conteste, c’était le mot, pour Jacob. Quand on le voyait, allongé dans son fauteuil, retirer sa pipe de sa bouche, et dire à son camarade : « Et dis-moi, cet opéra… (car ils en avaient terminé avec les propos indécents) ce Wagner… » le mot « distinction » venait tout naturellement aux lèvres ; bien qu’à l’examiner de près, ce garçon, on fût incapable de dire où il se plaçait, à l’Opéra, orchestre, galerie ou balcon ? Écrivain ? Il n’était pas assez poseur. Peintre ? Dans la conformation de sa main (il descendait, du côté de sa mère, d’une famille de la plus haute antiquité et de la plus profonde obscurité) quelque chose indiquait qu’il avait du goût. Et sa bouche – mais en vérité, de toutes les vaines occupations, celle de cataloguer ses traits est la plus futile. Un seul mot devrait suffire. Mais si on ne le trouve pas ?

« J’aime bien Jacob Flanders, écrivait Clara Durrant dans son « Journal ». Il est si peu mondain, fait si peu de manières ; on ne peut pas dire ce qui plaît en lui, bien qu’il soit intimidant, car… » Mais le fabricant de carnets de poche à un shilling octroie peu de place pour chaque jour. Et Clara n’était pas fille à empiéter sur le lendemain. La créature la plus modeste, la plus candide ! « Non, non, non, soupirait-elle, l’été passé, au seuil de la serre, non, ne parlez pas, ne gâtez pas… » Quoi ? quelque chose d’absolument merveilleux.

Mais, n’est-ce pas, ce ne sont là que des paroles de jeune fille – et amoureuse par-dessus le marché, ou qui se défend d’aimer. Elle aurait souhaité que cette minute, précisément telle qu’elle était par ce matin de juillet, durât toujours. Et les minutes passent. En ce moment même, par exemple, Jacob racontait une anecdote, une histoire qui lui était arrivée au cours d’un voyage à pied ; l’auberge s’appelait : « Le Pot qui mousse », et ce nom, rapproché de celui de l’hôtelière… Lui et son ami criaient à force de rire. La plaisanterie était des plus roides.

C’était lui, pourtant, que Julia Eliot appelait « le jeune muet » ; et lorsqu’elle dînait en ville avec des premiers ministres, sans aucun doute elle pensait : « S’il veut faire son chemin dans le monde, il faut que sa langue se délie. »

Après le séjour de Jacob, Timmy n’avait fait aucun commentaire.

La femme de chambre s’était trouvée bien rémunérée de ses peines.

L’opinion de Mr Sopwith était toute de sentiment, comme celle de Clara, quoique moins explicite.

Betty Flanders, au sujet d’Archer, était romanesque ; tendre à l’égard de John : et déraisonnablement irritée de la gaucherie de Jacob, lorsqu’il venait à la maison.

Jacob était le préféré du capitaine Barfoot ; mais quant à dire pourquoi…

Il semble que les hommes et les femmes soient également sujets à l’erreur : qu’une opinion de nos semblables, perspicace, impartiale, et vraiment justifiée, soit entièrement impossible. Ou nous sommes hommes, ou nous sommes femmes. Nous sommes froids, ou sentimentaux. Nous sommes jeunes, ou nous vieillissons. Dans tous les cas, la vie n’est qu’une procession d’ombres, et Dieu sait pour quelle raison – puisqu’il s’agit d’ombres – nous nous y cramponnons si fort, et les voyons disparaître avec une telle angoisse ! Et pourquoi, si cela est vrai et plus que vrai, pourquoi nous arrive-t-il encore d’être surpris, dans l’embrasure d’une fenêtre, par la soudaine révélation que ce jeune homme, dans ce fauteuil, est de toutes les choses de ce monde la plus réelle, la plus consistante, la mieux connue de nous ? – pourquoi, en vérité, puisqu’un instant après, nous ne savons plus rien de lui ? Telle est notre façon de juger. Telles sont les conditions de nos amours.

 

(J’ai vingt-deux ans. Voici bientôt la fin d’octobre. Quoique malheureusement l’on soit environné d’un grand nombre d’imbéciles, la vie est parfaitement agréable. Il faut porter son effort sur une chose ou sur une autre – n’importe laquelle. Tout est réellement très amusant – sauf de se lever chaque matin, et de mettre parfois un habit à queue.)

« Dis donc, Bonamy, et Beethoven ? qu’est-ce que tu en penses, de Beethoven ? »

(Bonamy est un type étonnant. Pratiquement au courant de tout – en littérature anglaise, pas plus calé que moi… mais tous ces écrivains français, il les a lus…)

« J’ai plutôt l’impression que tu te mets le doigt dans l’œil, Bonamy. En dépit de tes paroles, ce malheureux Tennyson… »

(La vérité, c’est qu’il aurait fallu nous enseigner le français. À cette heure-ci, j’imagine, le vieux Barfoot fait la causette avec ma mère. Drôle d’histoire, celle-là, à coup sûr ! Je ne vois pas Bonamy à la maison… Sale Londres !) Des voitures maraîchères passaient, avec fracas, dans la rue.

« Si on faisait une grande balade à pied, samedi prochain ? » (Qu’est-ce qui se passe, samedi ?)

Alors, tirant son carnet, Jacob s’assure que la soirée chez les Durrant a lieu la semaine suivante.

Mais quoique tout ceci puisse fort bien être vrai – car c’est bien ainsi que parlait et réfléchissait Jacob – c’est ainsi qu’il croisait les jambes et regarnissait sa pipe – buvait son whisky à petits coups, et par instants consultait son carnet, en se passant la main dans les cheveux – oui, quoique tout ceci soit vrai, il y a quand même quelque chose qui ne peut pas être communiqué, si ce n’est par Jacob lui-même. En outre, une partie de ce qui nous occupe, ce n’est pas Jacob Flanders, mais Richard Bonamy – et la pièce où ils sont ; les voitures qui passent ; l’heure qu’il est ; cet instant précis de notre histoire. Et puis, considérez l’influence du sexe – voyez comme, entre homme et femme, il oscille, tremblant, hésitant, si bien qu’on découvre ici une vallée, ici un pic, alors qu’en vérité, peut-être, tout est plat comme la main. Les mots justes eux-mêmes ont l’accent mal placé. Mais sans arrêt on ne sait quoi nous oblige à bourdonner, à vibrer comme le sphynx du troène à l’entrée de la caverne mystérieuse, et à doter Jacob Flanders d’un tas de qualités qu’il ne possède nullement – car bien qu’il soit, c’est un fait, en train de causer avec Bonamy, la moitié de ce qu’il dit ne vaut pas la peine d’être répété ; est en grande partie inintelligible (concerne des inconnus, des membres du Parlement) : le reste est avant tout matière à conjectures. Pourtant nous voici devant lui, les ailes vibrantes.

 

« Oui, dit le capitaine Barfoot, en vidant sa pipe contre le montant de la cheminée de Betty Flanders, et en boutonnant son pardessus, oui, cela double ma besogne ; mais je n’en ai cure. »

Il venait d’être nommé conseiller municipal. Lui et Betty regardaient la nuit ; la même que celle de Londres, mais beaucoup plus limpide. Onze heures sonnaient aux horloges des églises. Le vent venait de la mer. Et toutes les fenêtres des maisons voisines étaient obscures – les Page dormaient ; les Garfit dormaient ; les Cranck dormaient, tandis qu’en ce moment, à Londres, sur la colline du Parlement, on brûlait Guy Fawkes.

6

Le feu avait pris.

« Tiens, Saint-Paul ! » cria quelqu’un.

Lorsque le bois se mit à flamber, toute la ville de Londres fut illuminée l’espace d’un instant ; sur trois côtés le bûcher, d’ailleurs, n’éclairait que des arbres. Parmi les visages qui apparaissaient, colorés et vifs comme s’ils étaient peints de rouge et de jaune, le plus remarquable était celui d’une jeune fille. Par quelque jeu de la flamme, elle semblait n’avoir pas de corps. Sa face, et sa chevelure, flottaient dans le vide devant ce feu, se détachant sur un fond noir. Comme éblouis par l’éclat du bûcher, ses yeux d’un bleu-vert le contemplaient fixement. Tous les muscles de son visage étaient tendus. Il y avait en elle, et dans son regard, quelque chose de tragique – elle pouvait avoir de vingt à vingt-cinq ans.

Une main qui sortait de l’ombre bigarrée la coiffa d’un cône blanc, un chapeau de Pierrot. Elle se secoua, mais elle continua de regarder fixement devant elle. Une tête à moustaches surgit derrière elle. Deux pieds de table et une brassée de feuilles et de branchages furent jetés dans la fournaise. Le tout s’enflamma, éclairant, très en arrière, d’autres visages ronds, pâles, imberbes ou barbus, parfois surmontés d’un chapeau melon ; tous passionnément attentifs ; et Saint-Paul reparut aussi, flottant dans une brume pâle et mouvante, ainsi que deux ou trois minces clochers, en forme d’éteignoirs, et d’un blanc de papier dans le lointain.

Les flammes se propageaient à travers le bûcher, et commençaient à rugir quand, Dieu sait d’où, des seaux d’eau furent lancés, admirables masses liquides, bombées et miroitantes comme l’écaille d’une tortue : on en lança encore et encore. Jusqu’à ce que le sifflement du bois mouillé fût pareil au bruit d’un essaim ; et tous les visages disparurent.

« Oh ! Jacob, dit la jeune fille, tandis que tous deux montaient avec peine la côte dans l’obscurité, Jacob, que je suis malheureuse ! »

Des éclats de rire leur parvenaient – aigus, lourds ; les uns devant eux, les autres derrière.

La salle à manger du restaurant était brillamment éclairée. Il y avait une tête de cerf en plâtre à l’un des bouts de la table, et à l’autre bout un buste, celui d’un empereur romain, peinturluré de noir et de rouge pour figurer Guy Fawkes, dont on célébrait la mémoire. Les convives étaient liés ensemble par des chaînes de roses en papier, si bien que lorsqu’ils se mirent à chanter « Auld Lang Syne », levant et baissant en cadence leurs mains unies, une ligne jaune et rose monta, retomba, tout autour de la table. Avec les verres en cristal vert, on faisait beaucoup de tapage. Un jeune homme voulut s’en aller : mais Florinda, s’emparant d’un des globes qui versaient sur la table une lumière purpurine, le lui lança à la tête ; et le globe fut réduit en poudre.

« Je suis tellement malheureuse ! » dit-elle en se tournant vers Jacob, son voisin.

Comme sur des pattes invisibles, la table se mit à courir jusqu’au fond de la salle, et un orgue de Barbarie, décoré d’un tapis rouge, et de deux pots de fleurs en papier, dévida un air de valse.

Jacob ne dansait pas. Il s’accota au mur, pour fumer sa pipe.

« Nous vous considérons, dirent deux des danseurs, se séparant du reste de la bande et le saluant profondément, comme l’individu le plus beau que nous ayons jamais vu. » Ils le couronnèrent de fleurs en papier. Puis quelqu’un apporta une chaise blanche et or, sur laquelle on le fit asseoir. Et les couples, au passage, lui suspendaient aux épaules des grappes de raisin en celluloïd, si bien qu’il finit par ressembler à la figure de proue d’un vaisseau naufragé. Et alors Florinda s’assit sur ses genoux, et cacha sa tête dans son gilet. D’une main, il la tenait contre lui ; de l’autre il tenait sa pipe.

« Et maintenant, dit Jacob, en descendant, le six novembre, entre quatre et cinq heures du matin, bras dessus bras dessous avec Timmy Durrant, la pente d’Haverstock Hill, et maintenant, parlons de choses sérieuses. »

 

Les Grecs – oui, ce fut le sujet de leur conversation. En fin de compte, disaient-ils, quand on s’est bien gargarisé avec toutes les littératures de l’univers, y compris la chinoise et la russe (mais ces Russes, ce sont des sauvages), c’est le parfum de l’hellénisme qui demeure. Durrant citait Eschyle, Jacob citait Sophocle. Pas un Grec, il est vrai, n’aurait compris un mot, pas un professeur n’aurait pu s’empêcher de faire des observations… Peu importe. À quoi servirait le grec, s’il était défendu de le déclamer, sur Haverstock Hill, à l’aube ? D’ailleurs, Durrant n’écoutait pas les vers de Sophocle, ni Jacob ceux d’Eschyle. L’un et l’autre pleins d’eux-mêmes, l’air triomphant, ils se figuraient avoir lu tout ce qu’il y a de livres dans le monde, avoir commis tous les péchés, avoir connu toutes les passions, toutes les joies. Les civilisations se dressaient autour d’eux comme des fleurs prêtes à être cueillies. Les âges venaient battre à leurs pieds comme des flots à marée montante. Et contemplant tout ce qui s’estompait dans la brume, les lumières, les ombres de Londres, les deux jeunes gens décernaient la palme à la Grèce antique.

« Je pense, dit Jacob, que nous sommes le seul peuple qui comprenne la pensée grecque. »

Ils prirent un café dans une cantine où les percolateurs, en métal bruni, étaient éclairés par des quinquets alignés le long du comptoir.

Prenant Jacob pour un jeune officier de bonne famille, le débitant leur parla de son fils, qui était à Gibraltar ; et Jacob, ayant flétri l’armée britannique, entama l’éloge de Wellington. Ils repartirent en parlant des Grecs.

 

Chose étrange – quand on y songe – que ce culte de la Grèce, développé parmi des ombres si épaisses, découragé, dénaturé, refleurisse soudain et surtout quand on sort de salons bondés, ou bien quand on est atteint d’une indigestion de lecture, ou bien lorsque la lune flotte entre les ondulations des collines, ou encore au cours des jours vides, creux et stériles de Londres ; apparaisse comme un spécifique… comme une lame sans défaut. Comme un miracle, toujours. Jacob ne savait de grec que juste le nécessaire pour patauger dans un rôle du théâtre antique. De l’histoire ancienne, il ignorait tout. Néanmoins, tandis qu’il errait dans Londres avec son ami, il lui semblait que tous deux faisaient retentir les dalles du chemin de l’Acropole, et que Socrate, s’il les rencontrait, allait s’empresser de leur dire : « Mes beaux amis », puisque tous deux avaient d’Athènes – libre, aventureuse, enthousiaste – une conception selon son cœur. Libre, aventureuse, enthousiaste… car Florinda l’avait appelé Jacob sans lui en demander la permission. Elle s’était assise sur ses genoux. N’est-ce pas ainsi que les beautés grecques en usaient au temps jadis ?

À cette minute déferla dans l’air une lamentation hululée, ondoyante et lugubre, qui semblait n’avoir pas la force de prendre tout son développement, mais qui, tout en s’affaiblissant, se prolongeait : à ce bruit, dans les ruelles, les portes s’ouvraient brusquement : les ouvriers, clopin-clopant, partaient pour le travail.

 

Et Florinda avait mal au cœur.

 

Et Mrs Durrant, comme toujours en proie à l’insomnie, donnait des coups de crayon en marge de certains vers de l’Enfer de Dante.

 

Et Clara Durrant dormait, enfouie dans son oreiller ; sur sa coiffeuse, des roses effeuillées et une paire de gants blancs.

Portant toujours sur sa tête un cône blanc de Pierrot Florinda avait mal au cœur.

Sa chambre semblait faite pour de telles catastrophes – une chambre pas chère, aux peintures moutarde, moitié grenier, moitié studio, bizarrement décorée d’étoiles en papier d’argent, de coiffures galloises, et de rosaires suspendus au bras de cuivre des appliques à gaz. Pour ce qui est d’elle et de son histoire, elle devait son nom à un peintre qui avait voulu insinuer que la fleur de sa virginité était intacte. Quoi qu’il en pût être, elle n’avait pas de nom de famille, et pour garants ne possédait que la photographie d’une pierre tombale sous laquelle son père était enterré, à ce qu’elle disait. Elle insistait volontiers sur les dimensions de cette pierre, et le bruit courait que son père était mort des suites d’un allongement des os que rien ne pouvait arrêter ; avec autant de vraisemblance, elle racontait que sa mère avait joui des faveurs d’un royal maître, si bien que Florinda était une princesse, de temps à autre, et principalement quand elle avait bu. Ainsi, abandonnée à elle-même, jolie par-dessus le marché, avec des yeux tragiques et des lèvres d’enfant, elle parlait davantage de la virginité que la plupart des femmes ; et elle ne l’avait perdue que la nuit précédente, ou bien elle la tenait enfermée dans son sein plus tendrement que son propre cœur, selon l’homme auquel elle parlait. Mais ne parlait-elle qu’à des hommes ? Non, elle avait une confidente, la mère Stuart. Stuart, comme cette dame le faisait remarquer, est le nom d’une maison royale ; mais ce qu’elle voulait dire par là, personne ne le savait ; on savait seulement que Mrs Stuart recevait un mandat-poste tous les lundis, qu’elle possédait un perroquet, croyait à la transmigration des âmes, et lisait l’avenir dans les feuilles de thé. Comme le papier de tenture défraîchi d’un garni, elle servait de repoussoir à Florinda.

Et voilà que Florinda, après avoir bien pleuré, avait passé la journée à errer dans les rues ; s’était arrêtée à Chelsea à regarder couler l’eau ; avait longuement flâné devant les étalages ; avait ouvert son sac et s’était poudré les joues en omnibus ; avait lu ses lettres d’amour, en les appuyant contre le pot à lait de la crémerie ; avait découvert un éclat de verre dans le sucrier ; avait accusé la serveuse de vouloir sa mort ; avait prétendu que des jeunes gens la dévisageaient ; et s’étant finalement trouvée, le soir, devant la maison de Jacob, s’était avisée tout d’un coup qu’elle le préférait, ce Jacob, à de sales Juifs ; et s’étant assise auprès de sa table (il recopiait son essai sur la Valeur morale de l’obscénité), elle avait retiré ses gants, et raconté que la mère Stuart l’avait rossée à coups de couvre-théière sur la tête.

Quand elle disait qu’elle était pure, cela ne se discutait pas, Jacob la croyait sur parole. Elle babillait, au coin du feu, parlant de peintres connus. Elle n’oubliait pas la tombe de son père. Belle et farouche et facile à la fois, comme les femmes de l’antiquité grecque, pensait Jacob. Et voilà la vie. Lui, c’était un homme ; et Florinda était pure.

Elle le quitta en emportant un volume de Shelley sous son bras. La mère Stuart, disait-elle, lui avait souvent parlé de Shelley.

Les innocents sont admirables. Penser que vis-à-vis d’elle-même, cette jeune fille avait dépassé le mensonge (Jacob n’étant pas assez sot pour la croire implicitement), s’émerveiller avec un sentiment d’envie de cette existence à la dérive – la sienne lui semblant par comparaison trop choyée, et même cloîtrée ; avoir sous la main, comme spécifique contre tous les désordres de l’âme, Adonaï et le théâtre de Shakespeare : supputer de sa part à elle une camaraderie enthousiaste ; de sa part à lui, protectrice, mais sur un pied d’égalité, car la femme, pensait Jacob, est en tout l’égale de l’homme – une telle innocence est assez admirable, et peut-être pas si ridicule, après tout.

Lorsque Florinda, ce soir-là, rentra chez elle, premièrement elle se lava la tête ; puis elle mangea des bouchées au chocolat ; ensuite elle ouvrit Shelley. Il l’ennuya terriblement, avouons-le. Qu’est-ce que tout cela pouvait bien vouloir dire ? Elle était obligée de se parier à elle-même qu’elle ne mangerait pas un morceau de chocolat avant d’avoir tourné la page. En réalité, elle dormait. C’est que la journée avait été longue ; que la mère Stuart lui avait jeté à la tête le couvre-théière ; que l’on fait dans les rues des rencontres épouvantables ; et bien qu’ignorante comme une carpe, incapable même d’arriver à déchiffrer correctement ses lettres d’amour, Florinda n’en avait pas moins sa manière de voir, préférait certains hommes à d’autres, elle que la vie faisait marcher au doigt et à l’œil. Qu’elle fût vierge ou ne le fût pas, cela ne semblait pas avoir la moindre importance. À moins que ce ne fût, vraiment, la seule chose importante.

Jacob fut agité après son départ.

Toute la nuit des hommes et des femmes allaient arpenter fiévreusement les sentiers battus. Même dans les quartiers les plus respectables, derrière les persiennes, les passants attardés distinguaient des ombres. Pas un square enseveli dans la neige ou dans la brume qui ne contînt un couple amoureux. Toutes les pièces de théâtre tournaient autour du même sujet. Chaque nuit, pour la même raison, des balles fracassaient des têtes dans des chambres d’hôtel. Si le corps échappait à la mutilation, il était rare que le cœur parvînt au tombeau sans cicatrices. On ne parlait guère que de cela dans les romans populaires. Et pourtant l’on nous dit que c’est sans importance.

Que ce soit dû à l’influence de Shakespeare ou de Jéhovah, à celle de Mozart ou de l’évêque Berkeley – prenez celui que vous voudrez – la réalité se dissimule, et chez la plupart d’entre nous, les soirées se passent avec décence : c’est à peine si l’on discerne une sorte de frémissement, comme lorsqu’un serpent se glisse entre les herbes. Mais cette dissimulation suffit en elle-même à distraire l’esprit de ce qu’on lit ou de ce qu’on entend. Si Florinda avait été suffisamment intelligente, elle, elle aurait été capable de lire avec lucidité. Car tout le problème moral, elle et ses pareilles l’ont résolu depuis longtemps, l’ont réduit à la bagatelle de se laver les mains le soir en se couchant, la seule question étant de savoir si l’on préfère l’eau froide ou l’eau chaude. Cette question une fois réglée, le cerveau peut, sans être combattu, s’occuper de ce qui l’intéresse.

Ils étaient assis à une petite table, au restaurant. Florinda s’appuyait sur la pointe de ses coudes, et tenait son menton dans ses mains. Elle avait laissé glisser son manteau. Blanche et or, elle apparaissait, dans un semis de perles brillantes, avec son visage qui semblait la floraison de son corps ; innocente, à peine fardée ; regardant franchement autour d’elle, ou posant lentement les yeux sur Jacob, et les y laissant. Elle parlait :

« Vous savez bien, cette caisse noire que l’Australien a laissée depuis si longtemps dans ma chambre… Vraiment, je trouve que la fourrure vieillit les femmes… Tiens ! voilà Berchtein… Je me demande comment vous étiez, quand vous étiez petit, Jacob. » Elle grignotait son petit pain, et le regardait.

« Jacob, vous ressemblez à une de ces statues… Je trouve qu’il y a de bien jolies choses, au British Museum, pas vous ? Des tas de jolies choses… » dit-elle d’un ton rêveur. La salle se garnissait, la chaleur augmentait. La conversation, dans un restaurant, est une conversation de dormeurs éveillés, éblouis – il y a tellement de choses à regarder – tellement de bruit – tant de gens qui parlent, eux aussi. Peut-on surprendre leurs paroles ? Oh ! il ne faut pas qu’ils entendent ce que nous disons.

« Elle ressemble à Ellen Nagle, cette jeune fille… » et propos semblables.

« Je suis extraordinairement heureuse depuis que je vous connais, Jacob. Vous êtes quelqu’un de si bon ! »

La salle s’emplissait de plus en plus : les conversations étaient plus bruyantes ; les couteaux et les fourchettes aussi.

« Dites, Jacob, vous vous rendez compte de ce qui fait dire à cette personne des choses pareilles ? c’est… »

Florinda s’arrêta net. Chacun en fit autant.

« Demain ?… un dimanche… ah ! saleté… dites donc, vous… Allez au diable ! » Et vlan ! la femme sortit, avec majesté.

C’est de la table la plus proche que s’était élevée sa voix, de plus en plus perçante. Soudain, elle avait lancé les assiettes sur le plancher. Et l’homme était là, tout seul. Tout le monde ouvrait de grands yeux. Florinda disait : « Voyons, pauvre type, il ne faut pas rester à le regarder. En v’là une histoire ! Vous l’avez entendu, ce qu’elle a dit ? Mon Dieu, qu’il a donc l’air bête ! Il n’aura pas voulu s’exécuter, pour sûr. Et toute la moutarde sur la nappe ! Et les garçons qui rigolent… »

Jacob observait Florinda. Sur son visage et dans son œil fixe, il crut lire une épouvantable stupidité.

 

Elle était partie, la femme en noir, avec une plume dansante sur son chapeau. Mais il fallait tout de même aller quelque part. La nuit n’est pas un tumultueux océan dans lequel on s’engloutit, à moins qu’on ne danse sur l’eau comme une étoile. Et c’est qu’elle était pluvieuse, cette nuit de novembre ! Les lampes de Soho faisaient sur le pavé de grandes taches de lumière huileuse. Les rues écartées étaient assez sombres pour permettre à quelqu’un de s’abriter, homme ou femme, dans l’embrasure d’une porte. Une femme en effet se montra, lorsqu’elle vit approcher Florinda et Jacob.

« Elle a laissé tomber son gant », dit Florinda.

Jacob le ramassa et le lui rendit.

Elle le remercia avec effusion : revint sur ses pas, laissa de nouveau tomber le gant. Mais pourquoi ? pourquoi ? Et d’ailleurs, où était passée l’autre femme, celle du restaurant ? et l’homme ? La lumière des réverbères ne portait pas assez loin pour le révéler. Les voix qui se faisaient entendre, rageuses, lascives, passionnées, n’étaient guère que les cris nocturnes d’animaux en cage. Pourtant, ce n’étaient pas des bêtes, des bêtes fauves, des bêtes captives, qui criaient ainsi. Arrêtez un homme dans la rue ; demandez-lui votre chemin ; il vous l’indiquera. Mais on n’ose pas le lui demander. On a peur. De quoi ? Du regard humain. Subitement, la rue se rétrécit ; l’abîme s’ouvre. L’abîme où ils se sont perdus, l’homme et la femme. Non loin, une pension de famille, faisant bruyamment étalage de sa durée méritoire, offre derrière ses fenêtres sans rideaux le témoignage que Londres n’est pas un mauvais lieu. On les voit, les pensionnaires, installés en pleine lumière dans des fauteuils de rotin, vêtus comme des gens du monde. Des femmes de marchands de charbon vous clouent le bec en disant que leur père avait cheval et voiture. Une bonne sert le café, il faut reculer un peu la corbeille à ouvrage. Continuant sa route dans l’obscurité ; dépassant ici une fille publique, là une vieille qui n’a que des allumettes à vendre, contournant la foule qui sort du métro, croisant des femmes en cheveux sous une écharpe – et ne dépassant plus enfin que des portes closes, des montants sculptés, et un agent de police solitaire, Jacob, avec Florinda au bras, arriva chez lui, alluma la lampe, et resta là, sans mot dire.

« Vous ne me plaisez pas quand vous faites cette tête-là », dit Florinda.

 

Le problème est insoluble. Le corps est attelé à un cerveau. La beauté marche la main dans la main avec la bêtise. Elle était là, à regarder le feu comme elle avait regardé le pot de moutarde répandu. Bien qu’il se fût fait le champion de l’obscénité, Jacob ne savait pas trop si elle lui plaisait toute nue. Il éprouva subitement, pour la société masculine, les chambres cloîtrées, les ouvrages classiques, un violent retour de sympathie ; tout prêt à se retourner avec rage contre celui, quel qu’il soit, qui a fait le monde comme il est.

Alors Florinda lui posa la main sur le genou.

Elle n’était pour rien dans tout ça, après tout, ce n’était pas sa faute. Cette pensée attrista Jacob. Ce ne sont pas les catastrophes, les meurtres, les morts, les maladies, qui nous vieillissent et nous tuent : c’est la façon dont les gens rient, regardent, et grimpent dans les omnibus.

La première excuse venue suffit pour une femme stupide. Il dit qu’il avait mal à la tête.

Mais lorsqu’elle le regarda, sans mot dire, moitié le devinant, moitié le comprenant, lui demandant pardon, peut-être, en tout cas disant, comme il l’avait dit : « Ce n’est pas ma faute », le corps droit et magnifique, le visage comme un projectile, comme une fusée lisse et brillante sous son petit chapeau, alors il comprit que la vie claustrale et les œuvres des classiques ne servent à rien du tout. Le problème est insoluble.

7

Vers cette époque une firme, qui avait des relations d’affaires avec l’Extrême-Orient, lança sur le marché de petites fleurs en papier qui s’ouvraient au contact de l’eau. Et comme c’était toujours la coutume de se servir de bols à la fin du repas, cette innovation fut considérée comme pouvant rendre de grands services. Car dans ces lacs abrités, aux vagues doucement mobiles, les fleurettes multicolores nageaient, flottaient, surnageaient ; elles sombraient aussi, parfois, et comme des cailloux glissaient au fond de l’eau. Des yeux attentifs, de beaux yeux, suivaient le cours de leur destinée. Une pareille nouveauté, aboutissant à l’union des cœurs et à la fondation de nouveaux foyers – car les fleurs en papier n’en faisaient pas moins – c’est sûrement une grande découverte.

Il ne faudrait pas croire, pourtant, qu’elles supplantassent les fleurs naturelles. Roses, lys, et surtout œillets, se penchaient au bord des corbeilles, et surveillaient l’épanouissement, et la mort à brève échéance, de leurs sœurs artificielles. Mr Stuart Ormond en fit la remarque, et Kitty Craster fut tellement frappée qu’elle l’épousa six mois après. Mais les fleurs, les fleurs véritables, on ne saurait s’en passer. Si la chose était possible, combien la vie serait différente ! Car elles se fanent, les fleurs ; et surtout les chrysanthèmes, la beauté même ce soir, jaunes et flétris demain, indignes de notre regard. En somme, bien qu’horriblement chers, les œillets sont encore les plus économiques. Mais vaut-il mieux d’ailleurs les acheter montés, c’est une question qui se pose. Certains fleuristes le conseillent. À vrai dire, c’est la seule chance de les faire durer, dans un bal : mais est-ce nécessaire quand il s’agit d’un dîner ? si la salle n’est pas surchauffée, c’est discutable. La vieille Mrs Tample recommande toujours de mettre une feuille de lierre – une seule – dans le vase qui les contient ; elle assure que l’eau se conserve indéfiniment. Mais nous avons quelques raisons de penser qu’elle se trompe.

 

Et les cartes de visite ? Les cartes de visite, gravées, constituent un problème beaucoup plus sérieux. On a fourbu plus de chevaux en leur honneur, consumé plus d’existences de cochers, gaspillé en vain plus d’heures utiles de l’après-midi, qu’il ne nous en a fallu pour gagner la bataille de Waterloo, et en payer les conséquences par-dessus le marché. Ces petits génies malfaisants, les cartes de visite, sont cause d’autant d’atermoiements, de calamités et de soucis, que cette bataille elle-même. Un jour, Mrs Bonham vient justement de sortir ; un autre jour, elle est chez elle. Mais même si l’on supprimait l’usage des cartes – et cela paraît improbable – des forces déchaînées subsistent qui transforment la vie en cataclysmes, désorganisent des matinées studieuses, et détruisent l’ordonnance de l’après-midi – ces puissances sont les couturières et les maisons de confection. Six mètres de soie suffisent pour nous habiller de la tête aux pieds, mais si vous avez à choisir entre six cents modèles de robe, et deux fois autant de nuances ? et cela juste à la minute où se pose la question angoissante du pudding, crénelé de nougat et garni de noisettes de crème à la pistache – et qui n’est pas arrivé ?

Les flamants roses du couchant voletaient doucement dans le ciel. Mais régulièrement venaient tremper leurs ailes dans un noir d’encre, Notting Hill, par exemple, ou les confins de Clarkenwell. Quoi d’étonnant à ce que l’italien reste une langue mystérieuse, ou à ce que le piano joue éternellement la même sonate ? Rien que pour acheter une paire de bas élastiques à Mrs Page, qui est veuve, qui est âgée de soixante-trois ans, qui touche un secours à domicile de cinq shillings, et qui est aidée par son fils unique, employé à la teinturerie Mackie et souffrant de la poitrine en hiver, il faut écrire plusieurs lettres, remplir des colonnes d’imprimés, de cette même écriture ronde et sans apprêt, qui notait, dans certain calepin, que le temps était beau, les mioches insupportables, et Jacob Flanders peu mondain.

Clara Durrant procurait les bas, étudiait la sonate, garnissait les vases de fleurs, allait chercher le pudding, déposait les cartes ; et lorsque la grande nouveauté des fleurs en papier fut introduite, fut de celles qu’émerveillait le plus leur vie brève.

Les poètes ne manquaient pas, pour broder sur ce thème. Edwin Mallett par exemple, écrivit des vers finissant ainsi :

« Et lisent leur destin dans les yeux de Chloé », ce qui fit rougir Clara, à la première lecture, et la fit rire à la seconde, et dire à l’auteur que ça lui ressemblait, de la nommer Chloé quand elle s’appelait Clara. Quel garçon ridicule ! Mais lorsque entre dix heures et onze heures du matin, par une matinée pluvieuse, il vint déposer son cœur à ses pieds, elle sortit de la pièce en courant, et alla se cacher dans sa chambre. Timothée, à l’étage au-dessous, ne put pas travailler de toute la matinée, tant elle sanglotait.

« Vouloir trop s’amuser, voilà où cela mène », dit sévèrement Mrs Durrant, en examinant le programme de danses, toujours marqué des mêmes initiales – ou plutôt cette fois-ci, ce n’étaient plus les mêmes – R. B. remplaçait E. M. : Richard Bonamy avait la cote, à présent, lui et son nez à la Wellington.

« Mais je n’épouserai jamais un homme qui a un nez pareil ! dit Clara.

– Quelle sottise ! » dit Mrs Durrant.

Je suis peut-être trop sévère, pensa-t-elle en même temps, quand elle vit Clara, triste et abattue, déchirer le programme et le jeter au feu.

Telles furent les très graves conséquences de l’introduction des fleurs en papier dans les rince-bouche.

 

« Je vous en prie, dit Julia Eliot en s’installant contre le rideau qui faisait presque face à la porte, ne vous occupez pas de moi. J’aime beaucoup regarder. Car ce qu’il y a d’amusant ici, continua-t-elle en s’adressant à Mr Salvin qui, parce qu’il était boiteux, s’était vu gratifier d’une chaise – ce qu’il y a d’amusant dans une soirée, c’est de regarder des gens aller et venir… aller et venir.

– La dernière fois que nous nous sommes vus, dit Mr Salvin, c’était chez les Farquhar. Pauvre femme ! elle a bien des épreuves à supporter !

– N’est-ce pas qu’elle est ravissante ? s’écria Miss Eliot, voyant passer Clara.

– Et quel est l’heureux mortel… dit Mr Salvin, baissant la voix, et prenant le ton ironique.

– Ils sont si nombreux… répondit Miss Eliot. Trois jeunes gens se tenaient à l’entrée de la salle, cherchant des yeux la maîtresse de maison.

– Vous ne vous rappelez pas Élisabeth aussi bien que moi, dit Mr Salvin. Je la vois encore en train de danser des reels écossais, à Banchorie. Clara n’a pas l’entrain de sa mère. Je la trouve un peu pâle.

– Que de gens divers on rencontre ici ! dit Miss Eliot.

– Heureusement nous ne sommes pas les esclaves des journaux du soir, dit Mr Salvin.

– Je n’en lis jamais. Je ne connais rien à la politique.

– Le piano vient d’être accordé, dit Clara, passant près d’eux. Mais nous sommes obligés de demander de l’aide pour le changer de place.

– Est-ce qu’on va danser ? demanda Mr Salvin.

– On ne vous dérangera pas, dit d’un ton péremptoire Mrs Durrant, qui passait.

– Julia Eliot ! mais c’est elle ! dit la vieille Lady Hibbert, en lui tendant les deux mains. Et voilà Mr Salvin. Qu’est-ce qui va se passer, Mr Salvin ? Malgré ma vieille expérience de la politique anglaise… Ma chère, hier soir, j’ai pensé à votre père – une de mes plus vieilles connaissances, Mr Salvin. Et qu’on ne vienne pas me dire que les fillettes de douze ans sont incapables d’aimer ! À cet âge-là, Mr Salvin, je savais tout Shakespeare par cœur.

– Ne me dites pas une chose pareille, dit Mr Salvin.

– Mais si, je la dis. »

 

« Ah ! Mr Salvin, je suis désolée…

– Je consens à changer de place, dit Mr Salvin, si vous êtes assez gentille pour m’aider.

– Vous allez vous asseoir près de maman, dit Clara. Voilà tout le monde qui arrive. Mr Calthorp, permettez que je vous présente à Miss Edwards.

– Est-ce que vous vous déplacez pour Noël ? demanda Mr Calthorp.

– Si mon frère a sa permission, dit Miss Edwards.

– Dans quel régiment est-il ? dit Mr Calthorp.

– Dans le vingtième hussards, dit Miss Edwards.

– Peut-être connaît-il mon frère ? dit Mr Calthorp.

– Je crains de n’avoir pas bien saisi votre nom, dit Miss Edwards.

– Calthorp », dit Mr Calthorp.

 

« Mais quelle preuve a-t-on que le mariage ait été réellement… dit Mr Crosby.

– Oh ! il n’y a pas de doute que Charles James Fox… » commença Mr Burley… Mais au même instant Mrs Stretton lui annonça qu’elle connaissait fort bien sa sœur ; qu’elle avait passé quelques jours chez elle six semaines auparavant ; et qu’elle trouvait sa maison charmante, bien que sûrement lugubre en hiver.

« Entreprenante comme le sont toutes les jeunes filles modernes… » dit Mrs Forster.

M. Bowley scruta l’horizon, et apercevant Rose Shaw, il s’approcha d’elle, lui tendit les mains, et s’écria : « Et alors ?

– Rien ! répondit-elle, absolument rien, quoique j’aie fait exprès de les laisser seuls toute l’après-midi.

– Mon Dieu, mon Dieu ! dit Mr Bowley. Il va falloir que j’invite Jimmy à déjeuner.

– Pourtant, qui lui résisterait à cette petite ? s’écria Rose Shaw. Ma chère, chère Clara… Mais je sais qu’il ne faut pas essayer de vous retenir.

– Vous et Mr Bowley, vous êtes en train, j’en suis sûre, de potiner abominablement, dit Clara.

– La vie est atroce… détestable ! » s’écria Rose Shaw.

 

« Il n’y a pas grand-chose à dire en faveur de ce genre d’amusement, hein, mon vieux ? demanda Timothée à Jacob. – Les femmes aiment ça.

– Qu’est-ce qu’elles aiment, les femmes ? dit Charlotte Wilding en s’approchant.

– Vous, d’où sortez-vous ? dit Timothée. De quelque dîner, je pense ?

– Je ne vois pas pourquoi je m’en priverais, dit Charlotte.

– Descendez, descendez tous, dit Clara. Timmy, occupe-toi de Charlotte. Ah ! bonjour, Mr Flanders !

– Comment allez-vous, Mr Flanders ? dit Julia, lui tendant la main. Qu’est-ce que vous devenez ? »

« Qui donc est Sylvia ? Qui donc est-elle,

Pour être louée par tous nos bergers ? »

se mit à chanter Elsbeth Siddons.

Chacun resta fixé sur place, ou s’assit sur une chaise libre.

« Ah ! » soupira Clara, debout près de Jacob, et déjà excédée.

« Chantons Sylvia, disons-lui

Qu’elle excelle en toutes choses,

Et surpasse tous les mortels

Qui habitent notre triste terre.

Et tressons-lui des guirlandes. »

« Ah ! » s’exclama Clara, et elle applaudit, de ses mains gantées, et Jacob de ses mains nues. Puis elle accueillit de nouveaux arrivants.

« Vous habitez Londres ? demanda Miss Eliot à Jacob.

– Oui, dit-il.

– Un appartement ?

– Oui, dit Jacob.

– J’aperçois M. Clutterbuck. Il ne quitte guère cette maison. Il n’est pas très heureux chez lui, je le crains. On dit que Mrs Clutterbuck… » Elle baissa la voix. « Voilà pourquoi il est toujours chez les Durrant. Y étiez-vous, quand on a joué la pièce de M. Wortley ? Non, bien entendu, non – figurez-vous qu’au dernier moment – vous avez su ce qui s’est passé ? – non, vous étiez obligé d’aller rejoindre votre mère à Harrogate, je me rappelle – au dernier moment, comme je vous le disais, tout étant prêt, les costumes, enfin tout – mais voilà Elsbeth qui recommence. Clara va l’accompagner, à moins qu’elle ne tourne les pages à Mr Carter… Non, Mr Carter joue seul… du Bach », murmura-t-elle, lorsque Mr Carter plaqua les premiers accords.

« Vous aimez la musique ? demanda Mrs Durrant.

– Beaucoup. J’aime en entendre. Mais je ne suis pas connaisseur.

– Bien peu de gens le sont, dit Mrs Durrant. Je suis sûre qu’on ne vous a pas initié. Pourquoi cela, Sir Jasper ? – Sir Jasper Bigham – Mr Flanders. Pourquoi ne nous apprend-on jamais ce que nous aurions besoin de savoir ? » Elle les laissa adossés au mur.

Ni l’un ni l’autre de ces messieurs ne dit un mot. Jacob se déplaça bien de quelques pouces, sur la droite, puis sur la gauche. Mais au bout de trois minutes il poussa un grognement, et tout à coup traversa la salle.

« Venez prendre quelque chose, voulez-vous ? dit-il à Clara Durrant.

– Volontiers, une glace. Vite. C’est le moment », dit-elle.

Ils descendirent.

Mais à mi-hauteur de l’escalier, ils rencontrèrent Mr et Mrs Gresham, Herbert Turner, Sylvia Rashleigh, avec un ami d’Amérique, qu’ils avaient pris la liberté d’amener, « sachant que Mrs Durrant, etc. désirant lui présenter Mr Pilcher » – Pilcher, de New York – Miss Durrant.

« Dont j’ai tant entendu parler », dit Mr Pilcher, en s’inclinant très bas.

Et Clara quitta Jacob.

8

Tous les matins, vers neuf heures et demie, Jacob sortait de chez lui, claquant sa porte, et d’autres portes ensuite ; achetait un journal ; prenait son omnibus, ou si le temps le permettait, faisait la route à pied comme beaucoup de gens. Puis, c’était la tête penchée sur le bureau, les registres à dos vert, la lampe électrique… « Besoin de charbon, monsieur ? »… « Le thé, monsieur ? » Puis les conversations, portant sur le football, les vedettes du cinéma, ou du cirque : à dix heures et demie, le Star, apporté au bureau par le petit groom ; les corneilles de Gray’s Inn traversant le ciel, à une hauteur prodigieuse : le brouillard dans les ramures, minces, fragiles, et parmi le grondement de la circulation, une voix qui crie : « Résultat, résultat complet des courses ! » Cependant le courrier s’entasse dans une corbeille, Jacob donne des signatures, et chaque fin de jour le retrouve, au moment où il décroche son pardessus, un peu plus surmené.

Alors, parfois, une partie d’échecs, ou le cinéma dans Bond Street, ou encore le retour chez soi par le plus long, pour s’aérer, bras dessus bras dessous avec Bonamy ; une marche méditative, la tête rejetée en arrière, le monde vu comme un spectacle, la lune qui se lève au-dessus du clocher paraissant quêter des louanges : les mouettes volant haut, très haut ; Nelson, sur sa colonne, surveillant l’horizon, et le monde, notre vaisseau.

Cependant la lettre de Betty Flanders, arrivée par le second courrier, est restée posée sur la table, dans l’antichambre – pauvre Betty Flanders, qui a tracé le nom de son fils, Alan Jacob Flanders, esq., à la manière des mères ; et dont l’encre pâle, délavée, évoque la façon dont les mères, tout là-bas, à Scarborough, griffonnent au coin du feu, les pieds sur les chenets, après le thé ; sans jamais, jamais arriver à dire… quoi ? qu’est-ce que cela peut bien être ? probablement : « Ne fréquente pas les mauvaises femmes ; sois sérieux ; mets tes chemises chaudes ; et reviens, reviens, reviens vers moi ! »

Mais elle ne dit rien de pareil. « Te rappelles-tu la vieille Miss Wargrave, qui a été si gentille pour toi, quand tu avais la coqueluche ? » écrit-elle. « Elle a fini par mourir, pauvre femme. Une lettre de toi ferait plaisir. Ellen est venue me voir, et nous avons passé ensemble une agréable journée, à courir les magasins. Le vieux Mouse a les pattes bien raides, et nous sommes forcées de l’aider à gravir la moindre pente. Rébecca, au bout de je ne sais combien de temps, s’est décidée à aller voir le dentiste. Il sera obligé, dit-il, de lui arracher trois dents. La température est si douce pour la saison, que l’on voit déjà de petits bourgeons sur les poiriers. Et Mrs Jarvis me dit… » Mrs Flanders appréciait beaucoup Mrs Jarvis, et la trouvait beaucoup trop distinguée pour habiter un endroit retiré comme Scarborough ; et quoiqu’elle n’écoutât jamais ses doléances, et finît par les interrompre (en levant les yeux de dessus son ouvrage, ou en mordillant son fil, ou en retirant ses lunettes) pour dire qu’un peu de tourbe autour des racines d’iris les préserve de la gelée, et que la grande vente de blanc de Parrot doit avoir lieu (n’oubliez pas, surtout) mardi prochain – Mrs Flanders comprenait admirablement Mrs Jarvis, et si l’on avait pu lire les lettres où, d’un bout de l’année à l’autre, elle en parlait, comme on les aurait trouvées intéressantes ! Qu’ils sont intéressants, ces romans non publiés, écrits au coin du feu par des femmes, avec de l’encre pâle et délayée qu’elles font sécher à la flamme – car le buvard tombe en lambeaux, et le bec de la plume est encrassé, fourchu. Quant au capitaine Barfoot – elle l’appelait « le capitaine » – elle parlait toujours de lui avec simplicité, mais jamais sans une certaine réserve. Le capitaine prenait des renseignements au sujet des terrains à vendre de Garfit ; il conseillait l’élevage de la volaille ; promettait des bénéfices ; ou bien il souffrait d’une sciatique ; ou bien Mrs Barfoot avait dû garder la chambre pendant des semaines, ou bien le capitaine disait que les événements prenaient mauvaise tournure, les événements politiques – car, comme le savait Jacob, il arrivait parfois à ce vieil ami, vers la fin de la soirée, de parler de l’Inde et de l’Irlande. Et alors la pensée de Mrs Flanders se tournait vers son père, vers son frère Morty, disparu depuis si longtemps – était-il prisonnier des indigènes ? son bâtiment avait-il sombré ? pourrait-elle avoir des renseignements par l’Amirauté ? À la fin, le capitaine – Jacob savait bien – vidait sa pipe et se levait pour partir, et se baissait avec difficulté pour ramasser le peloton de laine qui avait roulé sous une chaise. La question de l’élevage revenait sans cesse dans les lettres de Betty Flanders, car cette femme, à cinquante ans, gardait un cœur impulsif, ébauchait sur le fond obscur de l’avenir des rêves d’innombrables Leghorns, Cochinchinoises et Orpingtons : vigoureuse, comme son fils ; active et robuste comme lui ; courant par toute la maison, et semonçant Rébecca.

Sa lettre était restée dans l’antichambre, parce que Florinda, en arrivant ce soir, l’avait montée, et posée sur la table pour embrasser Jacob ; et celui-ci, ayant reconnu l’écriture, l’avait laissée là, sous la lampe, entre la boîte à biscuits et le pot à tabac. Ils avaient refermé sur eux la porte de la chambre.

Le petit parloir n’en savait rien, de l’existence de cette lettre, et ne s’en préoccupait pas. La porte était close ; et croire qu’un craquement du plancher décèle autre chose que la présence des rats et la sécheresse du bois, c’est enfantin. Ces vieilles maisons ne sont construites qu’avec de la brique et du bois ; imbibées de sueur humaine ; marbrées de crasse humaine. Mais si la pâle enveloppe bleue posée près de la boîte à biscuits avait eu, par impossible, un cœur de mère, ce craquement léger, cet éveil soudain, l’auraient déchiré. Derrière cette porte régnait l’obscénité, la présence alarmante ; et la terreur l’aurait saisie, comme la mort, comme les douleurs de l’enfantement. Il aurait encore mieux valu, peut-être, foncer dans la chambre, affronter la réalité, que de rester dans l’antichambre à écouter, le cœur gonflé, pénétré de désespoir, ce craquement léger, ce frémissement subit. Mon fils, mon fils – tel eût été le cri jeté pour se dérober la vue de Jacob, couché avec Florinda ; spectacle intolérable, vision insensée, pour une femme mère de trois enfants, habitante de Scarborough. Et tout le péché retombait sur Florinda. Réellement, quand la porte s’ouvrit, Mrs Flanders, si elle avait été présente, aurait foncé sur elle ; mais… Jacob sortit le premier, en robe de chambre, souriant, vainqueur, et merveilleusement en forme, l’air d’un bébé qui revient de la promenade, l’œil clair comme de l’eau de roche. Florinda le suivait, bâillant légèrement, s’étirant paresseusement, se recoiffant devant le miroir – pendant que Jacob lisait la lettre de sa mère.

Considérons un peu ce que c’est que les lettres – pensons à leur arrivée le matin, ou le soir, avec leurs timbres verts ou jaunes immortalisés par l’estampille. Regarder sur la table du destinataire une lettre de soi, c’est voir avec quelle rapidité nos actes s’écartent de nous et nous deviennent étrangers. Ici, la faculté que possède l’esprit de se séparer du corps est manifeste, et peut-être redoutons-nous, détestons-nous, désirons-nous voir anéanti ce fantôme de nous-mêmes, posé là, sur cette table. Pourtant, bien des lettres se bornent à indiquer l’heure d’un dîner : d’autres contiennent une commande de charbon, ou combinent des rendez-vous. C’est à peine si l’on en remarque l’écriture, moins encore pense-t-on à la voix, à l’air renfrogné du correspondant. Mais oh ! quand on entend frapper le facteur et que la lettre arrive, le miracle, l’essai de communication, paraît toujours nouveau. Dignes de respect sont les lettres, infiniment courageuses, solitaires, incomprises.

Dans la vie, sans les lettres, les ponts seraient rompus. « Venez prendre le thé… Venez dîner chez moi… Dites-moi ce qu’il y a de vrai dans cette histoire… Connaissez-vous la nouvelle ?… La vie à Londres est pleine d’entrain ; les ballets russes… » Les lettres, mais ce sont nos étais, nos béquilles ! Elles relient la trame de nos jours, et font de la vie une sphère parfaite. Et pourtant, et pourtant… quand nous dînons en ville, quand nous serrant mollement la main, nous exprimons l’espoir de nous revoir bientôt, un doute s’insinue en notre esprit : est-ce là une façon de remplir nos jours ? si comptés, si limités ; qui nous sont retirés si vite – prendre le thé ? dîner en ville ? Et les lettres s’accumulent. Et la sonnerie du téléphone ne cesse pas. Et partout où nous allons, des fils de fer et des tubes métalliques nous environnent, porteurs de voix qui essaient de se faire entendre, avant que la dernière carte ne soit jetée, et que nos jours ne soient finis. « Qui s’efforcent de se faire entendre », car lorsque nous prenons la tasse, serrons la main, exprimons l’espoir, je ne sais quoi chuchote : « Est-ce là tout ? Ne pourrais-je jamais connaître, partager, obtenir une certitude ? Suis-je à tout jamais condamné à écrire des lettres, à lancer des mots qui tombent sur la table à thé, qui se fanent en cours de route, messagers d’invitations ou porteurs de rendez-vous, pendant que la vie s’écoule ? Oui, les lettres sont respectables, et le téléphone courageux – car notre voyage est solitaire et s’il arrive que, rapprochés par des lettres ou le téléphone, nous marchions de compagnie – qui sait ? peut-être nous pourrons nous parler le long de la route.

Mon Dieu, certains l’ont tenté. Byron a écrit des lettres. Cowper aussi. Pendant des siècles, les secrétaires ont contenu des feuilles de papier destinées précisément à communiquer entre amis. Des maîtres du langage, des poètes éternels, se sont tournés de la page qui dure à celle qui périt ; écartant leur tasse de thé, et se rapprochant du feu (car c’est lorsque l’obscurité règne autour d’une caverne ardente qu’on écrit des lettres) ils se sont donné la tâche d’atteindre, de toucher, de pénétrer des cœurs individuels. Plût à Dieu que ce fût possible ! Hélas ! les mots sont flétris, ont été trop souvent maniés, dénaturés, et exposés à la poussière de la rue. Nous recherchons ceux qui n’ont pas encore été cueillis, qui tiennent de près à la branche. Nous nous levons à l’aube, et nous les découvrons, frais et parfumés.

Mrs Flanders écrivait des lettres. Mrs Jarvis en écrivait. Mrs Durrant aussi. La mère Stuart, c’est positif, parfumait son papier, y ajoutant ainsi un arôme que la langue anglaise ne saurait fournir. Jacob, à un moment donné, avait adressé à des camarades de longues épîtres sur l’art, la morale et la politique. Les lettres de Clara Durrant étaient celles d’une petite fille. Quant à Florinda – entre elle et sa plume existait un antagonisme infranchissable. Imaginez un papillon, un moustique ou quelque autre insecte ailé, attaché à une brindille et la promenant, enduite de boue, le long de la page. L’orthographe de Florinda était abominable. Ses sentiments, enfantins. Et l’on ne sait pour quelle cause, chaque fois qu’elle écrivait une lettre, elle avait besoin d’affirmer sa croyance en Dieu. Le tout s’accompagnait de croix, de traces de larmes, et l’écriture même, et ses vagabondages, n’étaient rachetés que par un fait – qui toujours rachetait Florinda – elle était nature. Oui, qu’il s’agît de bouchées au chocolat, de bains trop chauds, ou de son visage dans le miroir, Florinda était aussi incapable de simuler un sentiment qu’elle n’éprouvait pas, que d’avaler un verre de whisky. Elle le rejetait inévitablement. Les hommes supérieurs ne peuvent se tromper : et – suivant l’opinion de Jacob ces petites prostituées qui regardent fixement la flamme, et sortent leur poudrier pour se refaire les lèvres à un pouce de distance de leur glace de poche, sont d’une inviolable fidélité.

À ce moment même il la vit par la fenêtre, qui tournait le coin de la rue avec un autre homme.

 

La lumière d’une lampe à arc inondait Jacob de la tête aux pieds. Il resta dessous, immobile, pendant un instant. Des ombres bigarraient la chaussée. Des silhouettes, seules ou en groupes, apparaissaient, passaient comme au hasard d’un trottoir à l’autre, l’empêchant de suivre des yeux Florinda et son compagnon.

La lumière inondait Jacob de la tête aux pieds ; on distinguait le dessin de l’étoffe de son pantalon ; l’ancienne place des nœuds sur sa canne d’épine ; les lacets de ses souliers ; ses mains nues ; et son visage.

On aurait dit qu’un rocher s’était réduit en poussière : que des étincelles éblouissantes jaillissaient d’une meule décolorée, sa colonne vertébrale ; que le wagonnet des montagnes russes, ayant dévalé du haut de la pente, tombait, tombait, vertigineusement. Et tout cela était écrit sur son visage.

Quant à savoir ce qui se passe dans son esprit, c’est autre chose. Étant donné dix ans de plus que lui, et la différence de sexe, c’est d’abord de l’effroi, la crainte de ce dont il est capable, que nous lirions volontiers en lui ; puis cette crainte serait submergée par la pitié, le désir de venir en aide, nonobstant le bon sens, la raison, l’heure qu’il est ; la colère suivrait de près – contre Florinda, contre le destin ; puis se feraient jour peu à peu des bulles d’optimisme injustifié : « Il y a sûrement, dans cette rue, assez de lumière pour changer en or tous les soucis. » Oh ! à quoi bon dire ces choses ! Au moment même où on les formule, et où l’on regarde sans en avoir l’air du côté de Shaftesbury – où est Jacob – la destinée creuse une empreinte en lui. Le voilà qui change de place. Mais l’accompagner jusque dans sa chambre – non, nous ne ferons pas cela.

Pourtant, bien entendu, c’est précisément cela qu’on fait. Il entre, et ferme la porte, quoiqu’il ne soit que dix heures à l’horloge la plus voisine. Personne ne se couche à dix heures. Personne n’en a même l’idée. Nous sommes en janvier, il fait un temps lugubre, mais Mrs Wagg reste plantée sur le pas de sa porte, comme si elle attendait quelque chose. Un orgue de Barbarie, tel un rossignol lascif, vocalise sous des feuilles mouillées. Des enfants traversent la rue en courant. De-ci de-là, on entrevoit, par la porte d’un vestibule, des boiseries brunes… La route que suit l’imagination sous les fenêtres d’inconnus est assez singulière. Tantôt distraite par une boiserie brune, tantôt par une fougère dans un pot ; ici, improvisant des paroles pour accompagner l’air de valse que joue l’orgue de Barbarie ; ailleurs, tirant du spectacle d’un ivrogne une sorte de plaisir désabusé ; enfin, complètement absorbée par les mots qu’échangent de pauvres diables, d’un trottoir à l’autre (des mots si francs, si drus) – mais gardant néanmoins toujours pour centre, pour aimant, un jeune homme seul dans sa chambre.

 

« La vie est atroce – détestable ! » avait crié Rose Shaw.

Ce qu’il y a de curieux dans la vie, c’est que bien que ses caractères soient visibles pour tout le monde depuis des siècles, personne n’en a su fournir une explication suffisante. Il existe un plan des rues de Londres ; il n’y en a pas de nos passions. Qu’allons-nous trouver devant nous au prochain tournant ? « Devant vous ? eh ! bien, Holborn ! » dit l’agent de police. Ah ! ah ! mais qu’arrivera-t-il si au lieu de dépasser rapidement ce vieillard, avec sa barbe blanche, sa médaille d’argent, son violon misérable, vous le laissez raconter son histoire ? Elle se terminera par une invitation à faire un saut jusque chez lui, au diable, probablement au-delà de Queen’s Square ; et là, il vous montrera une collection d’œufs d’oiseaux, et une lettre du secrétaire du Prince de Galles ; ce qui (de fil en aiguille) nous entraînera sur la côte d’Essex, par un jour d’hiver. Le canot file vers le bateau ; et le bateau met à la voile, et voici surgir les Açores à l’horizon ; et les flamants roses prennent leur vol, et vous vous retrouvez au bord d’un marécage, en train de boire du punch au rhum – paria de la civilisation car vous avez commis un crime : vous êtes plus que probablement contaminé de la fièvre jaune – terminez le scénario comme vous pourrez.

Innombrables comme les coins de rue d’Holborn sont ces failles dans la continuité de notre route. Pourtant nous marchons droit devant nous.

 

Rose Shaw, qui chez les Durrant, quelques jours auparavant, parlait avec tant d’émoi à Mr Bowley, disait que la vie était détestable parce qu’un jeune homme appelé Jimmy se refusait à épouser une jeune fille, qui si ma mémoire est exacte, se nommait Hélène Aitken.

Tous deux étaient beaux. Tous deux apathiques. Invariablement, la table de thé ovale les séparait ; et tout ce qu’il lui offrit jamais, c’est l’assiette de petits gâteaux. Il saluait ; elle inclinait la tête. Ils dansaient : c’était un parfait danseur. Ils s’asseyaient dans un coin discret, sans échanger une parole. La nuit, elle inondait de larmes son oreiller. Ce brave Mr Bowley, et cette bonne Rose, s’étonnaient et se désolaient. Bowley était un monsieur chic, qui avait un appartement l’Albany ; Rose était une femme du monde, qui renaissait à la vie chaque soir à huit heures précises. Tous les quatre étaient le triomphe de la civilisation ; et si l’on persiste à croire que la possession de la langue anglaise est une part importante de notre patrimoine, la seule objection qu’on puisse faire, c’est que la plupart du temps la beauté est muette. La beauté mâle, associée à la beauté féminine, fait naître chez le spectateur un sentiment d’inquiétude. Je les ai vus souvent, Hélène et Jimmy – et je les comparais à des vaisseaux à la dérive qui me faisaient trembler pour ma pauvre petite embarcation, ou, pour choisir un autre exemple, avez-vous jamais observé un beau chien de berger écossais tapi à vingt mètres de vous ? Lorsque Hélène passait à Jimmy sa tasse de thé, ses flancs palpitaient comme ceux du chien. Bowley voyait bien de quoi il retournait, et il invitait Jimmy à déjeuner. Mais Hélène aurait bien mieux fait de se confier davantage à Rose. Je trouve, pour ma part, extrêmement difficile d’interpréter les romances sans paroles. Et voilà… maintenant Jimmy nourrit les corbeaux de France : Hélène visite les hôpitaux. Ah ! la vie est abominable, comme disait Rose.

 

Les lumières de Londres soulèvent l’obscurité comme à la pointe de baïonnettes ardentes. Le dais orangé ondule au-dessus du vaste lit à colonnes. Autrefois, au XVIIIe siècle, les voyageurs qui se rendaient à Londres en malle-poste regardaient, à travers les branches dénudées, la ville briller au loin. À présent la lumière passe à travers des persiennes roses, à travers des persiennes jaunes, filtre par les baies demi-circulaires placées au-dessus des portes, et apparaît aux fenêtres des sous-sols. À Soho, le marché nocturne flamboie, brutalement illuminé. La viande de boucherie, les tasses de porcelaine, et les bas de soie rutilent. Des voix grossières, des cris, s’enchevêtrent autour des aveuglants becs de gaz. Les pieds sur le trottoir et les poings sur les hanches, ils braillent – ces messieurs Kettle et Wilkinson ; leurs épouses sont dans la boutique, une fourrure autour du cou, les bras croisés, l’œil méprisant. On connaît ces têtes-là. Le petit homme qui débite la viande a dû se tenir accroupi au coin du feu d’innombrables garnis ; et il a entendu, vu, et appris tant de choses qu’il semble que tout cela s’exprime, et même avec volubilité, par ses yeux sombres, sa lèvre pendante, tandis qu’il tripote sa viande sans rien dire, la mine triste comme un poète qui n’émettrait jamais un chant. Des femmes enroulées dans des châles portent sur les bras des enfants aux paupières violacées : des gamins stationnent au coin des rues ; des filles passent d’un trottoir à l’autre – rudes illustrations, grossières images d’un livre dont nous tournons, retournons les feuillets, comme si nous devions y découvrir enfin ce que nous cherchons. Tous les visages, toutes les boutiques, toutes les fenêtres de chambres à coucher, tous les bistrots, sans compter les squares obscurs, font partie d’un film fébrilement tourné – dans quel but ? De même pour les livres. Qu’est-ce que nous cherchons dans des millions de pages ? Sans cesse, toujours, avec espoir, nous tournons les feuillets. Ah ! voici la chambre de Jacob.

 

Il était assis à sa table et lisait le Globe. La feuille rose était étalée devant lui. Il appuyait son visage sur sa main, de sorte que la joue était sillonnée de plis profonds. Visage terriblement sévère, rigide et combatif, semblait-il. (Par quels chemins l’on passe, en une demi-heure ? Mais rien n’aurait pu les lui éviter. De tels événements sont les traits de notre paysage moral. Un nouveau débarqué à Londres peut-il ne pas voir Saint-Paul ?) Jacob faisait le procès de la vie. Ces journaux rosâtres, verdâtres, ce sont des plaques de gélatine appuyées chaque soir sur le cœur et le cerveau de l’univers. Elles en prennent l’empreinte totale.

Il jeta un coup d’œil sur la première page. Une grève, un assassinat, un match de football, et la découverte d’un certain nombre de cadavres ; vocifération générale et tumulte dans toute l’Angleterre. Quelle misère que ce journal n’ait rien de mieux à offrir à Jacob ! Quand un enfant commence à apprendre l’histoire, on est tristement surpris de l’entendre ânonner, avec sa jeune voix, des mots vieux comme le monde.

Le discours du Premier ministre remplissait un peu plus de cinq colonnes. Au fond de sa poche, Jacob prit sa pipe et la garnit. Cinq, dix, quinze minutes passèrent. Il se rapprocha du feu avec son journal. Le Premier ministre parlait d’accorder le Home Rule à l’Irlande. Jacob vida les cendres de sa pipe. Certainement il réfléchissait à cette question si complexe. Très compliquée, et la soirée, très froide.

 

La neige qui était tombée toute la nuit couvrait encore le lendemain à trois heures les champs et la colline. Des îlots d’herbe flétrie apparaissaient sur la crête. Les touffes d’ajoncs étaient des taches noires, et de temps à autre un noir frisson passait sur la neige, lorsque le vent soulevait des rafales de particules gelées. Alors on croyait entendre un balai, en train de balayer, balayer, balayer.

Inaperçu, le ruisseau se glissait le long de la route ; des morceaux de bois et des feuilles étaient pris dans l’herbe gelée de ses bords. Le ciel était d’un gris maussade, et les arbres d’un noir métallique. Toute la campagne avait un air d’inexorable sévérité. À quatre heures, la neige continuait. Il faisait déjà nuit.

Une fenêtre éclairée, dorée comme une orange et large d’environ deux pieds, luttait seule contre les champs bleus et les arbres noirs. À six heures, une silhouette d’homme, avec une lanterne à la main, traversa le champ. Un amas de branchages étayé contre une roche se dégagea subitement, et flotta vers le ponceau. D’une branche de sapin un paquet de neige glissa et tomba. Un peu plus tard, un cri lugubre retentit… une auto fila le long de la route – chassant devant elle les ténèbres… qui se refermèrent sur elle.

Des intervalles de totale immobilité séparaient chacun de ces changements. La terre paraissait morte… Puis le vieux berger, la jambe raide, traversa le champ pour rentrer. Avec raideur, et péniblement, il foulait le sol gelé, et le terrain cédait sous ses pas, comme le plan incliné d’une batteuse sous le pas du cheval. Les voix affaiblies des horloges allaient, toute la nuit, annoncer l’heure. Jacob aussi entendit l’heure sonner, et il éteignit le feu. Il se leva. Il s’étira. Et il alla se coucher.

9

En tête à tête avec Jacob, la comtesse de Rocksbier siégeait au haut bout de la table. Nourrie de champagne et d’épices depuis deux siècles au minimum (et même quatre, par les femmes) elle paraissait en parfait état. Elle avait l’odorat subtil, le nez fin, un nez allongé qui semblait toujours en train de flairer. Sa lèvre inférieure, proéminente, formait comme un mince rebord rouge. Elle avait de petits yeux : à la place de sourcils, des houppes couleur de sable, et la mâchoire lourde. Derrière son dos (la fenêtre donnait sur Grosvenor Square), Moll Pratt, sur le trottoir, vendait des violettes ; et Mrs Hilda Thomas, retroussant sa jupe, se préparait à traverser. L’une était de Walworth, et l’autre de Putney. Elles portaient toutes deux des bas noirs. Mais Mrs Thomas se pelotonnait dans ses fourrures. La comparaison entre les trois femmes eût été à l’avantage de Lady Rocksbier. Moll avait plus de grimpant, mais elle était colère, et bête par-dessus le marché. Hilda Thomas était mielleuse : ses beaux cadres d’argent accrochés de travers ; des coquetiers dans le salon ; les fenêtres ensevelies sous d’épais rideaux. Quelles que fussent les défectuosités de sa silhouette, Lady Rocksbier n’en était pas moins passionnée pour la chasse à courre. Elle se servait de son couteau avec autorité, mais elle achevait de dépecer son poulet avec ses doigts, en s’excusant auprès de Jacob.

« Qui est-ce qui passe ? demanda-t-elle à Boxhall, son maître d’hôtel.

– La voiture de Lady Fiddlemere, milady. » Ce qui la fit penser à faire demander des nouvelles de Sa Seigneurie. « Cette vieille dame a de mauvaises manières », se disait Jacob. Mais… le vin était excellent. Mais… elle se traitait elle-même de vieille femme : « Que c’est gentil de venir déjeuner avec une vieille femme ! » et Jacob était flatté. Elle parlait de Joseph Chamberlain, qu’elle avait connu. Elle disait à Jacob de venir la voir pour être présenté à – une célébrité quelconque. Sur ce, sa belle-fille entra avec trois chiens en laisse, et le petit Jackie, qui courut embrasser sa grand-mère, pendant que le maître d’hôtel apportait un télégramme, et qu’un excellent cigare était offert à l’invité.

 

Au moment de sauter l’obstacle, le cheval ralentit, se place un peu de biais, se rassemble, et se hausse comme une vague monstrueuse, puis retombe de l’autre côté. Les haies et le ciel décrivent une courbe. Et comme si notre corps faisait partie de la bête, et comme si nos propres jambes, simplement prolongées par les jambes de devant de notre monture, accomplissaient le saut, nous nous lançons dans le vide, et la terre semble élastique, et nous ne sommes plus qu’un paquet de muscles, bien que nous restions maîtres de nous, le corps ferme et assuré, le regard lucide. Tout à coup, les mouvements courbes ont pris fin ; de véritables coups de marteau leur succèdent, assourdissants, et nous nous arrêtons d’une brusque secousse, le torse un peu rejeté en arrière, les yeux étincelants, les oreilles tintantes, les artères battant sous une couche de glace, et tout haletants nous crions : « Ah ! oh ! hé !… » et la vapeur monte du corps des chevaux rassemblés, qui se bousculent et s’ébrouent au croisement de routes, près du poteau indicateur. Une femme en tablier, sur le seuil de sa porte, les regarde avec de grands yeux. Son homme se lève du carré de choux, pour regarder, lui aussi.

C’est ainsi que Jacob, parcourant au galop les plaines de l’Essex, se flanqua dans la boue et perdit la piste, et continua seul en mangeant des sandwiches, en regardant par-dessus les haies, en examinant les traces comme si on venait de les frôler au passage, et en maudissant sa guigne.

Il prit du thé à l’auberge, où tout le monde était réuni, se tapant dans le dos, frappant du pied, disant : « Après vous… » ; tous gens rasés de près, brusques, facétieux, rouges comme des caroncules de dindons, et tenant des propos très libres, jusqu’au moment où Mrs Hornfield et son amie Miss Dudding apparurent au seuil de la porte, leurs jupes d’amazone retroussées et leurs cheveux défaits. Alors John Dudding frappa au carreau, avec le pommeau de sa cravache. Une auto vrombit dans la cour. Cherchant leurs allumettes, les messieurs sortirent, et Jacob entra dans le bar pour y fumer en compagnie des villageois. Il y avait là le vieux Jevons, privé d’un œil, avec ses vêtements couleur de terre, sa besace, et ses méninges à jamais enfouies dans le sol, parmi les racines des violettes et celles des orties ; il y avait Marie Sanders la colporteuse ; et Tom l’innocent, fils du sacristain, que l’on envoya chercher de la bière – tout ceci à moins de trente milles de Londres.

 

Mrs Papworth d’Ondell Street, Covent Garden, tenait le ménage de Mr Bonamy à New Square, Lincoln’s Hill, et tout en lavant sa vaisselle dans l’arrière-cuisine, elle entendait les jeunes messieurs causer dans la pièce à côté. Encore là, ce Mr Sanders ! (elle voulait dire Flanders) ; or, du moment qu’une vieille femme curieuse entend de travers un nom, quelle probabilité y a-t-il qu’elle interprète exactement une discussion ?

Tout en plongeant les assiettes dans l’eau, et en les installant par piles au-dessous du bec de gaz sifflant, elle écoutait : elle entendait Sanders s’exprimer d’une voix forte, et quelque peu autoritaire : « le bien » disait-il ; et puis « l’absolu » ; « la justice » ; « le châtiment » ; « le vœu de la majorité ». Son jeune monsieur à elle répondait, en haussant la voix ; elle était avec lui dans la discussion, contre Sanders. Pourtant Sanders était un beau jeune homme (à ce moment-là, tous les détritus de l’eau de vaisselle s’étaient mis à tourbillonner autour de l’évier, et elle les pourchassait avec ses mains violettes, presque dépourvues d’ongles). Ils parlent des femmes, pensa-t-elle, et elle se demanda comment ce Mr Sanders et son jeune monsieur réglaient cette question-là, une de ses paupières tombant visiblement tandis qu’elle réfléchissait ; et elle pouvait réfléchir, car elle était mère de neuf garçons, dont trois mort-nés, et un sourd-muet de naissance. Plaçant les assiettes dans l’égouttoir, elle entendit Sanders qui remettait ça. Il ne lui laisse seulement pas le temps de s’exprimer, à Bonamy, pensa-t-elle. « Objectif ceci cela », disait Bonamy ; et « terrain commun » : d’autres mots encore, tous des grands mots, remarqua-t-elle. « Ce que c’est que d’avoir étudié ! » dit-elle. Et juste au moment d’enfiler ses bras dans les manches de sa jaquette, elle entendit quelque chose tomber – peut-être la petite table au coin de la cheminée ; et puis après, des coups de pied, v’lan, v’lan, v’lan, comme si les deux jeunes gens se jetaient l’un sur l’autre, se poursuivaient autour de la pièce, en faisant danser la vaisselle.

« Et demain matin, pour déjeuner, monsieur ? » dit-elle en ouvrant la porte ; et voilà qu’elle vit Bonamy et Sanders, pareils à deux taureaux furieux, se bousculer, se pourchasser, se battre, en faisant un de ces raffuts ! Ils ne la remarquèrent même pas, elle qui se sentait pour eux un cœur de mère. « Pour déjeuner, monsieur ? » redemanda-t-elle, quand ils se furent un peu rapprochés. Alors Bonamy, tout échevelé, la cravate défaite, s’arrêta net et poussa Sanders dans le fauteuil, en disant qu’il avait mis le filtre en miettes, et méritait une bonne leçon.

Effectivement, le filtre était en miettes sur le tapis.

 

« N’importe quel jour de cette semaine, sauf le jeudi », avait écrit Miss Perry : et cette invitation n’était pas la première. Toutes les semaines de Miss Perry étaient-elles donc vides, sauf le jeudi, et son unique désir était-il de recevoir la visite du fils de son amie de jeunesse ? Le temps se déroule, chez les vieilles filles, en longs rubans blancs, qu’elles pelotonnent, qu’elles pelotonnent, indéfiniment, indéfiniment, assistées de cinq bonnes et d’un maître d’hôtel, d’un magnifique perroquet du Mexique ; prenant leurs repas à heure fixe, ayant un abonnement de lecture chez Mudie, et de bonnes amies qui viennent leur dire bonjour en passant. Miss Perry était légèrement vexée que Jacob ne lui eût pas encore rendu visite.

« Votre mère, lui dit-elle, est une de mes plus vieilles amies. »

Miss Rosseter, assise auprès du feu, interposant le Spectator entre sa joue et la flamme, refusa d’abord un écran, et finit par l’accepter. Puis on parla de la pluie et du beau temps, car en présence de Parker, le maître d’hôtel, occupé à disposer les petites tables, les sujets sérieux étaient remis à plus tard. Miss Rosseter fit remarquer à Jacob la beauté du cabinet italien.

« Elle est tellement habile à découvrir des merveilles ! » dit-elle, parlant de son amie. Miss Perry avait fait cette découverte dans le Yorkshire. Chacun donna son opinion sur le nord de l’Angleterre. Lorsque Jacob parla, les deux dames l’écoutèrent, Miss Perry cherchant une réponse, une réponse appropriée et pouvant plaire à un homme. À ce moment la porte s’ouvrit, et Mr Benson fut annoncé. Ils étaient quatre, maintenant : Miss Perry, âgée de soixante-six ans ; miss Rosseter, de quarante-deux ; Mr Benson, de trente-huit ; et Jacob de vingt-cinq.

« Il a meilleure mine que jamais, mon vieil ami ! » dit Mr Benson, en tapant sur les barreaux de la cage. Au même instant, Miss Rosseter faisait l’éloge du thé, Jacob présentait l’assiette qu’il ne fallait pas ; et Miss Perry laissait entendre qu’elle voulait donner à la conversation un tour plus intime.

« Vos frères… » murmura-t-elle vaguement.

Jacob vint à son secours : « Archer et John », dit-il.

Alors, à son grand contentement, elle put retrouver le nom de Rébecca, et se rappela un jour précis : « Vous étiez tout petits, vous jouiez dans le salon… »

« Mais c’est Miss Perry qui l’a, la poignée pour la théière ! » dit Miss Rosseter. Et de fait, Miss Perry la serrait sur son cœur. (Avait-elle donc été amoureuse du père de Jacob ?)

« Si rempli de talent… » – « un peu moins bien que d’habitude… » – « cela m’a paru bien injuste… » disaient Mr Benson et Miss Rosseter discutant la Gazette de Westminster du samedi précédent. Ne prenaient-ils pas régulièrement part aux concours ? Mr Benson n’avait-il pas, à trois reprises, gagné une guinée, et Miss Rosseter n’avait-elle pas, une fois, reçu un prix de dix shillings six pence ? Évidemment Everard Benson avait une faiblesse du cœur ; mais malgré ça, gagner des prix, s’occuper des perroquets, flagorner Miss Perry, dédaigner Miss Rosseter, offrir le thé chez soi, dans son appartement du plus pur style whistlérien, avec de beaux livres posés sur les tables… toutes ces choses, que Jacob devinait, faisaient de Benson à ses yeux un méprisable imbécile. Quant à Miss Rosseter, c’était une demoiselle qui avait soigné des cancéreux, et se consacrait maintenant à l’aquarelle.

« Vous vous sauvez déjà ? dit vaguement Miss Perry. Lorsque vous n’aurez rien de mieux à faire, rappelez-vous que je suis chez moi toutes les après-midi, sauf le jeudi.

– Je ne vous ai jamais vue une seule fois faire faux bond à vos vieilles amies », dit Miss Rosseter ; Mr Benson était penché sur la cage du perroquet, et Miss Perry se dirigeait vers la sonnette.

 

Un feu vif brûlait entre deux montants de marbre verdâtre, et il y avait sur la cheminée une pendule verte, gardée par la Grande-Bretagne appuyée sur son glaive. Quant aux tableaux – une jouvencelle, coiffée d’un grand chapeau de paille, offrait, par-dessus une barrière, des roses à un jeune gentilhomme en costume du XVIIIe siècle ; un chien de garde était couché au seuil d’une porte délabrée. Les carreaux inférieurs des fenêtres étaient en verre dépoli ; et les rideaux, artistement drapés, étaient en peluche, et verts aussi.

Côte à côte, le bout des pieds posés sur le garde-cendre, Laurette et Jacob étaient assis dans deux grands fauteuils de peluche verte. Les jupes de Laurette étaient courtes, ses jambes longues, et ses bas transparents. Elle se caressait les chevilles.

« Je ne peux pas dire que je n’y comprenne absolument rien, dit-elle d’un air pensif. Il faudra que j’y retourne, et que je fasse un effort.

– À quelle heure ? » demanda Jacob.

Elle haussa les épaules.

« Demain ?

– Non, pas demain… Par ce temps, j’ai la nostalgie de la campagne, dit-elle en tournant la tête, pour regarder par-dessus l’épaule l’horizon de hautes bâtisses encadré par la fenêtre.

– J’aurais aimé que vous puissiez m’accompagner samedi dernier, dit Jacob.

– Oui : j’ai fait du cheval, autrefois, moi aussi », dit-elle. Elle se leva gracieusement, tranquillement, et lui sourit. Lorsqu’elle eut disparu, il déposa un certain nombre de shillings sur la cheminée.

Une conversation des plus correctes ; une chambre des plus correctes ; une fille intelligente. Néanmoins, la Madame qui le reconduisit avait cette expression équivoque, cet air de lubricité, ce quelque chose d’inquiétant (visible surtout dans les yeux), qui fait craindre de voir tout le sac d’ordures se déverser sur le pavé. Bref, quelque chose d’odieux.

Il n’y avait pas bien longtemps que l’ouvrier avait redoré l’Y final du nom de Lord Macaulay, ainsi que les autres noms inscrits, à la queue leu leu, tout autour du dôme du British Museum. Et sous ce dôme, à une distance en profondeur considérable, plusieurs centaines de vivants occupaient chacun sa place entre les rayons d’une roue figurée par une table ronde ; en train de transcrire à la main des textes imprimés ; se levant de temps à autre pour consulter le catalogue ; regagnant discrètement leur place, tandis qu’à de longs intervalles un homme silencieux venait remplir leur case.

Une légère catastrophe eut lieu. La pile de livres de Miss Marchmont s’écroula, et tomba dans le compartiment de Jacob. C’était une mésaventure qui arrivait souvent à Miss Marchmont. Que cherchait-elle dans des millions de pages, elle et sa vieille robe de peluche jaune, sa perruque à reflets rougeâtres, ses bagues et ses engelures ? Tantôt ceci, tantôt cela, pour confirmer sa théorie que la couleur, c’est la même chose que le son – ou du moins qu’elle a du rapport avec la musique. Elle n’arrivait jamais à dire au juste quoi, mais ce n’était pas faute d’essayer. Et comme elle ne pouvait proposer aux gens de l’accompagner chez elle, car « ma chambre n’est pas très en ordre, je le crains », elle était bien forcée de les saisir au vol au sortir de la Bibliothèque, ou d’aller s’asseoir avec eux à Hyde Park, afin de leur exposer son système. Le rythme de l’âme en dépend (« qu’ils sont mal élevés, ces gamins ! » disait-elle). Et là-dessus, elle vous parlait de la politique irlandaise, de Lord Asquith, et de Shakespeare, et de la reine Alexandra « qui avait daigné un jour lui accuser gracieusement réception de son opuscule ». Et d’un geste majestueux, elle écartait les petits garçons mal élevés. Mais il lui fallait des fonds pour publier son livre. « Les éditeurs sont des capitalistes – donc pusillanimes. » Et à cette pensée, elle lançait un coup de coude dans sa pile de livres, qui s’écroulait.

En présence de la catastrophe, Jacob était resté complètement impassible. Mais de l’autre côté de Miss Marchmont, Frazer qui détestait la peluche pour avoir été maintes fois accosté, follicule en main, par cette demoiselle, se recula d’un air irrité. Il abhorrait le vague – la religion chrétienne, par exemple, et les affirmations du vieux doyen Parker. Ce Parker écrivait des livres que Frazer pulvérisait, par la puissance de sa logique ; et Frazer se refusait à faire baptiser ses enfants (sa femme s’en chargeait elle-même, en secret, dans la cuve à lessive). Mais il l’ignorait, et il continuait à soutenir les blasphémateurs, à distribuer des libelles, à se documenter au British Museum, toujours vêtu du même complet à carreaux et cravaté de la même cravate, le teint de plus en plus brouillé, pâle, irritable. La religion, détruire la religion, en vérité, quelle tâche !

Jacob était occupé à transcrire un passage entier de Marlowe. Miss Julia Hedge, la féministe, attendait ses livres. Ils n’arrivaient pas. Elle trempa sa plume dans l’encrier. Elle regarda autour d’elle. Son regard fut attiré par les lettres finales du nom de Macaulay. Et faisant des yeux le tour du dôme, elle lut l’un après l’autre les noms des grands hommes qui nous rappellent – « Mais mon Dieu ! dit Julia Hedge, pourquoi n’avoir pas laissé de place à une Eliot ou à une Brontë ? »

Infortunée Julia ! imbibant sa plume de fiel, et laissant dénoués ses lacets de souliers. Quand elle eut enfin son livre, elle se lança dans son labeur gigantesque, mais en même temps un des filets nerveux de sa sensibilité exaspérée lui permettait de constater avec quel calme, quelle impassibilité, quel sérieux, les lecteurs masculins se consacraient à leur tâche. Ce jeune homme, par exemple… que venait-il faire ici ? Copier des vers ? Il y a plus de femmes que d’hommes (voir à ce sujet les statistiques). Oui, mais si l’on autorise les femmes à travailler comme des hommes, elles auront vite fait de disparaître. Leur sexe s’éteindra, tel était son raisonnement. La mort, l’amertume, une âcre poussière, étaient au bout de sa plume ; et à mesure que l’après-midi s’avançait, une rougeur envahissait ses joues, et une flamme luisait dans ses yeux.

Mais qu’est-ce qui pouvait inciter Jacob à venir étudier Marlowe à la Bibliothèque ?

La jeunesse, la jeunesse – quelque peu féroce – quelque peu pédante. Prenons, par exemple, Mr Masefield, Mr Bennett. Jetons leurs livres dans la flamme de Marlowe, et réduisons-les en cendre. Qu’il n’en reste pas trace. Ne pactisons pas avec le médiocre. Détestons notre époque. Forgeons-en une meilleure. Et pour y arriver, lisons, lisons à nos amis des essais sur Marlowe, ennuyeux comme la pluie. Et voilà pour quelle raison on est obligé de collationner des textes au British Museum. C’est un travail à faire soi-même. Il serait vain de s’en rapporter aux gens de l’époque victorienne, qui émasculent tout, pas plus d’ailleurs qu’il ne faut se fier aux contemporains : tous des journalistes. La chair et le sang de l’avenir dépendent absolument d’une demi-douzaine de jeunes. Et comme Jacob est l’un des six, rien d’étonnant à ce qu’il se montre un peu supérieur et solennel en tournant les pages, ni à ce qu’il déplaise, tout naturellement, à Julia Hedge.

À ce moment, un homme à face de pleine lune fit passer un billet à Jacob ; et celui-ci, à demi renversé sur le dossier de sa chaise, entreprit, à demi-voix, une incommode conversation ; il finit par se lever, et tous deux partirent ensemble (Julia Hedge les observait) ; et ils éclatèrent de rire (lui sembla-t-il) dès qu’ils furent dans le vestibule.

Dans la salle de lecture, personne ne riait. On n’entendait qu’un bruit de pieds traînés, que des chuchotements et des éternuements discrets, et les accès subits d’une toux dévastatrice et sans pudeur. L’heure de l’étude était presque passée. Les pions ramassaient les copies. Les écoliers paresseux avaient besoin de s’étirer, les bons élèves gribouillaient assidûment. Ah ! encore un jour de passé, et si peu de besogne faite ! Et de temps à autre partait, de cette collection d’êtres humains, un profond soupir ; et puis un malencontreux vieillard se remettait à tousser sans pudeur, et Miss Marchmont hennissait comme un cheval.

Jacob rentra dans la salle juste à temps pour rendre ses livres. On était en train de les replacer. Un certain nombre de majuscules parsemaient le pourtour de la Bibliothèque. Étroitement rassemblés en cercle, voisinaient Platon, Aristote, Sophocle et Shakespeare : les littératures de Rome, de la Grèce, de la Chine, de l’Inde, de la Perse. Une page de poésie s’accolait à une autre : une lettre d’or bruni se posait délicatement contre une autre lettre ; masse compacte chargée de sens, conglomérat de beauté.

« Une bonne tasse de thé fera vraiment plaisir », dit Miss Marchmont, en réclamant son minable parapluie.

Elle avait besoin de son thé, mais jamais elle ne résistait à la tentation de jeter un dernier coup d’œil sur les marbres d’Elgin. Elle les regarda en passant, mais sans s’arrêter, leur faisant un petit signe amical, et murmurant quelques mots qui firent retourner Jacob. Elle lui sourit aimablement. Tout confirmait sa théorie que la couleur, c’est le son, ou qu’elle a peut-être, du moins, quelque rapport avec la musique. Ayant célébré son culte, elle clopina vers son thé.

C’était l’heure de la fermeture. Le public se rassemblait dans le vestibule, pour y reprendre possession des cannes et des parapluies.

La plupart du temps, les lecteurs attendent leur tour très patiemment. Rester debout, et attendre, pendant que le préposé vérifie des numéros sur des jetons, cela repose. Et le parapluie n’est pas perdu, il se retrouvera certainement, bien qu’à travers la lecture de Macaulay, de Hobbes, de Gibbon ; à travers les in-octavos, les in-quartos, les in-folios, le fait de sa disparition possible se soit imposé à vous toute la journée, s’enfonçant de plus en plus, parmi les pages ivoirines et les reliures de maroquin, dans cette densité de pensée, ce conglomérat de science.

La canne de Jacob était comme toutes les cannes ; peut-être l’avait-on mal placée.

Une gigantesque intelligence habite le British Museum. Songez que Platon y voisine avec Aristote, et Shakespeare avec Marlowe. Cet immense trésor spirituel dépasse les facultés de l’individu. Néanmoins quand on y songe (il faut si longtemps pour retrouver une canne !) comment ne pas se dire qu’on pourrait peut-être s’asseoir chaque jour à une table, et tout lire d’un bout à l’autre ? Un lettré, par exemple, un type comme Huxtable, de Trinity College, qui écrit, dit-on, ses lettres en grec, et qui eût été capable de damer le pion à Bentley, est tout ce qu’il y a de plus respectable. Et sans compter les lettres, il y a les sciences, la peinture, l’architecture – une immense pensée collective.

La canne fut poussée sur le comptoir ; et sous le porche du British, Jacob s’arrêta. Il pleuvait. Great Russel Street chatoyait et luisait – tantôt jaune et tantôt (devant la pharmacie) rouge et bleu pâle. Les passants filaient en rasant les murs ; les voitures avançaient, pêle-mêle, à toute vitesse. Voyons, voyons, un peu de pluie ne fait de mal à personne. Jacob marchait à peu près comme il aurait marché en pleins champs ; une fois chez lui, il resta longtemps à sa table de travail, avec sa pipe et son livre.

Il pleuvait à verse. À moins d’un quart de mille de distance, le British Museum se dressait comme un énorme, un indestructible tumulus, blême et luisant sous la pluie. Le prodigieux esprit contenu en lui était enseveli sous la pierre : chaque case recelée dans ses profondeurs était un lieu sûr et abrité. Les gardiens de nuit qui projettent, sur le dos des ouvrages de Platon et de Shakespeare, un rayon lumineux, constataient qu’aujourd’hui, le 22 février, ni l’incendie, ni les rats, ni les cambrioleurs ne se préparaient à profaner ces trésors – les gardiens, pauvres gens parfaitement honorables, qui ont femme et enfants à Kentish Town, font tout ce qu’ils peuvent pendant vingt ans pour protéger Platon et Shakespeare, et finissent par être enterrés à Highgate.

La pierre enveloppe le musée, comme la boîte crânienne enveloppe et contient la fièvre et les imaginations des cerveaux. Seulement, ici, les cerveaux sont ceux de Platon et de Shakespeare. L’intelligence humaine a conçu des statues et des vases, des taureaux gigantesques et de délicats bijoux, et a traversé indéfiniment, dans les deux sens, le fleuve de la mort, à la recherche de quelque point d’atterrissage : tantôt enveloppant dans des bandelettes le corps destiné à un long sommeil ; tantôt déposant une obole sur des paupières ; tantôt orientant les orteils scrupuleusement vers l’Est. Quoi qu’il en soit, Platon poursuit son dialogue ; en dépit de la pluie qui tombe ; en dépit des coups de sifflet des cabs ; en dépit de cette malheureuse qui habite au bout d’Osmond Street, qui rentre saoule et qui crie toute la nuit : « Ouvrez-moi la porte ! ouvrez-moi la porte ! »

Sous les fenêtres de Jacob, un bruit de voix ; mais il continue sa lecture. Car Platon, après tout, poursuit imperturbablement. Et Hamlet déclame son monologue ; et les marbres d’Elgin restent là, toute la nuit ; et la lanterne du veilleur rend parfois la vie à Ulysse, met en lumière une tête de cheval ; fait étinceler un point d’or, apparaître la joue creuse d’une momie. Platon et Shakespeare continuent, et pour Jacob, entendre vociférer autour du réverbère, et cette femme frapper à coups redoublés en criant : « Ouvrez-moi la porte ! » c’est la même chose que d’entendre un charbon tomber de la grille, ou dégringoler du plafond une mouche qui reste sur le dos, les pattes en l’air, trop faible pour se retourner.

Le Phèdre est très difficile. Aussi, lorsque, enfin, l’on progresse, avançant, se mettant au pas ; lorsque l’on devient, semble-t-il, une part de cette force en mouvement, qui se déploie, irrésistible, et depuis le temps où Platon cheminait vers l’Acropole, chasse l’obscurité devant elle – on ne peut pas surveiller le feu.

Le dialogue tire à sa fin ; la démonstration de Platon est terminée, ses arguments mis en réserve dans un coin du cerveau de Jacob, et pendant quelques instants, ce cerveau continue à fonctionner seul, dans les ténèbres. Enfin le jeune homme se lève, ouvre les rideaux, et constate avec une étonnante lucidité que les Springett, ses voisins d’en face, sont déjà couchés ; qu’il pleut ; que les Juifs et l’étrangère sont encore au coin de la rue, auprès de la boîte aux lettres, en train de se disputer.

 

Chaque fois que la porte s’ouvrait et qu’entraient de nouveaux arrivants, ceux qui étaient déjà là s’écartaient un peu ; ceux qui étaient debout tournaient la tête, et regardaient par-dessus leur épaule ; ceux qui étaient assis s’arrêtaient au milieu d’une phrase. Que cela tînt à l’éclairage, aux vins, au raclement d’une guitare, chaque fois que la porte s’ouvrait, on s’attendait à quelque chose d’intéressant.

« Qui donc entre là ?

– C’est Gibson.

– Le peintre ?

– Mais reprenez le fil de votre discours. »

Les deux interlocuteurs parlaient de choses bien trop intimes pour être dites carrément. Mais les voix environnantes agissaient comme une crécelle sur le cerveau de la petite Mrs Wither, éparpillant ses pensées dans les airs comme une bande de petits oiseaux effarouchés – qui, sitôt posés, allaient lui faire peur ; elle portait alors sa main à sa coiffure puis elle enlaçait ses deux genoux, en levant timidement les yeux ; et elle disait à Olivier Skelton :

« Promettez, promettez-moi, de ne répéter à personne… »

Il était si compréhensif, si tendre. C’est de son mari qu’elle lui parlait. De son mari qu’elle accusait de froideur.

Magdeleine, la belle Magdeleine, arriva droit sur eux, brune, sensuelle, amplement drapée, et foulant d’un pied léger l’herbe avec ses sandales. Elle avait les cheveux flottants ; des épingles semblaient à peine retenir les plis de la soie autour d’elle. Une actrice, bien entendu, éternellement devant la rampe. Pour dire simplement : « ma chère » elle modulait comme à travers les passes de la haute montagne. Et elle se laissa tomber sur le plancher, et se mit à chanter, sans paroles, car elle n’avait rien à dire, des oh !… et des ah !… à pleine voix. Mangin, le poète, se rapprocha d’elle, et resta en contemplation, la pipe à la bouche. Et l’on dansa.

La grisonnante Mrs Reymer demanda à Dick Graves de lui expliquer ce que c’était que Mangin, ajoutant qu’elle n’en avait que trop vu, à Paris, des choses pareilles (Magdeleine était sur les genoux du peintre, et lui avait emprunté sa pipe)… oui, elle en avait trop vu pour être scandalisée, « Quel est ce jeune homme ? » dit-elle, en assujettissant ses lunettes et en se rapprochant de Jacob. Le fait est que celui-ci était remarquable par son calme ; non qu’il eût l’air indifférent, il faisait plutôt penser à quelqu’un, qui sur le bord d’un rivage, ferait le guet.

« Ah ! permettez-moi de prendre point d’appui sur vous, ma chère », dit Hélène Askow, toute haletante, et sautillant à cloche-pied, car la cordelette d’argent qui entourait sa cheville s’était dénouée. Mrs Reymer, tournée vers le mur, considérait un tableau.

« Regardez donc Jacob », dit Hélène. Jacob dont on bandait les yeux, pour prendre part à quelque jeu de société.

Alors Dick Graves, un peu ivre, très naïf et très fidèle, dit à Hélène qu’il considérait Jacob comme l’individu le plus remarquable qu’il eût jamais rencontré. Hélène et lui s’assirent à la turque, sur des coussins, pour parler de Jacob ; et la voix d’Hélène se brisa, tant les deux jeunes gens lui semblaient des héros, et leur amitié quelque chose de tellement plus beau que les amitiés féminines !

À ce moment, Anthony Pollett vint inviter Hélène à danser : et tout en dansant elle les regardait, Jacob et Dick, en train de boire ensemble.

 

Le monde magnifique – le monde vivant, sain et vigoureux ! Entre deux heures et trois heures du matin, au mois de janvier, ces mots ne pouvaient s’appliquer qu’à la longue perspective de pavé de bois qui va de Hammersmith à Holborn. C’était le terrain sur lequel Jacob marchait. Ce terrain lui semblait salubre et magnifique, parce qu’une certaine salle, donnant sur des écuries, quelque part le long de la Tamise, avait contenu tout à l’heure une cinquantaine de gens, surexcités, bavards et sympathiques. D’ailleurs arpenter la chaussée (à peine s’il y avait en vue un cab ou un agent de police) c’est un plaisir en soi ; et la vaste courbe de Piccadilly, constellée de diamants, est plus belle quand elle est déserte. Un jeune homme n’a rien à craindre. Au contraire, quoiqu’il puisse fort bien n’avoir rien dit de remarquable, il se persuade volontiers qu’il est resté maître de ses positions. Jacob était ravi de connaître Mangin ; la jeune femme sur le plancher lui avait semblé merveilleuse ; et tout le monde lui était sympathique, et tout ce milieu lui plaisait. Bref, les tambours battaient, les trompettes sonnaient… À pareille heure, on ne rencontre que des balayeurs dans la rue ; à peine est-il nécessaire de dire à quel point Jacob se sentait favorablement disposé à leur égard ; à quel point il était content de rentrer chez lui, d’ouvrir sa porte avec sa clef ; ayant le sentiment de ramener, dans sa chambre vide, dix ou douze personnes qu’il ne connaissait pas avant d’en sortir. Il chercha quelque chose à lire, et le trouva, et ne lut pas, et tomba profondément endormi.

 

En vérité, parler de tambours, de trompettes, ce n’est pas dire une chose en l’air. En vérité, Piccadilly, Holborn, et ce petit logement vide, et la grande salle remplie de cinquante personnes, peuvent répandre à tout instant une sorte de musique dans l’air. Les femmes y sont peut-être plus sensibles. On y fait rarement allusion, et à voir les hordes qui traversent le pont de Waterloo, afin d’attraper le train direct pour Surbiton, on pourrait les croire menées par des motifs raisonnables. Mais non : ce sont les trompettes et les tambours qui les mènent. Pour peu que l’on s’écarte de la foule des passants, que l’on s’arrête pour réfléchir dans un des encorbellements du pont, tout cela sans doute peut paraître très obscur – un total mystère.

On ne cesse de passer le pont. Parfois, entre les camions et les omnibus, apparaît un fardier qui transporte des arbres nouvellement abattus, et suspendus par des chaînes ; ou bien une remorque chargée de pierres tombales, dont les inscriptions toutes neuves disent que quelqu’un, aimé de quelqu’un, est enterré à Putney. Tout à coup le tracteur bondit avec une secousse, et les pierres disparaissent trop vite pour qu’on puisse en lire davantage. Cependant le flot de la foule ne cesse de passer du Surrey au Strand, du Strand au Surrey. C’est à croire que les miséreux sont allés faire une incursion en ville, et se traînent vers leurs repaires, comme des cancrelats qui regagnent leurs trous ; témoin cette vieille qui tient serré contre elle son vieux sac luisant, et qui clopine allègrement vers Waterloo, comme si après avoir pris un bain de grand air, elle revenait se terrer dans sa caverne obscure. Dans la direction opposée, quoique le vent soit rude et leur souffle au visage, regardez ces filles qui marchent en se tenant par la main, en braillant une chanson : elles semblent ne ressentir ni froid, ni honte. Elles vont, la tête nue. Et l’air triomphant.

Le vent a soulevé les vagues. Le fleuve coule à toute vitesse, au-dessous des pieds des passants ; et les hommes debout dans les chalands doivent peser de tout leur poids sur le gouvernail. Une bâche noire recouvre une masse blonde et renflée. Des avalanches de charbon lancent des éclairs noirs. Comme de coutume, des peintres sont accrochés sur des planches aux façades des grands hôtels riverains, et aux fenêtres de ces hôtels apparaissent déjà des points lumineux. Sur l’autre rive, la Cité est blanche comme de vieillesse ; au-dessus des bâtisses crénelées, des profils gothiques ou réguliers, Saint-Paul se dresse. Seule, sa croix d’or rose brille. Mais en quel siècle sommes-nous ? Cette procession du Surrey au Strand dure-t-elle depuis l’éternité ? Il doit y avoir six cents ans que ce vieillard traverse le pont, une bande de galopins à ses trousses parce qu’il est ivre, ou bien aveuglé par la misère, et ficelé dans de vieilles hardes telles qu’en pouvaient porter les pèlerins de jadis. Il se traîne péniblement. Personne ne s’arrête pour le regarder. On dirait que l’on marche au son de la musique, peut-être celle du vent et de l’eau ; peut-être celle des trompettes et des tambours – extase et tumulte de l’âme.

Les malheureux eux-mêmes rient, et voici l’agent de police qui, loin de condamner l’ivrogne, le suit d’un œil facétieux ; les gamins décampent, le laissent tranquille, et le petit fonctionnaire de Somerset-House n’a pour lui que de l’indulgence ; le flâneur en train de lire une page de Lothario à la devanture d’une librairie, lève les yeux et rêve charitablement, et la jeune fille hésite au moment de traverser, et tourne vers lui le regard, brillant mais vague, de la jeunesse.

Brillant, mais vague. Elle a peut-être vingt-deux ans. Elle est misérablement vêtue. Elle traverse la rue, et admire les jonquilles, et les tulipes rouges, à la devanture de la fleuriste. Elle hésite, et file dans la direction de Temple Bar. Elle marche vite, et pourtant tout la distrait. Tantôt elle semble regarder, et tantôt ne rien voir.

10

Dans le cimetière désaffecté de la paroisse Saint-Pancras, Fanny Elmer errait entre les tombes blanches adossées au mur ; elle traversait l’herbe pour déchiffrer un nom, elle hâtait le pas à l’approche du gardien, et elle finit par sortir précipitamment. Dans la rue, tantôt elle interrompait sa marche, s’arrêtait devant un étalage de poterie bleue, tantôt rattrapait le temps perdu, entrait chez un boulanger, achetait d’abord des petits pains, puis des gâteaux, et repartait à une telle allure que ceux qui auraient été tentés de la suivre étaient presque obligés de prendre le trot. Elle n’avait pas l’air, néanmoins, d’une prostituée de bas étage. Elle portait des bas de soie, des boucles d’argent à ses souliers ; mais la plume rouge de son chapeau baissait la tête, et le fermoir de son sac devait être desserré, car un programme de chez Mrs Tussaud tomba par terre, tandis qu’elle poursuivait sa route. Elle avait des jambes de gazelle. On ne voyait pas son visage. Mais, n’est-ce pas ? au crépuscule, des gestes vifs, des regards rapides, et des espérances hardies naissent tout naturellement.

C’est alors qu’elle passa sous la fenêtre de Jacob.

La maison était morne, obscure, silencieuse. Jacob était chez lui, plongé dans un problème d’échecs, l’échiquier posé sur un tabouret entre ses jambes. Sa main, à la base de son crâne, fourrageait dans ses cheveux. Il ramena lentement cette main en avant, prit la reine blanche dans sa case, puis l’y remit. Il garnit sa pipe, rumina ; déplaça deux pions : avança le cavalier blanc ; puis rumina de nouveau, le doigt posé sur le fou. C’est à ce moment que Fanny Elmer passa juste sous sa fenêtre.

Elle allait faire une séance de pose chez le peintre Nick Branham.

Elle posait drapée dans un châle espagnol, brodé de fleurs, et tenait à la main un livre à couverture jaune.

« Un peu plus penchée, un peu plus de souplesse, c’est mieux, c’est bien », marmottait Branham, qui dessinait et fumait en même temps, et qui, par nature, n’était pas bavard. Sa tête semblait l’œuvre d’un sculpteur, qui aurait équarri le front, modelé la bouche, et laissé dans l’argile la marque de ses pouces et la trace de ses doigts. Mais il n’avait pas, comme une statue, les paupières closes. Ses yeux, assez proéminents, étaient injectés de sang, comme à force de regarder, de fixer ; et lorsqu’il parlait, son regard, semblait-il, s’égarait un instant, puis redevenait attentif. Une ampoule sans abat-jour pendait au-dessus de la tête de Fanny.

La beauté féminine ressemble… elle ressemble, la beauté des femmes, à la lumière sur les flots, qui n’est jamais à demeure sur une vague unique. Toutes la reçoivent, toutes la perdent ; tantôt opaques et ternes comme du suif, tantôt translucides comme une pendeloque de cristal. Les visages qui ne varient pas sont des visages sans intérêt. Voyez, par exemple Lady Venice, qui s’exhibe comme une merveille, mais une merveille d’albâtre, faite pour être posée sur un socle sans qu’on l’époussette jamais. Une brune sémillante de pied en cap n’a pas plus d’intérêt qu’une gravure de modes, posée sur la table au salon. Les femmes qu’on voit dans la rue ont des têtes de cartes à jouer, aux contours bien nets cernés d’un trait dur et remplis d’une teinte rose ou jaune. Mais voilà que tout à coup, se penchant du haut d’une fenêtre sous les toits ; ou assise dans l’angle d’un omnibus ; ou tapie au fond d’un fossé au bord de la route – apparaît la beauté même – la beauté resplendissante, subitement expressive, disparue l’instant d’après. Nul ne peut faire fond sur elle, ni la saisir, ni la garder enveloppée dans du papier. On ne la trouve pas dans le commerce, et Dieu sait qu’il vaudrait mieux rester à la maison, que de s’immobiliser devant l’émeraude et le rubis exposés derrière une glace, dans l’espoir de subtiliser leurs feux. Même le cristal de la mer, dans le fond d’une soucoupe, perd son éclat comme, au soleil, une étoffe de soie se fane. Ainsi, lorsque l’on parle de la beauté des femmes, on pense à une chose fugitive, qui pendant un quart d’heure empruntera les yeux, les lèvres et les joues de Fanny Elmer, par exemple, pour resplendir au travers.

Dans sa pose guindée, elle n’était pas belle ; la lèvre inférieure trop saillante ; le nez trop grand ; les yeux trop rapprochés. C’était une mince créature, aux joues vermeilles et aux cheveux noirs ; maussade pour le moment ou raidie par l’immobilité. Chaque fois que Branham cassait son fusain, elle sursautait. Branham était mal disposé. Il se baissa devant le feu pour se réchauffer les mains. Elle examina le dessin. Il grommela. Elle jeta une robe de chambre sur ses épaules, et mit l’eau à bouillir.

« Bon Dieu, que c’est mauvais, ce que je fais ! » dit Branham. Elle se laissa glisser à terre, enferma ses genoux dans ses mains jointes, et regarda l’artiste : d’un beau regard – oui, ses yeux, c’était la beauté traversant la chambre, y resplendissant une seconde avant de s’envoler, Fanny semblait interroger, compatir, devenir pour un court instant l’amour même. Mais elle exagéra. Mais Branham ne vit rien. Et l’eau se mit à bouillir, et quand elle se releva, s’aidant des pieds et des mains, elle ressemblait davantage à un poulain, ou à un jeune chien, qu’à une femme amoureuse.

 

À ce moment, Jacob se dirigeait vers sa fenêtre, et restait devant, les mains dans les poches. Mr Springett sortit de la maison d’en face, regarda sa devanture, et rentra. Des enfants passèrent devant la boutique, lorgnant les sucres d’orge roses. La voiture de livraison de Pickford descendait la rue. Un gamin virevoltait pour se dégager d’une corde enroulée autour de lui. Jacob quitta la fenêtre. Une ou deux minutes plus tard, il ouvrait la porte, et prenait la direction d’Holborn.

 

Fanny Elmer décrocha son manteau. Nick Branham désépingla son dessin et le roula sous son bras. Ils éteignirent les lumières, et se mirent en route, sans se laisser troubler par les nombreux passants, par les autos, les omnibus, les fourgons ; et ils arrivèrent à Leicester Square cinq minutes avant Jacob, qui avait un peu plus de chemin à faire, et qui avait été arrêté dans Holborn par un attroupement de badauds, désireux de voir passer le Roi dans sa voiture ; si bien que Nick et Fanny étaient déjà accoudés sur la rampe garnie de velours du promenoir, lorsque Jacob poussa la porte battante et s’approcha auprès d’eux.

« Bonsoir, je ne vous avais pas vu, dit Branham au bout d’un instant.

– Sacré farceur ! dit Jacob.

– Miss Elmer », dit Nick.

Jacob ôta sa pipe de sa bouche d’un air très embarrassé. Et c’est vrai qu’il l’était.

Et lorsqu’un peu plus tard tous trois furent assis sur un divan de peluche, laissant leur fumée de tabac monter entre eux et la scène, écoutant de très loin les voix perçantes et le joyeux orchestre qui intervenait fort à propos, il continua d’être gêné. Cependant Fanny se disait : « Quelle voix il a ! » Il parlait peu, évidemment ; mais avec quelle autorité ! Les jeunes gens, se disait-elle, sont distants, et imbus d’eux-mêmes, et tellement inconscients que l’on peut rester là, à les regarder, sans qu’ils s’en doutent. Elle regardait Jacob. Comme il devait ressembler à un enfant, quand il rentrait las après une soirée, et qu’il devait être imposant ! un peu impérieux, peut-être. « Mais je ne me laisserais pas faire », pensa-t-elle. Il se leva et s’accouda – sur la barre d’appui. La fumée l’enveloppait d’un nuage.

Elle semble à jamais noyée dans la fumée, la beauté des jeunes hommes, si vigoureusement qu’ils poursuivent le ballon, ou lancent la balle de cricket ; qu’ils dansent, qu’ils causent, ou qu’ils marchent à grands pas le long des routes. Peut-être sont-ils destinés à bientôt la perdre. Peut-être plongent-ils leur regard dans les yeux de leurs lointains modèles d’héroïsme et prennent-ils place parmi nous avec une espèce de mépris, songeait-elle (vibrante comme une corde à violon, dont on tire des sons ou que l’on brise). En tout cas ils aiment le silence, et disent des choses magnifiques ; et chacune de leurs paroles tombe comme un disque neuf, et non comme une grêle babillarde de petite monnaie usée, bonne pour les jeunes filles ; ils se meuvent avec décision, comme s’ils savaient combien de temps on doit rester, et à quel moment il faut partir. (Mais non, il n’est pas parti, il est simplement allé acheter le programme !)

« Le ballet n’a lieu que tout à la fin », dit Jacob, reprenant sa place.

Est-ce qu’elle n’est pas adorable, pensait Fanny, cette façon qu’ont les jeunes gens de fouiller au fond de leurs poches, pour en tirer un tas de pièces dont ils font le compte d’un coup d’œil, au lieu d’avoir juste l’indispensable dans leur porte-monnaie ?

Appuyée à la rampe, à deux pas de Jacob, elle eut tout à coup l’impression que ce tourbillon de blancheur qui allait et venait sur la scène, c’était elle, Fanny Elmer. Cette musique, c’était la danse et le bondissement de son âme ; et ces tournoiements rapides, ces molles plongées, n’était-ce pas la figuration adoucie du mécanisme entier de l’univers de son mouvement, de ses remous ?

Son gant noir déformé tomba par terre. Quand Jacob le lui ramassa, elle eut un sursaut irrité. Car jamais coup de foudre fut-il si ridicule ? Pendant un instant, Jacob eut peur d’elle – car lorsqu’une jeune femme se crispe, se cramponne à une balustrade, devient subitement amoureuse, c’est très dangereux ; c’est effrayant.

 

On était au milieu de février. Aux environs de Hampstead Garden, les toits des maisons baignaient dans une brume tremblante. Il faisait trop chaud pour marcher. Un chien jappait, jappait, au loin, dans un pli de terrain. Des ombres fluides parcouraient la plaine.

Après une longue maladie, le corps est languissant, passif, sensible à la douceur ambiante, mais incapable de la supporter. Des larmes s’amassent et tombent parce qu’un chien aboie au fond d’un ravin, parce que des enfants courent derrière leurs cerceaux, parce que le paysage s’éclaire ou s’assombrit, se cache sous un voile, semble-t-il. Ah ! que ce voile s’épaississe, de peur que je ne défaille à force de douceur, soupirait Fanny Elmer, assise sur un banc dans l’allée du Juge, dominant le parc suburbain de Hampstead. Mais le chien aboyait toujours. Les autos cornaient sur la route. On entendait au loin une ruée, un murmure ; et l’agitation remplissait son cœur. Elle se leva, reprit sa promenade. L’herbe nouvelle était verdoyante ; le soleil chaud. Tout autour de l’étang, des enfants accroupis lançaient leurs petits bateaux ; et d’autres jetaient des cris, quand les nurses venaient les chercher et les entraînaient.

L’après-midi, les jeunes femmes sortent pour s’aérer. Les hommes sont à leurs affaires, en ville. Elles s’arrêtent près de l’étang bleu. Le vent éparpille les voix enfantines. Mes enfants, des enfants à moi, songeait Fanny Elmer. Les promeneuses s’arrêtent au bord de l’eau, et dispersent, à coups de cravache, de grands chiens bondissants au poil long et rude. Le bébé se balance doucement dans sa petite voiture. Les yeux des nurses, ceux des mères, ceux des passantes solitaires sont un peu vagues, et rêveurs. Elles hochent légèrement la tête, au lieu de répondre, lorsque les petits garçons s’accrochent à leurs jupes, et leur demandent de changer de place.

 

Et Fanny changea de place, dérangée par un cri – un coup de sifflet venant d’une usine, peut-être, venant de très loin, de très haut. Et alors, parmi les branches, une grive lança son trille joyeux et vif, mais comme anxieux, semblait-il, comme agité par l’émoi de l’oiseau à se sentir le cœur si heureux, lui aussi – ou comme si son chant était attendu, comme si le tumulte l’obligeait à chanter. Voyez-vous la grive inquiète voler d’arbre en arbre ? Son chant s’affaiblit ; et de loin, domine le bruit des roues, le passage du vent.

 

Son déjeuner lui avait coûté dix pence.

« Allons bon : cette demoiselle, elle a oublié son parapluie, dit la femme grêlée, dans sa cage de verre, au fond de la boutique de la Compagnie laitière express.

– Peut-être, je pourrais la rattraper ? » répliqua Milly Edwards, la serveuse aux nattes blond cendré ; et elle s’élança dans la rue.

« Rien à faire », dit-elle en rentrant, un instant après, avec le méchant parapluie de Fanny à la main. Elle caressa une de ses nattes.

« Oh ! cette porte ! » grommela la caissière.

Elle avait les mains dans des mitaines noires ; et ses doigts, qui happaient les fiches des clients, étaient gonflés comme des saucisses.

« Pâté, légumes verts pour un. Café complet avec croissants. Œufs pochés sur canapé. Deux tartes aux fruits. »

Ainsi claquaient les voix sèches des serveuses. Les clientes entendaient ratifier leurs ordres ; voyaient la table voisine servie avant son tour, et venir enfin leurs œufs pochés. Leur regard cessait d’être errant.

Des cubes mous, en pâtisserie, tombaient dans des bouches ouvertes comme dans des sacs triangulaires.

Nelly Jenkinson, la dactylo, émiettait son gâteau d’un air plutôt distrait. Chaque fois que s’ouvrait la porte, elle levait les yeux. Qui donc attendait-elle ?

Un marchand de charbon, qui lisait le Telegraph sans lever les yeux, rata la soucoupe, et en tâtonnant, posa sa tasse à même sur la nappe.

« A-t-on jamais vu pareille inconvenance ? » dit Miss Percy exaspérée, tout en faisant tomber des miettes de sa fourrure.

« Lait chaud et sucre pour une personne. Thé complet. Petit pain et beurre », cria la serveuse.

La porte s’ouvrit, et se referma.

 

Aspect de la vie, pour les gens d’âge.

C’est une chose curieuse, quand on est couché au fond d’un bateau, que de regarder les vagues. En voilà trois qui se succèdent, régulières, toutes pareilles. Puis à toute vitesse en arrive une autre, forte et menaçante ; elle soulève le bateau ; elle continue sa route, et se perd sans qu’on sache comment, sans que rien n’arrive ; elle se creuse et s’efface, avec les autres.

Que peut-il y avoir de plus tumultueux que la danse folle des branches, sous la rafale, lorsque l’arbre tout entier plie depuis le tronc jusqu’au faîte, lorsque son feuillage flotte échevelé et s’agite au gré des vents, sans jamais pourtant s’envoler ?

Le blé, lui, frissonne et se fait petit, se plaque contre terre comme s’il voulait s’arracher de ses racines, mais reste fixé au sol.

Et voyez, même des fenêtres, et même dans l’obscurité, on perçoit dehors quelque chose, comme un flot qui grossit, comme une aspiration – bras tendus, regard avide, lèvres entrouvertes. Et puis le calme revient. Car si cette exaltation durait, nous nous disperserions comme un nuage d’écume, au travers duquel les étoiles brilleraient. Et nous retomberions en gouttelettes salées qu’emporterait la rafale – ce qui arrive quelquefois, car certaines âmes impétueuses ne veulent pas entendre parler de s’apaiser. Pour elles, ni berceau, ni vaines berceuses. Pas de faux semblant, de repos douillet ; l’agréable supposition que tout, pour tout le monde, est à peu près pareil, le feu vif et le vin bon, et l’extravagance un crime – elles se refusent à l’admettre.

« Les gens sont si gentils, une fois qu’on les connaît…

« Jamais je ne pourrais penser du mal d’elle. Il faut se rappeler… » Mais des types comme Nick, peut-être, ou comme Fanny Elmer, vont de l’avant, rembarrent l’insolence, se déchaînent comme des grêlons.

 

« Ah ! dit Fanny, faisant irruption dans l’atelier avec trois quarts d’heure de retard, car elle avait flâné autour de l’Hospice des Enfants trouvés, dans le simple espoir de voir Jacob descendre la rue, sortir son passe-partout et ouvrir sa porte, ah ! j’ai peur d’être en retard ! » À quoi Nick ne répondit pas un mot, de sorte que Fanny devint agressive.

« Je ne reviendrai plus jamais ! cria-t-elle enfin.

– À ton aise », répliqua Nick. Et elle décampa sans même dire bonsoir.

 

Elle était vraiment exquise, cette robe, en montre chez Evelyne, dans Shaftesbury Avenue ! Vers les quatre heures, cette journée du début de mars était magnifique : et Fanny était-elle femme à rester enfermée à quatre heures du soir par un beau jour ? Dans cette même avenue, des filles de son âge étaient assises devant de gros registres ; ou faufilaient avec lassitude la gaze et la soie ; ou, tout enrubannées chez Swan et Edgars, elles additionnaient rapidement pence et farthings au dos de la fiche du client, et roulaient le métrage dans un papier de soie, en disant : « Vous désirez ? » à la cliente qui entrait.

À l’étalage d’Evelyne, les différentes parties d’une femme étaient présentées séparément. Du côté gauche était sa jupe. Au milieu, un boa de plumes s’enroulait autour d’une tige en bois. Et comme des têtes de criminels sur les murailles de Temple Bar, s’alignaient les chapeaux – vert émeraude et blanc, garnis d’une fine guirlande, ou pliant sous le poids de plumes de teinte foncée. Enfin, sur le tapis, il y avait les pieds – chaussés d’or véritable ou de cuir verni noir incrusté d’écarlate. Vers la fin de l’après-midi, toutes ces pièces d’habillement, dont se repaissaient les yeux des femmes, semblaient souillées par tant de regards comme des gâteaux par les mouches, à la devanture d’un pâtissier. Fanny à son tour les regardait. Mais du bout de Gerrard Street arrivait un homme de haute stature, au pardessus râpé. Une grande ombre s’interposa sur l’étalage d’Evelyne – l’ombre de Jacob ; et pourtant, ce n’était pas lui. Fanny fit demi-tour, enfila Gerrard Street, en se disant qu’elle voudrait bien avoir beaucoup lu. Nick ne lisait jamais, ne parlait jamais ni de l’Irlande, ni de la Chambre des Lords ; et quant à ses ongles ! Elle fit le projet d’apprendre le latin, afin de lire Virgile. Elle avait aimé la lecture, autrefois. Elle connaissait Walter Scott ; elle connaissait Dumas. Au Slade, à l’atelier, personne ne lisait. Mais personne, là non plus, ne connaissait bien Fanny, ne devinait à quel point tout lui paraissait vain, tout lui paraissait vide : cette passion pour les boucles d’oreilles, pour la danse, pour tel ou tel peintre anglais, alors que seuls les Français savent peindre, Jacob l’avait dit. Oui, les modernes sont futiles ; la peinture est le moins respectable des beaux-arts ; et pourquoi lire autre chose que Marlowe et que Shakespeare – avait dit Jacob – et Fielding à la rigueur, s’il faut absolument qu’on lise des romans ?

« Du Fielding », déclara Fanny, lorsque le libraire de Charing Cross Road lui demanda ce qu’elle désirait.

Elle acheta Tom Jones.

 

À dix heures du matin, dans la chambre qu’elle occupait avec une jeune institutrice, Fanny Elmer commença Tom Jones – ce livre incompréhensible. Mais ces assommantes billevesées, concernant des personnages aux noms bizarres, c’était là ce qui plaisait à Jacob. À Jacob et aux gens vertueux. Des femmes fagotées, qui ne pensent même pas à leur façon de croiser les jambes, lisent Tom Jones, un livre mystérieux. Il existe pourtant dans les livres, se disait Fanny, des choses que j’aurais pu aimer, moi aussi, bien préférables aux pendants d’oreilles et aux fleurs, si j’avais reçu de l’instruction, soupirait-elle, en se représentant les couloirs du Slade, et en pensant au bal costumé qui devait avoir lieu la semaine prochaine. Elle n’avait rien à se mettre.

Les livres contiennent la réalité, se disait Fanny, les pieds installés sur le manteau de la cheminée. Certaines gens sont des êtres réels. Nick, probablement, malgré sa bêtise. Et pas une femme n’est réelle, si ce n’est peut-être Miss Sargent – mais elle disparaît à l’heure du déjeuner, et fait des embarras. Il y a des gens qui restent chez eux, tranquillement, le soir, à lire ; qui ne vont pas au music-hall ; qui ne regardent pas les étalages ; qui ne mettent pas les habits les uns des autres, comme Robertson qui lui a un jour emprunté son châle, et à qui elle a emprunté son gilet – une chose que Jacob n’aurait faite que bien à contrecœur – car il aime Tom Jones.

Elle avait le volume ouvert sur les genoux, imprimé en deux colonnes ; et il lui avait coûté trois shillings et demi, ce livre fatidique dans lequel Fielding, il y a tant d’années, blâmait d’avance Fanny Elmer de sa préférence pour le rouge vif : en une prose parfaite, disait Jacob, qui ne lisait pas de romans modernes. Il leur préférait Tom Jones.

« J’aime tellement ce livre ! » dit Fanny le même jour, lorsque Jacob, assis en face d’elle, eut fini de fumer sa pipe.

Toutes les femmes sont menteuses, hélas ! excepté Clara Durrant. Âme sans défaut ; nature candide ; vierge enchaînée à son rocher (quelque part du côté de Lowndes Square) ; versant éternellement du thé à de vieux messieurs en gilet blanc, de ces vieux messieurs qui vous dévisagent avec leurs yeux bleus, et qui jouent du Bach. Entre toutes les femmes, c’était elle que Jacob estimait le plus. Mais rester assis devant une table, à manger des toasts auprès de douairières vêtues de velours, sans jamais en dire plus long à Clara que Benson n’en disait au perroquet de Miss Perry pendant que celle-ci servait le thé, c’était un outrage intolérable aux franchises et à la pudeur humaines – ou toute autre formule équivalente. Mais Jacob ne formulait rien. Il contemplait le feu d’un air furibond.

Fanny avait posé Tom Jones sur la table. Elle cousait, ou tricotait.

« Qu’est-ce que vous faites ? demanda Jacob.

– Quelque chose pour le bal du Slade. »

Et elle alla chercher sa coiffure ; ses pantalons ; ses souliers à bouffettes rouges. Qu’allait-elle mettre ?

« À ce moment-là, je serai à Paris », dit Jacob.

En effet, quel intérêt peut avoir un bal costumé ? pense Fanny. On y rencontre toujours les mêmes gens ; on y porte les mêmes costumes ; Mangin se saoule ; Florinda s’assied sur ses genoux. Elle flirte outrageusement – avec Nick pour le quart d’heure.

« À Paris ? dit Fanny.

– En route vers la Grèce », répondit-il.

Car, à son avis, rien de détestable comme Londres au mois de mai.

Il allait partir, oublier Fanny.

Un moineau passa devant la fenêtre, avec un brin de paille au bec – un brin de paille qui venait d’une meule, près d’une grange, dans une cour de ferme. Au bas de la meule, un vieil épagneul marron flaire une odeur de rat. Déjà les hautes branches des ormes sont ponctuées de nids. Les marronniers ont déployé leurs éventails ; et les papillons se pavanent dans les allées cavalières de la forêt. Peut-être même le magnifique Mars est-il en train de festoyer, si l’on en croit Morris, sur un tas de charogne en putréfaction au pied d’un chêne.

Et dire que Tom Jones est le seul responsable ! pensait Fanny. Jacob était capable de s’en aller tout seul, un livre dans sa poche, épier les blaireaux, surveiller leurs ébats. Il prenait le soir le train de 8 h 30, et marchait toute la nuit. Il voyait voler les lucioles, et rapportait des vers luisants dans une boîte à médicaments. Et il chassait à courre, aussi, avec la meute de New-Forest. Tout cela, c’était la faute de Tom Jones : Jacob allait partir pour la Grèce, avec un livre dans sa poche, et l’oublier, elle, Fanny.

Elle atteignit sa glace à main, et vit s’y refléter son visage. Et aussi celui de Jacob. Comment serait-il, ceint d’un turban ? Elle alluma une lampe. Mais comme un reste de jour entrait par la fenêtre, une moitié seulement du visage du jeune homme paraissait éclairée. Et quoique d’un aspect terrible et magnifique, et disposé à renoncer à la forêt et à venir au Slade, déguisé en cavalier turc ou en empereur romain (il lui permit, serrant les dents, fronçant le sourcil, et la regardant de travers dans la glace, de lui charbonner la lèvre) – Tom Jones n’en était pas moins entre eux.

11

« Archer, dit Mrs Flanders avec cette tendresse que les mères affichent si souvent à l’égard de leur fils aîné, Archer sera demain à Gibraltar. »

Le courrier, qu’elle attendait en faisant un petit tour du côté de Dods Hill (tandis qu’à tort et à travers les cloches de l’église dispersaient autour d’elle un chant religieux ; que l’horloge sonnait quatre coups bien frappés au milieu de la ronde musicale ; que l’herbe s’empourprait d’un reflet orageux, et que les deux douzaines de maisons du village se blottissaient, infiniment humbles, dans le même pan d’ombre) – le courrier, avec ses multiples messages aux suscriptions tracées d’une main hardie ou d’une écriture hésitante, avec ses enveloppes timbrées, soit de timbres anglais, soit de timbres coloniaux, ou parfois hâtivement barrées d’un trait jaune – le courrier allait déverser sur le monde une myriade de nouvelles.

Si cette prodigalité épistolaire est avantageuse ou non, ce n’est pas à nous de le dire. Mais que, de nos jours, les lettres soient assez souvent mensongères, surtout celles des jeunes gens qui font un voyage à l’étranger – cela ne paraît que trop vraisemblable.

Prenons l’exemple suivant : Jacob Flanders, préparant son lointain voyage par un petit séjour à Paris (une vieille cousine de sa mère, morte le mois dernier, lui a légué cent livres).

« Tu n’as vraiment pas besoin de répéter indéfiniment cette sacrée rengaine, Cruttendon », dit Mallinson, le petit peintre chauve, assis devant une table de marbre éclaboussée de café, et couverte de ronds de vin rouge. Il parlait avec volubilité, et visiblement était plus qu’à moitié ivre.

« Alors, Flanders vous avez fini d’écrire à la dame de vos pensées ? » dit Cruttendon, lorsque Jacob revint s’asseoir auprès d’eux, tenant à la main une enveloppe adressée à Mrs Flanders, près de Scarborough, Angleterre.

« Appréciez-vous Velasquez ? demanda Cruttendon.

– Parbleu oui, dit Mallinson.

– Toujours cette manière de répondre pour autrui ! » dit Cruttendon avec irritation.

Jacob regarda Mallinson avec un calme excessif.

« Les trois plus belles choses qu’on ait jamais écrites, je vais vous les réciter, reprit Cruttendon avec véhémence : « Que mon âme soit là, suspendue comme un fruit… »

– N’écoutez pas un homme qui n’aime pas Velasquez, dit Mallinson.

– Adolphe, dit Cruttendon, ne versez plus de vin à Mr Mallinson.

– Franc jeu, franc jeu, dit Jacob avec impartialité. Laissez les gens se saouler s’ils en ont envie. Elle est de Shakespeare, votre citation, Cruttendon. Et là, je suis d’accord avec vous. Shakespeare a plus de choses dans le ventre que toutes ces fichues mazettes réunies. « Que mon âme soit là, suspendue… » reprit-il d’une voix chantante et emphatique, gesticulant le verre en main. « Le diable d’enfer te noircisse, ô blême fripouille ! » s’exclama-t-il en voyant le vin déborder.

« Que mon âme soit là, suspendue comme un fruit… » reprirent en chœur Cruttendon et Jacob : et tous deux éclatèrent de rire.

« Sacrées mouches ! dit Mallinson avec une chiquenaude à son crâne dénudé. Je me demande pour quoi elles me prennent.

– Pour quelque chose d’odoriférant, dit Cruttendon.

– Fermez ça, Cruttendon, dit Jacob. C’est un homme sans éducation, expliqua-t-il très poliment à Mallinson. Qui veut empêcher les gens de boire. Mais voyons. J’ai envie d’un « grilled bone ». Comment dit-on « grilled bone » en français ? Un « grilled bone », Adolphe. Eh ! bien, espèce d’idiot, vous ne comprenez pas ?

– À présent, je vais vous citer, Flanders, la seconde des trois plus belles choses qui furent jamais écrites, reprit Cruttendon, transportant ses pieds de la table sur le sol, et se penchant en avant, à tel point que son visage touchait presque celui de Jacob.

– Hé, va donc ! turlututu, chapeau pointu… interrompit Mallinson, en tambourinant sur la table. Le voilà, le plus mer-veil-leux morceau de toute la littérature. Cruttendon, c’est un bon garçon, remarqua-t-il d’un ton confidentiel. Mais quelque peu idiot. »

Et il appuya son discours d’un brusque plongeon en avant.

Eh ! bien, pas un seul mot de cette conversation ne parvint à Mrs Flanders ; elle ne sut pas davantage ce qui se passa au moment de la carte à payer, ni quand ils quittèrent le restaurant pour enfiler le boulevard Raspail.

 

Voici un autre bout de conversation : l’heure, onze heures du matin ; le lieu, un atelier ; et le jour, un dimanche.

« Je vous l’affirme, Flanders, déclara Cruttendon, une des petites toiles de Mallinson me ferait autant de plaisir qu’un Chardin. Et quand je parle de Chardin… il acheva de vider sur sa palette un tube de couleur réduit à rien… Chardin, c’est un grand bonhomme, vous savez. Mallinson, pour le quart d’heure, vend ses toiles pour pouvoir dîner. Mais attendez que les marchands le découvrent. Il sera parmi les grands… les très grands.

– Faire la bringue ici, s’amuser, c’est une existence vraiment épatante. Ça n’empêche pas la peinture d’être un art des moins intelligents, dit Jacob, sans cesser d’aller et de venir dans l’atelier. Tandis que voilà Pierre Louÿs… » Il prit un volume sur la table.

« Voyons, mon bon monsieur, vous ne pourriez pas vous tenir tranquille ? demanda Cruttendon.

– Ceci me paraît assez calé, dit Jacob, plaçant un tableau sur une chaise.

– Oh ! c’est une très vieille chose, dit Cruttendon, jetant un coup d’œil par-dessus l’épaule, sans se retourner.

– À mon avis, vous êtes un peintre qui sait son métier, dit Jacob, après un instant de silence.

– Tenez, si vous voulez voir ce que j’ai en train pour le moment, dit Cruttendon, plaçant une toile devant Jacob. Voilà. Il me semble que cette fois, ça y est. Que c’est ça, que… »

Autour d’un globe de lampe, peint en blanc sur la toile, il fit décrire une courbe à son pouce crispé.

« Calé, très calé, dit Jacob, se plantant devant le tableau. Mais ce que je voudrais vous voir m’expliquer… »

À ce moment fit son entrée Miss Jinny Carslake, pâle, morbide, couverte de taches de rousseur.

« Ah ! Jinny, voici un ami. Flanders. Anglais. Riche. Belles relations. Revenons à ce que vous disiez, Flanders. »

Mais Jacob resta muet.

« C’est ça, ça, ça… ça qui ne colle pas, dit Jinny Carslake.

– Je crois bien ! dit Cruttendon avec autorité. C’est infaisable. » Il retira la toile de la chaise, et la retourna contre le mur.

« Asseyez-vous, mesdames et messieurs. Miss Carslake est originaire de votre partie du monde, Flanders. Du Devonshire. Vous n’en êtes pas originaire ? Ah ! je croyais pourtant que vous m’en aviez parlé. Très bien. Et fille de l’Église comme vous. La brebis galeuse du troupeau. Sa mère lui écrit de ces lettres ! Tu n’en as pas une sur toi ? Elles arrivent généralement le dimanche. Ça fait un peu son de cloches natales, vous comprenez ?

– Avez-vous fait la connaissance de ces messieurs les artistes ? dit Jinny. Mallinson était-il saoul ? Si vous allez le voir à son atelier, il vous donnera un tableau. Dis donc, Teddy…

– Moment, moment ! dit Cruttendon. En quelle saison sommes-nous ? » Il regarda par la fenêtre. « Nous avons l’habitude de sortir le dimanche, Flanders, d’aller à la campagne.

– Est-ce que… dit Jinny en regardant Jacob. Est-ce que vous…

– Oui, c’est entendu, il vient avec nous », dit Cruttendon.

 

Transportons-nous à Versailles.

Jinny, debout sur la margelle de pierre, se penchait au-dessus du bassin, retenue par Cruttendon, sans quoi elle serait tombée.

« Là ! Là ! cria-t-elle. Juste à fleur d’eau ! » Un poisson fuselé, apathique, remontait du fond pour mordiller les miettes qu’elle venait de jeter. « Attention ! » dit-elle en sautant à terre. Éblouissante de blancheur, l’eau comprimée jaillit violemment. La gerbe s’épanouit. À travers le bruit liquide parvenait le son lointain d’une musique militaire. Toute la surface du bassin était ponctuée de gouttelettes. Un ballon d’enfant, en baudruche, rebondissait doucement sur l’eau. Comme ils se pressaient, jeunes et vieux, marmots et bonnes d’enfant ! Les hommes se penchaient, brandissaient leurs cannes. Une petite fille courait autour du bassin, tendant les bras vers son ballon bleu. Mais il disparut sous les grandes eaux.

Édouard Cruttendon, Jinny Carslake, et Jacob Flanders, marchèrent de front dans l’allée sablée de gravier blond ; traversèrent la pelouse, pénétrèrent sous les arbres, et arrivèrent devant le pavillon où jadis Marie-Antoinette buvait du chocolat. Édouard et Jinny entrèrent, mais Jacob resta dehors, assis sur la poignée de sa canne. À leur retour :

« Eh bien ? » dit Cruttendon, souriant à Jacob.

Jinny attendit ; Édouard attendit ; tous deux regardaient Jacob.

« Eh bien ? » dit celui-ci en souriant, les mains appuyées sur sa canne.

« On s’en va », décida-t-il. Et il partit. Toujours souriants, les deux autres le suivirent.

 

Ils entrèrent alors dans une petite crémerie du voisinage, où des consommateurs prenaient du café, regardaient passer les militaires, faisaient tomber d’un air rêveur leur cendre dans les cendriers.

« Mais Ted est tout différent de l’idée que vous vous en faites, dit Jinny, croisant les mains au-dessus de son verre. Quand il parle ainsi, je ne crois pas que vous sachiez réellement ce qu’il pense. Moi, je le sais, dit-elle en regardant Jacob. Et il y a des moments où je me tuerais ! Il reste parfois couché dans son lit la journée entière – couché, simplement. Mais je ne veux pas de vous sur cette table ! » s’écria-t-elle, frappant dans ses mains.

Des pigeons gonflés, irisés, se dandinaient autour d’eux, à la terrasse du petit café.

« Regardez ce chapeau de femme, dit Cruttendon. Où vont-elles chercher des idées pareilles ?… Non, Flanders, non, je ne crois pas que je pourrais mener votre genre de vie. Je veux dire… descendre chaque jour cette rue qui passe devant le British – comment s’appelle-t-elle, déjà ? Toujours et partout la même chose – ces grosses femmes – cet agent planté au milieu de la chaussée, fixe comme s’il allait avoir une attaque…

– Tout le monde leur donne à manger, dit Jinny, chassant les pigeons. Pauvres bêtes, elles sont stupides !

– Mon Dieu, dit Jacob, tout de même… Il tira une bouffée de sa cigarette. Tout de même, à Londres, il y a Saint-Paul.

– Je voulais dire, aller tous les jours au bureau, dit Cruttendon.

– Le diable m’emporte… lança Jacob.

– Son opinion ne compte pas, dit Jinny. Tu ne comptes pas. Tu es fou. Enfin, je veux dire… tu ne penses qu’à ta peinture.

– Oui, c’est vrai. Je ne peux pas m’en empêcher. Dites donc, croyez-vous qu’il va céder sur la question de la pairie, le roi Georges ?

– Il y sera fichtre bien forcé.

– Tu vois, dit Jinny. Il est au courant, lui, Flanders.

– Moi aussi, j’y serais, si je pouvais, dit Cruttendon ; mais tout bêtement, je ne peux pas.

– Moi, je crois que je m’y mettrais, dit Jinny. Seulement, les gens informés sont tous des raseurs. En Angleterre, veux-je dire. Ils ne parlent que de ça. Même des personnes comme ma mère.

– Voyons, si je venais vivre ici ?… dit Jacob. Quelle est ma part, dans les frais, Cruttendon ? Ah ! très bien. Comme vous voudrez. Ces bêtes d’oiseaux, dès qu’on désire leur présence, les voilà partis ! »

 

Finalement, sous les lampes à arc de la gare des Invalides, par un de ces singuliers changements qui sont si discrets, mais si sensibles, qui peuvent faire souffrir ou laisser indifférent, mais qui généralement infligent un réel malaise, Jinny et Cruttendon se rapprochèrent. Jacob resta isolé. L’heure de se séparer était venue. Il y avait quelque chose à dire. Rien ne fut dit. Un employé fit passer un chariot si près de Jacob qu’il faillit lui érafler la jambe. Quand le jeune homme eut repris l’équilibre, ses deux compagnons étaient déjà loin, disparaissaient à un tournant ; non sans un dernier regard de Jinny, et un geste d’adieu de Cruttendon, qui s’évanouit comme un génie qu’il était.

 

Oui, Mrs Flanders ignora tout cela, bien que Jacob, on peut le dire sans crainte, fût persuadé que rien au monde n’était plus important, et considérât Cruttendon et Jinny comme les personnages les plus remarquables qu’il eût jamais rencontrés – étant naturellement hors d’état de prévoir que par la suite Cruttendon se mettrait à peindre des vergers ; et par conséquent à habiter le Kent ; et qu’il en aurait soupé, des fleurs de pommier – aurait-on pu croire – lorsque sa femme, en l’honneur de qui il était venu se fixer à la campagne, l’aurait quitté pour un romancier. Mais non, Cruttendon continua de peindre des arbres en fleurs, dans une solitude farouche. Quant à Jinny Carslake, après une aventure avec Le Fouru, peintre américain, elle fréquenta des sages hindous ; et maintenant on la rencontre dans des pensions de famille italiennes, réchauffant dans son sein une petite boîte remplie de vulgaires cailloux ramassés sur la route. Mais lorsqu’on les regarde attentivement, dit-elle, la multiplicité se change en unité, ce qui est en quelque sorte le secret de la vie. Cela ne l’empêche pas, du reste, de surveiller du coin de l’œil le macaroni quand il fait le tour de la table ; et parfois, les nuits de printemps, de faire les plus étranges confidences à de jeunes Anglais effarouchés.

Jacob n’avait pas le désir de rien cacher à sa mère. Son silence ne provenait que de ce qu’il était, vis-à-vis de lui-même, incapable de justifier son extraordinaire enthousiasme. Quant à le mettre en noir sur blanc…

 

« Comme elles lui ressemblent, ses lettres ! dit Mrs Jarvis en repliant la missive de Jacob.

– J’ai vraiment l’impression qu’il passe… dit Mrs Flanders – et elle s’interrompit, car elle était en train de tailler une robe, et le patron avait besoin d’être redressé… qu’il passe très agréablement son temps. »

Mrs Jarvis pensait à Paris. Derrière elle, la fenêtre était ouverte, car la nuit était tiède ; calme et tiède ; une de ces nuits calmes où la lune semble emmitouflée ; et où les pommiers sont absolument immobiles.

« Je n’ai jamais plaint les morts », dit-elle, déplaçant le coussin qu’elle avait dans le dos, et croisant les mains derrière sa tête. Betty Flanders n’entendit pas ; car ses ciseaux faisaient beaucoup de bruit contre le bois de la table.

« Ils reposent, dit Mrs Jarvis. Et nous, nous passons nos jours à faire sans savoir pourquoi des choses absurdes, inutiles. »

Dans le village, Mrs Jarvis n’était pas aimée.

« Vous n’allez jamais vous promener, à cette heure-ci ? demanda-t-elle à Mrs Flanders.

– Il fait extraordinairement doux, ce soir, c’est vrai », dit Mrs Flanders.

Depuis des années elle n’avait pas une fois ouvert la porte du jardin après le dîner, pour monter la pente de Dods Hill.

« L’herbe est absolument sèche, dit Mrs Jarvis, lorsque, après avoir refermé cette porte, elles marchèrent sur le gazon.

– Je n’irai pas bien loin, dit Betty Flanders. Oui, Jacob quittera Paris mercredi.

– De vos trois fils, il a toujours été mon préféré, dit Mrs Jarvis.

– Maintenant, ma chère, je m’arrête, cela me suffit », dit Mrs Flanders. Elles étaient montées, dans l’obscurité, jusqu’au camp romain.

À leurs pieds s’élevait le rempart – l’enceinte circulaire aplanie par le temps qui entourait la forteresse – ou la sépulture. Combien d’aiguilles à repriser Betty n’avait-elle pas perdues, dans cet endroit ! Sans compter sa broche en grenats.

« Il fait parfois beaucoup moins sombre qu’aujourd’hui », dit Mrs Jarvis, debout sur la crête du mur.

Le ciel était sans nuages, et pourtant de la brume s’étalait sur la mer, ainsi que sur la lande. Les lumières de Scarborough étincelaient, comme le collier de diamants d’une femme qui ne cesserait de tourner la tête.

« Quelle tranquillité ! » dit Mrs Jarvis.

Du bout du pied, Mrs Flanders éraillait le gazon, pensant à sa broche. Mrs Jarvis avait, ce soir, du mal à penser à elle-même. Tout était si calme ! Pas de vent ; rien de ce qui court, vole, s’enfuit. Des ombres opaques planaient sur la lande argentée. Les touffes d’ajoncs demeuraient dans une immobilité absolue. Et les pensées de Mrs Jarvis ne se tournaient pas non plus vers Dieu. L’église, bien entendu, était là, derrière elle. L’horloge du clocher sonna dix heures. Les coups parvenaient-ils jusqu’aux touffes d’ajoncs, le buisson d’aubépine entendait-il ?

Mrs Flanders s’était baissée pour ramasser un petit caillou. On fait parfois des trouvailles, dans la lande, pensa Mrs Jarvis. Mais avec ce clair de lune voilé, il était impossible de rien distinguer, si ce n’est des ossements ou des morceaux de craie.

« Jacob l’avait achetée avec son argent, murmurait Mrs Flanders ; et moi, il a fallu que j’amène ici Mr Parker, pour contempler la vue : c’est à ce moment-là qu’elle a dû tomber ! »

Tressaillaient-ils, les ossements ? vibraient-elles, les épées rouillées ? La broche à vingt-cinq sous de Mrs Flanders était-elle à jamais enfouie parmi ces reliques accumulées ? et si tous les fantômes, rassemblés en troupeau, avaient frôlé de leur épaule l’épaule de Mrs Flanders, n’aurait-elle pas semblé parfaitement à sa place, cette matrone anglaise bien vivante, en train de prendre de l’embonpoint ?

L’horloge sonna le quart.

Les frêles ondes sonores s’éparpillaient parmi l’ajonc rude et l’aubépine, lorsque la cloche de l’église divisait ainsi le temps par quarts d’heure.

Sans mouvement et sans réponse, à moins que le frémissement d’une feuille de ronce n’en fût une, la lande aux vastes ondulations accueillait la nouvelle que depuis quinze minutes, l’heure était dépassée.

D’ailleurs, même dans cette pénombre, on pouvait encore, sur les tombes, déchiffrer les inscriptions, les brèves formules qui disaient : « Je suis Bertha Ruck » – « Je suis Tom Gage », avec la date de leur mort, et une citation du Nouveau Testament, appropriée, fière, emphatique ou consolante.

La lande acceptait tout cela.

Le clair de lune tombe, comme une page pâle, sur le mur de l’église, éclairant la famille agenouillée dans sa niche, ainsi que la plaque érigée, en 1780, à ce squire de la paroisse qui secourait les pauvres et croyait en Dieu – telle est l’inscription, savamment rythmée, qui se déroule le long du marbre, comme pour s’imposer au temps et à l’espace.

Et parfois un renard se glisse hors du fourré d’ajoncs.

Souvent, même la nuit, l’église semble pleine. Les bancs sont usés et luisants, et les surplis à leur place, et les recueils d’hymnes dans leurs casiers. On croirait un vaisseau, avec tout l’équipage à bord. La charpente se distend pour contenir vivants et morts, les laboureurs, les charpentiers, les élégants chasseurs de renards, et les fermiers imprégnés de boue et d’eau-de-vie. Leurs voix s’unissent pour prononcer les mots définitifs qui séparent à jamais du temps la lande aux vastes ondulations. Par les fenêtres sortent lentement les cris de douleur : la confiance en Dieu et la tristesse élégiaque ; le désespoir et le triomphe, mais avant tout la sagesse et une sereine philosophie. Et cela, depuis cinq cents ans.

Pourtant, comme le disait tout à l’heure Mrs Jarvis : « Quel calme ! quelle tranquillité ! » Calme à midi, sauf quand la chasse passe ; calme à la fin du jour, sauf les moutons errants ; calme le soir ; la lande est parfaitement calme.

Une broche en grenats est perdue dans l’herbe. Un renard chemine furtivement. Une feuille tourne sur sa tige. Mrs Jarvis, qui a cinquante ans, se repose dans le camp romain par un clair de lune voilé.

« … et vous savez, dit Mrs Flanders en se redressant, il ne m’intéressait pas du tout, Mr Parker.

– Ni moi non plus », dit Mrs Jarvis. Et elles reprennent le chemin de la maison.

Mais pour un peu de temps encore, leurs voix continuent de flotter au-dessus du camp. Le clair de lune n’abolit rien. La lande admet tout. Les squelettes romains y sont bien gardés. Les aiguilles à repriser de Mrs Flanders et sa broche, aussi ; et parfois au milieu du jour, en plein soleil, la lande a l’air de veiller, comme une gardienne attentive, sur ces humbles trésors. Mais à minuit, lorsque personne ne parle, lorsque nul galop ne se fait entendre, lorsque l’aubépine ne bouge pas, pourquoi poser des questions, demander : « Qu’est-ce que ceci ? à quoi bon cela ? » Ce serait ridicule.

L’horloge, cependant, sonne douze coups.

12

L’eau tombait, comme du plomb fondu, comme une chaîne composée d’épais chaînons d’argent, du haut d’une corniche rocheuse. Le train contournait à toute vapeur le flanc escarpé d’une verte prairie ; et Jacob voyait des champs de tulipes multicolores, et il entendit un oiseau chanter : c’était l’Italie.

Une auto remplie d’officiers italiens filait le long de la route plate, et soulevant la poussière derrière elle, luttait de vitesse avec le train. Les arbres étaient reliés entre eux par des cordons de vignes – comme au temps de Virgile. Une gare : toute pleine d’adieux tumultueux, de femmes en hautes bottines jaunes et d’étranges garçons en chaussettes à raies transversales. Elles ont essaimé dans la plaine lombarde, les abeilles des Géorgiques ; et cet enlacement de la vigne aux ormeaux, c’est bien une coutume de l’antiquité. Au-dessus de Milan planaient des faucons ; leurs ailes coupantes, mordorées, traçaient des arabesques dans l’air.

Ces compartiments italiens deviennent d’une chaleur étouffante, sous le soleil de l’après-midi ; et avant que la locomotive soit parvenue à hisser les wagons jusqu’en haut de la rampe qui mène au défilé, il y a pas mal de chances pour que les chaînes d’attelage soient rompues. Le train monte, monte, grimpe comme un train vu sur l’écran. Tous les sommets sont ornés d’arbres au dur profil, et de surprenants villages blancs se pressent sur les plates-formes rocheuses. Il y a toujours au point culminant une tour blanche, et des toits frangés de rose, dominant le vide. Ce n’est point un pays fait pour qu’on s’y promène, après le thé. La meilleure raison, c’est qu’il n’y a pas d’herbe, que tout le versant d’une colline sera toujours couvert d’une plantation d’oliviers. Dès avril, la terre s’agglomère en poussière autour de leurs souches. Et l’on ne rencontre ici ni échaliers, ni sentiers, ni chemins où s’entremêle le réseau des ombres, ni auberge du XVIIIe siècle, avec des fenêtres en saillie, où l’on puisse manger des œufs et du jambon. Ah ! non. L’Italie n’est qu’inhumanité, nudité, absence de mystère, et prêtres qui traînent les pieds le long des routes. Ce qui paraît surprenant aussi, c’est de n’être jamais loin d’une villa.

Cependant, voyager par ses propres moyens, avec une centaine de livres devant soi, c’est quelque chose. Et, pensait Jacob, si l’argent vient à manquer – comme c’est possible – on peut toujours aller à pied. On peut vivre de pain et de vin – de vin contenu dans des fiasques – se disait-il ; d’autant plus qu’au retour de Grèce, il était décidé à bâcler Rome. La civilisation romaine est de qualité inférieure, cela ne fait aucun doute… bien que Bonamy dise, sur ce sujet, un tas de bêtises. « Tu devrais visiter la Grèce », voilà ce qu’il allait dire à Bonamy à son retour. « Devant le Parthénon… » lui dirait-il encore : ou bien : « Les ruines du Colisée inspirent des réflexions vraiment sublimes. » Il développerait cela dans ses lettres, et ce pourrait être le point de départ d’un essai sur la civilisation. D’une comparaison entre les anciens et les modernes, avec quelques pointes à l’adresse de Mr Asquith – un peu dans le style de Gibbon.

Un monsieur corpulent se hisse, non sans peine, dans la voiture ; vêtements poudreux, avachis, gilet traversé de chaînes d’or. Jacob, avec le regret de n’être pas de race latine, se tourne vers la fenêtre.

Il est curieux de se dire qu’il suffit de voyager deux jours et deux nuits pour être en pleine Italie. À l’improviste, des villas surgissent entre les oliviers ; le jardinier arrose des cactus. Des victorias noires franchissent des portails monumentaux, ornés d’écussons de plâtre. Vision fugitive à la fois et extraordinairement intime, pour des yeux étrangers. Ce sommet désert où personne ne passe, il est devant moi, je le vois, moi qui si récemment descendais Piccadilly en omnibus. Mais ce que j’aimerais par-dessus tout, ce serait de parcourir la campagne, de m’y arrêter pour entendre le chant des cigales, et de prendre dans mes mains un peu de terre – de cette terre qui est italienne, comme aussi la poussière de mes souliers.

Toute la nuit, Jacob entendit crier dans les gares des noms inconnus. Le train s’arrêtait, et tout près de là, on entendait coasser les grenouilles ; et en écartant légèrement le rideau, on découvrait avec surprise un vaste marais blanc sous la lune. Tout le compartiment était plein de fumée ; elle flottait autour du globe voilé d’un rideau vert. L’Italien, étendu, ronflait, déchaussé, le gilet déboutonné… Et toute cette histoire de voyage en Grèce inspirait à Jacob un dégoût insurmontable – descendre seul à l’hôtel, visiter des monuments – il aurait bien mieux fait d’aller en Cornouailles avec Jinny…

« Ouh-h-h-h-h ! » gémit Jacob, lorsque l’obscurité céda lentement la place au jour. Mais à ce moment le gros Italien, obèse, hirsute, le plastron fripé, se planta devant lui, étendit la main et se haussa pour prendre quelque chose dans sa valise ; ensuite il ouvrit la porte, et alla se faire la barbe.

Jacob à son tour se redressa, et aperçut un maigre chasseur du pays, armé d’un fusil, qui s’avançait sur la route dans la lumière matinale – et brusquement dans sa pensée surgit l’image du Parthénon.

« Fichtre ! mais nous devons être presque arrivés ! » dit-il ; et il mit la tête à la portière, et reçut l’air frais en plein visage.

 

Il est vraiment exaspérant de constater que vingt personnes de notre connaissance seraient capables de dire ex abrupto quelque chose d’intéressant à propos d’un voyage en Grèce, et de sentir on ne sait quoi intercepter en nous toute espèce de sensations. Ainsi, par exemple, Jacob, une fois sa toilette faite dans un hôtel de Patras, avait suivi pendant un mille ou deux la ligne du tramway ; il l’avait également suivie, pendant un mille ou deux, en sens inverse. Il avait rencontré plusieurs troupeaux de dindes et plusieurs files d’ânes ; passé sur une place qui empestait le fromage ; et c’est avec plaisir qu’enfin il s’était retrouvé juste devant l’hôtel. Un vieil exemplaire du Daily Mail traînait parmi les tasses de café ; il s’était hâté de le lire. Mais après dîner, que faire ?

Sans doute serions-nous, à tout prendre, dans une situation bien pire, sans notre extraordinaire faculté d’illusion. Quand nous avons, vers l’âge de douze ans, renoncé aux poupées et cassé notre locomotive mécanique, il arrive alors que la France, mais bien plus vraisemblablement l’Italie, et l’Inde presque certainement, séduisent notre imagination inoccupée. La tante de tel ou tel a été à Rome ; et tout le monde a bien un oncle qui résidait à Rangoon – le pauvre homme ! – la dernière fois qu’on a entendu parler de lui.

Mais les véritables responsables du mythe grec, ce sont les gouvernantes, les institutrices. Regardez cette tête (disent-elles). Admirez ce nez, droit comme une flèche, cette bouche, ces cheveux bouclés, ces sourcils – toutes les caractéristiques de la beauté virile… et voyez les lignes de la jambe, et celles du bras, qui indiquent un parfait développement corporel – car les Grecs attachaient autant d’importance au corps qu’au visage. Les Grecs, capables de peindre des fruits avec tant de ressemblance que les oiseaux venaient becqueter leurs toiles ! On débute par Xénophon ; on continue par Euripide. Le jour vient – Dieu ! quel heureux jour ! – où tout ce qui nous a été dit semble prendre une signification : « l’âme grecque » ; les Grecs par-ci, les Grecs par-là ; ceci, cela, autre chose ; bien qu’il soit absurde, en réalité, de prétendre qu’un seul poète grec approche de Shakespeare. N’importe, la vérité, c’est que nous sommes pétris d’illusions.

Le Daily Mail tout fripé dans la main, Jacob, les jambes allongées, parfaite image de l’ennui, pensait certainement à peu près cela.

« Mais c’est ainsi qu’on nous forme l’esprit », conclut-il. Et cela lui parut complètement odieux. Une chose à laquelle il faudrait porter remède. Bref, d’une légère dépression, il passa dans l’état d’esprit d’un condamné : en effet, dans une réunion, Clara Durrant l’avait plaqué pour un Américain nommé Pilchar. Et lui, il était parti pour la Grèce, afin de s’éloigner d’elle. Elles mettent des robes décolletées, elles ne disent que des inepties – et quelles inepties bon Dieu ! Il tendit la main vers le Globe Trotter, une revue internationale servie gratuitement aux hôteliers.

 

En dépit de sa misérable condition actuelle, la Grèce moderne est très, très avancée en ce qui concerne les trams électriques ; si bien que du salon de l’hôtel, Jacob les entendait passer sous ses fenêtres, avec un bruit de ferraille, et carillonner, sonner : sonner, sonner impérieusement, pour écarter les ânes d’entre les rails, ainsi qu’une vieille femme obstinée à ne pas bouger : c’était la condamnation définitive de la civilisation.

Le garçon d’hôtel, Aristote, était indifférent à cela comme au reste. Malpropre, et s’intéressant comme à une proie à la personne de l’unique client installé pour le moment dans l’antique fauteuil, il entra dans la salle avec ostentation, remit un objet en place, en redressa un autre, et reconnut Jacob.

« Vous me réveillerez de bonne heure demain matin, dit Jacob. Je vais à Olympie. »

Cette noire tristesse, cet abandon aux eaux sombres qui clapotent autour de nous, c’est une invention moderne. Peut-être est-ce, comme le dit Cruttendon, la conséquence du manque de foi. Nos pères, à tout le moins, croyaient avoir quelque chose à détruire. « Quant à cela, nous aussi », pensa Jacob, froissant dans sa main le Daily Mail. Et il se promit que plus tard, il entrerait au Parlement, prononcerait d’éloquents discours – mais à quoi servent les discours, du moment qu’on s’abandonne, si peu que ce soit, aux sombres eaux ? En vérité, le flux et le reflux du bonheur et du malheur, dans nos veines, n’a jamais reçu d’explication ; que la cause véritable en soit, d’une part, le souci des convenances et l’obligation de se mettre en habit pour aller en soirée ; et d’autre part, les taudis misérables qui abondent autour de Gray’s Inn, toutes choses également solides, indestructibles et absurdes, Jacob en était persuadé. Mais alors, c’est toute la question de l’Empire qui se posait et l’embarrassait, lui qui n’était nullement disposé à accorder le Home Rule à l’Irlande. Qu’est-ce que le Daily Mail disait à ce sujet ?

 

Car c’est pour devenir un homme qu’il avait grandi ; et bientôt, il allait se voir plongé au milieu des choses réelles – comme le constatait, en vérité, la femme de chambre qui, là-haut, vidait sa cuvette, maniait ses clefs, ses boutons de chemise, ses crayons et les flacons de comprimés divers épars sur sa table de toilette.

Qu’il fût un homme, à présent, c’était un fait ; Florinda le savait comme elle savait tout, d’instinct.

Et Betty Flanders elle-même commençait à s’en douter, en lisant, timbrée de Milan, la lettre de son fils. « Il ne me dit rien, absolument rien de ce que je voudrais savoir », confiait-elle d’un ton plaintif à Mrs Jarvis. Et ces pages la laissaient rêveuse.

Fanny Elmer aussi, en avait conscience, de ce qu’était à présent Jacob, et conscience jusqu’au désespoir. À son retour, quand il viendrait la voir, il prendrait tout à coup sa canne et son chapeau – elle le savait – et il irait se planter devant la fenêtre, d’un air totalement absent et des plus rébarbatifs.

« Au revoir, dirait-il, je vais chez Bonamy, le taper d’un dîner. »

« Il me restera toujours la ressource de me jeter dans la Tamise », s’écria Fanny, en passant très vite devant l’Hospice des Enfants trouvés.

 

« Il ne mérite aucune confiance, ce Daily Mail ! » dit Jacob, cherchant autour de lui quelque autre chose à lire. Et il soupira une fois de plus, car il était, en vérité, si profondément triste qu’il fallait que la tristesse fût logée en lui, pour lui obscurcir ainsi l’âme à tout instant – chose étonnante chez un garçon si disposé à jouir de tout, pas trop enclin à l’analyse, mais, il faut le dire, terriblement romanesque. Voilà ce que pensait Bonamy, tout là-bas, à Lincoln’s Inn.

« Il va faire quelque sottise, pensait-il. S’amouracher de quelque Grecque au nez rectiligne. »

C’est à Bonamy que Jacob avait écrit de Patras – à Bonamy aussi incapable de s’attacher à une femme que de lire un sot livre.

En somme, il y a peu de bons livres, car on ne saurait compter comme tels des traités d’histoire diffus, des récits de voyage à la découverte des sources du Nil, sur un chariot traîné par des mules, ou des romans interminables.

J’aime les livres dont la force se rassemble en une page ou deux. J’aime les phrases qui ne bougeraient pas quand même une armée les traverserait. J’aime que les mots soient durs – telles étaient les opinions de Bonamy, et elles lui valaient l’hostilité de tous ceux dont le goût se tourne uniquement vers la fraîcheur matinale ; l’hostilité de ceux qui ouvrent la fenêtre pour regarder les coquelicots éparpillés en plein soleil, et ne peuvent retenir des cris de ravissement devant l’étonnante fécondité de la littérature anglaise. Ce n’était nullement le genre de Bonamy. Que ses goûts littéraires affligeassent ses amis, et le rendissent, lui, peu communicatif, et difficile à satisfaire, et seulement tout à fait à l’aise avec un ou deux jeunes gens qui pensaient comme lui – voilà ce qu’on avait à lui reprocher.

Toutefois, Jacob Flanders ne partageait pas ses goûts – loin de là, soupira Bonamy, en posant sur la table les minces feuillets de papier, et en réfléchissant – non pour la première fois – à la nature de Jacob.

L’ennui, chez lui, c’était cette tendance romanesque. « Mais concurremment avec la bêtise qui l’engage dans de ridicules mésaventures, il y a en lui quelque chose… quelque chose… » Bonamy poussa un soupir, car il avait pour Jacob plus d’amitié que pour personne au monde.

 

Jacob se planta devant la fenêtre, les mains dans les poches. De cette fenêtre il voyait trois Grecs enjuponnés ; des mâts de vaisseaux ; des oisifs, ou des gens pressés, de la classe la plus humble, flânant ou allongeant le pas, formant des groupes et gesticulant. Ce n’était pas la certitude de leur indifférence qui était cause de sa tristesse ; celle-ci provenait d’une source plus profonde – la conviction qu’il n’était pas le seul à être seul, que c’est le sort commun. Le lendemain, toutefois, tandis que le train qui le menait à Olympie contournait la colline, les paysannes grecques étaient dans les vignes, ensemble ; dans les gares, des vieillards buvaient, tous ensemble, du vin doux. Et bien que Jacob restât triste, il ne s’était jamais douté – il découvrait seulement aujourd’hui – à quel point il est agréable d’être seul ; loin de l’Angleterre : ne dépendant que de soi, séparé de tout. Le long de la route d’Olympie, on est entouré de collines escarpées et nues : entre elles, la mer bleue se découpe en triangles. Un peu comme sur la côte de Cornouailles. Ma foi, marcher seul tout le jour, gagner ce sentier et le suivre entre les buissons – sont-ce des buissons, ou des taillis ? – jusqu’au sommet de cette montagne du haut de laquelle on découvre la moitié du monde connu des anciens… « Voyons, dit Jacob à haute voix, car il était seul dans son compartiment, voyons, consultons la carte. »

Qu’on le trouve bon ou mauvais, il n’y a pas à nier en nous la présence d’un cheval indompté ; qui galope avec excès ; tombe sur le sable, fourbu ; sent sous lui la terre tourner ; éprouve – c’est positif – un élan de tendresse pour l’herbe et les cailloux, comme si l’humanité ne comptait plus, comme si les hommes et les femmes pouvaient aller se faire pendre ailleurs – désir, il n’y a pas à le nier, qui s’empare de nous assez souvent.

 

L’air du soir agitait un peu les rideaux sales de la fenêtre, à l’hôtel d’Olympie.

« Je suis remplie d’amour pour toutes les créatures, se disait Mrs Wentworth Williams – principalement pour les pauvres gens, pour les paysans qui rentrent le soir courbés sous leur fardeau. En même temps tout est plein de douceur, et vague, et triste. Oh ! triste, triste… Mais tout a un sens », ajoutait Sandra Wentworth Williams, relevant un peu la tête ; et elle était belle, tragique, exaltée. « Tout a un sens, et il faut tout aimer. »

Elle tenait à la main un petit volume de format commode pour le voyage – des nouvelles de Tchékhov – et elle se tenait debout, vêtue de blanc et voilée, devant la fenêtre de l’hôtel, à Olympie.

Le soir était d’une beauté qui se confondait pour elle avec sa propre beauté. La destinée tragique de la Grèce, c’était celle des grandes âmes. Le compromis inévitable… Elle crut avoir fait une découverte. Elle noterait cela plus tard. Et se dirigeant vers la table où son mari était installé à lire, elle prit son menton dans ses mains, et se mit à penser aux paysans, à la souffrance, à sa propre beauté, au compromis inévitable… et à la façon d’exprimer tout cela. Et lorsque Evan Williams ferma son livre et le mit de côté pour faire place au potage que l’on apportait, il ne fit aucune réflexion, brutale, banale, ou sotte. Seuls ses yeux de chien policier, aux paupières tombantes, et ses lourdes joues blêmes, exprimaient sa mélancolique résignation, et sa conviction que forcé de vivre d’une façon prudente et circonspecte, il ne lui serait jamais possible d’atteindre un de ces buts qui seuls, il en était sûr, méritent d’être recherchés. Sa déférence d’époux était impeccable ; son silence, complet.

« Tout me paraît si plein de signification… » dit Sandra. Mais sa propre voix rompit le charme. Elle oublia les paysans. Seul survécut le sentiment de sa beauté ; et comme, heureusement, devant elle il y avait un miroir : « Je suis très belle », se dit-elle.

Elle inclina un peu son chapeau. Son mari la vit se regarder, et reconnut que la beauté a son importance : c’est un héritage que l’on ne peut pas laisser perdre. Mais en même temps c’est une barrière, et en réalité, c’est une plaie. Aussi mangea-t-il son potage les yeux tournés vers la fenêtre.

« Des cailles, dit languissamment Mrs Wentworth Williams. Et ensuite du chevreau, je pense. Et puis… »

« Et puis de la crème au caramel, probablement », dit son mari sur le même ton qu’elle, préparant déjà son cure-dents. Elle posa sa cuiller sur l’assiette, et on lui enleva son potage à moitié terminé. Elle ne faisait jamais rien sans y mettre de la dignité ; car elle avait ce type anglais, qui rappelle tellement le type grec – sauf que les villageois lui tirent leur chapeau et que le curé le révère : et que les premiers jardiniers et que les aides-jardiniers redressent respectueusement le dos, quand la châtelaine, le dimanche matin, descend de la vaste terrasse, et, accompagnée du Premier Ministre, voltige autour des vases de pierre pour se choisir une rose – toutes images, peut-être, qu’elle essaie d’oublier, en ce moment où son regard erre à travers la salle, cherchant la fenêtre où elle a laissé son livre, et où si peu d’instants auparavant, elle a fait la découverte – la découverte de quelque chose de très profond sur l’amour du prochain, sur la tristesse, sur les paysans.

Mais le soupir, ce fut son mari qui le poussa ; pas un soupir de désespoir, ni même de révolte. Mais comme il était par nature le plus ambitieux des hommes, et par tempérament le plus paresseux, il n’avait jamais abouti à rien ; il connaissait sur le bout du doigt l’histoire politique de l’Angleterre, et comme il avait vécu dans l’intimité de Chatham, Pitt, Burke et Charles James Fox, il ne pouvait pas s’empêcher d’établir une comparaison entre eux et lui, son temps et le leur. « Et pourtant, disait-il souvent en soupirant profondément, jamais, à aucune époque, on n’a eu plus besoin de grands hommes. » Que faisait-il donc, lui, à Olympie, en train de se curer les dents, à l’auberge ? Il avait fini. Mais l’œil de Sandra restait rêveur.

« Ces melons sont sûrement mauvais pour la santé », dit-il d’un air sombre. Juste à ce moment la porte s’ouvrit, et un jeune homme en complet gris à carreaux entra.

« Superbes, mais bien indigestes ! » dit Sandra, qui s’empressait d’adresser la parole à son mari dès qu’un tiers était présent.

Tiens, un jeune Anglais en voyage ! pensa-t-elle.

Evan ne le savait que trop.

Oui, il n’était que trop instruit ; et il admirait Sandra. Des aventures, pensait-il, mais c’est charmant ! Lui, que ce fût à cause de sa taille médiocre (pourtant Napoléon, ne l’oublions pas, n’avait que cinq pieds quatre pouces) ou à cause de sa corpulence, ou de son inaptitude à imposer sa personnalité (et pourtant jamais les grands hommes n’ont été plus nécessaires qu’aujourd’hui, soupirait-il), lui, il n’avait rien à espérer. Rien à faire. Il jeta son cigare, s’approcha de Jacob, et lui demanda, avec une sorte de simplicité qui plut au jeune homme, s’il arrivait directement d’Angleterre.

« Voilà qui est bien anglais ! » dit Sandra en riant, lorsque le garçon lui raconta, le lendemain matin, que le jeune monsieur était parti à cinq heures pour faire l’ascension de la montagne. « Je suis sûre qu’il vous a demandé un bain ? » ajouta-t-elle. À quoi le garçon répondit en secouant la tête, et en disant qu’il allait s’informer près du gérant. « Vous ne comprenez pas, dit Sandra, mais ça n’a pas d’importance. »

 

Étendu au sommet du mont, dans une solitude absolue, Jacob éprouvait une immense satisfaction. Jamais de sa vie, peut-être, il n’avait été si heureux.

Mais le soir, à dîner, Mr Williams lui proposa le journal ; ensuite (tandis qu’ils faisaient ensemble les cent pas sur la terrasse, en fumant – car comment refuser le cigare de cet homme ?) Mrs Williams lui demanda s’il avait vu le théâtre au clair de lune ; s’il connaissait Everard Sherbon ; s’il lisait couramment le grec (Evan se leva silencieusement, et rentra) : et, dans le cas où il aurait à sacrifier soit la littérature française, soit la russe, laquelle il préférerait ?

« Et maintenant, écrivit Jacob dans sa lettre à Bonamy, il va falloir que je lise son sacré bouquin » – son Tchékhov, voulait-il dire : car elle le lui avait prêté.

 

Bien que cette opinion soit peu répandue, il paraît assez probable que les lieux dénudés, les champs trop caillouteux pour être cultivés, les flots verts et tumultueux qui séparent l’Angleterre de l’Amérique, sont plus sains pour nous que les villes.

Quelque chose en nous d’absolu méprise les conventions. C’est ce quelque chose qui est irrité et dénaturé par la vie sociale. Les gens se rassemblent dans un salon. « Que je suis charmé de vous voir ! » dit l’un ; et c’est un mensonge. Puis : « À présent, je préfère le printemps à l’automne ; c’est ce qui arrive, je crois, quand on commence à vieillir. » Car les femmes, toujours, toujours, toujours, parlent de leurs sentiments : et lorsqu’elles disent : « quand on commence à vieillir », elles s’attendent à une réponse qui n’a rien à voir avec la question.

Jacob s’assit, pour se reposer, dans une ancienne carrière, d’où les Grecs avaient extrait le marbre nécessaire à la construction du théâtre. C’est, en effet, une dure entreprise, que d’escalader en plein jour une montagne de l’Hellade. Les cyclamens pourpres étaient en fleur ; les petites tortues clopinaient de touffe d’herbe en touffe d’herbe ; l’air avait un parfum puissant, et tout à coup plein de douceur, et le soleil, frappant sur des éclats de marbre, était aveuglant. Calme, dominateur, un peu mélancolique, et plein d’un auguste ennui, Jacob trônait, fumant sa pipe.

Bonamy aurait déclaré que c’était là, justement, la cause de son souci – cette habitude qu’avait Jacob de broyer du noir, de se donner des airs de pêcheur en chômage, ou d’amiral anglais en retraite. Impossible, impossible de rien lui faire comprendre, dans ces moments-là. Mieux valait le laisser tranquille. Il était assommant. Et même, parfois, désagréable.

Le lendemain, Jacob sortit de bonne heure, et alla voir la sculpture, son Baedeker en main.

Sandra Wentworth Williams, parcourant le monde avant déjeuner, à la recherche d’une aventure ou d’un point de vue, entièrement vêtue de blanc, pas très grande, mais droite comme un I – Sandra Williams aperçut tout à coup la tête de Jacob, exactement sur le même plan que celle de l’Hermès de Praxitèle. La comparaison était toute en faveur du jeune Anglais. Mais avant qu’elle pût placer un mot, Jacob était déjà sorti du Musée.

D’ordinaire, une femme élégante voyage avec plus d’une robe, et si le blanc convient aux heures matinales, peut-être qu’un costume de teinte sable semé de pois violets, un chapeau noir, et un volume de Balzac, conviennent pour la soirée. C’est ainsi que Sandra était équipée lorsque rentra Jacob. Elle était très belle. Les mains jointes d’un air pensif, écoutant parler son mari, elle semblait voir les paysans qui revenaient avec des branchages sur le dos ; semblait remarquer que la colline passait du bleu au noir ; semblait faire la différence entre le faux et le vrai. C’était l’impression de Jacob, qui croisa subitement les jambes, en constatant à quel point son pantalon était défraîchi.

« Il a tout de même l’air bien distingué », décida Sandra.

Et Williams, étalé dans un fauteuil avec un journal sur les genoux, les enviait tous les deux. Lui, ce qu’il aurait de mieux à faire, ce serait de publier, chez Macmillan, sa monographie sur la politique étrangère de Chatham. Mais que diable venait faire en lui ce sentiment malsain, nauséabond, qui l’envahissait tout entier ? cette agitation, cet emportement, cette fièvre – la jalousie ! la jalousie ! la jalousie… qu’il s’était juré de ne plus jamais ressentir.

« Venez avec nous à Corinthe, Flanders », dit-il avec plus d’énergie que d’habitude, en s’approchant de Jacob. La réponse le soulagea, ou plutôt il fut soulagé par la manière ferme, directe, bien que timide, dont le jeune homme lui dit qu’il serait enchanté de les accompagner.

Voilà un garçon, pensa Williams, qui est fait pour réussir en politique.

 

« Je suis décidé, tant que je vivrai, à retourner chaque année en Grèce, écrivit Jacob, le même soir, à Bonamy. C’est la seule chance que j’entrevoie de me défendre contre la civilisation. »

« Dieu sait ce qu’il entend par là ! » soupira Bonamy. Comme lui-même ne disait jamais les choses par à-peu-près, les propos obscurs de Jacob lui inspiraient de la méfiance, lui faisaient une sorte d’effet, à lui qui était uniquement pour le défini, le concret, le rationnel.

 

Impossible d’imaginer récit plus simplement fait que celui de Sandra, redescendant vers Corinthe en suivant l’étroit sentier, tandis que Jacob, à côté d’elle, marchait sur un sol plus rude. Elle avait perdu sa mère à l’âge de quatre ans ; et le parc du château était immense. « On aurait cru n’en pouvoir jamais sortir », dit-elle en riant. Il y avait bien la bibliothèque, avec ce bon Mr Jones et ses leçons de choses. « Mais il m’arrivait souvent de rester à la cuisine, sur les genoux du maître d’hôtel », ajouta-t-elle en riant toujours, mais d’un rire mélancolique.

Jacob pensait que s’il avait été présent, il serait venu à son secours ; car elle avait dû courir de grands dangers. Et en lui-même il se disait : « Bien des gens ne comprendraient pas qu’une femme raconte ces choses-là. »

Elle attachait peu d’importance aux difficultés du chemin, et Jacob remarqua qu’elle portait des culottes, sous sa jupe courte.

« Voilà ce que ne feraient pas des personnes comme Fanny Elmer, pensa-t-il. Ou comme cette… Carslake, dont je ne me rappelle plus le petit nom… elles ont pourtant la prétention… »

Mrs Williams parlait en toute simplicité. Et lui, Jacob, était surpris de sa propre connaissance des règles du savoir-vivre, de voir combien on peut dire plus de choses qu’on n’en avait l’intention ; à quel point on peut être confiant envers une femme ; et comme il se connaissait peu lui-même avant aujourd’hui.

Evan vint au-devant d’eux sur la route ; et pendant que la voiture montait et descendait les côtes (car la terre de Grèce est accidentée, bien qu’étonnamment pure de lignes : une terre sans arbres, où l’on voit le sol entre les brins d’herbe, où chaque colline nettement modelée, découpée, se profile généralement sur des eaux bleues, d’un bleu sombre, étincelantes, semées d’îles pâles qui flottent à l’horizon ; de loin en loin, un bouquet de palmiers, au creux d’un vallon ponctué de chèvres noires et de petits oliviers ronds, et creusé parfois d’excavations blanches, qui s’entrecoupent et rayonnent en tous sens…). Donc, pendant que la voiture montait et descendait les côtes, Evan, dans son coin, fronçait le sourcil ; sa main, telle une griffe de tigre, était si fortement repliée sur elle-même que la peau se tendait aux jointures des doigts, et que les poils, sur les phalanges, se hérissaient. Sandra lui faisait vis-à-vis, altière comme une victoire qui se prépare à prendre son vol.

Pas de cœur ! pensa Evan (et c’était faux).

Pas de cervelle ! jugea-t-il (et ce n’était pas vrai non plus).

« Enfin !… » Il enviait sa femme.

Quand vint l’heure du coucher, Jacob, devant son papier à lettres, ne sut que dire à Bonamy. Pourtant il avait vu Salamine, Marathon dans la distance. Mais non… ce brave Bonamy ! Impossible de lui écrire. C’était bizarre.

 

« J’irai tout de même à Athènes », résolut-il d’un air farouche, nonobstant l’hameçon qui le tiraillait.

Les Williams avaient déjà visité Athènes.

 

Athènes peut encore surprendre un jeune homme, comme le plus étrange des composés, le plus incongru des assemblages. Tantôt c’est une simple bourgade, tantôt la ville éternelle. Tantôt des bijoux importés, de la pure camelote, s’étalent sur des cadres de peluche. Tantôt la Femme, dans sa majesté, apparaît nue, sauf une draperie flottante à partir du genou. Le visiteur ne peut donner aucune forme à ses impressions, tandis que par une journée brûlante, il se promène sur le Boulevard de Paris, et se range précipitamment pour faire place au landau royal, incroyablement délabré, qui roule avec fracas le long de la chaussée inégale, salué par les citoyens des deux sexes, en chapeau melon, ou en toilettes bon marché d’un genre bien parisien ; ce qui n’empêche pas qu’un berger en jupon, bonnet phrygien et houseaux, fasse passer son troupeau de chèvres presque sous les roues royales, ni l’Acropole de surgir, et de dominer la ville, comme une large vague immobile où seraient solidement plantées les colonnes jaunies du Parthénon.

Ces colonnes dorées, fortement plantées sur l’Acropole, sont à toute heure visibles ; bien qu’au coucher du soleil, à l’heure où les vaisseaux du Pirée tirent leurs salves, on entende sonner une cloche, on voie apparaître un gardien revêtu d’un uniforme (le gilet déboutonné). Alors les femmes roulent la chaussette qu’elles étaient en train de tricoter, appellent leurs mioches, et redescendent ensemble vers leurs demeures.

Ils sont éternellement présents, et les piliers et le fronton, et le Temple de la Victoire, et l’Érechthéion posé sur un roc fauve crevassé d’ombres ; dès que l’on ouvre ses volets, et qu’appuyé sur le rebord de la fenêtre, on écoute le brouhaha, les cris, le fouet qui claque, on les revoit. Ils sont là.

L’extrême netteté de leur aspect, tantôt d’une blancheur éclatante, tantôt d’une teinte dorée ou rosée suivant la lumière, impose l’idée de la durée, de la présence indestructible d’une force spirituelle, qui se dissipe ailleurs en frivoles recherches. Mais cette pérennité existe tout à fait en dehors de notre admiration. Quoique d’une beauté suffisamment humaine pour nous émouvoir, et pour agiter au fond de nous le trouble dépôt des souvenirs, des abandons, des regrets, des cultes sentimentaux – le Parthénon est étranger à tout cela ; et lorsqu’on se dit qu’il est là, toujours là, depuis tant de nuits, depuis des siècles, on commence à saisir un lien entre son rayonnement (il éblouit en plein jour, et la frise est presque invisible) et cette idée que peut-être, c’est la beauté seule qui est immortelle.

En outre, comparé au moderne stuc lépreux, au son grinçant des chansons à la mode, raclées sur des guitares ou moulues par le gramophone, et à ces visages mobiles, mais insignifiants, que l’on voit dans la rue, le Parthénon réellement nous surprend par son immobilité silencieuse, et si pleine de force, que loin de sembler décrépit, il nous apparaît, au contraire, comme fait pour survivre à l’univers entier.

 

« Et les Grecs, en gens raisonnables, ne se donnaient pas la peine de fignoler le dos de leurs statues », dit Jacob, protégeant ses yeux du soleil et remarquant que les parties de la sculpture non destinées à être vues étaient demeurées à l’état brut. Il remarqua également cette légère irrégularité, dans la disposition des degrés, que « le sens artistique des Grecs (comme on peut le lire dans le guide) préférait à l’exactitude mathématique ».

Il s’arrêta à l’endroit même où la grande statue de Pallas Athéna avait été placée autrefois, et identifia les illustres points de repère du paysage.

Bref, il fut consciencieux et diligent ; mais excessivement morose. Et de plus, empoisonné par les cicérones. Ceci se passait le lundi.

Mais le mercredi, il télégraphia à Bonamy pour lui dire de venir immédiatement. Ensuite il froissa le télégramme et le jeta dans le ruisseau.

D’abord, il ne voudra pas venir, pensa-t-il. Et puis ces états-là, d’ordinaire, ne durent pas. « Ces états-là », c’était ce sentiment pénible, ce malaise non sans rapport avec l’égoïsme, qui fait qu’on désire que tout disparaisse, qu’on voudrait ne plus rien voir, parce qu’on a dépassé la limite de ce qu’on est capable de supporter. « Si cela dure encore longtemps, je n’y résisterai jamais. Tandis que si j’ai quelqu’un près de moi… » Malheureusement, ce Bonamy, il colle à son Lincoln’s Inn. Ma foi, que tout aille au diable, tout et le reste… C’est ainsi qu’on reste accablé devant la splendeur de l’Hymette, du Pentélique, du Lycabet, d’un côté, et de la mer de l’autre, quand on est arrêté au pied du Parthénon, à l’heure où le soleil se couche, où le ciel s’empanache de rose, où le marbre fauve se dore sous nos yeux. Heureusement, chez Jacob, le sens des associations personnelles était peu développé ; il ne faisait pas de retours sur lui-même, il évoquait rarement Platon et Socrate ; d’autre part, son goût pour l’architecture était prédominant ; il préférait la statuaire à la peinture, et il commençait à se sentir fortement préoccupé des problèmes de la civilisation, résolus par les gens, cela va sans dire, d’une manière si remarquable, sans que d’ailleurs leur solution nous soit présentement d’aucun secours. Tandis qu’il méditait là-dessus, le mercredi soir, une fois couché, il sentait son flanc tiraillé par le maudit hameçon, et se retournant dans son lit, avec une sorte de violence désespérée il évoquait l’image de Sandra, dont il était amoureux.

Le lendemain, il monta au Pentélique.

Le surlendemain, il retourna au Parthénon. L’heure était matinale, la place presque déserte : il y avait dans l’air une menace d’orage. Mais le soleil tombait en plein sur l’Acropole ; si bien qu’ayant l’intention de s’arrêter là pour lire, et découvrant un tambour de marbre d’où l’on pouvait voir Marathon, tout en étant à l’ombre, il s’y installa ; devant lui, flamboyait l’Érechthéion éblouissant de blancheur.

Au bout d’une page, il glissa le pouce entre les feuillets du livre, et le ferma à moitié. Pourquoi ne pas gouverner les peuples comme il le faudrait ? se demanda-t-il. Et il reprit sa lecture.

Nul doute que sa position, en face et au-dessus de Marathon, ne lui remontât le moral dans une certaine mesure. Il est possible aussi qu’un cerveau lent, mais vaste, ait de ces illuminations soudaines. Ou peut-être, insensiblement, durant son voyage sur le continent, avait-il pris goût à la politique ?

Car lorsqu’il leva les yeux, et contempla le dur profil du monument, subitement ses réflexions prirent une extraordinaire acuité : la Grèce était un pays fini ; le Parthénon, une ruine ; et lui, Jacob, existait. (Des dames aux ombrelles vertes et blanches passèrent alors devant lui – des Françaises, qui allaient rejoindre leurs époux à Constantinople.)

Jacob reprit sa lecture. Puis, posant le livre sur le sol, il se mit, comme inspiré, à rédiger une note sur l’importance de l’histoire – celle de la démocratie – un de ces gribouillis qui peuvent aussi bien servir de point de départ à l’effort de toute une vie, que tomber, vingt ans après, d’entre les feuillets d’un livre, sans qu’on parvienne à s’en rappeler un seul mot. C’est une épreuve assez pénible ; on aurait mieux fait de brûler ça.

Jacob écrivit : puis il dessina ; il dessina un nez grec ; à ce moment, les Françaises, ouvrant et fermant leurs parasols sous son nez à lui, s’exclamèrent sur l’état du ciel – disant qu’on ne savait jamais sur quoi compter, dans ce pays ; serait-ce la pluie, ou le beau temps ?

Jacob se leva et se dirigea vers l’Érechthéion, dont un certain nombre de cariatides soutiennent encore le toit. Il se redressa légèrement, car avant d’agir sur l’âme, la stabilité et l’équilibre ont tout d’abord une action sur le corps. Comme elles réduisaient tout à peu de chose, ces statues ! Il les contempla, et se retournant, surprit Mme Lucien Gravé, perchée sur un bloc de marbre, en train de braquer sur lui son kodak. Naturellement elle sauta d’un bond, en dépit de son âge, et de sa corpulence, et de ses souliers trop étroits – depuis que sa fille était mariée, elle s’abandonnait avec volupté, mais non sans quelque héroïsme, à un grotesque embonpoint ; elle sauta, mais pas assez vite pour ne pas être aperçue.

Au diable toutes ces femelles ! pensa-t-il. Et il courut chercher son livre, qui gisait au pied du Parthénon. « Comme elles s’arrangent pour tout gâter ! » murmura-t-il, debout contre une des colonnes, son livre serré sur sa poitrine. (Le temps ? pas de doute, il allait changer ; l’orage était imminent ; Athènes sous un nuage.)

« Ces sacrées femmes, elles sont cause de tout », dit Jacob, sans aucune trace d’amertume, mais plutôt avec tristesse et désenchantement, à la pensée de ce qui aurait pu être et ne serait pas. (Cette brutale désillusion est fréquente chez les tout jeunes gens, chez des garçons sains de corps et d’esprit, qui deviendront bientôt pères de famille, et directeurs de banques.)

S’assurant d’un œil circonspect que les Françaises étaient bien parties, Jacob retourna vers l’Érechthéion, et glissa un regard furtif vers la cariatide qui, du côté gauche, soutient le toit. Elle lui rappelait Sandra Wentworth Williams. Il la contempla, puis détourna les yeux. Il la regarda de nouveau, et de nouveau détourna les yeux. Il était extraordinairement ému, et bien qu’effrité par les ans, le nez grec de la statue le hantait, Sandra le hantait, toutes sortes de choses le hantaient ; et toutes ces hantises dans la tête, il partit faire l’ascension du mont Hymette, seul, par la grande chaleur.

 

Durant cette même après-midi Bonamy, tout exprès pour parler de Jacob, alla prendre le thé chez Clara Durrant, dans le square situé derrière Loane Street, où, par les chaudes journées de printemps, des stores à rayures apparaissent aux façades ; où des chevaux de sang piaffent sur le macadam, le long du trottoir, devant les portes ; où de vieux messieurs en gilet clair sonnent, et font leur entrée avec grande politesse, quand la femme de chambre accorte leur dit que Mrs Durrant est chez elle.

Bonamy s’assit près de Clara dans une pièce sur le devant, tout ensoleillée, d’où l’on entendait la ritournelle d’un orgue de Barbarie ; et l’arrosoir municipal qui éclaboussait lentement la chaussée ; et la vibration des voitures, tandis que sur l’argenterie, la percale glacée, les tapis beiges et bleus, les vases garnis de feuillage, passaient de tremblantes rayures d’or.

L’insipidité de leur causerie ne mérite même pas qu’on en cite un échantillon. Bonamy ne cessait de faire, avec douceur, des réponses tranquillisantes, et son étonnement allait croissant, devant une existence comprimée et minimisée au point de tenir tout entière dans un soulier de satin blanc (cependant que Mrs Durrant, dans la pièce voisine, échangeait d’une voix stridente des vues politiques avec Sir X…) – ceci jusqu’à l’instant où l’âme de Clara, cette âme aux profondeurs inconnues, apparut dans toute sa candeur ; et Bonamy aurait prononcé le nom de Jacob, s’il n’avait pas commencé à être intimement convaincu qu’elle était amoureuse de lui – et qu’on n’y pouvait absolument rien.

« Absolument rien ! » s’écria-t-il au moment où la porte se referma ; et pour un homme de son tempérament, il éprouva, en traversant le parc, une impression très singulière : des voitures irrésistiblement entraînées : des parterres inflexiblement symétriques : une force qui se rue aveuglément autour de dessins géométriques, de la façon la plus ridicule du monde. Est-ce que par hasard Clara, pensa-t-il en s’arrêtant pour regarder de jeunes garçons qui se baignaient dans la serpentine, est-ce que par hasard Clara serait la femme qui se tait – et Jacob finira-t-il par l’épouser ?

 

Mais à Athènes, en plein soleil, à Athènes où il est impossible d’obtenir à cinq heures du soir une tasse de thé, et où les vieux messieurs qui parlent politique ne cessent de tourner en rond ; à Athènes, Sandra Williams, vêtue de blanc et voilée, les jambes allongées devant elle, un coude sur le bras du fauteuil de rotin, capricieusement entourée de bleus nuages de fumée de cigarette, Sandra Wentworth Williams était assise.

Les orangers qui prospèrent dans le square de la Constitution, l’orchestre, les piétinements, le ciel, les maisons de teinte citron ou rose, tout prenait une telle signification qu’après sa seconde tasse de thé elle se mit à romancer l’histoire de l’Anglaise noble et impulsive qui, à Mycènes, offre une place dans sa voiture à une vieille dame américaine, Mrs Duggan – histoire qui n’était pas entièrement fausse, bien qu’il n’y fût pas tenu compte de la présence d’Evan, perché tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, en attendant que ces dames eussent terminé leur conversation.

« Je suis occupée en ce moment à mettre en vers la Vie du Père Damien », disait Mrs Duggan. Elle avait tout perdu, mari, enfant – tout au monde ; mais il lui restait la foi.

Sandra, flottant à la dérive du particulier à l’universel, se laissait aller en arrière, sur le dossier de son fauteuil, en proie à une sorte de transe. La fuite éternelle du temps, qui nous pourchasse d’une façon si tragique ; l’éternelle formule : « Esclave ou parasite », s’éclairaient, prenaient à cette minute l’éclat de ces globes d’or éphémères suspendus dans le vert feuillage ; les baisers sur des lèvres destinées à périr ; le monde qui tourne, qui tourne, dans un dédale de fièvre et de bruit – quoique à vrai dire ce soir soit un beau soir paisible, d’une adorable pâleur… Mais moi, je suis sensible à tous les aspects des choses, pensait Sandra ; et Mrs Duggan m’écrira toujours, et toujours je lui répondrai. Bientôt le défilé de l’orchestre royal, précédé du drapeau grec, souleva en elle de plus amples vagues d’émotion – et la vie devint quelque chose que les plus hardis enfourchent et montent – pour aller prendre la mer, les cheveux au vent. (Voilà du moins ce qu’elle imaginait, au moment même où la brise se levait doucement parmi les orangers) – et elle se voyait elle-même émerger de l’écume des flots, lorsqu’elle aperçut Jacob. Il était debout dans le square avec un livre sous le bras, et regardait distraitement autour de lui. Qu’il fût puissamment bâti, et destiné à épaissir avec le temps, c’était incontestable.

Elle se demandait, d’ailleurs, si ce n’était pas un simple lourdaud.

« Le voilà, ce jeune homme, ce Mr Flanders ! dit-elle d’un ton malveillant.

– Où ? dit Evan. Je ne le vois pas.

– Oh ! il s’en va… il est à présent derrière les arbres. Non, vous ne pouvez pas le voir. Mais nous sommes sûrs de nous jeter dessus dans la soirée. » Ce qui arriva, bien entendu.

 

Jusqu’à quel point était-ce un lourdaud ? Jusqu’à quel point Jacob Flanders, à l’âge de vingt-six ans, était-il un imbécile ? Il est vain de vouloir inventorier les gens, en faire la somme totale. On ne peut que s’en rapporter à des indices, sans tenir absolument compte de leurs paroles, ni même de leurs actes. Certaines personnes, il est vrai, éprouvent à première vue d’ineffaçables impressions. D’autres tâtonnent, procèdent par étapes, se laissent mener ici et là. De bonnes vieilles dames affirment que les chats sont les meilleurs juges du caractère. Les chats recherchent toujours les braves gens, disent-elles ; en ce cas, que faut-il penser de Mrs Whitehorn, la logeuse de Jacob, qui a les chats en horreur ?

Une opinion hautement respectable, c’est que le boniment psychologique est vraiment exagéré de nos jours. Après tout, si Fanny Elmer est tout sentiment et sensation ; si Mrs Durrant est dure comme du fer ; et si Clara, par suite surtout de l’emprise maternelle (au dire des marchands d’analyse) n’a jamais été capable de faire quoi que ce soit par elle-même, et ne laisse discerner qu’à des regards très fins ses profondeurs sentimentales positivement inquiétantes ; si elle est certainement destinée à se jeter un jour ou l’autre dans les bras d’un homme indigne d’elle, à moins (disent les débitants de psychologie) qu’elle ne possède quelque étincelle de la force d’âme de sa mère – ne soit en quelque sorte héroïque – quelle importance cela a-t-il ? Héroïque ! quelle épithète à appliquer à Clara Durrant, naïve au suprême degré ! diront certaines personnes. C’est là pourtant, semble-t-il, la vraie raison de l’attrait qu’elle exerce sur Dick Bonamy – ce jeune homme qui a le nez de Wellington. Il est vrai que ce garçon-là est un garçon énigmatique. Les commérages s’arrêtent court, devant cette allusion évidente à une disposition spéciale – dont on parle à mots couverts depuis longtemps.

« Mais c’est parfois, justement, une femme dans le genre de Clara qui convient à ce type d’hommes… insinue Julia Eliot.

– Ma foi, réplique Mr Bowley, ma foi, c’est possible. »

Car, si longtemps que durent ces potins, et quelle que soit la manière dont on farcit la victime, jusqu’à ce qu’elle soit dodue et succulente comme le foie d’une oie rôtie à feu vif, jamais on n’arrive à une conclusion.

« Ce jeune homme, dira-t-on, ce Jacob Flanders, qui a l’air si distingué – et pourtant si emprunté… » Et les voilà qui portent leur attention sur lui, et oscillent éternellement entre deux extrêmes. « Il montait à cheval, il suivait les chasses, disent-ils, et Dieu sait comment il faisait… il n’a pas le sou. »

« Avez-vous jamais entendu parler de son père ? demande Miss Julia Eliot.

– Sa mère était, dit-on, je ne sais trop comment, apparentée aux Rocksbier, répond Mr Bowley.

– En tout cas, il ne se surmène pas.

– Il est très aimé de ses camarades.

– De Dick Bonamy, voulez-vous dire ?

– Non, ce n’est pas à cela que je pensais. Ce n’est pas du tout le genre de Jacob. Lui, c’est précisément le garçon qui tombe amoureux à première vue, quitte à s’en repentir toute sa vie.

– Ah ! Mr Bowley, s’écrie Mrs Durrant, autoritaire comme de coutume, vous vous rappelez Mrs Adam ? Voici sa nièce que je vous présente. » Et Mr Bowley, se levant, salue poliment et va chercher l’assiette de fruits glacés.

 

Ceci nous ramène à considérer l’opinion des gens sérieux qui font partie des clubs et des ministères – et représentent l’étude des caractères comme un frivole passe-temps, exercé au coin du feu par des gens qui ont des impatiences dans les jambes : linéaments exquis circonscrivant le vide, fleurs de rhétorique et pur fatras.

Les vaisseaux de guerre se déploient dans la mer du Nord, maintenant habilement leurs positions respectives. À un signal donné (le maître canonnier, montre en main, compte les secondes – à la sixième il lève les yeux) tous les canons partent à la fois, visant une même cible qui s’enflamme et vole en éclats. Avec une égale indifférence, une douzaine de jeunes gens, au printemps de la vie, descendent, le visage calme, dans les profondeurs de l’Océan ; et là, impassiblement, quoique en parfaite connaissance de cause, ils asphyxient ensemble, sans se plaindre. Comme des carrés de soldats de plomb, la troupe couvre le champ de blé, escalade le flanc de la colline, s’arrête, tournoie, s’éparpille, et s’aplatit sur le sol, sauf quelques débris qui s’agitent (on peut les voir à la lorgnette) et retombent comme une jonchée d’allumettes cassées.

Toutes ces formes d’activité, jointes aux échanges incessants des banques, des laboratoires, des chancelleries, et des entreprises commerciales, ce sont les coups de rame qui, dit-on, font avancer le monde. Et cette avance est réglée par des hommes aussi inoffensifs, en apparence, que l’impassible sergent de ville de Ludgate Circus. Faites attention toutefois que le visage de cet homme, loin d’être rembourré jusqu’à la boursouflure, est tendu par l’effort de la volonté et amaigri par la fatigue de cet effort. Quand il lève le bras droit, la puissance de ses veines se propage de son cœur jusqu’au bout de ses doigts ; pas une once n’en est perdue, ni en impulsions soudaines, ni en regrets sentimentaux, ni en cheveux coupés en quatre. Aussi les omnibus s’arrêtent pile.

C’est ainsi que nous vivons, paraît-il, menés par une force insaisissable. Et l’on dit aussi que les romanciers ne la captent jamais tout à fait ; elle passe avec effraction à travers leurs filets, qu’elle réduit en lambeaux. Et c’est d’elle que nous vivons – de cette insaisissable force.

 

« Mais des hommes ? dit le vieux général Gibbons, faisant du regard le tour du salon, rempli comme tous les dimanches après-midi, de gens bien habillés. Mais des canons ? » Mrs Durrant, à son exemple, inspecte les alentours.

Clara, croyant que sa mère la cherche, approche ; et puis s’en va.

On parle de l’Allemagne, ici, chez les Durrant, tandis que Jacob, mené par l’insaisissable force, descend rapidement la rue d’Hermès, pour aller se jeter dans les bras des Williams.

« Ah ! » s’écria Sandra, avec une cordialité qu’elle éprouva aussitôt. Evan ajouta : « Quel heureux hasard ! »

Le dîner offert à Jacob, dans l’hôtel qui donne sur le square de la Constitution, fut un excellent dîner. Des corbeilles en argent plaqué contenaient des petits pains frais. Il y avait du beurre authentique. Et c’est à peine si la viande avait besoin d’être déguisée sous un amas de petits légumes verts et rouges, glacés de sauce.

Une impression d’étrangeté n’en subsistait pas moins. Les petites tables étaient dressées, à intervalles réguliers, sur un tapis rouge orné du monogramme en jaune du roi de Grèce.

Sandra avait gardé son chapeau et son voile, comme d’habitude. Evan regardait à droite et à gauche, imperturbable et pourtant victime résignée ; et de temps à autre il soupirait. Oui, tout cela paraissait étrange : ces Anglais, qui se rencontraient à Athènes un soir de mai… Jacob, tout en faisant honneur au dîner, répondait intelligemment, mais d’une voix un peu stridente.

Les Williams partaient le lendemain matin pour Constantinople. Ils l’annoncèrent.

« Vous ne serez pas encore levé », dit Sandra.

Ils allaient donc abandonner Jacob. Se détournant un peu, Evan donna un ordre – commanda une bouteille de vin – dont il servit un verre à Jacob avec une sorte de sollicitude, paternelle, si l’on peut dire. Rester seul – mais c’est excellent, pour un jeune homme. Et jamais le pays n’avait eu plus grand besoin de bons serviteurs. Evan soupira.

« Et vous êtes allé à l’Acropole ? demanda Sandra.

– Oui », dit Jacob. Tous deux se dirigèrent vers la fenêtre, pendant qu’Evan donnait des ordres pour se faire éveiller de bonne heure le lendemain matin.

« C’est prodigieux », dit Jacob, d’un ton rogue.

Sandra leva légèrement les paupières. Peut-être aussi que ses narines se dilatèrent légèrement.

« C’est convenu, à six heures et demie », dit Evan, venant les rejoindre, avec l’air de se voir en face d’un événement, alors qu’il avait devant lui Jacob et Sandra sa femme, debout, le dos tourné à la fenêtre.

Elle lui sourit.

Et comme, sans mot dire, il se rapprochait, elle parla, sans prendre la peine de finir ses phrases.

« Mais… ce serait délicieux, ne croyez-vous pas ? Evan, si vous n’êtes pas trop fatigué… l’Acropole ?… »

Evan, à ces mots, les regarda ; ou du moins – car Jacob fixait le fond de la pièce – regarda sa femme d’un air hargneux, renfrogné, mais avec une sorte de détresse. Non qu’il crût qu’elle allait avoir pitié de lui – pas plus qu’il ne s’attendait à ce que l’implacable ardeur de l’amour, quoi qu’il fît pour s’en guérir, cessât de le torturer.

Jacob et Sandra partirent, et il resta seul dans le fumoir, qui donne sur le square de la Constitution.

 

« Il est plus content comme ça, dit Sandra ; tout seul avec ses journaux, dont nous avons été privés depuis quelques jours. Et, mon Dieu, ne vaut-il pas mieux que chacun ait ce qu’il désire ?… Depuis que nous ne nous sommes vus, vous avez admiré bien des merveilles… quelle impression ? – je vous trouve changé.

– Vous désirez aller à l’Acropole ? dit Jacob. En ce cas, par ici.

– Ce sont des souvenirs à garder toute sa vie, dit Sandra.

– Oui. Je regrette que vous n’y soyez pas allée dans la journée.

– C’est encore plus beau à cette heure-ci », dit Sandra avec un geste expressif.

Jacob eut un regard vague.

« Vraiment, il vaut mieux voir le Parthénon le jour, dit-il. Vous ne pourriez pas y retourner demain matin – ce serait trop tôt ?

– Vous avez dû y passer des heures, tout seul.

– Seul ? ce matin, c’était plein d’horribles femmes.

– D’horribles femmes ? répéta Sandra.

– De Françaises.

– Quelque chose de merveilleux vous est quand même arrivé, dit-elle. (Dix minutes, un quart d’heure, une demi-heure peut-être, voilà le temps dont elle disposait.)

– Oui, dit-il.

– Quelque chose qui est merveilleux quand on a votre âge, quand on est jeune. Et maintenant, qu’allez-vous faire ? Devenir amoureux, sans doute… oh ! sûrement. Mais ne précipitez rien. Je suis tellement plus vieille que vous… »

Un groupe de gens encombrants l’écarta du trottoir.

« Continuons-nous ? demanda Jacob.

– Continuons », répondit-elle.

Elle ne pouvait pas s’arrêter avant de lui avoir dit… ou de lui avoir entendu dire… quoi ? mais était-ce un acte de sa part qu’elle attendait ? Qu’elle entrevoyait dans la distance, incapable de se calmer ?

« Vous ne verrez jamais d’Anglais installés dehors comme ces gens-là, dit Jacob.

– Non, jamais. Quand vous serez de retour en Angleterre, souvenez-vous de cette soirée – ou tenez ! Venez avec nous à Constantinople.

– Mais… »

Sandra soupira.

« Oui, je sais, il faut que vous visitiez Delphes », dit-elle. En même temps, elle se demandait : « Mais qu’est-ce que j’attends de lui ? peut-être quelque chose que je n’ai jamais eu ? »

« Il faut y arriver vers six heures du soir, reprit-elle. Vous verrez planer les aigles. »

Un réverbère, au coin de la rue, éclaira le visage de Jacob : un visage contracté, et même désespéré ; l’air maître de lui, pourtant. Peut-être souffrait-il. Il était naïf. Non sans causticité, toutefois. Déjà il portait en lui le germe de la totale désillusion qui lui viendrait plus tard, dans sa maturité, sur le compte des femmes. Peut-être ne viendrait-elle pas fatalement, cette désillusion de l’âge mûr, si l’on se donnait la peine de monter vaillamment la côte ?

« L’hôtel est abominable, dit Sandra. Les précédents voyageurs avaient laissé leurs cuvettes pleines d’eau sale. D’ailleurs, c’est la règle, ajouta-t-elle en riant.

– Les gens qu’on rencontre en voyage sont vraiment odieux, dit-il. Son agitation était évidente.

– Écrivez-moi, faites-moi part de vos impressions, dit-elle. Dites-moi ce que vous pensez, ce que vous éprouvez. Dites-moi tout. »

La nuit était sombre ; l’Acropole, un tertre déchiqueté.

« Cela me ferait un immense plaisir, dit-il.

– Quand nous serons de retour à Londres, nous nous reverrons.

– Oui… Je suppose que ce n’est pas fermé le soir ? dit Jacob.

– Nous escaladerons la clôture », dit-elle avec véhémence.

Obscurcissant l’éclat de la lune, et plongeant en même temps l’Acropole dans l’obscurité, les nuages glissaient d’est en ouest. Les nuages se massaient ; les vapeurs s’épaississaient ; les voiles traînants s’immobilisaient, s’étalaient.

Tout était noir à présent dans Athènes, sauf le trait rouge un peu flottant qui marquait la place des rues ; et la façade du Palais, à la lumière électrique, paraissait cadavéreuse. En mer, on voyait les jetées, représentées par des taches distinctes ; les vagues étaient invisibles, et les promontoires et les îles n’étaient que des renflements sombres semés de points lumineux.

« J’aimerais vous présenter mon frère, si vous le permettez.

– Et quand votre mère viendra à Londres… » dit Sandra.

La terre grecque était dans l’ombre ; quelque part au large d’Eubée, un nuage, sans doute, avait frôlé les vagues en les éclaboussant de pluie – à la surface de la mer, les dauphins décrivaient des cercles, de plus en plus en profondeur. Et c’était un vent violent, le vent qui parcourait la mer de Marmara, entre la Grèce et les plaines troyennes.

En Grèce, et sur les hauts plateaux d’Albanie et de Turquie, le vent balaie la poussière et le sable, et s’alourdit de leurs particules desséchées. Il crible le dôme lisse des mosquées, il cingle les roides cyprès, auprès des tombes musulmanes enturbannées.

Le voile de Sandra flottait autour d’elle.

« Je vais vous donner mon exemplaire, dit Jacob. Vous le garderez ? »

C’étaient les poèmes de Donne.

Tantôt l’agitation du ciel rendait visible une étoile au passage. Tantôt l’obscurité redevenait totale. L’une après l’autre, les lumières s’éteignaient. À cette heure-ci, de grandes villes – Paris, Constantinople, Londres – étaient noires comme des rochers épars au milieu des flots. Les routes fluviales étaient cachées. En Angleterre, à cette saison, les arbres étaient couverts de feuilles. Ici, peut-être, au fond de quelque bois méridional, un vieux mettait le feu à des fougères sèches, et faisait peur aux oiseaux. Les brebis toussaient : une fleur se penchait, légère, vers une autre fleur. Le ciel anglais a plus de suavité, est plus laiteux que le ciel d’Orient. Montant des rondes collines herbues, une sorte de douceur se communique à lui, une humidité le pénètre. Le vent chargé de sel entre par la fenêtre de la chambre de Betty Flanders, et la veuve, se soulevant un peu sur son coude, soupire comme quelqu’un qui fait la découverte – mais qui voudrait bien l’écarter encore un peu – la découverte accablante de l’éternité.

Mais revenons à Jacob et à Sandra.

Ils avaient disparu. L’Acropole était là, mais eux, où étaient-ils ? Les colonnes du temple demeurent ; les émotions des vivants reviennent s’y briser d’âge en âge ; mais qu’en reste-t-il ?

Quant à monter à l’Acropole, qui peut dire que personne y soit jamais parvenu ? qui peut affirmer que Jacob, le lendemain à son réveil, ait retrouvé quelque chose d’éternel, à garder à jamais dans sa mémoire ?

Il n’en alla pas moins à Constantinople.

Quant à Sandra Wentworth Williams, quand elle s’éveilla ce fut pour trouver, à son chevet, un exemplaire des poèmes de Donne, destiné à prendre place un jour sur un rayon de bibliothèque, dans une maison de campagne anglaise, où la Vie du Père Damien, en vers, par Sally Duggan, le rejoindrait un jour ou l’autre. À côté de dix ou douze autres petits volumes. En rentrant du jardin, le soir, au crépuscule, Sandra feuilletterait ces livres, et les yeux brillants (mais non à cause de leur contenu), elle se laisserait tomber dans un fauteuil, et savourerait à nouveau l’âme de ce qui fut ; à moins qu’elle ne restât debout, agitée, tirant de la bibliothèque un volume, puis un autre, sautant d’un épisode à l’autre de sa vie comme un acrobate saute de trapèze en trapèze. Elle avait eu ses heures. Pourtant, la grande horloge, placée sur le palier, battrait à petits coups, et Sandra entendrait s’accumuler le temps. Elle se demanderait :

« À quoi bon ? pourquoi ? »

« À quoi bon ? pourquoi ? » se dirait Sandra, mettant le livre de côté, et se dirigeant vers la glace pour tripoter ses cheveux. Et le soir, pendant le dîner, au moment d’ouvrir la bouche pour y enfourner une bouchée de gigot, Miss Edwards serait bien surprise par la sollicitude imprévue de Sandra. « Êtes-vous heureuse, Miss Edwards ? » – question que la vieille demoiselle ne s’était pas posée depuis des années.

« À quoi bon ? pourquoi ? » Jamais Jacob ne se posait pareille question. À en juger par sa façon de défaire ses cordons de souliers ; de se raser ; à en juger par la façon dont il dormit cette nuit-là, tandis que le vent s’acharnait autour de ses persiennes et qu’une demi-douzaine de moustiques lui cornaient aux oreilles. Jacob ne se demandait rien. Il était jeune – et c’était un homme. Sandra n’avait pas tort de le croire naïf, du moins jusqu’à présent. Mais à quarante ans, les choses changeraient sans doute. Déjà les passages soulignés par lui, dans les poèmes de Donne, étaient assez crus, bien qu’on pût toutefois y comparer certains vers des plus purs poèmes de Shakespeare.

Cependant le vent chassait devant lui l’obscurité dans les rues d’Athènes, la pourchassait, pourrait-on dire, avec une espèce d’accablant mépris, qui rendait vaine l’analyse subtile des sentiments ou la description des traits d’un individu, quel qu’il fût. Tous les visages – grecs, levantins, turcs, anglais – devaient être à peu près semblables dans cette obscurité. La nuit finit, à la longue : les colonnades et les temples blanchissent, puis se dorent, puis deviennent roses. Les Pyramides et Saint-Pierre apparaissent, et enfin, comme à regret, Saint-Paul.

Les chrétiens ont le droit, dans la plupart des villes, de réveiller les gens, par leur interprétation musicale du sens à donner à la journée. Ensuite, moins mélodieusement, les dissidents des différentes sectes lancent une réplique tintamarresque. Les grands vapeurs, retentissants comme de gigantesques diapasons, confirment cette vieille, cette antique vérité, qu’une mer froide, verte et houleuse s’étend là-bas, à l’horizon. Mais de nos jours, c’est la voix du devoir, sa voix perçante, sortant d’une cheminée d’usine en même temps qu’un pâle filet de fumée, qui rassemble les plus vastes multitudes, et la nuit n’est qu’une halte, un long soupir entre deux coups de marteau – une profonde reprise de respiration – que l’on perçoit par chaque fenêtre ouverte, même en plein cœur de Londres.

Mais qui, sauf les détraqués, ou les insomnieux, ou les penseurs debout, les deux mains au-dessus des yeux, sur quelque roche escarpée – qui donc voit ainsi les choses, sous une forme squelettique privée de chair ? Le squelette, à Surbiton, n’est pas décharné.

« Jamais la bouilloire ne bout si bien que par un matin de soleil », déclare Mrs Grandage, en regardant l’heure à la pendule. Alors le chat persan s’étend sur le bord de la fenêtre, et de sa patte de velours soufflette un papillon de nuit. Et avant la fin du déjeuner (on est en retard, aujourd’hui) la bonne apporte un marmot sur les genoux de sa mère, et il va falloir qu’elle veille sur le sucrier, pendant que son mari parcourt dans le Times la rubrique Golf, sirote son café, essuie ses moustaches, et part pour son bureau, où il jouit d’une grande autorité en matière d’échanges commerciaux, et où il est désigné pour la prochaine promotion.

Le squelette est confortablement revêtu de chair. Même par cette nuit sombre où le vent chasse devant lui l’obscurité dans Lombard Street, et Fetter Lane, et Bedford Square, et agite doucement (car on est en été, en plein été) les platanes mouchetés de lumière électrique, et les rideaux qui protègent les chambres contre l’arrivée de l’aube. Les dormeurs murmurent encore la dernière parole échangée au bas de l’escalier, ou se débattent, à travers leurs rêves, dans l’attente de la sonnerie du réveille-matin.

Ainsi, lorsque le vent rôde dans la forêt, d’innombrables rameaux palpitent ; les ruches sont caressées ; les insectes secoués sur les brins d’herbe ; l’araignée se réfugie dans une fente de l’écorce ; et toute l’atmosphère est parcourue de souffles, tendue d’élastiques réseaux.

Mais ici, dans Lombard Street, Fetter Lane et Bedford Square, chaque insecte porte dans sa tête le globe terrestre tout entier ; les toiles d’araignée de cette forêt sont les projets élaborés pour la réussite d’une affaire ; le miel, un trésor caché ; et l’ébranlement de l’atmosphère, c’est l’indicible agitation de la vie.

Mais la couleur reparaît ; gagne le long des brins d’herbe : explose au cœur des tulipes et des crocus ; barre les troncs de traits vigoureux, imprègne le tissu impalpable de l’air, revêt les gazons et les étangs.

La Banque d’Angleterre sort de l’ombre, ainsi que le Monument, couronné de sa raide chevelure d’or ; les gros chevaux qui passent sur London Bridge semblent argentés, violets, ou couleur de fer. Lorsque les trains suburbains se ruent dans les gares terminus, on entend un bruissement d’ailes. Et la lumière monte le long des façades des hautes maisons aux volets clos, se glisse par une fente et chatoie sur les amples rideaux de soie cramoisie ; sur les gobelets de cristal vert ; les tasses à café ; les chaises en désordre.

Le soleil vient frapper le miroir à barbe ; et les rutilants brocs de cuivre ; et les gaies parures destinées au jour : ce joyeux, cet indiscret, cet invincible et resplendissant jour d’été, qui a depuis longtemps vaincu le chaos, dissipé les tristes brumes du moyen âge ; qui a drainé les marais, édifié à leur place des demeures de pierre et de cristal, et muni nos esprits et nos corps d’un tel arsenal d’armes de combat, que voir tout simplement l’attaque foudroyante et la riposte de ceux qui sont engagés dans la lutte journalière, c’est plus beau que de contempler l’antique déploiement en ordre de bataille des armées dans la plaine.

13

« Nous sommes au cœur de la saison », dit Bonamy.

Déjà le soleil avait fait lever des cloques sur le dossier des fauteuils verts de Hyde Park ; écaillé l’écorce des platanes ; changé la terre en poussière, ou en grumeaux doux et lisses. Des roues ne cessaient de tourner autour de Hyde Park.

« Au cœur de la saison », répéta Bonamy d’un ton sarcastique.

Sarcastique, à cause de Clara Durrant ; sarcastique, à cause de Jacob, qui était revenu de Grèce très maigre et très basané, les poches bourrées de notes de voyage, qu’il sortit quand l’homme aux chaises vint lui réclamer son dû. Bonamy était sarcastique, parce que Jacob était silencieux.

Il ne m’a pas dit une parole pour montrer qu’il était content de me revoir, pensait Bonamy avec amertume.

Sans discontinuer, les autos traversaient la Serpentine.

Les gens élégants marchaient en levant très haut la tête, ou s’accoudaient avec grâce sur les palissades : les gens du commun étaient étalés, à plat sur le gazon, les genoux remontés ; les moutons paissaient, sur leurs pattes raides ; et les petits enfants descendaient en courant la pente herbue, étendaient les bras, et tombaient.

« D’une élégance, tout cela… » remarqua Jacob.

D’une élégance… cette expression, sur les lèvres de Jacob, exprimait par on ne sait quel mystère toute la beauté d’une nature que Bonamy trouvait de jour en jour plus sublime, plus dévastatrice, plus inquiétante, quoique son ami fût encore, et peut-être dût toujours rester, un barbare incompréhensible.

Quels superlatifs ! quelles épithètes ! comment disculper Bonamy d’une sentimentalité des plus vulgaires, comment ne pas l’accuser d’être ballotté comme un bouchon par les vagues ; sans se laisser guider par la raison, et sans tirer aucun avantage de la connaissance des classiques ?

« Le summum de la civilisation », dit Jacob.

Il adorait se servir de mots latins.

Magnanimité, vertu – de tels mots, quand Jacob les prononçait dans ses conversations avec Bonamy, signifiaient qu’il se sentait maître du terrain ; que Bonamy n’avait qu’à jouer autour de lui comme un affectueux épagneul ; et que probablement, l’entretien finirait par une bataille.

« Et la Grèce ? dit Bonamy. Le Parthénon, etc. ?

– Je n’y ai rien découvert qui corresponde à notre mystique européenne, dit Jacob.

– Question d’atmosphère, je suppose, dit Bonamy. Et tu es allé à Constantinople ?

– Oui », dit Jacob.

Bonamy se tut ; fit rouler un caillou : puis, jaillissant avec la vivacité et la précision d’une langue de lézard, ces mots sortirent de ses lèvres : « Tu es amoureux ! »

Jacob rougit. Jamais le couteau le mieux aiguisé ne fit entaille plus profonde.

Quant à répondre, ou à paraître le moins du monde avoir entendu, cela, non. Jacob resta les yeux perdus, immobile, monolithique.

« Oh ! charmant ! charmant, admirable ! un véritable amiral anglais ! » cria Bonamy avec fureur, se levant pour partir, partant ; attendant un mot qui ne vint pas ; trop fier pour regarder en arrière ; et marchant de plus en plus vite, jusqu’au moment où il se surprit à inspecter l’intérieur des autos, en maudissant les femmes. Qui était la jeune beauté ? Clara ? Florinda ? Fanny ? quelle était la mignonne petite créature ?

Certainement pas Clara Durrant.

 

Il fallait faire faire de l’exercice au terrier d’Aberdeen ; et comme justement Mr Bowley prenait congé, et ne demandait qu’à se promener, Clara et lui sortirent ensemble. Ce brave petit Bowley – qui avait un appartement à l’Albany, qui écrivait au Times des lettres humoristiques sur les hôtels à l’étranger et les aurores boréales – Bowley aimait la jeunesse, et descendait Piccadilly le bras droit posé au creux de ses reins.

« Petit démon ! » s’écria Clara ; et elle mit le chien en laisse.

Bowley s’attendait à des confidences, les espérait. Bien que profondément attachée à sa mère, Clara avait parfois le sentiment… mon Dieu, que sa mère était si sûre d’elle-même, qu’elle ne comprenait pas que les autres fussent… fussent… « ridicules comme je le suis », lança-t-elle, tirée par le chien. Elle faisait à Bowley l’effet d’une chasseresse, dont il cherchait en vain à retrouver le nom – une vierge au pâle visage, avec un fugitif rayon de lune sur les cheveux. Grand essor d’imagination, de la part de Bowley.

Clara était toute rougissante. Avoir parlé si librement de sa mère… Uniquement à Mr Bowley, il est vrai, à ce brave Mr Bowley, qui aimait beaucoup Mrs Durrant, selon son devoir ; mais parler n’était pas naturel à Clara ; et pourtant c’était affreux de sentir, comme elle l’avait fait tout le jour, qu’elle ne pouvait pas ne pas parler à quelqu’un.

« Attends que nous ayons traversé », dit-elle au chien, en se penchant.

Heureusement, elle commençait à se remettre.

« Maman se fait tant de souci pour l’Angleterre, dit-elle. Tant de souci… »

Et Bowley se vit frustré comme d’habitude. Clara ne ferait pas de confidences.

« Pourquoi donc est-ce que les jeunes ne mettent pas ordre à tout ça, hé ? » avait-il envie de demander. « Qu’est-ce que c’est que toutes ces histoires au sujet de l’Angleterre ? » Question à laquelle la pauvre Clara eût été bien empêchée de répondre, car au moment même où Mrs Durrant discutait avec Sir Edgard la politique d’Edward Grey, Clara se demandait pourquoi le cabinet italien était poussiéreux, et pourquoi Jacob n’était pas venu. Ah ! Mrs Cowley Johnson…

Et elle avait tendu les jolies tasses à thé de porcelaine, et accepté avec un sourire le compliment coutumier – personne ne faisait le thé comme elle, à Londres.

« Nous le prenons chez Brocklebank », disait-elle. N’aurait-elle pas dû être satisfaite ? Surtout depuis que sa mère avait si bonne mine, et trouvait tant de plaisir à s’entretenir, avec Sir Edgard, du Maroc, du Venezuela, que sais-je ?

« Jacob ! Jacob ! » pensait Clara ; et le brave Mr Bowley, toujours si aimable avec les vieilles dames, la regardait ; ne la regardait pas ; se demandait si Mrs Durrant n’était pas trop sévère pour sa fille ; se posait des questions sur Bonamy, sur Jacob – lequel des deux, lequel des deux ? Il bondit lorsque Clara lui rappela que le chien avait besoin d’exercice.

Leur promenade les avait conduits jusqu’à l’emplacement de l’ancienne Exposition. Ils regardaient les tulipes. Raides ou contournées, les minces tiges de cire lisse sortaient de terre, prêtes à fleurir, mais pas encore épanouies, déjà teintées de pourpre et de corail, pleines de vigueur et de vie. Chaque tulipe projetait son ombre ; chacune croissait correctement dans les limites du losange que le jardinier lui avait assigné.

« Ce n’est pas Barnes qui obtiendrait un pareil résultat », dit Clara pensive ; et elle soupira.

« Vous négligez vos amis ! » dit Mr Bowley, lorsqu’un passant, allant en sens inverse, souleva son chapeau.

Elle tressaillit, reconnut la façon de saluer de Mr Lionel Parky – et gaspilla en son honneur un sourire destiné à Jacob.

(« Jacob ! Jacob ! » pensait-elle.)

« Mais tu vas te faire écraser, si je te détache ! » dit-elle au chien.

« L’Angleterre me paraît se porter fort bien », dit Mr Bowley.

La grille qui protège la statue d’Achille était entourée d’une multitude d’ombrelles et de gilets ; de bracelets et de chaises ; de dames et de messieurs bien installés, observateurs superficiels, flâneurs élégants.

« Cette statue a été érigée par les femmes anglaises… » Clara lut ces mots à haute voix, avec un bête de petit rire. « Ah ! Mr Bowley, mon Dieu, mon Dieu ! » Au galop, au triple galop – un cheval passait, sans cavalier ; les étriers pendaient ; les cailloux giclaient.

« Arrêtez-le ! arrêtez-le, Mr Bowley ! » cria-t-elle toute pâle, toute tremblante, cramponnée au bras de son compagnon, totalement égarée, prête aux larmes.

« Tt-tt-tt-tt ! » disait, une heure plus tard, Mr Bowley dans son cabinet de toilette. « Tt-tt-tt-tt ! » – commentaire suffisant, bien qu’inarticulé à cause de son valet de chambre, qui lui tendait ses boutons de manchette.

 

Julia Eliot, elle aussi, avait vu le cheval échappé, et avait quitté sa place pour observer les suites de l’incident, qui lui semblait assez grotesque, à elle qui sortait d’une famille sportive.

En tout cas, un petit bout d’homme désarçonné était arrivé tout courant, la culotte couverte de poussière, et paraissant fort ennuyé ; et un agent de police l’avait aidé à se remettre en selle, au moment même où Julia Eliot, avec un sourire sardonique, partait dans la direction de Marble Arch, pour aller remplir sa mission de sœur de charité. Cette mission ne consistait qu’en une visite à une vieille dame qui avait autrefois beaucoup connu sa mère, et peut-être aussi Wellington. Julia partageait la passion de son sexe pour les malheureux ; aimait à visiter des chambres mortuaires ; recevait des confidences à la douzaine ; connaissait plus de généalogies qu’un écolier ne sait de dates ; lançait la pantoufle en l’air aux mariages ; et c’était une des meilleures, des plus généreuses et des plus indiscrètes des femmes.

Nonobstant, cinq minutes après avoir dépassé la statue d’Achille, elle avait le regard rêveur d’une personne mêlée à la foule par une après-midi d’été, quand les arbres sont bruissants, quand les rayons des roues jaunes étincellent ; quand le tumulte du temps présent est une sorte d’élégie à la jeunesse envolée, aux étés défunts ; si bien qu’une étrange tristesse naissait dans son âme, comme si au travers des gilets et des robes, le temps et l’éternité devenaient visibles ; comme si elle voyait les humains marcher tragiquement vers leur destruction. Pourtant, Dieu sait que Julia Eliot n’était pas sentimentale ! Une femme plus dure en affaires, on ne l’aurait pas trouvée. Elle était toujours exacte. Lady Congreve l’attendait à cinq heures. La montre qu’elle portait au poignet lui donnait douze minutes et demie pour arriver à Burton Street.

 

La pendule dorée, chez Verrey, sonnait cinq heures. Florinda la regarda d’un œil morne, d’un œil animal. Elle regarda la pendule ; elle regarda la porte ; puis elle regarda la glace, en face d’elle ; elle rajusta son manteau, et se rapprocha de la table – elle était enceinte. Pas de doute possible, la mère Stuart l’avait dit – conseillant des remèdes, consultant des amies. Coulée, Florinda, coulée, à pic, happée au talon, alors qu’elle marchait, si légère, sur les eaux.

Sa consommation, rose et douceâtre, lui avait été servie ; et elle aspira le liquide au moyen d’une paille, les yeux fixés tantôt sur la glace, tantôt sur la porte, réconfortée par ce breuvage sucré. Lorsque Nick Branham, à son tour, entra, il parut évident, même aux yeux d’une jeune servante suisse, qu’ils avaient une question à débattre ensemble. Nick tirait sur ses vêtements, d’un air gêné, se passait la main dans les cheveux ; et il finit par s’asseoir, timidement, comme quelqu’un qui se prépare à passer un examen. Elle le regarda, et éclata de rire ; elle riait, riait, riait. Debout contre un pilier, les pieds croisés l’un sur l’autre, la jeune Suissesse riait aussi.

La porte s’ouvrit : anonyme, impitoyable, la rumeur de Regent Street entra dans la salle, en même temps qu’un rayon de soleil souillé de boue et de poussière. La serveuse eut à s’occuper des arrivants. Branham leva son verre.

« Tiens, il ressemble à Jacob ! » dit Florinda, regardant un nouveau venu. « Il a son regard… » Elle cessa de rire.

Cependant Jacob, la tête baissée, dessinait par terre, à Hyde Park, un plan du Parthénon, ou du moins un réseau de lignes enchevêtrées, qui aurait tout aussi bien pu être un schéma géométrique quelconque. Et pourquoi ce caillou s’obstinait-il à vouloir rester là, dans le coin ? Ce n’est pas pour faire le dénombrement de ses notes de voyage qu’il tira de sa poche une liasse de papiers ; mais bien pour relire une longue lettre, d’un style facile et coulant, écrite deux jours auparavant, à Milton Dower House, par Sandra Williams – le livre offert par Jacob devant elle, et dans l’esprit, le souvenir d’une certaine chose qu’elle avait dite ou voulu dire ; d’une certaine minute, dans l’obscurité, sur le chemin de l’Acropole, qui (c’était du moins sa conviction) était inoubliable.

Il me fait penser, songeait-elle, à ce personnage de Molière.

Elle voulait dire Alceste. Elle voulait dire que Jacob était peu maniable. Elle voulait dire en même temps qu’elle saurait bien se moquer de lui.

Le pourrais-je, ne le pourrais-je pas ? pensait-elle, en allant ranger les poèmes de Donne. Il serait, continua-t-elle, en s’approchant de la fenêtre pour regarder les parterres multicolores semés parmi le gazon, où paissaient des vaches blanches et noires, à l’ombre des bouleaux – il serait scandalisé s’il m’entendait.

 

La voiture du bébé passait par la petite porte ménagée dans la clôture. Sandra porta les mains à ses lèvres et envoya un baiser : Jimmy, guidé par sa bonne, agita la main.

« Lui aussi, lui aussi, c’est un petit garçon », dit-elle, pensant à Jacob.

Mais alors – Alceste ?

 

« Ce que vous pouvez être assommant ! » grommela Jacob, tendant premièrement une jambe, puis l’autre, et tâtant chacune de ses poches pour y trouver son ticket.

« Les moutons doivent l’avoir brouté, dit-il. Pourquoi entretenir ici des moutons ?

– Bien contrarié d’vous déranger, M’sieur, dit l’homme aux chaises, la main dans son sac plein de menue monnaie.

– Enfin, je pense que vous êtes payé pour faire ça, dit Jacob. Ah ! le voilà. Non. Gardez, gardez. Allez vous saouler. »

Il s’était allégé d’une demi-couronne, avec indulgence, avec compassion, avec un immense mépris pour l’espèce humaine.

En ce même moment, la malheureuse Fanny, cheminant le long du Strand, pensait, sans être capable de se l’expliquer, à cette façon nonchalante, indifférente et superbe qu’avait Jacob de parler aux chefs de train ou aux porteurs, dans les gares, ainsi qu’à Mrs Whitehorn, quand celle-ci lui demandait conseil au sujet de son fils, constamment corrigé par le maître d’école.

Abreuvée exclusivement depuis deux mois de cartes postales coloriées, Fanny se faisait de Jacob une image plus sculpturale, plus magnifique et moins ressemblante que jamais. Pour renforcer sa vision, elle s’était mise à fréquenter le British Museum – où tenant les paupières baissées jusqu’à ce qu’elle fût coude à coude avec certaine statue d’Ulysse ravagée par le temps, elle levait les yeux tout à coup, et recevait en plein visage le choc de la présence de l’absent – de quoi vivre une demi-journée. Mais cette impression s’usait, à la longue. Alors elle s’était mise à écrire – des poèmes, des lettres qu’elle n’envoyait pas ; elle retrouvait partout Jacob : sur des affiches, des panneaux de réclame ; et elle traversait la rue, pour permettre à l’orgue de Barbarie de transformer sa rêverie en chant lyrique. Mais au petit déjeuner, qu’elle partageait ainsi que sa chambre, avec une institutrice, quand le beurre souillait le bord de l’assiette, et quand les dents de la fourchette étaient barbouillées de jaune d’œuf, elle révisait avec colère ces imaginations, et se montrait, en réalité, de fort méchante humeur ; son teint se fanait. Margery Jackson le lui disait bien, en laçant ses gros souliers, et en ramenant toute l’histoire sur le plan du bon sens vulgaire et de la sentimentalité banale – car elle avait aimé, elle aussi. Et elle avait été dupe.

Nos grand-mères auraient dû nous prévenir, se disait Fanny, tout en contemplant la devanture de Bacon, le marchand de cartes géographiques, et nous avertir que faire des histoires ne sert à rien, que c’est la vie ; voilà, voilà ce qu’elles auraient dû nous dire… comme se le disait aujourd’hui Fanny, devant un énorme globe terrestre colorié en jaune, et sillonné de lignes de navigation.

« C’est la vie, c’est la vie ! » répétait Fanny.

Quelle dureté sur ce jeune visage ! pensait Miss Barnel, de l’autre côté de la glace ; elle était venue acheter des cartes de Syrie, et attendait impatiemment son tour. « Comme les jeunes filles vieillissent vite, à présent ! »

L’équateur tremblait à travers des larmes.

 

« Piccadilly ? » demanda Fanny au conducteur. Et elle monta sur l’impériale. Après tout, Jacob reviendrait, il lui reviendrait, il fallait qu’il revînt. Mais Jacob, assis sous un platane à Hyde Park, aurait aussi bien pensé au grand Turc ; à Rome ; à l’architecture ; à la jurisprudence – qu’à Fanny Elmer.

 

L’omnibus était arrêté à la hauteur de Charing Cross : et à sa suite s’entassaient d’autres omnibus, camions et autos, car une procession avec des bannières défilait dans Whitehall, et des hommes d’âge descendaient, les jambes raides, d’entre les pattes des lions luisants de Trafalgar : ayant témoigné de leurs croyances en chantant à plein gosier, ne quittant des yeux leur musique que pour regarder le ciel, et restant les yeux au ciel pendant qu’ils suivaient les étendards où leur credo s’inscrivait en lettres d’or.

La circulation étant interrompue, et la chaleur n’étant plus atténuée par la brise, le soleil devenait presque trop ardent. Mais la procession passa ; les bannières, à présent, étincelaient tout au bout de Whitehall : le passage redevint libre ; la circulation reprit brusquement ; déchaîna son grondement monotone et continu ; prit son tournant à la hauteur de Cockspur Street, et lancée à toute vitesse, passa devant les bâtiments officiels et les nombreuses statues équestres semées le long de la grande artère, pour aboutir aux clochers aigus, à l’immense vaisseau de pierre grise ancré au sol, et à la grande horloge blanche, de Westminster.

Big Ben psalmodia cinq heures. Nelson reçut la salve accoutumée. Une communication à longue distance fit vibrer les fils téléphoniques de l’Amirauté. Une voix, sans interruption, annonça que des premiers ministres et des vice-rois parlaient au Reichstag ou arrivaient à Lahore ; que l’empereur d’Allemagne était en voyage : qu’il y avait des troubles à Milan ; des rumeurs à Vienne ; ajoutant que l’ambassadeur à Constantinople avait obtenu une audience du Sultan, et que la flotte était à Gibraltar.

La voix continua ses révélations, faisant passer sur le visage des rédacteurs à Whitehall (Jimmy Durrant était du nombre), et dans la pensée de ceux qui écoutaient, déchiffraient, transcrivaient, quelque chose de son inexorable gravité. Les feuillets s’entassaient, remplis de discours du Kaiser, de statistiques relatives à la production du riz ; de revendications de centaines d’ouvriers qui, dans des ruelles écartées, complotaient des soulèvements, ou qui s’assemblaient dans les bazars de Calcutta, ou qui groupaient leurs forces dans les hautes terres d’Albanie, pays aux montagnes couleur de sable, semées d’ossements sans sépulture.

La voix parlait avec netteté, dans la grande pièce silencieuse où un homme d’un certain âge rédigeait des notes en marge de feuilles dactylographiées, son parapluie à pomme d’argent dressé contre la bibliothèque.

Sa tête chauve, couperosée, aux traits tirés, représentait toutes les têtes contenues dans cet édifice. Ce visage, au regard pâle et bienveillant, portait d’un ministère à l’autre le fardeau de la connaissance : le déposait devant ses collègues, qui en étaient également accablés ; et alors ces seize personnages, levant leur plume, ou peut-être se déplaçant avec lassitude dans leurs fauteuils, décrétaient que le cours de l’histoire allait changer ; noblement résolus, d’ailleurs, à imposer quelque sagesse aux Rajahs et aux Kaisers ; aux murmures des bazars ; aux rassemblements secrets, parfaitement visibles de Whitehall, des montagnards albanais ; à diriger, en un mot, le cours des événements.

Les bustes de Pitt et de Chatham, de Burke et de Gladstone, s’entre-regardaient, d’un air d’éternelle quiétude que les vivants d’aujourd’hui auraient pu leur envier : car l’atmosphère était pleine d’appels et de menaces, pendant que la procession défilait le long de Whitehall. En outre, certains de ces messieurs étaient atteints de dyspepsie ; l’un d’eux avait fêlé le verre de ses lunettes ; un autre devait prendre la parole le lendemain, à Glasgow. Dans l’ensemble, ils étaient trop rouges, trop pâles, trop gras, trop maigres, pour diriger – comme l’avaient fait les bustes de marbre – le cours de l’histoire.

 

Dans son petit bureau de l’Amirauté, Jimmy Durrant s’étant levé pour consulter un livre bleu, s’arrêta un instant près de la fenêtre, et remarqua un placard fixé à un réverbère.

Miss Thomas, une des dactylos, dit à son amie que si le Cabinet s’obstinait à siéger encore longtemps, elle allait manquer son type, qui lui avait donné rendez-vous devant le théâtre de la Gaîté.

Jimmy Durrant, retournant à sa place avec son livre bleu sous le bras, vit un petit rassemblement au coin de la rue : un tas de gens pressés autour de quelqu’un, comme si ce quelqu’un savait quelque chose ; et, les uns contre les autres, ces gens regardaient autour d’eux avec inquiétude. Que leur apprenait-on donc ?

Posant devant lui le livre bleu, Jimmy examina un papier envoyé par la Trésorerie pour réclamer un renseignement. Mr Cardley, son collègue, empala une lettre dans un fichier.

En ce moment Jacob, à Hyde Park, quittait sa chaise, déchirait son ticket, et s’en allait.

« Quel coucher de soleil ! écrivait Mrs Flanders à son fils Archer, à Singapour. Impossible de se décider à rentrer. En perdre une seule minute paraissait un crime. »

Lorsque Jacob se remit en route, les hautes fenêtres du palais de Kensington ruisselaient d’un feu rose ; une bande de canards sauvages volaient au-dessus de la Serpentine ; et les arbres se détachaient, sombres, magnifiques, sur le ciel.

« Jacob, écrivait Mrs Flanders, avec un reflet rouge sur son papier, Jacob s’est courageusement remis au travail, après son admirable voyage. »

« Le Kaiser – disait la voix lointaine dans Whitehall – le Kaiser m’a reçu en audience. »

 

« Mais je connais cette figure ! s’écria le Révérend Andrew Floyd, sortant de chez Carter dans Piccadilly. Je veux bien être pendu… » et il regarda Jacob, se retourna pour le voir encore, mais sans être certain…

« Ah ! je sais ! Jacob Flanders ! » finit-il par s’écrier, frappé d’une lueur soudaine. Mais le garçon qu’il venait de voir était si grand, semblait si étranger à ce qui l’entourait, c’était un si beau garçon !

« Je lui avais donné les œuvres de Byron… » dit Andrew Floyd rêveur ; et il fit un pas en avant, au moment où Jacob allait traverser ; mais il hésita, laissa passer l’instant favorable.

Une seconde procession, sans bannière cette fois-ci, bloquait Long Acre. Des voitures, contenant des douairières aux vêtements de teinte améthyste, et des messieurs décorés d’œillets rouges, barraient la route aux cabs et aux autos, où des hommes en gilet blanc, harassés, en route vers les bosquets fleuris et les salles de billard de Putney et de Wimbledon, se reposaient des fatigues de la journée.

Deux orgues de Barbarie glapissaient au bord du trottoir, et des chevaux sortant de chez Alridge avec une étiquette blanche sur la croupe, se cabraient, et étaient élégamment ramenés d’un coup de rênes vigoureux.

Mrs Durrant, assise en auto à côté de Mr Wortley, s’impatientait, craignant de manquer l’ouverture. Mais Mr Wortley, comme toujours plein d’urbanité, comme toujours certain d’arriver à l’heure, boutonnait ses gants et admirait Clara.

« Passer une soirée pareille au théâtre, c’est honteux » dit Mrs Durrant, en voyant resplendir les glaces des carrossiers de Long Acre.

« Vous pensez sûrement à votre lande ? dit Mr Wortley à Clara.

– Oh ! mais Clara aime autant être ici, dit en riant Mrs Durrant.

– Réellement – je ne sais pas », dit Clara, qui regardait les fenêtres étincelantes. Tout à coup, elle tressaillit.

Elle avait aperçu Jacob.

« Qu’est-ce ? » demanda vivement Mrs Durrant en se penchant à la portière. Mais elle ne vit personne.

Sous la voûte de l’opéra, des faces larges et de maigres visages, les uns poudrés, les autres moustachus, étaient tous du même rouge au soleil couchant ; l’esprit stimulé par les immenses lustres aux lumières voilées couleur de primevère, par la rumeur des pas, les tentures écarlates, et tout cet ensemble pompeux, quelques dames, pendant un instant, se tournèrent en pensée vers des chambres nauséabondes, tout près du théâtre, dans des ruelles, avec des femmes dépeignées, ou des jeunes filles, ou des enfants, qui mettaient la tête à la fenêtre – les hautes glaces, au passage, faisaient s’attarder les dames – mais il fallait suivre le courant, ne pas obstruer le passage.

 

La lande chère à Clara était de toute beauté. Les restes mortels des Phéniciens dormaient sous leurs entassements de pierre grise ; les vestiges visibles des mines de jadis montaient rigides, vers le ciel ; déjà le vol des phalènes jetait un frémissement sur les bruyères. Sur la route, en contrebas, on entendait grincer les roues des charrettes ; et l’aspiration et le soupir des vagues montait avec douceur, obstiné, éternel.

Protégeant ses yeux de sa main, Mrs Pascoe, debout dans son carré de choux, regardait l’horizon mouvant. Deux vapeurs et un voilier se croisèrent ; se dépassèrent ; et dans la baie, les mouettes venaient sans cesse se poser sur une épave flottante, puis s’élevaient très haut, puis revenaient, tandis que d’autres se laissaient porter par la vague vers le rivage où elles restaient visibles, jusqu’à ce que la lune répandît sur toutes choses une égale blancheur.

Mrs Pascoe était rentrée depuis longtemps. Mais les colonnes du Parthénon recevaient encore un reflet rouge, et les femmes grecques qui tricotent, et rappellent de temps à autre leurs enfants pour les épouiller, étaient aussi vives que des hirondelles par la grande chaleur ; se querellaient ; grondaient ; donnaient le sein à leurs mioches ; jusqu’à la minute où les vaisseaux du Pirée tirèrent leurs coups de canon.

Le son s’étala, puis se propagea, par explosions irrégulières, entre les îles.

La nuit se referma sur la Grèce, comme un couteau.

« Le canon ? » dit Betty Flanders à moitié endormie, sortant de son lit et allant à la fenêtre enguirlandée de feuillage sombre.

Pas à une pareille distance, pensa-t-elle. C’est la mer.

De nouveau, très loin, elle entendit ce bruit sourd, comme si les filles de la nuit battaient des tapis immenses. Son frère Morty avait disparu. Son mari, Seabrook, était mort ; ses fils se battaient pour leur pays. Mais les poulets étaient-ils en sûreté ? On aurait dit que quelqu’un bougeait ? Était-ce Rébecca qui avait mal aux dents ? Non. Les filles de la nuit battaient leurs grands tapis. Les poules s’agitaient un peu sur leurs perchoirs.

14

« Il a tout laissé tel quel, dit Bonamy, avec surprise. Sans rien ranger. Toutes ses lettres éparpillées, afin que chacun puisse les lire. À quoi s’attendait-il donc ? Croyait-il qu’il en reviendrait ? » Ainsi songeait Bonamy, debout au milieu de la chambre de Jacob.

Le XVIIIe siècle a son caractère, un caractère de distinction. Dans toutes les maisons construites il y a environ cent cinquante ans, les pièces sont belles, les plafonds élevés ; au-dessus des portes, une rosace, ou bien une tête de bélier, est sculptée en plein bois : même les boiseries, de couleur framboise, ont de la distinction.

Bonamy ramassa par terre une facture concernant une cravache.

« Elle doit avoir été payée », dit-il.

Il trouva les lettres de Sandra.

Il apprit :

Que Mrs Durrant se proposait d’emmener des amis à Greenwich…

Que Lady Rocksbier espérait avoir le plaisir…

L’air est languide dans une chambre déserte ; à peine gonfle-t-il les rideaux ; les fleurs bougent dans la jarre. Une fibre du fauteuil d’osier craque, bien qu’il n’y ait personne dedans.

Bonamy gagna la fenêtre. Une voiture de livraison filait le long de la rue. Les omnibus étaient bloqués devant chez Mudie. Les moteurs trépidaient, et les charretiers, serrant les freins, arrêtaient brutalement leurs chevaux. Une voix dure et mécontente criait quelque chose d’inintelligible.

Et, tout à coup, tous les feuillages parurent se soulever en même temps.

« Jacob ! Jacob ! » cria Bonamy, debout devant la fenêtre. Les feuilles retombèrent.

« Quel désordre partout ! » s’exclama Betty Flanders, ouvrant la porte de la chambre à coucher.

Bonamy se retourna.

« Que vais-je faire de ça, Mr Bonamy ? » dit-elle. Elle tenait à la main une paire de vieux souliers qui avaient appartenu à Jacob.

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Mars 2013

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