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Virginia Woolf

MRS DALLOWAY

1925

 

Mrs Dalloway dit qu’elle irait acheter les fleurs elle-même.

Lucy avait de l’ouvrage par-dessus la tête. On enlèverait les portes de leurs gonds ; les hommes de Rumpelmayer allaient venir. « Quel matin frais ! pensait Clarissa Dalloway. On dirait qu’on l’a commandé pour des enfants sur une plage. »

Comme on se grise ! comme on plonge ! C’était ainsi jadis à Bourton, lorsque, avec un petit grincement des gonds qu’il lui semblait encore entendre, elle ouvrait toutes grandes les portes-fenêtres et se plongeait dans le plein air. Il était frais, calme et plus tranquille encore que celui-ci, l’air de Bourton au premier matin ; le battement d’une vague, le baiser d’une vague, pur, vif, et même – elle n’avait alors que dix-huit ans – solennel ; debout devant la fenêtre ouverte, elle sentait que quelque chose de merveilleux allait venir ; elle regardait les fleurs, les arbres où la fumée jouait, et les corneilles s’élevant, puis retombant. Elle restait là, elle regardait… Soudain la voix de Peter Walsh : « Rêverie parmi les légumes ? » Est-ce bien cela qu’il disait ? Ou : « J’aime mieux les gens que les choux-fleurs. » Était-ce bien cela ? Il devait l’avoir dit au déjeuner, un matin qu’elle était sur la terrasse. Peter Walsh… Il allait revenir de l’Inde un de ces jours, en juin ou en juillet, elle ne savait plus, car ses lettres étaient bien ennuyeuses. Mais ses mots, on s’en souvenait ; ses yeux, son couteau de poche, son sourire, ses grogneries, et, lorsque tant d’images s’étaient évanouies, – quelle drôle de chose ! – quelques mots comme ceux-là, à propos de choux.

Elle se redressa un peu au bord du trottoir, laissa passer le camion de Durtnall.

« Charmante personne ! pensa Scrope Purvis (qui la connaissait, comme on se connaît à Westminster quand on vit porte à porte) ; un peu de l’oiseau en elle, du geai, bleu-vert, léger, vif… bien qu’elle ait plus de cinquante ans et qu’elle soit devenue très blanche depuis sa maladie. » Elle se tenait perchée, ne le vit pas, attendait pour traverser, très droite.

Quand on a vécu à Westminster – combien d’années maintenant ? plus de vingt – on sent au milieu du mouvement, si on s’éveille la nuit (Clarissa l’affirmait), une sorte d’arrêt, quelque chose de solennel, une pause qu’on ne peut décrire ; tout semble se figer (c’était son cœur peut-être, disait-on, son cœur troublé par la grippe) avant que Big Ben sonne. Ah ! Il commence. D’abord, un avertissement musical, puis l’heure, irrévocable. Les cercles de plomb se dissolvent dans l’air. « Quels fous nous sommes ! pensait-elle en tournant dans Victoria Street… Qui sait pourquoi nous l’aimons ainsi, pourquoi nous la voyons ainsi, pourquoi nous l’élevons autour de nous, la construisons, la détruisons – et la recréons à chaque minute ? Les plus tristes mégères, les plus misérables débris assis au seuil des portes (l’ivrognerie les a perdus) font comme nous. Aucune loi ne pourra les mater, j’en suis sûre. Pourquoi ? Parce qu’ils aiment la vie. » Dans les yeux des hommes, dans leurs pas, leurs piétinements, leur tumulte, dans le fracas, dans le vacarme, voitures, autos, omnibus, camions, hommes-sandwich traînant et oscillant, orchestres, orgues de Barbarie, dans le triomphe et dans le tintement et dans le chant étrange d’un aéroplane au-dessus de sa tête, il y avait ce qu’elle aimait : la vie, Londres, ce moment de juin.

Car c’était le milieu de juin. La guerre était finie. Sauf pour certains : Mrs Foxcroft qui hier à l’Ambassade se rongeait de chagrin parce que ce joli garçon avait été tué et que maintenant le vieux Manor House passerait à un cousin ; Lady Bexborough, qui, disait-on, avait ouvert une vente de charité en tenant à la main un télégramme : John, son préféré, tué. C’était fini, Dieu merci, fini. Et voilà le mois de juin. Le Roi et la Reine étaient au Palais. Et pourtant, bien qu’il fût encore très tôt, il y avait un bruit sourd de poneys galopants, des claquements de crosses et de crickets ; Lords, Ascot, Ranelagh et tous les autres, voilés par le doux réseau gris-bleu de l’air matinal qui, plus tard, se dissiperait, laisserait voir sur les pelouses et sur les pistes les poneys bondissants, qui frappent à peine le sol de leurs pieds de devant et s’élancent, les ardents jeunes gens et les jeunes filles rieuses, aux transparentes mousselines, qui, ce matin même, après avoir dansé toute la nuit, promenaient leurs ridicules chiens au poil de laine. Déjà de discrètes douairières partaient dans leurs voitures pour des courses mystérieuses ; les marchands s’agitaient dans leurs vitrines avec leurs pierres fausses et leurs diamants et ces charmantes vieilles broches vert-de-mer aux montures XVIIIe siècle qui tentent les Américains (mais il faut économiser, ne pas faire pour Élisabeth trop de folles dépenses), et elle aussi qui aimait ces choses d’une absurde et fidèle passion, qui en faisait partie, puisque sa famille avait figuré à la Cour sous les George, elle allait, ce soir même, se mettre en frais et illuminer, elle allait donner sa soirée. Mais quelle chose étrange, en entrant dans le Parc, que ce silence, cette brume, ce bourdonnement, les canards heureux qui nageaient lentement, les oiseaux pansus qui se dandinaient ! Et qui vient donc là-bas, du côté des Ministères, justement, avec un portefeuille aux armes royales ? C’est Hugh Whitbread, son vieil ami Hugh, Hugh l’admirable.

« Comment va, Clarissa ? s’écria Hugh en exagérant un peu (ils s’étaient connus tout enfants). Où allez-vous ainsi ?

– J’adore marcher dans Londres, dit Clarissa, c’est beaucoup plus agréable qu’à la campagne. »

Ils venaient d’arriver en ville, hélas ! pour consulter les docteurs. On vient à Londres pour voir les expositions, aller à l’Opéra, faire sortir ses filles. Les Whitbread venaient « pour consulter les docteurs ». Que d’innombrables visites Clarissa avait faites à Evelyn Whitbread dans des cliniques ! « Evelyn est de nouveau malade ? – Evelyn est assez patraque », dit Hugh avec une moue et en gonflant un peu son très beau corps, un peu gros, mais si noble, si parfaitement soigné (il était comme d’habitude trop bien mis, à cause de sa petite charge à la Cour, c’était sans doute nécessaire). Il voulait dire par là que sa femme souffrait d’un mal interne – oh ! rien de sérieux ! – Clarissa, sa vieille amie, comprendrait parfaitement sans l’obliger à préciser. Mais oui, elle comprenait. Quel ennui ! et elle se sentit émue comme une sœur, et aussi drôlement gênée à cause de son chapeau. Ce n’était pas exactement le chapeau du matin, n’est-ce pas ? Car, devant Hugh, qui s’empressait, la saluait très bas, lui disait qu’elle avait dix-huit ans, et que certainement il irait à sa soirée (Évelyn y tenait absolument, mais peut-être arriverait-il tard à cause de la réception du Palais où il devait conduire un des fils de Jim), elle se sentait toujours un peu empruntée, un peu pensionnaire. Mais elle avait de l’affection pour lui : elle l’avait toujours connu, et puis, c’était un bon garçon, à sa manière il est vrai, car il exaspérait Richard, et Peter… Peter n’avait jamais pardonné à Clarissa cette amitié.

Tant de scènes à Bourton ! Peter était toujours furieux. Bien sûr, Hugh ne pouvait pas lui être comparé, mais ce n’était pas non plus un parfait imbécile, une tête de coiffeur, comme Peter le disait. Quand sa vieille mère lui demandait de ne plus chasser, de l’accompagner à Bath, il le faisait sans rien dire ; vraiment, il n’était pas égoïste ; Peter déclarait qu’il n’avait ni cœur ni cervelle, rien que les manières et l’éducation d’un gentleman anglais. Oui, c’était bien là son cher Peter dans ses pires moments ; il était intolérable, impossible. Mais quel délicieux compagnon ce serait par un matin comme celui-ci !

(Juin avait fait sortir toutes les feuilles sur les arbres. Les mères de Pimlico allaitaient leurs bébés. Des messages passaient de la Marine à l’Amirauté. Arlington Street et Piccadilly semblaient échauffer l’air du Parc et soulever ses feuilles brûlantes, brillantes, sur les ondes de cette divine vitalité que Clarissa adorait. Danser, monter à cheval, elle avait tant aimé tout cela.)

Ils pourraient bien, Peter et elle, rester séparés pendant des siècles (elle n’écrivait jamais et ses lettres à lui étaient si sèches), mais un jour, tout à coup, cette pensée lui viendrait : « S’il était ici, avec moi, que dirait-il ? » Certains jours, certains spectacles l’évoquaient pour elle, doucement, sans rien de l’ancienne amertume, ce qui, peut-être, est la récompense d’avoir aimé les gens. Ils reviennent, au milieu de St. James Park, par un beau matin ; oui vraiment. Mais, de la beauté du jour, des arbres, de l’herbe, de la petite fille en rose, Peter ne voyait jamais rien. Si elle lui disait de regarder, il mettrait ses lunettes, il regarderait. Ce qui l’intéressait, c’était l’état du monde, Wagner, Pope, et surtout les caractères des gens et les défauts de Clarissa. Il la grondait ! Ils discutaient ! Il disait qu’elle épouserait un Premier Ministre et se tiendrait en haut de l’escalier. Maîtresse de maison parfaite, disait-il (ce jour-là, elle avait pleuré dans sa chambre). Elle avait tous les traits d’une maîtresse de maison parfaite.

Et la voilà, dans St. James Park, qui discutait encore, qui se prouvait encore qu’elle avait eu raison de ne pas l’épouser. Oui, bien raison. Car dans le mariage il faut un peu de liberté, un peu d’indépendance pour qu’on puisse vivre ensemble, tous les jours de la vie, dans la même maison. Cela, Richard le lui accordait, et elle aussi. Où était-il par exemple ce matin ? À un comité sans doute. Elle ne le lui demandait jamais. Tandis qu’avec Peter, tout devait être partagé, tout examiné. C’était intolérable. Aussi, quand arriva la scène du petit jardin, près de la fontaine, elle fut obligée de rompre. Ç’aurait été leur ruine, leur perte à tous les deux, elle en était sûre ; pourtant, pendant des années, elle avait senti, comme une flèche plantée dans son cœur, le chagrin, la souffrance de cette rupture ; et puis, quel horrible moment le jour où, dans un concert, quelqu’un lui dit qu’il venait de se marier ! Une femme rencontrée sur le bateau des Indes ! Jamais elle n’oublierait ! « Vous êtes prude, froide, sans cœur, disait-il, vous ne comprendrez jamais combien je vous aime. » Sans doute, elles comprenaient, ces Orientales, ces jolies sottes, niaises, frivoles. D’ailleurs, elle plaçait mal sa pitié ; il se disait heureux, tout à fait heureux, bien qu’il n’eût jamais rien fait dont on pût parler. Il avait raté sa vie. Cela l’irritait encore.

Elle avait atteint les grilles du Parc. Elle s’arrêta un moment, regarda les omnibus de Piccadilly.

Jamais, maintenant, elle ne dirait de quelqu’un : « Il est ceci, il est cela ». Et elle se sentait très jeune : en même temps vieille à ne pas le croire. Elle pénétrait comme une lame à travers toutes choses : en même temps, elle était en dehors, et regardait. Elle avait la sensation constante (et les taxis passaient) d’être en dehors, en dehors, très loin en mer et seule ; il lui semblait toujours qu’il était très, très dangereux de vivre, même un seul jour. Et cependant elle ne se croyait pas intelligente, pas plus que les autres, en tout cas. Comment avait-elle pu traverser la vie avec les bribes de savoir que Fraülein Daniels lui avait données ! elle ne pouvait le comprendre. Elle ne savait rien ; ni langue étrangère, ni histoire ; elle lisait très peu à présent, sauf des Mémoires, dans son lit ; et cependant elle se laissait absorber : tant de choses ! les taxis qui passaient ! Et elle ne pourrait pas dire de Peter ni d’elle-même : je suis ceci, je suis cela.

Un seul don : connaître les gens presque par instinct, pensait-elle, en marchant. Laissez-la seule avec quelqu’un, et son dos se hérissera ou elle ronronnera, comme une chatte. Devonshire House, Bath House, la maison au cacatoès de porcelaine, elle les voit encore tout illuminées ; elle se souvient de Sylvia, de Fred, de Sally Seton, de quantité de gens, et d’avoir dansé des nuits entières ; les camions passaient pesamment, allant au marché, et elle rentrait en voiture par le Parc. Une fois elle avait jeté un shilling dans la Serpentine. Se souvenir… tout le monde se souvient. Ce qu’elle adore, c’est cela, qui est là, devant elle : cette grosse dame dans ce taxi. « Mais alors, se demande-t-elle en marchant vers Bond Street, alors, cesser de vivre ce n’est rien ; tout ceci continuera sans moi ; est-ce que j’en souffre ? au contraire, n’est-il pas consolant de penser que la mort met fin à tout ? À moins que, dans les rues de Londres, sur le flux et le reflux des choses, ici ou là, je ne survive, Peter aussi, que nous survivions l’un dans l’autre ; je suis mêlée – c’est sûr – aux arbres de chez moi, à cette maison bien qu’elle soit laide, qu’elle tombe en ruine, à des gens que je n’ai jamais vus, je m’étends comme de la brume entre les personnes que je connais le mieux, qui me soulèvent comme j’ai vu les arbres soulever la brume sur leurs branches ; cela s’étend si loin… ma vie… moi-même… » À quoi rêvait-elle devant la vitrine de Hatchard ? Qu’essayait-elle de retrouver ? Quel souvenir de blanche aurore dans la campagne ? Elle lut dans le livre grand ouvert :

Ne crains plus la chaleur du soleil

Ni les colères du furieux hiver.

Cette récente expérience de l’humanité a fait naître chez tous, hommes et femmes, une source de larmes. Des larmes, des chagrins, du courage, de l’endurance, une attitude absolument vaillante et stoïque. Par exemple la femme qu’elle admire le plus, Lady Bexborough lorsqu’elle a ouvert la vente…

Il y avait à l’étalage, Jaunts and Jollities de Jorrocks, Soapy Sponge, les Mémoires de Mrs Asquith, et Big Game Shooting in Niagara, tous ouverts. Que de livres ! mais aucun qu’elle puisse vraiment apporter à Évelyn Whitbread dans sa clinique ; il n’y a pas le livre qui l’amuserait, qui pourrait donner à cette petite femme incroyablement sèche un air aimable juste pour un moment, quand Clarissa entrera… Ce sera ensuite l’interminable causerie habituelle sur les maux des femmes. « Comme je le désire, que les gens aient l’air content, quand j’entre ! » pensa Clarissa, et elle se détourna et revint vers Bond Street, ennuyée parce que « c’est si sot de faire les choses pour des raisons extraordinaires. Pourquoi ne pas être comme Richard qui fait les choses pour elles-mêmes, tandis que moi, pensa-t-elle en attendant pour traverser, la moitié du temps je fais les choses pour que les gens pensent ceci ou cela, et c’est idiot (le policeman levait la main), car personne ne s’y laisse prendre. Oh ! si je pouvais recommencer ma vie, pensa-t-elle en montant sur le trottoir, avoir même une autre figure ! »

D’abord, elle aurait été brune comme Lady Bexborough avec une peau basanée et des yeux magnifiques. Puis, comme Lady Bexborough, lente et imposante, assez forte, elle se serait intéressée à la politique comme un homme ; elle aurait eu une maison de campagne : elle aurait été une femme très digne, très sincère. Tandis qu’elle était mince comme un échalas avec un petit visage ridicule et un nez en bec d’oiseau. Elle se tenait bien, c’est vrai, et elle avait de jolies mains, de jolis pieds et elle s’habillait bien ; elle ne dépensait presque rien. Mais souvent ce corps qu’elle habitait (elle s’arrêta pour regarder un tableau hollandais), ce corps avec toutes ses facultés, semblait n’être rien, rien du tout. Drôle d’impression ; elle se sentait invisible, inaperçue, ignorée ; plus de mariage à présent, plus de maternités, rien que cette promenade étonnante, un peu solennelle, avec la foule, dans Bond Street, et c’est là Mrs Dalloway, non plus même Clarissa, c’est là Mrs Richard Dalloway.

Bond Street l’enchanta ; Bond Street, de bonne heure, le matin, au printemps, ses drapeaux flottants, ses magasins, rien de voyant, rien d’éclatant, une pièce de tweed dans la maison où son père avait acheté ses vêtements pendant cinquante ans ; quelques perles, un saumon sur un bloc de glace.

« C’est tout ! » dit-elle en regardant la poissonnerie. « C’est tout ! » répéta-t-elle, arrêtée un instant devant un magasin où l’on trouvait avant la guerre des gants presque sans défauts. Et son vieil oncle Williams aimait à dire qu’on reconnaît une lady à ses gants et à ses souliers. Il s’était retourné sur son lit un matin, au milieu de la guerre. Il avait dit : « En voilà assez ». Les gants et les souliers ; elle avait un faible pour les gants. Mais sa fille Élisabeth n’y tenait pas du tout.

Pas du tout, pensa-t-elle, en remontant Bond Street vers un magasin où on lui gardait des fleurs quand elle donnait une soirée. Élisabeth préférait son chien à tout. La maison entière ce matin sentait le goudron. Et Miss Kilman ! Ah ! plutôt le pauvre Grizzle que Miss Kilman ; plutôt la maladie, le goudron, et tout ce qui s’ensuit que de rester des journées entières claquemurée dans une chambre étouffante avec un livre de prières. Plutôt n’importe quoi, avait-elle envie de dire. Peut-être n’était-ce, comme le disait Richard, qu’une de ces crises que toutes les jeunes filles traversent. Peut-être était-elle amoureuse. Mais pourquoi de Miss Kilman ? certainement on avait mal agi avec Miss Kilman, il ne fallait pas l’oublier, et Richard disait qu’elle était très intelligente, qu’elle avait vraiment l’esprit historique. Toujours est-il qu’elles étaient inséparables et Élisabeth, sa propre fille, allait communier ! Quant à sa toilette et aux invités de sa mère, elle s’en moquait. L’exaltation religieuse, pensait Clarissa, est comme la maladie : elle rend les gens revêches, ennuyeux, durs ; Miss Kilman ferait n’importe quoi pour les Russes, pour les Autrichiens, elle se laisserait mourir de faim, mais dans la vie privée, elle vous cause de vraies souffrances à force d’insensibilité. Et son mackintosh vert ! Depuis des années, elle portait ce vêtement ; elle transpirait ; elle n’était pas cinq minutes dans une pièce sans vous faire sentir combien elle vous était supérieure, qu’elle était pauvre, et vous, riche, et que dans le bouge où elle vivait, elle n’avait ni un coussin, ni un tapis, ni peut-être même un lit ; elle avait l’âme toute rongée par cette injustice qu’elle ne pouvait oublier, son renvoi de l’École pendant la guerre. Pauvre fille aigrie, malheureuse ! Ce n’est pas elle qu’on déteste, mais l’idée qu’on a d’elle, une idée grossie de beaucoup de choses qui certainement n’étaient pas Miss Kilman, une sorte de spectre pareil à ceux contre lesquels on se débat la nuit, qui nous saisissent et sucent une partie de notre sang, oppresseurs, tyranniques. Il eût suffi peut-être d’un hasard, d’un autre coup de dé, le noir dessus et non le blanc, pour qu’elle pût aimer Miss Kilman. Mais en ce monde, elle ne pouvait pas. Non.

Elle s’énervait pourtant de sentir ce monstre, cette brute remuer en elle, de sentir dans son âme, au profond de cette forêt encombrée de feuilles, des griffes se planter et d’entendre des rameaux craquer. Jamais n’être tout à fait contente, tout à fait tranquille. À tout moment, le monstre, cette horreur, pouvait bouger. Depuis sa maladie, surtout, cela l’irritait, la blessait dans ses nerfs, lui faisait mal, et toute la joie qui vient de la beauté, de l’amitié, que l’on éprouve à se bien porter, à être aimée, à rendre sa maison charmante, semblait chanceler, branler, et ployer comme si, vraiment, il y avait un monstre qui rongeait les racines, et que toute la panoplie du bonheur ne fût que de l’égoïsme. L’horreur !

« Sottise ! Sottise ! » s’écria-t-elle en poussant la porte de Mulberry, le fleuriste.

Elle entra, légère, grande, très droite, saluée aussitôt par Miss Pynn au visage joufflu, dont les mains rouges faisaient penser qu’elles avaient séjourné dans l’eau avec les fleurs.

Ah ! les fleurs ! delphiniums, pois de senteur, gerbes de lilas, œillets, des masses d’œillets ! Et les roses, les iris ! Oh ! oui, elle respirait la douce odeur du jardin terrestre, en causant avec Miss Pynn, qui était son obligée, et qui pensait qu’elle était bonne, parce qu’elle l’avait été plusieurs années avant : « Elle a été très bonne, mais elle a l’air vieillie, cette année ! » et elle tournait la tête, à droite, à gauche, au milieu des iris et des roses, et elle s’approchait des gerbes de lilas, les yeux à demi clos, humant, après le tumulte de la rue, le délicieux parfum, la fraîcheur exquise. Puis, elle ouvrit les yeux : qu’elles étaient pures, les roses, pareilles à du linge tuyauté, frais blanchi, sur des claies d’osier ; les œillets rouges dressaient la tête, affectés et mystérieux ; débordant des coupes, voici tous les pois de senteur, violet chiné, blancs de neige, pâles – c’est le soir, et des jeunes filles vêtues de mousselines sont sorties pour aller cueillir les pois de senteur et les roses, à la fin de ce jour d’été superbe, avec son ciel bleu si foncé, ses delphiniums, ses œillets, ses arums ; c’est l’instant, entre six et sept heures, où toutes les fleurs – roses, œillets, iris, lilas – s’embrasent ; blanche, violette, rouge ou orange, chaque fleur semble brûler toute seule, douce, pure, dans la plate-bande embrumée. Ravissants aussi, les papillons gris-clair qui tournoient sur l’héliotrope, sur les primevères du soir !

Elle allait avec Miss Pynn de vase en vase, elle choisissait : « Sottise ! Sottise ! » se disait-elle de plus en plus doucement, comme si cette beauté, ce parfum, cette couleur et Miss Pynn qui l’aimait, qui l’approuvait, formaient un flot, comme si ce flot la baignait, noyait cette horreur, ce monstre, le noyait tout à fait, la soulevait plus haut, plus haut encore… Oh ! une détonation dans la rue !

« Mon Dieu ! ces automobiles ! » dit Miss Pynn, en allant regarder à la fenêtre et en revenant avec un sourire d’excuse, les mains pleines de pois de senteur, comme si ces automobiles, ces pneus d’automobiles, étaient sa faute à elle.

La violente explosion qui fit sursauter Mrs Dalloway et conduisit Miss Pynn à la fenêtre en s’excusant, venait d’une automobile qui s’était approchée du trottoir, juste en face de la devanture de Mulberry. Les passants qui, naturellement, s’arrêtèrent et regardèrent, eurent à peine le temps d’entrevoir un visage de la plus haute importance contre le capitonnage gris perle, avant qu’une main d’homme n’eût rabattu le store et qu’il n’y eût plus rien à voir qu’un carré d’étoffe gris perle.

Cependant des rumeurs se mirent tout de suite à circuler depuis le milieu de Bond Street jusqu’à Oxford Street d’un côté, jusqu’à la parfumerie d’Atkinson de l’autre, passant invisibles, silencieuses, comme un nuage, rapides, comme un voile sur les collines, tombant avec quelque chose de la sobriété et de la tranquillité soudaines d’un nuage sur une foule qui, une seconde auparavant, était tout à fait désordonnée. Mais, à présent, le mystère l’avait effleurée de son aile ; la voix de l’autorité s’était fait entendre ; l’ange de la religion était dans l’air, les yeux bandés étroitement et les lèvres entrouvertes. Mais personne ne savait quel visage on avait vu. Celui du Prince de Galles, de la Reine, du Premier Ministre ? Quel était ce visage ? Nul ne savait.

Edgar J. Watkins, avec son rouleau de plomb autour du bras, dit tout haut, en plaisantant naturellement : « La bagnole au Miniss… »

Septimus Warren Smith, qui n’avait pu passer, l’entendit.

Septimus Warren Smith, trente ans environ, le visage pâle, le nez aquilin, des souliers bruns et un pardessus râpé, et des yeux couleur de noisette, avec ce regard d’anxiété qui rend anxieux les étrangers eux-mêmes. Le monde a brandi son fouet. Sur qui s’abattra-t-il ?

Tout s’était arrêté. La trépidation des moteurs résonnait comme un pouls battant irrégulièrement à travers tout le corps. Le soleil devint extraordinairement chaud parce que l’automobile s’était arrêtée en face de la devanture de Mulberry ; de vieilles dames, sur l’impériale de l’autobus, déployèrent leurs ombrelles noires ; ici une ombrelle verte, là une rouge, s’ouvrirent avec un petit crac. Mrs Dalloway à la fenêtre, les bras pleins de pois de senteur, regarda, son petit visage rose froncé par l’attention. Tout le monde regardait l’automobile. Septimus regardait. Des gamins sautèrent de leurs bicyclettes. Les voitures s’accumulèrent. Et l’automobile restait là, avec ses stores baissés ornés d’un dessin bizarre. « C’est un arbre », pensait Septimus qui, voyant toutes les choses se réunir peu à peu en un centre devant lui, fut terrifié, comme si quelque objet monstrueux surgissait et allait prendre feu. Le monde vacillait et tremblait et menaçait de prendre feu. « C’est moi qui barre le passage, pensa-t-il. Est-ce qu’on ne me regarde pas en me montrant du doigt ? Si je suis là, fixé, enraciné au sol, il y a une raison. Mais laquelle ? »

« Continuons, Septimus ! » dit sa femme, une petite personne, avec de grands yeux dans un pâle visage pointu, une Italienne.

Mais Lucrezia elle-même ne put s’empêcher de regarder l’automobile et sur les stores le dessin en forme d’arbre. Était-ce la Reine qui était dans la voiture ? La Reine qui faisait des courses ?

Le chauffeur, qui avait ouvert quelque chose, tourné quelque chose et fermé quelque chose, remonta sur le siège.

« Allons ! » dit Lucrezia.

Mais son mari – car ils étaient mariés depuis quatre ou cinq ans à présent – sursauta, tressaillit et dit : « Très bien ! » avec irritation comme si elle l’avait interrompu.

Les gens les remarquent ; les gens comprennent. « Les gens », pensait-elle, devant la foule qui regardait l’automobile ; les Anglais, avec leurs enfants et leurs chevaux et leurs vêtements, qu’elle admirait en un sens ; mais ce n’étaient à présent que des « gens » parce que Septimus avait dit : « Je me tuerai ! » Affreuse parole ! L’a-t-on entendu ! Elle regarda la foule. Au secours ! au secours ! avait-elle envie de crier aux femmes, aux garçons bouchers. Au secours ! Pas plus tard que l’automne dernier, ils s’étaient arrêtés tous les deux sur un des quais de la Tamise, enveloppés du même manteau, et comme Septimus lisait un journal au lieu de bavarder, elle le lui avait arraché des mains et elle avait ri au nez du vieux monsieur qui les avait vus. Mais le malheur, on le cache. Il fallait l’emmener dans un parc.

« Nous allons traverser, maintenant », dit-elle.

Elle avait droit à son bras, quoiqu’il fût insensible. Mais il n’avait à lui donner à elle – si simple, si impulsive, vingt-quatre ans seulement, sans amis en Angleterre, et qui avait quitté l’Italie pour l’amour de lui, – qu’un bout d’os.

Stores baissés, réservée, impénétrable, l’automobile continua vers Piccadilly. Tout le monde regardait ; tous les visages, des deux côtés de la rue, reflétaient la même vénération profonde. Pour la Reine, le Prince, le Premier Ministre ? on ne savait pas. Trois personnes seulement, pendant quelques secondes, avaient entrevu un visage. On discutait même sur le sexe. Mais nul ne doutait qu’un grand personnage ne fût à l’intérieur. La grandeur passait, cachée, dans Bond Street, tout près des gens ordinaires qui se trouvaient – un jour dans leur vie – à portée de voix des Majestés de l’Angleterre, du symbole durable d’un État qu’étudieront plus tard les archéologues dans les fouilles et dans les ruines. Alors, quand Londres ne sera plus que sentiers couverts d’herbe, et quand de tous ceux qui, ce mercredi matin, se pressent dans la rue, il ne restera plus que des ossements avec quelques alliances mêlées à leur poussière et l’or d’innombrables dents cariées, on saura quel était ce visage qui se cachait dans l’automobile.

« C’est sans doute la Reine, pensa Mrs Dalloway qui sortait, avec ses fleurs, de chez Mulberry, la Reine ! » Et elle prit pour une seconde un grand air de dignité, debout, à côté du magasin, dans le soleil, tandis que la voiture passait lentement, stores baissés. « La Reine va visiter un hôpital, la Reine va ouvrir une vente », pensa Clarissa.

L’encombrement était terrible à cette heure-là ! Lords, Ascots, Hurlingham ? « Y a-t-il quelque chose ? se demanda-t-elle, car la rue était embouteillée. Ces gens, assis sur l’impériale des autobus, ont des paquets, des parapluies et même des fourrures, par un jour comme celui-ci ! Quoi de plus ridicule, de plus invraisemblable que la bourgeoisie anglaise ! Et la Reine elle-même est arrêtée, la Reine elle-même ne peut passer. » Clarissa était retenue d’un côté de Brook Street, Sir John Buckhurst, le vieux juge, l’était de l’autre ; la voiture entre eux deux. (Sir John, avec toutes ses années de magistrature, aimait les femmes élégantes.) Mais le chauffeur, se penchant un petit peu, dit quelque chose au policeman qui salua, leva le bras, fit ranger l’autobus d’un signe de tête, et la voiture passa. Lentement, très silencieusement, elle prit sa route.

Clarissa devina, comprit : elle avait vu quelque chose de blanc, de magique, de rond, dans la main du valet de pied, un disque où était inscrit un nom – la Reine, le Prince de Galles, le Premier Ministre ? – qui, par son éclat, s’ouvrait un passage (voilà la voiture qui diminue, qui disparaît) vers Buckingham Palace où ce soir, au milieu des lustres qui scintillent, des dorures qui étincellent, se trouveront, la poitrine chamarrée de broderies, Hugh Whitbread et ses collègues, toute la société de l’Angleterre. Et Clarissa aussi donnait une soirée. Elle se redressa un peu. C’était vrai : elle se tiendrait au sommet de son escalier.

La voiture avait passé, laissant derrière elle, comme un léger sillage, un peu d’agitation dans les magasins de gants, de chapeaux, des deux côtés de Bond Street. Pendant quelques secondes, toutes les têtes se penchèrent dans la même direction, vers la devanture. En choisissant leurs gants – jusqu’au coude ? au-dessus du coude ? beiges ? gris perle ? – les femmes s’arrêtèrent. Quand elles reprirent leurs phrases, quelque chose était arrivé ; une chose de si peu d’importance qu’un instrument de précision assez sensible pour déceler un séisme survenu en Chine, n’aurait pu en enregistrer la vibration ; mais dans son ensemble, presque formidable, presque émouvante. Car, chez tous les chapeliers, chez tous les tailleurs, des gens qui ne se connaissaient pas se regardèrent et pensèrent aux morts, au drapeau, à l’Empire. Dans un public-house d’une petite rue, un colonial insulta la Maison de Windsor, ce qui entraîna des injures, des bocks brisés, une rixe générale. De l’autre côté de la rue, les échos résonnèrent, étranges, aux oreilles des jeunes filles qui choisissaient pour leurs noces du linge frais garni de purs rubans blancs. L’excitation causée par le passage de la voiture effleurait, en se dissipant, des choses très profondes.

La voiture, glissant vers Piccadilly, tourna dans St. James Street. De beaux hommes, des hommes de robuste apparence, des hommes bien mis avec leurs jaquettes, leurs dépassants blancs et leurs cheveux ramenés en arrière, qui, sans but précis, se trouvaient dans le bow-window de White, et regardaient au-dehors, les mains derrière les basques de leurs habits, comprirent instinctivement que la grandeur passait ; et la pâle lumière de l’immortelle présence les toucha comme elle avait touché Clarissa Dalloway. Aussitôt ils se redressèrent, ramenèrent leurs mains et parurent prêts à servir leur souverain jusqu’à la bouche du canon, s’il le fallait, comme leurs ancêtres avaient fait avant eux. Les bustes blancs, dans le fond, et les petites tables couvertes de numéros du Tatler et de bouteilles de soda semblaient approuver, évoquaient le blé ondoyant et les manoirs de l’Angleterre, et renvoyaient le bruit léger du moteur comme sous les voûtes d’une galerie acoustique une simple voix est renvoyée, sonore, amplifiée de toute la puissance d’une cathédrale. Moll Pratt, dans son châle, sur le trottoir, près de ses fleurs, acclamait le cher garçon (pour sûr c’était le Prince de Galles) et aurait bien lancé le prix d’un pot de bière – une gerbe de roses – dans St. James Street, rien que par joyeux mépris de la pauvreté, si elle n’avait senti sur elle le regard du constable qui décourageait son loyalisme de vieille Irlandaise. Les sentinelles de St. James saluèrent ; le policeman de la Reine Alexandra approuva.

Une petite foule s’était formée, cependant, aux portes de Buckingham Palace. Badauds, confiants, tous pauvres gens, ils attendaient, ils regardaient le Palais et son drapeau au vent, la statue de Victoria massive sur son monticule, admiraient les fontaines en gradins, les géraniums, se méprirent et acclamèrent l’automobile d’un simple promeneur, reprirent leur enthousiasme et le gardèrent intact, tandis que passaient d’autres voitures ; tout le temps le bruit s’accumulait dans leurs veines et les faisait tressaillir d’excitation à la pensée du Roi qui les regarderait, de la Reine qui s’inclinerait, du Prince qui saluerait, de la vie merveilleuse que Dieu accorde aux rois : les écuyers, les profondes révérences et la vieille maison de poupée de la Reine et la Princesse Mary qui a épousé un Anglais, et le Prince – ah ! le Prince ! il tenait étonnamment, disait-on, du vieux roi Édouard, beaucoup plus mince cependant. Le Prince vivait à St. James, mais pourquoi ne viendrait-il pas voir sa mère le matin ?

C’est ce que dit Sarah Bletchey qui tenait son bébé dans ses bras et battait du pied comme si elle était chez elle, au coin de son feu, à Pimlico, mais elle ne quittait pas le Mall des yeux, tandis qu’Émilie Coates dénombrait les fenêtres du Palais et pensait aux servantes (combien peut-il y en avoir !) et aux chambres à coucher (que de chambres à coucher !). Un vieux monsieur avec un terrier d’Aberdeen, des gens inoccupés grossirent la foule. Le petit Mr Bowley, qui vivait à l’Albany et qui était froid comme du marbre devant les profondes émotions de la vie, mais qui pouvait s’échauffer tout d’un coup, maladroitement, sentimentalement, devant cette sorte de chose – de pauvres femmes attendant pour voir passer la Reine, de pauvres femmes, de gentils petits enfants, des orphelins, des veuves, la Guerre… chut ! chut ! – avait vraiment des larmes dans les yeux. La brise qui soufflait, si chaude, le long du Mall, à travers les arbres minces, près des héros de bronze, déploya un drapeau dans la poitrine anglaise de Mr Bowley et il souleva son chapeau quand la voiture tourna dans le Mall, le tendit très haut quand la voiture approcha, laissa les pauvres mères de Pimlico se presser contre lui et se tint très droit. La voiture arriva.

Tout à coup, Mrs Coates regarda dans le ciel. Le bruit d’un aéroplane vibrait formidablement aux oreilles de la foule. Le voilà au-dessus des arbres, et derrière lui, formant des boucles et des tortillons, une fumée écrivait quelque chose, traçait des lettres dans le ciel ! Tout le monde regarda en l’air.

Il piqua du nez, s’élança tout droit, fit une boucle, fila, s’affaissa, se releva, et toujours, partout, flottait derrière lui une épaisse barre floconneuse de fumée blanche dont les boucles et les arabesques formaient des lettres sur le ciel. Quelles lettres ? Était-ce bien un C ? un E ? puis un L ? Un instant seulement, elles restèrent immobiles ; puis elles bougèrent et se brouillèrent et s’effacèrent au ciel ; et l’aéroplane s’élança plus loin et, dans un autre coin du ciel, se mit de nouveau à écrire un K, un E, un Y peut-être ?

« Glaxo ! » dit Mrs Coates d’une voix tendue et solennelle ; elle regardait en l’air et son bébé raide et pâle dans ses bras regardait en l’air.

« Kreemo ! » murmura Mrs Bletchey comme une somnambule. Tenant son chapeau parfaitement immobile, Mr Bowley regardait droit en l’air. Tout le long du Mall, les gens s’étaient arrêtés et levaient les yeux vers le ciel. Tandis qu’ils regardaient, le monde entier faisait silence et un vol de mouettes traversa le ciel, d’abord une qui conduisait, puis une autre, et dans cet extraordinaire silence, dans cette paix, cette pâleur, cette pureté, les cloches sonnèrent onze fois, et le son s’éteignit là-haut parmi les mouettes.

L’aéroplane vira, fila et fonça exactement où il voulait, vif, leste, comme un patineur. – « C’est un E », dit Mrs Bletchey – ou un danseur. – « C’est toffee », murmura Mr Bowley, et la voiture passa les portes et personne ne la regarda ; puis, arrêtant sa fumée, il s’élança plus loin encore et la fumée se dissipa et se joignit aux larges formes blanches des nuages.

Il était parti, derrière les nuages. Plus de bruit. Les nuages auxquels les lettres E, G, ou L s’étaient jointes s’avançaient librement, chargés, semblait-il, dans leur traversée d’ouest en est, d’une mission de la plus grande importance qui ne serait jamais révélée. Sûrement c’était cela, une mission de la plus grande importance. Puis, tout d’un coup, comme un train sort d’un tunnel, l’aéroplane bondit hors des nuages, avec ses boucles de fumée derrière lui, perçant les oreilles de toute la foule dans le Mail, dans Green Park, dans Piccadilly, dans Regent’s Street, dans Regent’s Park, et il descendit et il s’éleva et traça des lettres les unes après les autres. Quel mot écrivait-il ?

Lucrezia Warren Smith, assise à côté de son mari sur un banc dans la Grande Allée de Regent’s Park, leva la tête.

« Regarde, Septimus, regarde ! » cria-t-elle. Car le docteur Holmes lui avait dit de tâcher d’intéresser son mari (qui n’avait rien du tout de grave mais était un peu mal en point) aux choses extérieures.

« Tiens, pensa Septimus en regardant en l’air, les voilà qui me font des signaux ! » Pas en mots véritables, il ne pouvait pas encore comprendre leur langage, mais c’était assez clair, cette beauté exquise ! et des larmes remplirent ses yeux tandis qu’il regardait les mots de fumée et qu’il les voyait répandre sur lui, avec une charité inépuisable, avec une joyeuse bonté, des formes et des formes d’une beauté inouïe ; et il n’aurait qu’à regarder toujours et on lui prodiguerait pour rien de la beauté, plus de beauté encore ! Des larmes coulèrent le long de ses joues.

« C’était toffee, c’était une réclame pour du toffee », expliqua une nurse à Rezia. Ensemble ils commencèrent à épeler t… o… f…

« K… R… » dit la nurse, et Septimus l’entendit prononcer, Ka, Er, tout près de son oreille, profondément, doucement, d’un accent moelleux, mais aussi avec une rudesse pareille à celle du cri des cigales qui le chatouillait délicieusement et lui envoyait au cerveau des ondes sonores, qui se brisaient en se choquant. Quelle merveilleuse découverte que la voix humaine, dans certaines conditions atmosphériques (car il faut être scientifique, avant tout scientifique), puisse donner la vie aux arbres ! Heureusement Rezia posa sur son genou une main d’un poids terrible, et le maintint cloué au sol, car ces ormes qui tombaient puis se redressaient, tombaient, se redressaient encore, – avec toutes leurs feuilles allumées et leur couleur claire d’abord, puis fonçant du bleu au vert des vagues profondes, comme des panaches sur la tête des chevaux, des plumes sur la tête des femmes, – ces ormes qui tombaient puis se redressaient si superbement, si fièrement, l’auraient rendu fou. Mais il ne voulait pas devenir fou. Il allait fermer les yeux. Il ne regarderait plus.

Les ormes lui faisaient signe ; les feuilles étaient vivantes, les arbres étaient vivants. Et les feuilles unies par des millions de fibres à son corps, là, sur le banc, descendant et montant, l’éventaient. Quand la branche s’étendait, lui aussi suivait le mouvement. Les moineaux voletant, s’élevant et retombant en nappes découpées, faisaient partie du décor : du bleu et du blanc barré de branches noires. Les sons produisaient des harmonies préméditées ; les intervalles, entre eux, étaient aussi expressifs que les sons. Un enfant cria. Très loin, une trompe sonna. Tout cela, pris ensemble, signifiait la naissance d’une nouvelle religion…

« Septimus ! » dit Rezia. Il tressaillit violemment. On devait le remarquer.

« Je vais marcher jusqu’à la fontaine, et je reviendrai ! » dit-elle.

Elle ne pouvait plus y tenir. Le docteur Holmes avait beau dire que ce n’était rien. Elle aurait mieux aimé qu’il fût mort ! Comment rester à côté de lui quand il avait ce regard fixe et qu’il ne la voyait pas et qu’il faisait paraître tout terrible : le ciel et l’arbre, les enfants qui jouaient, traînaient leurs chariots, sifflaient, tombaient ; tout était terrible. Et il ne se tuerait pas ; et elle ne pouvait se confier à personne. « Septimus a trop travaillé », c’est tout ce qu’elle pouvait dire, même à sa mère. Aimer rend solitaire, pensa-t-elle. Elle ne pouvait se confier à personne, pas même à Septimus à présent. Elle se retourna et l’aperçut, avec son pardessus râpé, assis tout seul sur le banc, le dos rond, le regard fixe. C’était lâche pour un homme de dire qu’il se tuerait, mais Septimus avait fait la guerre, il était brave ; ce n’était plus Septimus à présent. Si elle mettait son col de dentelle, si elle mettait son chapeau neuf, il ne s’en apercevait même pas ! il était heureux sans elle. Rien ne pourrait la rendre heureuse sans lui. Rien ! Il était égoïste. Comme tous les hommes. Car il n’était pas malade. Le docteur Holmes disait qu’il n’avait rien. Elle étendit sa main. Voyez ! son alliance glissait, elle avait tant maigri. C’était elle qui souffrait, mais elle n’avait personne à qui le dire.

Loin était l’Italie, et les blanches maisons et la chambre où ses sœurs faisaient des chapeaux, et les rues pleines tous les soirs de gens qui n’étaient pas à demi morts comme ceux d’ici qu’on voit enfoncés dans leurs fauteuils roulants, devant quelques vilaines plantes en pots.

« Si vous voyiez les jardins de Milan ! » dit-elle tout haut. Mais à qui ?

Il n’y avait personne. Ses paroles s’évanouirent. Ainsi s’évanouit une fusée. Les étincelles, après avoir tracé leur sillon dans la nuit, y retournent ; l’ombre descend, tombe sur les contours des maisons et des tours ; les pentes des collines dénudées s’adoucissent, s’affaissent. Mais, disparues, les choses remplissent la nuit ; sans couleur, sans fenêtres, elles existent plus massivement, elles expriment ce que la positive lumière du jour ne sait pas transmettre, le trouble et l’attente des choses réunies dans l’obscurité, entassées dans l’obscurité, privées du soulagement que l’aube amène quand, baignant les murs de blanc et de gris, touchant d’un trait chaque fenêtre, soulevant la brume des prés, découvrant les vaches rouges qui paissent paisiblement, elle pare de nouveau chaque objet, elle rend à tout la vie. « Je suis seule ! seule ! » cria-t-elle à côté de la fontaine de Regent’s Park, les yeux fixés sur la statue de l’Indien qui porte une croix. Ainsi, peut-être, à minuit, quand toutes les limites sont indistinctes, le pays retourne à sa forme ancienne, tel que les Romains le virent, brumeux à leurs pieds, quand ils débarquèrent, avec des collines qui n’avaient pas de noms et des rivières qui coulaient on ne savait où : telle était sa détresse, quand tout à coup, comme si un socle avait surgi et qu’elle y fût debout, elle déclara qu’elle était sa femme, épousée à Milan il y avait des années, sa femme, et que jamais, jamais, elle ne dirait qu’il était fou. Le socle tourna, s’abattit. Elle se sentit tomber, tomber. Il était parti, pensait-elle, parti comme il l’en menaçait pour se tuer, pour se jeter sous un camion. Mais non ; le voilà, toujours seul sur le banc, avec son pardessus râpé, les jambes croisées, le regard fixe, parlant tout haut.

L’homme ne doit pas couper les arbres. Il y a un Dieu. (Il notait ces révélations sur le dos des enveloppes.) Transformez le monde. Personne ne tue par haine. Publiez-le (il l’écrivit). Il attendait, il écoutait. Un moineau, perché sur la grille en face, pépia : « Septimus ! Septimus ! » quatre ou cinq fois de suite et continua, en égrenant ses notes, à chanter d’une voix vive et perçante, en mots grecs, qu’il n’y a pas de crime ; puis un autre moineau le rejoignit et ils chantèrent en mots grecs, avec des voix insistantes et perçantes, perchés sur des arbres, de l’autre côté de la rivière, dans la prairie de la vie, où marchent les morts, qu’il n’y a pas de mort.

Voilà sa main ; voilà les morts. Des choses blanches s’assemblaient derrière la grille en face. Mais il n’osait pas regarder. Evans était derrière la grille !

« Qu’est-ce que tu dis ? » Rezia s’asseyait à côté de lui.

Interrompu ! Encore ! Elle l’interrompait toujours.

« Loin des gens, il faut s’en aller loin des gens », dit-il, en se levant d’un bond, là, juste en face, près des chaises, sous l’arbre où la longue pente du parc dévale comme une pièce d’étoffe verte sous un dais élevé de fumées bleues et roses, et il y avait une bordure de maisons très irrégulières, estompée dans la brume ; le bourdonnement de la rue ne cessait que pour renaître, et vers la droite, des animaux au pelage terne étendaient leurs cous au-dessus des grilles du Zoo, glapissant, hurlant. Ils s’assirent sous un arbre.

« Regarde ! » implora-t-elle en désignant une petite troupe de gamins qui portaient des crosses de cricket et dont l’un traînait les pieds, pirouettait et traînait les pieds, comme s’il contrefaisait un clown de music-hall.

« Regarde ! » implora-t-elle, car le docteur Holmes lui avait dit de faire observer à son mari des choses réelles, de l’emmener au music-hall, de le faire jouer au cricket. C’était là le vrai jeu, disait le docteur Holmes, un bon jeu de plein air, le vrai jeu pour son mari.

« Regarde ! » répéta-t-elle.

Regarde ! ordonnait l’invisible, la voix qui maintenant communiquait avec lui ; lui, Septimus, le plus grand parmi les hommes, récemment passé de la vie à la mort, Seigneur venu pour renouveler le monde, étendu comme un manteau, comme un tapis de neige immaculé sous le soleil, souffrant un sacrifice jamais consommé, bouc émissaire, éternelle victime. Mais il ne voulait pas, gémit-il, éloignant d’un mouvement de la main cette souffrance éternelle, cette solitude éternelle.

« Regarde ! » répéta-t-elle, car il ne devait pas parler tout seul quand il était dehors.

« Oh ! regarde ! » implora-t-elle. Mais qu’y avait-il à regarder ? Quelques moutons. C’était tout.

 

« La station du métro Regent’s Park ? Pouvez-vous m’indiquer la station du métro Regent’s Park ? » lui demandait Maisie Johnson. Elle n’était arrivée d’Édimbourg que depuis deux jours.

« Pas par ici, par là ! » s’écria Rezia, en l’écartant pour qu’elle ne vît pas Septimus.

Tous deux avaient l’air drôle, pensa Maisie Johnson. Tout semblait si drôle. C’était la première fois qu’elle était à Londres ; elle était venue prendre un emploi chez son oncle dans Leadenhall Street et maintenant en traversant Regent’s Park dans la matinée, ce couple sur ces chaises venait de lui faire une peur ! La jeune femme semblait étrangère et l’homme avait un air bizarre, – si bizarre qu’elle s’en souviendrait toujours, même lorsqu’elle serait très vieille ; le souvenir demeurerait vibrant en elle de cette traversée de Regent’s Park par un beau matin d’été, cinquante ans auparavant. Car elle n’avait que dix-neuf ans et avait fini par obtenir ce qu’elle désirait, venir à Londres ; et maintenant, comme c’était étrange ce couple à qui elle avait demandé son chemin, et la jeune femme avait tressailli et avait agité la main ; et l’homme ! cet air horriblement bizarre ! Une querelle peut-être, une séparation pour toujours ; il y avait quelque chose, elle en était sûre ; et tous ces passants (elle était de nouveau dans la grande allée), les bassins de pierre, les fleurs pimpantes, les vieilles personnes, presque toutes des malades, dans leurs fauteuils roulants, tout semblait, en sortant d’Édimbourg, si étrange. Et Maisie Johnson, en s’approchant de ce petit monde léger, au regard vague, harcelé de moucherons – les écureuils qui lissaient leurs fourrures sur les branches, les moineaux qui becquetaient les miettes, les chiens qui s’attaquaient aux grilles, jouaient entre eux, tous baignés dans le doux air chaud qui donnait une sorte de fantasque mollesse au tranquille et fixe regard avec lequel ils avaient reçu la vie – Maisie Johnson, positivement, sentit qu’elle allait fondre en larmes. (Ce jeune homme sur le banc lui avait fait une peur ! Il avait quelque chose, elle en était sûre.)

Horreur ! Horreur ! avait-elle envie de crier. (Elle avait quitté ses parents ; ceux-ci l’avaient avertie de ce qui arriverait.)

« Pourquoi ai-je quitté la maison ? » disait-elle, pleurant et tournant entre ses doigts la boule de la grille de fer.

« Ces jeunesses, songea Mrs Dempster (qui gardait des croûtes pour les écureuils et mangeait souvent son déjeuner dans Regent’s Park), ça ne sait encore rien ; et vraiment il vaut mieux être un peu forte, un peu lente, un peu modérée dans ses prétentions. Percy buvait. Mon Dieu, il vaut mieux avoir un fils. J’ai eu de durs moments et cela fait rire de voir cette jeune fille. Vous vous marierez, car vous êtes gentille. Mariez-vous, et alors vous verrez. Ah ! les domestiques et le reste. Tous les hommes ont leurs manies. Mais est-ce que j’aurais choisi tout à fait de même si j’avais su ? – pensa Mrs Dempster, qui aurait aimé glisser un mot à Maisie Johnson et sentir sur la peau flasque de son vieux visage fatigué un baiser de pitié. – Car j’ai eu une dure vie. Que n’ai-je pas donné ? Les roses de mes joues, ma taille, mes pieds aussi. (Elle rentra sous sa robe les masses informes.) Des roses ! pensa-t-elle amèrement. Des sottises, ma belle. Croyez-le, quand il faut manger, boire et coucher, passer les bons et les mauvais jours de la vie, il ne s’agit vraiment pas de roses ; et ce qui est pis, si vous voulez le savoir, Carie Dempster ne changerait pas son sort contre celui d’une autre femme dans Kentish Town ! Mais, implorait-elle, pitié ! Pitié pour la perte des roses ! Pitié ! » Et elle implorait Maisie Johnson qui était debout, près des massifs de jacinthes.

Oh ! l’aéroplane ! Mrs Dempster avait toujours rêvé de voir les pays étrangers. Elle avait un neveu missionnaire. L’aéroplane planait, puis s’élançait. À Margate, elle allait toujours faire une promenade en mer – oh ! sans perdre la terre de vue, mais les femmes qui avaient peur de l’eau l’exaspéraient. L’aéroplane glissa et descendit. Elle avait le cœur sur les lèvres. Il remonta. « Il doit y avoir un beau gars à bord », paria Mrs Dempster, et il s’élança loin, plus loin, rapide, pâlissant ; loin, toujours plus loin s’élança l’aéroplane, volant au-dessus de Greenwich avec tous ses mâts, du petit îlot d’églises grises, Saint-Paul et les autres, et puis, de chaque côté de Londres, les champs s’allongèrent ainsi que les bois brun foncé où les grives aventureuses, à l’œil vif, sautillent hardiment, happent l’escargot et le cognent sur une pierre, un, deux, trois.

Loin, loin s’élançait l’aéroplane, jusqu’à n’être plus qu’un point brillant, un désir, un centre, un symbole (pensait Mr Bentley qui roulait vigoureusement son morceau de gazon à Greenwich) de l’âme humaine, de sa volonté (pensait Mr Bentley, en tournant autour du cèdre) de s’échapper de son corps, de sa maison, par le moyen de la pensée… Einstein, la philosophie, les mathématiques, la théorie de Mendel… l’aéroplane fuyait au loin.

Au même moment, un homme misérable, louche d’allures, se tenait, avec un sac de cuir, sur les marches de la cathédrale Saint-Paul, et il hésitait, car, à l’intérieur, quelle consolation, quel chaud accueil, que de tombes, que de bannières flottantes ! souvenirs des victoires remportées, non pas sur les armées, mais, pensait-il, sur ce maudit amour de la vérité qui fait qu’à présent je n’ai pas de situation. Bien plus, la cathédrale vous offre une compagnie, pensait-il, vous invite à faire partie d’une Société ; elle a ses grands hommes, ses martyrs ; pourquoi ne pas entrer, et déposer ce sac de cuir bourré de brochures devant un autel ou une croix, symbole de ce qui a jailli des recherches, des enquêtes et des disputes de mots et qui est devenu pur esprit, désincarné, âme ? Pourquoi ne pas entrer ? pensa-t-il, et pendant qu’il hésitait l’aéroplane vola au-dessus de Ludgate Circus.

Il avait l’air étrange, tranquille. On n’entendait aucun son au-dessus des rues. Il semblait, sans pilote, voler de lui-même. Et puis, s’élevant en spirale, tout droit, comme s’il montait dans l’extase, par joie pure, il laissa échapper des boucles de fumée blanche qui écrivirent un T, un O, un F.

 

« Qu’est-ce qu’on regarde ? » dit Clarissa Dalloway à la femme de chambre qui ouvrit la porte.

Le hall de la maison était frais comme une crypte. Mrs Dalloway porta la main à ses yeux et quand Lucy eut fermé la porte, et qu’elle entendit le bruit de ses jupes, elle fut comme une religieuse qui, revenant du monde, sent retomber autour d’elle les voiles familiers et reconnaît la psalmodie des prières anciennes. La cuisinière sifflait dans la cuisine ; elle entendit le tac-tac de la machine à écrire. C’était sa vie, et, se penchant sur la table du hall, elle se recueillit, se sentit bénie, purifiée, et se dit, en prenant le bloc où était inscrit un message, que de pareils moments sont des boutons sur l’arbre de la vie, des fleurs de la nuit, pensa-t-elle (une rose exquise avait-elle fleuri pour elle seule ?) Elle n’avait jamais cru en Dieu. Raison de plus, songea-t-elle en saisissant le bloc, pour s’acquitter dans la vie quotidienne envers les domestiques, – oui même envers les chiens et les canaris, et d’abord envers Richard son mari, sur qui tout reposait, – et les remercier des bruits joyeux, des douces lumières, de l’invariable sifflement de la cuisinière (car Mrs Walcker était Irlandaise et sifflait toute la journée) ; il faut les remercier de ces moments exquis, de ce trésor secret, pensa-t-elle en prenant le bloc, tandis que Lucy, à côté d’elle, essayait de lui expliquer :

« Mr Dalloway, Madame… »

Clarissa lut sur le bloc du téléphone : « Lady Bruton prie Mr Dalloway de bien vouloir venir déjeuner avec elle aujourd’hui. »

– « Mr Dalloway fait dire à Madame qu’il déjeunera dehors. »

– « Oh ! » dit Clarissa, et Lucy, ainsi sollicitée, partagea son désappointement (sans avoir le cœur serré), sentit leur union, comprit l’inexprimé, songea à la manière dont les riches s’aiment, dora son propre avenir avec sérénité et, prenant l’ombrelle de Mrs Dalloway, la porta comme une arme sacrée qu’une déesse abandonne après un combat, et la posa dans le porte-parapluie.

– « Ne crains plus, dit Clarissa, ne crains plus la chaleur du soleil », car le message de Lady Bruton invitant Richard sans elle l’avait ébranlée comme un choc : une rame qui passe, dans la rivière, fait trembler la plante sur la rive ; ainsi elle chancela, ainsi elle trembla.

Millicent Bruton, dont les déjeuners avaient tant de succès, ne l’avait pas invitée ! Une jalousie vulgaire ne pouvait pas la séparer de Richard. Ce qu’elle craignait, c’était le temps. Sur le visage de Lady Bruton, comme sur un cadran taillé dans la pierre impassible, elle voyait la vie diminuer ; la part de chaque année était marquée, et la petite tranche qui lui restait ne pouvait plus guère désormais s’allonger, absorber comme dans la jeunesse, les couleurs, les sels, les tons de l’existence. Aussi, maintenant, elle remplissait toute la pièce où elle entrait et souvent, sur le seuil, hésitait un moment ; attente exquise, pareille à celle qui, peut-être, fait hésiter le plongeur ; la mer s’éclaire et s’obscurcit sous ses pieds ; on croirait que les vagues vont se briser, mais elles se fendent seulement, avec douceur, à la surface ; elles roulent les algues et les cachent et les retournent, incrustées de perles.

Elle posa le bloc sur la table. Elle monta l’escalier, lentement, la main sur la rampe, comme au sortir d’une soirée où un ami, un autre ensuite, auraient repoussé son regard, ses paroles, comme si elle eût fermé la porte, et qu’elle se fût trouvée dehors, figure solitaire sur le fond de la nuit effrayante, ou plutôt – pour être exact – sur le fond de ce positif matin de juin ; pour d’autres, il était plein de l’éclat des pétales de roses, – elle le savait et le sentit quand elle s’arrêta, sur l’escalier, près de la fenêtre ouverte, par où entraient des bruits claquants de stores, des aboiements, et aussi, pensa-t-elle en se sentant soudain vieillie, ratatinée, sans souffle, la marche, l’haleine, la floraison du jour, l’au-delà des portes, des fenêtres, de son corps, l’au-delà d’elle-même qui maintenant défaillait : Lady Bruton dont les déjeuners avaient tant de succès, ne l’avait pas invitée !

Comme une religieuse qui se retire, comme un enfant qui explore une tour, elle monta l’escalier, s’arrêta près de la fenêtre, entra dans la salle de bains. Voilà le linoléum vert et le robinet qui dégoutte. Voilà le vide au cœur de la vie : une cellule. Les femmes déposent leurs riches parures. Au milieu du jour, elles doivent se dévêtir. Elle piqua son épingle et posa son chapeau de plumes jaunes sur le lit. Les draps étaient blancs, formaient une large bande d’un côté à l’autre. Plus étroit encore deviendrait son lit. La bougie était à demi brûlée et elle avait lu très avant dans les Mémoires du Général Marbot. Tard dans la nuit, elle avait lu la Retraite de Moscou. Car au Parlement les séances étaient si longues que Richard avait insisté, après sa maladie, pour qu’elle dormît sans être dérangée. Et vraiment elle préférait lire la Retraite de Moscou. Il le savait. Aussi la chambre était-elle une cellule, le lit une couche étroite, et là, couchée, lisant, car elle dormait mal, elle ne pouvait pas se dépouiller d’une virginité conservée à travers l’enfantement, qui tenait à elle comme un linceul. Si adorable qu’elle ait été dans sa jeunesse, il vint un jour – sur la rivière, derrière le bois à Clieveden – où, sans doute à cause de cette frigidité, elle le déçut. Puis à Constantinople, et d’autres fois encore. Elle savait ce qui lui manquait. Ce n’était ni la beauté ni l’esprit ; c’était quelque chose de central et de rayonnant, quelque chose qui montait et bouillonnait, qui échauffait le froid contact de l’homme et de la femme, ou des femmes entre elles. Car, ce dernier effet, elle le comprenait vaguement. Elle s’en irritait, elle avait un scrupule, ramassé Dieu sait où, – peut-être donné par la Nature qui sait toujours ce qu’elle fait – et cependant, parfois, il lui arrivait de céder au charme d’une femme, pas d’une jeune fille, d’une femme, qui lui avouait – on le faisait souvent – une aventure, une faute. Que ce fût par pitié, ou à cause de leur beauté, de son âge, ou à cause d’une circonstance, d’une légère odeur, du chant d’un violon dans la pièce à côté (si étrange est quelquefois le pouvoir des sons), elle sentait, c’était sûr, juste ce que les hommes sentaient. Un moment à peine, mais c’était assez. Une soudaine révélation, une vague comme la rougeur qu’on voudrait arrêter, puis à laquelle on cède, en la sentant s’étendre ; on court au bord le plus lointain, et là, on hésite ; on sent le monde devenir lourd, tout gonflé de prémices étonnantes, d’un ravissement qui pousse et fait craquer la mince enveloppe et qui jaillit et qui déborde, extraordinairement allègre, sur les fentes et sur les plaies. Alors, en cet instant, lui apparaissait une illumination – un point allumé dans une fleur – un sens caché presque exprimé. Et puis… ce qui était proche se retirait, ce qui était dur s’amollissait, c’était fini. De tels moments (avec des femmes !) contrastaient (elle posa son chapeau) avec le lit et le général Marbot et la bougie à demi brûlée. Quand elle était couchée, ne dormant pas, tout à coup le plancher craquait, la maison allumée s’éteignait soudainement, et si elle soulevait la tête, elle pouvait entendre le bouton de la porte tourné, aussi doucement que possible, par Richard, qui se glissait dans l’escalier en chaussettes, et, la moitié du temps, laissait tomber sa boule d’eau chaude et jurait. Elle riait toute seule.

Mais l’amour (pensait-elle, en ôtant son manteau), l’amour entre femmes. Voilà, par exemple, Sally Seton ; ses rapports autrefois avec Sally Seton. N’était-ce pas de l’amour, après tout ?

Elle était assise par terre – c’était sa première impression de Sally – assise par terre, les bras autour des genoux et fumant une cigarette. Où cela s’était-il passé ? Chez les Manning ? Chez les Kinloch-Jones ? À une réception sans doute (chez qui ? elle n’était pas sûre), car elle avait un souvenir précis d’avoir demandé au jeune homme avec qui elle était : « Qu’est-ce que c’est que ça ? » Il lui avait répondu et lui avait dit que ses parents ne s’entendaient pas (cela l’avait tant choquée que des parents puissent se disputer). Mais, de toute la soirée, elle n’avait pas pu quitter Sally des yeux. C’était une beauté extraordinaire, du genre qu’elle admirait le plus, une brune aux grands yeux, avec la qualité qu’elle avait toujours enviée, car elle ne l’avait pas elle-même, une sorte d’abandon ; comme si elle pouvait tout dire, tout faire, ce qui est plus fréquent chez les étrangères que chez les Anglaises. Sally disait toujours qu’elle avait du sang français dans les veines ; un de ses ancêtres avait été avec Marie-Antoinette, avait eu la tête coupée et avait laissé une bague de rubis. Est-ce cet été-là qu’elle vint à Bourton, arrivant tout à fait à l’improviste, sans un sou dans sa poche, un soir après le dîner, bouleversant la pauvre tante Héléna à un tel point que celle-ci ne le lui avait jamais pardonné ? Il y avait eu quelque affreuse dispute chez elle. Elle n’avait littéralement pas un sou le soir où elle vint chez eux et elle avait mis en gage une broche pour pouvoir venir. Elle s’était sauvée dans un accès de colère. Elles avaient passé toutes les heures de la nuit à causer. C’était Sally qui lui avait fait sentir, pour la première fois, combien la vie à Bourton était protégée. Elle ne savait rien des choses sexuelles – rien des problèmes sociaux. Elle avait vu des vaches juste après la naissance de leur veau. Mais tante Héléna n’aimait pas les discussions, sur quelque sujet que ce fût. (Quand Sally lui donna un volume de William Morris, il fallut l’envelopper dans un morceau de papier brun.) Elles restaient des heures à causer dans sa chambre, en haut, sous les toits, à causer sur la vie et sur la manière dont elles réformeraient le monde. Elles voulaient fonder une société pour abolir la propriété et avaient même préparé une lettre à un journal ; mais elles ne l’avaient pas envoyée. Les idées venaient naturellement de Sally, mais elle fut très vite tout aussi excitée ; elle lisait Platon dans son lit, avant le déjeuner, et Morris, et Shelley pendant des heures.

L’autorité de Sally, sa personnalité, ses dons, étaient surprenants. Il y avait sa manière d’arranger les fleurs, par exemple. À Bourton, on avait toujours des petits bouquets raides tout le long de la table. Sally alla dans le jardin, cueillit des roses trémières, des dahlias, toutes sortes de fleurs qu’on n’avait jamais vues ensemble, leur coupa les queues et les fit flotter sur de l’eau dans des coupes. L’effet fut extraordinaire quand on entra pour le dîner, au moment du coucher de soleil. Naturellement, tante Héléna trouva que c’était cruel de traiter les fleurs de cette manière. Une autre fois, elle oublia son éponge et courut le long du couloir toute nue. La vieille femme de chambre grognon, Ellen Atkins, disait en bougonnant : « Imaginez qu’un de ces messieurs l’ait vue ! » Vraiment elle choquait les gens. Elle était désordonnée, disait papa.

La chose étrange, en y repensant, c’était la pureté, l’intégrité de son sentiment pour Sally. Ce n’était pas le sentiment que l’on a pour un homme. Il était complètement désintéressé et, de plus, avait une qualité qui ne peut exister qu’entre femmes, entre jeunes filles adolescentes. Il était, de son côté à elle, protecteur. Il venait du sentiment qu’elles avaient d’être liguées, de la crainte d’un événement qui les séparerait (le mariage leur apparaissait comme une catastrophe) ; de là cette chevalerie, ce sentiment protecteur qui était beaucoup plus fort de son côté que de celui de Sally. Car en ce temps-là elle était d’une témérité insensée, faisait les choses les plus idiotes par pure bravade, parcourait à bicyclette le parapet de la terrasse, fumait des cigares. Absurde, tellement absurde ! Mais son charme était si puissant, pour Clarissa tout au moins, qu’elle se voyait encore debout dans sa chambre au premier étage, tenant le pot d’eau chaude entre ses mains et disant tout haut : « Elle est sous ce toit !… sous ce toit ! »

Non, ces mots ne signifiaient maintenant plus rien. Elle ne retrouvait même pas un écho de son ancienne émotion. Mais elle se souvenait d’avoir été glacée d’excitation, de s’être coiffée avec une sorte d’extase pendant que les corneilles volaient dans l’air rosé du soir (il lui revenait un peu, ce sentiment de jadis, tandis qu’elle enlevait ses épingles, les posait sur la coiffeuse et se mettait à rajuster ses cheveux), de s’être habillée, d’être descendue et d’avoir senti en traversant le hall que « s’il fallait mourir maintenant, ce serait le moment du plus grand bonheur ». C’était là son sentiment, le sentiment d’Othello, et elle l’éprouvait, elle en était sûre, aussi fortement que Shakespeare avait voulu qu’Othello le sentît, tout cela parce qu’elle descendait dîner, en robe blanche, avec Sally Seton.

Sally portait une robe de gaze rose – était-ce possible ? Elle semblait toute lumière, brillante, pareille à un oiseau, à un flocon entré par hasard, accroché une minute à une ronce. Mais rien n’est aussi étrange quand on aime (et qu’était-ce sinon de l’amour ?) que la complète indifférence des autres gens. Tante Héléna sortit tranquillement après le dîner, Papa lut le journal, Peter Walsh était peut-être là et la vieille Miss Cummings ; Joseph Breitkoff, certainement, car il venait tous les étés, le pauvre vieux, et restait des semaines et prétendait lire de l’allemand avec elle, mais, en réalité, il jouait du piano et chantait Brahms sans avoir de voix.

Tout cela n’était qu’un cadre pour Sally. Elle se tenait debout près de la cheminée, parlant (sa belle voix donnait à tout ce qu’elle disait le ton d’une caresse) à Papa qui commençait à être séduit malgré lui (il n’avait jamais pu se remettre de lui avoir prêté un livre qu’il avait retrouvé trempé sur la terrasse), quand tout à coup elle dit : « Quel crime de rester dans la maison ! » Tout le monde sortit sur la terrasse et on se mit à marcher de long en large. Peter Walsh et Joseph Breitkoff continuèrent à parler de Wagner. Elle et Sally restèrent un peu en arrière. Alors vint, devant une urne de pierre remplie de fleurs, le moment le plus délicieux de sa vie : Sally s’arrêta, cueillit une fleur et l’embrassa sur les lèvres. Le monde pouvait bien crouler, les autres disparaître ! elle était là, seule, avec Sally. Et ce fut comme si elle avait reçu un présent, bien enveloppé, qu’on lui aurait dit de garder, sans l’ouvrir – un diamant, quelque chose d’infiniment précieux, bien enveloppé, qu’elle découvrait un peu en marchant (de long en large, de long en large), avant que se dissipât le rayonnement, la révélation, la divine ferveur !… Soudain le vieux Joseph et Peter Walsh :

« En extase devant les étoiles ? » dit Peter.

Elle crut s’être frappé la tête contre un mur de granit dans la nuit. Quel choc affreux !

Pas pour elle. C’était Sally qu’elle sentait malmenée, maltraitée. Elle devinait l’hostilité de Peter, sa jalousie, sa résolution de s’imposer dans leur amitié. Tout cela, elle le vit, comme un paysage à la lueur d’un éclair, et Sally (cette admirable Sally) ne se troubla pas le moins du monde. Elle se mit à rire. Elle fit dire au vieux Joseph le nom des étoiles, ce qu’il faisait volontiers avec un grand sérieux. Elle resta, elle écouta. Elle entendit le nom des étoiles.

Quelle horreur ! se disait-elle, comme si elle avait su tout le temps que quelque chose les interromprait, empoisonnerait sa minute de bonheur.

Et cependant, combien devait-elle à Peter ! Toujours, quand elle pensait à lui, elle pensait à leurs querelles ; il y avait une raison, sans doute, le souci qu’elle avait de son estime. Elle lui devait des mots : « sentimental », « civilisé ». Ils surgissaient encore chaque jour de sa vie, comme s’ils la protégeaient. Un livre était sentimental ; une attitude en face de la vie, sentimentale. « Sentimentale », elle l’était peut-être en pensant au passé. Que pensera-t-il, se demanda-t-elle, quand il reviendra ?

Qu’elle a vieilli ? Le dira-t-il, ou verra-t-elle qu’il le pense, qu’elle a vieilli, quand il reviendra ? C’était vrai. Depuis sa maladie, elle était devenue presque toute blanche.

En posant sa broche sur la table, elle eut un spasme subit comme si, pendant qu’elle rêvait, des griffes de glace s’étaient enfoncées dans sa chair. Elle n’était pas vieille encore, elle venait de commencer sa cinquante-deuxième année. Des mois et des mois de cette année étaient intacts. Juin, juillet, août ! Chacun d’eux était encore presque entier et, comme pour recueillir la goutte qui tombe, Clarissa (elle alla vers la coiffeuse) se plongea au cœur même de ce moment, l’arrêta, le moment de ce matin de juin lourd du poids de tous les autres matins, regarda la glace, la coiffeuse, avec tous ses flacons, comme pour la première fois, réunit tout son être en un point (elle regarda dans la glace) et vit le délicat visage rose de la femme qui allait ce soir-même donner une soirée, Clarissa Dalloway, elle-même.

Que de fois elle avait vu ce visage et toujours avec cette même imperceptible contraction ! Elle faisait une moue en se regardant dans la glace, pour mettre son visage au point. C’était bien elle, mise au point, précise, définie. C’était bien elle quand un effort, une sollicitation l’obligeait à se concentrer, et seule elle savait combien était lointaine, différente, composée pour le monde seulement, en un centre, en un diamant, cette femme assise dans son salon ; elle offrait ainsi un point de ralliement, une lumière à quelques mornes existences sans doute, un refuge à des âmes solitaires, peut-être. Elle avait aidé des jeunes gens qui la vénéraient ; elle avait essayé d’être toujours égale, de ne rien montrer de ses autres côtés, de ses défauts, de ses jalousies, de ses vanités, de ses soupçons qui la traversaient soudain comme celui de tout à l’heure, parce que Lady Bruton ne l’avait pas invitée à déjeuner. – « C’est vraiment bas ! » pensa-t-elle en terminant sa coiffure. « Et maintenant, où était sa robe ? »

Ses robes du soir étaient pendues dans l’armoire. Clarissa, plongeant la main dans ce doux amas, détacha légèrement la robe verte et l’apporta près de la fenêtre. Elle l’avait déchirée. Quelqu’un avait marché sur la jupe. Elle l’avait sentie céder à la soirée de l’Ambassade, dans le haut au milieu des plis. À la lumière artificielle, le vert brillait ; il perdait sa couleur maintenant au soleil. Elle allait la raccommoder. Ses femmes de chambre avaient trop à faire. Elle la mettrait ce soir. Elle prendrait sa soie, ses ciseaux, et puis… quoi donc encore ?… mais son dé, et descendrait au salon, car elle devait aussi écrire et voir si les choses étaient en ordre.

« C’est étrange, pensa-t-elle en s’arrêtant sur le palier et en composant ce diamant, cette personne unique, c’est étrange comme une maîtresse de maison connaît le véritable moment, l’âme de sa demeure. De faibles sons s’élèvent en spirales dans la cage de l’escalier : le frottement d’un balai, un meuble qu’on bat, un choc à la porte, une rumeur quand s’ouvre la porte d’entrée, une voix répétant un message dans le sous-sol, le cliquetis de l’argenterie sur le plateau, de l’argenterie brillante pour la soirée. Tout était pour la soirée. »

(Lucy, entrant dans le salon avec son plateau, posa sur la cheminée les candélabres géants, le surtout d’argent au milieu, tourna le dauphin de cristal vers la pendule. Ils entreraient, ils se tiendraient là, ils parleraient avec ces tons affectés qu’elle savait contrefaire, les messieurs et les belles dames. De toutes, sa maîtresse était la plus jolie – maîtresse de l’argenterie, du linge, de la porcelaine, car le soleil, l’argenterie, les portes enlevées de leurs gonds et les hommes de Rumpelmayer lui donnaient (elle posa le coupe-papier sur la table de marqueterie) des idées de grandeur. Voyez ! voyez ! disait-elle, parlant à ses vieux amis, dans la boulangerie de Caterham, sa première place, et jetant des regards furtifs dans la glace. Elle s’imaginait être lady Angela, suivante de la princesse Mary, quand Mrs Dalloway entra.)

« Oh ! Lucy ! dit-elle, comme l’argenterie est belle ! »

Et, redressant le dauphin de cristal : « Vous êtes-vous amusée au théâtre hier soir ? – Oh ! nous avons dû partir de bonne heure. – Alors vous n’avez pas su la fin, c’est dommage » (ses domestiques pouvaient rentrer plus tard s’ils demandaient la permission). – « C’est une vraie honte », dit-elle, prenant le vieux coussin râpé du milieu du sofa et le mettant dans les bras de Lucy qu’elle poussa doucement, en s’écriant :

« Emportez-le ! Donnez-le à Mrs Walcker avec mes compliments ! Emportez-le ! »

Et Lucy s’arrêtant, avec le coussin, à la porte du salon, dit très timidement, en rougissant un peu : « Est-ce que je ne pourrais pas aider à raccommoder la robe ?

– Mais, dit Mrs Dalloway, vous avez déjà bien assez à faire, bien assez d’ouvrage sans celui-là. – Mais merci, Lucy, oh ! merci ! fit Mrs Dalloway, et merci, merci, poursuivit-elle (s’asseyant sur le sofa avec la robe sur ses genoux, les ciseaux et la soie), merci, merci », dit-elle, reconnaissante à ses domestiques de l’aider ainsi à être ce qu’elle voulait être, douce, généreuse. Ses domestiques l’aimaient. Et maintenant, la robe ? Où était la déchirure ? et puis, l’aiguille à enfiler ? C’était une robe qu’elle aimait, une robe de Sally Parker, presque la dernière qu’elle eût faite, hélas ! car Sally était maintenant retirée à Ealing « et, si jamais j’ai un moment, pensa Clarissa (mais jamais elle n’aurait un moment) j’irai la voir à Ealing ». Car c’était quelqu’un, pensa Clarissa, une véritable artiste. Elle avait l’idée de petits détails originaux ; cependant ses robes n’étaient jamais excentriques. On pouvait les porter à Hatfield, à Buckingham Palace.

La paix entra en elle, la rendit calme, contente, tandis que l’aiguille, attirant doucement la soie jusqu’au bout de sa course paisible, rassemblait les plis verts et les attachait très légèrement à la ceinture. Ainsi, un jour d’été, les vagues se rassemblent, se soulèvent et retombent, se soulèvent et retombent, et le monde entier semble dire : « C’est tout », avec une force de plus en plus grande, si bien que même le cœur, dans le corps étendu au soleil sur la plage, dit aussi : « C’est tout ». Ne crains plus, oh ! ne crains plus, dit le cœur qui remet son fardeau à la mer, une mer qui soupire innombrablement pour tous les chagrins, et qui recommence, se soulève et retombe. Et le corps resté seul écoute l’abeille qui passe, la vague qui se brise, le chien qui aboie au loin, au loin.

« Dieu ! on sonne à la porte ! » s’écria Clarissa, suspendant son aiguille.

Inquiète, elle écouta.

« Mrs Dalloway me recevra, dit un visiteur âgé dans le vestibule, oh ! oui, elle me recevra, répéta-t-il en poussant Lucy de côté très affablement et en s’élançant si vite dans l’escalier. Oui, oui, oui, murmurait-il en courant dans l’escalier, elle me recevra. Après cinq ans passés dans l’Inde, Clarissa me recevra. »

« Qui peut… Qui peut… » se demanda Mrs Dalloway (indignée qu’on osât la déranger à onze heures du matin le jour où elle donnait une soirée !) en entendant un pas dans l’escalier. Elle entendit une main se poser sur la porte. Elle voulut cacher sa robe, comme une vierge qui veille sur sa chasteté, qui protège l’intimité. Le bouton de cuivre tourne. La porte s’ouvre et voilà qu’entre… elle fut une seconde sans se rappeler son nom, tant elle était surprise et si heureuse, si troublée, tellement stupéfaite que Peter Walsh vînt la trouver sans avoir prévenu, ce matin. (Elle n’avait pas lu sa lettre.)

« Et comment allez-vous ? » dit Peter Walsh qui tremblait réellement. Il lui prit les deux mains, il lui baisa les deux mains. « Elle a vieilli, pensa-t-il en s’asseyant. Je ne lui dirai rien, car elle a vieilli. Elle me regarde… » Un embarras subit l’envahit, pourtant il lui avait baisé les mains. Il mit la main dans sa poche, et en tira un gros canif, dont il ouvrit à moitié la lame.

« Tout à fait le même, pensa Clarissa, le même regard singulier ; le même complet à carreaux ; le visage peut-être un peu dévié, un peu plus maigre, un peu plus sec, peut-être ; mais il a l’air de se porter admirablement et il est toujours le même. »

« Quel bonheur de vous revoir ! » s’écria-t-elle. Il avait sorti son canif. « C’est tellement lui ! » pensait-elle.

Il n’était arrivé en ville que la veille au soir ; il devait partir pour la campagne immédiatement ; et comment tout allait-il, et tous, Richard ? Élisabeth ?

« Et cela, qu’est-ce que c’est ? » dit-il en dirigeant son canif vers la robe verte.

« Il est très bien habillé, pensait Clarissa ; cependant il me critique encore. »

« La voilà qui raccommode sa robe, pensait-il ; elle raccommode sa robe comme toujours. Elle est restée assise là tout le temps, pendant que j’étais dans l’Inde, raccommodant sa robe, s’affairant, allant à des soirées, courant à la Chambre, rentrant chez elle – toute cette existence ! pensait-il, s’irritant, s’excitant à mesure, car il n’y a rien au monde de si mauvais pour certaines femmes que le mariage et la politique, et un mari conservateur, comme l’admirable Richard. C’est ainsi, c’est ainsi ! » dit-il, en fermant son canif avec un bruit sec.

« Richard va très bien. Richard est à une commission », dit Clarissa.

Elle ouvrit ses ciseaux et lui demanda s’il voulait la laisser finir juste ce qu’elle faisait à sa robe, car ils donnaient une soirée aujourd’hui.

« À laquelle je ne vous inviterai pas, mon cher Peter. »

Mais c’était délicieux de l’entendre dire ces mots : « mon cher Peter ». Tout était délicieux, les vases d’argent, les chaises, tout était délicieux !

Pourquoi ne l’inviterait-elle pas à sa soirée ? demanda-t-il.

« Eh bien, en ce moment, pensa Clarissa, il est charmant, il est tout à fait charmant. Je me souviens combien il me paraissait impossible de me décider – et pourquoi me suis-je décidée ? – à ne pas l’épouser, ce terrible été. »

« Mais c’est si extraordinaire que vous soyez venu ce matin, s’écria-t-elle, en posant ses mains l’une sur l’autre, sur sa robe.

« Vous rappelez-vous, comme les stores claquaient à Bourton ?

– C’est vrai », dit-il ; et il se souvint d’avoir déjeuné seul, très embarrassé, avec son père qui était mort, et il n’avait pas écrit à Clarissa. Mais il n’avait jamais pu s’entendre avec le vieux Parry, ce vieil homme geignard, faible, le père de Clarissa, Justin Parry.

« J’ai souvent regretté de ne pas m’être mieux entendu avec votre père, dit-il.

Mais il n’aimait aucun de ceux qui… de nos amis », dit Clarissa qui eut envie de se mordre la langue pour avoir ainsi rappelé à Peter qu’il avait voulu l’épouser.

« Bien sûr, je le voulais, pensa Peter, j’ai eu le cœur presque brisé » ; et il fut accablé par son chagrin qui se leva, comme une lune que l’on regarde sur la terrasse, livide et belle dans la lumière du jour mourant. « J’ai été plus malheureux, alors, que jamais depuis. » Et comme s’il était réellement assis là, sur la terrasse, il fit un mouvement vers Clarissa, tendit la main, la leva, la laissa retomber. Au-dessus d’eux, elle était suspendue, cette lune ; Clarissa, elle aussi, semblait assise avec lui sur la terrasse, au clair de lune.

« Bourton appartient maintenant à Herbert, dit-elle. Je n’y vais plus jamais. »

Alors ce fut comme il arrive sur une terrasse au clair de lune, quand l’un des deux se sent humilié parce qu’il s’ennuie déjà, tandis que l’autre reste assise, silencieuse, très tranquille, regardant tristement la lune, et qu’il remue le pied, tousse un peu, remarque un écrou de fer sur le pied de la table, déplace une feuille, mais ne dit rien ; ainsi sentait Peter Walsh. Pourquoi revenir ainsi sur le passé ? Pourquoi le lui rappeler ? le faire encore souffrir, quand elle lui avait infligé des tortures infernales ? Pourquoi ?

« Vous souvenez-vous du lac ? » dit-elle d’une voix rauque sous la poussée d’une émotion qui étreignit son cœur, raidit les muscles de sa gorge et contracta ses lèvres en un spasme, lorsqu’elle dit : lac. Car elle était encore une enfant, qui jetait du pain aux canards à côté de ses parents, et en même temps une femme qui venait vers ses parents debout, près du lac, tenant dans ses bras sa vie qui, à mesure qu’elle approchait, grandissait, grandissait dans ses bras jusqu’à devenir une vie entière, une vie complète, qu’elle déposait près d’eux en disant : « Voilà ce que j’en ai fait ! voilà ! » Qu’en avait-elle fait ? Quoi donc, en vérité, cousant ainsi ce matin, avec Peter ?

Elle regarda Peter Walsh ; son regard traversant toutes ces années et toute cette émotion, l’atteignit timidement, se posa sur lui plein de larmes, et se souleva, et s’envola comme un oiseau touche une branche, et s’envole. Très simplement, elle essuya ses yeux.

« Oui, dit Peter, oui, oui, oui », dit-il, comme si elle avait fait surgir en lui quelque chose qui le blessait réellement, en grandissant. C’est bien, c’est bien ! assez ! avait-il envie de crier. Car il n’était pas vieux, sa vie n’était pas terminée ; mais pas du tout. Il n’avait que cinquante ans à peine. Est-ce que je le lui dirai ? Il aurait préféré le lui dire. Mais elle est trop froide, pensa-t-il, cousant, là, avec ses ciseaux. Daisy aurait l’air commun à côté de Clarissa. Et elle penserait que je suis un raté, ce qui est vrai dans leur sens, le sens des Dalloway. Oh ! oui ! sans aucun doute, il était un raté devant toutes ces choses, la table en marqueterie, la liseuse à monture d’argent, le dauphin et les candélabres, la tapisserie des sièges et les vieilles estampes anglaises en couleur, si rares, il était un raté ! Je déteste toute cette pose, pensa-t-il ; c’est bien là Richard, mais Clarissa l’a épousé. (Ici Lucy entra dans la pièce, apportant des objets d’argent ; mais elle est charmante, si mince, si gracieuse, pensa-t-il, quand elle se baissa pour les poser.) Et voilà ce qui s’est passé pendant tout ce temps, jour après jour, la vie de Clarissa, tandis que moi… et soudain tout sembla irradier de lui : voyages, promenades à cheval, querelles, aventures, bridges, histoires d’amour, et du travail, du travail ! et il tira ouvertement son canif – son vieux canif à manche de corne qu’il avait bien depuis trente ans, Clarissa l’aurait juré – et il le serra dans son poing.

Quelle singulière habitude, pensa Clarissa, de toujours jouer avec son couteau ! Et toujours vous faire sentir que vous êtes frivole, sans cervelle, rien qu’une sotte bavarde, comme autrefois. Mais à mon tour ! Et reprenant son aiguille, elle appela à son aide – comme une reine que ses gardes endormis ont laissée sans protection (elle avait été tout à fait déconcertée par cette visite, bouleversée), de sorte que chacun peut entrer en passant et la regarder étendue, sous les lianes en berceau – les choses qu’elle faisait, les choses qu’elle aimait, son mari, Élisabeth, tout ce qui était elle en somme et que Peter connaissait à peine maintenant ; elle les appela toutes autour d’elle pour repousser l’ennemi.

« Eh bien, qu’avez-vous fait ? » dit-elle. Avant que la bataille commence, les chevaux piétinent la terre, secouent la tête, la lumière brille sur leurs flancs, ils courbent le cou. Ainsi Peter Walsh et Clarissa, côte à côte sur le sofa bleu, se défièrent l’un l’autre. Les forces de Peter l’irritaient et se bousculaient en lui. Il assembla de différents points toutes sortes de choses : ses succès, sa carrière à Oxford, son mariage dont elle ne savait absolument rien, comment il avait aimé, et dans l’ensemble accompli sa tâche.

« Des millions de choses ! » s’exclama-t-il, et poussé par les forces assemblées qui maintenant chargeaient de tous côtés et lui donnaient le sentiment effrayant, mais aussi extrêmement joyeux, d’être lancé à travers l’air sur les épaules de gens qu’il ne pouvait plus voir, il porta ses mains à son front.

Clarissa se tint très droite et retint son souffle.

« J’aime », dit-il, mais pas à elle, à une personne dressée dans l’obscurité de telle manière qu’on ne pouvait pas la toucher et qu’il fallait déposer sa couronne sur le gazon dans l’obscurité.

« Vous aimez ! » dit-elle. Lui, à son âge, avec son petit nœud de cravate, avalé par le monstre ! Et il n’a plus de chair sur le cou, ses mains sont rouges, et il a six mois de plus que moi ! (Son regard se reporta sur elle.) Mais pourtant il aime (son cœur comprenait). Il aime, se disait-elle, il aime.

Mais l’indestructible égoïsme qui désarçonne sans trêve tous ceux qui s’opposent à lui, le fleuve qui dit : Allons, allons toujours – et qui sait pourtant ? Il n’y a peut-être pas de but pour nous – allons, allons toujours, cet indestructible égoïsme lui mit du rouge sur les joues, lui donna l’air très jeune, des yeux très brillants, tandis qu’elle était assise, avec sa robe sur les genoux, tenant, au bout de la soie verte, une aiguille qui tremblait un peu. Il aimait. Pas elle. Une femme plus jeune, bien sûr.

« Et qui est-ce ? » demanda-t-elle.

Il fallut descendre l’idole de son piédestal et la poser devant eux.

« Une femme mariée, malheureusement, dit-il, la femme d’un major de l’armée des Indes. »

Et, avec une douceur amusante, ironique, il sourit, en la présentant, de cette manière ridicule, à Clarissa.

(Mais il aime, pensa Clarissa.)

« Elle a, continua-t-il très posément, deux petits enfants, un garçon et une fille. Je suis venu en Angleterre pour consulter mes avocats au sujet du divorce. »

Les voilà ! pensa-t-il. Faites-en ce que vous voudrez, Clarissa ! Les voilà ! Et, à chaque seconde, il lui semblait que la femme du major de l’armée des Indes (sa Daisy) et les deux petits enfants devenaient plus charmants à mesure que Clarissa les regardait, comme s’il avait mis le feu à une boulette grise posée sur un plat et qu’un arbre ravissant se fût élevé là, dans l’air vif, chargé des sels marins de leur intimité (en certaines choses, personne ne le comprenait, ne sentait avec lui, comme Clarissa), de leur délicieuse intimité.

Elle l’a flatté, elle l’a roulé, pensa Clarissa qui ébauchait le portrait de la femme du major de l’armée des Indes, en trois coups de ciseaux. Quel dommage ! Quelle folie ! Toute sa vie, Peter avait été roulé comme cela : d’abord en se faisant renvoyer d’Oxford, ensuite en épousant cette jeune fille sur le bateau des Indes ; maintenant, c’était la femme d’un major. Heureusement, elle n’avait pas voulu l’épouser ! Cependant, il aimait ; son vieil ami, son cher Peter, aimait.

« Mais qu’allez-vous faire ? demanda-t-elle.

– Eh bien, les avocats et les avoués, MM. Hooper et Grateley, de Lincoln’s Inn, vont s’en occuper, dit-il. – Et il se mit à se tailler les ongles avec son canif !

– Pour l’amour du ciel, laissez ce couteau ! » s’écria-t-elle avec une irritation qu’elle ne put réprimer ; c’était ce stupide manque de manières, cette faiblesse, cette complète insouciance de ce que sentaient les autres qui l’agaçait et l’avait toujours agacée chez lui ; et maintenant à son âge, comme c’était sot !

« Je sais tout cela, pensait Peter ; je sais tout ce que j’ai contre moi, pensait-il en passant son doigt sur la lame de son canif, Clarissa, et Dalloway, et tous les autres. Mais je montrerai à Clarissa… » et alors, entièrement pris par surprise, vaincu tout à coup par ces forces irrésistibles éparses dans l’air, il éclata en sanglots ; il pleura, pleura sans la moindre honte, assis sur le sofa, les larmes coulant sur ses joues.

Et Clarissa se pencha, lui prit la main, l’attira, l’embrassa ; elle sentit, en vérité, son visage sur le sien avant d’avoir pu dompter dans son sein un tumulte de panaches aux éclairs d’argent, d’herbes des pampas sous un vent tropical, tumulte qui, s’apaisant, la laissa tenant sa main, caressant son genou et se sentant, lorsqu’elle se rassit, extraordinairement à l’aise avec lui et le cœur léger ; et cette pensée lui vint tout d’un coup : Si je l’avais épousé, cette gaieté aurait été mienne tout le jour.

C’en était fait. Le drap était tendu et le lit étroit. Elle était montée seule dans la tour et les avait laissés cueillir des mûres au soleil. La porte s’était close et là-haut, au milieu de la poussière de plâtre et des débris de nid d’oiseaux, comme la vue s’étendait loin et comme les sons arrivaient maigres et froids ! (une fois, sur Leith Hill, elle se rappelait) et elle cria : « Richard ! Richard ! » comme un dormeur, dans la nuit, sursaute, et tend, dans l’obscurité, la main vers le secours. « Il déjeune avec Lady Bruton, pensa-t-elle. Il m’a quittée, je suis seule pour toujours. » Et elle joignit les mains sur ses genoux.

Peter Walsh s’était levé, était allé vers la fenêtre et restait debout, lui tournant le dos, tamponnant sur ses yeux un mouchoir imprimé. Impérieux, sec, désolé, il se mouchait bruyamment, ses minces omoplates soulevaient un peu son vêtement. « Emmenez-moi ! » pensa Clarissa avec un élan soudain, comme s’il partait à l’instant pour quelque grand voyage, puis, une seconde après, ce fut comme si les cinq actes d’une pièce très intéressante, très émouvante, venaient d’être joués, qu’elle eût vécu toute une vie en les écoutant, se fût enfuie, eût vécu avec Peter et que tout, maintenant, fût fini.

Il fallait partir à présent, et comme une femme rassemble ses objets, son manteau, ses gants, sa lorgnette et se lève pour sortir du théâtre dans la rue, elle quitta le sofa et se dirigea vers Peter.

C’est tellement étrange qu’elle ait encore le don, pensa-t-il, comme elle s’approchait bruissante, qu’elle ait encore le don, en traversant la pièce, de faire lever cette lune qu’il détestait, à Bourton, sur la terrasse, dans le ciel d’été.

« Dites-moi, dit-il, la saisissant par les épaules, êtes-vous heureuse, Clarissa ? Est-ce que Richard… »

La porte s’ouvrit.

« Voici mon Élisabeth », dit Clarissa avec émotion, avec affectation peut-être.

« Comment allez-vous ? » dit Élisabeth en s’avançant.

Le son de Big Ben frappant la demi-heure résonna entre eux avec une extraordinaire vigueur, comme si un jeune homme vigoureux, indifférent, brutal, lançait ses haltères en avant et en arrière.

« Hello, Élisabeth ! » s’écria Peter qui fourra son mouchoir dans sa poche, s’avança rapidement vers elle, dit : « Au revoir, Clarissa ! » sans la regarder, quitta la chambre brusquement, descendit l’escalier en courant et ouvrit la porte d’entrée.

« Peter ! Peter ! cria Clarissa en le suivant sur le palier, ma soirée ! N’oubliez pas ma soirée ! » cria-t-elle, obligée d’élever la voix devant le vacarme du dehors. Dominée par le fracas de la rue et le bruit de toutes les cloches qui sonnaient, sa voix criant : « N’oubliez pas ma soirée ! » parut frêle et menue et très lointaine à Peter Walsh lorsqu’il ferma la porte.

 

« N’oubliez pas ma soirée ! n’oubliez pas ma soirée ! » disait Peter Walsh en descendant la rue, rythmant ses paroles, en cadence avec ce flot de sons, avec le son franc et positif de Big Ben qui sonnait la demi-heure. (Les cercles de plomb se dissolvent dans l’air.) « Oh ! ces soirées, pensait-il, les soirées de Clarissa ! Pourquoi donne-t-elle ces soirées ? » Mon Dieu, il ne la désapprouvait pas, pas plus que cette forme d’homme en jaquette avec un œillet à la boutonnière qui venait vers lui. Il n’y avait qu’un homme au monde qui pût être amoureux comme lui. Et le voilà, cet heureux homme, lui-même, réfléchi dans les glaces de la vitrine d’un constructeur d’automobiles, dans Victoria Street. Toute l’Inde s’étendait derrière lui, plaine, montagnes, épidémies de choléra, un district grand deux fois comme l’Irlande, des décisions qu’il avait dû prendre seul ; et, à présent, lui, Peter Walsh, pour la première fois de sa vie, il était vraiment amoureux. « Clarissa est devenue sèche et un peu sentimentale par-dessus le marché », pensait-il en regardant la grande automobile qui pouvait faire – combien de milles avec combien de gallons ? Car il avait un don pour la mécanique, il avait inventé une charrue dans son district, avait fait venir des brouettes d’Angleterre, mais les coolies ne voulaient pas s’en servir, toutes choses dont Clarissa ne savait absolument rien.

Cette manière de dire : « Voici mon Élisabeth ! » cela l’agaçait. Pourquoi pas : « Voici Élisabeth ! » simplement ? Ce n’était pas sincère. Et Élisabeth non plus n’avait pas aimé cela. (Les derniers frémissements de la grande voix retentissante ébranlaient encore l’air autour de lui ; la demie ; il est tôt encore ; onze heures et demie seulement.) Car il comprenait les jeunes gens ; il les aimait. Il y a toujours eu quelque chose de froid en Clarissa, pensait-il. Elle a toujours eu, même jeune fille, une sorte de timidité, qui, dans l’âge mûr, devient de la convention et puis, tout cela est fini : tout cela est fini, pensa-t-il, regardant d’un air assombri, dans les profondeurs miroitantes, et il se demandait si en allant la voir à cette heure-là, il ne l’avait pas ennuyée ; bouleversé de honte tout à coup parce qu’il avait été sot, qu’il avait pleuré, avait été sentimental, lui avait tout raconté, comme toujours, comme toujours.

Ainsi qu’un nuage traverse le ciel, le silence tomba sur Londres, tomba sur l’esprit. L’effort cesse. Le temps fouette le mât. Nous nous arrêtons debout. Rigide, le squelette de l’habitude maintient seul la forme humaine. Là où il n’y a rien, se dit Peter Walsh, le sentiment se creuse, complètement vide au-dedans. Clarissa m’a refusé, pensa-t-il. Il s’arrêta en se disant : Clarissa m’a refusé.

Ah ! dit l’horloge de St. Margaret, comme une maîtresse de maison qui entre dans son salon sur le coup de l’heure et trouve ses hôtes déjà là, je ne suis pas en retard. Non, il est exactement onze heures et demie, dit-elle. Cependant, bien qu’elle ait raison, sa voix, étant la voix de la maîtresse de la maison, ne veut pas imposer sa personnalité. Un regret du passé, un souci pour le présent la retient. Il est onze heures et demie, dit-elle, et le son de St. Margaret se glisse dans les replis du cœur et s’enfouit sous les cercles et les cercles des sons, comme une chose vivante qui a besoin de se confier, de se disperser et, avec un frisson de joie, de se blottir ; comme Clarissa, descendant l’escalier, pensa Peter Walsh, quand l’heure sonne, en robe blanche. C’est Clarissa, pensa-t-il, avec une émotion profonde et un souvenir extraordinairement clair, qui cependant l’intriguait, comme si cette cloche était entrée, jadis, dans la pièce où ils étaient assis, durant un moment de grande intimité, était allée de l’un à l’autre et était partie, comme une abeille avec son miel, emportant ce moment. Mais quelle pièce ? Quel moment ? Et pourquoi avait-il été si profondément heureux pendant que la cloche sonnait ? Puis, comme le son de St. Margaret s’alanguissait, il pensa : elle a été malade, et le son exprima de la langueur et de la souffrance. C’était le cœur, il se souvint, et, la sonorité soudaine du dernier coup fut comme le glas de la mort qui surprenait au milieu de la vie Clarissa, tombant, à l’endroit où elle se trouvait, dans son salon. « Non, non, cria-t-il, elle n’est pas morte, je ne suis pas vieux ! » Et il remonta Whitehall, comme si roulait là, vers lui, vivace, sans fin, son avenir.

Il n’était pas vieux, ni endurci, ni desséché le moins du monde. Quant à ce que pouvaient dire de lui les Dalloway, les Whitbread et leur clique, il s’en souciait comme d’une guigne… comme d’une guigne (il faudrait pourtant un de ces jours aller demander à Richard s’il ne pourrait pas lui trouver une situation). Marchant à grands pas, regardant de tous ses yeux, il fixa la statue du duc de Cambridge… Il avait été renvoyé d’Oxford, c’était vrai. Il avait été socialiste, à certains égards un raté, c’était vrai. Cependant l’avenir de la civilisation, pensa-t-il, est entre les mains de ces jeunes gens-là, de jeunes tels qu’il était lui, il y avait trente ans, aimant les idées abstraites, étudiant les sciences, la philosophie et faisant venir des livres tout le long de la route, depuis Oxford jusqu’à un pic de l’Himalaya. L’avenir est entre les mains de ces jeunes gens-là.

Un piétinement, comme un piétinement sur les feuilles dans un bois, vint derrière lui, et aussi un frôlement, un bruit sourd et régulier qui, en l’atteignant, scandèrent ses pensées rigoureusement, en cadence, malgré lui, le long de Whitehall. Des jeunes gens en uniforme, avec des fusils, marchaient, le regard droit devant eux, marchaient, les bras raides ; et l’expression de leurs visages était comme la légende inscrite sur le piédestal d’une statue glorifiant le devoir, la reconnaissance, la fidélité, l’amour de l’Angleterre.

C’est, pensa Peter Walsh, qui commençait à marquer le pas avec eux, une très belle discipline. Mais ils n’ont pas l’air robuste. Ils sont dégingandés presque tous, ces garçons de seize ans qui peut-être demain seront dans des boutiques et vendront du riz ou des barres de savon. Aujourd’hui, ils ont sur eux, non pas la marque du plaisir sensuel ou des préoccupations journalières, mais la solennité de la couronne qu’ils ont transportée de Finsbury Pavement à la tombe vide. Ils ont prononcé des vœux. La foule les respecte. On arrête les camions.

Je ne peux pas les suivre, dit Peter Walsh, comme ils remontaient Whitehall, et, marchant toujours, ils le dépassèrent, dépassèrent tout le monde, de leur pas assuré, comme si une volonté unique faisait mouvoir les bras et les jambes de la même manière uniforme, et que la vie, avec sa variété, avec son abandon, eût été momifiée par la discipline et déposée, cadavre rigide aux yeux fixes, sous une chaussée couverte de monuments et de couronnes. Cela est respectable, bien qu’il y ait des gens qui s’en moquent ; cela est respectable, songea-t-il. Les voilà qui s’en vont, en s’arrêtant sur le bord du trottoir ; et toutes les glorieuses statues de Nelson, de Gordon, d’Havelock, les effigies sombres et théâtrales des grands soldats regardaient droit devant eux, comme s’ils avaient accompli le même sacrifice (et lui aussi, Peter Walsh, l’avait fait, le grand sacrifice), foulé aux pieds les mêmes tentations, étaient arrivés enfin à se transformer en leur propre statue de marbre. Mais le marbre, Peter Walsh ne le désirait pas pour lui, pas du tout, bien qu’il le respectât chez d’autres. Ces jeunes gens, il les respectait. Ils ne connaissent pas encore les troubles de la chair, dit-il, – la petite troupe au pas cadencé disparut dans la direction du Strand – tout ce que j’ai souffert, ajouta-t-il, en traversant la rue et en s’arrêtant sous la statue de Gordon, Gordon pour qui, enfant, il avait eu un culte, Gordon debout, solitaire, la jambe tendue et les bras croisés. Pauvre Gordon !

Et parce que personne, sauf Clarissa, ne savait encore qu’il était à Londres et parce que la terre, après le voyage, lui semblait encore une île, l’étrangeté de se trouver seul, vivant, inconnu, à onze heures et demie du matin, dans Trafalgar Square, s’empara de lui. Qu’est-ce ? Où suis-je ? pensa-t-il. Et après tout pourquoi faire cela ? Le divorce ne lui semblait plus que du brouillard. Et son esprit s’affaissa, plat comme une plaine, et trois grandes passions s’y abattirent : l’amour des idées, une large philanthropie, et puis, effet des deux autres, une joie délicieuse, une irrésistible joie, comme si dans son cerveau, par une main qui n’était pas la sienne, des cordons avaient été tirés, des volets ouverts, et que lui, étranger à ces changements, se trouvât à l’entrée d’avenues sans fin où, s’il le voulait, il pouvait s’aventurer. Jamais il ne s’était senti aussi jeune !

Évadé ! libre ! libre, comme il arrive dans la défaite de l’habitude, quand l’esprit, semblable à une flamme qui n’est pas protégée, se courbe et se penche et semble prêt à jaillir de son support. Je me sens plus jeune que jamais, pensa Peter Walsh, s’échappant (bien entendu pour une heure ou deux seulement) de ce qui était exactement lui, ainsi qu’un enfant qui se sauve de la maison et voit, tout en courant, à la fenêtre, sa vieille nourrice qui agite la main du mauvais côté. Mais elle est délicieuse, pensa-t-il, car, traversant Trafalgar Square dans la direction de Hay Market, venait une jeune femme qu’il crut voir rejeter, quand elle passa devant la statue de Gordon, tous ses voiles l’un après l’autre (Peter était si impressionnable !) et devenir exactement la femme dont il avait toujours rêvé, jeune et cependant majestueuse, gaie, mais réservée, brune et ravissante.

Se redressant et maniant furtivement son canif, il partit, derrière elle, à la poursuite de ce plaisir, de cette femme de qui semblait jaillir une lumière qui tombait sur lui, l’unissait à elle, le désignait dans la foule, comme si le brouhaha de la rue avait prononcé son nom, en secret, non Peter, mais le nom intime qu’il se donnait dans ses pensées. Vous, disait-elle, vous, disait-elle de ses mains gantées de blanc et de ses épaules. Et le long manteau mince que le vent agita, quand elle passa devant le magasin de Dent, dans Cockspur Street, se gonfla avec une bonté protectrice, une tendresse attristée, ainsi que des bras s’ouvrant aux épuisés…

Pas mariée ; jeune, très jeune, pensa Peter, et l’œillet rouge qu’il avait vu sur elle quand elle avait traversé Trafalgar Square flambait encore devant ses yeux et lui faisait imaginer des lèvres rouges. Mais elle attendait sur le bord du trottoir. Elle a un air de dignité. Elle n’est pas mondaine, comme Clarissa, ni riche, comme Clarissa. Est-elle, se demanda-t-il en la voyant se remettre en marche, respectable ? Elle est spirituelle, une langue de lézard (c’est si amusant d’inventer !) elle a un esprit piquant, moqueur, pas bruyant.

Elle repartit, traversa ; il la suivit. Il ne voulait pas du tout l’embarrasser. Cependant si elle s’arrêtait il lui dirait : « Venez prendre une glace », et elle répondrait très simplement : « Oui, merci ».

Mais on les sépara, des passants le retardèrent, la cachèrent. Il la suivait toujours, elle traversa. Il y avait du rouge sur ses joues, de la moquerie dans ses yeux ; lui était un aventurier, se disait-il, ardent, audacieux, sans scrupules, en somme (débarqué des Indes la veille au soir), un corsaire romantique, indifférent à toutes ces maudites commodités étalées dans les vitrines (robes de chambre jaunes, pipes, cannes à pêche) à la respectabilité, aux soirées et à ces vieillards coquets qui portent des dépassants blancs sous leurs gilets. Un corsaire. Elle marchait toujours, traversant Piccadilly, remontant Regent’s Street, en avant de lui ; et son manteau, ses gants, ses épaules s’unissaient aux franges, aux dentelles et aux écharpes des étalages et créaient cet esprit du luxe et de la frivolité qui perdait un peu de vie, en descendant des vitrines sur le trottoir. Ainsi la lumière d’une lampe tremblote, lorsqu’elle atteint les haies, dans la nuit.

Rieuse et charmante, elle traversa Oxford Street et Great Portland Street, tourna dans une des petites rues, et alors, alors le grand moment approcha, car voilà qu’elle ralentit le pas, ouvrit son sac et, jetant un regard dans sa direction, mais non sur lui, un regard qui disait adieu, résumait l’aventure et concluait triomphalement, elle ajusta sa clef, ouvrit une porte, disparut ! La voix de Clarissa : « N’oubliez pas ma soirée ! N’oubliez pas ma soirée ! » retentit aux oreilles de Peter. La maison était une de ces banales maisons rouges avec des corbeilles de fleurs d’un goût douteux. C’était fini.

Allons ! j’ai eu mon plaisir, je l’ai eu, dit-il, les yeux levés vers les mouvantes corbeilles de géraniums pâles. Et il était en miettes, son plaisir, car il était à moitié inventé, il le savait très bien ; imaginée, cette escapade avec la jeune femme, inventée comme on invente la meilleure partie de sa vie, comme on s’invente soi-même, comme on l’invente, elle ; créant un délicieux amusement et quelque chose de plus. Mais, chose étrange et très vraie, tout cet amusement, qu’on ne peut partager avec personne, tombe en miettes.

Il revint sur ses pas, remontant la rue, cherchant où s’asseoir, jusqu’à l’heure d’aller à Lincoln’s Inn, voir MM. Hooper et Grateley. Où irait-il ? N’importe où. Le long de la rue, alors, vers Regent’s Park. Ses souliers sur le trottoir frappaient : n’importe où ; n’importe où ; il était de bonne heure, de très bonne heure encore.

Quel matin splendide ! Semblable à la pulsation d’un cœur en parfait état, la vie battait franchement dans les rues. Pas de tâtonnements, pas d’hésitation. Glissant et tournant, sans retard, sans hâte et sans bruit, au lieu précis, à l’instant voulu, l’automobile s’arrêta devant la porte. Une jeune fille en descendit, fugitive apparition en bas de soie et en chapeau à plumes ; Peter resta froid, il avait eu son plaisir. Valets de pied, admirables pékinois couleur de feu, vestibules dallés de losanges blancs et noirs, stores blancs que le vent agitait, Peter aperçut ces choses à travers la porte ouverte et les approuva. Une œuvre parfaite, merveilleuse, après tout, dans son genre, que Londres, la saison, la civilisation. Parce qu’il descendait d’une respectable famille anglo-indienne dont trois générations, au moins, avaient administré les affaires d’un continent (c’est étrange, pensa-t-il, que je sente ces choses, puisque je déteste l’Inde, l’Empire et l’armée), il avait des moments où la civilisation, même de cette sorte, lui était chère comme un bien personnel, des moments d’orgueil pour l’Angleterre, les valets de pied, les pékinois, les jeunes filles dans leur sécurité. C’est un peu ridicule, cependant c’est comme ça, avoua-t-il. Et les docteurs, les hommes d’affaires et les femmes sachant leur métier qui s’en vont où leur travail les appelle, alertes, robustes, lui semblaient vraiment admirables, braves gens à qui l’on confierait sa vie, compagnons dans l’art de vivre qui vous soutiendraient jusqu’au bout. De sorte qu’avec ceci ou cela la comédie était vraiment tolérable ; il allait s’asseoir à l’ombre et fumer.

Voilà Regent’s Park. Mais oui. Enfant il s’était promené dans Regent’s Park. Surprenant, pensa-t-il, comme la pensée de mon enfance me revient sans cesse. C’est d’avoir vu Clarissa, peut-être ; car les femmes vivent beaucoup plus dans le passé que nous. Elles s’attachent aux lieux ; et leurs pères… une femme est toujours fière de son père. Bourton était un endroit agréable, très agréable, mais je n’ai jamais pu m’entendre avec le vieux. Il y eut une véritable scène un soir, une discussion à propos de quelque chose, il ne se rappelait plus quoi. Peut-être la politique.

Oui, il se souvenait de Regent’s Park ; la longue avenue rectiligne, la petite cabane où l’on achète des ballons, à gauche ; une statue absurde avec une inscription dans quelque coin. Il chercha un siège vide. Il se sentait un peu somnolent ; il ne voulait pas être dérangé par des gens qui lui demanderaient l’heure. Une nurse âgée, avec un bébé endormi dans une voiture ; c’est là qu’il serait le mieux, à l’autre bout du banc, à côté de la nurse.

C’est une fille singulière, dit-il, en se rappelant soudain Élisabeth, quand elle était entrée dans la pièce, à côté de sa mère. Très grandie ; tout à fait une jeune fille, pas précisément jolie, – belle plutôt, et elle ne doit pas avoir plus de dix-huit ans. Elle ne s’entend pas avec Clarissa, c’est probable. « Voilà mon Élisabeth ! » – quelle sottise ! – pourquoi pas « Voilà Élisabeth ! » simplement ? Elle essaye, comme la plupart des mères, de faire que les choses soient ce qu’elles ne sont pas. Elle croit trop à son charme. Elle l’exagère.

La fumée du cigare riche et moelleux se refroidit dans sa gorge ; il la rejeta en anneaux qui affrontèrent bravement l’air pendant une minute, bleus, circulaires, – J’essaierai de causer avec Élisabeth, ce soir, se promit-il – puis ils commencèrent à onduler et à s’effiler comme des sabliers. – Drôles de formes ! pensa-t-il. Tout à coup il ferma les yeux, leva la main avec peine et jeta au loin le bout pesant du cigare. Un grand souffle passa sur son esprit, entraînant les branches mouvantes, les voix d’enfants, les bruits de pas, les gens qui passaient, et la rumeur du Parc, la rumeur qui s’enflait, puis diminuait. Il tomba, tomba, dans les plumes et le duvet du sommeil, s’enfonça, et fut submergé.

La nurse en gris reprit son tricot tandis que Peter Walsh sur le siège brûlant, à côté d’elle, se mettait à ronfler. Dans sa robe grise, avec ses mains qui remuaient infatigablement, tranquillement, elle semblait le champion des droits des dormeurs, pareille à l’une de ces présences spectrales faites de ciel et de branches qui s’élèvent, au crépuscule, dans les bois. Le promeneur solitaire, qui aime les sentiers étroits, où il écarte les fougères, où il abat les grandes ciguës, lève tout à coup les yeux et voit la figure géante au bout de son chemin.

Il est athée, peut-être ; pourtant il a des moments soudains d’exaltation extraordinaire. « Rien n’existe hors de nous, pense-t-il. Il n’y a qu’un état de l’esprit, un désir de consolation, de repos ; le désir d’une créature autre que ces misérables larves humaines, si faibles, si laides, si lâches. Mais si je peux la concevoir, alors, en un sens, elle existe », et s’avançant dans le sentier, les yeux fixés sur le ciel et les branches, il leur donne sans peine une forme féminine, il voit avec admiration qu’elle devient grave, qu’elle prodigue, avec majesté, lorsque le vent l’agite, dans le sombre balancement de ses feuilles, la pitié, le pardon, l’amour ; puis, soudain, jetée en l’air, passe d’une attitude religieuse à une danse endiablée.

Visions du promeneur solitaire ; visions qui sont pour lui de grandes cornes d’abondance pleines de fruits, le murmure des sirènes qui chevauchent les vagues de la mer verte, des gerbes de roses qu’on lui lance au visage, les pâles figures, que, pour les étreindre, les pêcheurs cherchent dans les flots.

Visions qui sans cesse flottent devant le réel, l’entourent, le cachent ; qui suivent le promeneur solitaire, s’emparent de lui, lui enlèvent le goût de la terre, le désir de rentrer chez lui, et lui donnent en échange une paix profonde, comme si (c’est ce qu’il pense en avançant le long de l’allée de la forêt) toute cette fièvre de la vie était la simplicité même, comme si ces myriades de choses ne faisaient au fond qu’une seule chose et que cette figure, faite de ciel et de branches, se fût élevée de la mer agitée de la vie (il est âgé, il a plus de cinquante ans), forme née de l’écume des vagues, pour répandre, de ses mains magnifiques, la pitié, la bonté, le pardon.

« Ah ! souhaite-t-il, ne jamais revenir chez moi, sous ma lampe dans mon cabinet de travail, ne pas terminer mon livre, ne plus jamais vider ma pipe ni sonner pour que Mrs Turner vienne débarrasser ! mais plutôt marcher droit vers cette grande figure mouvante qui m’enlèvera sur ses branches et me laissera me dissoudre dans le néant comme toutes les choses ! »

Visions. Le promeneur solitaire est bientôt sorti du bois ; et là-bas, à la porte, abritant ses yeux de ses mains levées, peut-être pour le voir revenir, son tablier blanc soulevé par le vent, se tient une femme âgée qui semble (si puissante est cette habitude) chercher, dans le désert, un fils perdu, un cavalier abattu, qui semble la figure de la mère dont les fils ont été tués dans les batailles du monde. Et, comme le promeneur solitaire avance dans la rue du village où les femmes tricotent, et où les hommes bêchent leurs jardins, le soir semble enchanté ; les êtres sont tranquilles comme si quelque destinée solennelle, connue d’eux, attendue sans crainte, allait venir les rouler au néant.

Dans la maison, parmi les choses habituelles, le buffet, la table, le bord de la fenêtre avec ses géraniums, la silhouette de l’hôtesse qui se penche pour enlever la nappe s’adoucit tout à coup dans la lumière et devient une forme adorable que le souvenir du froid contact humain empêche seul d’étreindre. Elle enlève la marmelade, elle l’enferme dans le buffet.

« Rien de plus ce soir, Monsieur ? »

Mais à qui répond donc le promeneur solitaire ?

 

Ainsi tricotait la nurse âgée près du bébé endormi dans Regent’s Park. Ainsi ronflait Peter Walsh. Il s’éveilla très brusquement, se disant à lui-même : « La mort de l’âme ! »

« Seigneur ! Seigneur ! » dit-il tout haut, s’étirant et ouvrant les yeux. « La mort de l’âme ! » Les mots s’attachaient à une scène, à une pièce, à quelque chose du passé dont il avait rêvé. Cela devint plus clair, la scène, la pièce, le passé dont il avait rêvé.

C’était à Bourton, peu après 1890, l’été où il était si passionnément amoureux de Clarissa. Beaucoup de personnes causaient et riaient autour d’une table, après le thé ; dans la pièce, une lumière jaune et la fumée des cigarettes. On parlait d’un homme qui avait épousé sa femme de chambre, un des squires des environs – Peter avait oublié son nom. Il avait épousé sa femme de chambre et l’avait amenée en visite à Bourton. Quelle visite ! Elle était ridiculement parée, « comme un cacatoès », avait dit Clarissa, en la contrefaisant, et elle n’avait pas cessé de parler. Ta ta ta et ta ta ta, Clarissa la contrefaisait. Alors quelqu’un dit – c’était Sally Seton – « Est-ce que vous la jugeriez autrement, si vous saviez qu’avant de se marier, elle a eu un bébé ? » (en ce temps-là, dans une société de garçons et de filles, c’était une question choquante). Il voyait encore Clarissa devenir écarlate, se fermer pour ainsi dire et répondre : « Oh ! je ne pourrai plus jamais lui parler ! » Alors le groupe autour de la table parut se troubler. Ce fut très gênant.

Il ne l’avait pas blâmée de se scandaliser, puisqu’à cette époque une jeune fille élevée comme elle ne savait rien ; mais c’était sa manière qui l’ennuyait : timide, dure, arrogante, prude. « La mort de l’âme ! » Il avait dit cela instinctivement, étiquetant le moment suivant son habitude : la mort de son âme.

Tout le monde était mal à l’aise ; tout le monde semblait s’incliner pendant qu’elle parlait, puis se redresser avec froideur. Il revoyait Sally Seton, pareille à un enfant qui a fait une sottise, se pencher en avant, un peu rouge, ayant envie de parler, mais n’osant pas, car vraiment Clarissa intimidait les gens. Elle était la plus grande amie de Clarissa, toujours à Bourton, belle créature brune et séduisante, avec une réputation de grande audace, pour cette époque ; il lui donnait des cigares qu’elle fumait dans sa chambre et elle avait été fiancée ou bien s’était disputée avec sa famille ; le vieux Parry les détestait autant l’un que l’autre, ce qui était un grand lien. Alors, Clarissa, gardant cet air d’être fâchée avec eux tous, se leva, donna un prétexte quelconque et sortit seule. Comme elle ouvrait la porte, voilà qu’entra ce grand chien de berger poilu qui courait après les moutons. Elle se jeta sur lui et se répandit en caresses. Elle semblait dire à Peter – tout cela était pour lui, il le savait : – « Je sais bien que vous m’avez trouvée absurde, quand j’ai parlé de cette femme, mais voyez quelle personne extraordinairement affectueuse je suis, comme j’aime mon Rob ! »

Ils avaient toujours eu cet étrange pouvoir de communiquer sans paroles. Elle sentait immédiatement quand il la critiquait. Alors, elle se lançait dans quelque chose d’outré, pour se défendre, comme de jouer avec le chien, mais il ne se laissait jamais prendre, il voyait toujours clair en Clarissa. Sans rien dire, naturellement ; il s’asseyait seulement avec un air fâché. C’est ainsi que souvent commençaient leurs querelles.

Elle ferma la porte. Aussitôt il se sentit extrêmement déprimé. Tout semblait inutile : continuer à l’aimer, à se disputer, à se réconcilier ; et il s’en fut seul, du côté des communs, des écuries, regarder les chevaux. (L’endroit était des plus modestes, les Parry n’avaient jamais été riches ; cependant ils avaient toujours des grooms et des garçons d’écurie – Clarissa adorait monter à cheval – et un vieux cocher – comment s’appelait-il ? – et une vieille nourrice, la vieille Moody, Goody, quelque chose comme ça, que l’on vous emmenait voir dans une petite chambre où il y avait un tas de photographies, un tas de cages d’oiseaux.)

L’affreuse soirée ! Il devint de plus en plus sombre, non seulement à cause de cela, mais à cause de tout. Et il ne pouvait pas la voir, ne pouvait rien lui expliquer, rien éclaircir. Il y avait toujours du monde ; elle continuerait comme si rien n’était arrivé. C’était l’infernale partie d’elle-même, cette froideur, cette insensibilité, quelque chose de très profond en elle, qu’il avait senti encore ce matin en lui parlant, d’impénétrable. Cependant Dieu savait qu’il l’aimait. Elle avait un certain don étrange de jouer sur les nerfs des gens, comme sur les cordes d’un violon, oui, certainement.

Il était arrivé au dîner un peu en retard, avec la sotte idée de se faire remarquer, et il s’était assis à côté de la vieille Miss Parry – Tante Héléna – la sœur de Mr Parry qui tenait la place de la maîtresse de maison. Elle était assise dans son châle de cachemire blanc, le dos à la fenêtre ; cette terrible vieille dame avait de l’amitié pour lui car il lui avait trouvé une fleur rare : c’était une grande botaniste et elle faisait de longues courses avec de grosses bottes et une boîte de fer noir pendue sur le dos. Il s’assit à côté d’elle sans pouvoir parler. Tout semblait fuir devant lui ; il était assis et mangeait, voilà tout. Et puis, vers le milieu du dîner, il se força à regarder Clarissa pour la première fois. Elle causait avec un jeune homme assis à sa droite. Ce fut une soudaine révélation. « Elle épousera cet homme », se dit-il. Il ne savait même pas son nom.

C’était naturellement cet après-midi, ce même après-midi que Dalloway était arrivé. Clarissa l’appelait Whikham, ce fut le début de l’histoire. Quelqu’un l’avait amené ; Clarissa comprit mal son nom et le présenta à tout le monde sous le nom de Whikham. Il finit par dire : « Je m’appelle Dalloway ! » et voilà la première vision qu’il eut de Richard : un jeune homme blond, et peu gêné, assis dans un transatlantique et protestant : « Je m’appelle Dalloway ! » Sally s’en empara et le surnomma « Je m’appelle Dalloway ! »

Il était, à cette époque, la proie de révélations. Celle-ci, que Clarissa épouserait Dalloway, fut, sur l’heure, aveuglante. Il y avait une sorte de… comment dire ? – une sorte d’aisance dans sa façon d’être avec lui, quelque chose de maternel, de doux. Ils parlaient politique. Pendant tout le dîner, il essaya d’entendre ce qu’ils disaient.

Puis il se souvenait d’être resté debout à côté de la chaise de la vieille Miss Parry, dans le salon. Clarissa vint à lui, avec ses parfaites manières, en véritable maîtresse de maison, et voulut le présenter à quelqu’un ; elle lui parlait comme s’ils ne s’étaient jamais vus, ce qui le mit en rage. Mais, même alors, il l’admira. Il admira son courage, son sens du monde ; il admira son aisance : « Quelle parfaite maîtresse de maison ! » lui dit-il. Elle se raidit, mais il voulait qu’elle sentît cela. Il aurait tout fait pour la faire souffrir après l’avoir vue avec Dalloway. Elle le quitta. Et il eut le sentiment qu’ils étaient tous unis pour conspirer contre lui – riant et parlant derrière son dos. Debout près de la chaise de Miss Parry, comme s’il était taillé dans du bois, il causait de fleurs des champs. Jamais, jamais il n’avait souffert si atrocement. Il devait même avoir oublié de faire semblant d’écouter ; à la fin il se réveilla, il vit Miss Parry l’air un peu étonné, un peu vexé, ses gros yeux regardant fixement. Il fut sur le point de s’écrier qu’il ne pouvait pas écouter parce qu’il souffrait trop. On commençait à sortir de la pièce. On parlait d’aller chercher des manteaux, du froid sur l’eau, etc. On allait canoter sur le lac au clair de lune, une des idées folles de Sally. Il l’entendit qui faisait une description de la lune. Et ils sortirent tous. On le laissa seul.

« Est-ce que vous ne voulez pas aller avec eux ? » dit Tante Héléna. Pauvre vieille dame, elle avait deviné. Et il se retourna et voilà de nouveau Clarissa. Elle était revenue le chercher. Sa générosité, sa bonté, le confondirent.

« Venez, dit-elle, on nous attend. »

Il ne s’était jamais senti si heureux. Sans un mot ils se réconcilièrent. Ils marchèrent vers le lac. Il eut vingt minutes de bonheur parfait. Sa voix, son rire, sa robe (quelque chose de flottant, de blanc, d’écarlate), son entrain, sa hardiesse. Elle les fit tous débarquer pour explorer l’île ; elle fit lever un oiseau, elle rit, elle chanta. Et pendant tout ce temps, il le savait très bien, Dalloway devenait amoureux d’elle et elle devenait amoureuse de Dalloway, mais il semblait que cela n’eût pas d’importance. Rien n’avait d’importance. Ils s’assirent par terre et causèrent, Clarissa et lui. Leurs esprits se rencontraient et se quittaient sans aucun effort. Et puis, en une seconde, ce fut fini. Comme on montait dans le bateau, il se dit : « Elle épousera cet homme », lugubrement, sans rancune. Mais c’était évident, Dalloway épouserait Clarissa.

Ce fut Dalloway qui rama au retour. Il ne dit rien. Mais quand il les quitta, sautant sur sa bicyclette et partant à travers les bois où on le vit osciller en descendant la côte, agiter la main et disparaître, il fut, d’une certaine manière, évident qu’il avait senti intimement, avec force, avec passion, toutes ces choses ; la nuit, le romanesque, Clarissa. Il méritait de l’obtenir.

Mais lui était absurde. Ce qu’il exigeait de Clarissa (il le comprenait maintenant), c’était absurde. Il lui demandait des choses impossibles. Il lui faisait des scènes terribles. Peut-être l’aurait-elle accepté, s’il avait été moins absurde. Sally le pensait. Elle lui écrivit, pendant tout cet été, de longues lettres disant qu’elles avaient parlé de lui, qu’elle avait fait son éloge, que Clarissa avait pleuré. Ce fut un été extraordinaire : lettres, scènes, télégrammes, une arrivée à Bourton de grand matin – il avait dû attendre que les domestiques fussent levés – de gênants tête-à-tête avec le vieux Mr Parry au déjeuner, tante Héléna imposante mais bonne, des causeries avec Sally dans le potager, Clarissa au lit avec la migraine…

La scène finale, la scène terrible qui avait influé plus qu’aucune autre chose sur l’ensemble de sa vie – est-ce exagéré ? non, il le croit encore maintenant – survint à trois heures de l’après-midi d’un jour très chaud. Ce fut une bêtise qui la provoqua : Sally au déjeuner avait dit quelque chose sur Dalloway en le nommant « Je m’appelle Dalloway ». Clarissa se raidit subitement, rougit et déclara sèchement, d’une manière qu’elle avait : « Cette sotte plaisanterie a assez duré. » Ce fut tout, mais pour lui, ce fut comme si elle avait dit : « Avec vous je m’amuse, mais avec Richard Dalloway, je suis de cœur. » Il le prit ainsi. Il n’avait pas dormi de plusieurs nuits. « Il faut en finir d’une manière ou d’une autre », se dit-il. Il lui envoya un mot par Sally lui demandant de se trouver à la fontaine à trois heures. « Quelque chose de très important est arrivé », griffonna-t-il au bas.

La fontaine était au milieu d’un petit bosquet, loin de la maison, avec des arbres et des buissons tout autour. Ce fut là qu’elle vint, même avant l’heure, et ils restèrent debout, la fontaine les séparant ; du robinet, qui était brisé, un peu d’eau coulait sans cesse. Comme les images se gravent dans l’esprit ! La mousse, par exemple, d’un vert vif !

Elle resta impassible. « Dites-moi la vérité, dites-moi la vérité », répétait-il. Il lui semblait que sa tête allait éclater. Elle était crispée, avait l’air pétrifiée. Elle restait impassible. « Dites-moi la vérité », répétait-il, et tout à coup, le vieux Breitkopf arriva avec le Times, passa la tête, les regarda bouche bée et s’en alla. Ils n’y prirent pas garde. « Dites-moi la vérité », répétait-il. Il lui semblait qu’il s’usait contre quelque chose de physiquement dur ; elle ne cédait pas. Elle était comme du fer, comme du silex, rigide jusqu’à la moelle. Puis lorsqu’elle dit :

« C’est inutile. C’est inutile. Tout est fini ! » – il croyait qu’il avait parlé pendant des heures, les joues couvertes de larmes – ce fut comme si elle le frappait au visage. Elle se détourna, elle le quitta, elle s’en alla.

« Clarissa ! cria-t-il, Clarissa ! » Mais elle ne revint pas. C’était fini. Il partit ce même soir. Il ne la revit jamais.

 

« C’est affreux, cria-t-il, affreux, affreux. »

Pourtant le soleil brille ; pourtant l’on se console ; et la vie a l’art d’ajouter les jours aux jours. Pourtant, pensa-t-il, en bâillant et en commençant à regarder autour de lui (Regent’s Park avait très peu changé depuis son enfance, mais alors il n’y avait pas d’écureuils), on a sans doute des compensations. À ce moment, la petite Élise Mitchell qui ramassait des cailloux pour la collection qu’elle faisait avec son frère sur la cheminée de leur nursery, en plaqua une poignée sur les genoux de sa nurse, repartit en se précipitant et se jeta en plein dans les genoux d’une dame. Peter éclata de rire.

Mais Lucrezia Warren Smith se demandait, en descendant la grande allée : « C’est injuste. Pourquoi est-ce que je souffre ? Non, je ne peux plus supporter cela », se disait-elle après avoir laissé, sur le banc là-bas, Septimus, qui n’était plus Septimus, occupé à dire des choses cruelles, méchantes, à parler tout seul ou à parler à un mort, quand l’enfant se jeta en plein dans ses jambes, s’étala par terre et éclata en pleurs.

C’était une petite consolation. Elle la redressa, épousseta sa robe et l’embrassa.

Mais elle, elle n’avait rien fait de mal, elle avait aimé Septimus, elle avait été heureuse, elle avait eu une belle maison où ses sœurs là-bas vivaient encore et faisaient des chapeaux. Pourquoi est-ce qu’elle souffrait, elle ?

L’enfant courut droit à sa nurse qui posa son tricot, et Rezia vit qu’elle la prenait sur ses genoux, la grondait, la consolait, et le monsieur à l’air si bon lui donna sa montre à ouvrir en soufflant dessus pour la consoler. Mais elle, pourquoi était-elle abandonnée ? Pourquoi n’était-elle pas restée à Milan ? Pourquoi cette torture ? Pourquoi ?

Légèrement brouillés par ses larmes, la grande allée, la nurse, le monsieur en gris et la voiture d’enfant, montaient et descendaient devant ses yeux. Être torturée par ce bourreau cruel, voilà son sort. Mais pourquoi ? Elle était comme un oiseau qui s’est réfugié dans le creux d’une feuille mince et cligne devant le soleil quand la feuille se déplace, et tremble quand une branche morte craque. On l’avait abandonnée ; les arbres énormes et les vastes nuages d’un monde indifférent l’entouraient ; abandonnée, torturée, et pourquoi souffrir ? Pourquoi ?

Elle fronça les sourcils ; elle tapa du pied. Elle devait retourner près de Septimus puisqu’il était presque l’heure d’aller chez Sir William Bradshaw. Elle devait retourner le lui dire, aller le retrouver là-bas sur la chaise verte, sous l’arbre où il parlait tout seul ou bien parlait à ce mort, Evans, qu’elle n’avait vu qu’une fois, un moment, dans le magasin. Il lui avait paru doux et tranquille ; c’était un grand ami de Septimus ; il avait été tué pendant la guerre. Mais ces choses-là arrivent à tout le monde. Tout le monde a des amis qui ont été tués pendant la guerre. Tout le monde renonce à quelque chose en se mariant. Elle avait abandonné sa famille. Elle était venue vivre ici, dans cette ville affreuse. Septimus se laissait aller à penser à des choses horribles ; elle le pourrait bien, elle aussi, si elle essayait. Il était devenu de plus en plus étrange. Il disait que des gens parlaient derrière le mur de leur chambre. Mrs Filmer trouvait cela bizarre. Il voyait aussi des choses : il avait vu une tête de vieille femme au milieu d’une fougère. Pourtant il pouvait encore être lui-même quand il le voulait. Par exemple le jour où ils étaient allés à Hampton Court sur l’impériale d’un omnibus, ils avaient été très heureux. Toutes les petites fleurs rouges et jaunes sortaient du gazon comme des lampes flottantes, avait-il dit, et il avait causé et bavardé et ri en inventant des histoires. Puis tout d’un coup, il avait dit : « Maintenant, allons nous tuer », et à ce moment ils étaient debout près de la rivière qu’il regardait avec ce regard qu’elle avait déjà vu dans ses yeux quand un train passait ou un omnibus, un regard comme fasciné ; et elle sentit qu’il s’éloignait d’elle ; alors elle le prit par le bras. Mais pendant le retour, il fut tout à fait tranquille, tout à fait raisonnable. Il discuta avec elle pour savoir s’ils devaient se tuer, lui expliqua que les gens étaient mauvais, et qu’il les voyait inventer des mensonges quand ils passaient dans la rue. Il connaissait toutes leurs pensées, disait-il. Il savait tout. Il connaissait le secret du monde.

Quand ils arrivèrent chez eux, il pouvait à peine marcher. Il se coucha sur le sofa et lui dit de tenir sa main pour l’empêcher de tomber, de tomber, cria-t-il, dans les flammes ; et, des murs, il voyait sortir des visages qui se moquaient de lui, qui l’appelaient de noms horribles, ignobles, et, autour du paravent, des mains qui le montraient du doigt. Cependant ils étaient tout à fait seuls. Puis il se mit à parler tout haut, répondant à des gens invisibles, discutant, riant, pleurant, s’excitant beaucoup et lui disant d’écrire ; de vraies sottises, sur la mort, sur Miss Isabel Pole ! Non ! Elle ne pouvait plus supporter cela. Mais il fallait retourner.

Elle était près de lui maintenant et elle le voyait qui regardait fixement le ciel et parlait tout bas en joignant les mains. Cependant le docteur Holmes disait qu’il n’avait rien du tout. Alors qu’était-il arrivé ? Pourquoi n’était-il plus lui-même, alors ? Pourquoi, quand elle s’assit près de lui, le vit-elle tressaillir, froncer le sourcil, s’éloigner ? Puis il lui prit la main et la regarda, horrifié.

Était-ce parce qu’elle avait enlevé son alliance ? « J’ai tellement maigri, dit-elle. Je l’ai mise dans mon porte-monnaie. »

Il lui lâcha la main. C’en était fait de leur mariage, pensait-il avec douleur, avec soulagement. Le câble était coupé ; il s’élevait ; il était libre, ainsi qu’il avait été décrété que lui, Septimus, le seigneur des hommes, serait libre ; seul (puisque sa femme avait jeté son alliance, puisqu’elle l’avait quitté), il était seul, lui Septimus, choisi parmi tous les hommes pour entendre le premier la vérité, pour connaître le secret qui, après tout le labeur de l’humanité, – Grecs, Romains, Shakespeare, Darwin et lui Septimus – allait être enfin dévoilé tout entier…

« À qui ? » demanda-t-il tout haut « Au Premier ministre ! » répondirent les voix qui chuchotaient au-dessus de sa tête. Le secret suprême allait être révélé au Cabinet : primo, les arbres sont vivants ; secundo, le crime n’existe pas ; et puis l’amour, l’amour universel, murmura-t-il, haletant, tremblant, mettant péniblement au jour ces vérités profondes qu’on ne pouvait exprimer qu’avec un immense effort – elles étaient si obscures, si difficiles ! – mais, par elles, le monde devait être changé tout entier, pour toujours. Pas de crimes, l’amour, répétait-il, en fouillant maladroitement ses poches pour trouver sa carte et son crayon, quand un skye-terrier vint flairer son pantalon et le fit sursauter d’épouvante. Ce chien était en train de devenir homme. Horreur ! Il ne voulait pas voir cette chose arriver, un chien qui devenait homme ! Mais le chien partit en trottant.

Divine miséricorde ! Bonté infinie ! Le ciel l’épargnait, lui pardonnait sa faiblesse. Mais comment expliquer scientifiquement (car on doit être scientifique, par-dessus tout) que les chiens deviennent des hommes ? Pourquoi a-t-il ce don de voir à travers les corps, de deviner l’avenir ? C’est probablement l’effet de la vague de chaleur sur un cerveau sensibilisé par les éons de l’évolution. Scientifiquement parlant, la chair se liquéfie. Son corps est macéré et il n’en reste plus que les fibres nerveuses. Il est étendu, comme un voile, sur un rocher.

Il se renversa dans sa chaise, épuisé, mais non abattu. Il se reposait, il attendait avant de transmettre, en luttant, en souffrant, de nouveaux messages à l’humanité. Il était couché très haut sur le dos du monde. La terre tressaillait au-dessous de lui. Des fleurs rouges poussaient à travers sa chair ; près de sa tête leurs feuillages raides bruissaient. Là-haut, au milieu des rochers, on entendait résonner de la musique. « C’est une trompe d’automobile en bas dans la rue », murmura-t-il ; mais là-haut le son, répercuté de roc en roc, se divise, se condense et s’élève en colonnes lisses (la musique devenue visible – voilà encore une découverte), puis, c’est un hymne, un hymne qui se déroule en sortant du pipeau d’un jeune berger (c’est un mendiant qui joue pour un sou, sur une flûte, devant un public-house, murmura-t-il), juste un gazouillis quand l’enfant reste immobile, mais il devient, quand l’enfant grimpe dans les rochers, une plainte délicieuse au-dessus du bruit de la rue. Le berger joue sa mélodie au milieu du bruit de la rue, pensa Septimus. Mais voilà qu’il se retire dans les neiges et qu’il est entouré de roses – ces grosses roses rouges qui poussent sur les murs de ma chambre à coucher. La musique s’arrêta. « On lui a donné son sou, conclut-il, et il s’en va au prochain public-house. »

Mais lui-même restait assis au sommet du rocher, comme un marin naufragé sur un rocher. « Je me suis penché sur le bord du bateau, et je suis tombé, pensa-t-il. Je suis tombé dans la mer. J’étais mort et cependant je suis en vie, maintenant mais laissez-moi me reposer encore ! » supplia-t-il (il parle encore tout seul, c’est affreux, affreux !) et de même qu’avant le réveil les chants des oiseaux et le roulement des voitures forment un étrange tintamarre qui grandit et grandit, et que le dormeur sent qu’il approche du rivage de la vie, ainsi il se sentait approcher de la vie, le soleil devenait plus chaud, les cris résonnaient plus fort, quelque chose de merveilleux était sur le point d’arriver.

Il n’avait qu’à ouvrir les yeux ; mais un poids était sur eux, une crainte. Il s’efforça, il poussa, il regarda, il vit Regent’s Park devant lui. De longs rayons de soleil caressaient ses pieds. Les arbres ondulaient, se balançaient. « J’accueille, semblait dire le monde, j’accepte, je crée. De la beauté ! » semblait dire le monde. Et, comme pour le prouver (scientifiquement), de tous les objets qu’il regardait, maisons, balustrades, antilopes tendant le cou au-dessus des grilles, la beauté jaillissait à l’instant. Regarder une feuille qui tremblait dans le souffle de l’air était une joie exquise. Haut dans le ciel, les hirondelles plongeaient, s’écartaient, se jetaient à droite, à gauche, tournaient en rond, en rond, toujours avec un ordre parfait, comme si elles étaient attachées avec des élastiques ; et les mouches montaient, descendaient ; et le soleil touchait tantôt une feuille, tantôt une autre, l’éclaboussant d’or clair, par bonne humeur, pour s’amuser, et de temps en temps un carillon (peut-être une trompe d’automobile) tintait divinement contre les brins d’herbe ; tout cela, si calme et raisonnable, composé des choses ordinaires, c’était la vérité ; la beauté, c’était à présent la vérité. La beauté était partout.

« Il est temps… », dit Rezia.

Le mot « temps » fendit sa cosse, déversa sur lui ses trésors, et de ses lèvres s’échappèrent, malgré lui – comme des écailles, comme les copeaux d’un rabot – de dures, de pures, d’impérissables paroles qui s’envolèrent, se fixèrent à leur place dans une ode immortelle au Temps. Il chanta. Evans, derrière l’arbre, répondait. Les morts étaient en Thessalie, chantait Evans, parmi les orchidées. Là, ils attendaient que la guerre fût finie, et maintenant les morts, Evans lui-même…

« Pour l’amour de Dieu, n’approchez pas ! » s’écria Septimus. Car il ne pouvait pas regarder un mort.

Mais les branches s’écartèrent. Un homme en gris marchait en effet vers eux. C’était Evans ! Mais sur lui, pas de boue, pas de blessures ; il n’avait pas changé. « Il faut que je dise au monde entier », cria Septimus en levant la main (le mort en complet gris approchait), en levant la main comme une figure colossale qui aurait, pendant des siècles, dans le désert, pleuré sur la destinée humaine, seul, le front dans les mains, les joues sillonnées par le désespoir, et qui voit maintenant la lumière, sur le bord du désert, grandir et frapper la statue de métal noir (Septimus se leva à demi sur sa chaise), et tandis que des multitudes d’hommes sont prosternées derrière lui, le pleureur gigantesque reçoit un moment sur son visage toute…

« Je suis si malheureuse, Septimus ! » dit Rezia, essayant de le faire asseoir.

Les multitudes se lamentaient. Pendant des siècles les hommes avaient été dans la douleur. Il allait se retourner, leur annoncer dans quelques instants, quelques instants à peine, cette délivrance, cette joie, cette révélation extraordinaire.

« L’heure, Septimus, demanda Rezia. Quelle heure est-il ? »

Il parlait, il s’agitait. Cet homme devait le remarquer. Il les regardait.

« Je vais te dire l’heure », dit Septimus, très lentement, avec torpeur, souriant mystérieusement au mort en complet gris. Comme il s’asseyait en souriant, trois quarts sonnèrent ; onze heures trois quarts.

« Et c’est là la jeunesse ! » se dit Peter Walsh en passant devant eux. On se fait une scène affreuse – la pauvre fille semble vraiment désespérée – au beau milieu du matin. « Mais qu’y a-t-il donc ? se demanda-t-il ; qu’est-ce que le jeune homme au pardessus a bien pu lui dire pour lui donner cet air-là ? dans quelle terrible passe se trouvent-ils pour avoir tous deux un air désespéré par ce beau matin d’été ? » Ce qu’il y a d’amusant quand on revient en Angleterre après cinq ans, c’est que les choses apparaissent, au moins les premiers jours, comme si on ne les avait jamais vues auparavant ; des amoureux qui se chamaillent sous un arbre ; la vie familiale des parcs. Jamais il n’avait vu Londres si enchanteur : la douceur des lointains, la richesse, la verdure, la civilisation, après l’Inde, pensa-t-il en marchant sur l’herbe.

Cette sensibilité aux impressions avait été sa ruine, sans aucun doute. À son âge, il avait encore, comme un jeune homme ou même une jeune fille, ces alternatives d’humeur, de bons jours, de mauvais jours, sans aucune raison ; le bonheur donné par un joli visage ; une vraie dépression devant une femme laide. En revenant des Indes, on tombe naturellement amoureux de toutes les femmes qu’on rencontre. Elles ont tant de fraîcheur, même les plus pauvres s’habillent mieux qu’il y a cinq ans, c’est sûr ; et à ses yeux, la mode n’avait jamais été aussi seyante, les longs manteaux noirs, la sveltesse, l’élégance et aussi cette délicieuse et – paraît-il – universelle habitude du fard. Toutes les femmes, même les plus convenables, se font des roses artificielles, des lèvres aux contours tranchés et des boucles d’un noir d’encre ; il y avait une intention, de l’art, partout. Un changement d’une certaine sorte s’est produit, c’est sûr. Qu’est-ce que les jeunes gens en pensent ? se demanda Peter Walsh.

Ces cinq années – de 1918 à 1923 – avaient été, croyait-il, d’une grande importance. Les gens avaient l’air différent. Les journaux paraissaient différents. Voilà, par exemple, dans une excellente revue, un article, écrit, sans périphrases, sur les water-closets. Cela, vous n’auriez pas pu le faire il y a dix ans, parler sans périphrases de water-closets dans une bonne revue. Et aussi cette habitude de sortir un bâton de rouge ou une houppette à poudre et de refaire sa beauté en public. Sur le bateau qui l’avait ramené, il y avait une bande de jeunes gens et de jeunes filles (il se rappelait surtout Betty et Bertie) qui y allaient carrément. La vieille mère, indifférente, un glaçon, les regardait faire, en tricotant. La jeune fille s’arrêtait pour se poudrer le bout du nez devant n’importe qui. Et ils n’étaient pas fiancés, ils s’amusaient simplement ; pas de cœur brisé. Une maîtresse femme, cette Betty Trois Étoiles, mais tout à fait de la bonne race. Ce serait à trente ans une très bonne épouse, elle se marierait quand il lui plairait, épouserait un homme riche et irait vivre dans une grande maison près de Manchester.

Mais qui donc avait fait cela ? se demanda Peter Walsh en tournant dans la grande allée, qui donc avait épousé un homme riche et vivait dans une grande maison près de Manchester ? Quelqu’un qui lui avait écrit récemment une longue lettre, pleine d’effusion, où elle parlait d’« hydrangées bleues ». De voir des hydrangées bleues l’avait fait penser à lui et aux jours d’autrefois… Sally Seton, naturellement ! C’était Sally Seton, la dernière personne du monde dont on aurait pensé qu’elle épouserait un homme riche et vivrait dans une grande maison près de Manchester, la sauvage, l’audacieuse, la romantique Sally.

De toute cette bande d’autrefois, des amis de Clarissa – les Whitbread, les Kindersley, les Cunningham, les Kinlock-Jones – Sally était probablement la mieux, elle essayait toujours de prendre les choses par le bon bout. Elle voyait clair en Hugh Whitbread – Hugh l’admirable – tandis que Clarissa et les autres étaient à ses pieds.

« Les Whitbread, l’entendait-il dire encore, qui sont les Whitbread ? Des marchands de charbon. De respectables commerçants. »

Elle avait une raison de le détester, Hugh. Il ne pensait qu’à son extérieur, disait-elle. Il aurait dû être un duc. Il ne pouvait manquer d’épouser une princesse royale. Car Hugh avait pour l’aristocratie anglaise le respect le plus extraordinaire, le plus instinctif, le plus profond qu’il eût jamais rencontré chez un être humain. Même Clarissa devait le reconnaître. Oui, mais c’était un si bon garçon, si peu égoïste, il avait cessé de chasser pour faire plaisir à sa vieille mère, il se rappelait les fêtes de ses tantes, etc.

Sally, il fallait lui rendre justice, voyait clair à travers tout cela. Une des choses dont il se souvenait le mieux était une discussion un dimanche matin, à Bourton, sur les droits des femmes (ce sujet antédiluvien). Sally perdit tout d’un coup patience, se mit en colère et dit à Hugh qu’il représentait ce qu’il y avait de plus détestable dans la classe moyenne anglaise. Elle lui dit qu’elle le considérait comme responsable du sort de ces « pauvres filles de Piccadilly ». Hugh, le parfait gentleman, pauvre Hugh ! jamais personne n’eut l’air si horrifié ! Elle l’avait fait exprès, dit-elle ensuite (car ils avaient l’habitude d’aller ensemble dans le jardin potager pour comparer leurs impressions). « Il n’a rien lu, rien pensé, rien senti ! » l’entendait-il dire avec cette voix emphatique qui portait beaucoup plus loin qu’elle ne pensait. « Les palefreniers ont plus de vie en eux que lui, disait-elle. C’est un parfait spécimen du type formé par les grands collèges. Il n’y a que l’Angleterre pour créer un produit semblable. » Elle était vraiment fâchée et elle avait une raison, une rancune. Un incident… il avait oublié… dans le fumoir. Il l’avait insultée… embrassée ? Inouï ! Personne n’en croyait un mot. Qui aurait pu ? Embrasser Sally dans le fumoir ! Si ç’avait été quelque honorable Édith, quelque lady Violet, peut-être ; mais cette gueuse de Sally qui n’avait pas un sou, et dont le père ou la mère jouait à Monte-Carlo ! Car, de tous les gens qu’il avait rencontrés, Hugh était le plus grand snob, le plus obséquieux ; non, il ne faisait pas vraiment des platitudes, il était trop poseur pour cela. Un valet de chambre de premier ordre – voilà la comparaison qui s’imposait : quelqu’un qui suit en portant une valise, à qui on peut confier un télégramme, indispensable aux maîtresses de maison. Et il avait trouvé son affaire, il avait épousé son honorable Évelyn, obtenu un petit emploi à la Cour, il inspectait les caves du roi ou faisait reluire les boucles des souliers impériaux et il circulait en culottes courtes et en jabot de dentelles. Que la vie est impitoyable ! Un petit emploi à la Cour !

Il avait épousé cette lady, l’honorable Évelyn, et vivait dans ces parages, croyait Peter qui regardait les somptueuses demeures donnant sur le Parc ; car il avait déjeuné là une fois, dans une maison qui avait, comme tout ce qui était à Hugh, quelque chose qu’aucune autre maison ne pouvait avoir, des armoires à linge, par exemple. Il fallait aller les regarder, perdre un temps infini à admirer, à admirer toujours tout ce qu’il y avait : armoires à linge, taies d’oreillers, vieux meubles de chêne et des tableaux qu’Hugh avait dénichés pour un morceau de pain. Mais Mrs Hugh vendait quelquefois la mèche. C’était une de ces petites femmes obscures, qui ressemblent à des souris et qui admirent les beaux hommes. Elle était presque négligeable. Puis, tout d’un coup, elle vous sortait quelque chose d’inattendu, quelque chose de piquant. Peut-être conservait-elle les restes du grand genre. « Le feu de charbon… oh ! elle ne pouvait le supporter. Cela faisait un air si lourd ! » Et voilà comment ils vivaient avec leurs armoires à linge et leurs maîtres anciens et leurs taies d’oreillers garnies de vraies dentelles, sur le pied de cinq ou dix mille livres par an, sans doute, tandis que lui, qui avait deux ans de plus qu’Hugh, devait mendier une situation.

À cinquante-trois ans, il lui fallait aller les voir pour leur demander de lui trouver un poste de secrétaire, ou de répétiteur de latin pour de petits garçons, une situation sous la coupe de quelque mandarin qui lui rapporterait cinq cents livres par an, car s’il épousait Daisy, même avec sa retraite, ils ne pourraient pas vivre à moins. Whitbread trouverait cela sans doute, ou Dalloway. Cela lui était égal de demander à Dalloway, ce bon garçon, un peu borné, un peu épais, c’est vrai, mais excellent homme. Tout ce qu’il entreprenait était fait de cette manière positive, raisonnable, terne, sans une lueur d’imagination, mais avec l’extraordinaire minutie de ce type d’homme. Pas à sa place dans la politique. À la campagne, au milieu de ses chevaux et de ses chiens, en plein air, il reprenait son avantage. Il avait été si précieux, par exemple, le jour où le gros chien poilu de Clarissa fut pris dans un piège et eut la patte à moitié arrachée ; Clarissa avait failli s’évanouir et Dalloway fit tout, mit des bandages, prépara des éclisses et dit à Clarissa de ne pas faire la sotte. C’était peut-être pour cela qu’elle l’aimait, c’était ce qu’il lui fallait. « Voyons, Clarissa, ne faites pas la sotte. Tenez ceci. Allez chercher cela. » Et sans cesse il parlait au chien comme à un être humain.

Mais comment pouvait-elle avaler toutes ses inepties en fait de poésie ? Comment pouvait-elle le laisser pérorer sur Shakespeare ? Sérieux, solennel, Richard Dalloway s’était dressé sur ses pattes de derrière et avait déclaré qu’un honnête homme ne doit pas lire les sonnets de Shakespeare, parce que c’est écouter aux portes (de plus, le sentiment n’était pas de ceux qu’il approuvait). Un honnête homme ne devait pas laisser sa femme aller voir la sœur d’une épouse défunte. Incroyable ! on ne l’avait fait taire qu’en le bombardant de dragées, c’était au dîner. Mais Clarissa buvait tout cela ; elle pensait que c’était si loyal de sa part, si indépendant. Dieu sait si elle ne le prenait pas pour l’esprit le plus original qu’elle eût rencontré.

C’était là un des liens qui l’unissaient à Sally. Il y avait un jardin où ils avaient l’habitude de se promener, un lieu clos de murs, avec des buissons de roses et des choux-fleurs géants – il se rappelait Sally arrachant une rose, s’arrêtant pour s’exclamer sur la beauté des feuilles de choux dans le clair de lune (avec quelle extraordinaire vivacité lui revenaient ces choses, oubliées pendant des années !) tandis qu’elle l’implorait – un peu en riant, bien sûr – d’enlever Clarissa, de la sauver des Hugh, des Dalloway, de tous les autres « parfaits gentlemen qui lui étoufferaient l’âme » (elle écrivait des cahiers de poésies à cette époque), feraient d’elle une simple maîtresse de maison, encourageraient sa mondanité. Mais il fallait rendre justice à Clarissa. Jamais elle n’épouserait Hugh. Elle savait très précisément ce qu’elle voulait. Ses émotions étaient toutes à la surface. Par-dessous, elle était avisée, bien meilleur juge des caractères que Sally, par exemple, et toute féminine, avec ce don extraordinaire, ce don des femmes, de créer un monde à elle partout où elle se trouvait. Elle entrait dans une pièce, elle s’arrêtait (si souvent il l’avait vu faire) sur le seuil d’une porte, un groupe autour d’elle. Mais c’était de Clarissa que l’on se souvenait. Non pas qu’elle fût remarquable, pas belle le moins du monde, aucun pittoresque, ne disant jamais rien de très intelligent ; mais elle était là, elle était là.

Non, non, non ! Il n’était plus amoureux d’elle. Il se sentait seulement – après l’avoir vue ce matin avec ses ciseaux et sa soie, se préparant pour la soirée – incapable de ne plus penser à elle ; elle tombait et retombait sur lui, comme un voyageur endormi que jettent et rejettent les cahots d’un wagon, ce qui n’est pas de l’amour, naturellement ; c’est penser à elle, la critiquer, recommencer après trente ans à essayer de l’expliquer. Le trait le plus évident en elle était sa mondanité ; le rang et la société et le succès mondain, elle y tenait trop. Elle l’avait reconnu devant lui (on pouvait toujours la faire avouer, si on s’en donnait la peine). Elle était sincère. Mais les pimbêches, les fossiles, les ratés (comme lui sans doute), elle les détestait, disait-elle : on n’a pas le droit de traîner dans la vie les mains dans les poches ; faites quelque chose, soyez quelque chose ; et tout ce beau gratin, ces duchesses, ces vieilles comtesses chenues qu’on rencontrait dans son salon et qui semblaient à Peter le comble de l’insignifiance, représentaient quelque chose de réel pour Clarissa. Lady Bexborough, dit-elle une fois, se tenait droite (Clarissa aussi, elle ne se relâchait jamais dans aucun sens du mot ; elle était droite comme une flèche, un peu rigide en fait). Elle leur trouvait une espèce de courage, ce qui lui semblait plus respectable à mesure qu’elle vieillissait. Dans tout ceci, il y avait beaucoup de Dalloway, naturellement ; beaucoup de cet esprit de classe gouvernante, de bien public, très Tariff-reform, très Empire-britannique, qui s’était emparé d’elle, comme il arrive. Avec deux fois plus d’intelligence que lui, elle voyait les choses par les yeux de Dalloway, une des tragédies du mariage. Avec sa personnalité, il fallait toujours qu’elle citât Richard, comme si l’on ne pouvait pas savoir à un iota près ce que pensait Richard en lisant le Morning Post du matin ! Ces soirées, par exemple, étaient toutes pour lui ou pour l’idée qu’elle avait de lui (Richard, à la vérité, aurait été plus heureux dans ses fermes du Norfolk). Elle faisait de son salon un lieu de réunion, elle avait un génie pour cela. Que de fois il l’avait vu prendre en main un jeune homme non dégrossi, le tourner, le retourner, l’éveiller, le lancer ! Un nombre infini de gens assommants se collaient à elle, bien entendu. Mais des gens singuliers, inattendus, surgissaient, un artiste quelquefois, quelquefois un écrivain ; drôle de gibier sur ces terres. Et derrière tout cela il y avait cet engrenage de visites, de cartes, d’amabilités ; on court envoyer des fleurs, de petits cadeaux ; un tel va en France : donnons-lui un coussin pneumatique ; réelle dépense de forces ! incessante agitation ! la vie des femmes de son monde. Mais elle le faisait spontanément, comme par instinct.

Chose assez étrange : elle était un des esprits les plus complètement sceptiques qu’il eût jamais rencontrés et peut-être (simple théorie pour essayer de la comprendre, elle, si transparente par certains côtés, si énigmatique par d’autres !) peut-être se disait-elle à elle-même : Comme nous sommes d’une race condamnée, enchaînée sur un vaisseau qui doit sombrer (ses lectures favorites de jeune fille étaient Huxley et Tindall et ils aimaient beaucoup ces métaphores nautiques), comme toute l’affaire est une mauvaise plaisanterie, jouons, quoi qu’il en soit, notre rôle ; adoucissons les souffrances de nos compagnons de geôle (encore Huxley), décorons le donjon avec des fleurs et des coussins pneumatiques ; soyons aussi corrects que possible. Ces bandits, les Dieux, n’en feront pas toujours à leur tête – elle pensait que les Dieux qui ne perdent jamais une occasion de blesser, de contrarier et de gâcher les vies humaines, sont sérieusement déconcertés si, en dépit de tout, on se conduit en grande dame. Cette crise s’était produite immédiatement après la mort de Sylvie, affreux accident. Voir sous vos yeux, votre sœur tuée par la chute d’un arbre (et c’était la faute de Justin Parry, de sa négligence), une jeune fille qui était aussi sur le seuil de la vie, la mieux d’entre elles toutes, disait Clarissa, c’est assez pour vous rendre athée. Plus tard, elle devint peut-être moins affirmative ; elle pensa qu’il n’y a pas de Dieu ; personne n’était coupable ; et ainsi évolua en elle cette religion des athées qui font le bien par amour du bien.

Et elle jouissait énormément de la vie, sa nature étant de jouir (mais tout n’était pas clair en elle, certes non – lui-même après toutes ces années, ne pouvait faire de Clarissa qu’une esquisse). En tout cas, pas d’amertume en elle ; rien de cette vertu morale si repoussante chez les femmes honnêtes. Tout l’enchantait. Quand on se promenait avec elle dans Hyde Park, c’était un massif de tulipes, un bébé dans sa voiture, ou un petit drame fantaisiste qu’elle improvisait (elle aurait sûrement parlé à ces amoureux, si elle les avait crus malheureux). Elle avait un sens du comique vraiment délicieux, mais il lui fallait du monde, toujours du monde pour le montrer. Résultat inévitable : elle émiettait son temps en déjeuners, dîners, et soirées continuelles, en causeries frivoles, disait des choses qu’elle ne pensait pas, émoussait le vif de son esprit, perdait son discernement. Il la voyait assise au haut bout de la table, faisant mille amabilités, à quelque vieux bonze qui pourrait être utile à Dalloway – ils connaissaient les plus terribles raseurs de l’Europe – ou bien Élisabeth entrait et tout était pour elle. La dernière fois qu’il était venu, Élisabeth suivait les cours d’une High school ; silencieuse et massive créature, dans l’âge ingrat, des yeux ronds, un teint pâle, rien de sa mère, prenant les choses comme elles venaient, laissant sa mère faire un tas d’embarras et puis disant : « Est-ce que je peux m’en aller maintenant ? » comme une petite fille, partant, expliquait Clarissa avec ce mélange d’amusement et de fierté que Dalloway lui-même semblait éveiller en elle, pour jouer au hockey. À présent, Élisabeth allait dans le monde sans doute, elle devait penser qu’il était un vieux bonze et se moquer des amis de sa mère. Eh bien, tant pis ! L’avantage de vieillir, pensa Peter Walsh en sortant de Regent’s Park son chapeau à la main, ne consiste qu’en ceci : les passions demeurent aussi fortes qu’autrefois, mais on a acquis – enfin ! – la faculté qui ajoute à l’existence la suprême saveur, la faculté de se saisir de l’expérience et de la retourner, lentement, dans la lumière.

Terrible confession ! (il remit son chapeau) mais à cinquante-trois ans, on n’a guère plus besoin des autres. La vie seule, chaque moment, chaque goutte de vie, par exemple, cet instant-ci, au soleil, dans Regent’s Park, c’est assez. C’est trop même. La vie entière est trop courte pour en tirer, maintenant qu’on en possède le pouvoir, la saveur entière, pour en extraire chaque once de plaisir, chaque nuance de sens, et le plaisir, le sens, comme ils sont plus forts qu’autrefois, moins personnels ! Il ne pourrait plus souffrir autant que Clarissa l’avait fait souffrir. Pendant des heures de suite (heureusement qu’on ne l’entend pas !) pendant des heures et des jours il ne pense pas du tout à Daisy.

Était-il amoureux alors ? où étaient la dépression, la souffrance, l’extraordinaire passion d’autrefois ? Ah ! c’était tout à fait différent, beaucoup plus agréable, car pour dire la vérité, c’était elle qui était amoureuse de lui. Et voilà peut-être pourquoi, au moment où le bateau prit le large, il ressentit un soulagement extraordinaire, ne souhaita plus que d’être seul, fut ennuyé de trouver toutes les petites attentions de Daisy – des cigares, des carnets, une couverture pour le voyage – dans sa cabine. Chacun, s’il était sincère, dirait la même chose ; on ne tient plus aux autres passé cinquante ans ; on ne dit plus aux femmes qu’elles sont jolies ; la plupart des hommes de cinquante ans feraient cet aveu, pensa Peter Walsh, s’ils étaient sincères.

Mais alors ces surprenants accès d’émotion – sa crise de larmes, ce matin – qu’est-ce que cela voulait dire ? qu’est-ce que Clarissa avait dû en penser ? qu’il était un sot sans doute, et pas pour la première fois. C’était la jalousie qui était au fond de cela, la jalousie qui survit à toutes les passions humaines, pensa Peter Walsh, brandissant son canif. Elle a rencontré le Major Orde, disait Daisy dans sa dernière lettre ; c’était exprès qu’elle le disait, il le savait, elle le disait pour le rendre jaloux, il la voyait froncer le sourcil en écrivant, chercher ce qu’elle pourrait dire pour le blesser : il n’en était pas moins furieux. Tout le tracas de ce voyage en Angleterre et de ces visites aux avoués, ce n’était pas pour l’épouser, mais pour l’empêcher d’épouser tout autre homme. Voilà la torture qui l’avait saisi quand il avait vu Clarissa si calme, si froide, si absorbée par son stupide ouvrage au moment où il pensait à ce qu’elle lui aurait épargné, à quoi elle l’avait réduit… un vieux sot qui pleurnichait, qui reniflait. Mais les femmes, pensa-t-il en fermant son couteau, ne savent pas ce que c’est qu’aimer. Elles ne savent pas ce que cela signifie pour les hommes. Clarissa était froide comme un glaçon. Oui, elle s’était assise à côté de lui sur le sofa, lui avait abandonné sa main, l’avait embrassé sur la joue… C’est ici qu’il faut traverser.

Un son l’interrompit, un son frêle, tremblant, une voix incertaine et sans force, qui murmurait, sur un mode aigu, un chant sans commencement ni fin, dépourvu de tout sens intelligible :

ee um fah um so

foo swee too em oo

Une voix sans âge ni sexe – voix d’une source ancienne jaillissant de la terre – sortait (en face de la station du Métro de Regent’s Park) d’une grande forme tremblante, pareille à une cheminée, à une pompe rouillée, à un arbre battu des vents, dépouillé pour toujours de ses feuilles, qui laisse le vent parcourir ses branches en tous sens, en chantant :

ee um fah um so

foo swee too em oo

et qui se balance et craque et gémit dans la brise éternelle.

Depuis le fond des âges, quand ce pavé était de l’herbe, était de la tourbe, âge du mammouth, de l’ivoire, des levers de soleil silencieux, cette femme décrépite – car c’était une femme – une main tendue, l’autre pressée contre elle, chantait la vieille chanson d’amour ; l’amour vieux de millions d’années, disait-elle, l’amour qui l’emporte sur tout ; jadis, il y avait des millions d’années, son amoureux, disait-elle dans sa mélopée, marchait avec elle au beau mois de mai ; mais, au cours des siècles – longs jours d’été flamboyant d’asters rouges – il était mort. L’énorme faux de la mort avait rasé les montagnes formidables. Et quand, enfin, immensément âgée, elle reposera sa tête chenue sur la terre qui ne sera plus qu’une scorie glacée, que les dieux déposent une gerbe de bruyères pourpres à ses côtés, sur le haut tertre funéraire que caresseront les derniers rayons du dernier soleil, car la féerie du monde sera terminée.

Mais la terre était encore verte et fleurie, comme la vieille chanson s’échappait en murmures (en face de la station du Métro de Regent’s Park), et bien qu’elle sortît d’une bouche grossière – ainsi, une source, d’un simple trou dans la terre, boueux, obstrué de racines et d’herbes enchevêtrées – la vieille chanson gargouillante filtrait à travers le lacis des siècles, des squelettes et des trésors humains, ruisselait sur le pavé le long de Marylebone Road, s’épandait vers Euston, fertilisant et laissant son empreinte, comme une tache humide.

Et dans des millions d’années, se souvenant toujours qu’en un primordial mois de mai elle avait marché avec son amoureux, elle serait toujours là, une main tendue pour recevoir l’aumône, l’autre pressée contre elle, cette vieille femme décrépite, cette pompe rouillée, se souvenant toujours qu’elle s’était promenée, là où maintenant déferle l’Océan, au beau mois de mai, avec son amoureux. Qui était-ce ? N’importe. C’était un homme, un homme qui l’avait aimée. Mais les siècles avaient terni la transparence de cet antique jour de mai, les fleurs aux brillants pétales étaient flétries et argentées de givre, et quand elle l’implorait à présent en paroles distinctes « Regarde de tous tes yeux dans mes yeux », elle ne voyait plus des yeux bruns, des moustaches noires et un teint hâlé, mais seulement une forme confuse, une forme d’ombre à qui, avec la fraîcheur d’oiseau des gens très vieux, elle gazouillait encore.

« Donne-moi ta main et laisse-moi la presser doucement ! » (Peter Walsh ne put refuser à la pauvre créature une pièce d’argent, en montant dans son taxi) « et si l’on nous voit qu’est-ce que cela fait ? » dit-elle le poing sur la hanche, souriant et mettant son shilling dans sa poche. Alors, il sembla que tous les yeux indiscrets et curieux eussent disparu et que les générations humaines – le trottoir était encombré d’une foule bourgeoise affairée – se fussent évanouies, pour être, comme des feuilles, foulées et mouillées et trempées et changées en limon par cet éternel printemps…

ee um fah um so

foo swee too em oo

« Pauvre vieille femme ! dit Rezia Warren Smith. Oh ! la pauvre malheureuse ! » dit-elle, en attendant pour traverser.

Et s’il pleut cette nuit ? Et si son père ou quelqu’un qui l’a connue en de meilleurs jours, vient à passer et la voit là dans le ruisseau ? Et où dort-elle la nuit ?

Avec joie, presque avec gaieté, le fil de ce chant éternel s’enroula dans l’air comme la fumée de la cheminée d’un cottage s’enroule autour des hêtres luisants et s’échappe, touffe de fumée bleue, de la cime des feuilles. « Et si l’on nous voit, qu’est-ce que cela fait ? »

Depuis qu’elle était si malheureuse (cela faisait des semaines maintenant), Rezia donnait un sens aux choses qui lui arrivaient, et quelquefois elle avait envie d’arrêter les passants dans la rue, s’ils avaient l’air de braves gens, rien que pour leur dire : « Je suis malheureuse » ; et cette pauvre femme qui chantait dans la rue (« Si l’on nous voit, qu’est-ce que cela fait ? ») la rendit soudain absolument sûre que tout allait bien tourner. Ils allaient voir Sir William Bradshaw : c’était un si beau nom ! il guérirait Septimus tout de suite. Et puis, ce camion de brasserie, dont les chevaux gris ont des brins de paille plantés droits dans la queue ; ces affiches de journaux… Quel cauchemar stupide, que d’être malheureuse !

Ils traversèrent donc, Mr et Mrs Septimus Warren Smith, et rien, vraiment, n’attirait l’attention sur eux, rien ne faisait soupçonner au passant que ce jeune homme portait en lui le plus grand message du monde, et qu’il était, en outre, l’homme le plus heureux du monde et l’homme le plus misérable. Peut-être marchent-ils plus lentement que les autres, peut-être y a-t-il quelque chose d’hésitant, de traînant dans la démarche de l’homme ; mais quoi de plus naturel pour un employé qui n’a pas été dans le West-end un jour de semaine à cette heure-ci, depuis des années, que de regarder le ciel, et ceci, et cela, comme si Portland place était un salon, comme s’il y entrait pendant que la famille était en voyage ; les candélabres sont dans leurs housses de toile et la femme de charge en levant un coin des stores – de longs rayons de soleil poussiéreux se posent sur les fauteuils vides et étranges – explique aux visiteurs que ce lieu est merveilleux, merveilleux, mais en même temps, pense-t-il, si étrange.

À son aspect, on devinait un employé de bureau, mais d’une classe supérieure, car il portait des souliers jaunes ; ses mains étaient celles d’un homme bien élevé, et aussi son profil, son profil anguleux au grand nez, intelligent et sensible ; mais pas ses lèvres, car elles étaient molles, et ses yeux, comme il arrive, étaient de simples yeux, grands, couleur de noisette, si bien qu’il était au total un cas limite, ni tout à fait ceci, ni tout à fait cela. Peut-être aurait-il plus tard une maison à Purley et une automobile, peut-être vivrait-il toute sa vie dans un petit appartement meublé ; un de ces hommes qui se sont donné à eux-mêmes une demi-instruction puisée tout entière dans les livres du cabinet de lecture qu’ils ont choisis après avoir écrit aux écrivains célèbres et qu’ils lisent le soir, la journée de travail terminée.

Quant aux autres épreuves, les épreuves solitaires que l’on traverse seul dans sa chambre, dans son bureau, en marchant dans la campagne ou dans les rues de Londres, il les connaissait aussi ; tout jeune, il avait quitté sa famille parce que sa mère mentait, parce qu’il était descendu au thé pour la cinquantième fois avec des mains sales, parce qu’il ne voyait pas d’avenir possible pour un poète à Stroud ; et, prenant pour confidente sa petite sœur, il était venu à Londres en laissant derrière lui une de ces lettres ridicules qu’écrivent les grands hommes et qu’on publie plus tard quand l’histoire de leurs luttes est devenue célèbre.

Londres dévore des milliers de jeunes gens appelés Smith et ne fait aucun cas de prénoms fantastiques comme celui de Septimus avec lequel des parents crurent distinguer leur enfant. Dans son logement d’Euston Road, il avait fait expérience sur expérience, de ces expériences qui changent en deux ans l’innocent ovale rose du visage en une face maigre, crispée et hostile. Mais de tout cela que pouvait dire l’ami le plus observateur, sinon ce que dit le jardinier, quand il ouvre, un matin, la porte de la serre et trouve une nouvelle fleur sur la plante : « Elle a fleuri ? » Fleuri par vanité, ambition, idéalisme, passion, solitude, courage, paresse, les semences habituelles, qui toutes mélangées (dans une chambre d’Euston Road) l’avaient rendu timide et bégayant, lui avaient donné le désir de se développer et l’avaient rendu amoureux de Miss Isabel Pole, qui faisait des cours sur Shakespeare à Waterloo Road.

Ne serait-ce pas un nouveau Keats ? se demandait-elle ; et elle cherchait comment elle pourrait l’initier à Antoine et Cléopâtre et à tout Shakespeare ; elle lui prêtait des livres, lui écrivait des billets et allumait en lui un de ces feux qui ne brûlent qu’une fois dans la vie, feu sans chaleur qui jetait une flamme rouge, éthérée et immatérielle sur Miss Pole, Antoine et Cléopâtre et Waterloo Road. Il la trouvait belle, la croyait d’une sagesse infaillible, rêvait à elle et lui écrivait des poèmes qu’elle corrigeait, ne comprenant pas qui en était l’objet, à l’encre rouge ; il la vit, un soir d’été, se promener en robe verte dans un square. « Il a fleuri », aurait dit le jardinier, s’il avait ouvert la porte, s’il était entré, un soir quelconque de ce temps-là, et l’eût trouvé en train d’écrire, de déchirer, de terminer un chef-d’œuvre à trois heures du matin. Puis il se précipitait dehors pour arpenter la rue, entrait dans les églises, jeûnait un jour, s’enivrait le lendemain, et dévorait Shakespeare, Darwin, l’Histoire de la Civilisation et Bernard Shaw.

Quelque chose se prépare, Mr Brewer l’affirmait. Mr Brewer, directeur de la maison Sibleys and Arrowsmith, Agence Immobilière, Ventes et Locations. Quelque chose se prépare, pensait-il ; et comme il était paternel avec ses employés, qu’il faisait grand cas des capacités de Smith et qu’il prophétisait que, dans dix ou quinze ans, ce serait lui qui prendrait sa place dans le fauteuil de cuir de la pièce du fond, sous le vasistas, au milieu des dossiers, « si sa santé ne lui joue pas un mauvais tour », disait Mr Brewer et c’était le danger, il n’avait pas l’air fort, il lui conseillait le football, l’invitait à dîner et pensait que, peut-être, on pourrait penser à l’augmenter ; mais ce qui arriva déjoua bien des plans de Mr Brewer, lui enleva ses meilleurs employés et finalement – la guerre européenne étendit si loin ses doigts insidieux – écrasa un moulage de Cérès, creusa un trou dans une plate-bande de géraniums et détraqua les nerfs de la cuisinière de Mr Brewer, dans sa propriété de Muswell Hill.

Septimus fut un des premiers à s’engager. Il partit en France pour sauver une Angleterre qui ne comprenait guère que les pièces de Shakespeare et Miss Isabel Pole se promenant en robe verte dans un square. Là-bas, dans les tranchées, le changement que souhaitait Mr Brewer en lui conseillant le football se produisit, immédiatement ; son courage physique se développa, il eut de l’avancement ; il attira sur lui l’attention, l’affection même de son lieutenant, Evans. Ils étaient comme deux chiens jouant sur un tapis, devant le feu ; l’un s’amuse avec un tortillon de papier, grogne, essaie de mordre, donne de temps en temps un coup de dent à l’oreille de son compagnon ; l’autre, le plus vieux, est couché par terre, somnole, regarde le feu en clignotant, lève une patte, se retourne et grogne sans méchanceté. Il faut qu’ils soient toujours ensemble, qu’ils partagent tout, se battent et se disputent. Mais quand Evans (Rezia, qui ne l’avait vu qu’une fois, l’appelait « un homme tranquille », un homme résolu, aux cheveux rouges, réservé en présence des femmes) quand Evans fut tué, juste avant l’armistice, en Italie, Septimus, bien loin de s’affliger et de se dire que c’était la fin d’une amitié, se félicita de prendre la chose si raisonnablement. La guerre l’avait formé. C’était sublime. Il avait passé à travers tout, l’amitié, la guerre européenne, la mort, avait eu de l’avancement, n’avait pas encore trente ans et était destiné à survivre. Il eut raison. Les derniers obus le ratèrent. Il les vit éclater avec indifférence. Quand vint la paix, il était à Milan, logé par ordre militaire chez un aubergiste ; une cour intérieure, des fleurs en pots, des petites tables en plein air ; les filles de la maison faisaient des chapeaux, il se fiança, un soir, à la plus jeune, Lucrezia, dans un accès d’épouvante : il ne sentait plus rien.

Car maintenant que tout était fini, la paix signée et les morts enterrés, il était saisi, surtout le soir, de ces foudroyants accès de peur. Il ne sentait plus rien. Quand il ouvrait la porte de la pièce où les petites Italiennes travaillaient, il les voyait, les entendait ; elles frottaient du laiton avec des boules de couleur dans des bols ; elles chiffonnaient de la sparterie comme ceci et comme ça ; partout, sur la table, des plumes, des paillettes, des soies et des rubans ; les ciseaux cognaient sur la table, mais quelque chose lui manquait : il ne sentait plus rien. Cependant les ciseaux qui cognaient, les jeunes filles qui riaient, les chapeaux que l’on façonnait, le protégeaient ; sa sécurité était assurée ; c’était un refuge. Mais il ne pouvait pas rester là toute la nuit. Ces réveils dans le petit jour ! Son lit tombait, il tombait. Oh ! les ciseaux, la lumière de la lampe et les formes de sparterie ! Il demanda Lucrezia en mariage, la plus jeune des deux, la joyeuse, la frivole, qui avait de petits doigts de fée qu’elle montrait en disant : « Tout est en eux ». La soie, les plumes, qu’est-ce qui ne vivait pas en eux ?

« C’est le chapeau qui est le plus important », disait-elle, quand ils se promenaient ensemble. Tous les chapeaux qu’elle rencontrait, elle les examinait ; et le manteau et la robe et la manière dont la femme les portait. Les toilettes sans goût, les toilettes surchargées, elle les stigmatisait, sans colère, plutôt avec des mouvements impatients des mains, comme un peintre qui éloigne de lui quelque contrefaçon éclatante, évidente, voulue. Puis chaleureusement, mais toujours après examen, elle approuvait une midinette qui avait chiffonné son petit bout d’étoffe avec élégance, ou bien elle admirait, sincèrement, avec une compétence enthousiaste, une Française descendant de sa voiture, avec son manteau de chinchilla, sa toilette et ses perles.

« Magnifique ! » murmurait-elle, en donnant un coup de coude à Septimus pour qu’il voie. Mais la beauté, pour lui, était derrière une vitre. Même le goût (Rezia aimait les glaces, les chocolats, les bonbons) n’avait pas de délices pour lui. Il reposait sa tasse sur la petite table de marbre. Il regardait les gens dans la rue : comme ils semblaient heureux, assemblés au milieu de la rue, criant, riant, se disputant pour des bêtises ! Mais lui n’avait plus de goût, ne sentait plus rien. Faire un raisonnement, lire Dante par exemple (« Septimus, je t’en prie, laisse ton livre ! » disait Rezia en fermant doucement l’Enfer), c’était possible, additionner sa note aussi ; son cerveau était intact ; ce devait être la faute du monde alors, s’il ne pouvait plus sentir.

« Les Anglais sont très silencieux », disait Rezia. Cela lui plaisait, disait-elle. Elle respectait les Anglais et avait envie de voir Londres, les maisons anglaises et les costumes faits par des tailleurs et se souvenait d’avoir entendu raconter que les magasins étaient splendides par une tante qui s’était mariée et avait vécu dans Soho.

« Peut-être, pensa Septimus en regardant l’Angleterre par la fenêtre du train, quand ils eurent quitté Newhaven – peut-être, après tout, que le monde n’a pas de sens. »

Au bureau, on lui donna un poste extrêmement important. On était fier de lui, il était revenu avec la croix. « Vous avez fait votre devoir, c’est à nous… » commença Mr Brewer, et il ne put achever, tant il était agréablement ému. Ils prirent un appartement magnifique à Tottenham Court Road.

Là, il ouvrit de nouveau Shakespeare. La griserie du langage, ce plaisir juvénile – Antoine et Cléopâtre – s’était complètement flétri. Quel dégoût de l’humanité dans Shakespeare ! S’habiller, faire des enfants, l’ignominie de la bouche et du ventre ! Voilà ce que Septimus y voyait à présent, voilà le sens caché sous la beauté des mots. Le message secret qui passe, sous une forme voilée, d’une génération à l’autre, est dégoût, horreur, désespoir. De même, Dante ; de même, Eschyle (en traduction). Près de lui Rezia était assise, à la table, et faisait des chapeaux. Elle faisait des chapeaux pour les amies de Mrs Filmer ; elle faisait des chapeaux pendant des heures. Elle était pâle, mystérieuse, pareille à un lis, noyée, sous l’eau, pensait-il.

« Les Anglais sont si sérieux ! » disait-elle en jetant les bras autour de Septimus, sa joue contre la sienne.

L’amour de l’homme et de la femme était répugnant pour Shakespeare. La besogne de la copulation lui paraissait, avant la fin, une ordure. Mais, disait Rezia, il faut que j’aie des enfants. Ils étaient mariés depuis cinq ans.

Ils visitèrent ensemble la Tour, le musée Victoria et Albert ; ils attendirent dans la foule pour voir le Roi ouvrir le Parlement. Et il y avait les magasins, les magasins de modes, de robes, les magasins avec des sacs de maroquin dans les vitrines devant lesquelles elle s’arrêtait pour admirer. Mais il lui fallait un fils.

Il lui fallait un fils comme Septimus, si doux, si sérieux, si intelligent. Est-ce qu’elle ne pourrait pas lire Shakespeare, elle aussi ! Shakespeare était-il un auteur difficile ? demandait-elle.

On ne peut pas mettre des enfants au jour dans un monde comme celui-ci. On ne peut pas perpétuer la souffrance, ni accroître la race de ces animaux sensuels, qui n’ont pas d’émotions durables, mais seulement des caprices, des fantaisies qui les emportent çà et là.

Il la regardait tailler, chiffonner, comme on regarde un oiseau sautiller et voleter dans l’herbe, sans oser lever le doigt. Car la vérité (qu’elle l’ignore !) est que les êtres n’ont pas plus de bonté, de foi et de charité qu’il ne leur en faut pour le plaisir du moment. Ils chassent en meutes. Leurs meutes patrouillent dans le désert et se dispersent dans la lande en hurlant. Ils abandonnent ceux qui tombent. Leur extérieur n’est que grimaces. Voilà, au bureau, Brewer, avec sa moustache cirée, son épingle de cravate en corail, son dépassant blanc et ses douces émotions – à l’intérieur, tout froid et visqueux – et ses géraniums détruits pendant la guerre ! et les nerfs de sa cuisinière détraqués ! ou bien Amelia Trois Étoiles qui à cinq heures tapant distribue ses tasses de thé, petite mégère, louche, grimaçante et obscène ; et les Tom et les Bertie qui suent de grosses gouttes de vice dans leurs chemises amidonnées. Ils ne l’ont jamais vu qui les croquait, dans son carnet, tout nus, en train de faire leurs singeries. Dans la rue, les camions rugissaient en passant à côté de lui ; la grossièreté s’étalait sur les affiches ; on attrapait les hommes dans des mines ; des femmes étaient brûlées vives, et une fois, une misérable bande de fous à qui l’on faisait faire l’exercice pour amuser le peuple – on riait aux éclats en les regardant – passa près de lui, dans Tottenham Court Road, en ricanant et en branlant la tête ; et chacun d’eux montrait, à demi honteux mais pourtant ravi, son mal incurable. Est-ce qu’il allait aussi devenir fou ?

Rezia lui dit, pendant le thé, que la fille de Mrs Filmer attendait un bébé. Et elle, est-ce qu’elle allait vieillir sans avoir d’enfants ? Elle était très seule, elle était très malheureuse. Elle pleura pour la première fois depuis qu’ils étaient mariés. Il l’entendait sangloter de très loin ; il l’entendait distinctement, nettement ; c’était comme un piston qui pompait. Mais il ne sentait rien. Sa femme pleurait et il ne sentait rien ; seulement, à chacun de ses sanglots profonds, muets, désespérés, il descendait un degré plus bas dans le gouffre.

Puis, avec un geste mélodramatique qu’il exécuta automatiquement et sachant très bien qu’il n’était pas sincère, il se prit la tête dans les mains. C’était fini. Qu’on l’aide, qu’on aille chercher du secours. Il s’abandonnait.

Rien ne put le remonter. Rezia le coucha. Elle envoya chercher un docteur, le docteur Holmes de Mrs Filmer. Le docteur l’examina. Il n’a rien du tout, dit le docteur Holmes. Oh ! quel soulagement ! quel homme excellent, quel brave homme ! pensa Rezia. Quand il se sentait ainsi, il allait au music-hall, dit le docteur Holmes. Il prenait un jour de congé avec sa femme, il allait jouer au golf. Donnez-lui donc deux comprimés de bromure dans un verre d’eau, avant de se coucher. Ces vieilles maisons de Bloomsbury, dit le docteur Holmes en frappant le mur, ont souvent de très belles boiseries sur lesquelles les propriétaires font la sottise de coller du papier. Pas plus tard que l’autre jour, en visitant un malade, Sir Quelqu’un ou Quelquechose, dans Bedford square…

Ainsi il n’avait pas d’excuses ; il n’avait rien du tout sinon le péché pour lequel la nature humaine l’avait condamné à mort, ne plus sentir. La mort d’Evans ne lui avait pas fait de peine, c’était le pire ; mais tous les autres crimes se dressaient et ils menaçaient du doigt et persiflaient et raillaient, par-dessus le pied du lit, dans les premières heures du jour, le corps qui gisait prostré avec la pleine conscience de sa honte : il avait épousé sa femme sans l’aimer, lui avait menti, l’avait séduite, avait insulté Miss Isabel Pole et portait sur lui de telles marques de vice que les femmes tremblaient en le voyant dans la rue. Contre un pareil misérable la nature humaine prononçait un verdict de mort.

Le docteur Holmes revint. Grand, le teint frais, bel homme, se regardant dans la glace, enlevant d’une chiquenaude un grain de poussière sur ses souliers, il balaya tout d’un geste – maux de têtes, insomnies, frayeurs, cauchemars – « symptômes nerveux et rien de plus », dit-il. Si le docteur Holmes voyait son poids (11 stones 6) diminuer, ne fût-ce que d’une demi-livre, il demandait à sa femme une autre assiette de porridge au déjeuner (il faudra que Rezia apprenne à cuire le porridge). Mais, continua-t-il, la santé est une chose qui dépend en grande partie de notre volonté. Intéressez-vous à quelque objet en dehors de vous-même ; ayez une distraction. Il ouvrit Shakespeare, Antoine et Cléopâtre – il repoussa Shakespeare. Une distraction, dit le docteur Holmes, car ne devait-il pas son excellente santé (et il était surmené autant que tout autre docteur de Londres) au fait de pouvoir toujours passer sans effort de ses malades aux meubles anciens ? Et, si on lui permettait cette réflexion, Mrs Warren Smith avait un bien joli peigne.

Quand le sinistre imbécile revint, Septimus refusa de le voir. « Vraiment, il ne veut pas », dit le docteur Holmes avec un aimable sourire. Il lui fallut, en vérité, repousser amicalement cette charmante petite femme, Mrs Smith, afin de pouvoir pénétrer dans la chambre de son mari.

« Ainsi vous avez le trac ? » dit-il aimablement, en s’asseyant à côté de son malade. Et il avait dit sérieusement qu’il allait se tuer ? Il l’avait dit à sa femme, si jeune, et étrangère, n’est-ce pas ? Quelle singulière idée lui avait-il donné des maris anglais ? Peut-être qu’on n’a pas de devoirs envers sa femme ? Qu’il fasse donc quelque chose au lieu de rester au lit. Car il avait quarante ans d’expérience et Septimus pouvait en croire la parole d’honneur du docteur Holmes : il n’avait rien du tout. Et la prochaine fois que le docteur Holmes viendrait, il espérait trouver Smith debout et cette charmante petite dame, sa femme, tranquillisée.

Bref, la nature humaine le poursuivait, le monstre horrible au mufle ensanglanté. Holmes le poursuivait. Le docteur Holmes venait très régulièrement tous les jours. Trébuchez une fois, écrivit Septimus sur le dos d’une carte postale, la nature humaine vous poursuit. Holmes vous poursuit. Il n’avait plus qu’une chance, se sauver, sans le dire à Holmes, en Italie, n’importe où ; n’importe où, loin du docteur Holmes.

Mais Rezia ne comprenait pas. Le docteur Holmes ! un si brave homme ! Il s’intéressait tellement à Septimus. Il ne demandait qu’à les aider, disait-il. Il avait quatre petits enfants et l’avait invitée à prendre le thé, dit-elle à Septimus.

Ainsi, il était abandonné. Le monde entier lui criait : « Tuez-vous, tuez-vous, par pitié pour nous ! » Mais pourquoi se tuerait-il par pitié pour eux ? Manger est agréable ; le soleil est chaud ; et, pour se tuer, comment s’y prend-on ? Avec un couteau de table, hideusement, et des flots de sang ? en respirant un tuyau à gaz ? Il était trop faible, il pouvait à peine lever la main. De plus, maintenant qu’il était tout à fait seul, condamné, abandonné, comme ceux qui vont mourir sont seuls, il y avait une volupté, un isolement plein de grandeur, une liberté que ne peuvent pas connaître les enchaînés. Holmes avait vaincu naturellement, le monstre au mufle rouge avait vaincu. Mais Holmes lui-même ne pouvait pas toucher à ce dernier survivant errant sur les confins du monde, à ce proscrit qui regardait derrière lui les terres habitées, qui gisait, comme un marin noyé, sur le rivage du monde.

Ce fut à ce moment (Rezia était allée faire des courses) que la grande révélation eut lieu. Une voix s’éleva derrière le paravent. Evans parlait. Les morts étaient avec lui.

« Evans, Evans ! » cria-t-il.

Mr Smith parlait tout seul, tout haut, cria Agnès, la bonne, à Mrs Filmer dans la cuisine. « Evans, Evans ! » avait-il dit quand elle avait apporté le plateau. Elle avait fait un bond, oui, un bond. Elle avait dégringolé l’escalier.

Et Rezia entra, avec ses fleurs, traversa la pièce et mit les roses dans un vase sur lequel le soleil frappa aussitôt, et elle se mit à rire et à sauter autour de la chambre.

Il avait fallu qu’elle achète des roses, dit Rezia, à un pauvre homme dans la rue. Mais elles étaient déjà presque mortes, dit-elle, en arrangeant les roses.

Ainsi, il y avait un homme au-dehors ; Evans, sans doute ; et les roses qui étaient à demi mortes, disait Rezia, avaient été cueillies par lui dans les champs de Grèce. La transmission est la santé ; la transmission est le bonheur. La transmission, marmonna-t-il.

« Qu’est-ce que tu dis, Septimus ? » demanda Rezia, folle de terreur, car il parlait tout seul.

Elle dit à Agnès de courir chercher le docteur Holmes. Son mari, dit-elle, était fou. Il l’avait à peine reconnue.

« Monstre, monstre ! » cria Septimus, en voyant la nature humaine, c’est-à-dire le docteur Holmes, entrer dans la chambre.

« Allons, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? dit celui-ci de la manière la plus aimable du monde, vous effrayez votre femme en lui racontant des sottises ? » Il allait lui donner quelque chose pour le faire dormir. « Mais s’ils sont riches, reprit le docteur d’un air moins bienveillant et en regardant ironiquement autour de lui, qu’ils aillent donc à Harley Street, s’ils n’ont pas confiance en moi.

Il était midi juste. Midi sonnait à Big Ben, dont les coups, emportés vers le nord de Londres, se mêlaient à ceux des autres horloges, se fondaient avec les nuages et les lambeaux de fumée en un frêle chemin éthéré et mouraient là-haut parmi les mouettes. – Midi sonnait au moment où Clarissa déposait sa robe verte sur son lit et où les Warren Smith descendaient Harley Street. Midi était l’heure de leur rendez-vous. Sans doute, pensa Rezia, c’est la maison de Sir William Bradshaw qui a cette automobile grise devant la porte. (Les cercles de plomb se dissolvent dans l’air.)

Oui, c’était là l’automobile de Sir William Bradshaw ; voiture basse, puissante, grise ; sur le panneau, de simples initiales entrelacées, comme si un blason fastueux eût été déplacé pour ce prêtre de la science, ce génie bienfaisant. Comme l’automobile était grise, les initiales étaient assorties à sa sobre douceur, et des fourrures grises, des couvertures grises étaient entassées à l’intérieur pour tenir chaud à Lady Bradshaw, tandis que sa Seigneurie attendait. Car souvent Sir William faisait soixante milles et même davantage, dans la campagne, pour aller voir les malades riches qui pouvaient payer les prix extrêmement élevés que Sir William, avec raison, demandait pour sa visite. Sa Seigneurie attendait, les jambes enveloppées dans la couverture, le dos appuyé, une heure ou plus, pensant quelquefois au malade, quelquefois – n’était-ce pas légitime ? – au mur d’or qui s’élevait minute par minute, tandis qu’elle attendait ; au mur d’or qui s’élevait entre eux, et toutes les inquiétudes et tous les expédients (ils avaient eu leurs épreuves, elle les avait supportées avec courage), jusqu’au jour où elle se sentit poussée sur un océan tranquille où des vents parfumés seuls soufflaient, respectée, admirée, enviée, n’ayant presque plus rien à désirer (si ce n’est de maigrir) ; de grands dîners tous les mardis avec la Faculté ; de temps en temps, une vente à inaugurer, des Altesses à complimenter ; trop peu de temps, hélas ! avec son mari, dont le travail s’accroissait toujours ; un fils qui réussissait à Eton, elle aurait aimé avoir aussi une fille ; des occupations en quantité : hygiène de l’enfance, surveillance des anciens épileptiques, photographie ; s’il y avait une église intéressante, ou une église en ruine, elle donnait la pièce au sacristain, obtenait la clef et prenait des photographies dignes d’un professionnel.

Sir William, lui, n’était plus jeune. Il avait travaillé très dur ; il avait conquis sa situation (étant le fils d’un boutiquier) par ses seules capacités ; il aimait sa profession, il représentait admirablement dans les cérémonies et il parlait bien – tout cela, à l’époque où il avait été anobli, lui avait donné un regard pesant, fatigué (le flot incessant des malades ! tant de responsabilités ! des honneurs écrasants !) et cette lassitude ajoutait, ainsi que ses cheveux gris, à l’extraordinaire distinction de sa personne. De là aussi cette réputation non seulement d’une habileté fulgurante et d’un diagnostic presque infaillible, mais encore (ce qui est de la plus haute importance dans le traitement des maladies nerveuses) d’un don de sympathie, de tact, de compréhension de l’âme humaine. Il vit, dès l’instant qu’ils pénétrèrent dans la pièce (les Warren Smith, c’était leur nom), il fut certain, en voyant l’homme, que c’était un cas extrêmement grave, un cas de complet épuisement physique et nerveux dont tous les symptômes se présentaient à un degré avancé : en deux ou trois minutes, il se fit cette conviction tout en écrivant sur une carte rose les réponses à ses questions discrètement murmurées.

Depuis combien de temps le docteur Holmes le soignait-il ?

Six semaines.

Il avait prescrit un peu de bromure ? Il avait dit que ce ne serait rien ? Ah oui ! (Ces docteurs de médecine générale ! pensa Sir William. La moitié de son temps se passait à réparer leurs sottises. Il y en avait d’irréparables.)

« Vous avez servi avec éclat pendant la guerre ? »

Le malade répéta le mot « guerre » sans comprendre.

Il attachait un sens aux mots de nature symbolique. Symptôme important à noter sur la carte.

« La guerre ? » demanda le malade. La guerre européenne – cette échauffourée de collégiens et de poudre à canon ? S’il avait servi avec éclat ? Vraiment il avait oublié. Dans la guerre même il avait échoué.

« Si, il a servi avec beaucoup d’éclat, assura Rezia au docteur, il a eu de l’avancement. »

« Et on a une très haute opinion de vous à votre bureau ? murmura Sir William, jetant un coup d’œil sur la lettre prodigue d’épithètes de Mr Brewer. Ainsi, vous n’avez pas d’ennuis, pas de soucis d’argent, rien ? »

Il avait commis un crime épouvantable et avait été condamné à mort par la nature humaine.

« J’ai… j’ai, commença-t-il, commis un crime. »

« Il n’a jamais fait le moindre mal », assura Rezia.

Si Mr Smith voulait bien attendre, dit Sir William, il allait causer avec Mrs Smith dans la pièce à côté. Son mari était très gravement malade, dit Sir William. Est-ce qu’il menaçait de se tuer ?

« Oh oui ! » dit-elle en pleurant. Mais il ne le disait pas sérieusement. Non, bien sûr. Ce n’était qu’une question de repos, dit Sir William, de repos, de repos, de repos, un long repos au lit. Il y avait une très bonne clinique à la campagne où son mari serait très bien soigné. Loin d’elle ? demanda-t-elle. Oui, malheureusement, les gens que nous aimons le plus ne sont pas bons pour nous quand nous sommes malades. Mais il n’était pas fou, n’est-ce pas ? Sir William dit qu’il ne parlait jamais de folie ; il disait qu’on manquait du sens de la mesure. Mais son mari n’aimait pas les docteurs. Il refuserait d’aller là-bas. En quelques mots bienveillants, Sir William lui expliqua la situation. Il avait menacé de se tuer. Il n’y avait pas d’alternative. C’était une question légale. Il se reposerait au lit, dans une belle maison à la campagne. Les infirmières étaient admirables. Sir William irait le voir une fois par semaine. Si Mrs Warren Smith était tout à fait sûre de n’avoir plus rien à demander, – il ne pressait jamais ses malades, – il reviendrait auprès de son mari. Non, elle n’avait plus rien à demander, pas à Sir William.

Ils rejoignirent donc l’homme le plus exalté de l’humanité, le criminel qui affrontait ses juges, victime exposée sur la montagne, fugitif, marin noyé, poète de l’ode immortelle, le Seigneur qui avait passé de la vie à la mort, Septimus Warren Smith qui, assis dans un fauteuil sous le vasistas, regardait une photographie de Lady Bradshaw en costume de cour et murmurait des réflexions sur la beauté.

« Nous avons terminé notre petit entretien, dit Sir William.

– Le docteur dit que tu es très très malade, dit Rezia en pleurant.

– Nous allons vous envoyer dans une clinique, dit Sir William.

– Une des cliniques d’Holmes ? » ricana Septimus.

Cet individu faisait une détestable impression. Car il y avait chez Sir William – son père avait été commerçant – un respect inné pour les gens bien habillés et bien élevés. Le sans-gêne l’agaçait. Il y avait aussi, profonde et secrète, chez Sir William qui n’avait jamais le temps de lire, une rancune contre les gens instruits qui venaient dans son cabinet lui faire sentir que les docteurs, dont la profession est un appel constant aux facultés les plus élevées de l’esprit humain, ne sont pas des hommes cultivés.

« Une de mes cliniques, Mr Warren Smith, dit-il, où nous vous apprendrons à vous reposer. »

Mais une question encore.

Il était tout à fait sûr que Mr Warren Smith, lorsqu’il allait bien, était le dernier homme du monde à vouloir effrayer sa femme. Il avait pourtant parlé de se tuer.

« Nous avons tous nos moments de dépression », dit Sir William.

Si vous tombez une seule fois, se répéta Septimus, la nature humaine se jette sur vous. Holmes et Bradshaw se jettent sur vous. Ils rôdent dans le désert. Ils volent en hurlant dans les solitudes. On vous applique le chevalet et les poucettes. La nature humaine est sans pitié.

« Il a quelquefois des accès ? » demanda Sir William, le crayon sur la carte rose.

Septimus répondit que cela ne regardait que lui.

« Personne ne vit seulement pour soi », dit Sir William en jetant un regard à la photographie de sa femme en robe de cour.

« Et vous avez devant vous une brillante carrière », dit Sir William. La lettre de Mr Brewer était sur la table. « Une carrière exceptionnellement brillante. »

Mais s’il avouait ? s’il transmettait son message ? Le lâcheraient-ils alors, Holmes, Bradshaw ?

« Je… je… » bégaya-t-il.

Quel était son crime ? il ne pouvait se le rappeler.

« Oui », dit Sir William avec un air encourageant (mais l’heure s’avançait).

L’amour, les arbres… il n’y a pas de crime… quel était son message ?

Il ne pouvait pas se le rappeler.

« Je… je… » bégaya-t-il.

« Tâchez de penser le moins possible à vous-même », dit Sir William, avec bienveillance. Vraiment il ne pouvait rester en liberté.

Ont-ils autre chose à lui demander ? Sir William ferait tous les arrangements nécessaires, murmura-t-il à Rezia, et il l’avertirait ce soir entre cinq et six.

Jamais, jamais, de toute sa vie, Rezia n’avait souffert une pareille torture ; elle était venue demander du secours et on l’avait repoussée ! Il leur avait manqué ! Sir William Bradshaw était un méchant homme.

« Rien que l’entretien de cet automobile doit lui coûter gros », dit Septimus, quand ils sortirent dans la rue.

Elle s’accrocha à son bras. Ils étaient abandonnés.

Mais que voulait-elle de plus ?

À ses malades il donnait trois quarts d’heure ; et si, dans cette science exigeante qui traite d’une matière sur laquelle, en somme, nous ne savons rien, – le système nerveux, le cerveau humain – un docteur perd son sens de la mesure, en tant que docteur, il échoue. La santé est le premier des biens, et la santé, c’est la mesure ; aussi, quand un homme entre dans votre cabinet et vous dit qu’il est le Christ (illusion courante), qu’il a reçu une mission (comme presque tous), et menace (ce qu’ils font souvent) de se tuer, vous invoquez la mesure, vous prescrivez le repos au lit, le repos dans la solitude, dans le silence, sans amis, sans livres, sans missions ; six mois de repos afin qu’un homme qui pesait 7 stones 6 à son arrivée en pèse 12 en sortant de chez vous.

Mesure, divine Mesure, déesse à laquelle Sir William sacrifiait en visitant les hôpitaux, en pêchant le saumon, en faisant un fils, dans sa maison de Harley Street, à Lady Bradshaw qui elle-même péchait le saumon et prenait des photographies dignes d’un professionnel. Par son culte de la Mesure, non seulement Sir William prospérait, mais faisait prospérer l’Angleterre où il internait les fous, interdisait l’enfantement, pénalisait le désespoir, empêchait les anormaux de propager leurs idées, et les amenait à partager son sentiment de la Mesure – le sien, si c’étaient des hommes, celui de Lady Bradshaw si c’étaient des femmes (elle brodait, tricotait, passait quatre soirées sur sept à la maison avec son fils) ; aussi ses collègues le respectaient, ses subordonnés le craignaient, et surtout les amis et les parents de ses malades éprouvaient pour lui la plus vive reconnaissance, puisque ces Christs, ces Vierges, avec leurs prédictions sur la fin du monde ou la venue de Dieu, étaient obligés de boire du lait et de rester au lit, comme l’ordonnait Sir William. Sir William ! ses trente ans d’expérience, son instinct infaillible : ceci est de la folie, cela de la raison, et son sens de la Mesure !

Mais la Mesure a une sœur, moins souriante, plus terrible, Déesse occupée, même à l’heure où nous sommes – dans la chaleur, les sables de l’Inde, dans les boues et les marais de l’Afrique, dans les bouges de Londres, bref, partout où le climat et le diable induisent les hommes à délaisser la véritable foi, la sienne – occupée à renverser les autels, à briser les idoles et à rétablir à leur place sa présence austère. Elle se nomme Intolérance ; les volontés des faibles sont sa pâture ; elle aime par-dessus toutes choses à convaincre, à imposer, et elle adore ses propres traits gravés sur le visage du peuple. À Hyde Park Corner, sur un baquet, debout, la voilà qui prêche ; on la rencontre, drapée de blanc, avec une mine contrite, sous le masque de l’amour fraternel, dans les usines et dans les Parlements ; elle offre son aide, mais c’est le pouvoir qu’elle désire ; brutale, elle écarte de son chemin les dissidents, les mécontents, mais elle accorde ses grâces à ceux qui, l’adorant, reçoivent d’elle, avec soumission, la lumière de leurs propres yeux. Cette déesse (Rezia Warren Smith l’avait deviné) avait aussi sa demeure dans le cœur de Sir William : elle y était cachée, comme elle l’est presque toujours, sous quelque déguisement anodin, quelque nom vénérable, amour, devoir, sacrifice. Voyez le travail dont il s’accable, la peine qu’il se donne pour trouver des fonds, propager des réformes, lancer des institutions ! Mais l’Intolérance, cette Déesse délicate, préfère le sang à la pierre et se repaît avec délices de la volonté humaine. Par exemple, Lady Bradshaw. Quinze ans auparavant elle avait cédé. Il n’y avait rien eu d’extraordinaire ; pas de scène, pas de bruit, rien que le lent affaissement, comme une barque qui fait eau, de sa volonté dans celle de son mari. Doux était son sourire, rapide sa soumission ; les dîners d’Harley Street, de huit ou neuf plats, réunissant dix ou quinze convives de la Faculté, étaient calmes et courtois. Seulement, au cours de la soirée, un très léger ennui ou une gêne peut-être, une contraction nerveuse, un embarras, une maladresse, une confusion indiquaient, chose douloureuse à croire, que la pauvre dame mentait. Autrefois, il y avait très longtemps, elle avait péché le saumon en liberté ; maintenant, prompte à satisfaire l’appétit de pouvoir qui brillait avec tant d’onction dans les yeux de son mari, elle se faisait toute petite, se serrait, coupait, élaguait, reculait, n’apparaissait plus qu’à peine ; si bien que sans savoir au juste ce qui rendait la soirée désagréable et vous causait cette lourdeur sur le sommet de la tête (c’était peut-être tout simplement la conversation professionnelle ou la fatigue d’un grand docteur dont la vie n’est pas à lui, disait Lady Bradshaw, mais à ses malades), la soirée était vraiment désagréable, et les convives, lorsque dix heures sonnaient, aspiraient l’air d’Harley Street avec délices.

Mais ce soulagement était refusé à ses malades.

Dans le salon gris, au milieu des tableaux et des meubles de prix, sous le vasistas de verre dépoli, ils apprenaient l’étendue de leurs fautes. Du fond de leurs fauteuils, ils le regardaient accomplir, pour leur plus grand bien, un curieux exercice des bras qu’il lançait en avant, et ramenait brusquement sur ses hanches pour prouver (si le malade était entêté) que Sir William était le maître de ses actions et que le malade ne l’était pas des siennes. Quelques-uns, les faibles, s’effondraient, sanglotaient, se soumettaient ; d’autres, poussés par Dieu sait quelle folie déréglée, traitaient en face Sir William de sinistre farceur, mettaient en doute, avec plus d’impiété encore, la vie elle-même. Pourquoi vivre ? demandaient-ils. Sir William répondait que la vie était bonne. Lady Bradshaw, avec ses plumes d’autruche, trônait au-dessus de la cheminée, et quant à son revenu, il était bien de 12 000 livres par an. « Mais pour nous, protestaient-ils, la vie n’a pas été aussi libérale. » Il acquiesçait. Ils manquaient d’une certaine mesure. Et après tout, s’il n’y a pas de Dieu ? Il haussait les épaules. Enfin, vivre ou ne pas vivre ne regarde que soi. Mais là ils se trompaient. Sir William avait un ami dans le Surrey chez qui on enseignait cet art difficile – Sir William le reconnaissait franchement – de la mesure. De plus, les affections de famille, l’honneur, le courage et une carrière brillante, trouvaient en Sir William un champion résolu. Ces arguments ne portaient pas ? Alors il y avait la police et l’intérêt de la société qui, faisait-il observer très tranquillement, prendraient soin, là-bas, dans le Surrey, que ces impulsions antisociales, engendrées surtout d’un sang vicié, fussent surveillées. Et alors se glissait de sa cachette et montait sur son trône cette Déesse dont la volupté consiste à terrasser ses adversaires et à graver dans les sanctuaires d’autrui, en traits ineffaçables, sa propre image. Nus, sans défense, à bout de forces, sans amis, ils recevaient l’empreinte de la volonté de Sir William. Il fondait sur eux ; il les saisissait ; il les enfermait. Ce mélange de décision et d’humanité rendait Sir William particulièrement cher aux parents de ses victimes.

Mais Rezia Warren Smith, le long de Harley Street, dit en pleurant qu’elle n’aimait pas cet homme.

Coupant et partageant, divisant et subdivisant, les horloges d’Harley Street grignotèrent ce jour de juin, conseillèrent la soumission, exaltèrent l’autorité, louèrent en chœur les avantages incomparables de la mesure et diminuèrent assez le monticule du temps pour qu’une horloge commerciale, suspendue au-dessus d’un magasin, dans Oxford Street, annonçât, gaiement, fraternellement, comme si c’était un plaisir pour MM. Rigby et Lowndes de donner ce renseignement gratis, qu’il était une heure et demie.

En levant les yeux, on voyait que chaque lettre de leur nom représentait une heure ; sans s’en douter on était reconnaissant à Rigby et Lowndes de donner une heure approuvée par Greenwich, et cette reconnaissance (ruminait Hugh Whitbread en flânant devant la vitrine du magasin) prenait naturellement, plus tard, la forme d’un achat, chez Rigby et Lowndes, de chaussettes ou de souliers. Il ruminait. C’était son habitude. Il n’était pas profond. Il effleurait les choses ; les langues mortes, les langues vivantes, Constantinople, Paris, Rome, le cheval, la chasse, le tennis, il avait tout connu. Les méchantes langues affirmaient qu’en culottes courtes et en bas de soie, il montait la garde à Buckingham Palace. Sur quoi ? personne ne savait. Mais il le faisait supérieurement. Il avait fréquenté le dessus du panier de la société anglaise pendant cinquante-cinq ans. Il avait connu des Premiers Ministres. On disait que son amitié était profonde. Et bien qu’il n’eût pris part à aucun des grands mouvements de l’époque, ni occupé de situations importantes, il avait à son crédit une ou deux modestes réformes : l’amélioration des refuges publics, la protection des hiboux dans le Norfolk ; les bonnes à tout faire étaient ses obligées et son nom, au bas de lettres au Times, signant des demandes de fonds, des appels au public pour la conservation ou l’enlèvement des immondices, la diminution des fumées et la suppression de l’immoralité dans les parcs, imposait le respect.

Et qu’il était magnifique, ainsi arrêté un moment (les coups de la demi-heure s’évanouissaient) pour examiner d’un regard de connaisseur, d’un regard magistral, les chaussettes et les souliers, impeccable, important comme s’il contemplait le monde d’une hauteur, et vêtu à la perfection ; mais il connaissait les obligations que la taille, la richesse, la santé impliquent et il observait pointilleusement, même quand ce n’était pas nécessaire, de petites courtoisies, des cérémonies démodées qui donnaient un genre à tous ses gestes, un exemple à imiter, qui empêchaient qu’on l’oubliât : c’est ainsi qu’il ne serait jamais venu déjeuner avec Lady Bruton, qu’il connaissait depuis vingt ans, sans lui offrir, d’un geste large, une gerbe d’œillets et sans demander à Miss Brush, la secrétaire de Lady Bruton, des nouvelles de son frère qui habitait l’Afrique du Sud. Pourquoi Miss Brush, dépourvue de tous les attributs du charme féminin, était-elle si émue de cette question qu’elle répondait : « Merci, il réussit très bien dans l’Afrique du Sud », quand, depuis une demi-douzaine d’années, il réussissait fort mal à Portsmouth ?

Lady Bruton préférait Richard Dalloway qui arriva en même temps. Ils s’étaient rencontrés à la porte.

Lady Bruton préférait naturellement Richard Dalloway. Il était fait d’une matière beaucoup plus fine. Mais elle ne voulait pas laisser démolir son pauvre cher Hugh. Jamais elle n’oublierait sa bonté. Il avait été réellement bon, en quelle occasion ? elle ne savait plus au juste. Mais il avait été réellement bon. Et puis, la différence entre un homme et un autre n’est jamais très grande. Elle n’avait jamais compris l’intérêt de mettre les gens en pièces, comme le faisait Clarissa Dalloway, de les mettre en pièces et de les replâtrer ensuite ; en tout cas cela n’a plus de sens quand on a soixante-deux ans. Elle prit les œillets d’Hugh avec son sourire grimaçant. Personne d’autre n’était invité, dit-elle. Elle les avait attirés sous un faux prétexte pour l’aider à sortir d’une difficulté.

« Mais déjeunons d’abord ! », dit-elle.

Et alors commença, par les portes battantes, le va-et-vient silencieux et charmant de soubrettes en tabliers et bonnets blancs, non pas servantes du besoin, mais prêtresses d’un mystère, de la grande mystification opérée par les maîtresses de maison de Mayfair de une heure et demie à deux heures. Sur un geste de la main, le mouvement de la rue s’arrête et, à sa place, s’élève cette illusion trompeuse : d’abord, voilà les aliments qui sont donnés pour rien, et puis, la table se couvre toute seule de cristaux et d’argenterie, de vanneries, de jattes de fruits rouges ; un voile de crème brune masque le turbot ; dans les cocottes, les poulets découpés nagent ; le feu brûle, coloré, cérémonieux ; et avec le vin et le café – donnés pour rien – de joyeuses visions se lèvent devant les yeux rêveurs, les yeux qui méditent doucement, à qui la vie apparaît musicale, mystérieuse, des yeux qu’enchante, tout à coup, la beauté des œillets que Lady Bruton (ses gestes sont toujours raides) a posés à côté de son assiette ; et Hugh Whitbread, se sentant en paix avec l’univers tout entier et parfaitement sûr de soi, dit, en posant sa fourchette :

« Comme ils feraient bien sur la dentelle de votre robe ! »

Miss Brush fut extrêmement choquée. Voilà un individu mal élevé ! Elle fit rire Lady Bruton.

Lady Bruton prit les œillets et les tint d’une manière assez raide avec une attitude qui la fit ressembler au général qui portait un rouleau de parchemin dans le tableau au-dessus de sa tête ; elle resta immobile, comme dans un rêve. Qui donc était-elle, l’arrière-petite-fille du général ? son arrière-arrière-petite-fille ? se demandait Richard Dalloway. Sir Roderick, Sir Miles, Sir Talbot… c’était bien cela. Remarquable, dans cette famille, comme la ressemblance persiste chez les femmes ! Elle-même aurait dû être un général de dragons. Et Richard aurait servi sous ses ordres, joyeusement ; il avait le plus grand respect pour elle ; il comprenait le romanesque de ces importantes vieilles dames à généalogies et il aurait aimé, avec sa nature bon enfant, amener quelques jeunes cerveaux brûlés de sa connaissance pour déjeuner avec elle : un pareil type de femme pourrait-il naître de fanatiques buveurs de thé ? Il connaissait son pays. Il connaissait sa famille. Il y avait une vigne, qui donnait encore du fruit, sous laquelle Lovelace ou Herrick – elle ne lisait jamais de poésie, mais c’était la légende – s’était assis. Mieux vaut attendre pour leur exposer la question qui la tracasse (faire un appel au public ; et si oui, dans quels termes ? etc.) mieux vaut attendre qu’ils aient pris leur café, pensa Lady Bruton, et elle posa les œillets à côté de son assiette.

« Comment va Clarissa ? » demanda-t-elle brusquement.

Clarissa disait toujours que Lady Bruton ne l’aimait pas. À vrai dire Lady Bruton avait la réputation de s’intéresser à la politique plus qu’aux gens, de parler comme un homme, et on disait qu’elle avait mis la main, vers 1880, à quelque intrigue notoire, que les mémoires récents mentionnaient. Ce qui était sûr, c’est qu’il y avait une alcôve dans son salon, une table dans cette alcôve, et sur cette table une photographie du général Sir Talbot Moore (mort à présent), qui, un soir, vers 1880, avait écrit là, en présence de Lady Bruton (elle l’avait peut-être conseillé), un télégramme ordonnant aux troupes britanniques d’avancer dans une circonstance historique. (Elle avait gardé la plume et racontait l’histoire.) C’est pourquoi, quand elle disait de sa manière brusque : « Comment va Clarissa ? » les maris avaient de la peine à persuader leurs femmes – eux-mêmes, malgré leur partialité, en doutaient un peu – qu’elle s’intéressât à ces créatures qui gênaient souvent la carrière de leurs maris, les empêchaient d’accepter des postes à l’étranger, et qu’il fallait, au milieu de la session, emmener à la mer, pour guérir de leur grippe. Néanmoins sa question : « Comment va Clarissa ? » était acceptée sans discussion comme le gage d’une sympathie presque toujours silencieuse (cinq ou six paroles dans toute une vie), d’une camaraderie féminine qui, au-dessous des déjeuners d’hommes, formait un lien entre Lady Bruton et Mrs Dalloway. Lien singulier, car elles se rencontraient rarement, et, quand cela arrivait, semblaient indifférentes l’une à l’autre, même hostiles.

« J’ai rencontré Clarissa dans le Parc ce matin », dit Hugh Whitbread, en plongeant dans le plat, satisfait de se rendre à lui-même ce petit hommage, car il n’avait qu’à venir à Londres pour rencontrer tout le monde immédiatement. Mais qu’il était gourmand ! un des hommes les plus gourmands qu’elle connût, pensait Milly Brush, observatrice impitoyable des hommes, capable pourtant de se dévouer jusqu’à la mort, mais à son propre sexe plutôt, car elle était gauche, mal faite, anguleuse, et dépourvue de tout charme féminin.

« Savez-vous qui est en ville ? » dit Lady Bruton, se ravisant tout à coup. « Notre vieil ami Peter Walsh ! »

Tous sourirent, Peter Walsh ! Et Mr Dalloway était vraiment heureux, se dit Milly Brush ; et Mr Whitbread ne pensait qu’à son poulet.

Peter Walsh ! Tous les trois, Lady Bruton, Hugh Whitbread et Richard Dalloway revoyaient les mêmes choses : Peter passionnément amoureux, repoussé, partant aux Indes comme planteur, gâchant sa vie, et Richard avait une très grande affection pour son cher vieil ami. Milly Brush le remarqua : elle vit les yeux bruns devenir profonds, elle les vit hésiter, réfléchir, ce qui l’intéressa ; Mr Dalloway l’intéressait toujours. Que pense-t-il, se demanda-t-elle, de Peter Walsh ?

Que Peter Walsh avait été amoureux de Clarissa, et qu’il rentrerait aussitôt après le déjeuner pour aller trouver Clarissa et qu’il lui dirait, en ces termes mêmes, qu’il l’aimait. Oui, il le lui dirait.

Milly Brush avait failli, autrefois, tomber amoureuse de ces silences. Mr Dalloway était un homme si sûr, un gentleman aussi. À présent, elle avait quarante ans, et Lady Bruton n’avait qu’à faire un signe, ou à tourner la tête un peu brusquement, et Milly Brush recevait le message, si plongé que pût être dans ses réflexions cet esprit détaché du monde, cette âme pure que la vie ne pouvait pas mystifier, car la vie ne lui avait pas offert le moindre colifichet : une boucle, un sourire, des lèvres, des joues, un nez, absolument rien. Lady Bruton n’avait qu’à faire un signe et Perkins recevait l’ordre de presser le café.

« Oui, Peter Walsh est revenu », dit Lady Bruton. C’était assez flatteur pour eux tous. Il était revenu, meurtri, malheureux, sur leurs rives tranquilles. Mais l’aider, se disaient-ils, était impossible ; il y avait une paille dans son caractère. Hugh Whitbread dit qu’on pourrait naturellement parler de lui à Un Tel. Il fronça les sourcils lugubrement, avec importance, à la pensée de la lettre qu’il écrirait aux chefs de bureaux du gouvernement sur son vieil ami Peter Walsh, etc. Mais cela ne conduirait à rien, à rien de durable, à cause de son caractère.

« Une histoire de femme », dit Lady Bruton. Ils avaient tous deviné que c’était le fond de la chose.

« D’ailleurs, dit Lady Bruton, qui voulait quitter ce sujet, nous entendrons toute l’histoire de la bouche de Peter. »

(Le café mettait beaucoup de temps à venir.)

« Son adresse ? » murmura Hugh Whitbread, et aussitôt il y eut une ride dans le cours uniforme du service qui, autour de Lady Bruton, jour après jour, s’épandait, rassemblait, interceptait l’existence, développait un tissu épais qui amortissait les chocs, atténuait les interruptions et jetait, dans toute la maison de Brook Street, un fin réseau où les choses étaient placées et prises immédiatement, à leur place exacte par Perkins ; Perkins, la femme de chambre aux cheveux gris, depuis trente ans avec Lady Bruton, écrivit l’adresse et la tendit à Mr Whitbread qui sortit son portefeuille, leva les sourcils, la glissa parmi des documents de la plus haute importance, et dit qu’il demanderait à Evelyn de l’inviter à déjeuner.

(On attendait pour apporter le café que Mr Whitbread eût fini.)

Hugh est lent, pensa Lady Bruton. Il engraisse. Richard se maintient toujours en excellente forme. Elle commençait à s’impatienter ; sa pensée se fixait tout entière, solidement, opiniâtrement, écartant, avec dédain ces bagatelles inutiles (Peter Walsh et ses affaires) sur le sujet qui l’occupait… occupait non seulement son attention, mais la fibre intime de son être, cette partie essentielle sans laquelle Millicent Bruton n’aurait plus été Millicent Bruton : le projet de faire émigrer des gens des deux sexes, de bonne famille, et de les établir, avec des chances de succès, au Canada. Elle exagérait. Peut-être avait-elle perdu son sens de la mesure. L’Émigration n’était pas, aux yeux des autres, l’idée sublime, la trouvaille lumineuse. L’Émigration (pour Hugh, Richard et même pour la dévouée Miss Brush) n’était pas le dérivatif de l’égoïsme latent qu’accumule une femme robuste, combative, bien nourrie, de bonne descendance, d’impulsions franches, de sentiments droits et d’intelligence limitée (large de vues et simple. Pourquoi chacun n’était-il pas large de vues et simple ? demandait-elle), et qu’il faut, la jeunesse une fois passée, projeter sur quelque objet – Émigration ou Émancipation, n’importe ; quel qu’il soit, cet objet sur quoi l’âme sécrète chaque jour son essence, finit par devenir prismatique, brillant, à demi miroir, à demi pierre précieuse, tantôt soigneusement caché de peur que les gens ne se moquent, tantôt orgueilleusement étalé. Bref, l’Émigration était, en grande partie, devenue Lady Bruton elle-même.

Mais il fallait qu’elle écrivît. Et une lettre au Times, comme elle le disait à Miss Brush, lui donnait plus de peine qu’une expédition à organiser dans l’Afrique du Sud (cela, elle l’avait fait pendant la guerre). Une matinée de combat, de lettres commencées, déchirées, recommencées, la persuadaient plus qu’aucune autre chose de l’incapacité de son sexe et elle évoquait avec reconnaissance la pensée d’Hugh Whitbread. Lui possédait – nul n’en doutait – l’art d’écrire des lettres au Times.

D’un être constitué d’une manière si différente, possédant cette maîtrise du langage, capable d’exprimer les choses avec la forme qui plaît aux rédacteurs, on ne pouvait pas dire seulement qu’il était gourmand. Lady Bruton se retenait souvent de juger les hommes, par respect pour cette mystérieuse affinité qui fait qu’eux, non les femmes, sont les ministres de l’univers ; ils savent comment dire les choses, ce que l’on doit dire ; aussi était-elle sûre que si Richard la conseillait et si Hugh écrivait tout irait très bien. C’est pourquoi elle laissa Hugh finir son soufflé, demanda des nouvelles de cette pauvre Evelyn, attendit qu’ils eussent commencé de fumer et dit alors :

« Milly, voulez-vous aller chercher les papiers ? »

Miss Brush sortit, revint, posa les papiers sur la table ; et Hugh tira son stylographe d’argent, qu’il avait déjà depuis vingt ans, dit-il, en dévissant le couvercle, et qui était encore en parfait état ; il l’avait montré aux fabricants ; le stylographe pouvait durer indéfiniment, avaient-ils dit. Voilà qui faisait l’éloge d’Hugh et aussi l’éloge des sentiments que sa plume exprimait, pensa Richard Dalloway, tandis qu’Hugh se mettait à tracer avec application des majuscules historiées dans les marges et ramenait merveilleusement les imbroglios de Lady Bruton au sens et à la syntaxe qui allaient, pensait Lady Bruton en surveillant la merveilleuse métamorphose, impressionner le rédacteur du Times. Hugh était lent, Hugh était entêté. Richard disait qu’il fallait accepter des risques. Hugh proposait des changements par égard pour les sentiments des lecteurs, ce qui, dit-il assez sèchement quand Richard se mit à rire, « doit être pris en considération ». Et il lut tout haut : « Comme, par conséquent, notre opinion est que les temps sont mûrs… la jeunesse inutilisée de notre population toujours croissante… notre dette envers les morts », – phrases creuses et ronflantes, pensait Richard, mais inoffensives, – et Hugh continua, exprimant, par ordre alphabétique, des sentiments de la plus grande élévation, secouant un peu de cendre tombée sur son gilet, se résumant de temps à autre, et lisant enfin tout haut un projet de lettre que Lady Bruton trouva un véritable chef-d’œuvre. Était-ce vraiment sa pensée qu’elle entendait là ?

Hugh ne garantissait pas que le rédacteur l’accepterait ; mais il verrait quelqu’un à déjeuner.

Sur quoi Lady Bruton, qui avait rarement un geste gracieux, pressa tous les œillets d’Hugh contre son corsage, jeta les mains en avant, et l’appela « mon Premier Ministre ! ». Qu’aurait-elle fait sans eux ? elle n’en savait rien. Ils se levèrent. Et Richard Dalloway vint, comme d’habitude, donner un coup d’œil au portrait du général, parce qu’il avait l’intention, dès qu’il aurait un moment de loisir, d’écrire l’histoire de la famille de Lady Bruton.

Et Millicent Bruton était très fière de sa famille. Mais qu’ils attendent, qu’ils attendent, dit-elle, en regardant le tableau ; elle voulait dire par là que ses ancêtres officiers, hommes d’État, amiraux avaient été des hommes d’action qui avaient fait leur devoir, et que Richard avait d’abord des devoirs envers son pays. Mais c’était un beau visage, dit-elle. Et tous les papiers attendaient Richard à Admixton que vînt le temps, le temps du Gouvernement socialiste, voulait-elle dire.

« Ah ! les nouvelles de l’Inde ! » s’écria-t-elle.

Et puis, comme ils étaient dans le hall, prenant leurs gants jaunes dans la coupe de la table en malachite, et qu’Hugh offrait à Miss Brush, avec une politesse exagérée, un billet périmé ou quelque autre amabilité qu’elle méprisa du plus profond de son cœur et qui la fit devenir rouge brique, Richard se tourna vers Lady Bruton, son chapeau à la main, et lui dit :

« Est-ce que nous vous verrons à notre soirée ? » Sur quoi Lady Bruton reprit l’air de magnificence que la rédaction de la lettre avait dérangé. Peut-être viendrait-elle ; peut-être ne viendrait-elle pas. Clarissa avait une énergie merveilleuse. Les soirées terrifiaient Lady Bruton. Mais aussi elle vieillissait. Voilà ce qu’elle leur fit comprendre, debout sur le seuil de sa porte, belle et très droite, tandis que son chow-chow s’étirait derrière elle et que Miss Brush, les mains pleines de papiers, disparaissait dans le fond du hall.

Et Lady Bruton monta pesamment, majestueusement, dans sa chambre et s’allongea, le bras étendu, sur un sofa. Elle soupira ; elle ronfla ; non, elle n’était pas endormie, non, seulement somnolente et lourde, somnolente et lourde comme un pré de trèfle, au soleil, dans la chaude journée de juin, avec des boutons d’or et des abeilles qui volent de tous côtés. Sa pensée revenait toujours à ces prés du Devonshire où elle avait sauté des ruisseaux sur son poney Patty, avec Mortimer et Tom ses frères. Et puis, les chiens, les rats, les plates-bandes de dahlias, les chèvrefeuilles, les graminées ; et puis son père et sa mère, sous les arbres, assis sur la pelouse ; on servait le thé dehors ; et eux, les petits diables, toujours prêts à quelque sottise, ils se glissaient à travers les bosquets, pour qu’on ne les vît pas revenir tout crottés de quelque escapade. Et les gronderies de sa vieille nourrice quand elle déchirait ses robes !

Ah ! mon Dieu, elle se souvient : c’est Mercredi dans Brook Street. Ces chers bons amis, Richard Dalloway et Hugh Whitbread, s’en vont, par cette chaleur, dans les rues dont le grondement lui parvient sur son sofa. De l’influence, elle en a, et une position et des revenus. Elle vit au premier rang de son époque. Elle a de bons amis ; elle connaît les hommes les plus remarquables de son temps. Le murmure de Londres montait jusqu’à elle ; et sa main, posée sur le dos du sofa, se fermait sur un bâton imaginaire comme celui de son aïeul, et elle semblait ainsi, somnolente et lourde, commander des régiments partant pour le Canada, commander ses bons amis qui marchaient à travers Londres, leur territoire et Mayfair, ce petit bout de tapis.

Ils s’éloignaient – et à mesure qu’ils s’éloignaient, ce fil très mince (ils avaient déjeuné avec elle) qui les liait à elle, s’étirait, s’étirait, s’amincissait de plus en plus tandis qu’ils marchaient dans Londres ; comme si vos amis, après avoir déjeuné avec vous, étaient liés à votre corps par un fil mince (elle somnolait), qui s’embrume sous les coups des cloches, sonnant l’heure, sonnant l’office ; de même le fil de l’araignée solitaire, taché de gouttes de pluie, s’alourdit, et ploie. Elle s’endormit.

Et Richard Dalloway et Hugh Whitbread hésitèrent au coin de Conduit Street, au moment même où Millicent Bruton, couchée sur le sofa, laissa le fil craquer et ronfla. Des vents contraires luttaient à l’angle des rues. Ils regardèrent une vitrine ; ils ne tenaient ni à acheter ni à parler, sauf pour se séparer. Mais parce que des vents contraires luttaient à l’angle des rues et qu’il y avait une sorte d’hésitation dans les fluides de leurs corps, deux forces se heurtant dans un tourbillon, le matin et l’après-midi, ils s’arrêtèrent. Une affiche s’envola élégamment, comme un cerf-volant d’abord, puis elle s’arrêta, s’abattit et trembla ; le voile d’une dame fut soulevé. Des stores jaunes remuèrent. Le vacarme du matin diminuait et quelques véhicules retentissaient bruyamment dans les rues à demi vides. Dans le Norfolk – Richard Dalloway y pensait vaguement – un vent doux et chaud emportait les pétales des fleurs, troublait les rivières, courbait les herbes fleuries. Les faneurs, couchés derrière les haies pour se reposer de la fatigue du matin, écartaient le rideau des tiges vertes, déplaçaient les boules tremblantes des ombellifères pour voir le ciel, le ciel d’été bleu, solide, le ciel d’été flamboyant.

Conscient de regarder un gobelet du temps de Jacques Ier en argent, à deux anses, et de voir Hugh Whitbread admirer, avec condescendance et des airs de connaisseur, un collier espagnol dont il voulait savoir le prix, car il plairait peut-être à Evelyn, Richard se sentait inerte, ne pouvait ni penser, ni bouger. La vie avait rejeté cette épave, une vitrine pleine de pierres colorées, et l’on restait là, raidi par la léthargie de la vieillesse, raidi par la rigidité de la vieillesse, à regarder. Evelyn Whitbread voudrait peut-être acheter ce collier espagnol. Oui, peut-être. Il bâille. Hugh entre dans la boutique.

« Vous avez bien raison », dit Richard en le suivant.

Dieu sait qu’il n’a pas envie d’acheter des colliers avec Hugh. Mais il y a des courants dans les corps. Le matin heurte l’après-midi. Porté, comme une frêle chaloupe sur des flots profonds, le bisaïeul de Lady Bruton avec ses mémoires et ses campagnes dans l’Amérique du Nord, chavira, sombra. Et Millicent Bruton aussi. Elle sombra. Richard se moquait bien de l’Émigration, et de cette lettre et de savoir si on la publierait ou non. Le collier repose dans les doigts admirables de Hugh. Qu’il le donne à une jeune fille, s’il veut acheter des bijoux, une jeune fille, n’importe laquelle, qui passe dans la rue. Car l’inutilité de cette vie frappait Richard fortement : acheter des colliers pour Evelyn ! S’il avait eu un fils, il lui aurait dit : Travaille ! travaille ! Mais il avait son Élisabeth ! Il adorait son Élisabeth !

« Je voudrais voir Mr Dubonnet », dit Hugh avec son ton cassant d’homme du monde. Ce Dubonnet avait, paraît-il, les mesures du cou de Mrs Whitbread et connaissait – encore plus étrange ! – ses goûts et les bijoux espagnols qu’elle possédait (choses qu’Hugh ne se rappelait jamais). Tout cela semblait à Richard Dalloway extrêmement singulier. Car il n’avait jamais fait de cadeaux à Clarissa, sauf un bracelet, deux ou trois ans auparavant, qui n’avait pas été un succès. Elle ne le portait jamais. Cela lui faisait de la peine de se rappeler qu’elle ne le portait jamais. Et comme le fil de l’araignée solitaire après avoir flotté çà et là se fixe à la pointe d’une feuille, ainsi l’esprit de Richard, sortant de sa léthargie, se fixa sur sa femme, Clarissa, que Peter Walsh avait aimée si passionnément ; et Richard eut une vision soudaine d’elle, là au déjeuner, de lui et de Clarissa, de leur vie commune, et il attira le plateau de bijoux anciens vers lui, et prenant d’abord cette broche, puis cette bague, demanda : « Combien est-ce ? » mais il n’était pas sûr de son goût. Il désirait ouvrir la porte du salon et entrer, en tenant quelque chose, un présent pour Clarissa. Mais lequel ? Cependant Hugh était de nouveau sur ses jambes, incroyablement pompeux. Lui, un client de trente-cinq ans, n’allait pas se laisser rouler par un petit garçon qui ne connaissait pas son métier. Car Dubonnet, paraît-il, était sorti et Hugh n’achèterait rien avant que Mr Dubonnet fût rentré ; sur quoi le petit jeune homme rougit et fit un petit salut correct. Tout était correct, parfaitement correct. Mais, pour rien au monde, Richard n’aurait pu parler ainsi ! Pourquoi ces gens acceptaient-ils cette odieuse insolence ? Impossible de rester plus longtemps avec un pareil imbécile. Aussi, levant brusquement son chapeau melon en signe d’adieu, Richard tourna au coin de Conduit Street, pressé, oui, très pressé de suivre ce fil d’araignée, ce lien de tendresse tendu de lui à Clarissa ; il irait droit vers elle à Westminster. Mais il voulait entrer en tenant quelque chose. Des fleurs ? oui, des fleurs, puisqu’il n’avait pas confiance en son goût pour les bijoux ; toutes les fleurs, roses, orchidées, pour célébrer ce qui était, à tout prendre, un événement, ce sentiment pour elle qu’il avait eu lorsqu’au déjeuner on avait parlé de Peter Walsh ; ils ne se disaient pas qu’ils s’aimaient ; pendant des années, ils ne se l’étaient pas dit, ce qui, pensa-t-il en prenant les roses blanches et rouges (une grosse gerbe dans un papier de soie), est la plus grande erreur du monde. Le moment arrive où l’on ne peut plus le dire ; on est trop timide pour le dire, pensa-t-il, empochant ses deux ou trois sous de monnaie et se dirigeant, avec ce grand bouquet, vers Westminster, pour lui dire, tout de suite, en ces termes mêmes (elle pensera ce qu’elle voudra), en lui tendant les fleurs : « Je vous aime ! » Pourquoi pas ? Mais c’est un miracle, quand on songe à la guerre et à ces milliers de pauvres malheureux, qui avaient toute leur vie devant eux et qui ont été fauchés et sont déjà presque oubliés. Oui, c’est un miracle. Il traversait Londres pour dire à Clarissa, en ces termes mêmes, qu’il l’aimait. Ce qu’on ne fait jamais, pensa-t-il, moitié par négligence, moitié par timidité. Et Clarissa, il était difficile de penser à elle, sauf, par accès, comme au déjeuner, quand il l’avait vue très distinctement, elle et leur vie entière. Il s’arrêta pour traverser, et se répéta – c’était un homme simple et chaste parce qu’il avait beaucoup marché et chassé, opiniâtre, obstiné, qui avait soutenu la cause des opprimés et agi avec droiture à la Chambre des Communes ; un homme resté pur, mais devenu un peu silencieux, un peu tout d’une pièce – il se répéta que c’était un miracle qu’il eût épousé Clarissa ; un miracle, sa vie avait été un miracle, pensa-t-il en attendant pour traverser. Mais est-ce que cela ne vous retourne pas le sang, de voir des petites filles de cinq ou six ans traverser Piccadilly toutes seules ? La police devrait arrêter les voitures tout de suite. Il n’avait pas d’illusions sur la police de Londres et il réunissait même des témoignages contre elle. Ces marchands des quatre-saisons à qui on ne permet pas d’arrêter leur voiture dans la rue, et ces prostituées, bon Dieu, ce n’est pas à elles ni aux jeunes gens qu’il faut s’en prendre, mais à notre détestable système social, etc. Voilà à quoi réfléchissait ce petit homme gris, sérieux, net, bien mis, qui traversait le Parc pour aller dire à sa femme qu’il l’aimait.

Car il le lui dirait, en ces termes mêmes, en entrant dans la pièce. C’est mille fois dommage de ne jamais dire ce que l’on sent, pensa-t-il en traversant Green Park et en remarquant avec plaisir comment, à l’ombre des arbres, des familles entières, des familles pauvres, se prélassaient ; les enfants se roulaient par terre, buvaient leur lait ; sur le sol des papiers traînaient qu’on pouvait facilement faire ramasser (s’il y avait des gens que cela gênait) par un de ces gros hommes en uniforme ; car il était d’avis que tous les parcs et tous les squares, pendant les mois d’été, soient ouverts aux enfants (l’herbe des parcs, verte ou fanée, éclaire les pauvres mères de Westminster et leurs bébés qui se roulent par terre, comme si on promenait une lumière jaune par-dessous). Mais cette misérable vagabonde, appuyée là sur la terre pour observer à son aise, philosopher hardiment, considérer les pourquoi et les comment, effrontée, mal embouchée, blagueuse, que peut-on faire pour elle ? Portant ses fleurs comme une arme, Richard Dalloway s’approcha ; absorbé, il passa devant elle, mais pas assez vite pour qu’une étincelle ne jaillît entre eux – pas de paroles, mais elle éclata de rire en le voyant : lui, réfléchissant au problème du vagabondage des femmes, sourit avec bonne humeur. Il allait dire à Clarissa, en ces termes mêmes, qu’il l’aimait. Autrefois il avait été jaloux de Peter Walsh, jaloux de lui et de Clarissa. Mais elle lui avait souvent dit qu’elle avait eu raison de ne pas épouser Peter Walsh, et, quand on connaissait Clarissa, c’était évident ; elle avait besoin de soutien. Non pas qu’elle fût faible.

Quant à Buckingham Palace (comme une vieille prima donna qui monte en scène tout de blanc vêtue), on ne peut pas lui refuser une certaine dignité, se dit-il, ni mépriser ce qui, après tout, représente pour des millions d’hommes (une petite foule attendait pour voir sortir le roi) un symbole, si absurde soit-il ; un enfant avec une boîte de cubes aurait mieux fait, pensa-t-il ; il regarda le monument de la reine Victoria (il se souvint de l’avoir vue, avec ses lunettes de corne, en voiture dans Kensington) et son blanc soubassement et son ampleur maternelle ; mais il aimait être gouverné par la descendante de Horsa, il aimait la continuité et ce sentiment de donner la main au passé. C’était une grande époque. Vraiment sa vie, sa vie à lui était un miracle ; qu’il ne s’y trompe pas ! le voilà au printemps de la vie, rentrant dans sa maison à Westminster pour dire à Clarissa qu’il l’aime. C’est cela le bonheur, pensa-t-il.

C’est cela, dit-il, en entrant dans Deans’Yard. Big Ben commençait à sonner, d’abord l’avertissement, musical, puis l’heure, irrévocable. Les déjeuners en ville font perdre l’après-midi entière, – pensa-t-il, en arrivant à sa porte.

Les sons de Big Ben inondaient le salon de Clarissa ; elle était assise, très ennuyée, à sa table à écrire, agacée, ennuyée. Parfaitement, elle n’avait pas invité Ellie Henderson à sa soirée, mais elle l’avait fait exprès. Et voilà Mrs Marsham qui écrivait : « J’ai dit à Ellie Henderson que je demanderais à Clarissa. Ellie avait tant envie de venir ! »

Pourquoi inviterait-elle toutes les femmes ennuyeuses de Londres à sa soirée ? Et pourquoi Mrs Marsham s’en mêlait-elle ? Et Élisabeth qui était claquemurée depuis si longtemps avec Miss Kilman. Quoi de plus répugnant ? Prier, à cette heure, avec cette femme ! Et le son de la cloche inonda la pièce de ses flots mélancoliques, qui se retirèrent, puis se rassemblèrent pour retentir une fois encore, quand elle entendit, distraitement, quelque chose qui tâtonnait, qui heurtait à la porte. Qui donc, à cette heure ? Trois heures, grand Dieu ! Trois heures déjà. Car avec une dignité et une objectivité écrasantes la cloche sonna trois heures, et Clarissa n’entendait plus rien, quand le bouton de la porte tourna ; Richard entra. Quelle surprise ! Richard portant des fleurs ! Elle lui avait manqué autrefois à Constantinople et Lady Bruton dont les déjeuners avaient tant de succès ne l’avait pas invitée. Il lui tendait des fleurs, des roses, des roses blanches et des roses rouges. (Mais il ne put pas lui dire qu’il l’aimait, non, pas en ces termes.)

« Mais comme c’est charmant ! » dit-elle, en prenant les fleurs. Elle comprenait, elle comprenait sans qu’il dise rien, sa Clarissa. Elle les mit dans des vases sur la cheminée. « Elles sont ravissantes ! » dit-elle. Et était-ce amusant ? demanda-t-elle ; Lady Bruton avait-elle demandé de ses nouvelles ? Peter Walsh était revenu. Mrs Marsham avait écrit. Fallait-il inviter Ellie Henderson ? Cette Kilman était là-haut.

« Mais asseyons-nous d’abord cinq minutes », dit Richard.

La pièce avait l’air si vide… Toutes les chaises contre le mur ? Qu’avait-on fait ? Oh ! la soirée ! non, non, il n’oubliait pas la soirée. Peter Walsh était revenu : oui, elle avait eu sa visite. Et il venait pour demander un divorce ; et il était amoureux d’une femme là-bas, et il n’avait pas changé le moins du monde. Elle était là, raccommodant sa robe…

« Pensant à Bourton », dit-elle.

« Hugh était au déjeuner », dit Richard. Elle l’avait rencontré aussi ! il devenait intolérable ! Il achetait des colliers pour Evelyn. Plus gros que jamais. Un prodigieux imbécile !

« Et cette pensée me vint : j’aurais pu l’épouser », dit-elle, en pensant à Peter assis là, avec son petit nœud de cravate, et ce canif qu’il ouvrait, qu’il fermait, « exactement comme autrefois, vous savez ».

Ils avaient parlé de lui à déjeuner, dit Richard. (Mais il ne put pas lui dire qu’il l’aimait. Il lui tenait la main. C’est cela le bonheur, pensait-il.) Ils avaient écrit une lettre au Times pour Millicent Bruton. C’était tout ce qu’on pouvait demander à Hugh.

« Et notre chère Miss Kilman ? » demanda-t-il. Clarissa trouvait les roses absolument délicieuses, d’abord, groupées ensemble, puis, d’elles-mêmes, s’écartant :

« Kilman est arrivée comme nous avions fini de déjeuner, dit-elle. Élisabeth a rougi. Elles se sont enfermées. Je crois qu’elles prient. »

Dieu ! il n’aimait pas cela. Mais ce sont des choses qui passent si vous n’y faites pas attention.

« Avec un mackintosh et un parapluie », dit Clarissa.

Il n’avait pas dit : « Je vous aime », mais il lui tenait la main. C’est cela le bonheur, c’est cela, pensait-il.

« Mais pourquoi est-ce que j’inviterais toutes les femmes ennuyeuses de Londres à mes soirées ? » dit Clarissa. Et si Mrs Marsham donnait une soirée, est-ce que ce serait Clarissa qui ferait les invitations ?

« Pauvre Ellie Henderson ! » dit Richard. Comme c’est singulier que Clarissa tienne tant à ses soirées ! pensa-t-il.

Mais Richard ne savait pas ce qui fait un salon élégant. Cependant, qu’allait-il dire ?

Si elle se tourmentait pour ses soirées, il ne voudrait plus qu’elle en donne. Regrettait-elle de ne pas avoir épousé Peter ? Mais il fallait partir.

« Il faut que je m’en aille », dit-il, en se levant. Mais il resta debout un moment comme s’il allait dire quelque chose. Quoi donc ? se demanda-t-elle. Qu’est-ce que c’est ? Ses roses…

« Un comité ? » questionna-t-elle quand il ouvrit la porte.

– Pour les Arméniens », dit-il ; ou peut-être « les Albanais ».

Chacun, n’est-ce pas, a sa dignité ; il y a une solitude, même entre mari et femme, un gouffre ; et cela, on doit le respecter, pensa Clarissa en le regardant ouvrir la porte, car on ne voudrait pas y renoncer pour soi ni l’enlever contre sa volonté à son mari, sans perdre sa propre indépendance, sa dignité, quelque chose, en somme, qui est sans prix.

Il revint avec un oreiller et un couvre-pied.

« Une heure de repos complet après le déjeuner », dit-il. Et il partit.

Comme c’était bien lui ! Il continuerait à dire : « Une heure de repos complet après le déjeuner » jusqu’à la fin des temps, parce qu’un docteur le lui avait une fois ordonné. Comme c’était lui cette manière de prendre à la lettre ce que les docteurs disaient ! Cela faisait partie de son adorable, de sa divine simplicité, que personne ne possédait au même degré que lui ; de sorte qu’il agissait tandis que Peter et elle perdaient leur temps en chamailleries. Il l’avait installée sur le sofa devant ses roses et il était déjà à mi-chemin de la Chambre des Communes, de ses Arméniens, de ses Albanais. Et l’on disait : « Clarissa Dalloway est gâtée. » Elle aimait beaucoup mieux ses roses que les Arméniens. Traqués à mort, mutilés, mourant de froid, victimes de la cruauté et de l’injustice (elle avait entendu Richard le répéter combien de fois !) non, elle ne pouvait rien sentir pour les Arméniens (n’était-ce pas les Albanais ?). Mais elle adorait ses roses (est-ce que cela ne soulageait pas les Arméniens ?) les seules fleurs qu’elle pût supporter de voir coupées. Mais Richard était déjà à la Chambre des Communes, à son comité, ayant résolu toutes ses difficultés. Mais non, hélas ! ce n’était pas vrai. Il ne comprenait pas pourquoi elle n’invitait pas Ellie Henderson. Elle l’inviterait naturellement, puisqu’il le désirait. Puisqu’il avait apporté l’oreiller, elle se reposerait.

Mais… mais… pourquoi soudain Clarissa se sentait-elle, sans raison qu’elle pût découvrir, désespérément malheureuse ? Comme une personne qui a laissé tomber une perle ou un diamant dans l’herbe et qui écarte les hautes tiges très soigneusement de côté et d’autre et cherche çà et là en vain et puis la découvre entre les racines, ainsi elle considéra les choses les unes après les autres. Non, ce n’était pas parce que Sally Seton avait dit que Richard ne ferait jamais partie du Cabinet, car il n’avait qu’une intelligence de second ordre, non, cela lui était égal ; ce n’était rien non plus qui se rapportât à Élisabeth et à Doris Kilman ; cela, c’était des faits. Non : un sentiment, un sentiment désagréable, au début de la journée, peut-être, quelque chose que Peter avait dit, mêlé à une impression déprimante qu’elle avait ressentie dans sa chambre à coucher, en ôtant son chapeau ; et les paroles de Richard y avaient ajouté. Qu’avait-il dit ? Voilà ses roses. Ses soirées ! C’est cela ! Ses soirées ! Tous les deux la critiquent très à tort, se moquent d’elle très injustement, à cause de ses soirées. C’est cela ! c’est cela !

Eh bien ! comment va-t-elle se défendre ? Maintenant qu’elle sait ce que c’est, elle se sent parfaitement heureuse. Ils pensent – Peter du moins – qu’elle prend plaisir à s’imposer, qu’elle aime à avoir des gens célèbres autour d’elle, de grands noms, en somme qu’elle est une snob. Peter sans doute pense ainsi. Richard trouve simplement que c’est une folie de sa part d’aimer l’excitation quand elle sait que c’est mauvais pour son cœur. C’est puéril, pense-t-il. Et tous deux ont complètement tort. Ce qu’elle aime, c’est simplement la vie.

« C’est pour cela que je le fais », dit-elle, s’adressant tout haut à la vie.

Depuis qu’elle était étendue sur le sofa, cloîtrée, préservée, la présence de cette chose qu’elle sentait si évidente avait pris une existence concrète ; vêtue du bruit de la rue, ensoleillée, le souffle chaud, murmurante, agitant les stores. Mais supposons que Peter lui dise : « Bon ! Bon ! mais vos soirées, quelle est la raison de vos soirées ? » tout ce qu’elle peut répondre est ceci (tant pis si personne ne comprend) : « Elles sont une offrande. » Ce qui est horriblement vague. Mais Peter a-t-il le droit de dire que la vie est une traversée toute facile ? Peter toujours amoureux, et toujours amoureux de la femme qu’il ne faut pas ? Qu’est-ce que votre amour ? pourrait-elle lui dire. Et elle connaissait sa réponse : que c’est la chose la plus importante du monde et que les femmes ne comprennent pas. Très bien. Mais un homme peut-il, lui, comprendre ce qu’elle veut dire ? sur la vie ? Elle n’imagine pas Peter ou Richard prenant la peine de donner une soirée sans aucune raison.

Mais pour aller plus au fond, dans son propre esprit, au-dessous de ce que disent les gens (oh ! ces jugements, superficiels, fragmentaires !) que signifie pour elle cette chose qu’elle appelle la vie ? Oh ! c’est très singulier. Voilà Un Tel qui vit dans South Kensington ; un autre qui vit dans Bayswater, et un troisième, disons, dans Mayfair. Et elle a sans cesse le sentiment de leur existence ; et elle se dit : Quel regret ! quel dommage ! et elle se dit : Que ne peut-on les réunir ! Et elle les réunit. C’est une offrande ; c’est combiner, créer. Mais pour qui ?

Une offrande pour la joie d’offrir, peut-être. En tout cas, c’est son présent. Elle n’a rien d’autre, si insignifiant que cela soit ; elle ne peut ni penser, ni écrire, ni même jouer du piano. Elle confond les Arméniens et les Turcs ; elle adore le succès, déteste l’inconfort, a besoin d’être aimée, dit des masses de bêtises et aujourd’hui même, demandez-lui où est l’Équateur, elle ne le saura pas.

Tout de même, qu’un jour suive l’autre ; mercredi, jeudi, vendredi, samedi ; qu’on s’éveille le matin, qu’on voie le ciel, qu’on se promène dans le Parc, qu’on rencontre Hugh Whitbread ; puis soudain Peter entre ; et ces roses ; c’est assez. Après cela, comme la mort paraît incroyable ! que cela doive finir ! et personne dans le monde entier ne saura combien elle a aimé tout cela ; comment, chaque instant…

La porte s’ouvrit. Élisabeth savait que sa mère reposait. Elle entra très doucement. Elle se tint parfaitement immobile. Un Mongol, au siècle précédent, échoué sur la côte de Norfolk (comme disait Mrs Hilberry) s’était-il uni aux dames Dalloway ? Car les Dalloway, en général, étaient blonds avec des yeux bleus. Élisabeth, au contraire, était brune, avec des yeux chinois dans un visage pâle ; un mystère oriental ; elle était douce, réfléchie, tranquille. Enfant, elle avait eu un esprit très amusant ; mais à présent, à dix-sept ans (Clarissa ne pouvait pas du tout comprendre pourquoi), elle était devenue très sérieuse ; elle était pareille à une jacinthe, dans son étui de feuilles luisantes, portant des boutons à peine teintés, une jacinthe qui n’a pas eu de soleil.

Elle se tenait très droite et regardait sa mère, mais la porte était ouverte et de l’autre côté de la porte était Miss Kilman, Clarissa le savait ; Miss Kilman dans son mackintosh, qui écoutait tout ce qu’elles disaient.

Oui, Miss Kilman était sur le palier et elle portait un mackintosh. Mais elle avait ses raisons. D’abord, c’était un vêtement bon marché ; ensuite elle avait plus de quarante ans et, après tout, ne s’habillait pas pour plaire. Elle était pauvre, de plus, honteusement pauvre. Sinon elle n’aurait pas accepté de travail de gens comme les Dalloway, ces gens riches qui aiment à être bons. Mr Dalloway, pour être juste, avait été bon. Mais pas Mrs Dalloway. Elle avait été simplement condescendante. Elle venait de la plus indigne de toutes les classes, la classe riche avec une teinture de savoir. Ils avaient des choses coûteuses partout, des tableaux, des tapis, des quantités de domestiques. Elle trouvait qu’elle avait un droit véritable à tout ce que les Dalloway faisaient pour elle.

Miss Kilman avait été frustrée. Oui, le mot n’était pas exagéré, car une jeune fille a droit à un peu de bonheur. Jamais elle n’avait été plus heureuse, et, de plus, sa gaucherie, sa pauvreté ! Puis, juste comme elle allait avoir une occasion de chance à l’école de Miss Dolby, la guerre était arrivée. Elle ne savait pas mentir. Miss Dolby pensa qu’avec des gens qui partageraient ses idées sur les Allemands, elle serait plus heureuse. Elle dut partir. C’était vrai que sa famille était d’origine allemande ; on écrivait Kiehlmann au XVIIIe siècle. Mais son frère avait été tué à la guerre. On la renvoya parce qu’elle ne voulait pas dire que tous les Allemands sont des scélérats, quand elle avait des amis allemands, et que les seuls jours heureux de sa vie, elle les avait passés en Allemagne ! D’ailleurs, elle pouvait enseigner l’histoire. Elle dut prendre ce qu’elle trouva. Mr Dalloway l’avait rencontrée quand elle travaillait pour les Quakers. Il lui avait permis (ce qui était vraiment généreux de sa part) de donner des leçons d’histoire à sa fille. Elle faisait aussi un peu d’Extension Work. Puis Notre Seigneur était venu à elle (et là elle inclinait toujours la tête). Elle avait reçu la grâce, il y avait deux ans et trois mois. Aussi elle n’enviait plus les femmes comme Clarissa Dalloway ; elle en avait pitié.

Elle en avait pitié et les méprisait du fond de son cœur, tandis qu’elle attendait, debout sur le tapis épais, et regardait la gravure ancienne de la petite fille au manchon. Avec tout le train de ce luxe, quel espoir y avait-il d’un état social meilleur ? Au lieu de s’étendre sur un sofa, – « Ma mère repose », avait dit Élisabeth, – qu’elles aillent donc dans une usine, ou dans une boutique, Mrs Dalloway et toutes les belles dames !

Brûlante de rage, Miss Kilman était entrée dans une église, il y avait deux ans et trois mois. Elle avait entendu le Rev. Edward Whittaker prêcher, les enfants chanter, elle avait vu les lumières solennelles et, que ce fût la musique, les voix (quand elle était seule, le soir, elle se consolait avec un violon, mais le son n’était qu’un grincement, elle n’avait pas d’oreille), la violente colère qui montait et frémissait en elle s’était apaisée, et elle avait beaucoup pleuré et elle était allée voir Mr Whittaker, chez lui, à South Kensington. C’est la main de Dieu, avait-il dit. Notre Seigneur lui montrait le chemin. Aussi chaque fois qu’elle sentait frémir en elle cette colère douloureuse – sa haine de Mrs Dalloway, sa rancune contre le monde – elle pensait à Dieu, elle pensait à Mr Whittaker. À la rage succédait le calme. Une délicieuse saveur coulait dans ses veines. Ses lèvres se desserraient, et debout sur le palier, imposante dans son mackintosh, elle regardait avec une sérénité ferme, avec une sérénité menaçante, Mrs Dalloway qui sortait du salon avec sa fille.

Élisabeth dit qu’elle avait oublié ses gants. C’était parce que Miss Kilman et sa mère se détestaient. Elle ne pouvait pas les voir ensemble. Elle courut en haut pour chercher ses gants.

Mais Miss Kilman ne détestait pas Mrs Dalloway. Elle tourna ses gros yeux couleur de groseilles vertes sur Clarissa et, voyant son petit visage rose, son corps délicat, son air d’élégance et de fraîcheur, Miss Kilman pensa : « Sotte ! Idiote ! Vous n’avez connu ni joies ni chagrins ; vous avez passé votre vie dans la frivolité ! » Alors, il s’éleva en elle un impérieux désir de la dominer, de la démasquer. La jeter à terre l’aurait soulagée. Mais ce n’était pas le corps, c’était cette âme de mensonge qu’elle aurait voulu soumettre, maîtriser. La voir pleurer, réduite à rien, humiliée, la voir à genoux confessant : « Vous avez raison. » Mais cela, Dieu et non Miss Kilman devait l’obtenir. Ce devait être une victoire religieuse. Aussi prit-elle un air fixe, un air farouche.

Clarissa était très choquée. Ça, une chrétienne ? cette femme ? Cette femme qui lui avait enlevé sa fille ? Elle, en communion avec les présences invisibles ? Lourde, laide, commune, sans grâce ni bonté, elle prétendait connaître le sens de la vie ?

« Vous emmenez Élisabeth aux Stores ? » dit Mrs Dalloway.

Miss Kilman répondit : oui. Elles restaient là toutes deux. Miss Kilman n’allait pas faire de frais d’amabilité. Elle avait toujours gagné son pain. Sa connaissance de l’histoire moderne était absolument complète. Elle mettait tant de côté, sur son maigre revenu, pour les causes auxquelles elle croyait, tandis que cette femme ne faisait rien, ne croyait à rien, élevait sa fille… Mais voilà cette belle jeune fille, Élisabeth, un peu essoufflée.

Elles allaient donc aux Stores. Chose étrange ! Devant Miss Kilman qui se tenait là (certes oui, elle se tenait là, aussi puissante, aussi taciturne qu’un monstre préhistorique armé pour les luttes primitives), l’idée qu’on se faisait d’elle, à chaque seconde un peu plus, se mit à décroître ; la haine (qui allait aux idées, non aux personnes) s’effondra, elle perdit sa méchanceté, sa taille, et devint, à chaque seconde un peu plus, cette Miss Kilman avec son mackintosh, que Clarissa – Dieu le savait – aurait voulu pouvoir aider.

En voyant le monstre se dégonfler, Clarissa se mit à rire. En disant adieu, elle se mit à rire.

Les voilà parties, toutes les deux, Miss Kilman et Élisabeth. Elles descendaient.

Poussée par un mouvement soudain, par une violente angoisse, car cette femme lui enlevait sa fille, Clarissa se pencha par-dessus la rampe et cria : « N’oublie pas la soirée ! N’oublie pas notre soirée ! »

Mais Élisabeth avait déjà ouvert la porte d’entrée ; un camion passait ; elle ne répondait pas.

Amour ! Religion ! pensa Clarissa qui revint au salon frémissant de tout son corps. Haïssables choses ! Car, à présent que la personne de Miss Kilman n’était plus sous ses yeux, elle était bouleversée par l’idée. La religion et l’amour, ce qu’il y a de plus cruel au monde, pensa-t-elle ; elle les voyait gauches, rageurs, despotiques, hypocrites, indiscrets, jaloux, infiniment cruels, sans scrupules et vêtus d’un mackintosh vert sur le palier : l’amour et la religion ! Avait-elle jamais essayé, elle-même, de convertir quelqu’un ? Ne désirait-elle pas que chacun fût simplement soi-même ? Et elle regarda par la fenêtre la vieille dame, en face, qui montait l’escalier. Eh bien ! qu’elle monte l’escalier si cela lui fait plaisir, qu’elle s’arrête, et puis, comme souvent Clarissa l’a vue faire, qu’elle aille dans sa chambre, qu’elle ouvre les rideaux et qu’elle disparaisse encore une fois dans le fond de la pièce. Mais on éprouvait une sorte de respect, à la voir par la fenêtre, cette vieille femme, et elle ne se doutait pas du tout qu’on la voyait, il y avait là une sorte de solennité – mais l’amour et la religion la détruiraient, détruiraient tout l’intime de l’âme. L’odieuse Kilman détruirait cela. Cependant ce spectacle lui donnait envie de pleurer.

L’amour détruit tout. Tout ce qui est beau, tout ce qui est vrai. Voyez, par exemple, Peter Walsh. Si vous vouliez savoir quelque chose de Pope, d’Addison par exemple, ou simplement dire des bêtises, à quoi les gens ressemblent, ce que les choses signifient, il n’y avait pas mieux que Peter. C’est Peter qui l’avait aidée, Peter qui lui avait prêté des livres. Mais les femmes qu’il aimait ! vulgaires, triviales, communes ! Voyez Peter amoureux ! Il était venu la voir après tant d’années, et de quoi avait-il parlé ? De lui-même. Horrible passion ! pensa-t-elle. Passion avilissante, pensa-t-elle en songeant à Kilman et à son Élisabeth qui allaient aux Navy Stores.

Big Ben frappa la demi-heure.

Quelle chose extraordinaire, étrange, touchante même, de voir la vieille dame (elles étaient voisines depuis tant d’années) s’éloigner de la fenêtre, comme si elle était attachée à ce son, à cette corde ! Si gigantesque que fût ce son, il avait cependant un peu à faire avec elle. Très bas, très bas, parmi les choses ordinaires, le battant de la cloche tombait, et le moment devenait solennel. Elle était forcée – imaginait Clarissa, – par ce coup de l’heure, de s’en aller, de partir, mais où ? Clarissa la suivit des yeux et elle la vit se retourner et disparaître et elle aperçut juste son bonnet blanc qui bougeait au fond de la chambre à coucher. Et elle était encore à l’autre bout de la pièce et elle bougeait. À quoi bon des dogmes, des prières, des mackintosh ? pensa Clarissa, quand c’est là le miracle, quand c’est là le mystère : cette vieille dame, pensait-elle, qu’elle pouvait voir aller depuis la commode jusqu’à la coiffeuse. Elle la voyait encore. Et le mystère suprême que Kilman dirait avoir résolu, que Peter dirait avoir résolu – mais Clarissa était sûre qu’ils n’avaient même pas essayé, – était celui-ci simplement : là il y a une chambre, là il y en a une autre. Est-ce que la religion explique cela ? Est-ce que l’amour…

L’amour… mais ici l’autre cloche, la cloche qui, toujours, frappe deux minutes après Big Ben, arriva tout affairée, les mains pleines de bagatelles qu’elle lança par terre comme si c’était très bien que Big Ben, avec sa majesté, fît la loi, si solennelle, si juste, mais qu’il y eût encore toutes sortes de petites choses qu’il ne fallait pas oublier – Mrs Marsham, Ellie Henderson, les coupes pour les glaces – toutes sortes de petites choses arrivèrent comme de petites vagues, clapotant et dansant dans le sillage de ce coup solennel qui tombait à plat comme une barre d’or sur la mer. Mrs Marsham, Ellie Henderson, les coupes pour les glaces. Il faut téléphoner tout de suite.

Volubile, agitée, l’horloge qui retarde sonna, arrivant dans le sillage de Big Ben, les mains remplies de bagatelles. Entamée, brisée par l’assaut des voitures, la brutalité des camions, la marche pressée de milliers d’hommes anguleux et de femmes parées, les dômes et les flèches des immeubles et des hôpitaux, elle lança ses dernières bagatelles qui vinrent se briser comme l’écume d’une vague épuisée, sur le corps de Miss Kilman, arrêtée un moment, immobile, dans la rue pour murmurer : « C’est la chair ! »

C’était la chair qu’elle devait soumettre. Clarissa Dalloway l’avait insultée. À cela elle s’attendait. Mais elle n’avait pas triomphé, n’ayant pas maîtrisé la chair. Elle était laide et gauche, c’est pour cela que Clarissa Dalloway s’était moquée d’elle ; les désirs charnels s’étaient ravivés, car elle avait souffert d’avoir cet air gauche à côté de Clarissa.

Parler comme elle ne lui était pas possible non plus. Mais pourquoi désirer lui ressembler ? Pourquoi ? Elle méprisait Mrs Dalloway du fond de son cœur. Cette femme n’était pas sérieuse. Cette femme n’était pas bonne. Sa vie était un tissu de vanités et de tromperies. Cependant Doris Kilman avait été vaincue. Elle avait même presque éclaté en pleurs quand Clarissa Dalloway s’était moquée d’elle. « C’est la chair, c’est la chair », murmurait-elle – elle parlait souvent toute seule – essayant de dominer ce trouble douloureux en descendant Victoria Street. Elle priait Dieu. Comment s’empêcher d’être laide ? Avait-elle de quoi acheter de jolies robes ? Clarissa Dalloway avait ri… mais elle allait chasser cette pensée, elle allait la chasser avant d’avoir atteint la boîte aux lettres. D’ailleurs n’a-t-elle pas Élisabeth ? Elle allait penser à autre chose, à la Russie, avant d’avoir atteint la boîte aux lettres.

« Comme il doit faire bon à la campagne ! » dit-elle. Elle combattait, comme Mr Whittaker lui avait dit de le faire, cette rancune violente contre le monde qui l’avait méprisée, persiflée, rejetée, en commençant par lui infliger cette indignité – un corps sans beauté qui la rendait repoussante. Qu’elle essaie n’importe quelle coiffure, son front sera toujours comme un œuf, blanc, nu. Pas de robe qui lui aille – aussi bien acheter n’importe quoi. Et pour une femme, naturellement, cela veut dire ne jamais rencontrer l’autre sexe. Jamais elle ne sera la première pour personne. Quelquefois, ces derniers temps, il lui avait semblé que, Élisabeth mise à part, elle ne vivait que pour sa nourriture, ses petites commodités, son dîner, son thé, sa boule d’eau chaude la nuit. Il fallait combattre ; vaincre ; avoir foi en Dieu. Mr Whittaker avait dit qu’il y avait une raison à ses souffrances. Mais personne ne les connaissait. Dieu les voit, avait-il dit en désignant le crucifix. Mais pourquoi souffrir quand d’autres femmes, comme Clarissa Dalloway, étaient heureuses ? On comprend quand on a souffert, avait dit Mr Whittaker.

Elle avait dépassé la boîte aux lettres, et Élisabeth était déjà entrée dans le rayon brun et frais des tabacs, aux Army and Navy Stores, qu’elle murmurait encore ce que Mr Whittaker lui avait dit sur la connaissance qui vient par la souffrance et sur la chair. « La chair… » murmura-t-elle.

À quel rayon voulait-elle aller ? dit Élisabeth en l’interrompant.

« Aux jupons », dit-elle brusquement, et elle marcha droit à l’ascenseur.

Elles montèrent. Élisabeth la guida de côté et d’autre, la guida dans sa distraction comme si elle avait été un grand enfant, un encombrant cuirassé. Voilà les jupons marron, décents, rayés, frivoles, solides, vaporeux ; elle fit, dans sa distraction, un choix effarant ; et la vendeuse la crut folle.

Élisabeth se demandait, tandis qu’on faisait le paquet, à quoi pouvait penser Miss Kilman. « Prenons le thé », dit Miss Kilman, se réveillant, se ressaisissant. Elles prirent le thé.

Élisabeth se demandait si Miss Kilman avait vraiment faim. C’était sa manière de manger, de manger avec voracité ; et puis, de jeter des regards avides sur une assiette de gâteaux glacés sur la table à côté d’elle ; et puis, quand une dame et un enfant vinrent s’asseoir et que l’enfant prit le gâteau, est-ce que vraiment Miss Kilman était vexée ? Oui, Miss Kilman était vexée. Elle voulait ce gâteau-là, le rose. Le plaisir de manger était presque le seul plaisir, sans mélange, qui lui restât – il fallait qu’on le lui prît aussi !

Quand on est heureux, on a des réserves, avait-elle dit à Élisabeth, sur lesquelles on peut vivre, tandis qu’elle était comme une roue sans pneu (elle aimait ces métaphores) cahotée par tous les cailloux ; voilà ce qu’elle disait, après la leçon, debout près de la cheminée, avec son sac de livres, sa « sacoche », comme elle l’appelait, le mardi matin, quand la leçon était terminée. Et elle parlait aussi de la guerre. C’est qu’il y avait des gens qui ne pensaient pas que l’Angleterre eut toujours raison. On avait écrit des livres. On avait tenu des meetings. Il y avait d’autres points de vue. Est-ce qu’Élisabeth voudrait venir avec elle entendre Un Tel (un vieillard d’aspect extraordinaire) ? Alors Miss Kilman l’emmena dans une église de Kensington et elles prirent le thé avec un clergyman. Elle lui avait prêté ses livres. Le barreau, la médecine, la politique, toutes les professions sont ouvertes aux femmes de votre génération, disait Miss Kilman. Mais pour elle, sa carrière était complètement brisée ; était-ce sa faute ? Grand Dieu, disait Élisabeth, non.

Et sa mère entrait pour dire qu’une bourriche était arrivée de Bourton. Miss Kilman voulait-elle quelques fleurs ? Pour Miss Kilman, elle était toujours très, très aimable, mais Miss Kilman écrasait les fleurs l’une contre l’autre et ne savait pas dire des riens, et ce qui intéressait Miss Kilman assommait sa mère, et Miss Kilman et sa mère faisaient ensemble un effet terrible ; et Miss Kilman se faisait importante et paraissait très laide, mais elle était tellement intelligente ! Élisabeth n’avait jamais pensé aux pauvres. Elle avait dans la vie tout ce qu’elle désirait. Sa mère prenait son déjeuner au lit tous les matins ; Lucy le montait. Et elle aimait les vieilles dames parce qu’elles étaient des duchesses et descendaient de quelque Lord. Mais Miss Kilman lui avait dit un mardi matin, après la leçon : « Mon grand-père était marchand de couleurs dans Kensington », Miss Kilman était tout à fait différente de tous ceux qu’elle connaissait ; on se sentait si petit à côté d’elle.

Miss Kilman prit une autre tasse de thé. Élisabeth, avec son port oriental, son impénétrable mystère, se tenait très droite. Non, elle ne voulait plus rien. Elle chercha ses gants, ses gants blancs. Ils étaient sous la table. Ah ! mais il ne fallait pas qu’elle partît. Miss Kilman ne voulait pas la laisser partir ; elle était si jeune, si belle, et Miss Kilman l’aimait sincèrement. Sa grande main s’ouvrit et s’aplatit sur la table.

Oh ! l’effet est un peu manqué, pensa Élisabeth. Et vraiment elle voulait partir.

Mais elle dit, Miss Kilman : « Je n’ai pas encore tout à fait fini. »

Alors, naturellement, Élisabeth attendrait ; mais il faisait bien chaud ici.

« Irez-vous à la soirée ? » dit Miss Kilman. Élisabeth pensait que oui. Sa mère le désirait. « Il ne faut pas se laisser absorber par les soirées », dit Miss Kilman en tripotant le dernier tiers d’un éclair au chocolat.

Élisabeth répondit qu’elle n’aimait pas beaucoup les soirées. Miss Kilman ouvrit la bouche, avança un peu le menton et engloutit le reste de l’éclair au chocolat ; puis elle s’essuya les doigts et rinça sa tasse avec son thé.

Elle sentait qu’elle allait éclater, éclater. Son supplice était si effroyable. Pouvoir la saisir, l’étreindre, la faire sienne, complètement, pour toujours et puis mourir. Mais rester assise, sans trouver une chose à dire, voir Élisabeth se détourner d’elle, se sentir repoussante pour elle aussi, c’en était trop. Elle ne pouvait plus l’endurer. Ses gros doigts se crispèrent.

« Je ne vais pas en soirée », dit Miss Kilman, mais c’était seulement pour empêcher Élisabeth de partir. « On ne m’invite pas aux soirées », et elle savait, en le disant, que c’était son égoïsme – sa perte – qui parlait. Mr Whittaker l’avait avertie, mais elle ne pouvait pas s’en empêcher. Elle avait trop souffert. « Pourquoi m’inviterait-on ? dit-elle. Je suis laide, je suis malheureuse. » C’était idiot. Mais aussi toutes ces personnes qui passaient, ces personnes portant des paquets, la méprisaient et faisaient qu’elle parlait ainsi. Et pourtant, elle était Doris Kilman. Elle avait son diplôme. Elle avait fait son chemin dans le monde. Sa connaissance de l’histoire moderne était plus qu’honorable.

« Je ne me plains pas, dit-elle, je plains… » elle allait dire votre mère, mais non, elle ne pouvait pas, devant Élisabeth. « Je plains beaucoup plus les autres. »

Comme un animal muet qu’on a amené près d’une porte, il ne sait pourquoi, et qui brûle d’envie de s’enfuir, Élisabeth restait assise silencieuse. Miss Kilman allait-elle dire autre chose ?

« Ne m’oubliez pas tout à fait », dit Doris Kilman ; sa voix tremblait. Au bout du champ, l’animal muet galopa, terrifié.

La grande main s’ouvrit et se ferma.

Élisabeth tourna la tête. La vendeuse arriva. « Il faut payer à la caisse », dit Élisabeth, et elle partit, arrachant – Miss Kilman le sentit – les entrailles du corps de Miss Kilman qu’elle dévidait à travers la salle, et puis elle salua très poliment, les tordit une dernière fois et s’en alla.

Elle était partie. Miss Kilman, à la table de marbre, à côté des éclairs au chocolat, reçut un, deux, trois chocs de douleur. Elle était partie. Mrs Dalloway avait triomphé. Élisabeth était partie. La beauté était partie, la jeunesse était partie.

Elle était assise ; elle se leva, trébuchant entre les petites tables, vacillant légèrement – et quelqu’un courut après elle avec son jupon, – et elle se perdit, et elle fut prise entre des malles spéciales pour l’Inde, puis se trouva au beau milieu du rayon d’accouchement et de layette, au milieu de tous les conforts du monde, périssables et durables, jambons, médicaments, fleurs, papeteries, au milieu d’odeurs diverses, douces, aigres ; elle titubait, elle se vit titubant ainsi, avec son chapeau de travers, le visage cramoisi, tout entière dans une glace. Enfin elle sortit dans la rue.

La tour de la cathédrale de Westminster s’élevait devant elle, la maison où Dieu habite. Au milieu de la foule et du bruit, voilà la maison où Dieu habite. D’un air farouche, elle s’en alla, avec son paquet, vers l’autre sanctuaire, l’Abbaye, et là, dressant ses mains comme une tente devant son visage, elle s’assit parmi ceux qui avaient aussi trouvé là un refuge ; fidèles de toutes les sortes, sans rang social, presque sans sexe, tant qu’ils dressaient leurs mains devant leurs visages, mais redevenant sur-le-champ, dès qu’ils les étaient, de braves Anglais et Anglaises très respectueux dont quelques-uns venaient pour voir les figures de cire.

Miss Kilman dressait sa tente devant son visage ; elle était tantôt seule, tantôt entourée. De nouveaux fidèles arrivaient de la rue pour remplacer les visiteurs qui faisaient le tour de l’Abbaye et passaient d’un pas hésitant devant la tombe du Soldat Inconnu, mais elle continuait à cacher ses yeux de ses mains et essayait dans cette double obscurité, car il y avait peu de jour dans l’Abbaye, de s’élever au-dessus des vanités, des désirs, des sensualités, de se délivrer à la fois de la haine et de l’amour. Ses mains se crispaient ; elle avait l’air de lutter. Cependant, aux autres, Dieu semblait accessible, et le chemin qui conduisait à lui, facile. Mr Fletcher, employé retraité du trésor, Miss Gorham, veuve du fameux K… C… s’approchaient de lui simplement, et après avoir prié, ils s’adossaient, ils écoutaient avec plaisir la musique (les orgues jouaient doucement), ils voyaient, au bout de la rangée, Miss Kilman priant, priant et, comme ils étaient encore sur le seuil de leur monde intérieur, ils la regardaient avec sympathie comme une âme explorant les mêmes régions, une âme faite d’une substance immatérielle, pas une femme, une âme.

Mr Fletcher dut s’en aller. Il dut passer devant elle, et comme il était lui-même propre comme un sou neuf, il ne put s’empêcher d’être un peu ému par le désordre de la pauvre dame, son chignon défait, son paquet par terre. Elle ne le laissa pas passer immédiatement. Mais comme il s’attardait à regarder autour de lui les marbres blancs, les vitraux gris, les collections de trésors (il était extrêmement fier de l’Abbaye), la taille, la force et la puissance de cette personne assise là, et qui, de temps en temps, bougeait les genoux – qu’il était difficile l’accès de son Dieu, qu’ils étaient tenaces ses désirs ! – le frappèrent comme elles avaient frappé Mrs Dalloway – incapable de ne pas penser à Miss Kilman cette après-midi – Le Rev. Edward Whittaker, et Élisabeth.

Élisabeth attendit, dans Victoria Street, un omnibus. Il faisait si bon dehors. Peut-être n’était-il pas nécessaire de rentrer tout de suite. Il faisait si bon dehors, à l’air. Aussi elle allait prendre un omnibus. Et, tandis qu’elle attendait, avec ses vêtements bien coupés, cela commençait déjà… on la comparait… un peuplier, la première aurore, une jacinthe, une biche, l’eau qui court, le lis du jardin. Et cela l’assommait : elle aurait voulu qu’on la laissât à la campagne faire ce qu’elle voulait avec son père et ses chiens ; mais on la comparait à un lis, et il fallait aller à des soirées, et Londres était si ennuyeux !

Les omnibus – caravane éclatante, colorée de rouge ou de jaune – tournaient, s’arrêtaient, repartaient. Lequel prendre ? Elle n’avait pas de préférence. Naturellement elle ne fendrait pas la foule. Elle était plutôt passive. C’était l’expression qui lui manquait, mais elle avait de beaux yeux, chinois, orientaux, et, disait sa mère, avec de si jolies épaules et un port si parfait, elle était toujours charmante à voir ; ces derniers temps, le soir surtout, quand elle était intéressée, car elle ne s’excitait jamais, elle était presque belle, très majestueuse, très sereine. À quoi pouvait-elle penser ? Tous les hommes tombaient amoureux d’elle, et cela l’excédait. C’était le commencement. Sa mère le remarquait. On commençait à lui faire la cour. Qu’elle ne s’en souciât pas davantage – pas plus que de sa toilette – cela ennuyait quelquefois Clarissa. Mais peut-être était-ce aussi bien, avec tous ces petits chiens, tous ces cochons d’Inde autour d’elle, et leurs maladies. Et cela lui donnait un charme. Et puis il y avait cette singulière amitié avec Miss Kilman. « Eh bien, pensait Clarissa vers trois heures du matin, en lisant le général Marbot, car elle dormait mal, cela prouve qu’elle a du cœur. »

Tout à coup Élisabeth s’avança, et avec la plus grande aisance, monta, devant tout le monde, dans l’omnibus. Elle s’assit sur l’impériale. L’impétueuse machine – un pirate – s’élança en avant, bondit. Elle dut se tenir à la barre pour garder son équilibre. Car c’était un pirate, brutal, sans scrupules, qui se jetait sur vous sans pitié, faisait des détours dangereux, cueillait hardiment un voyageur, en méprisait un autre, se glissait comme une anguille, avec arrogance, entre les obstacles, et enfin se précipitait, insolemment, toutes voiles dehors, dans Whitehall. – Et Élisabeth donna-t-elle une pensée à la pauvre Miss Kilman qui l’aimait sans jalousie, pour qui elle avait été une biche dans la plaine, la lune sur une clairière ? – Elle était ravie d’être en liberté. L’air pur était si délicieux. On étouffait aux Army and Navy Stores. Et maintenant, c’était comme une chevauchée, cette course à travers Whitehall, et à chaque mouvement de l’omnibus, le beau corps sous le manteau couleur chamois répondait librement, comme un cavalier, comme une figure de femme à la proue d’un navire, car la brise la décoiffait légèrement, la chaleur donnait à ses joues la pâleur du bois laqué blanc, et ses beaux yeux, n’ayant pas d’autres yeux à rencontrer, regardaient droit devant eux, sans expression, brillants, avec la fixité et la prodigieuse innocence des sculptures.

C’est parce que Miss Kilman parle toujours de ses souffrances qu’elle est pénible à supporter. A-t-elle raison ? Si, pour soulager les pauvres, il faut faire partie de comités et donner, tous les jours, des heures et des heures de son temps, son père – elle le voit à peine quand il est à Londres – le fait, grand Dieu, oui ! Est-ce cela que Miss Kilman appelle être chrétien ? C’est si difficile à dire. Oui, elle ira un peu plus loin. Un penny de plus pour le Strand ? Bon, voilà un penny. Elle ira au Strand.

Elle aime les gens qui sont malades. Et toutes les professions sont ouvertes aux femmes de votre génération, disait Miss Kilman. Ainsi elle pourrait être docteur, elle pourrait être fermier. Les animaux sont souvent malades. Elle pourrait posséder un millier d’acres et avoir des gens au-dessous d’elle. Elle irait les visiter dans leurs cottages. Voilà Somerset House. On peut être un très bon fermier – et cette idée, chose étrange, sans diminuer la part de Miss Kilman, était presque entièrement due à Somerset House. Qu’il est beau, sérieux, ce grand bâtiment gris ! Et elle aime à rencontrer les gens qui travaillent. Elle aime ces églises, pareilles à des silhouettes de papier gris qui bordent le cours du Strand. C’est tout à fait différent de Westminster ici, pense-t-elle, en descendant à Chancery Lane. C’est si sérieux, si mouvementé. – Bref, elle aimerait avoir une profession, être docteur, fermier, peut-être aller au Parlement, si c’était nécessaire, – tout cela à cause du Strand.

Ces gens qui courent à leur travail, ces bras qui bâtissent, ces esprits toujours occupés, non de futiles paroles, comme de dire aux jeunes filles qu’elles ressemblent à des peupliers – c’est si bête, bien qu’un peu amusant – mais d’affaires, de navires, de bois, d’administration, et puis la majesté de ce quartier (elle était dans le Temple), sa gaieté (voilà le fleuve), sa foi (ici, c’était une église), lui inspirèrent la résolution de devenir, quoi que pût dire sa mère, docteur ou fermier. Mais elle était un peu indolente.

Et il valait beaucoup mieux n’en pas parler, car cela semblerait très sot. Cette sorte de chose arrive quelquefois, quand on est seul : un édifice anonyme, une foule qui revient de la Cité, ont plus de pouvoir qu’un simple pasteur de Kensington, que les livres prêtés par Miss Kilman, pour éveiller ce qui gît assoupi, embarrassé, timide sur le sol mouvant de la conscience, pour briser les enveloppes comme un enfant qui, soudain, étend les bras. Ce n’était, peut-être, rien que cela, un soupir, un geste des bras, une impulsion, une vision – rien de plus. C’est fini, pour toujours. – Tout s’enfonce dans le sol de sable. Il faut s’habiller, rentrer pour dîner. Quelle heure est-il ? Où y a-t-il une horloge ?

Elle regarda dans Fleet Street. Elle fit quelques pas vers Saint-Paul, timidement, comme une personne qui pénètre dans une maison étrangère, la nuit, avec une bougie, sur la pointe des pieds, de crainte que le propriétaire n’ouvre brusquement la porte de sa chambre et ne lui demande ce qu’on fait… et elle n’osait pas s’aventurer dans les impasses bizarres, dans les ruelles attrayantes, pas plus que, dans une maison étrangère, elle n’oserait ouvrir une porte qui serait peut-être la porte de la chambre à coucher ou la porte du salon, ou bien qui mènerait tout droit au garde-manger. Car aucune des Dalloway ne venait d’habitude dans le Strand. Elle était un pionnier, un aventurier qui se hasarde, qui explore.

En beaucoup de choses, sa mère le savait, elle manquait extrêmement de maturité, une enfant encore, qui aime ses poupées, ses vieilles pantoufles, un vrai bébé – et c’était charmant. Mais aussi, dans la famille Dalloway, il y avait la tradition du service public. Abbesses, principales, surintendantes, dignitaires, voilà ce qu’on était, sans éclat, dans la lignée des femmes. Elle pénétra un peu plus loin du côté de Saint-Paul. Il y avait dans ce vacarme une force aimante, comme celle d’un père, d’une mère, d’un frère. Cela lui semblait bon. Le bruit était formidable ; et tout à coup des trompettes éclatèrent, retentirent – c’étaient les chômeurs – dans le vacarme ; de la musique militaire, comme si les gens marchaient au pas ; cependant s’ils avaient été mourants – si une femme avait rendu le dernier soupir et que celui qui la veillait eût ouvert la fenêtre de la chambre où venait de s’accomplir cet acte suprême, et eût regardé dans Fleet Street, ce chant militaire, ce vacarme serait monté triomphalement vers lui, consolant, impartial.

Dans ce chant aucune conscience de la fortune des uns, du sort des autres, et pour cette raison, même pour les êtres bouleversés d’avoir guetté, sur les visages des mourants, les derniers frémissements de la vie, il était consolant.

L’oubli, chez les hommes, peut blesser ; l’ingratitude irrite, mais ce grand courant, qui roule sans fin, une année après l’autre, emporte tout ce qu’il rencontre, ce vœu, ce camion, cette vie, cette procession, les enveloppe et les entraîne ; de même le torrent d’un glacier prend un ossement, une fleur bleue, un tronc d’arbre et les roule.

Mais il était plus tard qu’elle ne croyait. Sa mère n’aimerait pas qu’elle allât toute seule à l’aventure, comme cela. Elle retourna dans le Strand.

Une bouffée de vent (malgré la chaleur, il y avait du vent) jeta un mince nuage noir sur le soleil et sur le Strand. Les visages s’assombrirent ; les omnibus perdirent soudain leur éclat. Car, parmi les nuages, bien qu’ils eussent l’aspect de montagnes de neige dure – il semblait qu’on pût les déchiqueter à la hache – avec de grandes pentes dorées, sur leurs flancs, de célestes pelouses, et qu’ils parussent offrir aux dieux des demeures préparées pour leurs assemblées au-dessus du monde, le mouvement était continuel. Des changements se faisaient comme d’après un plan arrêté d’avance ; tantôt un sommet s’affaissait, tantôt un bloc pyramidal, jusque-là ferme à son poste, s’avançait dans l’espace libre ou bien conduisait gravement une procession vers un autre rivage. Malgré la fixité, la solidité de ces amoncellements, malgré leur apparence de repos, leur ensemble immobile, rien n’était plus libre, léger, sensitif, mobile que ces étendues blanches comme la neige ou enflammées d’or. Changer, s’en aller, se démolir, rien n’était plus facile ; et la terre recevait tantôt de la lumière, tantôt de l’ombre.

Avec calme, avec aisance, Élisabeth Dalloway monta dans l’autobus de Westminster.

La lumière et l’ombre, sur le mur gris, sur les bananes jaunes, sur le Strand gris, sur les omnibus jaunes, allaient, venaient, faisaient des signes, indiquaient des choses. Septimus Warren Smith, couché sur le sofa du salon, regardait la tache d’or délayée – étonnante, sensible comme un être vivant ! – briller et disparaître sur les roses, sur le papier du mur. Dehors, les feuillages des arbres étaient comme des filets tendus dans l’air. La chambre était pleine du bruit de l’eau. Les oiseaux chantaient à travers les vagues. Tous les trésors de la nature venaient à lui, et sa main reposait sur le dos du sofa, comme il l’avait vue, en se baignant, flotter sur les vagues. Sur le rivage, les chiens aboyaient au loin, au loin. Ne crains plus, disait le cœur, ne crains plus.

Il n’avait pas peur. À chaque instant, la Nature lui envoyait un message joyeux, comme cette tache dorée qui faisait le tour du mur, – là, là, – pour lui dire qu’elle était prête à lui révéler – de quelque magnifique manière, en agitant ses tresses, en faisant tournoyer son manteau et en lui murmurant à l’oreille les paroles de Shakespeare – son sens.

Rezia, assise à la table, tournant un chapeau entre ses mains, le regardait. Elle le vit sourire. Il était donc heureux. Mais elle ne pouvait supporter ce sourire. Ce n’était pas une vie conjugale, ce n’était pas être son mari que d’avoir cet air étrange, de toujours tressaillir, rire, passer des heures et des heures sans parler, ou de s’accrocher à elle et de lui dire d’écrire. Le tiroir de la table était rempli de ses écrits, sur la guerre, sur Shakespeare, sur de grandes découvertes et sur le fait qu’il n’y a pas de mort. Ces derniers jours, il s’excitait souvent sans raison (et le docteur Holmes et Sir William Bradshaw disaient tous les deux que l’excitation était ce qu’il y avait de plus mauvais pour lui), il agitait les mains et criait qu’il connaissait la vérité. Il connaissait tout. Cet homme, son ami qui avait été tué, Evans, était venu, disait-il. Il chantait derrière le paravent. Elle écrivait exactement ce qu’il lui disait d’écrire. Certaines choses étaient très belles, d’autres, de vraies sottises. Et il s’arrêtait toujours au milieu et changeait d’idées ; il voulait ajouter quelque chose ; il entendait quelque chose de nouveau, écoutait avec la main levée. Mais elle n’entendait rien.

Un jour ils avaient trouvé la bonne qui, tout en faisant le ménage, lisait un de ces papiers et se tordait de rire. Ce fut très malheureux. Car Septimus se lamenta sur la cruauté humaine – on se déchire les uns les autres ; si vous tombez, disait-il, on vous met en pièces, « Holmes nous poursuit », disait-il, et il inventait des histoires sur Holmes, Holmes mangeant son porridge, Holmes lisant Shakespeare, et en les racontant, il entrait en fureur, ou bien riait très fort, car le docteur Holmes semblait le remplir d’horreur. Il l’appelait « la nature humaine ». Il avait aussi des visions. Souvent il se croyait noyé, étendu sur une falaise, et les goélands criaient en passant sur lui. Il regardait par-dessus le bord du sofa dans la mer. Ou bien, il entendait de la musique : ce n’était qu’un orgue de Barbarie ou un homme qui criait dans la rue. Mais il s’exclamait : « C’est divin ! » et il pleurait, et c’était terrible pour elle de voir pleurer un homme comme Septimus, qui s’était battu, qui était brave. Quelquefois il restait étendu, écoutant, puis tout d’un coup, criait qu’il tombait, tombait dans les flammes. Elle regardait vraiment s’il y avait des flammes ; c’était si impressionnant. Mais il n’y avait rien. Ils étaient seuls dans la pièce. C’était un rêve, lui disait-elle, et elle finissait par l’apaiser mais quelquefois elle avait peur, elle aussi. Elle soupirait en cousant.

Son soupir était tendre et charmant, comme le vent sur un bois, dans le soir. Elle posait ses ciseaux, elle se retournait pour prendre quelque chose sur la table. Un léger mouvement, un petit craquement, un choc animaient le silence autour de la table où elle cousait. À travers ses cils il pouvait voir sa silhouette brouillée, son petit corps vêtu de noir, son visage et ses mains, ses mouvements pour se tourner vers la table quand elle prenait une bobine ou cherchait (elle perdait souvent les choses) sa soie. Elle faisait un chapeau pour la fille mariée de Mrs Filmer qui s’appelait… il avait oublié.

« Comment s’appelle la fille mariée de Mrs Filmer ? demanda-t-il.

– Mrs Peters, dit Rezia. Il sera peut-être trop petit, dit-elle, en l’élevant devant elle. Mrs Peters est grande. » Elle ne l’aimait pas. Mais Mrs Filmer avait été si bonne pour elle – « Elle m’a donné des raisins ce matin », dit-elle – que Rezia voulait faire quelque chose pour montrer qu’ils étaient reconnaissants. En entrant dans la pièce, l’autre soir, elle avait trouvé Mrs Peters qui les croyait sortis, et qui faisait marcher le phonographe.

« C’est vrai ? » demanda-t-il. Elle faisait marcher le phonographe. Oui, elle le lui avait dit le jour même ; elle avait trouvé Mrs Peters qui faisait marcher le phonographe.

Il commença, très prudemment, à ouvrir les yeux, pour voir si le phonographe était vraiment là. Mais les choses réelles étaient si extraordinaires. Il fallait être prudent. Il ne voulait pas devenir fou. D’abord, il regarda les journaux de modes qui étaient posés sur le rayon du bas, puis, peu à peu, le phonographe avec le pavillon vert. C’était parfaitement exact. Alors, prenant courage, il regarda le buffet, l’assiette de bananes, la gravure de la reine Victoria et du prince consort, la cheminée et le vase de roses. Aucune de ces choses ne remuait. Toutes étaient immobiles ; toutes réelles.

« C’est une mauvaise langue, dit Rezia.

– Que fait Mr Peters ? demanda Septimus.

– Ah ! » dit Rezia, essayant de se souvenir. Elle se rappela que Mrs Filmer lui avait dit qu’il voyageait pour une Compagnie. « Ces jours-ci, il est à Hull », dit-elle.

« Ces jours-ci ! » Elle avait dit cela avec son accent italien. Elle l’avait dit elle-même. Il abrita ses yeux de manière à ne voir qu’un peu de son visage à la fois, le menton d’abord, puis le nez, puis le front, de peur qu’ils ne fussent déformés ou ne portassent quelque horrible marque. Mais non, la voilà, tout à fait naturelle, cousant avec cette moue qu’ont les femmes quand elles cousent, cette expression attentive et mélancolique. Mais cela n’avait rien de terrible, se dit-il, en regardant une deuxième fois son visage, ses mains, quoi d’effrayant, quoi de répugnant en elle ? Assise dans la lumière du jour, elle cousait. Mrs Peters était une méchante langue. Mr Peters était à Hull. Mais alors pourquoi entrer en fureur, prophétiser, s’enfuir comme un banni marqué au fer ? Pourquoi trembler, sangloter en regardant les nuages ? Chercher des vérités, révéler des mystères, puisque Rezia était là, assise, piquait des épingles sur le devant de sa robe, et que Peters était à Hull ? Miracles, révélations, tortures, solitude, chute à travers la mer, dans les flammes, dans les flammes, tout s’évanouit, car le chapeau de paille de Mrs Peters, que Rezia garnissait, le faisait penser à un tapis de fleurs.

« Il sera trop petit pour Mrs Peters », dit Septimus.

Pour la première fois depuis des jours, il parlait comme d’habitude. « Bien sûr, il sera trop petit, il sera ridicule, dit-elle. Mais Mrs Peters l’a choisi. »

Il le lui prit des mains. « Bon pour le singe d’un joueur d’un orgue de Barbarie ! », dit-il.

Quelle bonne plaisanterie ! Il y avait des semaines qu’ils n’avaient pas ri ainsi ensemble, s’amusant entre eux comme des gens mariés. Car si Mrs Filmer, Mrs Peters ou n’importe était entré, on n’aurait pas compris de quoi elle riait avec Septimus.

« Voilà », dit-elle, en piquant une rose sur le côté du chapeau. Elle était heureuse comme jamais elle ne l’avait été ! Jamais, dans toute sa vie.

« Mais il est encore plus ridicule, dit Septimus. À présent, la pauvre femme va ressembler à un cochon à la foire. » (Non, jamais personne ne l’avait fait rire comme Septimus.)

Sa boîte à ouvrage ! qu’y a-t-il ? rubans, perles, pompons, fleurs artificielles. Elle la renversa sur la table. Il se mit à assembler des couleurs, il était maladroit, ne savait pas faire un paquet, mais il avait un coup d’œil étonnant et tombait souvent juste, quelquefois de travers, bien sûr, mais souvent tout à fait juste.

« Elle aura un chapeau magnifique », murmura-t-il, en prenant une chose et une autre. Rezia, agenouillée, près de lui, regardait par-dessus son épaule. C’est fini – le modèle est fini, qu’elle le couse. Mais qu’elle fasse attention, grande attention à le garder tel qu’il l’avait fait.

Elle se mit à coudre. Quand elle cousait, pensait-il, elle faisait le bruit d’une bouillotte dans l’âtre, bouillonnant, murmurant, toujours affairée, ses fermes petits doigts pinçant et piquant, son aiguille jetant des éclairs. Le soleil entrait et sortait, jouait sur les corniches, sur le papier du mur, mais lui, il allait attendre, pensa-t-il, en étendant les pieds, en regardant ses chaussettes plissées, sur ses souliers, au bout du sofa ; il attendrait dans cette place chaude, ce coin d’air tranquille, comme on en rencontre à l’orée d’un bois, quelquefois, dans le soir, quand la chaleur s’attarde (à cause d’un creux dans le sol ou d’une certaine disposition des arbres, car il faut être scientifique, scientifique avant tout) et que l’air effleure la joue comme l’aile d’un oiseau.

« Le voilà », dit Rezia en faisant tournoyer le chapeau de Mrs Peters au bout de ses doigts, c’est assez pour aujourd’hui. Plus tard… » sa phrase se poursuivit, drip drip, drip, comme un robinet satisfait qu’on a laissé ouvert.

Admirable. Jamais il n’avait rien fait qui l’eût rendu si fier. Voilà un chapeau bien garni, un chapeau bien fourni ! le chapeau de Mrs Peters.

« Regarde-le un peu », dit-il.

Elle aimerait toujours ce chapeau. Septimus était redevenu lui-même ; il avait ri. Ils avaient été seuls ensemble. Elle aimerait toujours ce chapeau.

Il lui dit de l’essayer.

« Mais je dois avoir l’air si drôle ! » cria-t-elle, courant à la glace et se regardant de face, de profil. Puis elle l’enleva vite, car on frappait à la porte. Est-ce que c’était Sir William Bradshaw ? Avait-il déjà envoyé la réponse ?

Non ! ce n’était que la petite fille qui apportait le journal du soir.

Ce qui se passait toujours, tous les soirs de leur vie, se passa alors. La petite fille suçait son pouce à la porte ; Rezia se mit à genoux, Rezia la cajola et l’embrassa ; Rezia tira un sac de bonbons du tiroir de la table. Toujours ainsi se passaient les choses. D’abord une chose, une autre ensuite. C’était ainsi qu’elle faisait, d’abord une chose, une autre ensuite ; dansant, sautant, tout autour de la pièce. Il prit le journal. Le Surrey est battu, lisait-il. Il y a une vague de chaleur. Rezia répéta : le Surrey est battu, il y a une vague de chaleur, mêlant ces choses à son jeu avec la petite fille de Mrs Filmer ; elles riaient et bavardaient dans leur jeu. Lui était très fatigué, mais très heureux. Il allait dormir. Il ferma les yeux. Mais dès qu’il ne vit plus rien, les bruits du jeu s’affaiblirent, devinrent étranges et résonnèrent comme les cris de gens qui cherchent et ne trouvent pas et qui s’éloignent, s’éloignent. On l’avait perdu.

Il sursauta, terrifié. Qu’y a-t-il ? Le plat de bananes sur le buffet. Personne. (Rezia avait emmené l’enfant à sa mère ; il était l’heure de la coucher.) Seul pour toujours. Voilà son sort, voilà le jugement qui fut prononcé contre lui à Milan quand il entra dans la pièce et les vit tailler avec leurs ciseaux des formes de sparterie : seul pour toujours.

Seul avec le buffet et les bananes. Seul abandonné sur une éminence désolée, étendu, mais non ce n’était pas une colline, ce n’était pas un récif : c’était le sofa du salon de Mrs Filmer. Visions, visages, voix des morts, où était tout cela ? En face de lui le paravent avec des roseaux noirs et des hirondelles bleues. Là où il avait vu des montagnes, des visages, de la beauté, il n’y avait plus qu’un paravent.

« Evans ! » cria-t-il. Rien ne répondit. Une souris avait gémi ou un rideau frissonné. C’étaient les voix des morts. Le paravent, le seau à charbon, le buffet étaient bien là. Qu’il regarde donc le paravent, le seau à charbon et le buffet… Mais Rezia se précipita dans la chambre et se mit à bavarder.

 

Une lettre était arrivée. Tous les projets étaient changés. Mrs Filmer ne pourrait pas aller à Brighton. On n’avait pas le temps de prévenir Mrs Williams, et vraiment c’était très, très ennuyeux, disait Rezia, quand elle aperçut le chapeau et pensa que… peut-être… elle pourrait… faire juste un petit… Sa voix s’éteignit en une mélodie heureuse.

« Ah ! zut ! s’écria-t-elle (c’était un de leurs amusements, ses jurons), l’aiguille s’était cassée. Le chapeau, l’enfant, Brighton, l’aiguille. Elle vivait ces choses, une d’abord, puis une autre, elle les vivait, tout en cousant.

Elle voulait qu’il lui dise si, la rose changée de place, le chapeau était plus joli. Elle s’assit sur le bord du sofa.

« Nous sommes parfaitement heureux, à présent », dit-elle vivement, en posant le chapeau. Car elle pouvait lui dire n’importe quoi maintenant. Tout ce qui lui passait par la tête. La première fois qu’elle l’avait vu, ce soir, dans le café où il était entré avec ses amis anglais, elle avait senti qu’elle pourrait tout lui dire. Il était entré, un peu timidement, regardant autour de lui et son chapeau était tombé quand il l’avait accroché. Elle s’en souvenait très bien. Elle savait alors qu’il était Anglais, pas un de ces gros Anglais que sa sœur admirait, car il avait toujours été maigre, mais il avait un beau teint frais, et son grand nez, ses yeux brillants, sa manière de s’asseoir un peu courbé l’avaient fait penser, elle le lui avait dit souvent, à un jeune faucon, le premier soir où elle l’avait vu quand ils jouaient aux dominos et qu’il était entré – à un jeune faucon ; mais avec elle, il avait toujours été très doux. Elle ne l’avait jamais vu en colère, ni ivre, seulement malheureux quelquefois à cause de cette terrible guerre, mais même ces pensées-là, quand elle entrait, il les écartait. Toutes les choses, toutes les choses du monde, un petit ennui dans son travail, tout ce qui lui venait à l’esprit, elle le lui disait, et il comprenait. Même sa propre famille n’était pas ainsi. Avec son âge, son intelligence – il était si sérieux, il voulait qu’elle lise Shakespeare avant de savoir lire une histoire d’enfant en anglais – il pouvait être un soutien pour elle. Et elle aussi pouvait l’aider.

Et ce chapeau ? Et puis (l’heure s’avançait) Sir William Bradshaw ?

Elle porta ses mains à sa tête. Aimait-il ce chapeau ? Il la regardait, assise, attendant, les yeux baissés, et il sentait son esprit, comme un oiseau qui va de branche en branche, se poser toujours où il fallait ; il suivait son esprit – elle avait pris une de ces attitudes abandonnées qui lui étaient naturelles – et s’il disait quelque chose elle souriait aussitôt, comme un oiseau qui se pose, avec toutes ses griffes, fermement sur le rameau.

Mais il se souvenait. Bradshaw avait dit : « Les gens que l’on aime le plus ne sont pas ce qu’il faut quand on est malade ». Bradshaw avait dit : « Il faut qu’il apprenne à se reposer ». Bradshaw avait dit : « Il faut qu’ils soient séparés ».

« Il faut, il faut… pourquoi faut-il ? Quel droit Bradshaw a-t-il de dire, il faut ? demanda-t-il.

– C’est parce que tu as parlé de te tuer », dit Rezia. (Elle pouvait, grâce au ciel, dire maintenant n’importe quoi à Septimus.)

Il était donc en leur pouvoir ! Holmes et Bradshaw le poursuivaient. Le monstre au mufle sanglant renifle dans les endroits cachés. « Il faut », pourrait-il dire ! Où sont ses papiers ? les choses qu’il a écrites ?

Elle apporta ses papiers, les choses qu’il avait écrites, celles qu’elle avait écrites pour lui. Elle les posa pêle-mêle sur le sofa. Ils les regardèrent ensemble. Des plans, des figures, de petits personnages qui avaient des bâtons en guise de bras et des ailes – il leur a vraiment fait des ailes ? – sur le dos ; des ronds tracés autour de shillings et de six pence – soleils et étoiles – des précipices en zigzag avec des touristes attachés ensemble – on aurait cru des couteaux et des fourchettes ; des mers où de petits visages rieurs émergeaient de ce qu’on pouvait prendre pour des vagues : la carte du monde. « Brûle tout cela ! » s’écria-t-il. Ses écrits maintenant ; chants des morts derrière les rhododendrons, odes au temps ; entretiens avec Shakespeare ; Evans, Evans, Evans – ses messages de la tombe, ne pas couper les arbres, le dire au Premier Ministre, l’Amour Universel, le sens du monde. « Brûle tout cela ! » cria-t-il.

Mais Rezia les couvrit de ses mains. Quelques-uns étaient très beaux, dit-elle. Elle les attacherait, car elle n’avait pas d’enveloppe, avec un morceau de soie.

Si on l’emmenait, dit-elle, elle irait avec lui. On ne pouvait pas les séparer contre leur volonté.

Alignant leurs bords, elle arrangea les papiers et attacha le paquet presque sans regarder, assise tout près, assise à côté de lui, comme si, se disait-il, ses pétales étaient autour d’elle. Elle était comme un arbre en fleur, elle était comme un sage retiré dans un sanctuaire, rendant des arrêts que personne n’enfreignait, ni Holmes, ni Bradshaw, ô miracle, ô suprême triomphe ! Frappé de terreur, il la vit gravir l’escalier redoutable, chargée d’Holmes et de Bradshaw, ces hommes qui ne pesaient jamais moins de onze stones six, dont les femmes allaient à la Cour, qui se faisaient dix mille livres par an et parlaient de mesure, qui différaient dans leurs verdicts (car Holmes disait une chose et Bradshaw une autre) ; cependant, ils étaient des juges, ils confondaient l’idée et la chose, ils ne voyaient rien avec vérité, et cependant ils jugeaient, ils punissaient. Mais elle était plus forte qu’eux.

« Voilà ! » dit-elle. Les papiers étaient attachés. Personne ne les prendrait. Elle allait les ranger.

Et rien ne les séparerait. Elle s’assit à côté de lui et l’appela du nom de cet oiseau – faucon, corbeau – qui détruit les récoltes et qui est si méchant – juste comme lui, dit-elle. Et personne ne pourrait les séparer.

Puis elle se leva pour aller dans la chambre à coucher emballer leurs affaires, mais elle entendit des voix en bas, et, pensant que c’était peut-être le docteur Holmes, elle courut pour l’empêcher de monter.

Septimus l’entendit parler au docteur Holmes sur l’escalier.

« Ma chère madame, je suis venu en ami », disait Holmes.

– Non. Je ne vous permettrai pas de voir mon mari », disait-elle.

Il l’imaginait, comme une petite poule, ses ailes étendues pour barrer le passage. Mais Holmes insistait.

« Ma chère madame, permettez-moi… » dit Holmes, en la poussant de côté. (Holmes était un homme vigoureux.)

Holmes montait l’escalier. Holmes allait pousser la porte. Holmes dirait : « Le trac, hein ? » Holmes le saisirait. Non, non, ni Holmes, ni Bradshaw. Se levant en chancelant, il s’avança dans la pièce, se portant d’un pied sur l’autre, il regarda le couteau à pain de Mrs Filmer, propre, brillant, avec le mot – Pain – gravé sur le manche. Oh ! il ne faut pas le salir. Le gaz ? Il est trop tard. Holmes est tout près. Son rasoir aurait pu faire, mais Rezia – c’est bien elle – l’a emballé. Il ne reste que la fenêtre, la fenêtre de la grande maison meublée de Bloomsburry et cette chose ennuyeuse, désagréable et si mélodramatique d’avoir à l’ouvrir, la fenêtre, et à se jeter en bas. C’est l’idée qu’ils se font de la tragédie : pas lui, ni Rezia, car elle est pour lui. Holmes et Bradshaw aiment ces choses. (Il s’assit sur le bord.) Il va attendre la dernière minute. Il ne tient pas à mourir. La vie est bonne. Le soleil est chaud. Ce sont seulement les êtres humains… Dans la maison en face, un vieil homme qui descendait l’escalier s’arrêta pour le regarder. Holmes ouvrit la porte : « Voilà pour vous ! » cria-t-il, et il se jeta, avec force, avec violence, sur la grille de Mrs Filmer.

« Le lâche ! » cria le docteur Holmes, en poussant la porte. Rezia se précipita à la fenêtre. Elle vit ; elle comprit. Le docteur Holmes et Mrs Filmer se bousculèrent. Mrs Filmer lui jeta son tablier sur les yeux et l’emmena dans la chambre à coucher. On courut dans les escaliers. Le docteur Holmes – blanc comme un linge, tremblant de la tête aux pieds, entra. Il tenait un verre à la main. « Qu’elle soit courageuse et qu’elle boive ceci ! » dit-il (qu’est-ce que c’était ? – quelque chose de sucré), car son mari était horriblement mutilé, ne reprendrait pas connaissance. « Qu’elle ne le voie pas, qu’on lui épargne tout ce qui était possible, elle aurait l’enquête à supporter, pauvre petite femme ! » Qui aurait pu prévoir cette chose ? Une impulsion soudaine, personne n’était à blâmer le moins du monde, dit-il à Mrs Filmer. Pourquoi diable avait-il fait cela ? Le docteur Holmes ne pouvait pas le comprendre.

Comme elle buvait la drogue sucrée, il lui sembla qu’elle ouvrait de longues fenêtres et entrait dans un jardin. Où cela ? Une horloge sonnait, un, deux, trois… Comme elle a raison, cette horloge, tandis que tous ces piétinements, ces chuchotements… elle a raison, comme Septimus. – Elle s’endormait ; la cloche sonnait encore, quatre, cinq, six. Mrs Filmer agitant son tablier – on ne va pas le transporter ici, n’est-ce pas ? – devenait un morceau du jardin, devenait un drapeau. Un drapeau se déployant lentement, elle avait vu cela à Venise où elle avait été avec sa tante. Ainsi, on salue les morts de la guerre, et Septimus avait fait la guerre. Presque tous ses souvenirs étaient heureux.

Elle mettait son chapeau et courait dans un champ de blé ; où était-ce ? Sur une colline, près de la mer, car il y avait des bateaux, des mouettes, des papillons ; – ils étaient assis sur une falaise. À Londres aussi. Dans son demi-rêve, des bruits, par la porte de la chambre à coucher, lui parvinrent : de la pluie qui tombe, des chuchotements, du blé qu’on remue, et la caresse de la mer les abritant dans sa conque, murmurant auprès d’elle qui, étendue sur le rivage, se sentait dispersée comme des fleurs éparses sur une tombe.

« Il est mort ! » dit-elle en souriant à la pauvre vieille femme qui la veillait et tenait fixés sur la porte ses bons yeux bleu-clair. (On ne va pas le transporter ici, n’est-ce pas ?) Mais Mrs Filmer la calma. Oh non ! Oh non ! On l’emmenait à l’hôpital en ce moment. Ne fallait-il pas le lui dire ? Les gens mariés devraient rester ensemble. Mais il fallait faire ce que le docteur disait.

« Laissez-la dormir ! » dit le docteur Holmes en lui tâtant le pouls. Elle vit la grande forme de son corps en noir devant la fenêtre. Le voilà, le docteur Holmes.

 

C’est un des triomphes de la civilisation, pensa Peter Walsh, un des triomphes de la civilisation, pensa-t-il en entendant la cloche stridente et claire de l’ambulance. D’un mouvement rapide et précis, l’ambulance se hâtait vers l’hôpital, ayant ramassé, humainement, au moment même, quelque pauvre diable ; un homme frappé à la tête, terrassé par la maladie, renversé peut-être il n’y a qu’une minute en traversant la rue, comme cela peut nous arriver à tous. C’était la civilisation. Voilà ce qui le frappait en revenant de l’Orient, l’efficacité, l’organisation, l’esprit municipal de Londres. Chaque camion, chaque voiture se rangeait spontanément pour laisser passer l’ambulance. Morbide ? touchant plutôt, ce respect que l’on témoignait à l’ambulance et à la victime qu’elle transporte. Ces hommes pressés qui se hâtent de rentrer chez eux en la voyant passer songent à une épouse, ou se disent qu’ils pourraient si bien, eux-mêmes, être étendus sur le brancard, avec le docteur et une infirmière… Ah ! mais penser devient morbide, sentimental, si l’on commence à évoquer les docteurs, les cadavres ; une petite lueur de plaisir, une sorte de volupté aussi, qui s’ajoute à l’impression visuelle vous avertit de ne pas aller plus loin – par respect pour l’art, pour l’amitié, que l’on détruirait. Mais oui. « Et cependant, – pensa Peter Walsh, comme l’ambulance tournait le coin, et qu’on l’entendait encore, dans Tottenham Court Road, qu’elle traversait sans cesser de carillonner, – c’est le privilège de la solitude ; dans l’intimité, on peut faire ce qu’on veut. On peut pleurer si personne ne vous voit. » Ç’avait été sa perte, cette sensibilité, dans la société anglo-indienne ; ne pas pleurer au bon moment, ni rire. « J’ai en moi quelque chose, pensa-t-il, debout près de la boîte aux lettres, qui pourrait en ce moment se résoudre en larmes. Ce que c’est, Dieu le sait ! » Une impression de beauté, sans doute, et le poids du jour qui, ayant commencé par cette visite à Clarissa, l’avait épuisé par sa chaleur, son intensité et par la chute des émotions une par une, dans cette cave où elles se tenaient, profondes, obscures, – personne ne les connaîtra jamais. Un peu à cause de cela, de son mystère entier et inviolable, il avait pris la vie comme un jardin inconnu, plein de tournants, de recoins, plein de surprises, mais oui, car un moment comme celui-ci qui venait à lui, près de la boîte aux lettres, devant le British Muséum, cela l’étourdissait, un de ces moments où toutes les choses arrivent ensemble, cette ambulance et la vie et la mort. Il se sentait comme aspiré sur un toit très élevé par ce flot d’émotion, tandis que tout le reste de soi, comme une plage blanche jonchée de coquilles, restait nu. Ç’avait été sa perte dans la société anglo-indienne, cette sensibilité.

Clarissa, autrefois, quand elle allait quelque part avec lui, sur l’impériale, d’un omnibus, Clarissa telle qu’elle était à la surface, si facilement émue, tantôt désespérée, tantôt joyeuse, toute vibrante et si agréable compagne, découvrant d’étranges petites scènes, des noms, des gens, du haut de l’impériale, car ils aimaient à explorer Londres et rapportaient du Caledonian Market de pleins sacs de trésors – Clarissa avait une théorie en ce temps-là : ils avaient des tas de théories, toujours des théories, comme en ont les jeunes gens. Il s’agissait d’expliquer ce mécontentement que l’on éprouve à ne pas connaître les gens, à ne pas être connu. Comment peut-on se connaître ? On se rencontre tous les jours, puis on reste pendant six mois, pendant des années sans se voir. C’est décevant, convenaient-ils, de connaître si peu les gens. Mais, disait-elle, sur l’omnibus qui remontait Shaftesbury Avenue, il lui semblait qu’elle était partout non pas « ici, ici », et elle frappait le dos de son siège, mais partout. Elle agitait la main dans Shaftesbury Avenue. Elle était tout cela. Si bien que, pour la connaître, elle ou n’importe qui, il fallait chercher les personnes qui les complétaient, et même les endroits. D’étranges affinités la liaient à des gens à qui elle n’avait jamais parlé, une femme dans la rue, un homme dans une boutique, même des arbres ou des granges. Cette idée, jointe à son horreur de la mort, la conduisait à une théorie transcendantale qui lui faisait croire, ou dire qu’elle croyait – elle était si sceptique ! – que puisque, dans nos apparitions, la partie de nous-mêmes qui apparaît est si éphémère comparée à l’autre, la partie invisible qui s’étend au loin, cette partie invisible pourrait bien survivre, se retrouver attachée de quelque manière à une personne ou à une autre, ou même hantant certains lieux après la mort. Qui sait, qui sait…

Cette théorie s’appliquait à leur longue amitié de près de trente années. Brèves, manquées, souvent douloureuses, avaient été leurs entrevues, – et ses absences ! et les interruptions ! Ce matin, par exemple, Élisabeth, belle et silencieuse, telle un poulain aux longues jambes, était entrée au moment où il allait parler à Clarissa ; cependant, leur influence sur sa vie avait été immense. Il y avait là un mystère. On vous donnait une vilaine graine, pointue et piquante – leurs entrevues, la moitié du temps si pénibles – mais, dans l’absence, dans les lieux les plus inattendus, elle fleurissait, s’épanouissait, embaumait ; on pouvait la toucher, la sentir, la considérer, elle s’abandonnait toute à vous, après être restée gisante, oubliée, pendant des années. Ainsi, elle était venue à lui plusieurs fois, à bord du bateau, dans l’Himalaya, évoquée par les choses les plus étranges (de même Sally Seton, cette sotte exaltée, généreuse, pensait à lui en voyant des hydrangées bleues). Personne n’avait eu sur lui une influence comparable. Et cette manière de toujours arriver devant lui au moment où il ne la cherchait pas, froide, mondaine, moqueuse ; ou bien ravissante, romanesque, évoquant un pré ou la moisson anglaise. Il la voyait le plus souvent à la campagne, pas dans Londres. Des souvenirs de Bourton, sans nombre…

Il arrivait à son hôtel. Il traversa le hall, avec ses groupes de chaises et de sofas d’un rouge passé, ses plantes fanées aux feuilles pointues. Il prit sa clef au tableau. La demoiselle lui tendit des lettres. Il monta l’escalier – c’était surtout à Bourton qu’il la revoyait, à la fin de l’été, quand il passait chez eux une semaine, ou même une quinzaine, comme on faisait alors. D’abord, le voilà sur le sommet d’une colline, les mains serrant ses cheveux, son manteau s’envolant ; elle montrait quelque chose, elle leur criait quelque chose : la Severn coulait dans la vallée. Ou bien, dans un bois, faisant bouillir de l’eau : elle était très maladroite ; la fumée se courbait, leur soufflait au visage : on voyait, à travers, son petit visage rose ; elle demandait de l’eau, dans un cottage, à une vieille femme qui les regardait passer. Ils allaient toujours à pied, les autres en voiture. La voiture l’ennuyait ; elle détestait tous les animaux, sauf son chien. Ils faisaient des milles sur les routes. Elle s’arrêtait pour s’orienter, le ramenait à travers la campagne ; et pendant tout ce temps, ils discutaient, causaient de poésie, des gens qu’ils connaissaient, de politique (elle était alors radicale) ; ils ne remarquaient jamais rien, sauf quand elle s’arrêtait, s’exclamait devant la vue ou devant un arbre, et l’obligeait à regarder ; et puis de nouveau, les voilà à travers les chaumes, elle en tête, avec une fleur pour sa tante, jamais fatiguée de marcher malgré sa délicatesse ; ils tombaient sur Bourton à la brune. Puis, après le dîner, le vieux Breitkopf ouvrait le piano et chantait, sans voix ; et ils s’enfonçaient dans leurs fauteuils, essayant de ne pas rire, mais finissant toujours par éclater, et riant, riant de rien. On supposait que Breitkopf ne voyait pas. Et puis, le matin, elle allait et venait comme une bergeronnette devant la maison…

Oh ! cette lettre venait d’elle ! Cette enveloppe bleue, son écriture ! Et il fallait la lire. Une autre entrevue, sûrement douloureuse. Lire sa lettre exigeait un effort du diable. « Cela a été si bon de le voir ! Il fallait qu’elle le lui dise. » C’était tout.

Il fut bouleversé. Il fut ennuyé. Il souhaita qu’elle n’eût pas écrit. Après toutes ces pensées, c’était comme un coup de coude dans les côtes. Pourquoi ne pas le laisser tranquille ? D’ailleurs elle avait épousé Dalloway et avait vécu avec lui parfaitement heureuse pendant toutes ces années.

Ces hôtels sont des lieux déprimants, très déprimants. Tous les gens de la terre ont accroché leurs chapeaux à ces patères. Même les mouches, si vous y songez, se sont posées sur d’autres nez. Quant à la propreté qui le souffletait, ce n’était pas tant de la propreté que de la nudité, de la frigidité, une chose que l’on exigeait. Quelque sèche matrone faisait sa ronde à l’aube ; flairant, inspectant, obligeant les servantes au nez bleu de froid à récurer, de toutes leurs forces, comme s’il fallait servir le prochain occupant, tel un rôti, sur un plat parfaitement propre. Pour dormir, un lit ; pour s’asseoir, un fauteuil ; pour se laver les dents et se raser le menton, un verre, une glace. Les livres, les lettres, la robe de chambre glissaient sur le crin impersonnel des chaises comme des impertinences incongrues. Et c’était la lettre de Clarissa qui lui faisait voir tout cela. « Si ravie de l’avoir vu ! Il fallait qu’elle le lui dise. » Il replia le papier, le repoussa ; jamais il ne le relirait.

Pour que cette lettre arrivât à six heures, il avait fallu qu’elle s’assît et l’écrivît dès son départ. Il avait fallu mettre un timbre et envoyer quelqu’un à la poste. C’était, comme l’on dit, tout à fait elle. Elle avait été bouleversée par sa visite. Elle avait senti beaucoup de choses, avait, un moment, quand elle lui avait baisé la main, regretté, envié, s’était peut-être rappelé (il l’avait vu dans ses yeux) une chose qu’il avait dite : qu’ils transformeraient le monde si elle l’épousait, cela, peut-être, tandis qu’à présent c’était l’âge mûr, c’était la médiocrité ; puis elle s’était obligée, avec son indomptable vitalité, à écarter ces pensées. Car il y avait en elle un courant de vie dont la force, l’endurance, la puissance de vaincre et de conduire triomphalement au but étaient incomparables. Oui, mais la réaction était venue dès qu’il n’avait plus été dans la pièce. Elle avait été très affligée pour lui, avait cherché tout ce qu’elle pourrait faire au monde pour lui causer un plaisir (sauf la seule chose, toujours), et il la voyait, les joues couvertes de larmes, qui allait à sa table à écrire et traçait cette ligne qu’il trouverait pour l’accueillir : « Si ravie de vous avoir vu ! » Et elle était sincère.

Peter Walsh avait, à présent, délacé ses chaussures.

Mais cela n’aurait pas bien tourné, leur mariage. L’autre chose, après tout, arrivait d’une manière beaucoup plus naturelle.

C’était étrange ; c’était vrai ; beaucoup de gens le sentaient. Peter Walsh, qui avait tout juste réussi, qui avait exercé des fonctions moyennes convenablement, était aimé, mais on le trouvait un peu original, il se donnait des airs ; c’était étrange, qu’il eût, lui, surtout maintenant que ses cheveux étaient gris, un regard satisfait, le regard de quelqu’un qui ne dit pas tout. C’était cela qui le rendait attrayant aux yeux des femmes. Elles aimaient à sentir qu’il n’était pas complètement masculin. On sentait en lui un je ne sais quoi, quelque chose de caché. C’était peut-être qu’il aimait les livres, il ne venait jamais vous voir sans regarder le livre qui était sur votre table (il lisait en ce moment et ses lacets de souliers traînaient par terre), ou bien qu’il était un gentleman, ce qui se voyait à la manière dont il vidait sa pipe, dans ses façons aisées avec les femmes. Car – c’était charmant et ridicule – une jeune fille n’ayant pas un grain de bon sens pouvait faire de lui ce qu’elle voulait. À ses risques et périls, il est vrai, car, malgré son amabilité, sa gaieté, sa bonne éducation qui rendaient sa compagnie si séduisante, il ne se laissait aller que jusqu’à un certain point. Cette chose qu’elle avait dite ?… Oh ! il y voyait clair. Cela ? non, il ne l’admettait point. Puis il savait aussi tenir sa place dans de bruyantes compagnies d’hommes et se tenir les côtes comme un autre, devant une bonne plaisanterie. Il était en cuisine le meilleur juge de l’Inde. C’était un homme. Mais non pas ce genre d’hommes qu’il faut respecter, Dieu merci. Pas pareil au Major Simmons, par exemple ; pas du tout, pensait Daisy quand, malgré ses deux petits enfants, elle se mettait à les comparer.

Il ôta ses souliers. Il vida ses poches. Avec son canif sortit un instantané de Daisy sur la véranda, Daisy tout en blanc, avec un fox-terrier sur ses genoux, très brune, délicieuse, le meilleur portrait qu’il eût jamais vu d’elle. Et tout était si naturel, beaucoup plus qu’avec Clarissa. Pas d’embarras, pas d’ennui, pas de pose ni d’agitation. Une marche toute facile. Et la brune, l’adorable jeune femme de la véranda s’écriait (il l’entendait encore) : Mais bien sûr qu’elle ferait tout pour lui ! criait-elle (elle n’avait pas de modération), tout, tout, criait-elle, en courant à sa rencontre devant n’importe qui. Elle n’avait que vingt-quatre ans. Et elle avait deux enfants. Mon Dieu, mon Dieu !

C’était vraiment une aventure, à son âge. Et cela lui revenait, la nuit, quand il s’éveillait, très fortement. S’ils s’épousaient ! Pour lui ce serait très bien, mais pour elle ? Mrs Burgers, une bonne personne discrète à qui il s’était confié, pensait que son voyage en Angleterre, entrepris officiellement pour consulter son avoué, permettrait à Daisy de réfléchir encore, de bien penser à ce qu’elle allait faire. Ce qu’elle jouait, c’était sa situation, disait Mrs Burgers ; sa place dans la société, ses enfants. Dans quelques années, elle serait une veuve avec un passé, ou plus exactement une déclassée (vous savez, disait-elle, le genre de ces femmes qui traînent dans les faubourgs avec trop de rouge). Mais Peter Walsh ne prenait pas cela au sérieux. Il n’avait pas l’intention de mourir encore. En tout cas, c’était elle qui devait décider, elle qui devait juger, pensait-il, parcourant sa chambre en chaussettes, lissant sa chemise d’habit, car il irait peut-être à la soirée de Clarissa, ou peut-être dans un music-hall, ou peut-être ne sortirait-il pas et se mettrait-il à lire un livre passionnant écrit par quelqu’un qu’il avait connu à Oxford. Et s’il se décidait à prendre sa retraite, c’était ce qu’il ferait, il écrirait des livres. Il irait à Oxford et ferait des recherches à la Bodléienne. En vain, la brune, l’adorable jeune femme courait au bout de la terrasse ; en vain elle agitait la main ; en vain elle criait qu’elle se moquait bien de ce que les gens diraient. Le voilà, l’homme qui pour elle était le monde entier, le parfait gentleman, séduisant, distingué (qu’est-ce que l’âge !), marchant dans une chambre d’hôtel à Bloomsburry, se rasant, se lavant, continuant, comme il soulevait des brocs, posait des rasoirs, à fouiller dans la Bodléienne et à trouver la solution de deux ou trois petites questions qui l’intéressaient. Et il se mettrait à causer avec tous ceux qu’il rencontrerait, et peu à peu oublierait l’heure exacte du déjeuner, manquerait à ses rendez-vous, et quand Daisy voudrait un baiser, lui ferait une scène – c’était à prévoir – il n’y serait plus du tout, et cependant il l’aimait sincèrement. Bref, il vaudrait mieux sans doute, comme disait Mrs Burgers, qu’elle l’oubliât ou bien ne gardât de lui que ce souvenir d’août 1922 : une silhouette, au crépuscule, debout au croisement des routes, une silhouette qui diminue, tandis que roule et roule le dogcart qui l’emporte attachée au siège du fond, et cependant elle tend les bras en voyant la silhouette diminuer, disparaître, et crie qu’elle ferait tout, tout, tout au monde…

Il ne savait jamais ce que les gens pensaient. Se concentrer lui était de plus en plus difficile. Il devenait absorbé et préoccupé de ses affaires à lui, tantôt grognon, tantôt gai ; dépendant des femmes, distrait, maussade, de moins en moins capable (pensait-il en se rasant) de comprendre pourquoi Clarissa ne pourrait pas tout simplement leur trouver un appartement et être aimable pour Daisy, la présenter. Et alors, il pourrait juste – juste quoi faire ? juste flâner, planer (il était en ce moment occupé à trier des clefs, des papiers variés), à prendre et jouir, être seul, en somme, se suffisant à lui-même ; et cependant personne ne dépendait davantage des autres (il boutonna son gilet) ; ç’avait été sa perte. Vivre hors des fumoirs lui était impossible, il aimait les colonels, le golf, le bridge, et par-dessus tout la société des femmes, et la délicatesse de leur amitié, et leur fidélité, et leur audace, et leur grandeur dans l’amour, ce qui, malgré les inconvénients, lui semblait (voilà, sur le tas d’enveloppes, le joli visage brun de l’adorable jeune femme) tellement admirable, lui semblait une fleur splendide croissant au faîte de la vie, et cependant il ne pouvait s’y donner tout à fait, à cause de cette tendance à voir au-delà des choses (Clarissa avait sapé quelque chose en lui pour toujours) et à se fatiguer très facilement d’une tendresse muette et à désirer la variété dans l’amour ; cependant il serait furieux si Daisy aimait quelqu’un d’autre, furieux ! car il était jaloux, violemment jaloux de tempérament. Que de tortures il avait endurées ! Mais où étaient son canif, sa montre, son cachet, son carnet, et la lettre de Clarissa – il ne la relirait pas, mais la regarderait – et la photographie de Daisy ? Et maintenant à table.

Ils étaient en train de dîner.

Assis autour des petites tables décorées de vases de fleurs, en tenue du soir ou de ville, avec leurs plaids et leurs sacs posés à côté d’eux, avec leur air de fausse aisance, car ils n’étaient pas habitués à tant de plats pour dîner ; et d’assurance, car ils avaient de quoi payer ; et de fatigue, car ils avaient couru Londres toute la journée, achetant ou visitant ; et de curiosité naturelle, car ils regardaient autour d’eux et levèrent les yeux quand ce monsieur au visage sympathique, portant des lunettes de corne, entra ; avec leur bon naturel, car ils auraient été heureux de rendre n’importe quel petit service, – prêter un indicateur, donner un renseignement utile, et leur désir qui vibrait en eux, qui les tiraillait sourdement, d’établir quelque lien quand ce ne serait qu’un lien de naissance commun (Liverpool, par exemple) ou des amis du même nom ; avec leurs regards furtifs, leurs silences embarrassés, et leurs retraites soudaines dans le badinage familial et dans l’isolement, ils étaient en train de dîner quand Mr Walsh entra et prit place à une petite table à côté du rideau.

Ce n’était pas ce qu’il disait car, étant seul, il ne pouvait s’adresser qu’au maître d’hôtel ; c’était sa manière de regarder le menu, d’indiquer un vin particulier, de s’installer à table, de s’attaquer sérieusement, sans gloutonnerie, à son dîner, qui lui attira leur respect ; respect inexprimé pendant presque tout le repas, qui s’alluma à la table où les Morris étaient assis quand on entendit Mr Walsh dire à la fin du repas : « Poires Bartlett ». Pourquoi avait-il parlé d’un ton si modéré, ferme cependant, comme un homme qui aime la discipline et sait quels sont ses justes droits, ni le jeune Charles Morris, ni le vieux Charles, ni Miss Elaine, ni Mrs Morris n’auraient pu l’expliquer. Mais quand, seul, assis à sa table, il eut dit « Poires Bartlett », ils sentirent qu’il comptait sur leur soutien dans sa légitime demande, que sa cause devenait immédiatement la leur, et leurs yeux rencontrèrent les siens avec sympathie, et, lorsqu’ils arrivèrent tous ensemble au fumoir, une petite causerie était devenue inévitable.

Ce ne fut pas très profond : Londres était encombré, et avait changé en trente ans. Mrs Morris préférait Liverpool, Mrs Morris avait été à l’exposition de fleurs de Westminster et ils avaient tous vu le Prince de Galles. Cependant, pensa Peter Walsh, pas une famille au monde ne peut être comparée aux Morris ; pas une seule ; et leurs rapports entre eux sont parfaits, et ils se moquent bien des classes supérieures, et ils aiment ce qu’ils aiment, et Elaine étudie pour entrer dans l’affaire de la famille, et le fils a obtenu une bourse à Leeds, et la vieille dame (qui est à peu près de son âge) a trois autres enfants à la maison, et ils ont deux automobiles, mais Mr Morris ressemelle encore les bottines le dimanche : c’est superbe, c’est vraiment superbe, pensa Peter Walsh, qui debout, au milieu des chaises de cuir rouge et des cendriers, se balançait un peu d’arrière en avant, son verre à liqueur dans la main, très satisfait de lui-même, car les Morris l’aimaient. Oui, ils aimaient un homme qui avait dit « Poires Bartlett ». « Ils m’aiment », se disait-il.

Il irait à la soirée de Clarissa. (Les Morris quittaient la pièce, mais on se reverrait.) Il irait à la soirée de Clarissa parce qu’il voulait demander à Richard ce qu’ils étaient en train de faire dans l’Inde, ces abrutis de conservateurs. Et ce que l’on jouait ? et la musique… Oh ! oui, et simplement bavarder.

Car, voici la vérité sur notre moi, pensa-t-il, sur notre âme qui habite des mers profondes et navigue, comme un poisson, entre des choses ténébreuses, se faufile entre les troncs des algues géantes, traverse des espaces pointillés de soleil, et s’enfonce dans l’obscurité froide, profonde, impénétrable. Soudain, elle s’élance à la surface et bondit sur les vagues que le vent ride, ce qui veut dire qu’elle a un besoin réel de se frotter, de se nettoyer, de se réveiller, de bavarder. Qu’est-ce que le gouvernement – Richard Dalloway le saurait – compte faire dans l’Inde ?

Comme c’était une soirée très chaude et que les vendeurs de journaux passaient avec des placards où était écrit en énormes lettres rouges qu’il y avait une vague de chaleur, on avait mis des chaises d’osier sur les marches de l’hôtel, et là, sirotant, fumant, des messieurs, un par un, étaient assis. On aurait cru que le jour, le jour londonien, ne faisait que commencer. Comme une femme qui a enlevé sa robe de cretonne et son tablier blanc pour se parer d’une robe bleue et de perles, le jour changeait, dépouillait ses habits ordinaires, s’habillait de soie, changeait pour le soir, et avec le même soupir de satisfaction qu’une femme exhale en laissant tomber ses jupons sur le sol, lui aussi rejetait poussière, chaleur, couleur ; la rue devenait tranquille ; les automobiles, sonores, rapides, remplaçaient les camions encombrants et, çà et là, au milieu de l’épais feuillage des squares, une lumière intense était suspendue. J’abdique, semblait dire le soir qui pâlissait et s’effaçait au-dessus des toits et des faîtes – en dômes, en pointes – des hôtels, des immeubles et des magasins. Je m’efface, disait-il, je disparais, mais Londres ne l’entendait pas ainsi et, lançant ses baïonnettes dans le ciel, le retenait, le forçait à prendre part à ses réjouissances.

Car la grande révolution de l’heure d’été de Mr Willett s’était accomplie depuis le dernier voyage de Peter Walsh en Angleterre. Le soir prolongé était nouveau pour lui. Cela donnait plutôt de l’animation. En effet, comme les jeunes filles passaient, éperdument heureuses d’être libres, fières aussi, en silence, de fouler ce sol fameux, de la joie – une joie vulgaire, clinquante, peut-être, mais un ravissement tout de même – colorait leur visage. Elles s’habillaient bien aussi, des bas roses, de jolis souliers. Elles allaient avoir deux heures pour le cinéma. Elles étaient plus vives, plus affinées, dans la lumière bleu-jaune du soir ; et sur les branches, dans le square, brillait, blafard, livide – on l’aurait cru trempé dans de l’eau de mer – le feuillage d’une ville engloutie. Cette beauté l’émerveillait, le flattait aussi, car tandis que les Anglo-Indiens de retour à Londres (il en connaissait des quantités) se tenaient dans l’Oriental Club, et déclaraient bilieusement que le monde allait à sa ruine, le voici plus jeune que jamais, enviant aux jeunes gens leur temps d’été et le reste, et dans les paroles d’une jeune fille, dans le rire d’une femme de chambre – choses sans corps sur quoi on ne peut poser la main – reconnaissant le déplacement de toute la masse pyramidale que, dans sa jeunesse, il avait crue immuable. Sur le sommet on avait pressé – on avait pesé, sur les femmes surtout, comme ces fleurs que la tante Héléna de Clarissa pressait entre des feuilles de papier buvard gris, avec le dictionnaire Littré par-dessus, assise sous la lampe après le dîner. Elle était morte à présent. Il avait su, par Clarissa, qu’elle avait perdu un œil. On n’aurait pas pu trouver mieux, c’était un coup de maître de la nature d’avoir changé la vieille Miss Parry en verre ! Elle était morte comme un oiseau, par un jour de gel, agrippé à son perchoir. Elle appartenait à un autre âge, et si entière, si complète, elle se dresserait toujours à l’horizon, blanche comme la pierre, haute, comme un phare marquant une étape accomplie de cet aventureux, de ce long, long voyage, de cette interminable – il chercha de la monnaie pour acheter un journal et lire le compte rendu du match entre le Surrey et le Yorkshire (il avait tendu cette pièce des millions de fois) le Surrey était de nouveau battu – de cette interminable vie. Mais le cricket n’était pas un simple jeu, le cricket était une chose importante. Il lisait toujours les comptes rendus du cricket. Il lut d’abord les coups dans l’édition spéciale, puis l’article sur la chaleur, puis le récit d’un meurtre. Avoir fait les choses des millions de fois les enrichit, cependant l’on peut dire que cela enlève la surface. Le passé enrichit, et l’expérience, et aussi d’avoir aimé une ou deux personnes ; on acquiert alors le pouvoir que les jeunes n’ont pas, de couper court, de faire ce que l’on veut, de ne pas se soucier de ce que les gens disent et d’aller et de venir sans grandes espérances (il posa le journal sur la table et s’en alla), ce qui cependant (il chercha son chapeau et son pardessus) n’est pas tout à fait vrai de lui, pas ce soir, car, à son âge, le voilà qui part pour une soirée avec la certitude que quelque chose va lui arriver. Quelle chose ?

Des sensations de beauté, à tout le moins. Non pas la beauté fruste des yeux. Ce n’est pas la pure, la vraie beauté, Bedford place qui conduit dans Russel Square. Cela, c’est la rectitude, le vide, c’est la symétrie d’un corridor, mais il y a aussi des fenêtres allumées, un piano, un phonographe qui joue, une joie qui se dissimule, mais apparaît çà et là quand, à travers la fenêtre sans rideaux, la fenêtre ouverte, on voit des groupes assis autour d’une table, des jeunes gens qui font lentement le tour, des hommes et des femmes qui causent, des servantes désœuvrées qui regardent dans la rue (il faut entendre leurs réflexions !) des bas qui sèchent sur un rebord, un perroquet, des plantes. Attachante, mystérieuse, d’une richesse infinie est la vie ! Et dans le grand square où les cabs filent et tournent, si rapides, il y a des couples qui s’attardent, se caressent, s’enlacent sous l’averse des branches ; on s’attendrit et l’on passe discrètement, timidement – tant ils sont silencieux, absorbés – comme devant une cérémonie sacrée qu’il serait impie de troubler. C’est intéressant. Et cela continue dans l’éclat des lumières.

Son pardessus léger s’ouvrit sous le vent ; il s’avança de cette allure qui n’était qu’à lui, se pencha un peu en avant, partit d’un pas léger, les mains derrière le dos et les yeux ressemblant encore un peu à ceux d’un faucon ; il partit d’un pas léger à travers Londres, à travers Westminster, en regardant.

Tout le monde dînait donc en ville ? Ici, un valet de pied ouvrait une porte pour laisser passer une vieille dame à la démarche altière, portant des souliers à boucles et trois plumes d’autruche pourpres dans les cheveux. D’autres portes s’ouvraient devant des femmes enveloppées, comme des momies, dans leurs châles aux fleurs brillantes, des femmes nu-tête. Et dans ces quartiers comme il faut, où il y a des piliers de stuc dans les petits jardins en façade, légèrement emmitouflées, des peignes dans les cheveux (elles sont montées en courant pour voir les enfants), des femmes sortaient, des hommes les attendaient, le pardessus flottant, et le moteur démarrait. Tout le monde sortait. Avec ces portes ouvertes, avec la descente et le départ, on aurait cru que tout Londres s’embarquait sur de petits bateaux amarrés à la berge, dansant sur l’eau, et que toute la ville flottait en carnaval. Et sur Whitehall tout argenté patinaient, patinaient des araignées ; on sentait des moucherons autour des lampes à arc ; il faisait si chaud que les gens s’arrêtaient pour causer. Et voici, dans Westminster, un juge retraité sans doute, assis carrément à la porte de sa maison, habillé tout en blanc. Un Anglo-Indien, sans doute.

Ici, c’est le chahut d’une rixe de femmes, de femmes ivres ; ici, il n’y a qu’un policeman et des maisons énormes, de hautes maisons, des maisons à dômes, des églises, des parlements, et la sirène d’un vapeur sur le fleuve, un cri sourd, embrumé. Mais c’était sa rue, celle-ci, celle de Clarissa ; des voitures, à toute vitesse, tournaient le coin, comme de l’eau autour des piliers d’un pont, toutes attirées, pensa-t-il, parce que les gens qu’elles conduisaient allaient à sa soirée, à la soirée de Clarissa.

Le froid courant des impressions visuelles cessa alors, comme si l’œil était une coupe qui débordait et laissait sans y prendre garde le trop-plein couler le long de ses murs de porcelaine. Maintenant le cerveau s’éveille. Maintenant le corps se raidit. Et il entra dans la maison, la maison illuminée, dont la porte était ouverte, devant laquelle les automobiles s’arrêtaient et les femmes brillantes descendaient ; l’âme doit se préparer pour souffrir. Il ouvrit la grosse lame de son canif.

 

Lucy arriva en dégringolant l’escalier. Elle était entrée au salon un instant à peine pour lisser un napperon, remettre une chaise à sa place, jeter un regard admiratif et se dire qu’on penserait que c’était vraiment propre, brillant, bien tenu quand on verrait les beaux objets d’argent, les chenets de cuivre, les tapisseries neuves des chaises, les rideaux de perse jaune. Mais voilà un bruit de voix, le dîner est terminé, on remonte, il faut se sauver.

« Il paraît que le Premier Ministre viendra », s’écria Agnès ; elle l’avait entendu annoncer dans la salle à manger, dit-elle en entrant avec un plateau de verres. Un Premier Ministre ! que voulez-vous que cela fasse à Mrs Walcker, que le Premier Ministre vienne ou ne vienne pas ! Que voulez-vous que cela lui fasse à cette heure de la nuit, quand, autour d’elle, assiettes, saucières, passoires, poêles à frire, aspics de poulets, sorbetières, croûtons, citrons, soupières, plats à pudding s’entassent, s’entassent – et pourtant on lave dur à l’office – sur la table, sur les chaises autour d’elle… Le feu gronde, rugit, l’électricité brille. Et il y a encore le souper à servir. Non vraiment, que le Premier Ministre vienne ou ne vienne pas, cela ne fait rien du tout à Mrs Walcker.

Voilà les dames qui montent, dit Lucy, elles montent une à une, Mrs Dalloway la dernière, envoyant, comme presque toujours, un message à la cuisine : « Mes compliments à Mrs Walcker », par exemple. Demain matin on reparlera du dîner, le potage, le saumon… Le saumon – Mrs Walcker le savait bien – était comme d’habitude trop peu cuit, elle le confiait à Jenny, car elle n’était pas tranquille pour l’entremets – aussi le saumon était toujours trop peu cuit. Mais une dame blonde qui portait des bijoux d’argent, avait demandé, racontait Lucy, si l’entrée avait vraiment été faite à la maison. N’importe, c’était le saumon qui contrariait Mrs Walcker, elle y pensait au milieu du tourbillon des plats, en attisant le feu, en diminuant le feu. De la salle à manger vint un éclat de rire… une voix… d’autres rires : les messieurs s’amusent après le départ des dames : « Le tokay, dit Lucy qui entra en courant, le tokay des caves de l’empereur, le tokay impérial, Mr Dalloway l’a envoyé chercher. »

On le porta à travers la cuisine. Par-dessus son épaule Lucy raconta que Miss Élisabeth était ravissante dans sa robe rose, avec le collier que Mr Dalloway lui avait donné. Elle ne pouvait la quitter des yeux. Que Jenny n’oublie pas le chien, le fox-terrier de Miss Élisabeth qu’il a fallu enfermer, puisqu’il mord, et qui, peut-être, Miss Élisabeth le craint, a besoin de quelque chose. Que Jenny n’oublie pas le chien ! Mais Jenny n’allait pas monter avec tout ce monde dans la maison ! Une automobile à la porte ! Déjà ! On sonne – et les messieurs boivent encore le tokay dans la salle à manger !

On montait l’escalier. C’était la première personne qui arrivait – et on allait arriver de plus en plus vite ; aussi Mrs Parkinson (extra pour soirées) laissa la porte du hall entrouverte et le hall fut bientôt plein de messieurs qui attendaient, debout en lissant leurs cheveux, tandis que les dames enlevaient leurs manteaux dans la chambre le long du couloir où, pour les aider, se tenait Mrs Barnett ; la vieille Ellen Barnett, qui avait été quarante ans dans la famille, qui venait tous les étés pour aider les dames et se souvenait bien des mères quand elles étaient jeunes filles ! La vieille Ellen Barnett qui était si modeste, et donnait tout de même des poignées de main, qui disait « milady » si respectueusement et avait pourtant un air très gai en regardant les jeunes filles, qui aida avec tant de discrétion Lady Lovejoy à réparer un petit accident à sa combinaison. Et elles comprirent, Lady Lovejoy et Miss Alice, que c’était un privilège qu’on leur accordait quand Mrs Barnett leur donna une brosse et un peigne, car elles connaissaient Mrs Barnett « depuis trente ans, milady ». « Les jeunes filles ne se mettaient pas de rouge autrefois, à Bourton, dit Lady Lovejoy. – Mais Miss Alice n’a pas besoin de rouge », dit Mrs Barnett en la regardant affectueusement. Puis Mrs Barnett s’assit dans le vestiaire, tapotant les fourrures, lissant les châles espagnols, rangeant la coiffeuse, et sachant parfaitement, en dépit des fourrures et des broderies, reconnaître les vraies ladies et celles qui ne l’étaient pas. « Quelle drôle de bonne femme, dit Lady Lovejoy, en montant l’escalier, la vieille nourrice de Clarissa ! »

Et puis Lady Lovejoy se redressa. « Lady et Miss Lovejoy », dit-elle à Mr Wilkins (extra pour soirées). Avec quel style admirable il s’inclinait, se redressait et annonçait avec une impartialité absolue : « Lady et Miss Lovejoy. Sir John et Lady Needham… Miss Weld… Mr Walsh ». Quel style admirable ! Sa vie de famille devait être irréprochable, si toutefois il était possible que cet être aux lèvres verdâtres et aux joues rasées ait pu commettre l’erreur de s’embarrasser d’enfants.

« Quel plaisir de vous voir ! » disait Clarissa. Elle le disait à tout le monde. « Quel plaisir de vous voir ! » Affable, pas sincère, elle était dans son pire moment. C’était une grande erreur d’être venu. Il aurait dû rester chez lui et lire son livre, pensa Peter Walsh ; il aurait dû aller dans un music-hall ; il aurait dû rester chez lui, car il ne connaissait personne.

« Oh mon Dieu ! cela va être un four, un four noir ! » se dit Clarissa toute frémissante, tandis que le vieux Lord Lexham s’arrêtait pour excuser sa femme qui avait pris froid à la garden-party de Buckingham Palace. Du coin de l’œil, elle apercevait Peter, dans l’angle de la pièce. Il la critiquait certainement. Pourquoi, aussi, se lançait-elle dans ces aventures ? Elle cherchait le succès, les sommets, voulait traverser les flammes. Eh bien, que les flammes la consument, la réduisent en cendres ! Tout, tout, une excentricité, un scandale, plutôt que de s’en aller effacée, frôlant les murs, comme une Ellie Henderson. Peter – et c’était vraiment incroyable – la jetait dans ces états seulement parce qu’il était là, dans ce coin. Alors, elle se voyait elle-même comme elle était, exagérée. C’était idiot. Pourquoi venait-il, s’il ne faisait que critiquer ? Pourquoi toujours prendre, ne jamais donner ? Pourquoi ne pas hasarder son petit point de vue personnel ? Bon, il quittait son coin. Elle voudrait aller lui parler, mais ne le pourrait pas. C’est cela la vie, humiliation, renoncement. Et Lord Lexham lui disait que sa femme n’avait pas voulu mettre de fourrures à la garden-party parce que « chère amie, vous êtes toutes les mêmes ! » Mais Lady Lexham avait au moins soixante-quinze ans ! C’était délicieux de les voir se dorloter l’un l’autre, ces vieux époux. Elle l’aimait, le vieux Lord Lexham. Et sa soirée était une chose qui avait de l’importance, et elle se sentait malade à la pensée que tout allait mal, que ce serait un four. N’importe quoi, une explosion, un affront, plutôt que de voir errer sans but ou rester comme un paquet dans un coin, Ellie Henderson qui ne prenait même pas la peine de se tenir droite !

Doucement le rideau jaune, avec tous ses oiseaux de paradis, se gonfla, et il y eut comme un vol d’ailes, tout droit, dans la pièce ; puis il se recreusa, car les fenêtres étaient ouvertes. « Y a-t-il un courant d’air ? » se demanda Ellie Henderson qui était sujette aux rhumes. Mais tant pis si elle éternuait demain ; ses rhumes ne descendaient jamais sur la poitrine, jamais. C’était aux jeunes filles avec leurs épaules nues, qu’elle pensait, car son vieux père infirme, autrefois vicaire à Bourton (mais il était mort), l’avait habituée à penser aux autres. C’étaient les jeunes filles avec leurs épaules nues, qui l’inquiétaient. Elle-même avait toujours été une créature de rien du tout avec sa pauvre chevelure et son profil maigre. Pourtant, à cinquante ans passés, un pâle rayon commençait à briller en elle, quelque chose de purifié par des années d’abnégation jusqu’à devenir visible, mais obscurci continuellement par sa frayeur – elle n’avait qu’un revenu de trois cents livres – sa misère décente, sa situation désarmée – elle était incapable de gagner un sou. Aussi elle était timide et chaque année il lui devenait plus difficile de fréquenter les gens élégants dont c’était la vie tous les soirs de la saison, qui n’avaient qu’à dire à leurs femmes de chambre : « Je mettrai telle robe » ; tandis qu’Ellie Henderson, très agitée, courait acheter des fleurs roses bon marché, une demi-douzaine, et jetait un châle sur sa vieille robe noire. Car l’invitation à la soirée de Clarissa était venue au dernier moment. Elle n’était pas très contente. Peut-être que Clarissa ne tenait pas à l’inviter cette année-ci.

Pourquoi l’aurait-elle invitée ? Vraiment, il n’y avait pas de raison, si ce n’est qu’elles s’étaient toujours connues. Elles étaient même cousines. Mais, naturellement, chacune était allée de son côté : Clarissa était si recherchée. Aller à la soirée était pour Ellie un événement. Voir les jolies robes, quel plaisir ! Et là-bas, n’est-ce pas Élisabeth en robe rose, coiffée à la mode, si grande ? pourtant elle ne peut pas avoir plus de dix-sept ans. Elle est très belle. Mais les jeunes filles, quand elles font leur entrée dans le monde, ne semblent pas porter du blanc comme autrefois. (Il fallait qu’elle se souvienne de tout pour le raconter à Édith.) Les jeunes filles portent des robes droites, extrêmement ajustées, la jupe bien au-dessus des chevilles. Ce n’est pas seyant, pensa-t-elle.

Et, parce qu’elle était myope, Ellie Henderson tendait un peu le cou. Elle n’était pas ennuyée de n’avoir personne à qui parler (elle connaissait si peu de monde), car tous ces gens, des hommes politiques sans doute, des amis de Richard Dalloway, étaient intéressants à regarder. Mais ce fut Richard qui sentit qu’il ne pouvait pas laisser la pauvre fille seule pendant toute la soirée.

« Eh bien, Ellie, comment cela va-t-il ? » dit-il à sa manière bon enfant, et Ellie Henderson, nerveuse, rougissante, pensant qu’il était vraiment aimable de venir lui parler, dit que beaucoup de personnes souffraient vraiment plus de la chaleur que du froid.

« C’est vrai, dit Richard Dalloway, c’est vrai. »

Mais que dire de plus ?

« Hello, Richard ! » dit quelqu’un en le prenant par le coude. Eh, mon Dieu, c’était le vieux Peter, le vieux Peter Walsh ! Il était ravi de le revoir, enchanté de le voir ! Il n’avait pas changé du tout. Et les voilà qui se mettent à marcher dans la pièce, se donnant l’un à l’autre de petites tapes, comme s’ils ne s’étaient pas vus depuis longtemps, pensa Ellie Henderson qui les regarda s’en aller, certaine qu’elle connaissait le visage de cet homme. Un homme grand, d’âge moyen, avec d’assez beaux yeux, brun, portant des lunettes, ayant quelque chose de John Burrows. Édith saurait certainement.

Le rideau, avec son vol d’oiseaux de paradis, se gonfla de nouveau. Et Clarissa vit, elle vit Ralph Lyon le rabattre et continuer à parler. Ainsi ce n’était pas raté, après tout ! Cela irait très bien maintenant, sa soirée. C’était commencé. C’était en train. Mais tout ne tenait encore qu’à un fil. Il fallait qu’elle restât là encore. Un flot de gens arrivait.

Colonel et Mrs Gaxod… Mr Hugh Whitbread… Mr Bowley… Mrs Hilbery… Lady Mary Maddox… Mr Quin… entonnait Wilkins. Elle échangeait cinq ou six mots avec chacun, et on passait, on passait dans les salons ; dans quelque chose de réel, puisque Ralph Lyon avait rabattu le rideau.

Mais pour elle, c’était trop d’effort. Elle n’avait pas de plaisir. Une autre personne, n’importe qui, aurait pu se tenir là – faire tout aussi bien. Pourtant c’était bien un peu admirable – pensait-elle : elle avait fait que cela fût. C’était une étape, ce poste avec lequel elle se confondait, car, chose étrange, elle avait tout à fait oublié quel air elle pouvait avoir et croyait être un piquet planté au sommet de l’escalier. Chaque fois qu’elle donnait une soirée, il lui semblait ainsi qu’elle n’était plus elle-même, que chacun était irréel par un côté, beaucoup plus réel par un autre. Sans doute, pensait-elle, c’est un peu à cause des vêtements, un peu parce qu’on a quitté ses manières habituelles et aussi à cause du décor. On peut dire des choses qu’on ne dirait jamais autrement, des choses qui demandent un effort, des choses beaucoup plus profondes. Mais pour elle, non. Au moins pas encore.

« Quel plaisir de vous voir ! » dit-elle. Cher sir Harry ! Il connaissait tout le monde.

C’était étrange, cette impression que l’on avait en les voyant monter l’escalier, les uns après les autres, Mrs Mount et Celia, Herbert Ainsty, Mrs Dakers et – oh ! – Lady Bruton !

« Comme c’est aimable à vous de venir ! » dit-elle. Elle le pensait. Drôle de chose de les sentir passer, passer devant elle, les uns très vieux, d’autres…

Quel nom ? Lady Rosseter ? Qui peut bien être Lady Rosseter ?

« Clarissa ! » cette voix ! C’était Sally Seton ! après tant d’années ! Elle surgissait à travers un brouillard. Car elle n’avait pas du tout cet air-là, Sally Seton, lorsque Clarissa étreignait le broc d’eau chaude. « Elle est sous ce toit ! sous ce toit ! » Non pas cet air-là.

Bousculés, embarrassés, rieurs, les mots se précipitèrent : « À Londres, en passant… entendu dire à Clara Haydon… Quelle chance de vous voir ! Aussi j’arrive sans invitation… »

Posez le broc d’eau chaude très tranquillement : son charme l’a quittée. Et pourtant, c’est extraordinaire de la voir de nouveau, plus âgée, plus heureuse, moins charmante. Elles s’embrassèrent, sur une joue d’abord, puis sur l’autre, devant la porte, et Clarissa se retourna, la main de Sally dans la sienne, vit les salons pleins, entendit le bruit des voix, aperçut les candélabres, les rideaux gonflés et les roses que Richard lui avait données.

« J’ai cinq grands garçons », dit Sally.

Elle avait l’égoïsme le plus naturel, le désir le plus naturel qu’on pensât toujours à elle d’abord, et Clarissa l’aimait pour être restée ainsi. « Je ne peux pas le croire ! » s’écria-t-elle, tout excitée de plaisir à la pensée du passé.

Mais, hélas ! Wilkins, Wilkins la réclamait. Wilkins proférait – avec une impérieuse autorité, comme si toute la société devait être admonestée et l’hôtesse arrachée à la frivolité – un nom.

« Le Premier Ministre ! » dit Peter Walsh.

Le Premier Ministre ? Lui, vraiment ? Ellie Henderson fut émerveillée. Voilà une chose à raconter à Édith.

Ne vous moquez pas de lui : il est si ordinaire, ce pauvre homme chamarré d’or. Mettez-le dans une boutique et achetez-lui de l’épicerie. Mais, quand il fit le tour des salons avec Clarissa, puis avec Richard qui l’escortèrent, il fallut reconnaître qu’il le fit très bien. Il essayait d’avoir l’air de quelqu’un. Il était amusant à voir. Personne ne le regardait. On continuait à causer, et cependant chacun, c’était visible, sentait, dans toutes ses fibres, la majesté de cet homme qui passait, symbole de ce qu’ils représentaient tous, de la société anglaise. La vieille Lady Bruton, elle aussi très belle, très imposante dans ses dentelles, fendit les groupes, se retira avec lui dans une petite pièce qui fut immédiatement surveillée, gardée, et une sorte de frémissement, d’émoi, parcourut les salons : le Premier Ministre !

« Mon Dieu, mon Dieu, le snobisme des Anglais ! pensa Peter dans son coin. Comme ils aiment se vêtir de broderies d’or et faire des courbettes. Tiens, on dirait – ma parole, c’est lui – Hugh Whitbread, flairant les abords des grands, un peu plus gras, un peu blanc, Hugh l’admirable ! Il a toujours l’air d’être de service, comme s’il était un être privilégié, mystérieux, prêt à défendre jusqu’à la mort des tas de secrets, qui pourtant ne sont que de petits potins appris d’un valet de pied de la Cour et que tous les journaux publieront demain. Voilà ses marottes, ses hochets, et, en s’en amusant ainsi, il a blanchi, il a atteint le seuil de la vieillesse, respecté de tous ceux qui ont le grand honneur de connaître ce beau spécimen des collèges anglais. »

Voilà les choses qu’on imaginait en pensant à Hugh ; c’était sa manière, la manière de ces lettres admirables que Peter avait lues à des milliers de milles, de l’autre côté de la mer, dans le Times. Il avait alors remercié Dieu d’être loin de cette odieuse potinière, quand ce n’aurait été que pour entendre les singes qui jacassaient et les coolies qui battaient leurs femmes. Obséquieux, un jeune étudiant au teint olivâtre se tenait près de lui. Celui-là, il le protégerait, l’initierait, lui apprendrait à faire son chemin. Car c’était ce qu’il aimait le mieux, rendre service, faire tressaillir de joie les vieilles dames en pensant à elles, alors qu’elles se croyaient complètement oubliées dans leur grand âge, leurs misères ; mais voici le cher Hugh qui survient et qui passe une heure à parler du passé, à évoquer des bagatelles, à louer le cake fait à la maison, mais Hugh pouvait manger du cake avec des duchesses tous les jours de sa vie ; et on se disait, en le regardant, qu’il devait passer beaucoup de temps à cette agréable occupation. Le Grand Juge, le Grand Miséricordieux l’excusait peut-être. Peter Walsh n’avait pas de pitié. Il faut qu’il y ait des méchants, et les coquins qui sont pendus pour avoir fracassé la cervelle d’une jeune fille dans un train font moins de mal dans l’ensemble qu’Hugh Whitbread et ses semblables. Voyez-le maintenant, sur la pointe des pieds, qui s’avance en dansant, qui se confond en révérences, devant le Premier Ministre et Lady Bruton. Il annonce au monde entier qu’il a le privilège de dire quelque chose, quelque chose, en particulier, à Lady Bruton. Elle s’arrête. Elle secoue sa belle tête âgée. Elle le remercie sans doute de quelque acte de servilité, car elle a ses satellites, de petits employés de ministères qui s’évertuent à faire aboutir de petites affaires pour elle ; en remerciement de quoi, elle leur donne à déjeuner. Mais elle vient du XVIIIe siècle. Il n’y a rien à dire.

Clarissa escortait le Premier Ministre, pimpante, étincelante, dans la majesté de ses cheveux gris. Elle portait des boucles d’oreilles et une robe de sirène vert-argent. Elle semblait danser sur les vagues, tresser ses cheveux ; elle possédait ce don : être, exister, tout réunir dans le moment où elle passait ; elle se retournait, accrochait son écharpe à la robe d’une autre femme, la détachait, riait, toujours avec la plus parfaite aisance, et l’air d’une créature flottant dans son élément. Mais l’âge l’avait touchée ; de même, une sirène voit, dans son miroir, le soleil se coucher, sur les vagues, dans un soir très clair. Il y avait en elle un souffle de tendresse : sa sévérité, sa pruderie, sa raideur étaient tout échauffées à présent ; il y avait en elle, quand elle dit adieu au gros homme aux broderies d’or (que Dieu le garde !) qui faisait de son mieux pour avoir l’air important, une dignité inexprimable, une cordialité délicieuse comme si, ayant atteint le bord, l’extrémité des choses, elle souhaitait du bien au monde entier et prenait congé. C’était l’impression qu’elle lui donna – sans qu’il fût amoureux.

« Le Premier Ministre a été vraiment aimable de venir », pensa Clarissa. En le reconduisant à travers les salons, devant Sally, devant Peter, devant Richard qui était très content, devant tous ces gens un peu disposés peut-être à l’envie, elle avait senti la griserie de ce moment – le cœur dilaté, dressé, soulevé, palpitant. Oui, mais c’était les autres qui sentaient ainsi, car, tout en les aimant, ces triomphes (voilà son vieil ami Peter qui la trouve si brillante), et leur éclat, et l’excitation qu’ils donnent, elle en sentait aussi le creux, le faux-semblant ; parce qu’elle vieillissait peut-être, elle n’y trouvait plus la joie d’autrefois. Et, comme le Premier Ministre descendait l’escalier, le cadre doré de la petite fille au manchon fit, brusquement, devant elle, surgir Kilman, son ennemie Kilman. Cela, c’était satisfaisant, c’était réel. Elle la détestait, cette femme rageuse, hypocrite, corrompue, cette femme dangereuse qui avait séduit Élisabeth, qui s’insinuait pour voler, pour souiller. (Quelle sottise ! dirait Richard.) Elle la détestait, oui, mais elle y tenait. Des ennemis, on en a besoin ; on n’a pas besoin d’amis – ni de Mrs Durrant et Clara, ni de Sir William ni de Lady Bradshaw, Miss Truelock ou Eleanor Gibson qu’elle voyait monter l’escalier. Qu’ils la cherchent, s’ils veulent la voir. Elle se doit à la soirée.

Voilà son vieil ami Sir Harry.

« Cher Sir Harry ! » dit-elle, en s’avançant vers le beau vieillard qui avait produit plus de mauvais tableaux à lui seul que deux académiciens de St. John’s Wood. (Il peignait toujours des moutons qui pataugeaient, dans une mare, au soleil couchant. Quelquefois, car il avait un certain sens du geste, ces animaux, en levant une patte de devant, en secouant leurs cornes représentaient « l’Approche de l’Étranger ». Toute son existence, dîners en ville, courses, était bâtie sur des moutons pataugeant, au soleil couchant, dans une mare.)

« De quoi riez-vous ? » lui demanda-t-elle. Car, Willie Titcomb, Sir Harry et Herbert Ainsty riaient tous les trois. Mais Sir Harry ne pouvait pas raconter à Clarissa (si parfaite dans son type – il la menaçait de faire son portrait) ses histoires de music-hall. Il la taquina sur sa soirée. Pas de brandy ! Une société au-dessus de lui ! Il avait de l’amitié pour elle, mais c’était dommage qu’avec cette maudite distinction, cette éducation de grand monde, il fût impossible de demander à Clarissa Dalloway de s’asseoir sur ses genoux. Et voilà, qu’attirée par la chaleur du rire – cette histoire du Duc et de la Lady ! – comme on tend ses mains à la flamme, de l’autre bout de la pièce, la vieille Mrs Hilbery, ce feu follet errant, cette vague phosphorescence, arriva, et parut soulagée d’une angoisse qui la prenait le matin, quand elle s’éveillait de bonne heure, ne voulait pas appeler sa femme de chambre pour avoir une tasse de thé et se rappelait qu’il faut, inévitablement, mourir.

« Ils ne veulent pas nous raconter leurs histoires », dit Clarissa.

« Chère Clarissa, s’écria Mrs Hilbery. Vous me rappelez tellement votre mère quand je l’ai vue pour la première fois, avec un chapeau gris, marchant dans un jardin ! »

Et les yeux de Clarissa se remplirent de larmes. Sa mère, marchant dans un jardin ! Mais, hélas ! elle ne pouvait pas rester.

Car le professeur Brierley, qui faisait des conférences sur Milton, parlait au petit Jim Hutton (Jim Hutton, dans une soirée aussi brillante, avait comme toujours une cravate de travers et des cheveux hérissés) et même de loin, elle les voyait se disputer. Car le professeur Brierley était un très singulier personnage. Malgré tant de diplômes, de distinctions, de chaires qui le séparaient des écrivailleurs, il flairait immédiatement les atmosphères défavorables au singulier composé qu’il était : savoir prodigieux, timidité, charme hivernal sans cordialité, innocence mêlée de snobisme ; et quand les cheveux mal peignés d’une femme ou les souliers d’un jeune homme lui révélaient ce monde inférieur – oh ! très estimable évidemment – de révoltés, de jeunes gens ardents, de futurs génies, il frémissait et insistait avec un léger hochement de tête et en reniflant – Humph ! – sur l’importance de la modération et d’une légère connaissance des classiques afin d’arriver à comprendre Milton. Le professeur Brierley (Clarissa le vit bien) ne s’accordait pas sur Milton avec le petit Jim Hutton (qui avait des chaussettes rouges, la paire de noires étant au blanchissage). Elle les interrompit.

Elle dit qu’elle adorait Bach. Hutton aussi. C’était un lien, et Hutton (un très mauvais poète) trouvait que de toutes les femmes du monde qui s’intéressaient aux arts, il n’y en avait pas une qu’on pût comparer à Mrs Dalloway. C’était singulier qu’elle fût si stricte. En musique elle était absolument impersonnelle. Elle était même poseuse, mais quelle charmante femme ! Elle rendait sa maison si agréable, malgré ses professeurs. Clarissa avait presque envie de l’enlever et de l’installer au piano dans le salon du fond. Car il jouait divinement.

« Mais le bruit ! dit-elle, le bruit.

– Le signe d’une soirée réussie. »

Saluant poliment, le professeur s’éloigna à petits pas.

« Il sait tout ce qu’on peut savoir sur Milton, dit Clarissa.

– Vraiment ? » dit Hutton. À Hampstead, il ferait des imitations du professeur : le professeur parlant de Milton, le professeur parlant de la modération, le professeur s’éloignant à petits pas.

« Il faut que je parle à ce couple, dit Clarissa, Lord Gayton et Nancy Blow ! »

Au bruit de la soirée, eux n’ajoutaient rien. Ils ne parlaient pas – ou si bas – debout près des rideaux jaunes. Ils partiraient bientôt ensemble, et n’avaient jamais eu beaucoup à dire en aucune circonstance. Ils regardaient ; c’était tout. C’était assez. Ils avaient l’air si nets, si sains, elle, avec le velouté de pêche que lui donnait son fard, mais lui, frotté, rincé, avec des yeux d’oiseau, tel qu’une balle n’aurait pu le dépasser ni un coup le surprendre. Il savait frapper, bondir, exactement, au moment précis. Les poneys frémissaient au bout de ses rênes. Dans son pays, il possédait des monuments ancestraux, des bannières suspendues, dans l’église ; il avait des devoirs à accomplir, ses tenanciers, sa mère et ses sœurs. Il avait passé toute la journée à Lords et c’était de cela qu’ils parlaient – de cricket, de cousins, de cinéma – quand Mrs Dalloway survint. Lord Gayton l’aimait beaucoup. Miss Blow aussi. Elle avait de si charmantes manières.

« Vous êtes des amours, vous êtes des anges d’être venus », dit-elle. Elle adorait Lords, elle adorait la jeunesse, et Nancy était habillée à grands frais par les plus grands artistes de Paris, et on aurait cru, ce soir, que de son corps avait poussé, tout simplement, une frange verte.

« J’aurais voulu faire danser », dit Clarissa.

Car les jeunes gens ne savent pas causer. À quoi causer leur servirait-il ? Se lever à l’aube, porter du sucre aux poneys, choyer leurs adorables pékinois, s’interpeller, lancer des balles, et puis, tout vibrants, tout ruisselants, plonger, nager… Mais les richesses immenses de la langue anglaise, le pouvoir qu’elle donne, en somme, de faire partager les sentiments (à leur âge elle aurait passé toute la soirée à discuter avec Peter), cela n’était pas pour eux. Ils s’engourdiraient jeunes. On devinait qu’ils seraient très bons, plus tard, avec leurs gens sur leurs terres, mais, pris seuls, plutôt ennuyeux.

« Quel dommage ! dit-elle. J’avais espéré faire danser. »

Ils avaient été si aimables de venir. Mais parler de danser ! Les salons étaient bondés.

Voilà la vieille tante Héléna avec son châle. Hélas ! il fallait qu’elle les laisse, Lord Gayton et Nancy Blow. Voilà la vieille Miss Parry, sa tante.

Car Miss Héléna Parry n’était pas morte. Miss Parry était bien vivante. Elle avait plus de quatre-vingts ans. Elle montait les escaliers avec une canne, lentement. On l’installa dans un fauteuil. (Richard s’en était occupé.) Les gens qui avaient visité la Birmanie vers 1870 lui étaient toujours amenés. Où était parti Peter ? Ils avaient été si bons amis. Dès qu’on parlait de l’Inde ou même de Ceylan, ses yeux (l’un était de verre) devenaient lentement profonds, devenaient bleus, contemplaient non pas des êtres humains – elle n’avait pas de souvenirs tendres, pas de grandes illusions sur les vice-rois, les généraux, les révoltés – mais des orchidées, des cimes solitaires, des passes de montagnes, où elle voyageait portée sur le dos des coolies, vers 1860, et descendait pour déraciner les orchidées (une floraison étonnante qu’on n’avait encore jamais vue) qu’elle peignait à l’aquarelle ; indomptable Anglaise que la guerre, en lançant une bombe à sa porte, avait seule distraite de sa profonde méditation sur les orchidées et sur la jeune femme qui voyageait vers 1860, dans l’Inde. Mais voilà Peter.

« Venez parler de la Birmanie à tante Héléna », dit Clarissa.

Et de tout le soir, il n’avait pas causé avec elle.

« Nous causerons plus tard », dit Clarissa, en le conduisant à tante Héléna.

« Peter Walsh », dit Clarissa.

Elle ne se souvint pas.

Clarissa l’avait invitée. C’était fatigant, c’était bruyant, mais Clarissa l’avait invitée. Elle était venue. Ils avaient tort de vivre à Londres, Richard et Clarissa. Pour la santé de Clarissa, il aurait mieux valu la campagne. Mais Clarissa avait toujours aimé le monde.

« Il est allé en Birmanie », dit Clarissa.

Impossible de ne pas rappeler ce que Charles Darwin avait dit de son petit livre sur les orchidées de Birmanie !

Clarissa les quitta pour aller parler à Lady Bruton.

Il était oublié sans doute, son livre sur les orchidées de Birmanie, mais il avait eu trois éditions, avant 1870, dit-elle à Peter. Elle se souvenait bien de lui maintenant. Il venait à Bourton (et Peter Walsh se rappela l’avoir quittée, sans rien dire, dans le salon, cette nuit où Clarissa lui avait demandé de venir canoter).

« Richard a été si content de luncher avec vous, dit Clarissa à Lady Bruton.

– Richard m’a été d’un très grand secours, répliqua Lady Bruton. Il m’a aidée à faire une lettre. Et comment allez-vous ?

– Admirablement ! dit Clarissa. (Lady Bruton détestait la maladie chez les femmes des hommes politiques.)

– Et voilà Peter Walsh », dit Lady Bruton. Elle ne pouvait jamais trouver quelque chose à dire à Clarissa. Elle l’aimait pourtant, lui reconnaissait beaucoup de belles qualités, mais elles n’avaient rien de commun. Richard aurait mieux fait d’épouser une femme moins charmante, qui l’aurait aidé davantage dans sa carrière. Il avait perdu l’occasion de faire partie du Cabinet. « Voilà Peter Walsh ! » dit-elle en serrant la main de ce mauvais sujet, de cet aimable garçon, de cet homme plein de dons qui aurait pu faire son chemin – sans ces histoires de femmes ! Et la vieille Miss Parry ! Vieille dame étonnante !

Lady Bruton, drapée de noir, comme un grenadier dans une cérémonie funèbre, se tenait debout à côté du fauteuil de Miss Parry. Elle invita Peter Walsh à déjeuner. Cordiale, elle n’avait pas de conversation inutile, ne se rappelait rien du tout sur la faune et la flore de l’Inde. Oui, elle a été là-bas : elle y a connu trois vice-rois – certains fonctionnaires civils sont tout à fait remarquables. Mais l’état actuel de l’Inde ! Quelle tragédie ! Le Premier Ministre vient de lui dire… (Que pouvait bien faire à Miss Parry, emmitouflée dans son châle, ce que le Premier Ministre venait de dire ?) Mais Peter Walsh arrive du centre des choses. Lady Bruton voudrait savoir ce qu’il pense. Elle lui fera rencontrer Sir Sampson. En vérité, cela l’empêche de dormir, cette folie, et elle peut le dire, puisqu’elle est la fille d’un soldat, cette erreur coupable. Voilà qu’elle n’est plus qu’une vieille femme, à présent, pas bonne à grand-chose – mais sa maison, ses domestiques, sa bonne amie Milly Brush – Peter s’en souvient-il ? – sont à sa disposition, s’ils peuvent être utiles. Elle n’étalait pas son patriotisme, mais ce cher, cher pays, cette île humaine, bien qu’elle n’eût pas lu Shakespeare, elle l’avait dans le sang, et si jamais avait existé une femme qui pût porter le casque, lancer la flèche, conduire des troupes à l’attaque, gouverner avec une justice incorruptible des hordes barbares, et reposer ensuite sous un bouclier, dans une église, ou bien sous un tertre de gazon vert, sur une colline préhistorique, cette femme était Millicent Bruton. Elle manquait de logique, elle n’était pas capable d’écrire une lettre au Times – était-ce à cause de son sexe, d’une certaine flânerie d’esprit ? – mais l’Empire lui était toujours présent, et, de son intimité avec ce Dieu Armé, elle avait acquis sa rigidité de baguette de fusil, son maintien énergique – et on ne pouvait pas l’imaginer, même après sa mort, hantant des régions où, sous une forme spiritualisée, l’Union Jack ne flotterait pas. Ne pas être Anglaise, même parmi les morts, non, impossible !

Est-ce Lady Bruton qu’elle a connue autrefois ? Est-ce Peter Walsh qui aurait blanchi ? se demandait Lady Rosseter, qui avait été Sally Seton. C’est la vieille Miss Parry certainement, la vieille tante qui était de si mauvaise humeur quand elle était à Bourton. Jamais elle n’oublierait qu’elle avait couru, toute nue, dans le couloir et que Miss Parry l’avait envoyé chercher. Et Clarissa ! oh ! Clarissa ! Sally la saisit par le bras. Clarissa s’arrêta à côté d’eux.

« Mais je ne peux pas rester, dit-elle, je reviendrai plus tard. Attendez », dit-elle, en regardant Peter et Sally. Elle leur disait d’attendre jusqu’à ce que tout le monde fût parti.

« Je reviendrai », dit-elle, en regardant ses vieux amis, Sally et Peter, qui se serraient la main ; et Sally, qui sans doute se rappelait le passé, riait.

Mais sa voix n’avait plus la chaleur prenante d’autrefois ; ses yeux n’étaient plus étincelants comme autrefois, quand elle fumait des cigares, quand elle courait le long du couloir pour chercher son sac à éponges, sans un fil sur elle, et qu’Ellen Atkins grommelait : Et si les messieurs l’avaient rencontrée ! Mais on lui pardonnait tout. Elle avait volé un poulet dans le garde-manger parce qu’elle avait faim la nuit ; elle fumait des cigares dans sa chambre à coucher ; elle avait laissé un livre rare dans la péniche. Mais tout le monde l’adorait (excepté peut-être papa), pour son ardeur, sa vitalité ; elle peignait, elle écrivait. Les vieilles femmes du village s’informaient encore de « votre amie au manteau rouge qui avait l’air si intelligent ». Elle avait accusé Hugh Whitbread (lui Hugh ! et le voilà, justement, son vieil ami Hugh qui cause avec l’ambassadeur du Portugal) de l’avoir embrassée dans le fumoir pour la punir d’avoir dit que les femmes devraient voter. Goujat ! s’était-elle écriée. Et Clarissa se souvenait d’avoir eu à la chapitrer pour qu’elle ne le dénonçât pas pendant la prière en famille ; elle était capable de le faire avec son audace, sa témérité, son goût mélodramatique d’être le centre de tout et de créer des scènes, et cela finirait, pensait Clarissa, par quelque affreuse tragédie, sa mort, son martyre ; tandis qu’elle avait épousé, d’une manière tout à fait inattendue, un homme chauve à la large boutonnière qui possédait, disait-on, des filatures à Manchester. Et elle avait cinq garçons !

Elle s’était assise à côté de Peter. Ils causaient, chose si naturelle. Ils allaient parler du passé ; avec eux deux (plus encore qu’avec Richard), elle partageait le passé ; le jardin, les arbres, le vieux Joseph Breitkopf chantant Brahms sans voix, le papier du salon, l’odeur des nattes. De tout cela, Sally serait toujours une partie, Peter aussi. Mais il fallait les quitter. Voilà les Bradshaw qu’elle détestait.

Elle allait parler à Lady Bradshaw (qui, vêtue de gris et d’argent, se balançait comme une otarie au bord de son bassin, en quête d’une invitation, d’une duchesse, la vraie femme d’un homme arrivé), elle allait parler à Lady Bradshaw.

Mais Lady Bradshaw la prévint.

« Nous sommes scandaleusement en retard, chère Madame, c’est à peine si nous osions entrer », dit-elle.

Et Sir William avec son air très distingué, ses cheveux gris, ses yeux bleus, dit : « Oui, ils n’avaient pas pu résister à la tentation. » Il causait avec Richard sans doute de ce bill qu’ils voulaient faire passer à la Chambre des Communes. Pourquoi, à la vue de cet homme qui causait avec Richard, se crispa-t-elle ? Il avait l’air de ce qu’il était, un grand docteur. Un homme parmi les premiers de sa profession, très puissant, un peu usé. Car songez aux questions effroyablement difficiles qu’il avait à résoudre, aux cas terribles qui se présentaient devant lui, des gens désespérés, des gens sur le bord de la folie ! Et cependant, se disait Clarissa, on ne voudrait pas que Sir William vous vît malheureuse. Oh non ! pas cet homme-là.

« Comment va votre fils à Eton ? » demanda-t-elle à Lady Bradshaw.

– Il n’a pu entrer dans l’équipe de cricket, dit Lady Bradshaw, à cause des oreillons. Son père, je crois, a pris la chose plus à cœur que lui, car il n’est lui-même qu’un grand enfant. »

Clarissa regarda Sir William qui causait avec Richard. Il n’avait pas l’air d’un enfant, pas du tout.

Elle avait accompagné, une fois, quelqu’un qui allait le consulter. Il avait été très bien, parfait. Mais Ciel ! quel soulagement de se trouver de nouveau dans la rue ! Un pauvre être dans la salle d’attente sanglotait. Elle ne savait pas au juste ce qu’il y avait en Sir William qu’elle n’aimait pas.

Seulement, Richard pensait comme elle : il n’aimait pas son air, n’aimait pas ses manières. Il était pourtant extraordinairement habile. Ils parlaient du bill. Sir William mentionnait un cas. Cela se rapportait aux effets tardifs des commotions cérébrales. Il devrait y avoir des articles dans le bill.

Baissant la voix, Lady Bradshaw (elle n’est pas méchante, la pauvre sotte !) attira Mrs Dalloway, la retint dans l’intimité des choses partagées – épouses, maris illustres, dangers du surmenage – et murmura : « Juste comme nous allions partir, on a appelé mon mari au téléphone : un cas navrant. Un jeune homme (Sir William le raconte justement à Mr Dalloway) s’est suicidé. Il avait fait la guerre. » « Oh ! pensa Clarissa, au milieu de ma soirée, voilà la mort. »

Elle s’en alla, entra dans la petite pièce où le Premier Ministre avait causé avec Lady Bruton. Il y a quelqu’un peut-être ? Non, personne. Voilà les sièges tournés encore, comme ils les ont occupés ; on les voit : elle, penchée respectueusement ; lui, carrément assis, avec autorité. Ils ont parlé de l’Inde. Que c’est étrange d’entrer seule, toute parée ! la splendeur de la soirée tombe à terre !

Pourquoi les Bradshaw, à sa soirée, parlent-ils de mort ? Un jeune homme s’est tué. Quel besoin d’en parler ? à sa soirée ! Il s’est tué – comment a-t-il fait ? Toujours, quand on lui raconte, soudainement, un accident, elle revit la chose dans son corps : sa robe prend feu, elle brûle. Il se jette par la fenêtre. La terre saute ; maladroites, meurtrissantes, les pointes rouillées traversent son corps. Il est par terre avec un choc, un choc, un choc au cerveau et puis la suffocation, les ténèbres. C’est ce qu’elle voit. Pourquoi a-t-il fait cela ? Et les Bradshaw, à sa soirée, parlent de mort !

Elle a, une fois, jeté un shilling dans la Serpentine, c’est tout. Mais lui a rejeté la vie. Les autres vivent (il faudra qu’elle retourne – on arrive encore, les salons sont pleins), les autres (toute la journée, elle a pensé à Bourton, à Sally, à Peter) vieilliront. Une seule chose a de l’importance, une chose qui, dans sa propre vie, est défigurée, obscurcie, souillée ; une chose traînée tout le jour dans le bavardage, les mensonges, une chose corrompue. Lui l’a préservée. La mort est un défi ; la mort est un effort pour s’unir, les hommes sentant que le centre, mystiquement, leur échappe – ce qui est proche se retire, le ravissement s’évanouit ; on est seul. Dans la mort il y a une étreinte.

Ce jeune homme qui s’est tué, a-t-il plongé en gardant son trésor ? « S’il fallait mourir à présent, ce serait le moment du grand bonheur », a-t-elle dit autrefois, descendant l’escalier, vêtue de blanc.

Peut-être était-ce un poète, un penseur ? Et alors, s’il est allé trouver Sir William Bradshaw, grand docteur, certes, mais doué, croyait-elle, d’une sorte de malfaisance obscure, sans sexe, sans désir, capable, malgré son extrême politesse pour les femmes, de quelque forfait incroyable – de forcer votre âme, c’est cela – si ce jeune homme est allé le trouver, et que Sir William, comme il est, avec sa puissance, l’ait accablé, peut-être a-t-il dit (vraiment, elle sent que c’est cela) : la vie est intolérable ; ils rendent la vie intolérable, ces hommes-là.

Et puis – elle y pensait ce matin encore – la terreur, l’accablante impuissance : vos parents vous la remettent, cette vie, dans vos mains, pour la vivre jusqu’au bout, pour marcher avec elle dans la sérénité. Au plus profond de son cœur, il y avait une crainte terrible. Même à présent, souvent, elle sentait qu’elle pourrait en mourir, sans la présence de Richard – assis à côté d’elle, lisant le Times – dans laquelle elle se blottissait comme un oiseau et peu à peu ranimait, exaltait, comme on frotte le bois contre le bois, une chose contre une autre, cette joie, cette joie prodigieuse. Elle était sauvée. Mais ce jeune homme s’était tué.

C’était, d’une certaine manière, un désastre pour elle, une honte, une punition de voir dans cette profonde obscurité, ici un homme, là une femme, s’enfoncer, disparaître, tandis qu’il lui fallait rester debout, dans sa robe du soir. Elle avait intrigué, triché ; elle n’avait jamais été complètement admirable ; elle avait désiré le succès, envié Lady Bexborough, désiré d’autres choses. Et autrefois elle marchait à Bourton sur la terrasse.

Quelle drôle de chose, incroyable aussi : jamais elle n’avait été aussi heureuse. Rien ne pouvait être assez lent ; rien ne pouvait durer assez longtemps. Aucun plaisir ne peut égaler, pensa-t-elle, en redressant les chaises, en repoussant un livre sur le rayon, le plaisir d’en avoir fini avec les triomphes de la jeunesse, de s’être perdue dans le train de la vie pour trouver, avec un sursaut de joie, quand le soleil se lève, quand le jour tombe, la vie. Plus d’une fois elle était sortie, à Bourton, tandis que les autres causaient, pour regarder le ciel ; ou bien elle l’avait vu entre les couples, à dîner ; elle l’avait vu à Londres quand elle ne pouvait pas dormir. Elle alla à la fenêtre.

Il contient, si sotte que soit cette idée, un peu d’elle-même, ce pays du ciel, ce ciel au-dessus de Westminster. Elle écarta les rideaux, elle regarda. Oh ! quelle surprise ! Dans la chambre d’en face, la vieille dame la regarde ! Elle va se coucher. Et le ciel ! Ce serait un ciel solennel, avait-elle pensé, ce serait un ciel obscur, détournant son beau visage. Mais le voilà, dans une pâleur de cendre, parcouru rapidement par de grands nuages qui s’effilent. C’est nouveau pour elle. Le vent, sans doute, s’est levé. Elle va se coucher, dans la chambre, en face. C’est captivant de la regarder, de la voir marcher, çà et là, cette vieille dame, qui traverse la chambre, va à la fenêtre. Peut-elle la voir ? C’est captivant, quand tous ces invités rient encore et parlent haut dans le salon, de regarder cette vieille dame qui va se coucher seule, très tranquillement. Elle tire le store. L’heure sonne. Le jeune homme s’est tué, mais elle ne le plaint pas (l’heure sonne, un, deux, trois), elle ne le plaint pas, avec le train des choses. Bon ! la vieille dame éteint la lumière ! la maison est toute sombre, avec le train des choses, répéta-t-elle, et les mots lui revinrent : ne crains plus la chaleur du soleil. Il faut qu’elle retourne. Mais que la nuit est extraordinaire ! Elle se sent très semblable à lui, au jeune homme qui s’est tué. Elle est heureuse qu’il l’ait fait, qu’il ait rejeté la vie tandis que les autres continuent à vivre. L’heure sonne. Les cercles de plomb se dissolvent dans l’air. Il faut retourner, reprendre son rôle, retrouver Sally et Peter. Elle quitta la petite pièce.

« Mais où est Clarissa ? » dit Peter. Il était assis sur le sofa avec Sally. (Après tant d’années, il ne pouvait pas l’appeler « Lady Rosseter ».) « Où est-elle allée ? demanda-t-il. Où est Clarissa ? »

Sally supposa, et Peter aussi d’ailleurs, qu’il y avait là de grands personnages, des politiciens, qu’ils ne connaissaient tous deux que par les journaux illustrés, pour qui Clarissa devait être aimable, à qui elle devait parler. Elle était avec eux. Mais voilà Richard Dalloway, qui ne faisait pas partie du Cabinet. Il n’a pas réussi, pensait Sally. Il est vrai qu’elle ne lisait guère les journaux. Elle voyait quelquefois son nom. Mais aussi, elle menait une vie très solitaire, dans le désert, disait Clarissa, au milieu de grands marchands, de grands industriels, d’hommes, après tout, qui faisaient quelque chose. Elle aussi avait fait quelque chose !

« J’ai cinq fils ! » lui dit-elle.

Mon Dieu, mon Dieu, qu’elle a changé ! La douceur de la maternité, son égoïsme aussi. Leur dernière rencontre, Peter se souvient, avait eu lieu au milieu des choux-fleurs au clair de lune, les feuilles comme du « bronze brut », avait-elle dit, avec sa tournure littéraire ; elle avait cueilli une rose. Elle l’avait fait marcher de long en large pendant cette terrible nuit, après la scène de la fontaine ; il devait prendre le train de minuit. Hélas ! il avait pleuré !

« Toujours le même tic ! pensa Sally, ouvrir son canif, ouvrir et fermer son canif quand il s’excite. » Ils avaient été très, très intimes, quand il était amoureux de Clarissa, et quelle scène terrible, ridicule, à propos de Richard Dalloway au déjeuner !

Elle avait appelé Richard « Wickam ». Quel mal à cela ? Clarissa s’était mise en colère et elles ne s’étaient pas revues, elle et Clarissa, plus d’une demi-douzaine de fois en dix ans. Et Peter Walsh était parti pour l’Inde, et elle avait vaguement entendu dire qu’il avait fait un mariage malheureux, et elle ne savait pas s’il avait des enfants et elle ne pouvait pas le lui demander, car il avait changé ! Il avait l’air un peu desséché, peut-être, mais aussi plus doux ; elle avait une véritable affection pour lui, car il était lié à sa jeunesse et elle possédait encore un petit livre d’Émile Brontë qu’il lui avait donné et il écrivait certainement. En ce temps-là, il avait l’intention d’écrire.

« Avez-vous écrit ? » lui demanda-t-elle, en étendant la main, sa main ferme et bien modelée, sur son genou, avec un geste qu’il se rappela.

« Pas une ligne ! » dit Peter Walsh, et elle se mit à rire.

Encore séduisante, encore quelqu’un, Sally Seton. Mais qui était ce Rosseter ? Il portait deux camélias le jour de son mariage, c’était tout ce que Peter savait de lui. « Ils ont des milliers de domestiques, des kilomètres de serres », avait écrit Clarissa, ou à peu près : Sally en convint et se mit à rire très fort.

« Oui, j’ai dix mille livres par an » – avec ou sans l’impôt, elle ne sait pas, – car son mari, « qu’il faut que vous rencontriez », dit-elle, « que vous aimerez », dit-elle, réglait tout cela pour elle.

Et Sally était autrefois en haillons. Elle avait mis en gage la bague que Marie-Antoinette avait donnée à son arrière-grand-père (était-ce bien cela ?) pour venir à Bourton.

Oh ! oui, Sally se souvenait ; elle avait encore une bague de rubis que Marie-Antoinette avait donnée à son arrière-grand-père. Elle n’avait jamais un sou en ce temps-là, et aller à Bourton la jetait toujours dans un terrible embarras. Mais aller à Bourton, c’était tout pour elle. « Cela m’a empêchée de devenir folle, tant j’étais malheureuse chez moi. Tout cela, c’est le passé, c’est entièrement fini, dit-elle. Et Mr Parry est mort ; et Miss Parry est encore vivante. – Jamais je n’ai reçu un tel choc ! dit Peter. J’étais sûr qu’elle était morte. » Et le mariage avait été heureux, Sally le supposait. Et cette très belle jeune femme, très maîtresse d’elle-même, c’était Élisabeth, là-bas, près du rideau, en rouge ?

Un peuplier, une jacinthe, un ruisseau, pensait Willie Titcomb. « Oh ! comme je voudrais être à la campagne et faire ce que j’aime ! N’est-ce pas mon pauvre chien qui hurle ? » – « Elle ne ressemble pas du tout à Clarissa », dit Peter Walsh.

« Oh ! Clarissa ! » dit Sally.

Et Sally doit énormément à Clarissa. Elles ont été des amies, des vraies amies, et elle la voit encore, Clarissa, tout en blanc, marchant près de la maison, les mains pleines de fleurs – les plants de tabac évoquent encore Bourton pour elle. – Mais (Peter le comprend-il ?) il lui manque quelque chose. Ce n’est pas le charme. Elle a un charme extraordinaire. Mais pour parler franchement – Peter est un si vieil ami, un véritable ami. L’absence ? la distance ? cela ne change rien. Elle a essayé d’écrire quelquefois, puis, toujours, a déchiré sa lettre. Elle sent qu’il comprend, car les amis comprennent sans qu’on dise les choses. Cela, elle s’en aperçoit en vieillissant, et elle vieillit. N’est-elle pas allée cette après-midi voir ses fils à Eton, où ils ont les oreillons ? Pour parler franchement, comment Clarissa a-t-elle pu faire ce mariage ? épouser Richard Dalloway ? un sportsman, un homme qui ne songe qu’à ses chiens. Quand il entre, il amène une odeur d’écurie. Et puis tout ceci ? Elle agita la main.

Hugh Whitbread – mais c’était lui ! – passait dans son gilet blanc, terne, gras, aveugle, sans autre expression que le contentement de lui-même et le bien-être.

« Il ne va pas nous reconnaître », dit Sally, et vraiment elle n’avait pas le courage… Ainsi c’était Hugh ! Hugh l’admirable !

« Et que fait-il ? demanda-t-elle à Peter.

– Il cire les bottines du Roi ou compte les souliers à Windsor, lui dit Peter. – Peter ! mauvaise langue comme toujours ! Mais soyez franche, Sally, dit Peter. Ce baiser à présent, celui d’Hugh ? »

Sur les lèvres, lui assura-t-elle, dans le fumoir, un soir. Elle était allée trouver Clarissa, furieuse. Hugh ne faisait pas de telles choses, avait dit Clarissa, Hugh l’admirable. Il avait de si belles chaussettes. Et voyez aujourd’hui sa tenue du soir. Impeccable ! Et des enfants ? a-t-il des enfants ?

« Tout le monde ici a plusieurs fils à Eton, lui dit Peter, excepté moi. » Grâce au ciel, il n’en avait pas. Pas de fils, pas de filles, pas de femme. Eh bien ! cela semble lui être égal, dit Sally. Il a l’air plus jeune, pensa-t-elle, que tous les autres.

Mais ç’avait été une sottise à tous égards, dit Peter, de se marier comme cela ; « c’est une sotte, dit-il, mais nous avons eu de bons moments ». Comment est-ce possible ? se demanda Sally ; que veut-il dire ? N’est-ce pas singulier de le connaître et cependant de ne pas connaître une seule des choses qui lui sont arrivées ? Et le dit-il par amour-propre ? Probablement, car, après tout, ce doit être vexant pour lui (bien qu’il soit un original, une sorte d’esprit, pas du tout un homme ordinaire), ce doit être triste à son âge de ne pas avoir de foyer, pas d’endroit où aller. « Il faut venir chez nous passer plusieurs semaines ». Certainement, il acceptait ; il serait ravi d’aller chez eux, et ce fut comme cela que les choses se dirent. Pendant toutes ces années, les Dalloway n’étaient pas venus une seule fois. On les avait invités à plusieurs reprises. Clarissa (c’était Clarissa naturellement) ne voulait pas venir. Car, dit Sally, Clarissa est, au fond du cœur, une snob. Et c’est cela qui les sépare, elle en est convaincue. Clarissa trouve qu’elle a fait un mariage au-dessous d’elle, car son mari – elle en est fière – est le fils d’un mineur. Il ne possède pas un sou qu’il n’ait gagné. Petit garçon (sa voix trembla) il déchargeait de gros sacs.

Et elle peut continuer ainsi, pensa Peter, pendant des heures : le fils du mineur ; les gens pensent qu’elle a fait un mariage au-dessous d’elle ; ses cinq fils, et quoi encore ? Ah ! oui ! des plants, des hydrangées, des seringas, de très très rares lis hybrides qui ne poussent jamais au nord du canal de Suez, mais dont elle a des massifs, de vrais massifs, avec un seul jardinier, dans la banlieue de Manchester. À tout cela Clarissa a échappé, si peu maternelle qu’elle soit.

Une snob ? Oui, de beaucoup de façons. Où est-elle donc, pendant tout ce temps ? Il se fait tard.

« Cependant, dit Sally, quand j’ai appris que Clarissa donnait une soirée, j’ai senti que je ne pouvais pas ne pas venir. Il fallait que je la revoie (je suis descendue dans Victoria Street presque à sa porte). Aussi, je suis venue sans invitation. Mais, murmura-t-elle, dites-moi, je vous prie, qui est-ce ? »

C’était Mrs Hilbery, qui cherchait la porte. Car il se faisait tard ! « Et, murmura-t-elle, quand la nuit s’avance, quand les gens s’en vont, on trouve de vieux amis ; des coins et des recoins tranquilles, et les spectacles les plus charmants. Savent-ils, demande-t-elle, qu’il y a autour d’eux un jardin enchanté ? Des lampes et des arbres et de merveilleux lacs luisants et le ciel ? Juste quelques lampes féeriques, avait dit Clarissa dans le jardin du fond ! Mais c’est une magicienne ! C’est un parc… » Et bien qu’elle ne sût pas leurs noms, c’étaient des amis, elle le sait, des amis sans noms, des chants sans paroles, les meilleurs toujours. Mais il y a tant de portes, tant d’endroits inattendus, elle ne trouve pas son chemin.

« La vieille Mrs Hilbery, dit Peter. Et qui est-ce ? cette dame qui est restée près du rideau toute la soirée sans parler ? » Il connaissait ce visage, le rattachait à Bourton. C’était elle qui taillait les vêtements de dessous à la grande table près de la fenêtre. Son nom ? Davidson ?

« Oh ! c’est Ellie Henderson, dit Sally. Clarissa était si dure pour elle. C’était une cousine, très pauvre. Clarissa était vraiment dure pour les gens.

– C’est vrai, dit Peter.

– Cependant – dit Sally, à sa manière émotive, avec un élan de cet enthousiasme que Peter aimait, mais qui l’effrayait un peu à présent, tant elle pouvait devenir démonstrative – comme Clarissa est généreuse pour ses amis ! C’est une qualité rare, et quelquefois la nuit, ou le jour de Noël, quand je me remémore les grâces que j’ai reçues, je mets cette affection au premier rang. Nous étions jeunes et tout est là. Clarissa était pure de cœur ; c’est une grande chose. Vous me trouverez sentimentale. Mais oui. Car il n’y a qu’une chose qui vaille la peine d’être dite : ce que l’on sent.

– Mais je ne sais pas, dit Peter, ce que je pense. »

Pauvre Peter ! pensa Sally. Pourquoi Clarissa ne vient-elle pas leur parler ? C’est là ce qu’il attend. Elle le voit bien. Il n’a pas cessé de penser à Clarissa et de jouer avec son canif.

« Je n’ai pas trouvé la vie simple, dit Peter. Mes relations avec Clarissa n’ont pas été simples. Ma vie en a été gâchée. » (Ils avaient été si intimes, Sally Seton et lui, ç’aurait été absurde de ne pas le dire.) « On ne peut pas aimer deux fois. » Que lui répondre ? Qu’il est meilleur d’avoir aimé ? (mais il la trouverait sentimentale, il était si moqueur autrefois). Il faut qu’il vienne chez eux à Manchester. Tout cela est très vrai, dit-il, très vrai. Il serait enchanté d’aller chez eux, dès qu’il aurait fini ce qui l’avait amené à Londres.

Et Clarissa l’avait aimé plus qu’elle n’avait jamais aimé Richard, Sally en était sûre.

« Non, non, non ! » dit Peter (Sally n’aurait pas dû dire cela, elle allait trop loin.) Ce brave garçon, le voilà qui pérore à l’autre bout de la pièce, toujours le même, le cher Richard. « À qui parle-t-il ? demanda Sally, qui est cet homme à l’air très distingué ? » Quand on vit, comme elle, dans le désert, on a une curiosité insatiable de savoir qui sont les gens. Mais Peter ne savait pas. Il n’aimait pas sa tête, dit-il, c’était sans doute un ministre. De tous ceux qui étaient là, Richard lui semblait le meilleur, le plus désintéressé.

« Mais qu’a-t-il fait ? » demande Sally. De la philanthropie, pensait-elle. « Et sont-ils heureux » (elle est elle-même si heureuse) ; car, elle l’admet, elle ne sait rien d’eux, mais saute aux conclusions, comme on fait toujours. « Que peut-on savoir même des gens avec qui on vit chaque jour ? questionna-t-elle. Ne sommes-nous pas tous des prisonniers ? » Elle avait lu une magnifique pièce de théâtre sur un homme qui écrivait sur les murs de sa cellule. La vie est ainsi : on écrit sur le mur. N’espérant plus rien des amitiés humaines (les gens sont si décevants), elle descendait dans son jardin et trouvait, avec ses fleurs, une paix que les hommes et les femmes ne lui donnaient pas. Mais non ; il n’aimait pas les choses ; il préférait les êtres humains, dit Peter. « C’est vrai que les jeunes gens sont beaux », ajouta Sally, en regardant Élisabeth traverser le salon. Comme elle est différente de Clarissa au même âge ! Pouvait-il en tirer quelque chose ? Elle n’ouvre jamais la bouche. Non, presque rien, pas encore, dut reconnaître Peter. Elle ressemble à un lys, dit Sally, un lys sur le bord d’un étang. Mais Peter ne voulut pas convenir que nous ne savons rien. Nous savons tout, dit-il ; lui, au moins.

« Et ces deux personnages, murmura Sally, ces deux personnes qui s’approchent (vraiment il faut que je parte si Clarissa ne vient pas bientôt), cet homme à l’air très distingué qui vient de causer avec Richard, et sa femme plutôt commune – que peut-on savoir d’eux ?

– Qu’ils sont d’abominables charlatans », dit Peter, en les regardant distraitement.

Sally se mit à rire.

Mais Sir William Bradshaw s’arrêta à la porte pour regarder un tableau. Il chercha dans le coin le nom du graveur. Sa femme regarda aussi.

« Quand on est jeune, dit Peter, on est trop excitable pour connaître les gens. Maintenant que nous sommes vieux, cinquante-deux ans pour être précis (Sally avait cinquante-cinq ans, son corps les avait, disait-elle, mais son cœur avait vingt ans), maintenant que nous sommes mûrs, – nous pouvons observer, comprendre – et on ne perd pas la faculté de sentir. – Cela est vrai », dit Sally. Elle sentait plus profondément, plus passionnément chaque année. « Cela s’accroît », dit-il, malheureusement, peut-être !

Il y a une personne dans l’Inde. Il aimerait en parler à Sally. Il aimerait que Sally la connaisse. « Elle est mariée, dit-il. Elle a deux petits enfants. – Eh bien, venez tous à Manchester, répondit Sally, promettez-le avant de partir.

– Voilà Élisabeth ; ce que nous sentons, en grande partie, elle ne le sent pas, pas encore.

– Mais, dit Sally, en la regardant aller vers son père, on peut voir qu’ils s’aiment beaucoup. »

Cela se devinait dans la manière dont Élisabeth s’avançait vers son père. Car Richard, en causant avec les Bradshaw, l’avait regardée et s’était demandé : « Qui est donc cette ravissante jeune fille ? » Et tout d’un coup il avait compris que c’était son Élisabeth, et il ne l’avait pas reconnue d’abord ; elle était si jolie avec sa robe rose. Élisabeth, qui causait avec Willie Titcomb, avait senti qu’il la regardait. Aussi elle vint à lui et ils restèrent ensemble, maintenant que la soirée était presque finie, à regarder les gens s’en aller et les salons, où des objets s’éparpillaient sur le sol, se vider de plus en plus. Même Ellie Henderson s’en allait, presque la dernière, bien que personne ne lui eût parlé, mais elle avait voulu tout voir, pour le raconter à Édith. Richard et Élisabeth étaient presque contents que ce fût fini, et Richard était fier de sa fille, et il n’avait pas voulu le lui dire, mais il le lui avoua tout de même. Il l’avait regardée, dit-il, et il s’était demandé : qui est cette ravissante personne ? et c’était sa fille ! Comme elle était contente ! Mais son pauvre chien hurlait.

« Richard a gagné. Vous avez raison, dit Sally. Je vais aller lui parler. Je vais prendre congé.

– Que vaut l’intelligence, dit Lady Rosseter en se levant, comparée au cœur ?

– Je viens », dit Peter, mais il resta encore un peu.

« Quelle est cette crainte ? se demandait-il. Ce ravissement ? Quelle est cette extraordinaire émotion qui m’agite ? C’est Clarissa », dit-il.

Elle était là.

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Mars 2013

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