Zévaco_Michel

 

 

 

Michel Zévaco

 

 

 

L’ÉPOPÉE D’AMOUR

Les Pardaillan – Livre II

 

 

 

(1913)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » - http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I  OÙ UNE MINUTE DE JOIE FAIT PLUS QUE DIX-SEPT ANNÉES DE MISÈRE.. 5

II  OÙ LA PROMESSE DE PARDAILLAN PÈRE EST TENUE PAR MAÎTRE GILLES  10

III  L’ASTROLOGUE.. 26

IV  ORDRE DU ROI. 41

V  L’ORAGE GRONDE.. 73

VI  L’ORAGE GRONDE (suite). 89

VII  PREMIER COUP DE FOUDRE.. 99

VIII  GILLOT.. 108

IX  PANIGAROLA.. 119

X  OÙ TOUT LE MONDE SE TROUVE HEUREUX.. 134

XI  ENTREVUE DE DAMVILLE ET DE PARDAILLAN.. 143

XII  LE COUVENT DU MIRACLE.. 155

XIII  OÙ MAUREVERT JOUE UN RÔLE IMPORTANT.. 164

XIV  LE TEMPLE.. 184

XV  LA REINE MARGOT.. 207

XVI  L’ESCADRON VOLANT DE LA REINE.. 219

XVII  L’ESCADRON VOLANT DE LA REINE (suite). 229

XVIII  LE MOINE.. 237

XIX  LES FIANCÉS. 241

XX  LES RIBAUDES. 244

XXI  LA DERNIÈRE FARCE DE L’ONCLE GILLES. 259

XXII  DIEU LE VEUT ! 266

XXIII  LE CIMETIÈRE DES S.S. INNOCENTS. 275

XXIV  LES AMOURS DE PIPEAU.. 284

XXV  L’AMIRAL COLIGNY.. 291

XXVI  LA NUIT TERRIBLE.. 307

XXVII  LA CHAMBRE DE TORTURE.. 320

XXVIII  LE MESSIE DE LA SAINTE-INQUISITION.. 331

XXIX  ÉTONNEMENT DE MONTLUC : SUITE DES AMOURS DE PIPEAU ET NOUVELLE RUINE DE CATHO.. 339

XXX  CE QU’IL Y AVAIT DANS CE SILENCE.. 345

XXXI  LES MYSTÈRES DE LA RÉINCARNATION.. 349

XXXII  LA MÉCANIQUE.. 362

XXXIII  DES VISAGES PENCHÉS SUR LA NUIT.. 376

XXXIV  LE ROI QUI RIT.. 380

XXXV  ENTRÉE DE CATHO DANS LA GLOIRE.. 390

XXXVI  LIONS DÉCHAÎNÉS. 399

XXXVII  ICI L’ON TUE.. 405

XXXVIII  LA MARCHE AU GIBET.. 411

XXXIX  PAROLE MÉMORABLE DE BÊME.. 413

XL  LE DIMANCHE 24 AOÛT 1572, FÊTE DE LA SAINT-BARTHÉLEMY.. 422

XLI  PROFILS DE GARGOUILLES. 425

XLII  VISIONS TRAGIQUES. 433

XLIII  L’OASIS. 436

XLIV  « … QUE DES CHIENS DÉVORANTS SE DISPUTAIENT ENTRE EUX. ». 442

XLV  ENTRE LE CIEL ET LA TERRE.. 447

XLVI  COMME À THÉROUANNE.. 450

XLVII  LES TITANS. 463

XLVIII  LA BONNE ÉTAPE.. 478

XLIX  SUÉE SANGLANTE.. 492

L  LE PRINTEMPS DE MONTMORENCY.. 507

À propos de cette édition électronique. 516

 

I

OÙ UNE MINUTE DE JOIE FAIT PLUS QUE DIX-SEPT ANNÉES DE MISÈRE


Le maréchal de Montmorency avait retrouvé au bout de dix-sept ans, sa femme, Jeanne de Piennes, sa femme dont la félonie de son frère cadet, le maréchal de Damville, l’avait séparé.

 

Il revoyait comme dans un songe, la scène où Damville feignait de lui avouer qu’il avait été l’amant de Jeanne… son duel avec lui où il avait cru le laisser mort sur place… et la disparition de la comtesse de Piennes, duchesse de Montmorency.

 

Il revoyait son divorce, son mariage avec une autre femme que, d’ailleurs, il n’avait jamais aimée, l’image de la première, demeurant tout entière en son cœur. Puis son humeur sombre l’entraînait loin de la cour où montait la faveur croissante de son frère exécré, le maréchal de Damville.

 

Les années coulaient et, soudain, un jeune seigneur, un jeune héros, le chevalier de Pardaillan, lui apportait une lettre de celle qu’il croyait à jamais disparue de sa vie.

 

Jeanne de Piennes était vivante !

 

Jeanne de Piennes n’avait jamais failli !

 

Dans sa lettre, elle en appelait à son ancien seigneur et maître, elle clamait la félonie de Damville, elle demandait grâce et secours pour Loïse, sa fille, à lui, duc de Montmorency.

 

Une aube de gratitude et de joie s’était levée dans l’âme du vieux duc : il avait été, mais en vain, en appeler de son frère à la justice du roi, en vain, il l’avait provoqué, sachant qu’il tenait en son pouvoir Jeanne et sa fille, en vain, il avait fouillé Paris pour les retrouver et il allait retomber dans sa nuit de deuil, plus sombre et plus triste que jamais, quand de nouveau le chevalier de Pardaillan était venu à lui.

 

Ce jeune homme, héros d’un autre âge, dont peut-être il devinait confusément le secret, l’avait conduit par la main à la demeure mystérieuse où se cachait tout ce qu’il avait aimé au monde, l’avait mis en présence de Jeanne de Piennes, la première duchesse de Montmorency.

 

L’heure tant espérée, après dix-sept ans de larmes et de deuil, était enfin sonnée.

 

Enfin, il retrouvait tout ce qu’il avait chéri et qui avait été la joie de son cœur, la moelle de ses os, l’essence même de son être ; en un mot, celle qu’il avait aimée.

 

Hélas, comme une sève trop puissante fait craquer le bourgeon, le bonheur avait fait craquer le cerveau de celle qui avait été sienne.

 

Comment la retrouvait-il ?

 

Folle ?…

 

Jeanne de Piennes, dans les derniers jours de son martyre, alors qu’elle se sentait mortellement atteinte, ne vivait plus qu’avec une pensée :

 

« Il ne faut pas que je meure avant d’avoir assuré le bonheur de ma fille… Et quel bonheur peut-il y avoir pour la pauvre petite tant qu’elle ne sera pas sous l’égide de son père !… Oui ! retrouver François, même s’il me croit encore coupable… mettre son enfant dans ses bras... et mourir alors !… »

 

Lorsqu’elle interrogea le chevalier de Pardaillan, lorsque celui-ci lui dit que c’était à un autre que lui de dire comment sa lettre avait été accueillie par le maréchal, Jeanne eut dès lors la conviction intime que François avait lu la lettre, et qu’il savait la vérité. Et elle attendit.

 

Lorsque le vieux Pardaillan lui annonça que le maréchal était là, elle ne parut pas surprise.

 

Aucune commotion ne l’agita. Seulement, elle murmura :

 

– Voici l’heure où je vais mourir !…

 

La pensée de la mort ne la quittait plus. Elle ne la désirait ni ne la craignait. Seulement, elle était comme ces rudes ouvriers des champs qu’un travail a tenus courbés depuis l’aube sur le sol et qui, vers la nuit, ne songent plus qu’au sommeil, où leur lassitude va s’anéantir.

 

Au vrai, elle se sentait mourir.

 

Qu’y avait-il de brisé en elle ? Pourquoi le retour du bien-aimé n’avait-il provoqué dans son âme qu’une sorte de flamme dévorante et aussitôt éteinte ? Elle ne savait.

 

Mais sûrement, quelque chose se brisait en elle. Et elle put se dire : Voici la mort ! Voici l’heure du repos !…

 

Elle étreignit convulsivement Loïse dans ses bras et murmura à son oreille quelques mots qui produisirent sur la jeune fille quelque foudroyant effet, car elle essaya en vain de répondre, elle fit un effort inutile pour suivre sa mère, et elle demeura comme rivée, défaillante, soutenue par le vieux Pardaillan.

 

Telle était l’immense lassitude de Jeanne, telle était la morbide fixité je sa pensée, qu’elle ne s’aperçut pas de l’évanouissement de Loïse.

 

Elle se mit en marche en songeant :

 

– Ô mon François, ô ma Loïse, je vais donc vous voir réunis ! Je vais donc pouvoir mourir dans vos bras !… Car je meurs, je sens que déjà ma pensée se meurt…

 

Elle ouvrit la porte que lui avait indiquée Pardaillan, et elle vit François de Montmorency.

 

Elle voulut, elle crut même s’élancer vers lui.

 

Elle crut qu’une joie énorme la soulevait, comme la vague soulève une épave.

 

Elle crut pousser une grande clameur où fulgurait son bonheur.

 

Et tout ce mouvement de sa pensée se réduisit brusquement à cette parole qu’elle crut prononcer :

 

– Adieu… je meurs…

 

Puis il n’y eut plus rien en elle.

 

Elle fut comme morte.

 

Seulement, ce ne fut pas son corps qui mourut…

 

Sa pensée seule s’anéantit dans la folie : cette femme qui avait supporté tant de douleurs, qui avait tenu tête à de si effroyables catastrophes qui l’avaient frappée coup sur coup sans relâche, cette admirable mère qui n’avait été soutenue pendant son calvaire que par l’idée fixe de sauver son enfant, cette malheureuse enfin s’abandonna, cessa de résister dès l’instant même où elle crut sa fille sauvée, en sûreté ! La folie qui, sans doute, la guettait depuis des années, fondit sur elle.

 

Dix-sept ans et plus de malheur, n’avaient pu la terrasser.

 

Une seconde de joie la tue.

 

Jeanne de Piennes était folle !…

 

Mais par une consolante miséricorde de la fatalité qui s’était acharnée sur elle – si toutefois il est des consolations dans ces drames atroces de la pensée humaine ! – par une sorte de pitié du sort, disons-nous, la folie de Jeanne la ramenait aux premières années de sa radieuse jeunesse, de son pur amour, dans ces chers paysages de Margency où elle avait tant aimé, parmi les fleurs que créait son imagination…

 

Pauvre Jeanne ! Pauvre petite fée aux fleurs !

 

L’histoire injuste, l’histoire qui prend plaisir à raconter les cruautés des puissants, à admirer les guerres des rois, l’histoire dédaigneuse des plaintes qui montent du fond de l’humanité, ne t’a consacré que quelques mots arides.

 

Une fleur qui tombe !… Qu’est-ce que cela auprès des pompes royales !

 

Pour le rêveur qui aime à pénétrer d’un pas hésitant dans les sombres annales du passé, qui cherche en tremblant parmi l’amas des décombres, l’humble fleurette qui a vécu, aimé, souffert, tu demeures un pur symbole de la souffrance humaine, et nous qui venons de retracer ta douleur, nous saluons d’un souvenir ému ta douce et noble figure.

 

* * * * *

 

Lorsque le maréchal de Montmorency revint à lui, il se souleva sur un genou et, jetant à travers la salle le regard étonné de l’homme qui croit sortir d’un rêve, il vit Jeanne assise sur un fauteuil, souriante, la physionomie apaisée, mais hélas ! les yeux sans vie.

 

Une jeune fille agenouillée devant elle, la tête cachée dans les genoux de la folle, sanglotait sans bruit.

 

Jeanne, d’un mouvement machinal et doux, caressait les cheveux d’or de la jeune fille.

 

François se releva et s’approcha, en titubant, de ce groupe si gracieux et si mélancolique.

 

Il se baissa vers la jeune fille et la toucha légèrement à l’épaule.

 

Loïse leva la tête.

 

Le maréchal la prit par les deux mains, la mit debout sans que sa mère essayât de la retenir et il la contempla avec avidité.

 

Il la reconnut à l’instant. Et lors même que l’attitude de Loïse ne la lui eût pas désignée pour sa fille, il l’eût reconnue entre mille.

 

Loïse était le vivant portrait de sa mère.

 

Ou plutôt, elle était le commencement de Jeanne telle qu’il l’avait vue et aimée à Margency.

 

– Ma fille ! balbutia-t-il.

 

Loïse, toute frissonnante de sanglots, se laissa aller dans les bras du maréchal et, pour la première fois de sa vie, avec un inexprimable ravissement mêlé d’une infinie douleur, elle prononça ce mot auquel ses lèvres n’étaient pas accoutumées…

 

– Mon père !…

 

Alors, leurs larmes se confondirent. Le maréchal s’assit près de Jeanne dont il garda une main dans ses mains, et prenant sa fille sur ses genoux, comme si elle eût été toute petite, il dit gravement :

 

– Mon enfant, tu n’as plus de mère… mais dans le moment même où ce grand malheur te frappe, tu retrouves un père… Puisse-t-il trouver la force d’imiter celle qui est près de nous sans nous voir, sans nous entendre…

 

Ce fut ainsi que ces trois êtres se trouvèrent réunis.

 

Lorsque le maréchal et Loïse eurent repris un peu de calme à force de se répéter qu’à eux deux ils arriveraient à sauver la raison de Jeanne, lorsque leurs larmes furent apaisées, ce furent de part et d’autre les questions sans fin.

 

Et François apprit ainsi par sa fille, en un long récit souvent interrompu, quelle avait été l’existence de celle qui avait porté son nom.

 

À son tour, il raconta sa vie, depuis le drame de Margency.

 

Lorsque ces longues confessions furent achevées, lorsque le père et la fille se furent pour ainsi dire peu à peu découverts comme on découvre un pays nouveau, ils croyaient avoir passé une heure.

 

Le maréchal était arrivé vers neuf heures du matin.

 

Et au moment où, enlacés, ils déposèrent sur le front pâle de Jeanne leur double baiser, il était près de minuit.

II

OÙ LA PROMESSE DE PARDAILLAN PÈRE EST TENUE PAR MAÎTRE GILLES


Le maréchal de Damville, après avoir assisté à l’investissement de la maison de la rue Montmartre, après s’être assuré qu’il était impossible d’en sortir, s’était empressé de regagner l’hôtel de Mesmes.

 

Il tenait les deux Pardaillan et se promettait de ne pas les laisser échapper.

 

En effet, la mort seule de ces deux hommes pouvait lui garantir sa propre sécurité. Ils étaient tous les deux possesseurs d’un secret qui pouvait l’envoyer à l’échafaud. Ils parleraient, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute dans son esprit.

 

Lorsque, persuadé que le vieux Pardaillan avait suivi la voiture qui enlevait Jeanne de Piennes, le maréchal s’était décidé à rompre avec lui, il avait en même temps décidé de supprimer ce dangereux auxiliaire.

 

Il se privait ainsi d’un aide précieux.

 

Mais il y gagnait une certaine tranquillité en ce qui concernait ses prisonnières.

 

En effet, à ce moment-là, il y avait dans l’esprit du maréchal deux préoccupations bien distinctes l’une de l’autre, et qui pourtant se tenaient par des liens mystérieux.

 

Il est nécessaire de les expliquer afin de jeter quelque lumière sur l’attitude de cet homme.

 

Damville s’était jeté dans la conspiration de Guise uniquement en haine de son frère ; pour acquérir Damville, Guise avait promis la mort de Montmorency. François mort, assassiné par quelque bon procès, Henri devenait le chef de la maison, l’unique héritier, un seigneur presque aussi puissant et peut-être plus riche que le roi ; on lui donnait l’épée de connétable qu’avait illustrée son père ; il était presque le deuxième personnage du royaume ! Et alors, son ambition s’ouvrait de larges horizons. Il prenait une part active à la destruction des huguenots secrètement résolue par Guise, entraînant le royaume dans quelque aventure d’où il revenait couvert de gloire, et… qui savait ? Si Guise parvenait à détrôner Charles, pourquoi lui, Damville, ne parviendrait-il pas à détrôner Guise ?

 

Voilà les pensées qui, lentement, s’étaient agglomérées dans la conscience du rude maréchal, et dont la pensée initiale avait été le désir effréné de se débarrasser de son frère.

 

Or, cette haine elle-même avait pris sa source dans l’amour d’Henri pour Jeanne de Piennes.

 

Repoussé à Margency par la fiancée de son frère, il s’était atrocement vengé.

 

Les années avaient coulé ; la haine seule était demeurée vivace dans ce cœur.

 

Les choses en étaient là lorsqu’il rencontra Jeanne et s’aperçut ou crut s’apercevoir que sa passion mal éteinte se réveillait plus ardente que jadis.

 

Dès lors, il eut un but précis à son ambition.

 

La conspiration qui devait faire Guise roi de France conduisait Damville à la puissance ; du même coup, son frère disparaissait ; Jeanne de Piennes n’avait plus de raison de demeurer fidèle à François ; et cette puissance acquise conduisait Henri à la conquête de Jeanne.

 

C’était tortueux comme pensée, mais d’une implacable logique comme plan.

 

On s’explique maintenant que Damville s’empressa de se saisir de Jeanne et de sa fille pour que François ne pût jamais les rencontrer ; on s’explique aussi sa modération relative vis-à-vis de ses prisonnières ; on s’explique qu’il ne chercha pas à avoir de fréquents entretiens avec Jeanne, et qu’il n’essaya pas d’user de violence.

 

Il voulait un beau jour lui apparaître pour lui dire :

 

– Je suis immensément riche, je suis le plus puissant du royaume après le roi ; je serai peut-être un jour roi de France, car en notre temps, le pouvoir appartient aux plus audacieux. Voulez-vous partager cette puissance et cette richesse, en attendant que je place une couronne sur votre tête ?

 

Et il ne doutait pas d’éblouir Jeanne de Piennes !

 

On comprend donc l’immense intérêt qu’avait Damville à ce que le chevalier de Pardaillan, féal de Montmorency, croyait-il, ignorât toujours où se trouvaient Jeanne et Loïse.

 

De là, la nécessité de cacher cette retraite au vieux Pardaillan qui n’hésiterait pas à avertir son fils ! De là, la fureur du maréchal lorsque d’Aspremont lui eut persuadé que le vieux routier avait suivi la voiture ! De là, sa résolution de le tuer d’abord, de tuer ensuite le fils !

 

Or, il croyait que le vieux Pardaillan était mort, au moment où il quitta Paris pour se rendre à Blois à la suite du roi.

 

Il partit donc confiant, se contentant de recommander à Gilles de faire bonne garde dans la rue de la Hache.

 

Maintenant on comprend sa stupéfaction, sa rage, et aussi sa terreur de retrouver Pardaillan bien vivant, Pardaillan avec son fils !

 

Et quelles durent être ses pensées lorsqu’il vit Jeanne elle-même !…

 

C’était l’écroulement de tout son plan !

 

Les Pardaillan dénonçant la conspiration, François reprenant Jeanne, il vit tout cela d’un coup d’œil, et lorsqu’il reprit le chemin de l’hôtel de Mesmes, il était bien résolu à obtenir un ordre du roi, à revenir lui-même faire le siège de la maison, de tuer de sa main, qui ne pardonnait jamais, les deux Pardaillan.

 

Il voulait avant tout savoir comment le vieux Pardaillan, qu’il avait laissé pour mort au fond de sa cave, se trouvait parfaitement en vie et comment Gilles avait pu laisser Jeanne de Piennes s’échapper de chez Alice.

 

Il avait cédé à la prière menaçante de Jeanne en lui disant : « Ces deux hommes sont à vous, prenez-les ! » Mais en cédant, il s’était dit simplement qu’ainsi il les tenait tous quatre et qu’il les reprendrait dans un seul coup de filet.

 

Malgré ces assurances qu’il se donnait à lui-même, il se sentait dévoré d’inquiétude, et lorsqu’il atteignit l’hôtel de Mesmes, il écumait de rage.

 

Certainement, le sieur Gilles allait payer de sa vie cette inquiétude du maréchal.

 

Il entra seul dans l’hôtel, ayant renvoyé son escorte à sa maison des Fossés-Montmartre.

 

Il parcourut rapidement l’hôtel sans retrouver personne.

 

– Fou que je suis ! gronda-t-il, le misérable Gilles doit se trouver lui aussi aux Fossés-Montmartre !… à moins qu’il n’ait fui !… à moins encore que, d’accord avec le damné Pardaillan, il ne soit près de lui !…

 

Il allait rebrousser chemin et sortir lorsqu’il eut l’idée de pousser jusqu’à l’office.

 

Il lui fallut pour cela longer ce corridor où se trouvait la porte de la fameuse cave et où avait eu lieu la grande bataille de Pardaillan.

 

Or, en passant devant la cave, le maréchal vit la porte ouverte.

 

Il se pencha et aperçut une faible lueur.

 

– Si ce pouvait être lui ! grinça-t-il entre ses dents. Cette cave qui eût dû être la tombe de Pardaillan deviendrait celle de Gilles, voilà tout. Il n’y aurait que le cadavre de changé !

 

Il descendit avec précaution.

 

À mesure qu’il descendait, l’intérieur de la cave lui apparaissait plus nettement.

 

Et lorsqu’il s’arrêta enfin à la dernière marche, il demeura saisi d’étonnement.

 

Un spectacle étrange, presque fantastique, s’offrit à sa vue.

 

Et un sourire livide détendit ses lèvres.

 

Il se glissa alors sans bruit dans un angle obscur pour ne rien perdre au spectacle en question.

 

La scène que nous allons retracer et qui se déroula sous les yeux du maréchal était éclairée par une torche de résine qui traçait un cercle de lumière, tandis que le restant de la vaste cave demeurait plongé dans les ténèbres.

 

Dans ce cercle de lumière, éclairé par les lueurs fumeuses de la torche apparaissaient deux hommes.

 

L’un d’eux était debout, attaché par des cordes à une espèce de poteau de torture.

 

L’autre était assis sur un billot de bois, en face du patient.

 

Celui qui était attaché au poteau était assez jeune encore ; il avait une figure blême de terreur et poussait des gémissements à fendre l’âme la plus dure.

 

L’autre était un vieillard à physionomie démoniaque ; une espèce de rictus qui découvrait les trois ou quatre dents de ses mâchoires desséchées comme du parchemin, balafrait ce visage couturé de rides, et la lueur de la torche faisait briller ses yeux d’étranges paillettes rouges.

 

Il était accroupi plutôt qu’assis sur son billot, et il s’occupait très consciencieusement à aiguiser un couteau de cuisine long, mince et affilé.

 

Or, ce vieux qui semblait se préparer à quelque besogne de bourreau, le maréchal le reconnut aussitôt, ainsi que le malheureux attaché à son poteau.

 

Le vieux, c’était Gilles.

 

Le jeune, c’était Gillot.

 

Expliquons en quelques mots comment Gillot se trouvait dans cette cave, alors que la plus élémentaire notion de la prudence eût dû lui conseiller de mettre le plus d’espace possible entre lui et son digne oncle.

 

Gillot, comme nos lecteurs ont pu le constater, avait reçu du ciel un certain nombre de vices en partage. L’on sait assez avec quelle prodigalité le ciel qui, assurent les bonnes âmes, se charge de répandre sur la terre les bonnes et les mauvaises qualités, a distribué les vices et avec quelle révoltante parcimonie il a épandu les vertus. Gillot était vicieux. Il était poltron, cafard, libidineux, gourmand ou plutôt goinfre, paresseux, fainéant et même « faignant » – car il y a une nuance entre la « fainéantise » et la « faignantise » – méchant quand il le pouvait, lâche par conséquent, en somme un répugnant personnage.

 

Mais par-dessus tout, Gillot était avare.

 

Il tenait cela de son oncle, qui était l’avarice incarnée.

 

Ce fut cette avarice qui perdit l’infortuné Gillot, de même que l’amour perdit Troie.

 

En effet, au moment où, après l’héroïque résistance de Gilles, qui, comme on l’a vu, s’était obstinément refusé à révéler le secret du maréchal, Gillot, pour sauver ses oreilles, avait raconté à Pardaillan en quelle maison se trouvaient Jeanne de Piennes et Loïse ; à ce moment-là ; disons-nous, profitant de la prostration de son oncle et de l’émotion des deux Pardaillan, Gillot s’était éclipsé sans bruit.

 

La poltronnerie, alors, le dominait tout entier.

 

Il venait de sauver ses oreilles – ces larges oreilles auxquelles, d’après les dires du vieux Pardaillan qui avait des idées spéciales en esthétique, il avait si grand tort de tenir.

 

Mais ce n’était pas tout, les oreilles ne constituant en somme qu’un ornement de sa figure.

 

Il s’agissait maintenant de sauver le corps tout entier.

 

Pardaillan n’avait menacé que les oreilles, et encore prétendait-il ainsi embellir la face rougeaude de Gillot.

 

Mais Gilles ! Ah ! l’inexorable colère de l’oncle s’attaquerait à sa vie même ! Gillot s’attendait pour le moins à être pendu si jamais il se trouvait nez à nez avec le terrible vieillard qui n’avait pas hésité à offrir sa vie et sa fortune plutôt que d’encourir la disgrâce de son maître !

 

Et ce maître lui-même, que ferait-il de Gillot ?…

 

Gillot frémit. Gillot sentit des ailes pousser à ses talons. Gillot escalada l’escalier avec toute la vélocité de l’épouvante la plus justifiée. Gillot, en quelques secondes, se trouva dans l’office, et là, il se dit :

 

« Voyons, je ne puis rester à Paris. Si je n’y mourais de pendaison, de strangulation, ou d’estrapade, j’y mourrais de peur, ce qui est tout un. Il faut que je m’en aille. Où cela ? au nord ? au midi ? Peu importe, pourvu que ce soit loin, très loin ! Partons !… »

 

Et Gillot fit un mouvement pour s’élancer.

 

Mais au même instant, sa figure se rembrunit. Pour aller loin, il faut beaucoup d’argent. Et Gillot s’étant fouillé, constata qu’il se trouvait en tout et pour tout propriétaire d’un écu deux sols et six deniers.

 

Presque aussitôt, une réflexion traversa sa cervelle matoise, et sa figure prit à l’instant une expression d’hilarité qui eût pu faire croire qu’il devenait fou.

 

Non, Gillot n’était pas fou !

 

Simplement, il venait de se rappeler que s’il était pauvre, son oncle était fort riche ! À force de musarder et de fouiller dans l’hôtel, Gillot avait découvert depuis longtemps le vénérable coffre où Gilles entassait les écus qu’il avait gagnés indistinctement avec ceux qu’il avait volés.

 

Ce coffre, jamais Gillot n’était parvenu à l’ouvrir en douceur. Mais les circonstances étaient telles qu’il se faisait fort de l’éventrer.

 

Saisir une pioche, s’emparer des clefs, voler vers l’appartement de son oncle, ouvrir le cabinet où se trouvait le fameux coffre, tout cela ne fut pour le rapide Gillot que l’affaire de deux minutes.

 

Or, il se disait que Gilles en avait bien encore pour un bon quart d’heure avec les Pardaillan.

 

C’était plus de temps qu’il ne lui en fallait pour éventrer le coffre à coups de pioche, emplir ses poches du plus d’or qu’il pourrait, et filer ensuite avec toute la vitesse imaginable.

 

Gillot, avant de porter le premier coup, tâta le couvercle du coffre pour voir où il faudrait frapper.

 

Et il tressaillit alors d’un long tressaillement de joie et de surprise : au premier mouvement qu’il avait fait, il avait soulevé le couvercle ! Le coffre n’était pas fermé ! Pourquoi ? Comment ? Il ne prit pas la peine de se le demander. (Nos lecteurs n’ont pas oublié sans doute que le vieux Pardaillan avait passé par là.) Gillot leva le couvercle sans plus de réflexions et poussa un rugissement de joie, tomba à genoux, et plongea ses deux bras jusqu’aux coudes dans les piles d’écus qui trébuchèrent et s’effondrèrent avec un bruit délicieux.

 

À ce moment, Gillot oublia le ciel et la terre. Il oublia Pardaillan. Il oublia son oncle. Poltronnerie, lâcheté, gourmandise, paresse, tout disparut : l’avarice régna seule dans cet esprit.

 

Après un temps d’extase et de contemplation, Gillot en vint pourtant à se dire qu’il était là pour emplir ses poches, opération qu’il commença aussitôt.

 

– Jamais je ne pourrai tout emporter ! grommela-t-il avec un soupir de furieux regret, un vrai soupir d’avare.

 

Gillot était tout entier dans ce mot.

 

Pêle-mêle, cependant, il entassait les écus dans ses poches, dans ses chaussures, dans son pourpoint, sans songer qu’il ne pourrait faire un pas dans la rue sans résonner comme un boulet à sonnettes et sans risquer de semer de l’or sur la route, ce qui, infailliblement, le désignerait au guet, à la foule, comme un être phénoménal digne d’admiration, laquelle admiration se traduirait par une arrestation en bonne et due forme.

 

Gillot entassait toujours.

 

– Encore ces quelques pièces qui reluisent si bien !

 

Ses poches crevaient. Il se gonflait d’or à en éclater…

 

– Encore cette pauvre poignée de mignons écus !

 

Et il remplit sa toque.

 

Une fois qu’il se fut vautré tout son soûl dans cet argent et cet or, une fois qu’il en fut gorgé comme une sangsue, Gillot, les jambes écartées, les bras raides, tout pesant et tout embarrassé, se recula en murmurant :

 

– Quel malheur ! j’en ai à peine la moitié. Or çà, fuyons maintenant !

 

Il se détourna vers la porte et demeura pétrifié, les yeux morts, la lèvre pendante…

 

Son oncle était là !

 

Le terrible Gilles, accoté à la porte fermée, le regardait faire, avec un sourire blafard.

 

Gillot voulut joindre les mains, et dans ce mouvement, deux ou trois piles d’écus roulèrent sur le carreau, se mirent à tourner, à danser…

 

Gillot se laissa tomber à genoux, et alors ce furent ses chausses qui crevèrent, la danse des écus recommença, avec une infernale musique, une course d’or que le vieillard suivait du coin de l’œil en continuant à sourire le plus hideusement du monde.

 

Ce que voyant, Gillot essaya de sourire aussi : d’où le choc de deux grimaces extraordinaires.

 

– Mon oncle, mon digne oncle, balbutia Gillot.

 

– Que fais-tu là ? demanda le vieillard.

 

– Je… vous voyez… je… range votre coffre…

 

– Ah bon ! Tu ranges mon coffre ? Eh bien, continue, mon garçon.

 

Gillot demeura interloqué. Il savait que son oncle était de tempérament goguenard. L’effroyable vieillard aimait à rire. Les farces macabres lui plaisaient.

 

– Que… je continue ? bégaya Gillot au comble de la terreur.

 

– Mais oui : il y avait dans mon coffre vingt neuf mille trois cent soixante-cinq livres en argent et soixante mille deux cent vingt-huit livres en or ; en tout, si je sais compter, quatre-vingt-neuf mille cinq cent quatre-vingt-treize livres.

 

– Quatre-vingt-neuf mille cinq cent quatre-vingt-treize ! répéta machinalement Gillot.

 

– Mes économies, fit Gilles. Compte, mon garçon, compte devant moi, écu par écu ; range-moi tout cela, par piles de vingt cinq ; l’or à droite, comme étant plus noble ; l’argent à gauche ; allons… qu’attends-tu ?

 

– Voilà, mon digne oncle, mon bon oncle, voilà ! fit Gillot qui commençait à se demander si vraiment il n’allait pas tout à la douce se tirer de ce mauvais pas.

 

Et il se mit à vider ses poches, ses chausses, son pourpoint.

 

Le rangement commença avec ordre et méthode sous les yeux de l’oncle qui brillaient comme des escarboucles et ne perdaient pas de vue les mains du neveu.

 

À mesure que chaque pile reprenait sa place dans le coffre, un nouveau soupir s’étranglait dans la gorge de Gillot, tandis que l’oncle comptait :

 

– Encore quinze mille… encore douze mille… encore six mille…

 

Le total baissait de plus en plus, à mesure que les écus étaient réintégrés.

 

L’opération, comme bien on pense, dura longtemps. Commencée vers deux heures, elle s’acheva à cinq heures du soir.

 

Or, cette opération s’accomplissait en même temps que le roi Charles IX faisait sa rentrée dans Paris, en même temps que les deux Pardaillan, après la visite du chevalier à Alice de Lux, et l’attente du vieux routier dans le cabaret de Catho, se battaient rue Montmartre contre les mignons et Damville.

 

Donc, l’oncle Gilles annonçait le total à mesure que les piles d’or et les piles d’argent s’entassaient dans le coffre.

 

– Il ne manque plus que cinq mille livres… plus que quatre mille… plus que trois mille…

 

Gillot qui venait de placer délicatement le dernier écu et de pousser un dernier soupir, Gillot regarda autour de lui et ne vit plus rien.

 

À part le coffre, il n’y avait pas de meubles dans ce cabinet.

 

Le carreau apparaissait donc tout entier : il n’y avait plus un seul écu.

 

– Comment dites-vous, mon oncle ? fit Gillot.

 

– Je dis qu’il ne manque plus que trois mille livres.

 

Gillot se fouilla et tira de sa poche l’écu, les deux sols et les six deniers qui, on se le rappelle, constituaient sa fortune personnelle. Héroïquement, il les tendit au vieillard qui s’en saisit, les fit disparaître, et dit :

 

– Après !…

 

– Après, mon oncle ?

 

– Oui. Les trois mille livres !

 

– Mais je n’ai plus rien, mon oncle !

 

Gilles haussa les épaules. Cependant, une inquiétude commença à se glisser dans son cœur. Et son sourire devint amer.

 

– Allons, dit-il, dépêche-toi, sans que je te fouille.

 

– Fouillez-moi, mon bon oncle… je n’ai plus rien !

 

Gilles étouffa un grognement de désespoir, palpa de ses mains tremblantes les vêtements de Gillot, et une sueur froide pointa sur son crâne. Gillot ne mentait pas !… Pourtant, l’espoir est tenace au cœur des avares.

 

– Déshabille-toi ! gronda-t-il.

 

Gillot obéit, plus mort que vif. Le vieux Gilles examina chaque vêtement, sonda les coutures, retourna les poches, déchira les doublures… Il dut se rendre enfin à l’horrible vérité :

 

Trois mille livres manquaient au trésor !…

 

Une sauvage imprécation et un hurlement d’épouvante retentirent dans le cabinet ; l’imprécation venait de Gilles, qui en même temps rugissait :

 

– Rends-les moi, misérable !

 

Le hurlement venait de Gillot que son oncle venait de saisir à la gorge et qui répondait :

 

– Fouillez-moi, mon digne oncle, je n’ai plus rien !

 

Gilles n’ayant plus rien à fouiller, puisque son neveu s’était entièrement déshabillé, le lâcha et s’arracha des poignées de cheveux.

 

– Mes économies de cinq ans ! grinçait-il. Mais qui, qui donc me les a pris, mes pauvres écus ? Insensé que je suis de n’avoir pas veillé nuit et jour, l’arquebuse au poing ! Je suis ruiné ! Je suis mort ! Je suis assassiné ! Mes pauvres écus, où êtes-vous ?…

 

Seul, le vieux Pardaillan eût pu répondre à cette question.

 

Mais Gillot crut que le moment était venu de rentrer en grâce et insinua :

 

– Mon oncle, je vous aiderai à les retrouver ! oui, je me fais fort de les retrouver !

 

– Toi ! hurla le vieillard qui avait oublié son neveu, toi, misérable ! Toi qui venais pour me voler ! Toi ! attends ! Tu vas voir ce qu’il en coûte de se faire larronneur et traître ! Habille-toi ! vite !

 

En même temps, il secouait son neveu avec une force qu’on n’eût pu lui soupçonner. Enfin, il le lâcha, et Gillot se revêtit rapidement, tandis que le vieillard marmottait des mots sans suite.

 

Gilles, cependant, s’apaisa par degrés.

 

Lorsque Gillot fut prêt, il le harponna au cou de ses doigts longs, osseux, durs comme du fer, et ayant soigneusement refermé le cabinet, il l’entraîna.

 

– Miséricorde ! gémit Gillot, que voulez-vous faire de moi ?

 

Arrivé au rez-de-chaussée, Gilles lâcha son neveu, et tirant une dague acérée, lui dit :

 

– Au premier mouvement que tu fais pour fuir, je t’égorge !

 

Cette menace rassura un peu Gillot. On ne voulait donc pas le tuer, puisqu’il n’était menacé de mort que s’il tentait de fuir ! Il fit un signe de soumission complète.

 

– Marche devant ! reprit l’oncle, sa dague à la main.

 

Guidé, ou plutôt poussé par le vieillard, Gillot passa dans le jardin, et entra dans la remise du jardinier.

 

– Prends ce pieu ! commanda l’oncle en désignant un assez long poteau pointu par un bout.

 

Gillot obéit et chargea le poteau sur son épaule.

 

– Prends cette corde ! Prends cette bêche ! ajouta l’oncle.

 

Le neveu se chargea des objets qu’on venait de lui désigner. Ainsi chargé des instruments de supplice que le redoutable vieillard trouva amusant de lui faire porter, Gillot reprit le chemin de l’office, puis, toujours poussé, la pointe de la dague sur la nuque, il pénétra dans le couloir de la cave.

 

Dans l’office, Gilles avait repris en passant une torche et un couteau.

 

Il poussa son neveu dans la cave, et lorsqu’ils furent descendus, il l’entraîna au fond, et lui dit :

 

– Creuse ici !

 

Gillot, véritable loque humaine, décomposé par la terreur, hébété, se mit à creuser avec la bêche.

 

Le trou creusé, Gillot y planta le poteau et l’enfonça profondément à coups de maillet jusqu’à ce que Gilles ayant constaté qu’il tenait solidement, cria : « Assez ! »

 

Alors le vieillard saisit le neveu, le colla au poteau et l’y attacha avec la corde, de façon qu’il ne pût remuer ni les bras, ni les jambes, ni la tête.

 

Gillot, fou de peur, se laissait faire, et l’instinct vital ne lui suggérait pas une révolte. Il faut dire que, d’ailleurs, il espérait vaguement dans le fond que son oncle se livrait simplement à une de ces sinistres facéties comme il les aimait.

 

– Que voulez-vous donc faire de moi ? balbutia-t-il quand il fut attaché.

 

– Tu vas le savoir, dit l’oncle.

 

Le vieillard poussa devant Gillot une sorte de billot de bois, s’y assit et se mit à aiguiser sur la lame de sa dague le couteau de cuisine qu’il avait apporté.

 

À la vue de ces apprêts, Gillot commença à pousser des gémissements ininterrompus.

 

Ce fut à ce moment que le maréchal de Damville pénétra dans la cave.

 

– Tu m’impatientes avec tes clameurs de cochon qu’on égorge, cria Gilles.

 

Gillot n’en hurla que plus fort, et le vieillard ajouta :

 

– Si tu ne te tais, je serai forcé de te tuer.

 

Gillot observa instantanément un silence absolu.

 

– Il ne veut donc pas me tuer ! songea-t-il. Mais alors, que veut-il ?…

 

– Voyons ! reprit alors le vieux Gilles. Je vais te juger en mon âme et conscience. Et dans mon jugement, je te promets de tenir compte de ce que tu es le fils unique de feu ma sœur Gillonne, que Dieu ait pitié de son âme. C’est te dire que je serai indulgent, autant que tes crimes peuvent mériter l’indulgence. Réponds-moi donc en toute franchise.

 

– Oui, mon oncle. Je vous le promets bien, fit Gillot commençant à se rassurer.

 

Cependant il louchait fortement sur le couteau que le vieillard continuait à affûter paisiblement. Celui-ci reprit :

 

– Tu as donc suivi la voiture où monseigneur avait caché ses prisonnières ?

 

– Oui, mon oncle. Jusqu’à la rue de la Hache.

 

– Quelqu’un t’a-t-il vu ? Fais bien attention. Ta vie dépend de ta franchise.

 

– Je crois que M. d’Aspremont a dû m’apercevoir. Mais je ne pense pas qu’il m’ait reconnu.

 

– Et quelle était ton idée en suivant la voiture ?

 

– Rien. Je voulais voir, voilà tout !

 

– Et tu as vu ce que tu ne devais pas voir, mon garçon ! Ce que nul au monde ne devait voir !

 

– Hélas ! je m’en repens bien, mon digne oncle ! Je ne recommencerai pas, je vous jure.

 

– Bon. Maintenant, dis-moi, fripon, dis-moi, misérable, quel démon t’a poussé à raconter ce que tu n’aurais jamais dû voir aux deux damnés Pardaillan ?

 

– Ce n’est pas un démon. Je voulais sauver mes oreilles, mon oncle.

 

– Ah ! misérable lâche ! Tu voulais sauver tes oreilles, alors que je te donnais l’exemple ! Alors que j’offrais toute ma fortune, ce dont je fusse mort de chagrin si on l’eût acceptée ! Alors que je consentais à périr plutôt que de trahir le secret de monseigneur !… Sais-tu bien, infâme, quels malheurs ta trahison va attirer sur mon illustre maître ?

 

– Hélas ! pardonnez-moi, mon oncle !

 

– Et moi-même, que vais-je devenir ? Que vais-je répondre à ce puissant seigneur lorsqu’il va me demander des comptes ? De quel front oserai-je l’aborder ? Ne vaut-il pas mieux que je me pende avant son retour ?

 

– Ah ! mon oncle, ne faites pas cela, j’en trépasserais de douleur !

 

Le vieux Gilles était sincère. Il avait laissé tomber sa tête dans ses deux mains et se demandait s’il ne valait pas mieux mourir plutôt que d’avoir à essuyer la colère du maréchal.

 

Cependant, il avait un témoin de sa résistance et de sa parfaite innocence.

 

Et ce témoin n’était autre que Gillot lui-même, en ne comptant pas la lettre que le chevalier Pardaillan avait promis d’envoyer au maréchal.

 

Gillot était donc précieux à conserver.

 

Et pourtant, il fallait le punir d’un châtiment exemplaire.

 

– Écoute ! dit-il en relevant la tête. Je ne te condamne pas à mort. Monseigneur prendra à ton égard telle décision qui lui conviendra. Mais il faut que je punisse ta lâcheté, ta trahison qui me met moi-même au pied du gibet, sans compter qu’elle me déshonore. Note que je ne te parle pas des trois mille livres qui me manquent à mon coffre…

 

– Mais ce n’est pas moi ! hurla Gillot.

 

– Que je ne te parle pas, continua Gilles impassible, du vol énorme que tu as voulu perpétrer. Que n’as-tu eu l’idée de me poignarder plutôt que de toucher à mes pauvres chers écus ?… Mais je te pardonne ce crime, te dis-je !… Et quant à ta trahison, monseigneur en jugera, et peut-être te fera-t-il grâce si tu lui racontes les choses telles qu’elles se sont passées. Me le jures-tu ?

 

– Sur ma part de paradis, je le jure ! dit Gillot transporté de joie.

 

– Bon. En ce cas, je vais me contenter de juger le tort que tu me causes à moi-même en me faisant courir le risque d’être pour le moins chassé par monseigneur. Et je vais te punir par où tu as péché…

 

– Comment cela ? Comment cela ? bredouilla Gillot en verdissant de terreur.

 

– Oui, tu as trahi ton maître et ton oncle pour sauver tes oreilles. Eh bien, je vais te couper les oreilles !

 

– Miséricorde ! rugit l’infortuné Gillot.

 

Gilles s’était levé tranquillement et essayait le tranchant de son couteau sur l’ongle de son pouce.

 

Il s’approcha de son neveu qui, livide, les yeux fermés, eut encore la force de se dégager.

 

– Au moins, n’en coupez qu’une !…

 

Il avait à peine terminé cette singulière objurgation qu’une clameur terrible jaillit de sa gorge : le terrible vieillard venait de lui saisir l’oreille droite, et la tirant fortement, l’avait tranchée d’un seul coup de couteau.

 

L’oreille tomba sur le sol de la cave.

 

– Grâce pour celle qui me reste ! vociféra Gillot ivre d’épouvante et de douleur. Grâce ! pitié !…

 

Un deuxième hurlement lui échappa, et alors il s’évanouit.

 

Avec la même tranquillité, l’oncle était passé à gauche, et au bout d’une seconde, l’oreille gauche de Gillot avait rejoint son oreille droite sur le sol ensanglanté…

 

Nul n’évite sa destinée, assurent les fatalistes. Il paraît que celle du malheureux Gillot était d’être tôt ou tard privé de ces deux vastes et larges ornements que la nature avait prodigalement octroyés à chaque face de son visage.

 

Une fois sa besogne accomplie, le hideux vieillard se mit à sourire.

 

C’était là une de ces bonnes farces comme il les adorait.

 

Mais lorsqu’il vit son neveu inondé de sang, lorsqu’il le vit sans connaissance, il frémit et grommela :

 

– Diable ! il ne faut pas que cet imbécile meure tout de suite. Il est mon témoin devant le maréchal !

 

Il s’empressa donc de courir à l’office et en rapporta de l’eau, du vin sucré, un cordial, des compresses. Alors, il délia Gillot, l’étendit sur le sol de la cave et se mit à le soigner.

 

Lorsqu’il eut bien lavé les deux plaies, lorsqu’il les eut cautérisées au vin sucré, lorsqu’il les eut bandées convenablement, il introduisit une gorgée de cordial entre les lèvres du patient et aspergea son visage d’eau fraîche.

 

Gillot revint à lui, ouvrit des yeux hagards, et, croyant avoir fait un cauchemar, son premier geste fut de porter les deux mains à ses oreilles.

 

Elles n’y étaient plus !…

 

Gillot poussa un lamentable gémissement.

 

– Qu’as-tu donc à te plaindre ? fit l’oncle avec cette intonation narquoise qu’on prête à Satan dans les vieilles légendes.

 

– Hélas ! répondit Gillot, comment vais-je faire pour entendre, à présent ?

 

– Imbécile ! dit Gilles.

 

Ce fut toute la consolation qu’il accorda au pauvre mutilé ! Seulement, il le prit par un bras, l’aida à se soulever, le remit debout, et tous deux, s’apprêtant à quitter cette cave où tant d’événements s’étaient passés, se dirigèrent vers l’escalier aux dernières lueurs de la torche mourante.

 

Mais au pied de l’escalier, ils s’arrêtèrent aussi épouvantés l’un que l’autre.

 

Un homme était devant eux !

 

Et cet homme, c’était le maréchal de Damville !

 

– Monseigneur ! s’écria Gilles qui tomba à genoux.

 

– Cette fois, je suis mort ! gémit Gillot qui s’évanouit à nouveau et s’écroula.

 

– Eh bien ! fit Damville d’une voix calme, que se passe-t-il ?

 

– Ah ! monseigneur ! Un affreux malheur ! Je suis innocent, je vous le jure ! J’ai veillé, surveillé, comme vous m’en aviez donné l’ordre en partant. La fatalité et ce misérable imbécile ont tout fait !

 

– Expliquez-vous clairement, maître Gilles ! fit Damville avec sévérité.

 

– Eh bien, monseigneur, les prisonnières, le damné Pardaillan sait où elles se trouvent… et à l’heure qu’il est, sans aucun doute, elles sont en son pouvoir…

 

– Et tu n’es pour rien dans cette trahison ?

 

– Monseigneur, je vous le jure. Mais daignez interroger ce misérable à qui je viens de couper les oreilles…

 

– C’est inutile. J’ai foi en ta parole, Gilles. Relève-toi.

 

– Ah ! monseigneur ! s’écria l’intendant ; vous me croirez si vous voulez, mais ce que vous venez de dire est pour moi une récompense plus magnifique que le jour où vous me donnâtes cinq cents écus d’un seul coup !

 

– Ainsi, tu me restes dévoué ?

 

– Jusqu’à la mort ! Parlez, ordonnez, ma vie est à vous !

 

– Et tu es décidé à tout entreprendre pour réparer le malheur que tu me signales ?

 

– S’il ne faut que donner mon sang goutte à goutte, je suis prêt !…

 

– Viens donc, et fais appel à ton génie d’astuce. Car si je n’ai nul besoin de ton sang, ce que je vais te demander sera plus difficile à coup sûr que de mourir pour moi.

 

– Je suis prêt, monseigneur !

 

Et le vieillard se redressa. Le maréchal lui avait dit qu’il avait foi en sa parole, à lui, laquais ! Comme s’il eût été gentilhomme !… Le maréchal, faisait appel à son génie ! Il le traitait de puissance à puissance !

 

Gilles sentit ses forces d’intrigue se décupler et brûla de se jeter dans la lutte, entrevoyant au bout de cette lutte une victoire éclatante, et au bout de cette victoire, la fortune.

 

Damville remontait l’escalier de la cave, tout pensif.

 

– Monseigneur, demanda Gilles, et cet imbécile ?

 

– Quel imbécile ?

 

– Mon neveu, dit le vieillard en désignant Gillot toujours évanoui.

 

– En bien ?

 

– Faut-il l’achever ?

 

– Non. Il pourra te servir dans ce que tu vas entreprendre. Viens !…

III

L’ASTROLOGUE


Nous laisserons le maréchal de Damville aux prises avec sa haine et sa rage, chercher quelque moyen de frapper à mort les Pardaillan et de s’emparer de Jeanne pour la cacher jusqu’au jour qu’il croyait proche où la maison de Lorraine édifierait sa fortune sur les ruines de la maison de Valois, où Charles IX tomberait sous quelque balle en même temps que son frère Henri d’Anjou, et où Henri de Guise mettrait sur sa tête la couronne de France. Nous laisserons également François de Montmorency, la pauvre folle et Loïse dans la maison du savant Ramus où les nécessités de notre récit nous rappelleront bientôt.

 

Trois jours après les événements qui se sont déroulés, trois jours après la rentrée triomphale du roi dans sa ville, comme dix heures du soir sonnaient à Saint-Germain-l’Auxerrois, deux ombres marchaient lentement dans la nuit qui enveloppait les jardins du nouvel hôtel de la reine.

 

Sur l’emplacement actuel de la Halle aux Blés (Bourse de Commerce), s’était élevé jadis l’hôtel de Soissons, non loin de l’hôtel de Nesles. Ce qui s’appelle aujourd’hui rue Coquillère s’appelait dans ce temps-là rue de Nesles, à cause de l’hôtel de ce nom. L’hôtel de Soissons était borné par les rues du Four, de Grenelle et des Deux-Écus, Sous Charles IX, la rue des Deux-Écus portait en partie le nom de la rue de la Hache. La ruelle Traversine donnait dans la rue de la Hache.

 

C’est sur ce vaste emplacement de l’ancien hôtel de Soissons et de l’ancien hôtel de Nesles que Catherine de Médicis avait fait bâtir une façon de palais, en même temps qu’elle s’occupait de faire construire un palais plus vaste, plus grandiose, plus royal, sur l’emplacement de l’ancienne Tuilerie où nous avons eu occasion de conduire nos lecteurs, dans un précédent ouvrage.

 

Catherine de Médicis avait l’amour de la propriété. La possession de la terre était un plaisir pour cet esprit actif qui s’ingéniait à combiner des plans de bâtisse.

 

Catherine, donc, avait acheté les vastes jardins et les terrains vagues demeurés en friche autour de l’hôtel de Soissons en ruine. Elle avait fait jeter bas les pierres branlantes ; des régiments de maçons s’étaient employés à faire sortir de terre comme sous le coup de baguette d’une fée un hôtel jeune, brillant, d’une élégante magnificence, et une armée de jardiniers avait, autour de l’Hôtel de la Reine, fait jaillir les plantes, les arbustes et les fleurs.

 

Dans ces jardins, Catherine, qui toute sa vie regretta l’Italie, avait fait transplanter à grands frais des orangers, des citronniers, des fleurs aux violents parfums qu’on ne trouve que sous les brûlants soleils de la Lombardie et du Piémont.

 

Elle aimait toutes les voluptés, toutes les ivresses, tous les parfums, le sang et les fleurs.

 

Et c’est au bout de ces jardins, dans l’angle d’une sorte de cour qu s’avançait dans la direction du Louvre, que, sur les ordres et les plans de Catherine, s’était élevée la colonne d’ordre dorique encore debout – dernier vestige de tout cet harmonieux ensemble de constructions.

 

Cette colonne, espèce de tourelle sur laquelle on peut lire l’inévitable inscription dont les sociétés archéologiques, de complicité avec l’État, souillent les débris de l’histoire humaine, cette tour, disons-nous, avait été spécialement construite pour l’astrologue de la reine.

 

C’est vers cette tour que se dirigeaient les deux ombres que nous venons de signaler. Ombres… car Rugierri et Catherine – c’étaient eux – s’avançaient en silence, vêtus de noir tous deux, et n’eussent apparu aux yeux d’un curieux que comme des fantômes, si les gardes qui veillaient à toutes les portes eussent laissé pénétrer ce curieux.

 

Catherine de Médicis et Ruggieri s’arrêtèrent au pied de la colonne.

 

L’astrologue tira une clef de son pourpoint, et ouvrit une porte basse.

 

Ils entrèrent et se trouvèrent alors au pied de l’escalier qui montait en spirale jusqu’à la plateforme de la tour.

 

Là, c’était un cabinet ou plutôt un étroit réduit où Ruggieri rangeait ses instruments de travail, lunettes, compas, etc. Pour tout meuble, il n’y avait qu’une table chargée de livres et deux fauteuils.

 

Une étroite meurtrière donnant sur la rue de la Hache laissait pénétrer l’air dans ce réduit.

 

C’est par cette meurtrière que la vieille Laura, espionne d’une espionne, communiquait avec Ruggieri.

 

C’est par cette meurtrière qu’Alice de Lux jetait les rapports qu’elle voulait faire parvenir à la reine.

 

Or, ce jour-là, Catherine avait reçu de Laura un billet contenant ces quelques mots :

 

« Ce soir, vers dix heures, elle recevra une visite importante dont je rendrai compte demain. »

 

– Votre Majesté désire-t-elle que j’allume un flambeau ? demanda Ruggieri au moment où il referma derrière lui la porte de la tour.

 

Au lieu de lui répondre, Catherine saisit vivement la main de l’astrologue et la pressa comme pour lui recommander le silence.

 

En effet, elle venait de percevoir un bruit de pas qui, dans la rue, s’approchait de la tour. Et Catherine de Médicis qui eût été un policier de premier ordre, qui avait effectivement inventé et créé toute une police masculine et féminine, se disait d’instinct que ces pas étaient sans doute ceux de la personne qui devait faire à Alice de Lux une importante visite.

 

La reine s’avança vers la meurtrière et chercha à voir ce qui se passait.

 

Et comme les ténèbres étaient profondes, comme elle ne voyait rien, elle se plaça de façon à entendre, et à concentrer dans son ouïe les forces vitales inutiles à ses yeux : l’oreille, pour celui qui espionne, est un agent plus actif et plus sûr que l’œil.

 

Les pas se rapprochaient.

 

– Des passants ! fit Ruggieri en haussant les épaules. Croyez-moi, Majesté.

 

Et il élevait la voix comme s’il eût voulu être entendu, eût-on dit, des gens qui venaient.

 

– Silence ! murmura Catherine d’un ton de menace qui fit pâlir l’astrologue.

 

Les personnes qui marchaient dans la rue, quelles qu’elles fussent, ne pouvaient en aucune façon se douter qu’elles étaient ainsi épiées. Elles s’arrêtèrent près de la tour, non loin de la meurtrière, et la reine entendit une voix… une voix d’homme qu’on eût dit voilée d’une indéfinissable tristesse, et qui la fit brusquement tressaillir.

 

La voix disait :

 

– J’attendrai ici Votre Majesté. De ce poste, je surveille à la fois la rue Traversine et la rue de la Hache. Nul ne saurait arriver à la porte verte sans que je lui barre le chemin. Votre Majesté sera donc en parfaite sûreté…

 

– Je n’ai aucune crainte, comte, répondit une autre voix – voix de femme, cette fois.

 

– Déodat ! avait sourdement murmuré Ruggieri en pâlissant.

 

– Jeanne d’Albret ! avait ajouté Catherine de Médicis. Tais-toi. Écoutons…

 

– Voici la porte, madame, reprit la voix du comte de Marillac. Voyez, à travers le jardin, apparaît une lumière. Sans aucun doute, elle a reçu votre messager. Elle vous attend… Ah ! madame…

 

– Tu trembles, mon pauvre enfant ?

 

– Jamais je n’éprouvai pareille émotion dans ma vie, qui en contient pourtant quelques-unes, qui furent ou bien douces ou bien cruelles. Songez Majesté, que ma vie se joue en ce moment !… Quoi qu’il advienne, je vous bénis, madame, pour l’intérêt que vous daignez me témoigner…

 

– Déodat, tu sais que je t’aime à l’égal d’un fils.

 

– Oui, ma reine, je le sais. Hélas ! C’est une autre qui devrait être où vous êtes… Tenez, madame, quand je songe que ma mère m’a certainement reconnu dans cette entrevue du Pont de Bois, quand je songe qu’elle a vu mon émotion, touché ma plaie, sondé ma douleur et que pas un mot, pas un geste, pas un signe d’affection ne lui est échappé, qu’elle est demeurée glaciale, impénétrable, formidable de rigidité…

 

Le comte laissa échapper un geste de violente amertume, et le bruit étouffé d’une sorte de sanglot parvint jusqu’à Catherine qui demeura impassible.

 

Seulement une lueur de rage et de haine s’alluma dans les yeux gris de la reine.

 

– Courage ! fit Jeanne d’Albret pour détourner le cours des pensées du jeune homme. Dans une heure, je l’espère, je vous apporterai un peu de joie, mon enfant…

 

À ces mots, la reine de Navarre traversa rapidement la rue et alla frapper à la porte verte.

 

L’instant d’après, la porte s’ouvrait et Jeanne d’Albret pénétrait dans la maison d’Alice de Lux.

 

Le comte de Marillac, les bras croisés, s’accota à la tour et attendit.

 

Sa tête touchait presque à la meurtrière.

 

Quelles furent les pensées de ces trois êtres pendant les longues minutes qui, une à une, tombèrent dans le silence de la nuit ?

 

L’astrologue : le père !…, la reine : la mère !… Déodat : l’enfant !…

 

Ils n’étaient séparés que par l’épaisseur du mur.

 

Par un imperceptible mouvement très lent, Ruggieri s’était placé de manière à empêcher Catherine de passer son bras par la meurtrière. Quel horrible soupçon traversa donc son esprit ?

 

Catherine était toujours armé d’un court poignard acéré, arme florentine dont la lame portait d’admirables arabesques, tandis que le manche d’argent, ciselé jadis par Benvenuto’[1], était à lui seul une merveille : bijou terrible dans les mains de la reine.

 

Et Ruggieri frémissait d’épouvante.

 

Car la pointe de ce poignard, il l’avait trempée lui-même de subtils poisons, et une seule piqûre de ce précieux objet d’art était mortelle.

 

Qui sait si la reine ne l’eut pas, cette pensée d’allonger subitement son bras et de frapper ?

 

Quoi qu’il en soit, elle demeura immobile, figée, comme fut immobile l’astrologue, comme fut immobile le comte de Marillac.

 

Onze heures sonnèrent, puis la demie.

 

Il eut été impossible de percevoir même le souffle de ces vivants pareils à des morts.

 

Enfin, comme le dernier coup de minuit s’envolait lourdement par les airs, la reine de Navarre quitta la maison d’Alice de Lux.

 

Le cou tendu, éperdu d’angoisse, le comte la vit venir sans pouvoir faire un pas.

 

Catherine s’apprêta à écouter.

 

Mais Jeanne d’Albret, s’étant approchée du comte de Marillac, lui dit simplement :

 

– Venez, mon cher fils, nous avons à causer sans retard…

 

Et tous deux s’éloignèrent alors…

 

Lorsqu’ils eurent disparu, Catherine de Médicis murmura :

 

– Maintenant, tu peux allumer ton flambeau.

 

L’astrologue obéit. Et il apparut alors livide, quoique sa main n’eût pas un tremblement et que son regard fût calme. Catherine l’ayant considéré attentivement eut un haussement d’épaules et dit :

 

– Tu as pensé que j’allais le tuer ?

 

– Oui, dit l’astrologue avec une effrayante netteté.

 

– Et cela t’a fait peur ?

 

– J’ai eu peur, en effet, madame.

 

– Ne t’ai-je pas dit que je ne voulais pas sa mort ? Qu’il peut m’être utile ? Tu vois que je ne songe pas à le frapper, puisqu’il vit encore après ce que nous venons d’entendre… As-tu entendu, toi ? Quant à moi, ses paroles résonnent encore à mes oreilles, René, il sait que je suis sa mère !

 

L’astrologue garda le silence.

 

– Jusqu’ici, j’ai voulu douter ! Maintenant, c’est fini. Lui-même a parlé. Il sait, René !…

 

Pour tout autre que Ruggieri, ces paroles de Catherine n’eussent porté l’accent d’aucune émotion. Mais l’astrologue la connaissait. Et la voix de sa terrible amante lui apparut si formidable qu’il tint les yeux baissés, n’osant regarder celle qui, en apparence, lui parlait si paisiblement.

 

Sombre, la bouche contractée, les yeux fixés dans la nuit vers le point où le comte avait disparu, la reine reprit :

 

– Tu vois donc que tu peux te rassurer, mon bon René, ton affection paternelle ne sera soumise à aucune épreuve.

 

Ruggieri frissonna et la pâleur qui couvrait son visage parut plus livide encore.

 

– Tu es rassuré, n’est-ce pas ?

 

– Non, madame ! répondit sourdement l’astrologue ; car je sais que mon fils va mourir et que rien au monde ne peut le sauver. Rien, madame, pas même ma volonté paternelle, pas même la pitié qui pourrait se glisser dans votre cœur.

 

Catherine, étonnée, jeta un furtif regard sur l’astrologue.

 

– Expliquez-moi cela ! fit-elle en s’asseyant dans un fauteuil et en se mettant à jouer avec la chaîne d’or qui portait son poignard.

 

Ruggieri se redressa. Son visage ne manquait ni de beauté, ni même d’une certaine majesté naturelle. Ruggieri était loin d’être un charlatan. Nature complexe, faible au point d’accepter sans révolte les plus effroyables besognes, implacable dans l’exécution des crimes que seul il n’eût jamais osé concevoir, pitoyable quand il était livré à lui-même, terrible quand il redevenait l’instrument de la reine, il eût sans doute passé sa vie en études et fût devenu un paisible savant s’il ne s’était trouvé sur le chemin de cette femme qu’on peut haïr pour le mal qu’elle a fait, mais à qui nous devons reconnaître une exceptionnelle force de caractère.

 

Dans l’antiquité, Catherine eût été Locuste ou peut-être Phryné.

 

Ruggieri eût peut-être été Empédocle[2].

 

Son esprit tourmenté aimait à se hausser et à se perdre aux vastes rêveries. Astrologue, il cherchait dans le ciel ce même absolu que, chimiste, il cherchait parmi les poisons.

 

L’art de la divination par les astres n’était pour lui qu’un art intermédiaire : il cherchait plus haut et plus loin. Connaître l’avenir, se disait-il, c’est le diriger ! Quelle redoutable puissance armera l’homme qui parviendra à savoir aujourd’hui ce que demain doit être ! Et que devient cette puissance si cet homme peut faire de l’or à sa guise ? Tout ne se tient-il pas dans la création ? Et qu’est-ce que Dieu, sinon celui qui peut soulever les voiles du temps et arracher à la nature son dernier secret ?

 

Ruggieri croyait donc fermement.

 

Sans cesse déçu dans ses calculs, souvent, lorsqu’il avait passé des nuits à chiffrer la déclinaison et la conjonction des astres, il laissait tomber sa plume avec découragement. Mais bientôt une force nouvelle le poussait, et avec une froide fureur, il s’enfonçait dans la solution de l’insoluble.

 

Quoi d’étonnant, dès lors, que ce cerveau fatigué ait été hanté de visions ?

 

– Madame, dit-il, vous voulez savoir pourquoi mon fils va mourir et pourquoi rien ne peut le sauver. Je vais vous le dire. Lorsque j’ai reconnu mon fils dans cette auberge où vous m’aviez envoyé, je n’ai d’abord songé qu’à vous. Qu’était mon fils pour moi ? Un inconnu. Tandis que vous étiez, vous, l’adoration de ma vie… Puis, peu à peu, la pitié est entrée en moi. Et avec la pitié, d’autres sentiments assez forts pour me faire souffrir, pas assez pour me pousser à me dresser devant vous pour vous dire : Celui-là, vous ne le frapperez pas… Et lorsque j’ai compris que vous l’aviez condamné, je me suis contenté de pleurer en moi-même. Car vous avez pris sur moi un étrange pouvoir, Catherine. Vous n’êtes pour moi ni l’amante, ni la reine. Vous êtes plus que tout cela : vous êtes une pensée qui s’est installée dans mon cerveau, qui anéantit ma pensée, et qui me fait agir… Je connais des exemples de pareils phénomènes. Je ne vous étonnerai pas en disant que j’ai lutté pour vous chasser de moi-même. Ces temps derniers surtout, ayant consulté les astres, et ne recevant que des réponses douteuses, je m’étais repris à espérer. C’est vous dire que j’avais pris la résolution de me placer entre vous et lui, et d’empêcher le meurtre de mon enfant. Tout à l’heure encore, madame, si vous aviez essayé de le frapper, vous n’y eussiez point réussi : car je croyais alors qu’il devait vivre… Maintenant, je sais qu’il doit mourir.

 

Une contraction nerveuse rida le visage de l’astrologue.

 

Catherine hocha la tête, très calme en apparence.

 

– Superstition ! murmura-t-elle tout bas.

 

Ruggieri entendit.

 

– Visions diverses, madame. Vous voyez ceci, et je vois cela. Si vous avez une vision, vous l’appelez fantôme. Si j’ai une vision, je l’appelle corps astral.

 

– Je te crois, René ! je te crois, fit sourdement Catherine en jetant autour d’elle un regard inquiet.

 

Car cette femme si forte, et qui dominait si entièrement l’astrologue, était à son tour dominée par lui dès que Ruggieri abordait les problèmes d occultisme.

 

Un changement étrange s’était fait dans la physionomie de l’astrologue. Son visage avait repris quelque couleur, mais en même temps, il s’était comme pétrifié. Ses yeux, légèrement convulsés, avaient ce regard en dedans qui transforme si complètement la figure humaine.

 

Catherine frissonna de terreur.

 

– Oui, reprit lentement l’astrologue, lorsque le ciel se refuse à me répondre, lorsque les problèmes que je pose d’après les données sidérales aboutissent à l’insoluble, parfois la question que j’ai posée aux invisibles puissances me parvient par une autre voie. C’est ce qui vient d’arriver. Voici ce que j’ai vu, Catherine. Vous étiez près de la meurtrière. Et moi, j’étais à cette place. Toute mon attention se portait sur vos bras. La bague que vous avez à l’index brillait doucement dans la nuit, et je ne la quittais pas des yeux. Car ainsi, je pouvais surveiller votre main, et si votre main se fût portée à votre poignard, je l’eusse arrêtée. Tout à coup, mon regard s’est troublé. J’ai cessé de voir la bague et la main. À la même seconde, j’ai reçu comme une légère secousse dans le crâne, et ma tête, d’elle-même, s’est tournée vers la meurtrière. À ces signes, il m’était impossible de ne pas reconnaître que j’étais en communication avec l’Invisible. Mon regard se glissa donc à travers la meurtrière. Remarquez que je ne pouvais voir mon fils de la place où j’étais. Pourtant, je l’aperçus distinctement. Il était à une vingtaine de pas en avant de la meurtrière, et se trouvait à sept ou huit pieds en l’air ; il flottait, pour ainsi dire, dans une atmosphère brillante qui formait un violent contraste avec les ténèbres environnantes ; lui-même brillait d’un étrange éclat dans toutes les parties de son corps. Il appuyait sa main sur son sein droit. Cette main, lentement, retomba. Et à la place où elle était, je vis une large blessure par laquelle s’échappait à flots un sang pareil à du cristal en fusion, et non pas rouge comme le sang des hommes. Mon fils flotta ainsi devant mes yeux pendant près de deux minutes. Et nos regards se sont rencontrés. Je ne sais ce que le mien pouvait exprimer d’horreur et d’angoisse, mais le sien n’exprimait que tristesse… Puis, peu à peu, ses contours sont devenus moins précis ; la forme s’est confondue jusqu’à ne plus être qu’une vapeur légère ; la lueur s’est éteinte ; la vision s’est évanouie, puis, rien…

 

La voix de Ruggieri était tombée au plus bas pendant ces derniers mots, et n’était plus qu’un murmure indistinct.

 

Lorsqu’il se tut, il continua de fixer dans l’espace ses yeux hagards.

 

En proie à une sourde terreur, Catherine se leva comme pour fuir, pour échapper à cette sensation du vertige qui s’emparait d’elle.

 

Mais le seul mouvement qu’elle fit pour se lever rompit le charme.

 

Elle se secoua comme pour se décharger de l’inutile fardeau des terreurs vaines ; ses yeux pleins de défi dardèrent leur regard d’une étrange clarté sur le point que fixait l’astrologue. Ses nerfs se tendirent. Son visage, dans cet instant rare où elle consentit à être elle-même, prit une expression d’audace et de cruauté formidable.

 

Elle apparut comme la descendante des vieilles races d’aventuriers, comme un condottiere à qui la nature eût donné par erreur le sexe féminin. Son front se chargea de volonté. Son buste alourdi par l’âge parut prendre une sveltesse de lutteur.

 

– Mon mari, gronda-t-elle entre ses dents, jurait que je sentais la mort ! Soit ! Par le corps du Christ ! il me plaît de sentir la mort ! Il me plaît d’être celle qui passe en laissant un sillage de cadavres, puisque, pour dominer, il faut frapper ! Visions, ombres, fantômes, démons, anges, je ne vous crains pas : je suis des vôtres, moi !… Puissances invisibles qui venez de me prévenir, je vous remercie ! Marillac doit mourir : qu’il meure ! Charles doit mourir, lui aussi : qu’il meure !… Anges et démons, vous m’aiderez à placer sur le trône le fils de mon cœur, mon bien-aimé Henri…

 

Catherine esquissa un rapide signe de croix, et toucha l’astrologue au front, du bout de son doigt glacé.

 

Ruggieri fut secoué d’un tressaillement. Ses yeux convulsés reprirent lentement leur position normale, il passa les deux mains sur son front.

 

– René, dit-elle, tu vois bien que le ciel lui-même condamne cet homme…

 

– Notre fils…

 

– Eh bien, laissons sa destinée s’accomplir ; ne nous mêlons pas de discuter les arrêts prononcés par les puissances ; il sait que je suis sa mère et c’est pour cela qu’on le condamne.

 

Catherine disait on parce qu’elle ne savait pas au juste si elle devait dire Dieu ou Satan.

 

– On le condamne alors que je rêvais pour lui un avenir royal. N’en parlons plus, René… Mais l’autre !… Cette femme qui sait aussi ! tu viens d’entendre : Jeanne d’Albret connaît ce secret… Et celle-là, René, c’est moi qui la condamne ! Je la tiens. L’insensée s’est prise à la toile que patiemment j’ai tissée… Viens, René, viens. Je veux t’expliquer toute ma pensée. Je rêve de nettoyer d’un seul coup le royaume que je destine à mon fils. Je rêve de rétablir l’autorité de Rome pour consolider l’autorité de mon Henri. J’ai sondé Coligny ; j’ai sondé le Béarnais, j’ai étudié tous ces seigneurs qui encombrent la cour et la ville de leur morgue. René, je te le dis, tous, depuis leur reine jusqu’au dernier gentilhomme, tous ont le germe de la révolte. Ce n’est pas seulement contre l’Église qu’ils s’élèvent comme une menaçante barrière ; l’autorité royale de France leur pèse ; là-bas, dans leurs montagnes, ils ont pris des habitudes d’indépendance, et plus d’un se dit huguenot qui est tout bonnement révolté. René, si je ne détruis pas la réforme, c’est la monarchie elle-même qui sera quelque jour réformée. Commençons donc par frapper à la tête. Jeanne d’Albret, c’est la tête du protestantisme. Jeanne d’Albret connaît mon secret. En la supprimant, je me sauve et je sauve l’Église et l’État. Viens, René, viens, mon ami. Ta douleur paternelle trouvera quelque consolation à préparer la mort de cette femme. Et puisqu’elle se prétend la mère de Marillac, puisqu’elle l’a appelé son fils, il est juste que la mort ne les sépare pas.

 

Ayant ainsi parlé, Catherine de Médicis entraîna Ruggieri hors de la tour.

 

– Ne devions-nous pas examiner les astres ? fit celui-ci.

 

– Cet examen devient inutile. Je sais ce que je voulais savoir.

 

Ils traversèrent de biais la partie des jardins où ils se trouvaient et parvinrent à un petit bâtiment d’allure élégante, placé à une centaine de pas de la tour. Il se composait d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage. Catherine l’avait fait construire pour servir de logement à son astrologue. C’était une gracieuse maison brique et pierre blanche, avec balcon ventru en fer forgé, le tout dans le goût de l’époque et à la dernière mode. Une belle porte cintrée, en chêne orné de gros clous à tête, des fenêtres à vitraux délicats, une façade contre laquelle grimpaient des rosiers touffus, achevaient de donner à cette demeure une apparence de coquetterie ; on eût dit l’hôtel de deux nouveaux époux.

 

Ils entrèrent et, tout de suite après l’antichambre, pénétrèrent dans une pièce très vaste qui occupait toute l’aile gauche du rez-de-chaussée. Sur une grande table étaient déployées des cartes célestes dressées par Ruggieri lui-même ; les murs disparaissaient derrière les rayons de chêne qui supportaient des volumes reliés les uns en bois, les autres en peau armaturée de fer : toute la bibliothèque de l’astrologie se trouvait réunie là. Et c’est cela qu’abritait la jolie maison Renaissance !

 

La reine et l’astrologue ne s’arrêtèrent que quelques instants dans le cabinet de travail poussiéreux et sévère où Ruggieri s’était hâté d’entrer, comme s’il eût voulu éviter d’être entraîné dans une autre partie de la maison.

 

– Allons dans ton laboratoire, dit Catherine.

 

Ruggieri eut un frémissement, mais obéit.

 

Ils traversèrent à nouveau l’antichambre, et Ruggieri faisant manœuvrer trois serrures compliquées, finit par ouvrir après dix minutes de travail, une lourde porte renforcée de barres de fer.

 

Derrière cette porte s’en trouvait une autre. Et celle-ci était toute en fer. Elle n’avait aucune serrure. Mais Catherine elle-même ayant appuyé fortement sur un imperceptible bouton, la porte s’ouvrit, ou plutôt s’écarta, laissant de chaque côté la place suffisante pour le passage d’un homme.

 

La pièce où ils entrèrent alors occupait l’aile droite du rez-de-chaussée.

 

L’air y pénétrait par deux fenêtres. Mais en dedans des jolis vitraux que nous avons signalés d’énormes barreaux de fer défendaient l’entrée de ce sanctuaire, tandis que d’épais rideaux en cuir, soigneusement tirés, le protégeaient contre tout regard qui fût parvenu à percer les vitraux.

 

Ruggieri alluma deux flambeaux de cire, et la salle apparut alors.

 

Tout le panneau du fond était occupé par le manteau d’une cheminée assez vaste pour former à elle seule comme une pièce distincte. Sous ce manteau, deux larges fourneaux étaient dressés ; à chacun d’eux aboutissait le bout d’un soufflet de forge. Ils étaient encombrés de creusets de différentes grandeurs. Cinq ou six tables placées çà et là supportaient des cornues de toutes tailles, des éprouvettes, des alambics. Dans une armoire, une centaine de bocaux contenaient des poudres et des liquides. Sur une planche, une collection de masques en verre ou en treillis d’acier.

 

Dans un coin, un certain nombre d’objets de diverse nature, étaient placés sous une vitrine.

 

Sur un signe de Catherine, Ruggieri ouvrit la vitrine au moyen d’une clef qu’il portait suspendue à son cou, sous son pourpoint.

 

Catherine se pencha, et murmura :

 

– Choisissons !… Qu’est-ce que cette aiguille, René, cette jolie aiguille d’or ?…

 

René s’était penché, lui aussi. Leurs deux têtes se touchaient presque.

 

Celle de Catherine, à ce moment, était hideuse, parce qu’elle riait. Au repos, la tête de la reine présentait un caractère de sombre mélancolie qui n’allait pas sans grandeur. Quand elle souriait, elle parvenait à être gracieuse comme au temps de sa jeunesse où son sourire avait été chanté par tous les poètes. Mais quand elle riait d’une certaine façon, elle devenait effrayante.

 

Quant à Ruggieri, une singulière transformation s’était opérée en lui. Il n’y avait plus ni crainte, ni douleur, ni inquiétude sur son visage où éclatait le sauvage orgueil du savant qui contemple son œuvre.

 

– Cette aiguille ? dit-il avec un sourire d’affreuse modestie. Cueillez un fruit, madame, par exemple, une belle pêche bien mûre et dorée ; enfoncez cette aiguille dans sa chair savoureuse ; voyez l’aiguille est si mince qu’il sera impossible d’apercevoir la trace de son passage dans le fruit. D’ailleurs, le fruit n’en sera nullement gâté. Seulement, la personne qui aura mangé cette pêche sera prise, dans la journée, de nausées et de vertiges ; le soir, elle sera morte.

 

– Ah ! ah !… Et ce liquide épais dans ce flacon, ce liquide qui ressemble à de l’huile ?

 

– C’est, en effet, de l’huile, madame. Si, lorsqu’on prépare la veilleuse de Votre Majesté, on mélangeait douze ou quinze gouttes de cette huile à l’huile de la veilleuse, Votre Majesté s’endormirait comme d’habitude, sans éprouver ni angoisse ni malaise. Seulement, elle s’endormirait un peu plus vite que d’habitude… et elle ne se réveillerait plus.

 

– Admirable, René ! et cette série de minuscules flacons ?

 

– Tout simplement des essences de fleurs, ma reine. Voici la rosé, voici l’œillet et voici l’héliotrope ; puis, l’essence de géranium ; voici la violette ; voici l’oranger. Vous vous promenez dans vos jardins avec un ami et vous lui faites remarquer la beauté d’un rosier, par exemple. Votre ami admire et demande à cueillir une rose. Il la cueille et la respire : c’est un homme mort si, la veille, vous avez fait une légère incision à l’arbuste et si, dans l’incision, vous avez versé dix gouttes de cette essence… Vous pouvez aussi vous contenter de verser une goutte sur la fleur que vous offrirez. Le parfum de la fleur n’est pas modifié puisque chacune de ces essences possède le parfum lui-même.

 

– Très joli, René ! Et ces cosmétiques ?

 

– Ce sont des cosmétiques ordinaires, madame. Voici le noir pour les sourcils et cils ; voici le rouge pour les lèvres ; voici la pâte pour étendre sur le visage ; voici les crayons pour donner de la vivacité aux yeux. De simples et ordinaires cosmétiques. Seulement, la femme qui aura employé cette pâte ou ces crayons sera prise, dans les deux jours qui suivront, de violentes démangeaisons à la figure, et bientôt un ulcère se produira, qui ravagera le plus beau visage.

 

– Ah ! ce n’est pas pour tuer, alors ?

 

– Eh ! madame, on tue une jolie femme en lui prenant sa beauté.

 

– Tout ceci est trop foudroyant, murmura Catherine. Qu’y a-t-il là ? De l’eau ?

 

– Oui, madame, de l’eau pure, sans goût, sans saveur, sans odeur, sans parfum, de l’eau qui n’altérera en rien l’eau ou le vin, ou le liquide quelconque avec lequel vous l’aurez mêlée dans la proportion infime de trente à quarante gouttes pour une pinte. Ceci, madame, c’est le chef-d’œuvre de Lucrèce : c’est l’aqua-tofana.

 

– L’aqua-tofana ! fit sourdement la reine.

 

– Un pur chef-d’œuvre, vous dis-je ! Vous disiez, non sans raison, que l’effet de tous ces poisons est trop foudroyant. Je comprends qu’il est des cas où il faut agir avec quelque prudence. L’aqua-tofana, limpide comme du cristal, ne laisse aucune trace de son passage dans le corps de l’être quelconque, animal ou homme qui en aura bu. Cet homme, s’il a eu l’honneur de dîner à votre table et si son vin a été additionné de cette pure eau de roche, s’en retournera chez lui très bien portant. Ce n’est qu’un mois après qu’il commencera à éprouver quelque malaise, une angoisse spéciale ; peu à peu, il lui sera impossible de manger ; une faiblesse générale s’emparera de lui et, trois mois après le dîner, on l’enterrera en terre chrétienne, car je ne suppose pas qu’un autre qu’un bon chrétien, puisse être admis à votre table.

 

– Merveilleux, dit Catherine, mais trop long.

 

– Venons-en donc à l’honnête moyenne. Je suppose que vous soyez en contact demain avec celui ou celle qui vous gêne. Dans combien de temps voulez-vous que… la gêne soit supprimée ?

 

Catherine réfléchit une minute et dit :

 

– Il faut que Jeanne d’Albret meure d’ici vingt ou trente jours, pas plus, pas moins.

 

– La chose est possible, madame, et la victime va nous en fournir le moyen. Choisissez sur tout ce rayon d’ébène.

 

– Ce livre ?

 

– Est un livre d’heures, madame, livre d’une essentielle utilité entre les mains d’une catholique, missel précieux pour le travail des fermoirs d’or et de la reliure d’argent. Il suffit de le feuilleter.

 

– Mais Jeanne d’Albret est protestante, interrompit Catherine. Cette broche ?

 

– Un admirable joyau. Malheureusement, elle est difficile à fermer…

 

– Alors ?

 

– Alors, il arrive que la personne qui s’en sert force le ressort pour fermer et, en forçant, elle se pique au doigt, piqûre insignifiante qui fait se déclarer en huit jours, une bonne gangrène.

 

– Non. Ce coffret. Qu’est-ce ?

 

– Vous le voyez, madame, un coffret ordinaire pareil à tous les coffrets du monde, avec cette différence pourtant qu’il a été ciselé par d’habiles artisans et qu’il est en or massif, ce qui en fait un présent vraiment royal. Et puis, il y a une deuxième différence. Ouvrez-le, madame.

 

Catherine, sans la moindre hésitation, ouvrit. Un autre que Ruggieri eût tressailli devant une preuve d’aussi absolue confiance. Mais il y était habitué.

 

– Voyez, madame, reprit Ruggieri, l’intérieur de ce coffret est doublé en beau cuir de Cordoue…

 

– Je vois, dit la reine. Et alors ?

 

– Alors, madame, ce cuir de Cordoue, qui est à lui seul un objet d’art, gaufré qu’il est selon les méthodes secrètes de la tradition arabe, ce cuir est légèrement parfumé, comme vous pouvez vous en assurer.

 

Catherine, sans hésitation, aspira le parfum d’ambre qui se dégageait légèrement de l’intérieur du coffret.

 

– Il n’y a aucun danger à respirer ce parfum, reprit le chimiste. Seulement, si vous touchiez ce cuir, si vous laissiez votre main dans ce coffret pendant un temps suffisant, soit une heure environ, les essences dont il est imbibé se communiqueraient à votre sang par les pores de la peau, et dans une vingtaine de jours vous seriez prise d’une fièvre qui vous emporterait en trois ou quatre jours.

 

– Très bien. Mais quelle vraisemblance y a-t-il que je laisserais ma main dans ce coffret pendant au moins une heure ?

 

– À défaut de votre main allant trouver le cuir de Cordoue, le cuir ne peut-il pas lui-même venir trouver votre main ?… Je vous offre ce coffret… Vous lui donnez une destination quelconque…

 

Il vous servira, par exemple, à renfermer l’écharpe que vous mettez à votre cou, les gants qui vont s’adapter à votre main. L’écharpe, les gants séjournent dans le coffret, leur vertu est dès lors aussi efficace que la vertu même de ce cuir. L’écharpe que vous mettez autour de votre cou, les gants que vous mettez à vos mains seront les messagers fidèles de la volonté de mort que j’ai enfermée dans ce coffret.

 

– Voilà un vrai chef-d’œuvre, murmura la reine.

 

Ruggieri se redressa. Son orgueil de chimiste trouvait dans ce mot la récompense de son patient labeur.

 

– Oui, dit-il, c’est là mon chef-d’œuvre. J’ai mis des années à combiner les éléments subtils capables de s’adapter à la peau comme à la tunique de Nessus[3] ; j’ai veillé des nuits et des nuits, j’ai failli cent fois m’empoisonner moi-même pour trouver cette essence qui se communique par le toucher, et non par l’odorat ou par le palais. Ici, plus de blessure apparente qui laisse deviner d’où vient le mal ; plus de fruit ou de liqueur à absorber. Dans ce coffret redoutable, j’ai enfermé la mort que j’ai ainsi réduite à l’état de servante docile, muette, invisible, méconnaissable. Prenez-le, ma reine. Il est à vous.

 

– Je le prends ! dit Catherine.

 

En effet, elle referma soigneusement le coffret et s’en empara. Elle le garda un instant dans ses deux mains levées à hauteur de ses yeux, et murmura :

 

– Dieu le veut !

 

Comédie ? Peut-être ! Car la reine était une « comediante » extraordinaire. Mais peut-être aussi fanatisme inconscient de cette femme qui rêvait quelque monstrueux carnage pour établir l’autorité de Dieu.

 

Catherine et Ruggieri quittèrent le laboratoire, après que le savant astrologue eut soigneusement refermé sa vitrine. La reine, cette nuit-là, coucha dans son hôtel. Elle s’endormit, apaisée, souriante, plus heureuse qu’elle ne l’avait été depuis longtemps.

IV

ORDRE DU ROI



Le lendemain du jour où François de Montmorency trouva sa fille et celle qui avait été sa femme, fut une journée paisible pour tous les habitants de la maison de la rue Montmartre.

 

Le maréchal, agité de sentiments divers, sentait son cœur se dilater. Il était en extase devant sa fille et n’imaginait pas qu’il pût exister au monde rien d’aussi gracieux. Quant à Jeanne, la conviction se fortifiait en lui qu’elle subissait une crise passagère et que le bonheur lui rendrait à la fois la raison et la santé physique. Quelquefois, il lui semblait surprendre dans les yeux de la folie une aube d’intelligence. Mais s’il avait pu sonder l’abîme que la douleur avait creusé dans cette âme avec la lenteur de la goutte d’eau qui creuse un rocher, peut-être eût-il compris que cet abîme ne serait jamais comblé…

 

Quoi qu’il en soit, il voulait croire à la guérison.

 

Il attachait parfois des regards timides sur la folle, et se disait alors :

 

– Lorsqu’elle comprendra, comment lui expliquerai-je mon mariage ? Est-ce que je n’aurais pas dû demeurer fidèle, même la croyant infidèle ?

 

Et un trouble l’envahissait à la voir si belle, à peine changée, presque aussi idéale qu’au temps où il l’attendait dans le bois de Margency.

 

Quant à Loïse, à part la douleur de ne pouvoir tout de suite associer sa mère à sa félicité, elle était en plein ravissement. Elle aussi était convaincue qu’un mois de soins attentifs rendrait la raison à la martyre. Et elle s’abandonnait à cette joie inconnue d’elle jusqu’ici d’avoir une famille, un nom, un père. Le mystère qui avait étouffé son enfance et pesé sur son adolescence s’évanouissait. Elle avait maintenant une mère, un père dont elle admirait le grand air. Ce père lui semblait un homme exceptionnel par la force, la gravité sereine. C’était, de plus, l’un des puissants du royaume. Son nom résonnait comme un tonnerre et l’ombre du connétable qu’elle n’avait pas connu semblait la protéger.

 

Cette journée fut donc une journée de bonheur véritable malgré la folie de Jeanne.

 

Mais n’était-elle pas là, vivante ? Et même, lorsqu’ils la considéraient tous les deux, le père et la fille ne remarquaient-ils pas qu’un heureux changement se manifestait dans sa santé ? Ses yeux reprenaient leur brillant, ses joues redevenaient roses ; jamais Loïse ne l’avait vue ni aussi belle ni aussi gaie. Le rire de la folle éclatait non pas strident et nerveux, mais doux et plein d’innocent bonheur.

 

Elle était redevenue la Jeanne de Margency, la petite fée aux fleurs…

 

En ce jour, le maréchal lia pleine connaissance avec le vieux Pardaillan. Leurs mains se serrèrent dans une étreinte loyale et le souvenir de l’enlèvement de Loïse s’éteignit.

 

Pour le chevalier, il demeura ce qu’il avait toujours été : réservé, peu communicatif, toute tristesse disparue en apparence.

 

La nuit qui suivit fut également très calme.

 

Cependant, vers le commencement de cette nuit, un incident se produisit dans la rue. Le maréchal de Damville vint visiter le poste qui veillait devant la maison. Il était accompagné de quarante gardes du roi qui relevèrent les gardes d’Anjou. Un officier de la maison royale les commandait et le capitaine qui avait accepté la caution de Jeanne de Piennes dut se retirer.

 

Damville passa la nuit dans la rue, et vers l’aube, un mouvement se produisit parmi les soldats.

 

Vingt d’entre eux chargèrent leurs arquebuses et se tinrent prêts à faire feu.

 

D’autres disposèrent un madrier suspendu à un appareil de poteaux et de cordes, de façon à former bélier.

 

On se préparait évidemment à enfoncer la porte.

 

La caution de Jeanne de Piennes était donc tenue pour nulle et non avenue ? C’est là la réflexion que se fit le vieux Pardaillan lorsqu’ayant mis le nez à la lucarne, il vit ces préparatifs. Il appela aussitôt le maréchal et le chevalier qui vinrent examiner la situation. Le vieux routier était tout joyeux et ses yeux pétillaient :

 

S’ils attaquent, dit-il, nous n’avons plus aucune raison de tenir notre parole ; nous étions ici prisonniers sous la foi de Mme de Piennes. L’attaque nous délivre et nous rend le droit de fuir. Il y a une porte ouverte : fuyons !

 

– C’est mon avis, dit le maréchal, pour le cas où ils attaqueraient. Parole faussée, parole rendue !

 

– Ils attaqueront, n’en doutez pas. Qu’en penses-tu, chevalier ?

 

– Je pense que M. le maréchal doit sortir immédiatement avec les deux femmes, mais que nous devons rester, nous, et tenir tête.

 

– Ah ! ah ! Voilà du nouveau ! grommela le vieux Pardaillan, qui comprit aussitôt ce qui se passait dans le cœur de son fils.

 

Et le prenant à part :

 

– Tu veux mourir, hein ?

 

– Oui, mon père.

 

– Mourons donc ensemble. Cependant, tu peux bien entendre une observation de ton vieux père ?

 

– Oui, monsieur…

 

– Eh bien, je ne demande pas mieux que de mourir, puisque tu ne peux vivre sans cette petite Loïson que le diable emporte, et que moi, je ne puis vivre sans toi. Mais encore faut-il être sûr que ta Loïsette t’échappe !

 

– Que voulez-vous dire ? s’écria le chevalier en pâlissant d’espoir.

 

– Simplement ceci : as-tu demandé sa fille au maréchal ?

 

– Folie ! L’idée seule d’une telle demande lui ferait hausser les épaules de pitié !

 

– D’accord ! Mais enfin, l’as-tu demandée ?

 

– Vous savez bien que non !

 

– Eh bien, il faut la demander !

 

– Jamais ! Jamais !… Oh ! l’affront de me voir refuser !…

 

– Bon, c’est donc moi qui parlerai pour toi !

 

– Vous, monsieur !

 

– Moi ! Par Pilate, n’est-ce pas mon droit ? Je la demanderai, te dis-je ! Or, de deux choses l’une : ou tu es accepté…

 

Le chevalier fit un geste de violente dénégation.

 

– Ou tu es accepté, et tu fais aux Montmorency l’honneur d’entrer dans leur famille. Mort de tous les diables ! ton épée vaut la leur, et ton nom est sans tache… Je poursuis : ou tu es refusé, et alors seulement il sera temps de graisser nos bottes pour le grand voyage d’où on ne revient pas. Voyons, consens à vivre jusqu’à ce que le père de Loïse m’ait formellement dit : « Non ! »

 

– Soit, mon père ! dit le chevalier qui entrevit là un moyen de mourir seul et de ne pas entraîner son père à la mort.

 

– Monseigneur, dit alors le vieux Pardaillan en rejoignant le maréchal, nous venons, le chevalier et moi, de tenir conseil de guerre. Voici ce qui est décidé : Vous allez partir à l’instant. Nous demeurons ici jusqu’à ce que l’attaque soit avérée. Alors, nous partirons à notre tour.

 

– Je ne partirai pas d’ici sans vous, dit le maréchal d’une voix ferme. Et songez-y, chevalier, si vous ne consentez pas à me suivre dès la première attaque, vous exposez à une mort terrible ces deux innocentes créatures.

 

Le chevalier tressaillit.

 

– Nous partirons donc, dit-il.

 

– Il n’y a plus qu’à attendre, dit Pardaillan père.

 

L’attente ne fut pas longue. Vers cinq heures du matin, le vieux routier, demeuré en observation, à l’œil-de-Bœuf, vit un cavalier faire un signe à l’officier. Ce cavalier, bien qu’il fît chaud, était enveloppé d’un manteau qui le couvrait entièrement. En sorte que Pardaillan ne put le reconnaître.

 

Au signe de ce cavalier, l’officier commanda à ses hommes d’apprêter leurs armes.

 

Aussitôt les fenêtres voisines s’ouvrirent et une foule de têtes curieuses se montrèrent.

 

L’officier s’approcha, escorté d’un procureur tout vêtu de noir, lequel tirant un papier d’un étui, se mit à lire à haute et distincte voix :

 

« Au nom du roi :

 

Sont déclarés traîtres et rebelles les sieurs Pardaillan père et fils réfugiés en cette maison sous la caution de noble dame de Piennes ; est déclarée non avenue ladite caution, en ce que ladite dame ignorait les crimes précédemment commis par lesdits sieurs Pardaillan ;

 

Enjoignons audits sieurs de se rendre à discrétion pour être menés au Temple[4] et de là être jugés pour crime de félonie et de lèse-majesté ; plus incendie volontaire d’une maison : plus rébellion à main armée ;

 

Enjoignons aux officiers du guet royal de s’emparer de la personne des deux rebelles pour amener lesdites personnes, pieds et poings liés en tel lieu que nous, Jules-Henri Percegrain, procureur au Châtelet[5] nous désignerons, savoir : pour le moment, la prison royale du Temple.

 

Enjoignons auxdits officiers de les prendre morts s’ils ne peuvent les prendre vifs, afin que leurs cadavres soient pendus après une bonne estrapade et exposés en exemple au grand gibet de la place de Grève, aux yeux de tous loyaux et fidèles sujets de Sa Majesté.

 

Et nous, Jules-Henri Percegrain, déclarons avoir ainsi parlé à haute voix auxdits rebelles, et déclarons leur avoir, par dernière indulgence, accordé une heure de réflexion.

 

En foi de quoi nous avons signé et remis les présentes réquisitions à gentilhomme Guillaume Mercier, baron du Teil, lieutenant à la compagnie des arquebusiers du roi. »

 

L’homme noir remit son papier à l’officier et se retira près du cavalier au manteau, qui demeura immobile.

 

L’heure de grâce accordée aux rebelles s’écoula promptement.

 

La rue s’était remplie de monde ; les curieux se haussaient sur la pointe des pieds pour voir si on prendrait les rebelles tout vifs ou si on les prendrait morts. Et il faut dire que la plupart souhaitaient qu’on les prît morts ; en effet, il y avait à cela double spectacle, double plaisir : d’abord, cela supposait une bataille ; et ensuite, les cadavres devaient être exposés au gibet.

 

L’heure étant passée, l’officier s’approcha de la porte et frappa rudement en criant :

 

– Au nom du roi !

 

Le bruit du marteau résonna sourdement dans la maison, et une fenêtre du premier étage s’ouvrit. Le vieux Pardaillan apparut. Une clameur s’éleva dans la rue.

 

– Les voilà ! Les voilà ! Ils se rendent !…

 

Pardaillan salua gravement, se pencha et demanda :

 

– Monsieur, prétendez-vous donc nous attaquer ?

 

– À l’instant même, dit l’officier, si vous ne vous rendez.

 

– Faites bien attention que vous violez vous-même la caution accordée.

 

– Je le sais, monsieur. Et vous devez vous rendre à discrétion.

 

– Nous rendre, c’est autre chose. Je voulais simplement vous faire dire que vous faussez la parole donnée. Maintenant, attaquez si bon vous semble.

 

Là-dessus, le vieux Pardaillan referma tranquillement sa fenêtre, tandis que l’officier criait encore une fois :

 

– Au nom du roi !

 

Comme aucune réponse ne lui parvenait, l’officier fit un signe et le madrier disposé en façon de catapulte commença à fonctionner. Au cinquième coup, la porte tomba.

 

– Attention ! fit l’officier s’attendant à une sortie.

 

Les arquebusiers dirigèrent leurs canons sur la porte et se tinrent prêts.

 

Mais personne ne s’étant montré, il fallut se résoudre à entrer dans la maison. Là, on constata que l’escalier était hérissé de barricades diverses.

 

– C’est en haut qu’il faudra faire le siège, gronda l’officier énervé de cette besogne.

 

Il fallut deux heures pour déblayer l’escalier.

 

Lorsque le passage fut enfin libre, toute la troupe monta avec précaution, suivie par le cavalier, qui avait mis pied à terre, mais qui continuait à se cacher le visage dans son manteau.

 

À la satisfaction de l’officier, on trouva toutes les portes ouvertes en haut.

 

– Attention, dit la voix du cavalier au manteau, c’est un piège.

 

On pénétra dans les pièces qu’on visita l’une après l’autre, avec toutes les précautions nécessaires.

 

Le premier étage ayant été ainsi fouillé, il devint évident que les assiégés s’étaient retirés dans le grenier.

 

Mais lorsqu’après bien des hésitations et des sommations réitérées on se décida enfin à pénétrer dans ce grenier, on n’y trouva que du foin.

 

Le cavalier au manteau poussa alors un cri de rage, et apercevant la porte de communication par laquelle on entrait dans la maison voisine, renfonça d’un violent coup de pied.

 

– Ils ont fui par là ! rugit-il. Oh ! les démons !… Ils m’échappent !

 

Alors ce cavalier laissa retomber son manteau et les soldats étonnés reconnurent l’illustre maréchal de Damville.

 

– Qu’ordonnez-vous, monseigneur ? demanda l’officier.

 

– Fouillez cette maison ! grinça Damville.

 

La maison fut fouillée ; on n’y trouva personne.

 

Le maréchal de Damville sortit par la ruelle aux Fossoyeurs. Il était pâle de fureur. Il monta aussitôt à cheval et s’élança dans la direction du Louvre.

 

Arrivé là, il demanda aussitôt à être introduit auprès du roi.

 

Pendant ce temps, les fugitifs arrivaient à l’hôtel de Montmorency, et, les deux femmes installées, tinrent conseil de guerre.

 

– Ici, dit le maréchal aux Pardaillan, vous êtes en sûreté. Nul ne se doute, je pense, que vous avez trouvé un refuge dans cet hôtel.

 

Le chevalier hocha la tête.

 

– Monseigneur, dit-il, si vous m’en croyez, vous devez fuir. Si vous étiez seul, je ne vous donnerais pas ce conseil…

 

– Vous avez raison, chevalier, dit le maréchal. Aussi bien, mon intention n’est-elle pas d’exposer ma fille et sa mère. Dès ce soir, je partirai avec elles pour le château de Montmorency. Je compte sur vous pour nous escorter jusque-là. Une fois à Montmorency, nul, pas même le roi, n’osera nous y chercher. Il faudrait une armée pour prendre le manoir.

 

Il fut donc convenu que le soir, à la nuit tombante, on quitterait Paris.

 

Dans cette journée, Pardaillan père eut avec le maréchal une mémorable conversation. Le chevalier s’était retiré dans la chambre qu’il occupait à l’hôtel. Loïse venait de se retirer auprès de sa mère. Le vieux Pardaillan demeura seul avec le maréchal, et voyant sortir Loïse, entama héroïquement la question qui lui tenait au cœur.

 

– Charmante enfant, dit-il, et que vous devez être bien heureux d’avoir retrouvée, monseigneur.

 

– Oui, monsieur. Heureux au-delà de toute expression.

 

– Puisse-t-elle, s’écria le vieux renard, trouver un mari digne d’elle. Mais je doute qu’il existe un homme digne de posséder une beauté aussi accomplie…

 

– Cet homme existe pourtant, dit simplement le maréchal.

 

Le vieux routier tressaillit… « Ouais ! songea-t-il, est-ce que le chevalier aurait raison ?

 

– Je connais, reprit le maréchal, un homme étrange qui apparaît comme un type achevé de bravoure et de finesse. Ce qu’on m’a raconté de lui, ce que j’en ai su par moi-même fait que je me le représente comme un de ces anciens paladins du temps du bon empereur Charlemagne.

 

C’est à cet homme, mon cher monsieur de Pardaillan, que je destine ma fille. Nul ne sera plus digne de posséder un pareil trésor…

 

– Excusez ma hardiesse, monseigneur, mais le portrait que vous venez de tracer est si beau que j’éprouve un impérieux désir de connaître un tel homme. Serais-je très indiscret si je vous demandais son nom ?

 

– Nullement. Je vous ai, à vous et à votre fils, de telles obligations, que je ne veux rien vous cacher de mes chagrins et de mes joies. Vous le verrez, monsieur, car j’espère bien que vous assisterez au mariage de Loïse…

 

– Et il s’appelle ? demanda Pardaillan en mordant sa moustache.

 

– Le comte de Margency, répondit le maréchal en fixant son regard sur le vieux routier.

 

Celui-ci chancela. Il avait reçu le coup en plein cœur.

 

Il balbutia quelques mots, et tout étourdi, atterré, prit congé du maréchal et rejoignit son fils.

 

– Je viens de parler à M. le maréchal, dit-il.

 

– Ah !… Et vous lui avez dit ?

 

– Je lui ai demandé à qui il comptait donner Loïse en mariage. Tiens-toi bien, chevalier. Le fer chaud dans une plaie vaut mieux que l’onguent. Tu n’auras jamais la petite. Elle est destinée à un certain comte de Margency.

 

– Ah ! fit de nouveau le chevalier sans pâlir. Et connaissez-vous cet homme ? Mais qu’importe, après tout…

 

– Je connais Margency, dit le vieux Pardaillan. C’est un beau comté. Enclavé dans les domaines de Montmorency, il avait été pour ainsi dire dépecé, et il n’en restait plus qu’un pauvre reste qui a appartenu à la famille de Piennes jusqu’au moment où le connétable s’en est emparé. Sans aucun doute, le comté a été reconstitué ; quelque hobereau l’aura acheté pour avoir titre de comte. Quant à l’homme lui-même, je ne le connais pas.

 

– Peu importe, monsieur, dit paisiblement le chevalier.

 

Il y eut quelques minutes de silence, pendant lesquelles le vieux Pardaillan arpenta furieusement la pièce, tandis que le chevalier le regardait en souriant de son air figue et raisin.

 

– J’admire ton calme, éclata enfin le vieux routier. Comment ! c’est ainsi qu’on te traite, toi !… Et tu ne bondis pas ?…

 

– Mais, mon père, comment voulez-vous que je sois traité ? Le maréchal, pour quelques pauvres services que je lui ai rendus, m’offre une somptueuse hospitalité. Savez-vous où vous êtes ici ?

 

– Dans ton appartement, je pense !

 

– Certes. Eh bien ! cette chambre, mon père, est celle qui fut donnée au roi Henri II lorsqu’il vint faire visite au connétable. Depuis, nul n’avait couché dans ce lit. Quel honneur, monsieur, pour un gueux comme moi, qui erra d’auberge en auberge, et dormit souvent à la belle étoile.

 

Le sourire du chevalier devenait intense. Sa moustache se hérissait.

 

– Je vous dis que c’est à peine si j’ose dormir dans cette couche royale. Que pouvait faire de plus le maréchal ?

 

– C’est bon. Chevalier, nous allons partir d’ici tout aussitôt.

 

– Non, mon père.

 

– Tu dis : non ? Qui t’y retient maintenant ?

 

– Le maréchal compte sur nous pour l’escorter jusqu’à Montmorency. Nous l’escorterons, mon père. Et une fois qu’il sera en parfaite sûreté dans son castel, alors nous irons nous faire tuer dans quelque jolie entreprise, si toutefois vous me voulez faire l’honneur et la joie de trépasser en ma compagnie.

 

De par tous les diables ! pourquoi M. le maréchal n’appelle-t-il pas M. le comte de Margency pour l’escorter ?

 

– Sans doute, nous trouverons le comte en route, dit le chevalier toujours souriant. Mais lors même qu’il serait ici, je ne lui céderais pas le droit que j’ai conquis de mettre Loïse en sûreté. C’est à moi qu’elle fit appel, à moi seul. Je n’oublierai jamais cette minute. J’étais à mon observatoire de la Devinière… Tiens, à propos, il me faudra y passer pour régler une vieille dette. Avez-vous de l’argent, mon père ?

 

– Trois mille livres.

 

– Peste ! nous sommes riches !

 

– Oui, c’est le dernier présent que m’a fait M. de Damville, un peu malgré lui, d’ailleurs. Tu disais donc que tu voulais payer maître Landry ?

 

– Et dame Huguette.

 

– Tu dois à tous les deux ?

 

– Oui. Seulement, c’est de l’argent que je dois à Landry. Et c’est de la reconnaissance que je dois à Huguette. Je payerai l’un avec des écus et l’autre… ma foi, ce sera plus difficile. Un écu n’est qu’un écu. Une parole sortie du cœur vaut un trésor. Je chercherai… je trouverai. Donc, mon père, je me trouvais à ma fenêtre de la Devinière. J’aime ce vieux souvenir entre tous. Je regardais je ne sais quoi, dans la rue ou dans le ciel. Tout à coup, sa fenêtre, à elle, s’est ouverte, et elle m’a appelé à son secours. Moi !… Je connaissais à peine son nom. Je ne lui avais jamais parlé ! Et elle m’appela, comme si j’eusse été son frère, l’ami dévoué de son enfance, l’amant de sa jeunesse. Ce fut moi, moi seul, et non pas d’autres qu’elle appela… J’ai donc le droit, même envers et contre le maréchal, de la protéger jusqu’au bout. Ce bras et ce cœur sont à elle. Quand tout sera fini, l’un lâchera la bonne rapière qu’il manie avec quelque adresse, et l’autre cessera de battre. Voilà tout.

 

– Voilà tout ! gronda le vieux routier. Ah ! que ne m’as-tu écouté !…

 

– J’ai eu tort, j’en conviens. Mais, mon père, il faut nous occuper de quitter Paris dès ce soir. L’escorte du maréchal, s’il survient quelque obstacle, ne pourra que se battre, et ceci est insuffisant. Nous avons besoin de force et nous avons besoin de ruse. Damville est un rude jouteur, sans compter que nous avons à nos trousses une foule de roquets de moindre importance.

 

– Je connais, dit Pardaillan, quelques bons garçons qui pourront ce soir nous être utiles. Il faudrait que j’aille faire un tour du côté de la Truanderie.

 

– Allez donc, mon père, et soyez prudent.

 

Le vieux routier jeta un dernier regard à son fils, hocha la tête, et s’éloigna.

 

Le chevalier décrocha sa rapière, fit quelques tours dans la chambre et s’assit dans un vaste fauteuil qu’on appelait dans l’hôtel le fauteuil du roi, parce que Henri II s’y était assis.

 

Qu’on n’aille pas croire que le chevalier venait de jouer vis-à-vis de son père la comédie du jeune amoureux qui parle avec détachement de sa peine, en laissant sous entendre le violent chagrin que cache le sourire amer.

 

Le chevalier était sincère au point qu’il ne jouait même pas la comédie avec lui-même, ce qui est encore plus difficile que de ne pas la jouer avec les autres.

 

Son monologue fut la suite toute naturelle de son entretien.

 

Le sourire de pince-sans-rire qui lui était habituel ne disparut pas de ses lèvres. Il ne pleura pas. Il ne soupira pas. Chez lui, les choses se passaient en dedans. Et ce jeune homme qui avait de si charmantes attitudes de finesse, semblait avoir l’horreur de l’attitude voulue. Il se contraignait au minimum de gestes et au minimum de paroles.

 

Il parcourait le monde avec une curiosité passionnée, aimant la vie à la folie, aimant jusqu’à l’adoration tout ce qui lui semblait beau, et cherchant une excuse indulgente à ce qui lui paraissait laid. Non pas l’indulgence dédaigneuse du prétendu philosophe : il ignorait totalement la philosophie et l’art de hausser les épaules avec élégance. Tout simplement, il ne croyait pas que le mal fût une règle dans l’action humaine, mais une terrible nécessité. Il s’écartait donc sans emphatique pitié de ce qui lui semblait vilain au sens exact du mot, et cherchait à se rapprocher de ce qui apparaissait beau, c’est-à-dire de tout ce qui provoquait en lui une émotion bienfaisante.

 

De là venait que rarement une véritable colère le faisait bouillonner ; il aimait mieux, selon un mot d’argot parisien très expressif, « se payer la tête » de quiconque le gênait. Lorsque la bataille s’offrait à lui, il se battait avec la simplicité fougueuse et l’ampleur sans emphase d’un qui est sûr de sa force.

 

Il était naïf. Une douleur entrevue même chez des inconnus lui serrait le cœur. Il rêvait de fabuleuses richesses pour étancher des larmes partout où il passerait. À défaut de richesses, il rêvait de parcourir le monde en aimant les opprimés, en frappant les oppresseurs. Il ne s’était jamais admiré soi-même. Mais il comprenait vaguement qu’il était exceptionnel et digne d’admiration. Il en résultait que parfois des bouffées d’ambitions montaient à son cerveau. L’ambition de quelque magnifique et glorieuse destinée.

 

Il calculait exactement sa valeur, et nous l’avons vu devant le roi, c’est-à-dire devant un être d’essence supérieure, tout voisin de la divinité, calme, paisible, railleur à son habitude, comme devant un égal. Et au fond de lui-même, il s’était effaré de n’avoir pas tremblé devant la majesté royale.

 

Lors donc qu’il se trouva seul, il n’éprouva pas le besoin de modifier son attitude. Il avait simplement dit à son père qu’il ne lui restait plus qu’à mourir, parce qu’il se jugeait incapable de surmonter l’amour qui avait pris possession de son cœur. Avec la même simplicité, il eût sangloté, s’il en eût éprouvé le besoin.

 

Tel était ce héros qui avait étonné Catherine de Médicis si difficile à étonner, qui avait conquis l’admiration de Jeanne d’Albret, qui avait souffleté de son rire le duc d’Anjou, qui s’était moqué du roi de France, qui avait battu sur tous les terrains le maréchal de Damville, et que le maréchal de Montmorency traitait en hôte royal.

 

Il était si pauvre qu’à part les trois mille écus rapinés par son père, il allait se trouver sans un sol du jour où il sortirait de cet hôtel. Et la question d’argent ne le préoccupa jamais, persuadé qu’il était que l’or est une chose plus facile à conquérir que l’estime de soi-même.

 

Sincère, naïf, moqueur, tendre, ouvert à toutes les émotions, fort comme Samson, élégant comme Guise, il passait dans la vie sans voir qu’il marchait dans une gloire.

 

Une fois seul, il ne maudit pas le maréchal et trouva que les choses étaient comme elles devaient être, puisque selon les idées de son temps – de tous les temps ! – un gueux ne pouvait épouser une héritière d’immenses richesses.

 

Il maudit encore moins Loïse, et se contenta de murmurer avec une adorable naïveté :

 

– Quel malheur pour elle ! Comment quelqu’un pourra-t-il jamais l’aimer comme je l’eusse aimée ?… Pauvre Loïse !…

 

Et après quelques instants de réflexion :

 

– Je crois bien qu’il est impossible de souffrir plus que je ne souffre. Si cela devait durer huit jours, je deviendrais fou. Heureusement, tout va s’arranger. Cette nuit, nous sommes à Montmorency, demain, je rentre à Paris. Et alors, voyons… combien sont-ils ?… Damville : rude épée. Ce d’Aspremont dont m’a parlé mon père. Les trois mignons. Ce Maurevert. Cela fait six. Je les provoque tous les six à la fois. C’est bien le diable si à eux tous, ils ne parviennent pas à me tuer. Allons, j’aurai de jolies funérailles !

 

À ce moment, une tête tiède se posa sur ses genoux.

 

Il baissa les yeux et vit que Pipeau s’était approché de lui, avait commodément installé sa tête et le regardait de ses grands yeux bruns, tendres, profonds, d’une belle humanité.

 

– Te voilà, toi ? sourit-il joyeusement.

 

Pipeau jappa avec non moins de joie, répondant :

 

– Parfaitement ! C’est moi ! Moi ! ton ami ! Tu avais l’air de m’oublier, de ne pas plus penser à moi que si je n’étais pas ton ami le plus fidèle… fidèle jusqu’à la mort ! Alors, je viens te dire : Bonjour comment ça va ?…

 

Voilà ce que dit le chien.

 

Le chevalier posa sa main sur la tête du chien, et dit :

 

– Nous allons donc nous quitter, Pipeau ? Ce m’est un grand chagrin. Je te dois beaucoup, sais-tu ? Grâce à toi, je suis sorti de la Bastille, et puis, un jour que j’avais faim, tu as partagé avec moi, tu te rappelles ? Et puis, toujours gai, tu me fus un si bon compagnon. Que deviendras-tu sans moi ?… Car je vais partir pour ne plus jamais revenir, et je ne puis t’emmener là où je vais… Je pars, Pipeau, parce que je m’ennuie. Cela dit tout, je pense, et tu n’as pas besoin de plus longues explications.

 

Le chien avait écouté gravement.

 

Et sans doute, bien que le discours de son maître fut terminé, il continua à écouter ce que le chevalier pouvait se dire à lui-même, car ses yeux ne quittèrent pas les yeux du jeune homme, et le chien finit par pousser une plainte sourde.

 

– Pipeau ! fit à ce moment le vieux Pardaillan qui entrebâilla la porte.

 

Le chien interrogea le chevalier, qui dit :

 

– Va.

 

– Je vais à la Devinière, puisque tu as des scrupules en ce qui regarde maître Landry, reprit le routier.

 

– Je vous accompagne, mon père.

 

– Non pas, mordiable. Le chien me suffira en cas d’attaque. Il pourra aussi me servir de courrier. Mais toi, ne bouge pas d’ici.

 

Le chevalier fit un geste d’acquiescement, et Pardaillan père s’éloigna, suivi du chien, heureux d’entreprendre seul la besogne d’exploration qu’il avait méditée. Car, sous prétexte d’aller à la Devinière payer les dettes de son fils, le routier voulait surtout s’assurer que l’hôtel n’était pas surveillé, qu’ils n’avaient pas été suivis, enfin, que le chevalier était en sûreté parfaite.

 

– Une fois à Montmorency, songeait-il, je le déciderai à me suivre, et du diable si je n’arrive pas à lui faire oublier toutes les Loïse du monde, et à oublier du coup son envie de mourir. Belle solution, ma foi !… À son âge, j’eusse enlevé la petite, voilà tout. Le monde dégénère…-D’ailleurs, qui sait si ma ruse ne va pas arranger les choses ? C’est un tour de vieille guerre. J’en ai plus d’un dans mon sac… Allons, Pipeau, saute sur ton maître.

 

Pardaillan tendit son bras et le chien sauta, avec un aboiement sonore.

 

À quelque ruse ? à quel tour faisait-il allusion ?

 

Nous le dirons tout à l’heure à nos lecteurs.

 

Pour le moment, suivons le vieux routier dans son exploration. Il parcourut les rues avoisinantes et ayant constaté que tout paraisse parfaitement tranquille, n’ayant rien vu de suspect, descendit jusqu’au bac pour traverser la Seine.

 

Alors, il gagna la rue Saint-Denis et parvint à la Devinière en se promettant bien de pousser jusqu’au cabaret de Catho par la même occasion.

 

Maître Landry vit arriver Pardaillan avec un certain étonnement mélangé de crainte et d’espérance.

 

– Qui sait si cette fois enfin je ne serai pas payé ? murmura le digne aubergiste.

 

– Maître Landry, dit Pardaillan, je viens payer mes dettes et celles de mon fils, car nous allons quitter Paris pour longtemps sans doute.

 

– Ah ! monsieur, quel malheur ! s’écria Landry qui essaya vainement de prendre une figure attristée.

 

– Que voulez-vous, mon cher monsieur Grégoire, nous nous retirons après fortune faite.

 

L’aubergiste ouvrit des yeux énormes.

 

– Mais je ne vois pas dame Huguette, reprit Pardaillan. J’ai une commission à lui faire de la part de mon fils.

 

– Ma femme va arriver dans un instant. Mais monsieur me fera bien l’honneur de déjeuner encore une fois dans mon auberge, puisqu’il est sur le point de quitter Paris ?

 

– Très volontiers, mon cher ami. Et d’ailleurs, tandis que je déjeunerai, vous établirez notre compte.

 

– Oh ! monsieur, la chose ne presse pas, fit Landry dans le ravissement de son âme.

 

– Si fait ! Je ne m’en irais pas tranquille et ne voudrais pas vous faire tort d’un denier.

 

– Puisqu’il en est ainsi, monsieur, je vous avouerai que votre compte est tout préparé.

 

– Ah ! ah !

 

– Vous m’en aviez vous-même donné l’ordre, et par deux fois vous fûtes sur le point de régler cette misère. Seulement, vous en fûtes toujours empêché par des circonstances regrettables…

 

– Pour vous ? fit Pardaillan en éclatant de rire.

 

– Non pas, mais pour vous, monsieur, dit Landry, qui se mit à rire aussi par politesse. En effet, la première fois, vous eûtes ce terrible duel avec ce M. Orthès…

 

– Vicomte d’Aspremont. C’est ainsi que vous le nommiez.

 

– C’est vrai. Et la deuxième fois… au moment où je tendais déjà la main, vous vous élançâtes dans la rue.

 

– Oui, j’avais vu passer un vieil ami, que je voulais serrer dans mes bras.

 

– En sorte que nous en demeurâmes là, acheva Landry d’un air si piteux que le vieux routier eut un deuxième accès d’hilarité, aussitôt partagé par l’aubergiste.

 

« Diable ! songeait Landry, n’indisposons pas un homme qui m’apporte de l’argent. »

 

Cependant on dressait le couvert sur une petite table, tandis que Pipeau reprenant instantanément ses vieilles habitudes, entrait dans la cuisine de cet air hypocrite et détaché des biens de ce monde qui inspirait tant de confiance à ceux qui ne connaissaient pas la gourmandise et l’astuce de ce chien.

 

Pardaillan se mit donc à table, et non sans quelque mélancolie, inspecta cette salle d’auberge où il avait en somme passé de si bons moments.

 

À l’aspect vénérable des flacons que Landry lui-même déposa sur la nappe éblouissante, il comprit qu’il était devenu aux yeux de l’aubergiste un personnage d’importance.

 

– Hum ! grommela-t-il, l’argent est tout de même une bonne chose ! Avec de l’argent qu’il me suppose, j’achète à crédit le respect et l’admiration de ce digne homme. Que serait-ce si j’étais réellement riche ! Décidément, si nous ne mourons pas, le chevalier et moi, il faudra que je me mette à gagner beaucoup d’argent.

 

À ce moment, Huguette entra dans la salle.

 

– Toujours fraîche, rose et tendre comme un jeune radis qui croque à la dent, dit le vieux Pardaillan.

 

Huguette, sans s’étonner de la bizarrerie de cette comparaison, sourit et soupira.

 

– Il paraît donc que vous nous abandonnez ? dit-elle en découpant une tranche de venaison qu’elle plaça dans l’assiette tandis que Landry versait dans son gobelet un vin qui tombait en cascade de rubis.

 

« Admirable tableau ! songea Pardaillan en se renversant sur le dossier de sa chaise. Le bon Landry à ma droite, qui me verse un délectable nectar ; la jolie Huguette à ma gauche, avec ses bras nus roses et blancs, et devant moi ce pâté, cette venaison plus douce à l’œil encore que le regard de l’hôtesse… et au fond, cette belle cuisine qui flamboie, ah ! que n’est-ce ainsi tous les jours !… Et dire que le chevalier m’invite à mourir !… Morbleu !… »

 

Et il reprit avec une émotion sincère – l’émotion du vieux routier sans gîte, sans feu ni lieu qui fait halte à la bonne auberge :

 

– Oui, ma chère madame Huguette, nous partons pour… pour des pays inconnus. Et avant de partir, nous avons songé, mon fils et moi, que nous avions un vieux compte à régler ici…

 

– Ah ! monsieur ! fit Landry avec attendrissement.

 

Et il ajouta :

 

– Je vais chercher la note.

 

– Ma chère Huguette, dit alors le vieux Pardaillan, je crois qu’il sera difficile au chevalier de venir acquitter ce qu’il vous doit, bien qu’il m’ait annoncé son intention de passer à la Devinière.

 

– Monsieur le chevalier ne me doit rien, fit vivement Huguette.

 

– Si fait, par la mort du diable ! À telles enseignes que je vais vous citer ses propres paroles. Quant à la jolie Huguette, a-t-il dit, ce n’est pas de l’argent que je lui dois, mais deux bons baisers en reconnaissance des attentions qu’elle a eues pour moi. Et je voudrais lui dire aussi que, quoi qu’il arrive, je ne l’oublierai jamais, et que je lui garderai toujours une bonne place parmi les plus doux et les meilleurs de mes souvenirs.

 

– Le chevalier a dit cela ? s’écria l’hôtesse en rougissant de plaisir.

 

– Sur ma foi ! Et je crois qu’il n’a dit que la moitié de ce qu’il pensait. Aussi, je vais m’acquitter de la commission, que je tâcherai de faire en conscience.

 

Là-dessus, le vieux routier se leva, et embrassa Huguette deux fois sur chaque joue, ce qui faisait bonne mesure. Puis, se rasseyant, il leva son verre, dit gravement : « À votre santé, jolie Huguette ! » et but d’un trait, selon les usages de galanterie ayant cours sur les grandes routes.

 

– Monsieur, fit alors l’hôtesse toute rêveuse, je n’oublierai jamais la bonne pensée qu’a eue pour moi monsieur le chevalier. Dites-le-lui, je vous prie. Et je veux à mon tour lui témoigner ma gratitude par un avis…

 

– Parlez, ma chère…

 

– Eh bien, dites-lui bien qu’elle l’aime ! fit Huguette avec un soupir.

 

– Qui cela ? s’écria Pardaillan étonné.

 

– Celle qu’il aime, la jolie demoiselle… Loïse…

 

Le vieux routier sauta sur sa chaise.

 

– Elle l’aime, continua Huguette, j’en suis sûre. J’ai vu ce pauvre jeune homme si malheureux…

 

– Ah ! ma chère Huguette, vous êtes un ange !…

 

– Si malheureux que je n’ai pu m’empêcher de lui dire à lui-même. Répétez-le lui, et lorsqu’il sera le mari de Loïse, qu’il se souvienne que c’est moi qui lui ai annoncé son bonheur.

 

– Corbleu ! Dites que vous lui portez bonheur, ma bonne Huguette. Ah ! c’est ainsi ?… Ah bien ! voilà qui change diablement les choses !… Vive Dieu !… Que je vous embrasse encore !…

 

Sur ce, nouvelle embrassade. Après quoi, le vieux Pardaillan continua son repas avec une infinie satisfaction, et, le vin de Landry aidant, commença à entrevoir le moment où il assisterait au mariage de Loïse et de son fils.

 

– Cela me fait songer, murmura-t-il joyeusement, que je dois aller faire un tour à la Truanderie pour raccoler quelques bons garçons… Maintenant que nous sommes sûrs d’être aimés, comme je m’en doutais, il s’agit de sortir de Paris sains et saufs ?

 

Tout a une fin, même les bons déjeuners.

 

Celui de Pardaillan suivit donc la loi commune, et le dernier flacon vidé jusqu’à la dernière goutte, le vieux routier, une chanson de guerre aux lèvres, l’œil conquérant, reboucla son épée, et mettant la main à sa ceinture de cuir qui contenait les trois mille livres prises dans le coffre de Gilles, appela maître Landry qui, sa note à la main, – la fameuse note de Pardaillan ! – accourut, radieux, léger, presque rapide, fendant l’air de ses bras pour arriver plus vite. Son large visage portait la balafre d’un sourire qui allait d’une oreille à l’autre.

 

Landry, en arrivant à la table, déploya son papier. Il était long d’un aune. Et comme pour s’excuser de cette menaçante longueur, l’aubergiste se hâta de dire :

 

– Dame, monsieur, c’est qu’il y en a long. Et encore ai-je tenu compte des conventions que nous fîmes et n’ai-je marqué que les extras, en marge…

 

– Marquez tout, mon cher Landry, fit Pardaillan.

 

Landry salua jusqu’à terre et dit avec une modeste simplicité, mais non sans quelque inquiétude.

 

– En ce cas, tout compris, cela fait trois mille livres juste.

 

Le vieux routier reçut le coup sans sourciller et commença à entrouvrir sa ceinture de cuir. Le visage de Landry, qui était radieux, devint incandescent, tant l’émotion le fit flamboyer.

 

– Enfin ! murmura-t-il dans un souffle.

 

– Le voilà ! Le voilà ! tonna à ce moment une voix furieuse.

 

En même temps, trois personnages qui venaient d’entrer à l’instant même dans la salle dégainèrent et se précipitèrent sur Pardaillan. L’auberge se remplit de cris. La main de Pardaillan qui touchait la fameuse ceinture descendit jusqu’à la rapière qu’elle mit au vent. Le sourire de Landry se termina en grimace de douleur et d’épouvante, et il demeura figé la bouche bée, les yeux ronds, son aune de papier à la main…

 

Pardaillan avait d’un coup de pied renversé la table dont toute la vaisselle s’était écroulée.

 

Huguette s’était enfuie dans la cuisine.

 

Les trois enragés portaient coup sur coup.

 

– Cette fois, pas de caution ! ricanait l’un, à moins que ce ne soit la caution de l’hôtesse !

 

– Cette fois, pas de quartier ! hurlait le second, à moins que nous n’en fassions un quartier de lard !

 

Le premier, c’était Maugiron. L’autre, Quélus.

 

Le troisième qui ne disait rien, mais qui s’escrimait avec une rage froide, c’était Maurevert.

 

Ils étaient entrés à tout hasard dans l’auberge, sachant que la Devinière avait été longtemps le quartier général des Pardaillan. D’ailleurs, c’était surtout le chevalier qu’ils cherchaient, ayant chacun à venger une blessure d’épée et une blessure de parole.

 

À défaut du chevalier, ils trouvaient le père, et sans plus de réflexion, s’étant consultés d’un rapide regard, ils le chargèrent.

 

Pardaillan, affaibli par les blessures qu’il avait reçues rue Montmartre, se contenta d’établir un peu de défensive.

 

Il avait sur sa poitrine trois pointes menaçantes.

 

À chaque coup qui lui était porté, il parait s’il pouvait, ou reculait d’un bond.

 

La bataille était silencieuse cette fois. Les trois étaient résolus à tuer le père en attendant le fils, et ils gardaient toutes leurs forces, tout le sang-froid, jouant serré, cherchant le coup mortel.

 

Pardaillan reculait donc. Malheureusement ses trois adversaires étaient placés en bataille entre lui et la porte de la rue. Il était donc repoussé peu à peu vers le fond de la salle où la porte se trouvait ouverte. Il la franchit et se trouva alors dans cette salle où, au début de ce récit, nous avons montré le banquet des poètes de la Pléiade.

 

Cette salle franchie, il pénétra dans la suivante et parvint enfin dans la dernière pièce où avait eu lieu l’étrange cérémonie du sacrifice d’un bouc.

 

– Cette fois, nous le tenons, dit Maurevert, les dents serrées.

 

– Allons, pensa Pardaillan, le chevalier et moi nous ne mourrons pas ensemble !

 

Et il jeta autour de lui un regard désespéré.

 

À ce moment, il vit une porte s’ouvrir, et, sans hésitation, se précipita dans le réduit obscur qu’il entrevoyait : c’était ce sombre cabinet où se trouvait l’entrée de la cave, d’une part, et de l’autre, l’entrée du long corridor qui aboutissait à la rue.

 

Les trois assaillants voulurent se jeter à la suite de Pardaillan dans ce réduit. Mais la porte se ferma à leur nez et ils se mirent à hurler toutes les insultes qui avaient cours à l’époque en frappant du pommeau de leur épée.

 

Ce n’était pas le vieux routier qui avait fermé la porte : c’était Huguette !…

 

Quand elle avait vu la tournure que prenait la bagarre, elle avait rapidement fait le tour par la rue et le corridor, et avait ouvert, puis refermé à clef la porte du réduit.

 

– Vous ! s’écria Pardaillan qui reconnut Huguette.

 

– Fuyez ! fit la jolie hôtesse en montrant le corridor.

 

– Pas avant de vous avoir remerciée, dit le vieux routier qui, rengainant sa rapière, saisit Huguette par la taille et l’embrassa sur les deux joues, tandis que les mignons continuaient à vociférer.

 

– Un pour moi ! Un pour le chevalier ! dit Pardaillan.

 

Aussitôt, il s’élança dans le corridor et, l’instant d’après, il détalait le long de la rue Saint-Denis.

 

– Tu ne nous échapperas pas, cette fois ! criait Maugiron et Quélus, tandis que Maurevert courait chercher un marteau pour défoncer la serrure.

 

Il se heurta à Huguette dans la salle des banquets.

 

– Un marteau ! commanda Maurevert.

 

– Inutile, dit Huguette. Je vais ouvrir avec une clef.

 

– Vous serez récompensée, ma brave femme.

 

La porte ouverte, les trois spadassins virent le couloir et comprirent que le vieux renard avait fui.

 

– Le terrier avait double issue, dit Maurevert.

 

Et tous trois s’élancèrent. Mais trop tard ! Pardaillan était déjà loin, courant vers la Truanderie, non pour y chercher refuge, mais pour y trouver les compagnons dont il avait besoin pour assurer le départ du maréchal.

 

Dans la rue, il fut rejoint par Pipeau, qui, fidèle à ses habitudes, tenait dans sa gueule un saucisson enlevé sur les tables de la Devinière.

 

Huguette, après le départ des mignons, revint à la cuisine, où elle trouva son mari cramoisi de fureur.

 

– Ah ! vociférait Landry, j’espère bien que M. de Pardaillan n’aura plus la pensée de me payer !

 

– Pourquoi donc ? fit Huguette en souriant. Il faudra pourtant qu’il paie, nous ne sommes pas assez riches pour abandonner une note pareille, ajouta-t-elle en désignant l’aune de papier que Landry tenait toujours à la main.

 

– Ouais ! fit l’aubergiste. Toutes les fois qu’il me vient payer, il y a bataille et bris de vaisselle dans ma pauvre auberge !

 

– Bah ! marquez toujours…

 

– Vous avez raison, ma femme !

 

Et maître Landry, ayant poussé un soupir, ayant murmuré : « Allons ! ce ne sera pas encore pour cette fois ! » s’assit à une table, commanda qu’on lui apportât de l’encre et une plume, et il fit à la fameuse note la rallonge suivante :

 

Item, un déjeuner complet et bien conditionné. Ci : deux écus et cinq sols. Item, une bouteille de vieux Beaugency : trois écus. Item, deux flacons de Saumur : deux écus. Item, vaisselle brisée : vingt livres. Item, un saucisson volé par le chien de M. de Pardaillan ; quinze sols et quatre deniers.

 

– Donnez, que j’enferme la note, dit Huguette qui avait lu par-dessus l’épaule de son mari.

 

Landry lui remit le papier et regagna ses cuisines en proie à la plus sombre mélancolie.

 

Au-dessous du total général, Huguette écrivit alors :

 

« Reçu de M. de Pardaillan deux baisers, un pour lui, un pour M. le chevalier son fils, de la valeur de quinze cents livres chacun. »

 

Et elle enferma la note dans l’armoire de sa chambre à coucher.

 

Vers six heures du soir, le vieux Pardaillan rentra à l’hôtel de Montmorency sans avoir fait d’autre mauvaise rencontre. Il avait fait une longue station dans la Truanderie et avait eu un entretien mystérieux avec un certain nombre de ces figures patibulaires qui pullulent en ce lieu. Pardaillan ne dédaignait aucune fréquentation… maréchaux ou truands.

 

Il souriait dans sa moustache et murmurait :

 

– Voyons ce qu’il sera advenu de la rencontre que j’ai si habilement préparée !

 

À quelle rencontre faisait-il allusion ?

 

On se rappelle que le vieux routier avait d’abord quitté son fils en lui disant qu’il allait à la Truanderie, puis, qu’il était revenu sous le prétexte de lui emprunter Pipeau, et qu’il était alors parti pour la Devinière.

 

Or, du premier coup où il sortit de la chambre du chevalier, Pardaillan père se mit à errer par l’hôtel en maugréant toutes les imprécations connues dans le royaume, jusqu’au moment où il se rencontra avec Loïse.

 

– Je vous cherchais, dit le vieux routier avec cette brusquerie qui dénote une grave inquiétude. Je tenais à vous faire mes adieux.

 

– Vos adieux ! s’écria la charmante enfant qui ne put s’empêcher de pâlir.

 

– Oui, nous partons, mon fils et moi.

 

En parlant ainsi, et tout en expliquant avec volubilité que son fils lui paraissait atteint d’un mal incurable, le vieux renard s’était mis à marcher dans la direction de la chambre du chevalier.

 

Loïse le suivait machinalement, toute émue par la nouvelle de ce brusque départ, le cœur serré par une angoisse inconnue.

 

Pardaillan ouvrit doucement la porte.

 

Loïse entendit le discours que le chevalier adressait à Pipeau.

 

Ce fut alors que le vieux routier appela le chien et partit, laissant la porte ouverte et, devant cette porte, Loïse tout interdite… Que se passa-t-il en elle à ce moment ? À quelle impulsion obéit-elle ? Toujours est-il qu’elle entra, et levant ses yeux candides sur le chevalier stupéfait et bouleversé, demanda :

 

– Vous voulez partir ?… Pourquoi ?

 

Le chevalier, non moins interdit et certes plus tremblant que la jeune fille, murmura :

 

– Qui vous a dit que je voulais partir, mademoiselle ?

 

– Votre père, d’abord. Vous ensuite.

 

– Moi ?

 

– Vous-même. Vous voulez partir, disiez-vous… Pardonnez-moi, monsieur… J’ai entendu bien malgré moi… Vous avez dit que vous vouliez partir et pour ne plus revenir… et que vous ne pouviez emmener votre chien là où vous allez… et que si vous partez, c’est que vous vous ennuyez… Oh ! monsieur, quel est ce pays d’où vous ne reviendrez jamais ?…

 

– Mademoiselle…

 

– Et où vous ne pouvez emmener le pauvre Pipeau ?

 

– De grâce…

 

– Et pourquoi vous ennuyez-vous ?

 

Elle parlait ainsi que dans un rêve, tout étonnée de sa propre audace, toute tremblante maintenant, deux larmes au bord de ses longs cils.

 

Le chevalier la contemplait avec un inexprimable ravissement et une douleur aiguë. Sa tête s’embrasait, ses idées bourdonnaient comme un essaim d’abeilles en fuite. L’instant était redoutable et charmant.

 

Il balbutia, ne sachant pas trop ce qu’il disait :

 

– De dire que je m’ennuie, mademoiselle, c’est une façon de parler…

 

– Oh ! reprit-elle sous l’impulsion d’un irrésistible mouvement du cœur, est-ce parce que vous êtes ici ?… près de ma mère… près de mon père…

 

Et tout bas, elle ajouta :

 

– Près de moi !…

 

Le chevalier ferma les yeux, joignit les mains, et, d’une voix ardente :

 

– Ici… oh ! ici… c’est le paradis !…

 

Elle poussa un faible cri. Et alors, cette lumière qui, en de certaines circonstances, jette sa flamme dans l’esprit et le cœur des jeunes filles, l’illumina soudainement, et, très pâle, blanche comme un lys, elle dit :

 

– Vous ne voulez pas partir… vous voulez mourir…

 

– C’est vrai.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que je vous aime.

 

– Vous m’aimez ?

 

– Oui.

 

– Et vous voulez mourir ?

 

– Oui.

 

– Vous voulez donc que je meure ?

 

Ces demandes et ces réponses, rapides, haletantes, fiévreuses, furent faites de part et d’autre d’une voix basse. Emportés qu’ils étaient par leur rêve, ils se rendaient à peine compte de ce qu’ils se disaient. Mais tout était amour en eux. De leur immobilité sans geste, de leur attitude figée, de leurs visages pâlis émanait un fluide mystérieux, et ils étaient comme dans une atmosphère d’amour.

 

Entre eux, il ne put être question de dissimulation. La fille la plus effrontée n’eût pas eu une pareille tranquillité, le don Juan le plus fieffé n’eût pas eu cette sérénité. Loïse, qui parlait au chevalier pour la deuxième ou troisième fois, avoua son amour spontanément. La pensée qu’elle aurait pu le cacher ou en rougir ne l’effleura même pas. Cette fleur de timidité n’eût pas compris la timidité en ce moment. Le chevalier l’eût prise par la main et l’eût emmenée qu’elle eût suivi tout naturellement.

 

Ce cri, qu’elle venait de laisser tomber de ses lèvres, ce cri de sincérité superbe était l’expression la plus complète, la plus absolue de ce qu’elle pensait.

 

Si le chevalier mourait, elle mourrait.

 

C’était simple, limpide, lumineux. Il n’y avait rien autour de cela : pas de réflexion, pas de contestation possible. Était-ce de l’amour ? Elle ne savait pas. Elle ne cherchait pas à savoir.

 

Elle ne savait qu’une chose.

 

C’est que sa vie s’absorbait sans effort dans la vie du chevalier ; c’est que son âme s’incorporait à l’âme de cet homme. Il était celui qu’elle attendait. Il lui apparaissait dans un tel prestige de jeunesse, de gloire et d’amour qu’elle en était éblouie. Leur conjonction dans cet hôtel de Montmorency lui semblait un événement naturel. Le contraire eût été impossible.

 

Et maintenant, s’il partait, elle partait.

 

S’il mourait, elle mourrait.

 

Plus rien au monde ne pouvait les séparer.

 

– Vous voulez donc que je meure ? dit Loïse.

 

En même temps ses yeux bleus, limpides comme l’azur du ciel à l’heure des aubes d’étés, se fixèrent sur les yeux du chevalier de Pardaillan.

 

Il chancela.

 

Son être entier frémit d’une étrange vibration.

 

Il oublia que le maréchal la destinait à ce comte de Margency, à cet inconnu qui allait la lui prendre, et extasié, bouleversé par un étonnement infini, murmura :

 

– Je rêve.

 

Il demeurait devant elle les mains jointes, en adoration.

 

Lentement, elle baissa les yeux ; une pâleur de lys s’étendit sur son visage, et elle dit :

 

– Si vous mourez, je meurs, puisque je vous aime…

 

Ils étaient tout près l’un de l’autre. Et pourtant, ils ne se touchaient pas. Le jeune homme éprouvait cette sensation très nette que l’ange s’évanouirait si seulement il lui prenait les mains.

 

Alors, avec cet accent de simplicité qui est la plus souveraine expression du pathétique, il murmura :

 

– Loïse, je vis puisque vous m’aimez… Être aimé de vous, cela me semblait une hérésie… Que votre regard se fût abaissé sur moi, c’était une folie… et pourtant, cela est. Loïse, je ne sais si je suis heureux ou malheureux, je ne sais si le ciel s’ouvre devant moi… Mais la plénitude de la vie, Loïse, vous me l’avez versée… Je tremble et ma pensée vacille… Vous m’aimez… Cela est, ce rêve est une vérité…

 

– Je vous aime.

 

– Oui. Je le savais. Tout me le criait. Tout me disait que j’étais venu dans ce monde pour vous, pour vous seule. Je voyais que vous ne pourriez pas ne pas m’aimer, tellement mon cœur allait avec force vers vous. De ne pas être aimé de vous, cela me paraissait une telle ténèbre que le soleil mourait dans le ciel.

 

Il se tut subitement.

 

Des paroles insensées montaient à ses lèvres blanches.

 

Il était comme dans une épouvante et dans une extase.

 

Et tous deux comprirent que toute parole eût été vaine.

 

Lentement, les yeux rivés aux yeux du chevalier, Loïse recula jusqu’à la porte, s’éloigna, s’évapora pour ainsi dire, et lui demeura longtemps à la même place, comme foudroyé.

 

Alors, la réaction se fit dans cette nature si froide en apparence, et si réellement violente.

 

Une joie inouïe, une joie terrible le souleva, le transporta. Il se redressa flamboyant, la main à la garde de sa rapière, les nerfs raidis, tel que dut être le Cid quand, après l’aveu de Chimène, il provoquait Maures, Navarrais et Castillans.

 

Par la baie de la fenêtre, son regard étincelant rayonna sur Paris.

 

Et sa pensée cria, tandis que ses lèvres serrées ne laissaient échapper aucun son :

 

– Maintenant, je suis le maître du monde ! Roi Charles, Montmorency, Damville, puissances et gloires, ma gloire et ma puissance vous égalent ! Où est le fer qui peut me tuer ? Où est l’armée qui peut m’arrêter ? Que Paris brûle, que la terre s’effondre, que dix mille sbires et spadassins lèvent sur moi leurs dagues ! Ô Loïse ! Loïse !…

 

Et de toute sa hauteur, il tomba sur le tapis, évanoui…

 

Vers six heures, le vieux Pardaillan regagna l’hôtel de Montmorency. Il retrouva son fils armé en guerre, en conciliabule avec le maréchal de Montmorency. Dans la cour de l’hôtel attendait un de ces lourds carrosses qu’on pouvait entièrement fermer, au moyen de mantelets.

 

Le vieux routier examina curieusement le chevalier qui parut calme et froid comme à son habitude.

 

– Allons, songea-t-il, il ne s’est rien passé. Heureusement que j’apporte les bonnes paroles de cette chère Huguette !

 

Et tirant son fils à part, il lui annonça qu’une vingtaine de truands se trouvaient aux abords de l’hôtel, prêts à escorter le maréchal sans même qu’il s’en doutât.

 

Le signal du départ fut alors donné par le maréchal.

 

On devait, pour dépister les curieux ou les sbires, sortir par la porte Saint-Antoine, puis faire un crochet à gauche pour rejoindre la route de Montmorency.

 

Loïse et sa mère prirent place dans le carrosse, qui fut soigneusement fermé.

 

Le maréchal se plaça à la portière de droite ; le chevalier à celle de gauche ; le vieux Pardaillan prit la tête ; derrière, venaient douze cavaliers de la maison du maréchal.

 

Ces sortes d’escorte traversant Paris dans un appareil formidable n’étaient alors nullement rares ; nul ne fit donc attention à celle-ci, et la voiture arriva vers sept heures à la porte Saint-Antoine.

 

– Nous sommes sauvés ! pensa le vieux Pardaillan.

 

– On ne passe pas ! dit à ce moment une voix…

 

Et l’officier qui commandait le poste s’avança.

 

– Qu’est-ce ? demanda le maréchal en pâlissant.

 

L’officier le reconnut à l’instant, et, le saluant :

 

– Monseigneur, à mon grand regret, je suis obligé de vous empêcher de passer.

 

– Mais, monsieur, la porte est encore ouverte à cette heure !

 

– Pardon, monseigneur, elle est fermée ; voyez, le pont est levé.

 

Le maréchal se pencha, regarda sous la voûte, et vit en effet que le pont était levé ! Il n’y avait pas moyen de franchir la porte à moins que l’officier ne consentit à baisser le pont.

 

– Bon pour cette porte, dit-il, mais les autres, sans doute…

 

– Toutes les portes de Paris sont fermées, monseigneur.

 

– Et à quelle heure seront-elles ouvertes demain ?

 

– Demain, elles ne seront pas ouvertes, monseigneur : ni demain, ni les autres jours…

 

– Mais, s’écria le maréchal avec plus d’inquiétude encore que de colère, c’est une tyrannie, cela !

 

– Ordre du roi, monseigneur !

 

– Eh quoi ! On ne peut plus sortir de Paris, ni y entrer ?…

 

– Pardon, monseigneur : il est facile d’y entrer et d’en sortir. On n’empêche personne d’entrer. Et quant à sortir, il n’y a qu’à se procurer un laissez-passer de M. le grand-prévôt. Il demeure à deux pas de la Bastille. Et si monseigneur le désire…

 

– Inutile, dit le maréchal.

 

Et il donna l’ordre du retour.

 

– Ordre du roi ! murmura-t-il. Très bien. Mais qui cet ordre vise-t-il ? Moi ? Quelle apparence y a-t-il ?…

 

Tout aussitôt, il songea à ces nombreux huguenots venus à Paris avec Jeanne d’Albret, le roi de Navarre, et l’amiral Coligny.

 

L’incident était grave.

 

Mais, en somme, François de Montmorency demeura persuadé qu’il s’agissait d’une mesure de police prise contre les huguenots.

 

« Ce n’est qu’un contretemps, » pensa-t-il.

 

Cependant, le carrosse avait repris le chemin de l’hôtel de Montmorency. Le vieux Pardaillan, lui, avait mis pied à terre et donné son cheval à conduire en main à l’un des cavaliers de l’escorte. Il voulait en avoir le cœur net, et son intention était d’interroger l’officier.

 

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées depuis le départ du maréchal, et il réfléchissait à la fable qu’il inventerait pour forcer l’officier à parler, lorsqu’il vit l’un des soldats du poste s’éloigner de la porte en prenant la rue Saint-Antoine.

 

Pardaillan le suivit. Il pensait simplement qu’il lui serait plus facile de tirer quelque chose de ce soldat.

 

Il l’aborda donc et se mit à marcher de conserve avec lui.

 

– Il fait chaud, dit-il, pour entrer en matière.

 

– Très chaud, dit le soldat.

 

– Une bouteille de vin frais serait la bienvenue ?

 

– La bienvenue, mon gentilhomme.

 

– Voulez-vous en boire une avec moi à la santé du roi ?

 

– Je veux bien, par ma foi.

 

– Entrons donc dans ce bouchon…

 

– Pas maintenant.

 

– Pourquoi pas maintenant, puisque c’est maintenant que nous avons soif ?

 

Le soldat demeura un instant ébloui par la limpidité de ce raisonnement. Mais il se remit et répondit :

 

– Parce que j’ai une commission à faire.

 

– Où cela ?

 

Du coup, le soldat commença à regarder de travers l’acharné questionneur. À ce moment, le regard de Pardaillan s’accrocha à un papier que le soldat avait placé dans son justaucorps et dont un bout dépassait.

 

– Ah ça, mon gentilhomme, qu’est-ce que cela peut bien vous faire ? reprit le soldat.

 

– Rien du tout. Mais si votre commission vous mène trop loin, vous comprenez…

 

– C’est juste. Eh bien, je vais au Temple.

 

– À la prison ?

 

– Non ! dans les environs.

 

Pardaillan tressaillit. Il continua de marcher quelques pas en ruminant une idée qui venait de lui traverser la cervelle.

 

– Camarade, dit-il tout à coup, voulez-vous que je vous dise ?… Vous portez une lettre à l’hôtel de Mesmes.

 

– Comment le savez-vous ? s’écria le soldat stupéfait.

 

– Tenez, voici la lettre qui dépasse et sort de votre justaucorps ; elle va tomber, prenez garde.

 

En même temps, Pardaillan saisit entre le pouce et l’index le bout du papier qu’il tira. Rapidement, il jeta un coup d’œil sur la suscription. Elle était ainsi libellée :

 

– À monsieur le maréchal de Damville, en son hôtel.

 

Pardaillan jeta un coup d’œil autour de lui, Ils se trouvaient dans la rue Saint-Antoine, pleine de passants. À vingt pas, arrivait une patrouille du guet à cheval. Il n’y avait pas moyen de se sauver en emportant la lettre. Il la rendit donc au soldat. Mais il avait pu remarquer qu’elle était assez mal cachetée, comme par une personne qui eût été très pressée.

 

Ils se remirent en marche, Pardaillan résolu à ne plus lâcher son homme d’une semelle, le soldat devenu très méfiant.

 

– Excusez-moi, mon gentilhomme, reprit tout à coup ce dernier, ce lettre doit arriver le plus tôt possible. Il faut que je coure. Adieu donc et merci.

 

Là-dessus, le soldat prit le pas de course.

 

Mais il avait affaire à plus entêté que lui : Pardaillan se mit aussi à courir.

 

– Camarade, dit-il, voulez-vous gagner cent livres ?

 

– Non ! fit le soldat, en précipitant sa course.

 

– Cinq cents ! reprit Pardaillan.

 

– Laissez-moi, monsieur, ou j’appelle !

 

– Mille !…

 

Le soldat s’arrêta court et devint cramoisi.

 

– Que me voulez-vous ? dit-il d’une voix tremblante.

 

– Vous donner mille livres en or, si vous me laissez lire la lettre que vous portez.

 

– Pour mille livres, je serais pendu. Allons donc !

 

– Oh ! oh ! C’est donc bien grave, ce que vous portez ? En ce cas, je vous offre deux mille livres.

 

Le soldat chancela. Il était hagard. Pardaillan reprit rapidement :

 

– Nous entrons au premier cabaret, et tandis que vous videz une bonne bouteille, je décachette la lettre, je la lis, puis, je remets le cachet en place. Personne ne saura.

 

– Non ! murmura le soldat d’une voix sourde ; mon officier m’a dit que je serais pendu si la lettre s’égarait !….

 

– Imbécile ! Qui te parle de l’égarer !

 

– Adieu !…

 

– Trois mille livres ! dit Pardaillan.

 

Et prenant le soldat par le bras, il l’entraîna au fond d’un cabaret voisin. Le soldat suait à grosses gouttes. Il pâlissait, il rougissait.

 

– Est-ce bien vrai ? murmura-t-il quand ils furent installés devant une bouteille.

 

Pardaillan vida sa ceinture, et dit :

 

– Compte !

 

Le soldat ébloui étouffa un rugissement. Jamais il n’avait vu tant d’or. C’était une fortune qu’il avait là devant lui. Haletant, il remit la lettre à Pardaillan, et sans compter, remplit d’or ses poches. Puis, comme dans un coup de folie, il se leva, gagna la porte et disparut.

 

Pardaillan haussa les épaules, et tranquillement décacheta la lettre dont il était dès lors le maître.

 

Elle contenait ces mots :

 

« Monseigneur, une voiture de voyage fermée s’est présentée à la porte Saint-Antoine, escortée par une douzaine de cavaliers. Le maréchal de Montmorency était là. Il a paru très contrarié de ne pouvoir passer. Je crois avoir reconnu les deux aventuriers que vous m’avez signalés. Je fais suivre la voiture qui, je suppose, regagne l’hôtel de Montmorency. J’ose espérer, monseigneur, que vous brûlerez ce billet aussitôt reçu et que vous n’oublierez pas celui qui vous envoie cet avis. »

 

– Ah ! ah ! fit Pardaillan. Je sais maintenant ce que signifie l’ordre du roi de faire fermer toutes les portes de Paris !… Oui, mais voilà les trois mille livres de maître Landry envolées… Bah ! il est riche et peut attendre !

 

Là-dessus, Pardaillan se mit en chemin pour regagner l’hôtel de Montmorency.

 

Dans cette soirée, le maréchal de Damville reçut autant de billets qu’il y avait de portes à Paris. Tous contenaient la même indication en peu de mots : « Rien de nouveau » ou bien : « Le maréchal ne s’est pas présenté pour sortir » ou bien encore : « Les personnes signalées ne sont pas venues ».

 

Seul, le poste de la porte Saint-Antoine n’envoya aucun rapport.

 

* * * * *

 

Ainsi, le maréchal de Montmorency, Loïse, Jeanne de Piennes et les deux Pardaillan étaient prisonniers dans Paris ! Damville qui, en attendant de pouvoir assassiner Charles IX usait et abusait du crédit dont il jouissait auprès du jeune roi, Damville qui était considéré comme une des colonnes de la royauté par Charles et comme une des colonnes de l’Église par Catherine, Damville avait obtenu pour une durée de trois mois la charge d’inspecter les portes de Paris. Il n’avait pas eu de peine à démontrer que dans les circonstances présentes, il fallait exercer une étroite surveillance sur tout ce qui entrait dans Paris.

 

Et le roi lui avait confié le redoutable emploi qui le faisait quelque chose comme gouverneur militaire de Paris.

 

Cet emploi devait prendre fin au jour où le mariage de Marguerite avec Henri de Béarn aurait été célébré et où l’armée serait partie pour les Pays-Bas, emmenant tous les huguenots dans la campagne projetée.

 

Damville se trouvait ainsi investi d’une autorité exceptionnelle qui le faisait le geôlier de cette immense prison que devenait Paris.

 

* * * * *

 

À l’hôtel Montmorency, l’existence s’écoulait sans incident. Il avait été convenu qu’on resterait enfermé dans l’hôtel sans essayer de vaine tentative impossible. Les portes de Paris ne pouvaient demeurer longtemps fermées et à la première occasion, le départ se ferait tout naturellement.

 

Une quinzaine de jours s’écoulèrent ainsi.

 

Le chevalier et le vieux Pardaillan sortaient presque tous les jours pour aller aux nouvelles et en prenant toutes les précautions nécessaires pour ne pas être reconnus.

 

Un soir, le routier, qui était sorti seul, rentrait à l’hôtel lorsque dans la loge du suisse il aperçut quelqu’un qu’il reconnut immédiatement : c’était Gillot, le digne neveu de l’intendant de Damville. Pardaillan tressaillit et entrant dans la loge :

 

– Que viens-tu faire ici ? gronda-t-il.

 

– Monsieur l’officier, je viens… j’expliquais justement…

 

– Tu viens espionner, misérable !… Et puisqu’il en est ainsi, Je vais exécuter ce que je t’avais promis !

 

– Écoutez-moi, de grâce, balbutia Gillot.

 

– Point d’affaires ! Je vais te couper les oreilles !

 

Gillot se redressa, et très digne, prononça :

 

– Je vous en défie bien, par exemple !

 

– Hein ?…

 

– Essayez ! dit Gillot.

 

En même temps, il retira un bonnet qui couvrait sa tête jusqu’à la nuque, et Pardaillan demeura stupéfait :

 

Gillot n’avait plus d’oreilles !…

 

Le vieux routier éclata de rire.

 

Gillot remit son bonnet sur sa tête mutilée et reprit avec la même dignité :

 

– Vous voyez bien, monsieur, que vous ne sauriez me couper ce que je n’ai plus.

 

– Mais qui t’a ainsi arrangé ?

 

– Mon oncle lui-même ! Oui, monsieur !… Lorsque monseigneur de Damville a su que j’avais trahi son secret parce que j’avais peur que vous me coupassiez les oreilles, il a dit à mon oncle : « C’est bon ! Coupe-les-lui ! »… Alors, mon oncle, que je n’eusse jamais cru capable d’un tel crime, a exécuté la cruelle sentence, et tout évanoui que j’étais, m’a ensuite fait porter hors de l’hôtel. Une femme m’a relevé, m’a soigné, a guéri les deux blessures. Et moi, monsieur, moi qui veux me venger, je viens me mettre à votre disposition…

 

– Tiens ! Tiens ! pensa le vieux Pardaillan.

 

– Prenez-moi, monsieur. Vous n’aurez pas lieu de vous en repentir. Je vous aiderai peut-être mieux que vous ne croyez.

 

– Oui-dà. Je n’en doute pas.

 

– Et contre mes services, je ne vous demande qu’une chose, une seule.

 

– Laquelle ? Voyons.

 

– C’est de m’aider à votre tour à me venger de monseigneur de Damville qui a donné l’ordre de me couper les oreilles et de mon oncle qui a exécuté cet ordre.

 

– Voilà un animal qui me paraît animé d’excellentes intentions et qui pourra nous être utile, songea Pardaillan qui ajouta :

 

– Eh bien, c’est dit ; je te prends à mon service.

 

Gillot eut dans les yeux un éclair de joie qui eût inquiété Pardaillan s’il l’eût surpris. Mais, faisant signe à Gillot de le suivre, le vieux routier s’enfonçait déjà dans l’hôtel.

 

Gillot le suivit en murmurant entre ses dents :

 

– J’espère que mon oncle Gillot sera content de moi !…

V

L’ORAGE GRONDE


Une vingtaine de jours après l’entrée du roi dans Paris eurent lieu les fiançailles d’Henri de Béarn et de Marguerite, sœur de Charles IX. À cette occasion, une fête fut donnée au Louvre, fête somptueuse et telle qu’on n’en avait plus vu depuis les grandes mises en scène auxquelles se complurent François Ier et Henri II. Il y eut des danses où les dames huguenotes firent vis-à-vis aux seigneurs catholiques ; il y eut deux ballets magnifiques ; il y eut collation et mascarade… Margot, dont le jeune Henri se montrait fort épris, parut en hamadryade[6], avec un costume d’une merveilleuse impudence, dont les guirlandes de feuillage faisaient le principal ornement ; – mais n’anticipons pas.

 

Cette mémorable, fastueuse et terrible soirée, il faut que nous la suivions pour ainsi dire heure par heure.

 

Le Louvre flamboyait de lumières, un immense bruissement de rires s’élevait de cette fournaise, et chacune des salles où se déployaient ces magnificences contenait un drame…

 

Au dehors, une foule de peuple, difficilement contenue par les archers de service soutenus par des compagnies d’arquebusiers, roulait autour du Louvre, comme une mer aux flots noirs qui mugit autour d’un brillant rocher. Cette foule n’était pas seulement attirée par la curiosité. Malgré les édits criés à diverses reprises, la plupart des bourgeois étaient armés de pertuisanes et avaient endossé la cuirasse. De groupe en groupe, couraient des gens qui paraissaient donner un mot d’ordre. Tantôt sur un point, tantôt sur un autre, des clameurs soudaines s’élevaient, de grands cris de : « Vive la messe ! ou de : Mort aux huguenots ! »

 

Au début de cette soirée, et comme la nuit s’étendait sur Paris, Catherine de Médicis et son fils Charles IX se trouvaient seuls dans une pièce dont le balcon dominait la Seine et la rive gauche.

 

Habillé de noir comme à son habitude, plus pâle que jamais, ses maigres mains d’ivoire incrustées sur la balustrade de fer, Charles IX regardait au loin une grande lueur rouge. Et près de lui, d’un pas en arrière, Catherine souriait, de son sourire énigmatique et cruel, sphinx formidable.

 

– Pourquoi m’avez-vous amené là, madame ? demanda le roi.

 

– Pour vous montrer ce feu, sire.

 

– Un feu de joie ? Mes bons Parisiens se réjouissent.

 

– Non, sire. Les Parisiens brûlent une maison où l’on a surpris une réunion de parpaillots… Et tenez… voici encore un feu qui s’allume… là, sur votre gauche ! Par Notre-Dame, si cela, continue, Paris va brûler !

 

Une bouffée de sang monta aux joues blêmes de Charles IX, qui murmura un juron.

 

– Plaise au ciel, continua Catherine, que l’idée ne leur vienne pas de brûler le Louvre !

 

– Par le sang du Christ ! Je vais donner l’ordre de charger les incendiaires…

 

Et se retournant, le roi cria :

 

– Holà, Cosseins !

 

– Êtes-vous fou, Charles ! gronda Catherine en saisissant la main de son fils. Voulez-vous donc provoquer des émotions et des émeutes dans Paris ? Quoi ! Vous êtes donc aveugle ! vous ne voyez donc pas que la couronne chancelle sur votre tête, et que bientôt, si vous n’y prenez garde, vous aurez le royaume entier contre vous !

 

– Que dites-vous là, madame ? dit Charles en frissonnant.

 

– La vérité !… Vous avez rêvé la fusion des catholiques et des huguenots. Dieu sait si j’en ai gémi en moi-même, car je voyais clairement l’abîme où vous couriez. Quoi ! n’avez-vous pas entendu les murmures du peuple et les cris de la seigneurie quand vous avez donné La Rochelle, Montauban, Cognac et La Charité aux parpaillots ? Ne voyez-vous pas les visages menaçants qui vous entourent depuis que Jeanne d’Albret, Henri de Béarn, Condé et Coligny sont ici ! Aveugle ! Aveugle et sourd aux avertissements du ciel !… Regardez, mon fils !

 

Au loin, l’incendie montait et s’étendait, vaste nappe de flammes rouges qui ondulait dans la nuit. Des tourbillons de fumée s’élevaient de cette fournaise et couvraient d’un crêpe la moitié de Paris.

 

– Voilà la réponse des Parisiens aux fiançailles de ce soir ! reprit Catherine avec cette rude éloquence qui avait établi son despotique empire sur le faible esprit du roi. Vous invoquez le ciel, sire ! Regardez : on ne le voit plus, les étoiles disparaissent, et l’enfer est dans Paris.

 

Les yeux exorbités, les mâchoires serrées, Charles IX regardait. Par moment, un frisson le secouait.

 

– Charles, continua la reine. Écoutez-moi. Vous savez avec quelle joie j’ai poussé à la paix ; vous savez que moi-même je me suis humiliée devant l’orgueilleuse Jeanne d’Albret. Vous savez que j’ai été jusqu’à imaginer le mariage de ma propre fille avec Henri de Béarn. C’est que, moi aussi, j’étais aveugle ! Je croyais alors que la paix était possible entre huguenots et catholiques. La paix avec les huguenots ? Délire ! Rêve insensé ! Il faut que l’hérésie ou l’Église triomphe ou meure ! Il n’y a pas de place pour ces deux forces, et le monde, sire, est trop étroit pour les contenir ! L’une des deux doit disparaître, et comme il est impossible que l’Église succombe, que Rome disparaisse et que Dieu meure, c’est l’hérésie qu’il faut tuer !… Malheur à ceux qui soutiendront l’hérésie ! Ils périront avec elle !…

 

– Madame !… Vous m’épouvantez !… Il est impossible que les choses en soient là parce que j’ai eu horreur de tout le sang qui se versait !

 

– Impossible ? N’avez-vous pas lu les lettres que les ambassadeurs de tous les États nous apportent ? Que nous dit le roi d’Espagne ?… Qu’il prépare une armée pour rétablir le règne de Dieu compromis par notre faiblesse !

 

– Je ferai la guerre à l’Espagnol ! dit Charles en se raidissant.

 

– Insensé ! Que nous dit Venise ? que nous disent Parme et Mantoue ? Que nous disent les États de l’Empire ? Tous, tous, du nord au sud, du levant au couchant, tous nous blâment, tous nous menacent !

 

– Je tiendrai tête à l’Europe, s’il le faut !…

 

Et Charles essuya la sueur qui coulait à flots de son front.

 

– Tiendrez-vous tête au Souverain Pontife ? gronda Catherine. Vous relèverez-vous de l’excommunication dont il vous menace ?

 

– Par l’enfer, madame ! Le pape est le pape, et moi, je suis le roi de France !…

 

Et cramponné à la balustrade, Charles se raidit davantage.

 

– Silence ! dit-il. Je veux qu’on se taise autour de moi ! J’ai décidé la paix, et la paix se fera dans mon royaume ! S’il faut faire la guerre à l’Espagne, à l’Empire, au pape lui-même, je ferai la guerre !

 

– Avec quoi ! dit Catherine d’une voix glaciale.

 

– Avec mes armées, avec ma noblesse, avec mon peuple !…

 

– Votre peuple !… Venez, sire ! Et vous allez entendre ce qu’il veut. Car la puissance royale est à ce point compromise par mes rêves de paix et les vôtres que le peuple a maintenant une volonté.

 

En même temps, la reine saisit la main de son fils avec un geste d’irrésistible autorité, et l’entraînant, elle lui fit traverser plusieurs pièces. En bas, on entendait le bruit de la fête, le son des violons marquant la cadence des danses lentes.

 

Catherine s’arrêta dans une grande salle qui donnait sur le côté du Louvre opposé à la Seine.

 

– Vous parlez de votre noblesse, dit-elle alors. Sur qui compterez-vous ? Sur un Guise qui fomente je ne sais quoi dans l’ombre ? Sur un Montmorency qui s’enferme dans son hôtel pour y donner refuge aux rebelles ?

 

– Mordieu ! madame, de quels rebelles parlez-vous ?

 

– De ces deux aventuriers qui, en plein Paris, ont tenu tête à vos gentilshommes et à votre guet, et qui, en plein Louvre, nous ont insultés, vous et moi. De ces deux Pardaillan, spadassins et truands sans vergogne, qui résistent au roi de France et que le roi de France ne peut faire arrêter !

 

– Et vous dites que Montmorency leur donne asile ?

 

– Oui, sire. Et toute votre noblesse en est à ce point de révolte ouverte… Quant au peuple, écoutez…

 

Catherine entraîna le roi dans l’embrasure d’une fenêtre ouverte, et Charles, se penchant, vit au-delà des fossés du Louvre, la foule énorme qui se pressait et hurlait :

 

– Vive la messe ! Mort aux huguenots !…

 

Mais ces cris eux-mêmes étaient dominés et couverts par une clameur plus forte, plus volontaire, comme organisée :

 

– Vive Guise ! Vive notre capitaine-général !…

 

Charles choqua violemment ses mains l’une contre l’autre et, se tournant vers la reine-mère :

 

– Que signifie ?… Qui est capitaine-général ?

 

– Votre peuple vous le dit, sire : c’est Henri de Guise !

 

– Et de quoi est-il capitaine-général ?

 

– Des troupes catholiques, sire !

 

– Or ça, madame, perdons-nous le sens ?… Où donc sont ces troupes catholiques ? Et qui les a instituées ?…

 

– Charles, dit Catherine avec un emportement étudié, je crois, en vérité, que vous perdez le sens… Ces troupes, c’est tout le royaume ! Ce sont les seigneurs qui ne veulent pas que l’hérétique soit traité sur le même pied que le loyal serviteur ! Ce sont les bourgeois que vous pouvez voir ici, la pertuisane au poing ! C’est tout votre peuple, enfin, qui s’arme pour sauver la vieille religion qui, elle, a sauvé le monde… Et c’est cela qui fait une armée, sire ! Et cette armée réclame un capitaine-général, puisque le roi de France ne veut pas la commander !

 

Charles IX referma violemment la fenêtre et se mit à arpenter la salle d’un pas agité.

 

– Que faire ? Que faire ? balbutiait-il.

 

– Eh ! par Notre-Dame, votre devoir de roi ! de fils aîné de l’Église !

 

– Quoi ! Une trahison contre ce pauvre Coligny qui pleure de joie quand je l’appelle mon père ! Contre ce pauvre Henri qui est si rayonnant et qui m’assure de toute son amitié… Jamais, madame ! Faites tout ce que vous voudrez, je ne veux pas m’en mêler.

 

Tout Charles IX était dans ce mot.

 

Catherine réprima le tressaillement de joie qui l’agita.

 

Mais cette sorte d’autorisation que donnait le roi ne lui suffisait pas. Elle voulut plus encore. Elle marcha donc rapidement vers son fils, lui prit la main, fixa son regard aigu sur ses yeux troubles et, d’une voix sourde, basse, comme lorsqu’on complote un crime, elle murmura :

 

– Charles, votre bon cœur vous perdra. Malheureux enfant, ne vois-tu pas que tu as introduit le loup dans Paris ? Tu parles de l’amitié d’Henri de Béarn ! Sais-tu où se trouvait Henri lorsque tu le croyais au camp de la Rochelle, avant ton départ pour Blois ? Interroge là-dessus ton grand-prévôt…

 

– Parlez, madame !…

 

– Eh bien ! Il était à Paris avec Condé, d’Andelot et Coligny. Et sais-tu ce qu’il y venait faire ?…

 

Bouleversé, atterré par cette épouvante qui parfois se saisissait de lui Charles IX étouffa un cri.

 

– Ce qu’il venait faire ! acheva la reine. Il conspirait ta mort pour s’emparer de ta couronne !

 

Le roi devint livide et jeta autour de lui des yeux hagards…

 

Sans doute, Catherine le jugea dans l’état où elle le voulait. Sans doute, elle pensa que pour le moment, il ne fallait pas davantage tirer sur la corde, de crainte de la briser. Car, se penchant à l’oreille de son fils, elle ajouta :

 

– Pas un mot, sire ! Pas un geste qui ne laisse comprendre aux damnés huguenots que vous savez l’horrible vérité ! Dissimulez, sire, pour quelques jours encore, ou nous sommes tous perdus !…

 

Alors, elle s’éloigna, descendit un escalier dérobé, et parvint à son oratoire.

 

– Paola ! appela-t-elle.

 

Sa suivante florentine apparut.

 

– Sont-ils là ? demanda la reine.

 

– Oui. Majesté. Lui, ici… et l’autre, là !

 

– Bien ! le bravo d’abord… Et ensuite, lui !

 

La suivante sortit et reparut quelques instants après, suivie d’un homme qui s’inclina jusqu’à terre.

 

– Bonjour, mon cher Maurevert, dit la reine avec son plus gracieux sourire. Je vois que vous êtes toujours de nos amis, toujours empressé lorsque nous avons besoin d’un homme brave, énergique et dévoué.

 

– Votre Majesté me comble, dit Maurevert en se redressant.

 

– Pas du tout, mon cher monsieur de Maurevert. J’aime à rendre hommage aux amis de la couronne. Pauvre couronne ! Bien peu solide sur la tête de mon fils !… Il y a tant de gens qui la regardent d’un œil d’envie !

 

– Diable ! songea Maurevert en pâlissant, aurait-elle vent de quelque chose ?

 

Et tout haut, il dit :

 

– S’il ne faut que risquer ma vie pour consolider cette couronne, Votre Majesté n’a qu’à parler : je suis tout prêt… à tout.

 

Alors, il se redressa et son regard, plus impudent qu’audacieux, fixa la reine avec une hardiesse qui eût pu sembler étrange à Catherine si celle-ci n’eût été entièrement absorbée par ses pensées.

 

Au fond, Maurevert tremblait.

 

Il avait jeté autour de lui un rapide coup d’œil pour s’assurer qu’il était bien seul avec la reine.

 

Puisque nous tenons ce Maurevert, dessinons-le en quelques traits.

 

Il paraissait une trentaine d’années ; svelte, mince, les cheveux et la barbe d’un blond ardent, presque roux, l’œil gris, avec des reflets d’acier, la figure régulière, la tournure élégante, il avait la démarche souple d’un fauve et, dans son ensemble, ne manquait pas d’une sorte de beauté.

 

Rompu à tous les exercices, vigoureux, il passait pour très dangereux l’épée à la main et, en outre, avait une réputation établie de tireur infaillible à l’arquebuse et au pistolet.

 

Il n’avait pas de situation fixe à la cour. On ignorait d’où il venait et quelle était sa famille. Mais il avait été d’abord très protégé par le duc d’Anjou, frère du roi, à qui il avait rendu de ces inavouables services qu’un bravo pouvait rendre à un prince. En récompense, Henri l’avait présenté à la reine Catherine, en lui disant :

 

– Madame ma mère, M. de Maurevert tuerait son père si je lui en donnais l’ordre.

 

Maurevert, en marge de la cour, méprisé par les uns, redouté par les autres, accepté, toléré plutôt, parce qu’on lui savait de hautes protections, Maurevert s’était glissé, faufilé jusqu’au cœur des intrigues les plus secrètes.

 

Il n’aimait et ne haïssait personne ; mais il était capable de tuer froidement quiconque le gênait. Il causait peu, écoutait beaucoup, cherchait à passer inaperçu et à se rendre indispensable.

 

Que voulait-il ? De l’argent d’abord, beaucoup d’argent. Et puis, un titre qui lui permît de faire bonne figure parmi les nobles compagnons qui acceptaient sa société.

 

Il trahissait secrètement le duc d’Anjou pour le duc de Guise, tout prêt à trahir le duc de Guise pour le roi Charles. Il savait que le frère du roi attendait avec impatience la mort de Charles IX, et peut-être Maurevert eût-il assassiné le roi s’il n’eût craint d’être ensuite abandonné par Anjou. Il avait découvert la conspiration de Guise et il en faisait partie tout naturellement : il était de tout et partout.

 

En somme, ce n’était pas une banale figure de bravo.

 

Du bravo, d’ailleurs, il avait tous les instincts. Pour le moment, il était embusqué à la cour ; mais il se fût aussi bien embusqué dans une forêt pour détrousser le voyageur.

 

Lors donc que Catherine lui eût fait entendre qu’elle craignait pour la couronne, Maurevert s’imagina que la reine avait peut-être des soupçons sur la conspiration de Guise.

 

– S’il en est ainsi, pensa-t-il, et qu’elle me veuille faire arrêter, je saute sur elle, je l’étrangle, et je prouve au roi que la reine-mère voulait le tuer pour mettre Anjou sur le trône.

 

C’est pourquoi il répondit sur un ton de menace que Catherine ne pouvait comprendre :

 

– Je suis prêt… à tout !

 

– Je le sais, monsieur, je le sais, et c’est pourquoi, dans les circonstances difficiles que nous traversons, j’ai songé à vous. J’ai des ennemis, ou plutôt mon fils a beaucoup d’ennemis…

 

– De quel fils Votre Majesté parle-t-elle en ce moment ? fit Maurevert.

 

– Oh ! oh ! pensa la reine. Corpo di Christo, voilà un gaillard plus intelligent que je ne le pensais !

 

Elle poussa un soupir, et dit d’un ton languissant :

 

– Mais de quel fils voulez-vous que je parle, sinon du roi… pauvre enfant… si faible, si malade.

 

– C’est que, comme j’ai été, comme je suis encore le plus fidèle serviteur de Mgr Henri, j’ai toujours une tendance à m’imaginer que c’est lui le seul fils de la reine. Pardonnez-moi, madame, j’oubliais le roi !

 

Catherine tressaillit.

 

– M. de Maurevert, dit-elle, j’aime également mes enfants… Une bonne mère comme moi ne saurait faire de différence entre ses fils… Lorsqu’il plaira à Dieu de rappeler à lui mon pauvre Charles, je serai heureuse de savoir qu’Henri possède des serviteurs aussi dévoués que vous… Mais ce dévouement que vous avez pour le duc d’Anjou, ne sauriez-vous l’offrir au roi pour un temps ?

 

– Madame, dit Maurevert, ce que j’en ai dit, c’est pour faire comprendre à Votre Majesté que j’appartiens corps et âme à Mgr d’Anjou…

 

Les yeux de la reine étincelèrent de joie. Maurevert surprit cette joie et continua :

 

– Mais il va sans dire que si le roi a besoin de mes faibles services, je lui suis tout acquis : c’est mon devoir de fidèle sujet.

 

Il y avait une telle différence entre le ton que le bravo employait pour parler du duc d’Anjou et pour parler du roi que Catherine transportée s’écria :

 

– Monsieur de Maurevert, vous êtes un honnête homme et si vous voulez m’obéir, je me charge de votre fortune !

 

Car cette femme si rusée, si subtile, si prompte à deviner la véritable pensée de ses interlocuteurs, devenait aveugle dès qu’on la flattait dans son amour pour Henri d’Anjou.

 

Elle reprit après une minute de réflexion :

 

– Puisque vous voulez servir le roi, je veux vous donner une preuve de mon amitié en vous disant quels sont ses ennemis…

 

– J’écoute Votre Majesté, tout prêt à renfermer dans mon cœur comme au fond d’une tombe les secrets qu’elle daignera me confier.

 

– Je connais votre discrétion… Mais est-ce bien un secret pour vous ? Ne vous doutez-vous pas un peu de quels ennemis je veux parler ?

 

– Serait-ce de M. le duc de Guise ?

 

L’œil de la reine flamboya. Mais cet éclair s’éteignit aussitôt.

 

– Guise ? fit-elle. Oh ! non… le duc nous est tout dévoué… et il nous est uni par les liens de la religion.

 

– Alors, Votre Majesté veut parler du maréchal de Damville.

 

– Damville, à qui nous avons donné le gouvernement de la Guyenne, est un de nos plus féaux amis…

 

– Alors, fit Maurevert, il s’agit de celui qu’on appelle le chef des Politiques, ramassis de mécontents, mauvais serviteurs de l’Église, qui sous une apparence d’austérité cachent les plus basses ambitions. Et ce chef…

 

– Montmorency ! dit la reine. Cette fois, c’est bien un ennemi que vous désignez. Mais nous en parlerons plus tard.

 

– Alors, reprit Maurevert impénétrable, je ne vois pas…

 

– Songez que le roi, c’est le fils aîné de l’Église.

 

– Votre Majesté veut parler des huguenots ! s’écria le bravo avec une surprise parfaitement jouée. Mais le roi lui-même n’a-t-il pas proclamé la grande réconciliation ? Votre Majesté elle-même n’a-t-elle pas donné l’accolade à la reine de Navarre ?

 

– Eh bien, oui ! Mais malgré toutes nos avances, malgré la sincérité de nos offres, les huguenots conspirent. Ils sont insatiables. Ils accourent à Paris de tous les points du royaume. Ils nous écrasent, ils nous submergent ! Le vieux La Garde vide nos arsenaux pour armer les troupes de M. de Coligny, sous prétexte d’aller faire la guerre au duc d’Albe[7], mais en réalité pour l’accomplissement de je ne sais quels ténébreux projets. Ah ! Maurevert, je tremble pour mon fils !…

 

– Pourquoi Votre Majesté ne fait-elle pas arrêter l’amiral ! L’armée huguenote, une fois décapitée…

 

– Trop tard, mon bon Maurevert, trop tard ! fit Catherine avec un désespoir qui ne parvint pas à tromper le bravo. Arrêter l’amiral ! Qui donc oserait maintenant se charger d’une telle besogne ?…

 

– Moi ! fit Maurevert.

 

– Vous !…

 

– Pourquoi pas ? Que le roi m’en signe l’ordre, et dès ce soir, en pleine fête, j’arrête Coligny.

 

– Quel scandale !… Non, non, c’est impossible !… Ah ! je suis une reine bien malheureuse !… Ah ! si le ciel pouvait donc une fois exaucer ma prière ! Le roi serait sauvé, et avec le roi, le royaume et l’Église… Mais le ciel est sourd par moments, ou du moins il nous veut imposer de dures épreuves… Sans cela, une bonne fièvre quartaine[8] nous délivrerait de Coligny, et il n’y aurait pas de scandale… vous comprenez…

 

Maurevert suivait avec une attention soutenue les paroles de la reine et les jeux de physionomie qui accompagnaient ces paroles.

 

– Hélas ! reprit Catherine, nous en serons réduits à subir la loi des hérétiques et à entendre la messe en français ! car d’espérer que le ciel enverra à l’amiral la fièvre qui nous sauverait tous, et qui vous enrichirait, mon bon monsieur de Maurevert, d’espérer cela, il n’y faut pas songer… L’amiral se porte bien, hélas !… et sauf accident…

 

La reine s’arrêta sur ce mot. Maurevert sourit.

 

« Allons donc, briccone ! » songea Catherine en voyant ce sourire.

 

Mais Maurevert voulait des ordres positifs. Il avait d’ailleurs compris depuis longtemps.

 

– Un accident ! fit-il machinalement.

 

– Eh oui ! dit la reine. Une tuile ne peut-elle pas tomber sur la tête de l’amiral ?

 

– Hum ! Il faudrait que cette tuile fût douée d’un dévouement…

 

– Qui coûterait cher, n’est-ce pas ?… Parlez sans crainte, mon cher monsieur de Maurevert. Que faudrait-il pour donner de l’intelligence et du dévouement à cette tuile ?

 

– Je l’ignore, madame. Mais à défaut de la tuile, je connais quelque part une bonne arquebuse qui, placée dans les mains d’un de mes amis, serait parfaitement capable de cette intelligence et de ce dévouement qui, combinés heureusement, produiraient l’accident en question.

 

– Mais c’est tout ce qu’il faut ! Nous ne sommes pas exigeants… Et l’arquebuse que le ciel chargerait de sauver l’Église et le roi serait la bienvenue…

 

– En ce cas, que Votre Majesté cesse de craindre. Je n’ai qu’un mot à dire à cet ami.

 

– Voyons. Comment s’y prendrait cet ami ?

 

– Mais de la façon la plus simple et la plus scandaleuse. Il attendrait au détour de quelque rue M. l’amiral qui tous les jours quitte le Louvre à la même heure et suit le même chemin pour se rendre à son hôtel… et tenez, madame, je vois d’ici l’endroit… Votre Majesté connaît-elle le révérend Villemur ?

 

– Le chanoine de Saint-Germain-l’Auxerrois ?

 

– C’est cela. Eh bien, ce digne chanoine, qui est des amis les plus zélés de l’Église, demeure justement dans le cloître Saint-Germain-l’Auxerrois, que M. l’amiral traverse tous les jours pour gagner la rue de Béthisy. Il loge dans une fort belle maison, cet excellent Villemur. Et il se trouve que les fenêtres de son logis sont grillées au rez-de-chaussée d’un assez fort treillis, en sorte que, de la rue, il est impossible de voir ce qui se passe à l’intérieur de la maison.

 

– Très bien ! Très bien…

 

– Supposons donc que mon ami va demander l’hospitalité au chanoine, et qu’il se place près de la fenêtre, son arquebuse à la main. Il joue avec cette arquebuse. Tout à coup la balle part et va frapper M. l’amiral qui passe juste à ce moment. L’amiral tombe mort, accident fâcheux dont nul n’est responsable, et que Votre Majesté est la première à déplorer. Je crois bien, madame, que ceci vaut la tuile ou la fièvre.

 

– Certes ! Et si un tel accident arrivait, votre ami serait royalement récompensé. Voyons, il n’est pas sans désirer quelque chose, votre ami.

 

– S’il s’agissait de moi, je répondrais que ma plus belle récompense serait la satisfaction d’avoir servi ma reine.

 

– Oui, mais tout le monde n’a pas votre désintéressement, mon bon monsieur de Maurevert.

 

– Ce n’est que trop vrai, madame. Je crois donc que l’ami dont je vous parle et qui est d’une adresse extraordinaire à l’arquebuse pourrait bien se montrer maladroit si j’étais là pour assurer un paiement raisonnable. Mais que Votre Majesté ne s’en inquiète pas : je possède une cinquantaine de mille livres, et avec cette faible somme, je le déciderai.

 

Catherine eut un haut-le-corps. Mais se remettant aussitôt, elle attira à elle une feuille de papier et y traça quelques mots.

 

– Monsieur de Maurevert, dit-elle, je ne souffrirai pas un tel sacrifice. Gardez vos cinquante mille livres. Quant à votre ami, voici pour lui un bon de vingt-cinq mille livres sur le trésor.

 

Maurevert lut le papier, le plia et l’emporta.

 

– Le reste… après l’accident, dit Catherine. Vous voyez que je ne marchande pas quand il s’agit de récompenser vos amis, mais j’espère qu’il m’en sera tenu compte… Prévenez aussi votre ami que j’aurai besoin de lui…

 

– Contre qui, madame ?…

 

– Je vais vous le dire. Mais il ne s’agit plus là ni du roi ni de l’Église. Il s’agit…

 

Catherine, se déchargeant de cette souriante simplicité dont elle s’était couverte pour parler des affaires de l’État, laissa la haine éclater sur son visage qui parut alors reprendre son expression la plus naturelle – comme un autre visage fût naturellement revenu à une expression humaine : il y avait du fauve chez cette femme. Et ses traits ne semblaient en harmonie avec sa conscience que lorsqu’ils s’imprégnaient de cruauté.

 

Tout cuirassé qu’il fût contre les impressions violentes, le bravo ne put s’empêcher de frémir.

 

– Il s’agit, poursuivit la reine, de deux hommes qui m’ont mortellement offensée. Sans eux, ou du moins sans l’un d’eux, nous n’en serions pas où nous sommes. Il n’y aurait plus d’armée huguenote. Il n’y aurait pas de fiançailles royales ce soir dans le Louvre. Grâce à cet homme, un vaste plan laborieusement échafaudé s’est écroulé. En sauvant Jeanne d’Albret, il nous a menacés, mes fils et moi, d’une ruine que toutes mes ressources pourront à peine conjurer. Mais ce n’est pas tout. Ce misérable se mêle de protéger quelqu’un qui est, dans ma vie, un obstacle terrible. Ce n’est pas tout. Par deux fois, il m’a bafouée. Lui et son père, je les hais, Maurevert, et je vous donne, en vous révélant cette haine, la plus grande preuve d’estime que j’aie jamais donnée à personne. Tuez-moi ces deux hommes et je vous crée comte…

 

Maurevert tressaillit.

 

– Je vous trouverai un comté à votre taille. Et en attendant, pour chacune de ces têtes, il y a cent mille livres : ce fera la dotation de votre comté.

 

– Ce sont donc de bien puissants personnages, madame ?

 

– Ce sont deux misérables aventuriers. Mais, prenez-y garde, ces deux hommes sont de fer. On croit les avoir tués : ils reparaissent. On les brûle dans une maison, on les retrouve dans une autre. On les cerne, vingt épées se lèvent contre eux… Mais vous y étiez, Maurevert ! Vous étiez à l’incendie du cabaret, vous étiez au siège de la rue Montmartre, vous étiez ici même lorsque j’ai été insultée, bafouée.

 

–Vous parlez des Pardaillan, madame ! fit Maurevert en se redressant à son tour avec une sombre expression de haine.

 

– Vous les avez nommés ! Ils sont maintenant…

 

– À l’hôtel de Montmorency, je le sais, madame. Car je suis ces deux hommes-là pas à pas. Eh bien, madame, je vais vous étonner : pour la vie de ces deux hommes, je ne veux ni de votre comté, ni de vos deux cents mille livres… et je donnerais moi-même jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour les tenir un jour à ma merci et les étrangler de mes mains…

 

– Ah ! ah ! fit lentement Catherine. Il paraît que vous leur en voulez fort, mon bon Maurevert.

 

Maurevert posa son doigt sur sa joue droite.

 

Sur cette joue, une longue cicatrice apparaissait, livide, sous les couches de pâte.

 

– Joli coup de cravache, dit la reine avec sa terrible tranquillité. Vous en serez marqué toute la vie.

 

– Oui, madame, et j’ai déjà tué trois hommes pour avoir regardé en souriant cette cicatrice ! Coup de cravache, ou coup d’épée…

 

– Coup de cravache ! reprit la reine. Il est impossible de voir là un coup d’épée.

 

Maurevert grinça des dents. Mais se remettant presque aussitôt, il s’inclina :

 

– La reine me donne-t-elle congé ?

 

– Allez monsieur. Et songez que si je suis bien servie, vous pourrez demander ce que vous voudrez sans craindre de trop demander.

 

Maurevert s’éloigna.

 

« Bon ! songea la reine. Coligny. Les Pardaillan. Voyons maintenant où en est cette bonne Jeanne d’Albret. »

 

Elle s’assit dans le vaste fauteuil de cet oratoire sévère dont nous avons parlé, et qui attenait à ce somptueux cabinet dont nous avons également fait la description.

 

Peu à peu, les traits convulsés de Catherine se détendirent. Une expression de mélancolie rêveuse remplaça l’expression de haine. Elle saisit un petit miroir pour s’examiner, et quand elle se vit ce qu’elle voulait qu’elle fût, elle s’arrangea dans son fauteuil, prit une pose affaissée, ramena sur ses épaules le voile noir qui couvrait sa tête et s’en fit ainsi une sorte de cadre qui seyait merveilleusement à cette attitude et à cette mélancolie.

 

Alors seulement elle appela la suivante, et lui fit un signe.

 

Paola pénétra dans une pièce voisine, et de même qu’elle avait introduit Maurevert, elle introduisit cette fois un nouveau personnage, et s’éclipsa sans bruit.

 

Quant à Maurevert, il avait regagné les immenses salles où évoluaient dix mille invités. Sans que la fête battît encore son plein, il commençait déjà à régner dans cette foule ce laisser-aller qui dénote que la froideur première est passée.

 

Maurevert parcourut longtemps les salons, cherchant quelqu’un.

 

Il aperçut enfin un groupe nombreux de seigneurs qui paraissaient faire leur cour à un personnage qui, d’après l’attitude et le nombre des courtisans, ne pouvait être que le roi lui-même.

 

Ce n’était pas le roi, c’était Henri, duc de Guise.

 

Il portait avec une grâce hautaine un costume qui était une merveille de magnificence et de bon goût ; la garde de son épée de parade étincelait de diamants ; chacun des rubans de son pourpoint était fixé par une grosse perle ; une agrafe de rubis et d’émeraudes supportait les plumes blanches de sa toque.

 

Tout cet étalage de bijoux, qui ferait sourire aujourd’hui, était considéré alors comme la preuve visible de la richesse. Aujourd’hui, les seigneurs en habit noir se contentent d’étaler cette preuve sur les épaules de leurs femmes ; en sorte que les curieux en convoitant l’opulence du seigneur, convoitent du même coup sa femme.

 

Quoi qu’il en soit, Henri de Lorraine, duc de Guise, heureux, souriant, resplendissant de jeunesse, réellement magnifique, pouvait en cette soirée passer pour le cavalier le plus accompli de la cour de France. Il riait avec les siens des huguenots qui passaient en leurs costumes plus sévères.

 

Tout à coup, l’idée d’une excellente farce traversa sans doute son esprit. Car il se mit à rire plus nerveusement que jamais : Téligny, gendre de l’amiral, venait d’apparaître, donnant la main à sa femme, Louise de Coligny, alors dans tout l’éclat de sa beauté.

 

Guise la vit de loin. Il étouffa un soupir et pâlit légèrement. Puis, éclatant de rire, comme nous avons dit, il s’écria :

 

– Messieurs, une jolie comédie !… Approchez-vous, je vais vous expliquer cela.

 

Le cercle des courtisans se resserra, les têtes empreintes d’une curiosité outrée, les lèvres déjà rieuses à l’avance.

 

À ce moment, quelqu’un toucha Henri de Guise au bras. Le duc se retourna et vit Maurevert.

 

– Attendez-moi, messieurs, dit-il. Je reviens à l’instant, et nous allons combiner ensemble une petite mascarade dont il sera parlé ! Vive Dieu ! il faut bien amuser un peu MM. les huguenots !

 

Là-dessus, il se retira du cercle, suivi de Maurevert, et se réfugia dans l’embrasure d’une large fenêtre dont les rideaux le cachaient à demi.

 

– Eh bien, fit-il, que voulait-elle ?

 

– Me donner l’ordre de tuer Coligny, dit brutalement Maurevert. Le duc tressaillit et murmura sourdement :

 

– Elle cherche à nous devancer !… Mais n’importe ! Autant commencer par l’amiral ! Ah ! Coligny ! Coligny ! Tu pleureras des larmes de sang, pour m’avoir fait pleurer des larmes d’amour !

 

Il demeura une minute silencieux, comme s’il eût combattu en lui quelque pensée, puis il reprit :

 

– Qu’as-tu promis ?

 

– De tirer sur l’amiral.

 

Le duc hésita un instant mais, secouant la tête, il dit :

 

– Bien !… Seulement tu attendras que je te dise le bon moment. Tu comprends ?… Ne tire pas sans mon ordre.

 

– Oui, monseigneur.

 

– Et puis… le jour où tu tireras… tu t’arrangeras pour blesser grièvement le bonhomme, tu entends… mais non pour le tuer sur le coup.

 

– Oui, monseigneur.

 

Ces quelques paroles avaient été échangées en souriant, comme s’ils eussent parlé de quelque bonne partie, en sorte que Maurevert fut à l’instant considéré comme un favori du duc et que plus d’un le jalousa furieusement.

 

Cependant les deux hommes, le bravo et le grand seigneur, s’étaient séparés. Guise regagna son cercle de courtisans auxquels il commença à expliquer son idée qui devait être des plus bouffonnes à en juger par les rires et les bravos qui l’accueillaient.

 

Quant à Maurevert, il se perdit dans la foule, gagna lentement les portes des salons, puis sortit du Louvre et disparut dans les rues noires, comme un oiseau de nuit qui, un instant effarouché par les lumières, s’enfonce plus profondément dans les ténèbres.

VI

L’ORAGE GRONDE (suite)


– Le bravo d’abord… et lui ensuite ! avait dit la reine Catherine à sa suivante Paola, lorsqu’elle était descendue dans son oratoire après avoir quitté le roi.

 

Nous venons d’assister à l’entretien qu’elle avait eu avec Maurevert. La suivante florentine introduisit alors le personnage que la reine avait simplement appelé « lui ».

 

Ce nouveau personnage, ayant salué la reine, se tint immobile devant elle dans une attitude de raideur où il y avait autre chose que de la fierté. Il était très pâle. Ses yeux ardents éclairaient cette pâleur d’un feu étrange.

 

Il paraissait tourmenté par quelque violente inquiétude, et son regard ne quittait pas la reine qui, elle, tenait ses yeux baissés et paraissait hésiter à parler…

 

Cet homme, c’était le comte de Marillac.

 

– Vous êtes fidèle au rendez-vous, dit enfin Catherine ; merci, comte.

 

– C’est bien plutôt à moi de remercier Votre Majesté de l’intérêt qu’elle daigne me témoigner, de la promesse qu’elle a bien voulu me faire.

 

La reine fit un signe de tête où il y avait de la lassitude, de la mélancolie, des sentiments réprimés, quelque chose comme une affection profonde qui n’ose éclater. Sa voix avait pris une douceur extraordinaire. Toute son attitude était celle d’une femme qui souffre en secret et porte de lourdes pensées.

 

Comediante ! eût dit l’observateur qui eût pu assister à la scène qui venait de se dérouler entre la reine et Maurevert.

 

Tragediante ! eût ajouté ce même observateur lorsque Catherine se trouva en présence du comte de Marillac… de son fils !

 

– Comte, dit-elle de cette voix harmonieuse qui était restée si jeune et si pure, comte, il faut avant tout que je vous supplie de ne pas vous étonner de cet intérêt que vous avez remarqué…

 

– Madame, s’écria Marillac remué jusqu’aux entrailles par ce qu’il croyait deviner sous ces paroles, est-ce bien la reine qui me parle ainsi ?

 

Et en cette minute, il eut l’impression émouvante que Catherine allait lui répondre :

 

– Non pas la reine… mais votre mère !…

 

Cette réponse ne vint pas. Mais Catherine avait compris ce qui se passait dans l’âme de son fils.

 

– Comte, dit-elle, vous êtes l’homme le plus généreux que j’aie rencontré… C’est à cette générosité que je fais appel pour vous prier de ne pas m’interroger au sujet de cet intérêt… de cette affection que je vous porte.

 

Marillac s’inclina si bas qu’on eût dit qu’il allait s’agenouiller.

 

– S’il y a un secret dans la pensée de Votre Majesté, fit-il d’une voix tremblante, et que ce secret soit surpris par moi, puissé-je être foudroyé par le feu du ciel avant que de mon cœur il soit monté à ma langue !

 

– Il y a un secret… Eh bien, oui, comte !… Et tenez… ce secret, je vous jure de vous le divulguer un jour… bientôt…

 

Le jeune homme laissa échapper un faible cri.

 

– Bientôt, reprit la reine avec un admirable désordre dans la voix, vous saurez pourquoi je m’intéresse tant à vous, pourquoi j’ai dû, dans notre première entrevue, feindre la froideur, et pourquoi cependant, je vous offrais une royauté… pourquoi je me suis inquiétée de vos faits et gestes… pourquoi j’ai sondé votre chagrin… et pourquoi enfin je veux vous voir heureux !…

 

Madame ! madame ! cria Marillac, comme il eût crié : « Ma mère !… »

 

Mais il n’entrait pas dans le plan de Catherine qu’un mot définitif fût prononcé ! Elle se hâta de détourner la pensée immédiate du comte, et faisant un effort apparent comme si elle se fût arrachée elle-même avec peine à ses propres pensées, elle dit en souriant :

 

– Que fîtes-vous de ce coffret d’or que vous voulûtes bien accepter ?…

 

Marillac répondit par un sourire au sourire de la reine. Il était transporté dans un monde d’idées si étrange, presque fantastique !

 

– Ce coffret ?… balbutia-t-il. Ah ! je le garde précieusement… comme une relique, madame, puisqu’il me vient de vous !

 

Un nuage passa sur le front de Catherine.

 

– Vous le gardez… chez vous ?

 

– Votre Majesté sait que j’habite l’hôtel de la reine de Navarre, puisque je suis de ses gentilshommes… Le coffret est un bijou de femme, bijou d’un luxe royal, il est vrai… mais enfin, bijou de femme.

 

– C’est vrai ! fit Catherine, toujours avec le même sourire, je m’en servais pour renfermer tantôt mes gants, tantôt mes écharpes. Il me fut jadis donné par le bon roi François Ier, lorsque j’arrivai à la cour de France…

 

– Il n’a pas perdu sa destination, dit alors le comte. Car Sa Majesté ma reine s’en sert pour mettre ses gants.

 

– Vraiment ! fit Catherine avec un soupir qui eût paru un merveilleux chef-d’œuvre de ruse à quiconque eût pu voir la joie sauvage qui éclata soudain dans ce cœur.

 

– Oui, reprit le comte avec une gravité soudaine, j’aime la reine de Navarre… pardonnez-moi, madame, j’allais dire : comme si elle était ma mère… Alors, je l’ai priée de me garder cette relique… ce coffret… jusqu’au jour…

 

– Vous avez bien fait, mon enfant !

 

Le comte chancela, ébloui par ce mot qu’il entendait pour la première fois dans la bouche de Catherine. Vaguement, il tendit ses bras…

 

– Jusqu’au jour, disiez-vous ? reprit vivement Catherine alarmée.

 

– Jusqu’au jour où je saurais enfin la vérité sur… celle que vous savez, dit le comte en retombant dans ce morne désespoir qui paraissait l’accabler. Et ceci m’amène à vous rappeler que Votre Majesté, dans cette entrevue même où elle me donna ce magnifique coffret, daigna me promettre…

 

– Je vais tenir ma promesse, mon cher comte… Mais n’êtes-vous pas curieux de savoir comment j’ai pu apprendre votre passion pour Alice de Lux ?… et comment j’ai pu savoir quel chagrin vous tourmentait ?

 

– Je vis dans une telle inquiétude, madame, que rien ne me touche ni m’étonne… J’ai simplement supposé que Votre Majesté disposait d’admirables ressources d’information… et qu’elle avait daigné s’informer de moi…

 

– C’est un peu cela, comte… mais croyez bien que le génie et l’intrigue qu’il m’a fallu déployer pour vous suivre pas à pas, savoir où vous alliez, ce que vous faisiez, ce que vous pensiez, vous protéger au besoin… eh bien, je ne les eusse déployés pour personne au monde, fût-ce même pour le roi de France…

 

Le comte, à ces mots, eut encore un de ces mouvements impulsifs comme Catherine en avait provoqué deux ou trois depuis le début de cet entretien. Mais cette fois encore, elle l’arrêta, en se reprenant pour ainsi dire à l’instant précis où elle paraissait vouloir s’abandonner à l’émotion.

 

– Je vous ai donc surveillé, reprit-elle avec un sourire. Tenez, comte, vous eussiez été un criminel d’État, vous eussiez été mon plus cruel ennemi que je ne vous eusse pas mieux surveillé… J’ai d’abord voulu voir de près, et Dieu sait ce qu’il m’en a coûté pour demeurer si froide devant vous, alors que…

 

– Achevez, madame, je vous en supplie ! s’écria Marillac palpitant.

 

– Rien, fit la reine sourdement. L’heure n’est pas venue, et vous avez juré de ne pas m’arracher mon secret.

 

Le comte joignit les mains et s’inclina comme devant une sainte.

 

– Après notre première entrevue, continua la reine, je ne tardai pas à connaître votre amour pour Alice de Lux. Un soir, comte, vous vous êtes arrêté près de mon nouvel hôtel, au pied même de la tour. La reine de Navarre vous accompagnait. Elle entra chez Alice. Et vous, vous attendîtes… Alors, je voulus savoir ce qui vous tourmentait… Je connaissais Alice… je l’avais quelque peu malmenée jadis parce qu’elle abandonnait notre religion… J’eus tort, je l’avoue, et mon zèle m’avait emportée trop loin… on devrait toujours respecter la croyance des autres… mais enfin, je connaissais assez Alice pour savoir qu’elle ne m’en aurait pas gardé rancune… Le lendemain matin, je la vis donc… et je sus ce qui s’était passé entre elle et la bonne reine Jeanne…

 

– C’est ce jour-là, madame, interrompit le comte frémissant, qu’eut lieu notre deuxième entrevue… c’est ce jour-là que vous me fîtes venir… que vous voulûtes bien me donner ce coffret d’or en signe de votre affection… royale… c’est ce jour-là enfin que vous me fîtes une promesse…

 

– Oui : celle de vous dire au juste ce qu’est Alice de Lux !… Cette promesse, je vais la tenir…

 

Le comte était devenu livide ; il s’apprêtait à écouter, comme l’accusé peut écouter à l’instant où le juge va prononcer la sentence.

 

– Mais, reprit Catherine, la reine de Navarre ne vous a donc rien dit depuis ce jour ?

 

– Rien, madame, rien !… En quittant la maison d’Alice de Lux, elle me dit… et toute ma vie, j’aurai ces paroles gravées dans ma mémoire : « Mon enfant, j’ai longuement interrogé votre fiancée. Dans mon âme, voici ce que je pense : je verrai avec effroi que cette demoiselle devienne la femme d’un homme que j’aime comme un fils… mais l’amour peut faire des miracles… et je crois vraiment que l’amour d’Alice pour vous est de ceux qui font des miracles… Elle vous aime comme rarement femme aime… Devant un amour si grand, je vous dis, mon enfant : Suivez votre destinée ; ne tenez compte ni de mes hésitations, ni de cet effroi véritable dont je vous parle ; nulle femme au monde ne vous aimera comme vous aime Alice. »

 

Le comte garda alors un sombre silence, comme s’il eût encore répété en lui-même ces paroles. Puis il reprit :

 

– Depuis, la reine ne voulut jamais ajouter un mot. Elle me pria même de ne plus lui parler de ces choses jusqu’au jour où je serais décidé à épouser Alice… Ah ! madame, les paroles de ma reine n’avaient fait qu’épaissir le mystère. Pourquoi cette noble femme, qui jamais n’a menti, a-t-elle rougi devant moi ? Que signifie cet effroi qu’elle manifeste à l’idée qu’Alice peut devenir ma femme ? Que s’est-il donc passé qu’il ait fallu un miracle, un miracle d’amour pour le faire oublier à Jeanne d’Albret ?… Quoi ! cet esprit si ferme et si juste hésite ! Ce grand cœur vacille ! Il me semble, à force de creuser ma pensée, que la reine de Navarre a surpris un crime chez Alice, et que, par pitié pour moi, peut-être, par grandeur d’âme, par l’étonnement que lui a causé l’amour d’Alice, elle ait résolu de taire ce crime… Il me semble que je lis dans son esprit… Épouse-la ! Épouse cette criminelle ! Ce mariage m’épouvante pour toi ! Mais il y a tant d’amour dans vos cœurs, que le crime de vous séparer à jamais serait peut-être plus grand que le crime de vous unir !…

 

– Avez-vous revu Alice, depuis ? demanda Catherine.

 

– Non, madame !… Il me semble maintenant qu’à son premier mot, à son premier geste, je découvrirai son crime… et pourtant je ne puis vivre sans elle, et pourtant je souffre à chaque seconde de cette existence que je mène loin d’elle…

 

– Vous parlez de crime, reprit la reine en hochant la tête, prenez garde d’aller trop loin dans des soupçons que rien ne justifie. Écoutez-moi, comte… Il y a dix-huit jours, je vous ai demandé un mois pour savoir toute la vérité sur Alice de Lux… Mon enquête a abouti plus rapidement que je n’eusse espéré… cette vérité, vous allez la savoir selon ma promesse… Alice de Lux est pure, Alice de Lux a mené l’existence la plus innocente, Alice de Lux est digne de l’amour et du respect d’un homme tel que vous… mais…

 

Ce « mais » le comte de Marillac ne l’entendit pas. À cette certitude que lui donnait Catherine de la pureté, de l’innocence d’Alice, le malheureux jeune homme était tombé sur ses genoux, râlant, délirant, sanglotant d’une joie surhumaine, il avait saisi les mains de la reine, et ce cri fit pour ainsi dire explosion sur ses lèvres.

 

– Ma mère !… ma mère !…

 

Catherine laissa tomber sur le comte prosterné un regard terrible ; puis ce regard fit le tour de l’oratoire avec une inexprimable épouvante. Elle se redressa, dégagea ses mains, se recula, et d’une voix rauque :

 

– Êtes-vous fou, monsieur ? gronda-t-elle.

 

Au même instant, Marillac fut debout… Mais déjà la reine avait composé son visage…

 

– Ah ! comte, murmura-t-elle, vous venez de me donner une émotion bien cruelle, pour si douce qu’elle soit… Songez que si on vous avait entendu, la mère du roi de France était déshonorée…

 

– Oh ! infâme que je suis !… Pardonnez à mon délire, Majesté… pardonnez un pauvre insensé que ballottent les passions et que conduit la fatalité…

 

– Silence, comte ! Pour Dieu, si j’ai pu effacer de votre cœur les préventions que vous aviez contre moi, si j’ai pu vous inspirer non pas même de l’affection, mais cette pitié naturelle que tout homme accorde à la femme qui a longuement et atrocement souffert, silence ! Silence sur tout ceci…

 

– Je le jure, oh ! je le jure sur mon âme.

 

– Pas un mot, pas une allusion à personne au monde !

 

– À personne, madame, à personne !…

 

– Pas même à Alice ! Pas même à cette reine de bonté qui est votre reine.

 

– Je le jure !…

 

– Vous m’avez également juré de tenir secrètes toutes nos entrevues…

 

– Je le jure encore !…

 

La reine parut alors s’apaiser et s’abandonner à cette mélancolie qui donnait un charme sévère à son visage, quand elle voulait. Le comte, encore tout pantelant d’émotion, demeurait devant elle, silencieux, cherchant à reprendre son sang-froid…

 

« Quoi ! songeait-il. D’où me vient donc tant de joie ? Ai-je donc réellement douté d’Alice ? Jamais ! Jamais ! »

 

Après quelques instants, pendant lesquels Catherine calcula la confiance qu’elle avait pu acquérir dans le cœur de Marillac, elle reprit :

 

– Maintenant, puisque j’ai promis de vous dire toute la vérité, il faut que vous sachiez pourquoi la reine de Navarre a hésité, pourquoi vous avez pu concevoir des doutes sur Alice de Lux… Il y a en effet un mystère sur cette pauvre petite… et peut-être, parfois, a-t-elle pu elle-même vous sembler étrange dans ses attitudes ou ses propos.

 

– En effet… Elle a quelquefois des terreurs folles…

 

– Elle craignait que la vérité n’éclatât un jour à vos yeux ; cette vérité terrible en soi, bien que la pauvre enfant n’en soit en aucune façon responsable…

 

– Parlez, madame, supplia le comte… maintenant, je puis tout entendre !

 

– Eh bien, Alice est une fille sans nom, sans famille. Adoptée par les de Lux, elle ne peut en réalité se réclamer de sa naissance ; voilà la vérité, comte ! Et voilà ce qui fait qu’une mère hésiterait à vous laisser épouser une fille dont on ne connaît ni père ni mère.

 

Cette étrange accusation proférée devant Déodat – l’enfant trouvé lui-même – était une de ces audaces comme les concevait le sombre cerveau de Catherine. N’être pas « née » était alors pour une fille un terrible malheur. Et la société moderne n’est-elle pas aussi féroce que les vieilles sociétés, en poursuivant de sa haine et de son mépris dans ses lois et ses coutumes ceux qu’elle appelle des bâtards, parce que la minute d’amour qui les créa ne fut pas visée, parafée et cyniquement autorisée par un monsieur porteur d’une écharpe autour du ventre ?

 

Quoi qu’il en soit, Catherine savait admirablement ce qu’elle faisait.

 

Le comte, radieux, s’écria :

 

– Je cours me jeter aux pieds d’Alice… Puisse-t-elle me pardonner d’avoir osé la soupçonner !

 

– Ainsi, comte, vous passez outre ?… malgré ce que je viens de vous révéler ?…

 

– Ah ! madame, murmura Marillac d’une voix basse et ardente, comment cela pourrait-il m’arrêter, alors que moi-même…

 

Il se tut subitement, en voyant le nuage de tristesse qui couvrait soudain le front de la reine, et, se courbant devant elle, ajouta :

 

– Madame, je vous bénis pour la joie immense que vous venez de me donner… c’est à vous que je dois la vie…

 

– Eh bien, comte, eh bien, puisque vous voulez que se fasse ce mariage, croyez-moi, faites-le sans éclat. Une fois qu’Alice portera votre nom, nul ne songera à lui demander le nom de son père.

 

– Peu importe, madame, comment se fera notre union, pourvu qu’elle se fasse !

 

– Me laissez-vous libre d’arranger la chose ? demanda la reine avec un charmant sourire. C’est que, voyez-vous, je voudrais être présente… sans qu’on le sache…

 

– Ah ! madame, vous m’enivrez ! s’écria le comte dans l’exaltation de sa double joie de fils et d’amant.

 

– Eh bien, je veux choisir l’église, l’heure, le jour… L’église… voyons, vous n’êtes pas assez huguenot pour me refuser cette joie ?… J’y tiens… je suis fervente catholique…

 

– Madame, je ferai ce que vous voudrez… peu importe le prêtre…

 

– Le prêtre ? Ah ! oui… Eh bien, tenez, je l’ai trouvé… un saint homme… c’est le révérend Panigarola qui vous unira… L’église ?… ce sera Saint-Germain-l’Auxerrois…

 

– Le jour ? demanda le comte réellement enivré…

 

– Le jour ?… Prenons le lendemain du mariage de ma fille Marguerite…

 

– L’heure ?…

 

– La meilleure : minuit !

 

Le comte se mit à rire comme un enfant heureux. Et de fait, pour la première fois de sa vie, il connaissait le bonheur.

 

– Allez, mon ami, acheva la reine. Allez, et puissiez-vous être heureux !

 

– Je le suis au-delà de toute expression, dit le comte en couvrant de baisers la main que lui avait tendue la reine.

 

– Un dernier mot, reprit celle-ci. Laissez-moi la joie d’annoncer à Alice le jour, l’heure et le lieu de son mariage ; je dois une réparation à cette pauvre enfant que j’ai rudoyée jadis plus qu’il ne convenait…

 

– Je vous obéirai, madame.

 

– Ainsi, pas un mot de tous ces détails ! Vous me le promettez ?

 

– C’est chose jurée, madame…

 

Et léger, soulevé par cette force de joie qui transporte les vrais amoureux, le comte s’éloigna, l’âme ravie, pour courir d’abord faire part de son bonheur à la reine de Navarre, et ensuite pour courir demander pardon à Alice.

 

À peine fut-il parti que la reine sortit de son oratoire, traversa son cabinet de travail et parvint à une pièce éloignée, sorte de boudoir, comme on dit aujourd’hui.

 

Là, une jeune femme attendait dans la demi-obscurité de la pièce où brûlait un seul flambeau.

 

Cette femme, c’était Alice de Lux.

 

La reine alla à elle, lui prit la main, et la regardant jusqu’au fond de l’âme :

 

– Tu as entendu ?

 

– Non, Majesté ! dit Alice.

 

– Allons donc ! Tu as écouté ?

 

– Non ! répéta la jeune femme en frissonnant.

 

– Tu m’étonnes, fit la reine. Tu n’es donc plus toi-même !… Eh bien, écoute : il sort de mon oratoire ; il t’aime plus ardemment que jamais, vous devez vous marier bientôt ; ne lui demande ni le jour, ni l’heure, ni le nom du prêtre ; je t’instruirai de ces détails en temps voulu. Sache seulement que tu n’es pas la fille du comte de Lux, mais seulement une enfant qu’il a recueillie et dont on ne connaît ni le père ni la mère. C’est là le secret que tu avais confié à Jeanne d’Albret et qui te faisait trembler devant lui. Me comprends-tu ?

 

– Oui, madame, dit faiblement Alice.

 

– Donc, à partir de ce jour, tu es heureuse. Plus de contrainte. Plus rien qui te gêne puisque je suis seule à savoir…

 

– Et la reine de Navarre ! murmura sourdement Alice.

 

– Ne t’en inquiète plus ! répondit Catherine d’une voix étrange. Donc, tu vas l’épouser, et vous partirez loin, où vous voudrez, et tu seras heureuse à jamais… tout cela à condition que tu m’obéisses jusqu’au bout… À la moindre hésitation de ta part, je te brise… et je le tue !

 

– J’obéirai, madame, dit Alice. J’irai jusqu’au bout, pourvu qu’il soit sauvé.

 

La reine hocha la tête d’un air de satisfaction.

 

– Va, ma fille, dit-elle. Et rappelle-toi que je veux son bonheur et le tien… Surtout, n’oublie pas les recommandations que je viens de te faire.

 

Alice demeura immobile.

 

Il semblait qu’elle fût agitée par un combat intérieur. Elle tenait les yeux baissés, occupée en apparence à arranger le chaton d’une de ses bagues. Elle était très pâle et un frisson nerveux la secouait par instants.

 

– Eh bien, Alice ? fit la reine. À quoi songez-vous donc ?

 

– Pardon, madame, dit-elle en tressaillant, je… non…

 

Catherine saisit la main de la jeune femme et la regardant jusqu’au fond des yeux :

 

– Voyons, tu as quelque chose à me dire ?

 

– Non… je songeais…

 

– Écoute, gronda la reine, es-tu bien sûre que tu n’as pas entendu la conversation que je viens d’avoir.

 

– Je vous le jure, madame !

 

La reine connaissait Alice : les moindres notations de sa voix lui étaient familières. À l’accent de la jeune femme, elle comprit sa sincérité. Du reste, Alice se remettait maintenant. Et comme Catherine rassurée lui faisait signe qu’elle pouvait se retirer, la jeune femme, revenue de ce trouble passager qui avait semblé la paralyser, fit la révérence et sortit.

 

Par des couloirs et des escaliers retirés, l’espionne évita les salles de fête, gagna une porte du Louvre, sortit et rentra dans sa petite maison de la rue de la Hache.

 

Là, elle s’assit, le coude sur une table, la tête dans les deux mains, et elle réfléchit :

 

– Et pourtant, il est son fils !… Le sait-elle ? Dois-je le lui dire, à lui ?… Dois-je le lui dire, à elle ?… Ah ! heureusement que je me suis retenue à temps, tout à l’heure, lorsque ce mot a failli m’échapper… Je n’ai pas écouté, j’ai eu tort… Qu’ont-ils pu se dire ?… Voyons, je ne me trompe pas, ma mémoire est fidèle… Là-bas, à Saint-Germain, lorsque la reine de Navarre m’a chassée, elle a bien eu une entrevue avec Déodat… j’ai bien entendu, je ne me suis pas trompée… ses paroles sont encore dans mes oreilles… il a dit : « Pourquoi ne suis-je pas mort le jour où j’ai appris que ma mère était l’implacable Médicis ! » Dois-je lui dire que je sais cela ?… Et Catherine sait-elle que Déodat est son fils ?… Si je lui dis… Ah ! qui sait s’il ne se ferait pas un revirement dans ce cœur !…

 

Elle songea longuement, tournant et retournant le problème sous toutes ces faces.

 

– Je ne dirai rien !… telle fut sa conclusion… si je révèle à Catherine que le comte est son fils, elle le ferait peut-être tuer !

VII

PREMIER COUP DE FOUDRE


Nous suivrons maintenant le comte de Marillac qui, après avoir quitté Catherine de Médicis, était rentré dans les salons où se déployait la fête des fiançailles. Comme nous l’avons dit, le jeune homme était radieux. Jamais joie aussi complète et aussi profonde n’avait inondé ce cœur, non, pas même le jour où il avait reçu le premier aveu d’Alice.

 

Ainsi, toute la douleur accumulée dans son âme se fondait sous les paroles de Catherine ; toutes les rancœurs se dissipaient ; il retrouvait une mère douloureuse dans cette reine qui, si longtemps, avait été à ses yeux l’implacable ennemie.

 

Et il cherchait tout naturellement Jeanne d’Albret pour lui dire, à elle la première, combien il était heureux – sans dire le motif de ce bonheur imprévu, puisqu’il avait juré de se taire. Ensuite, s’il n’était pas trop tard, il irait chez Alice, et il préparait les paroles qui la feraient aussi heureuse que lui :

 

– Je vous ai calomniée en pensée, vous que j’adore. Mon éloignement de vous depuis ma rentrée à Paris est un crime. Mais ne pleurez plus : quelques jours encore, et nous serons unis pour toujours.

 

Et il passait à travers les groupes, souriant et grave. Et il se disait :

 

« C’est bien moi qui suis dans ce Louvre qui m’apparaissait comme la forteresse de la haine ! c’est bien ma mère qui vient de me parler non comme une reine, mais comme une mère !… Il est bien vrai que mon union avec Alice va se consommer !… Je ne rêve pas ! »

 

À ce moment, une bande joyeuse l’entoura, l’enveloppa d’une sorte de farandole. Dans la bande, le plus joyeux, c’était le duc d’Anjou, qui semblait si gai qu’il en oubliait de remettre en place sa collerette dérangée.

 

– Messire, vous ne vous amusez donc pas, criait le duc d’Anjou.

 

– Mon frère, songea le comte qui eut un sourire où parut toute l’affection qui débordait de son âme.

 

– Mordieu ! messieurs de la Réforme, il faut s’amuser, reprenait Anjou.

 

– Monseigneur, dit le comte, jamais dans ma vie je n’ai eu joie pareille.

 

– À la bonne heure ! en voilà un qui est de bonne composition.

 

Et toute la bande, entourant Marillac, chercha à l’entraîner. Et il sembla au comte que les seigneurs catholiques qui s’amusaient ainsi cherchaient à le rendre ridicule. Un flot de sang monta à son visage, et en quelques bourrades il se dégagea. La bande s’enfuit en riant.

 

Alors le comte s’aperçut que la fête prenait étrange tournure.

 

Les seigneurs catholiques s’étaient organisés par petites bandes de cinq ou six, et chacune d’elles entourait un gentilhomme huguenot. Sous prétexte de liesse et amusement, chaque huguenot devenait ainsi un centre de moqueries.

 

Dans une salle, Henri de Béarn, saisi ainsi par la bande de Guise, servait de balle que les gentilshommes catholiques se renvoyaient l’un à l’autre. Pâle et inquiet, le rusé Béarnais n’en riait que plus fort à chaque coup de poing qu’il recevait dans le dos ou à chaque renfoncement de coude qu’il recevait dans les côtes.

 

Dans une autre salle le prince de Condé tenait tête à une dizaine de catholiques, mais, moins patient que son roi, il rendait coup pour coup et bourrade pour bourrade. En sorte que là, les rires sonnaient le fêlé. Un mot, un regard pouvaient d’un instant à l’autre changer la mascarade en rixe.

 

Ce fut le caractère spécial de cette fête d’être menaçante comme une bataille dans ses attitudes et ses gestes.

 

Cependant, les huguenots ne pensaient pas encore à mal et faisaient preuve d’une bonne grâce endurante qui excitait les brocards et les lazzis des gentilshommes catholiques.

 

Soudain, une cinquantaine de nymphes se tenant par la main et vêtues ou plutôt dévêtues comme des bacchantes, laissant voir de leur chair tout ce qu’elles pouvaient en montrer, un peu ivres sans doute, les yeux brillants, les lèvres ouvertes aux baisers, ces jeunes filles, disons-nous, se ruèrent à travers l’immense salon doré où venait d’avoir lieu un ballet sylvestre dans lequel elles avaient joué un rôle.

 

– L’escadron volant de la reine ! s’écria Guise. Nous allons rire.

 

Le mot était bien trouvé ; il fit le tour des salles ; le poète Dorat le transcrivit sur ses tablettes ; Pontus de Thyard déclara qu’il fallait des chevaux pour un pareil escadron, et s’offrant en exemple, saisit l’une des bacchantes au vol, la plaça à califourchon sur ses épaules.

 

En un instant, une rumeur de folie secoua la fête, chacune des bacchantes se trouva à cheval sur quelque seigneur ; mais à part Pontus qui était catholique, tous ces chevaux humains se trouvèrent être des huguenots ; en effet, chacune des bacchantes s’était accrochée à un huguenot, et bon gré mal gré, poussée, hissée par des catholiques, enfourchait ses épaules, et le huguenot, moitié riant, moitié scandalisé, se laissait faire.

 

Alors, chacun de ces huguenots, ainsi transformé en bête de somme, fut saisi par les mains par deux catholiques qui l’entraînèrent.

 

Il y eut ainsi une cinquantaine de demoiselles à cheval sur des épaules huguenotes ; le tout forma une longue file qui, parmi les tonnerres des vivats, les cris, les rires, commença à cavalcader.

 

En tête de cette cavalcade courait le duc de Guise qui criait :

 

– Place aux centauresses ! Place à l’union des sexes et des religions !

 

Près du duc, sa bande imitait, avec la main placée en trompette, une fanfare sur un air de psaume huguenot.

 

Et les centauresses impudiques et superbes, toutes belles filles, toutes demoiselles de haute noblesse, agitant leurs jambes nues comme pour donner des coups d’éperon, dépoitraillées, hurlantes comme des chattes en rut, se démenant, gesticulant, quelques-unes même, dans un coup de folie, imitant le geste obscène, les centauresses proclamaient la grande victoire de la messe…

 

Nous craignons fort que ces détails ne semblent exagérés ; pourtant les pamphlets du temps en disent plus long, et nous pouvons au contraire assurer nos lecteurs que nous cherchons à adoucir le tableau.

 

Or, pendant que l’escadron volant de la reine, c’est-à-dire les demoiselles que Catherine avaient asservies et dressées aux besoins de sa politique et de sa police, pendant que les filles de la reine s’emparaient des huguenots, en même temps, une scène identique se produisait, les seigneurs catholiques s’emparaient des dames huguenotes et les obligeaient à participer à une sorte de sarabande affolée.

 

Ce fut dans ce moment que le roi parut.

 

Les rires s’éteignirent d’un coup.

 

Les huguenots retrouvèrent leurs femmes et les catholiques se placèrent en masse sur le passage de Charles IX.

 

Celui-ci aperçut Coligny qui, impassible et les sourcils froncés, avait assisté pâle et muet aux scènes que nous venons d’esquisser d’un trait. L’amiral salua profondément le roi ; mais celui-ci, s’avançant vers lui, le saisit dans ses bras, l’embrassa tendrement et lui dit :

 

– Eh bien, mon bon père, je pense que vous vous divertissez en notre Louvre ?

 

– Admirablement, sire, ces messieurs de votre cour ont des façons de se divertir que je n’oublierai de la vie…

 

– Peut-être, fit le roi, eussiez-vous préféré un autre amusement, comme par exemple, de courir au roi, comme on courre[9] le cerf…

 

Ces paroles résonnèrent comme un coup de tonnerre ; pourtant Charles IX les avait prononcées en souriant ; mais il y avait tant de menace dans ce sourire qu’un frémissement parcourut les rangs des huguenots.

 

– Sire, dit l’amiral froidement, j’espère que Votre Majesté voudra bien m’expliquer sa pensée…

 

– Eh ! mordieu ! commença le roi…

 

Il était devenu livide, ses yeux lancèrent un double éclair, et peut-être se fût-il abandonné à sa fureur, peut-être eût-il laissé échapper les secrets que sa mère venait de lui révéler, lorsqu’il vit le visage pâle de Catherine sortir pour ainsi dire de l’ombre. La reine s’avança rapidement et, toute souriante, s’écria :

 

– Eh ! monsieur l’amiral, puisque vous vous préparez à courre le duc d’Albe, il faudra bien vous décider à courre le roi d’Espagne !

 

Un soupir de soulagement échappa aux huguenots, tandis qu’un murmure désappointé se faisait entendre parmi les catholiques.

 

– Sire ! reprit alors Coligny rayonnant, j’avoue en effet qu’il m’intéresserait davantage de me divertir aux Pays-Bas, bien que la fête de Votre Majesté soit des plus magnifiques…

 

– Oui, mon digne père, vous êtes homme de camp plutôt qu’homme de cour, je le sais, fit le roi, qui, sous les regards de sa mère, s’était promptement ressaisi. Mais je ne vois pas mon cousin de Béarn…

 

– Le voici, dit Catherine, et si parfaitement heureux qu’il serait dommage de troubler son bonheur.

 

En effet, Henri de Béarn passait à ce moment, donnant la main à Marguerite, et paraissant très occupé à lui conter fleurette. (Fleureter, disait-on alors, mot d’une hardie joliesse qui a passé les mers, et nous est revenu d’Angleterre sous le nom de flirt.)

 

Charles IX, alors, fit un signe, et la fête reprit de plus belle, quoique avec un peu plus de modération apparente.

 

En même temps, il prit Coligny par le bras et l’emmena en disant :

 

– Voyons, mon père, où en sommes-nous de l’expédition aux Pays-Bas ?… Pâques-Dieu, savez-vous qu’il se fait là-bas de grands carnages et que le duc d’Albe a fait occire dix-huit mille huguenots ?

 

– Hélas ! sire… je ne le sais que trop ; mais grâce à la haute générosité du roi de France, j’espère qu’avant peu nous pourrons arrêter l’affreux massacre…

 

– Faites vite, monsieur l’amiral, car il se pourrait que d’autres pays fussent tentés d’imiter ces tueries.

 

Le roi avait prononcé ces mots en grondant, mais Coligny ne leur put prêter aucun sens menaçant pour lui et les siens. Le roi était ou paraissait si heureux de la paix !

 

Charles IX marchait vers un trône qu’on lui avait élevé dans le salon central. En route, il rencontra le poète Ronsard, et son visage parut s’éclairer. Il l’emmena aussi. Puis, s’asseyant sur son trône pour voir la fête, il obligea Coligny à s’asseoir à sa droite, honneur extraordinaire qui arracha aux huguenots des trépignements d’enthousiasme.

 

En même temps, sur un signe du roi, Ronsard prenait place à sa gauche ; le poète, rouge de plaisir, se confondait en salutations.

 

– Ronsard, dit gaiement Charles IX, pendant que nos gens s’amusent et que mon bon père l’amiral songe à la guerre, faisons des vers, veux-tu ?

 

Ronsard, comme on sait, était parfaitement sourd.

 

Il répondit donc le plus naturellement du monde en faisant allusion à la place qu’il occupait près du roi :

 

– Sans aucune doute, sire, et c’est là un honneur dont je me souviendrai toute la vie.

 

– Écoute, reprit le roi, veux-tu que je te dise le dernier sixain que j’ai fait ? Tu le corrigeras.

 

– Votre Majesté a raison, dit gravement Ronsard, cette fête est un inoubliable régal.

 

– Écoute donc ! reprit le roi qui, au fond, se souciait peu d’être entendu et tenait simplement à répéter ses vers pour la pensée d’amour et le jeu de mots qu’ils contenaient :

 

Toucher, aimer, c’est ma devise…

 

Mais à peine le roi achevait-il le premier vers de son sixain, qu’une rumeur soudaine s’éleva de la grande salle voisine où, une heure plus tôt, avait été joué le grand ballet des nymphes et des dryades. Et ce n’était pas une de ces bouffées de joie qui passent parfois en rafale sur une fête, c’était une clameur sinistre, des cris étouffés, des gémissements parmi les huguenots.

 

– La reine se meurt !…

 

Voici ce qui se passait :

 

Nous avons vu le comte de Marillac se mettre à la recherche de Jeanne d’Albret. Il finit par la trouver à peu près au moment où Charles IX s’asseyait sur son trône entre Ronsard et Coligny. Ce moment était celui aussi où Catherine de Médicis, entourée d’une escorte de ses gentilshommes, se dirigeait lentement, le sourire aux lèvres, vers la reine de Navarre.

 

Grave et pensive, Jeanne d’Albret assistait à cette fête donnée en l’honneur de son fils en se demandant quel pouvait être le sens de cette joie effrénée qui se manifestait à ses yeux.

 

À deux ou trois reprises, les dames d’honneur et les gentilshommes qui, autour d’elle, formaient une cour, l’avaient vue pâlir ; puis une rougeur, ardente comme une flamme, avait remplacé cette pâleur.

 

Par moments, Jeanne d’Albret se sentait glacée et tremblante ; à d’autres moments, au contraire, il lui semblait qu’elle étouffait.

 

Cependant, elle ne prêtait qu’une médiocre attention à ces symptômes d’un mal qu’elle ne pouvait prévoir.

 

Seulement, elle cherchait des yeux son fils Henri et, quand elle l’avait trouvé, elle le suivait d’un regard inquiet. Cette inquiétude fut même à un moment si manifeste que Marguerite, la fiancée d’Henri, s’en aperçut, s’approcha de la reine, et lui dit à voix basse :

 

– Que craignez-vous, madame ? Soyez assurée que nul n’oserait rien tenter contre mon royal fiancé.

 

Ces paroles rassurèrent en effet Jeanne d’Albret, qui savait de quel grand crédit Margot jouissait auprès de son frère Charles IX.

 

Ce fut sur ces entrefaites, qu’elle aperçut tout à coup le comte de Marillac qui, faisant effort pour percer le cercle de courtisans, tâchait de s’approcher d’elle.

 

Elle sourit et tendit sa main.

 

Aussitôt les courtisans s’écartèrent et le comte, rayonnant de bonheur, comme nous avons dit, s’avança vivement pour saisir et baiser la main qui lui était tendue.

 

Mais au même instant, la reine retira cette main et la porta à son front, puis à sa gorge. En même temps, elle se renversa en arrière, livide le front baigné de sueur, les yeux convulsés, la poitrine soulevée par des râles étouffés.

 

– De l’air ! De l’air ! cria Marillac en pâlissant. La reine se trouve mal…

 

Aussitôt, cris, affolement des femmes, tumulte.

 

– Oh ! mon Dieu, dit une voix douce et tremblante d’émotion, qu’a donc notre chère cousine ?…

 

Et l’on vit Catherine de Médicis s’approcher précipitamment, se pencher sur Jeanne d’Albret, avec tous les signes d’un violent chagrin.

 

– Vite ! Vite ! ordonna-t-elle. Qu’on cherche maître Paré… je viens de le voir… là… tenez…

 

Vingt courtisans se précipitèrent vers le médecin du roi. Mais déjà, grâce à un flacon que lui faisait respirer Catherine, la reine de Navarre reprenait ses sens et balbutiait.

 

– Ce n’est rien… la chaleur… l’émotion… c’est vous, mon cher enfant ?…

 

– Oui, madame, répondit Marillac d’une voix bouleversée. Plaise au ciel de prendre ma vie plutôt que la vôtre…

 

– Mais la vie de notre bonne cousine n’est pas en danger ! fit Catherine avec un sourire.

 

À ce moment, Ambroise Paré se penchait sur la reine et l’examinait attentivement.

 

– À moi ! râla tout à coup Jeanne d’Albret… Mon fils ! Je veux voir mon fils ! Oh ! je brûle ! Mes mains brûlent…

 

Paré saisit les mains de la reine, tandis qu’on courait chercher Henri de Béarn.

 

Jeanne d’Albret, pour la deuxième fois, perdit connaissance. Et cette fois le flacon de sels fut impuissant. Henri arrivait à ce moment. Il vit sa mère mourante. Il pâlit affreusement et, saisissant le médecin par le bras, lui dit d’une voix basse et terrible :

 

– La vérité, monsieur ! Au nom du Dieu vivant, la vérité !... Ma mère ?…

 

Paré, bouleversé lui-même, la tête perdue, murmura imprudemment :

 

– Elle va mourir !

 

Alors, Henri se jeta à genoux, saisit sa mère, se cramponna à elle, et les sanglots de ce roi qui paraissait si jovial, furent effrayants. Effrayante aussi fut la douleur de Marillac qui, ayant reculé quelque peu, s’adossait à une colonne pour ne pas chanceler.

 

Catherine avait porté les mains à ses yeux, et s’écriait :

 

– Oh ! mon Dieu ! Quel affreux malheur !… La reine de Navarre se meurt !

 

Et, de salle en salle, de groupe en groupe, étouffant les rires, chassant la joie, comme si le malheur eût secoué ses ailes sur le Louvre en fête, se propagea la sinistre rumeur parmi les huguenots, tandis que les catholiques surpris, effarés, se demandaient déjà quelle contenance il fallait garder :

 

– La reine se meurt !…

 

Coligny accourait à son tour. Condé, d’Andelot, les principaux huguenots se plaçaient autour de la reine de Navarre, comme s’ils eussent compris vaguement que ce malheur qui les frappait était peut-être un mystérieux avertissement de mort pour chacun d’eux.

 

Cependant Charles IX avait appris en pâlissant la nouvelle.

 

Il allait s’écrier, s’étonner, lorsque, comme tout à l’heure, il vit les yeux de sa mère fixés sur lui.

 

Et ces yeux lui recommandaient si impérieusement le silence, ils étaient d’une si formidable éloquence, que Charles IX comprit sans doute !

 

Il baissa la tête et dit tout haut :

 

– Allons, la fête est finie !

 

À ce moment, Catherine se rapprocha vivement de lui, et glissa dans son oreille :

 

– Au contraire, sire, la fête commence !…

 

Vingt minutes plus tard, toutes les lumières étaient éteintes au Louvre, et tout paraissait dormir. Seulement, le nombre des gardes avait été triplé à chaque porte.

 

Dans l’oratoire, Catherine et Ruggieri, pâles tous deux et suant le crime, causaient à voix basse.

 

– Que disait-elle ? demandait l’astrologue.

 

– Qu’elle brûlait… partout… et surtout aux mains… aux bras…

 

Ruggieri hocha la tête et dit :

 

– La chose s’est faite par les gants…

 

– Ah ! mon ami, ton coffret avec ce cuir de Cordoue, est une merveille…

 

– La merveille, dit Ruggieri, c’est que vous ayez fait accepter le coffret à Jeanne d’Albret sans éveiller ses soupçons. Comment avez-vous fait ?

 

Catherine sourit et dit :

 

– C’est mon secret, René !…

 

Le lendemain matin, le bruit se répandit dans Paris que la reine de Navarre était morte d’un mal foudroyant, d’une sorte de fièvre inconnue. Et à ceux qui s’étonnaient de cette mort imprévue, on répondait généralement qu’après tout, cela faisait une hérétique de moins et que cela n’empêcherait pas les Parisiens de se régaler des grandes fêtes qui auraient lieu incessamment pour le mariage d’Henri de Béarn et de Marguerite de France.

VIII

GILLOT


Il est un personnage de ce récit qui va jouer un rôle plus accentué et que nous sommes obligés de suivre dans ses faits et gestes pour aboutir à la situation où nous l’avons laissé.

 

Ce personnage, insignifiant par lui-même, devient un redoutable instrument entre des mains habiles.

 

Et d’ailleurs, de quels comparses obscurs la fatalité ne se sert-elle pas ?

 

Revenant donc en arrière, nous renouerons connaissance avec l’intéressant Gillot au moment même où son oncle lui ayant proprement coupé les deux oreilles, il demeura étendu sans connaissance sur le sol humide des caves de l’hôtel de Mesmes.

 

On se souvient que le digne oncle Gilles avait demandé à Damville :

 

– Que ferons-nous de cet imbécile ? Faut-il l’achever ?

 

Et que le maréchal avait répondu :

 

– Non pas, car il peut nous servir.

 

Gilles avait donc suivi le maréchal sans plus s’inquiéter de son neveu.

 

Gillot demeura évanoui, mais ne tarda pas à revenir à lui.

 

Son premier mouvement fut de porter les deux mains à ses oreilles, comme s’il lui fût resté un vague espoir d’avoir rêvé. Mais ses mains, au lieu de rencontrer les appendices auxquels il avait si grand tort de tenir, à ce que prétendait le vieux Pardaillan, ne rencontrèrent que les compresses imbibées de vin et d’huile que son oncle lui avait mises autour de la tête.

 

Gillot poussa un gémissement.

 

– Hélas, dit-il, je n’ai donc plus d’oreilles ! De quel œil vais-je être considéré ? Je vais passer pour un monstre. Car, puisque tous les hommes et même les animaux possèdent des oreilles, quelle étrange figure doit avoir à leurs yeux, l’être privé de ces ornements naturels ? Sans compter que je n’entendrai plus rien !… Cependant, il me semble que je perçois le bruit de mes propres paroles. Mais enfin, si je continue à entendre, il n’en est pas moins certain que je suis déshonoré, puisqu’on ne verra plus de chaque côté de mon visage ces conques gracieuses qui servent à recueillir les bruits !

 

Gillot, on le voit, raisonnait, comme dit l’autre, en subtil personnage. Son raisonnement ne manquait ni d’une certaine philosophie, ni même de poésie.

 

Ayant ainsi fait l’éloge funèbre de ses oreilles perdues, Gillot se remit sur pied et constata qu’à part la violente douleur qu’il éprouvait de chaque côté de la tête, il se portait en somme comme s’il n’eût subi aucune fâcheuse mutilation.

 

Il reprit donc courage et, tout affaibli qu’il était par la souffrance, il allait entreprendre l’ascension de l’escalier lorsqu’au haut de cet escalier parut quelqu’un.

 

C’était l’oncle Gilles qui, après une assez longue conversation avec le maréchal, revenait voir son neveu…

 

« Il vient m’achever, songea tristement Gillot. Sans doute le maréchal lui a donné l’ordre de m’exterminer. Hélas ! il sera donc dit que je n’aurai pas survécu à mes oreilles ! »

 

À sa grande stupéfaction, son oncle s’approcha de lui avec un sourire des plus gracieux, autant que les sourires de Gilles pouvaient du moins paraître gracieux.

 

– Eh bien, mon pauvre ami, comment te sens-tu ? demanda l’oncle.

 

– Heu !… Bien mal, mon oncle.

 

– Courage… On te soignera, on te dorlotera, tu guériras.

 

– Est-ce bien vous qui me parlez ainsi ? dit Gillot méfiant.

 

– Sans doute. Pourquoi t’étonnes-tu ?

 

– Ainsi, vous ne voulez pas me tuer ?

 

– Pourquoi te tuerais-je ? Imbécile !

 

– Dame… Monseigneur n’est pas tendre.

 

– Monseigneur te fait grâce. Et non seulement il te fait grâce de la vie, mais encore il veut faire ta fortune.

 

– Ma fortune ? balbutia Gillot qui marchait décidément de rêve en rêve.

 

– Oui, imbécile ! à condition que tu lui obéisses pour lui faire oublier ta honteuse trahison.

 

– Ah ! mon oncle, je m’en repens bien, je vous jure.

 

– Tant mieux, car si tu es sincère, tu es en passe de devenir un homme riche. Tu as vu mon coffre, n’est-ce pas ?

 

– C’est-à-dire que j’en ai encore les yeux tout éblouis.

 

– Eh bien, tout ce qu’il y a dans ce coffre est à toi, si nous sommes contents, c’est-à-dire si monseigneur est content !

 

Gillot ouvrit des yeux à faire croire qu’il voulait concentrer dans le regard ce qu’il avait perdu pour les oreilles, et après s’être évanoui de douleur d’abord, de terreur ensuite, faillit s’évanouir de joie.

 

On se souvient sans doute que l’avarice était le vice favori de maître Gillot et que c’était même ce vice qui l’avait perdu.

 

– Parlez, mon digne oncle, dit-il d’une voix tremblante d’émotion. Je suis tout prêt à obéir. Qu’ordonne monseigneur ?

 

– D’abord de te guérir !

 

– Bon ! J’en réponds. Ensuite ?

 

– Ensuite, on verra. Viens…

 

Et soutenant son neveu par-dessous le bras, Gilles le conduisit dans sa chambre, le fit coucher dans son propre lit et commença à lui donner les soins les plus dévoués.

 

Gillot s’aperçut alors qu’il ne lui serait peut-être pas aussi facile qu’il pensait d’obéir au maréchal par une prompte guérison.

 

Car à peine fut-il dans le lit qu’une fièvre violente se déclara.

 

Gillot eut le délire pendant deux jours, c’est-à-dire qu’il passa ces deux jours à supplier son oncle de lui rendre ses oreilles.

 

Gilles, impatienté, finit par le menacer du bâillon.

 

Fut-ce la menace qui agit ? Ou plutôt fut-ce que le délire s’en allait ? Gillot ne parla plus de ses oreilles. Au bout du sixième jour, la fièvre était tombée ; au bout du dixième, les blessures étaient cicatrisées et Gillot pouvait se lever.

 

Le quinzième jour, Gillot put sortir.

 

Son premier soin fut de courir acheter un certain nombre de bonnets capables de lui couvrir entièrement la tête du front à la nuque.

 

Sur ce bonnet, il plaçait son chapeau ordinaire.

 

En se regardant dans un miroir, il trouva qu’il pouvait encore faire assez bonne figure.

 

Ce jour-là, Gillot eut avec son oncle une très longue conversation.

 

À la suite de cette conversation, il s’habilla de ses habits du dimanche, et Gilles lui dit :

 

– Va maintenant, va, je te donne ma bénédiction…

 

– J’aimerais mieux quelques écus d’acompte, dit Gillot qui était un caractère ferme et positif.

 

Gilles fit la grimace, mais s’exécuta.

 

– Réussiras-tu à entrer seulement ? demanda-t-il d’un air offensant pour les capacités intellectuelles de son neveu.

 

– J’en réponds, dit Gillot : j’ai un moyen infaillible.

 

– Lequel ?

 

– Mes oreilles !

 

Là-dessus, laissant son oncle abasourdi méditer cette réponse, le matois Gillot s’éloigna.

 

Nos lecteurs ont vu comment Gillot était entré à l’hôtel Montmorency. Il avait rencontré le vieux Pardaillan dans la loge du Suisse. Et le routier l’avait emmené dans la chambre qu’il occupait.

 

Il faut en effet se figurer un hôtel de cette époque comme une façon de forteresse.

 

Deux cents seigneurs, dans Paris même, tenaient garnison, c’est-à-dire qu’en leur hôtel, ils entretenaient un certain nombre de reîtres ou de Suisses. En outre, souvent il arrivait que le seigneur logeait ses gentilshommes, compagnons de plaisir et de danger qui le suivaient partout, lui faisaient une cour dans les soirées, une escorte dans les expéditions.

 

Tel était l’hôtel de Montmorency ; l’hôtel de Mesmes, où nous avons introduit nos lecteurs, l’hôtel de Guise, l’hôtel de Bouillon et bien d’autres étaient de vrais repaires ayant garnison et capables de soutenir un siège.

 

Le vieux Pardaillan avait donc trouvé son logis naturel dans l’hôtel du seigneur dont il devenait pour ainsi dire un client (en prenant le mot dans son sens latin). Sans faire précisément partie de la garnison de l’hôtel, il en était devenu l’âme.

 

Le maréchal lui avait dit un jour :

 

– Monsieur de Pardaillan, soyez notre gouverneur général, et la place sera imprenable.

 

– J’accepte, monseigneur, avait répondu le routier ; et je vous promets de m’ensevelir sous les ruines de la place plutôt que de la rendre jamais.

 

On voit par ces mots quel était l’état d’esprit des habitants de l’hôtel.

 

Mais nous aurons à revenir sur ce sujet.

 

Pour le moment, suivons le brave Gillot que le vieux Pardaillan emmène.

 

Lorsqu’ils furent arrivés dans sa chambre, le routier s’assit à cheval sur une chaise à dossier de bois plein, allongea les jambes, plaça les coudes sur le dossier de sa chaise et inspecta Gillot qui prit une attitude digne, ferme et modeste.

 

– Ainsi, dit Pardaillan, tu prétends que tu peux nous rendre service ?

 

– Je le crois monsieur.

 

– Et tu es venu précisément pour nous offrir ces services ?

 

– Justement pour cela, monsieur.

 

– Très bien, Gillot. Nous allons voir ce qu’on peut tirer de toi. Seulement, avant tout, il faut que je te dise une chose.

 

– Laquelle, monsieur ?

 

– Si jamais je surprends chez toi la moindre velléité de trahison…

 

– Oh !…

 

– Si je te surprends à écouter aux portes…

 

– Oh ! oh !

 

– Enfin, si tout n’est pas toujours d’une limpidité de cristal dans ton attitude, eh bien…

 

– Eh bien, monsieur ?

 

– Eh bien, je te coupe la langue.

 

Gillot demeura plus d’une minute suffoqué par cette perspective. Quoi ! Après les oreilles, la langue ! L’infortuné Gillot, qui croyait être pour toujours à l’abri de toute mutilation depuis qu’il n’avait plus d’oreilles, comprit qu’il allait retomber dans un nouveau marasme. Il lui vint une révolte d’indignation.

 

– Mais enfin, monsieur, s’écria-t-il, quelle rage avez-vous de me vouloir ainsi découper vif ?

 

– Que veux-tu ? C’est ma manière, à moi. Il paraît que c’est aussi celle de ton oncle. Car enfin, c’est lui qui te force à porter ce hideux bonnet. Mais pour en revenir à ta langue, sois assuré que si jamais j’apprends que tu as raconté à qui que ce soit ce qui se passe ici, eh bien, je te la couperai, je prierai le maître-queux de la faire sauter au beurre et je te forcerai à la manger toi-même.

 

Cette menace donna la chair de poule à Gillot, qui se demanda aussitôt s’il ne ferait pas mieux de s’en aller. Mais il réfléchit que la colère de l’oncle serait terrible. D’autre part, la vision du coffre rempli d’or n’avait pas été sans lui inspirer quelque courage.

 

Il résulta de ses réflexions qu’il résolut de courir le risque d’avoir la langue coupée.

 

« Pendant qu’on me découpe, songea-t-il, un peu plus, un peu moins… J’en serai quitte pour ne plus parler ; heureusement je ne suis pas bavard et il ne m’en coûtera guère de n’avoir plus de langue. Seulement, où s’arrêtera ce découpage ? Car enfin, si après les oreilles, on me coupe la langue, il faudra bien un jour que mon nez y passe, et puis peut-être la tête… »

 

– Que penses-tu ? demanda Pardaillan qui l’observait avec attention.

 

Gillot qui, malgré la résignation qu’il cherchait à acquérir par avance, ne songeait pas sans amertume à la singulière destinée qui menaçait de faire de lui un être phénoménal, Gillot, pâle et tremblant, répondit :

 

– Je pense, monsieur, à ce que je pourrais bien dire pour vous persuader de ma bonne foi. Pendant que j’ai encore une langue, je voudrais m’en servir pour vous jurer obéissance et fidélité…

 

Pardaillan se mit à rire.

 

– Je ne vois pas, monsieur, reprit Gillot offensé, ce qu’il peut bien y avoir de risible dans les menaces que vous m’avez fait l’honneur de m’exposer. Je suis déjà sans oreilles. Si vous m’enlevez la langue, que me restera-t-il ?

 

– Imbécile ! puisque je ne te l’arracherai qu’au cas où tu nous trahirais, tu n’as rien à craindre si tu es fidèle.

 

– C’est juste, dit Gillot frappé par ce raisonnement.

 

– Voyons donc. Quel genre de services peux-tu nous rendre ? Parle sans ambages.

 

– Eh bien, monsieur, je n’ai pas été sans m’apercevoir qu’il existe quelque inimitié entre vous et Mgr de Damville. Je crois que si vous pouviez occire ce digne seigneur, vous n’hésiteriez guère. Et je puis vous affirmer que si vous tombiez aux mains de mon ancien maître, au bout de cinq minutes, vous vous balanceriez dans le vide, une bonne corde au cou, ce qui ne laisserait pas que de me fâcher fort, je vous assure.

 

– Continue, Gillot. Sais-tu que tu parles bien ?

 

– Merci, monsieur. Je continue donc. Je suppose que vous soyez tenu au courant des faits et gestes de Mgr de Damville, et que vous connaissiez, à n’en pas douter, ses véritables intentions ? Voilà, je pense, qui vous permettrait de vous défendre ?

 

– Mais tu es vraiment moins bête que tu n’en as l’air, Gillot.

 

– C’est-à-dire que mon petit plan vous convient.

 

– Oui, mais comment ferai-je pour savoir ce que veut entreprendre le maréchal ?

 

– Eh bien, monsieur, dit Gillot triomphant, voilà justement où je puis vous servir !

 

– Toi ! mais comment ? puisque tu ne peux plus rentrer à l’hôtel de Mesmes.

 

– C’est vrai que je n’y peux plus rentrer sous peine de mort. Car monseigneur et mon oncle, non content de me couper les oreilles, m’ont déclaré que je serais pendu si je reparaissais jamais en leur présence.

 

– Alors ? Comment feras-tu ?

 

– Monsieur, avez-vous jamais entendu dire que ce que femme veut, Dieu le veut ?

 

– Sans doute.

 

– Eh bien, il y a une femme, ou plutôt une jeune fille à l’hôtel de Mesmes. Elle s’appelle Jeannette.

 

– Ah ! ah ! fit Pardaillan qui se rappela ce que le chevalier lui avait raconté.

 

– Or, continua Gillot, Jeannette m’aime et nous devons nous marier.

 

– Elle t’aime ? C’est impossible.

 

– Pourquoi cela, monsieur ? fit Gillot étonné.

 

– Parce que Jeannette, d’après le peu que j’en sais, est une fine mouche.

 

– Et vous me trouvez trop benêt pour être aimé d’une pareille fille ? Je vous remercie, monsieur, car voilà le plus bel éloge que j’ai entendu faire de ma fiancée.

 

– Par ma foi, Gillot, je commence à croire que je me suis trompé sur ton compte. Tu m’as l’air d’un rusé compère…

 

« Ouais ! pensa Gillot, ne découvrons pas d’un coup tout notre esprit, sans quoi il se méfiera ! »

 

Et il reprit :

 

– Quoi qu’il en soit, monsieur, Jeannette m’aime, et je peux lui faire faire tout ce que je voudrai. Et comme, d’après votre propre estime, c’est une fine mouche, elle saura, si je veux, tout ce qui se dit, se fait et se pense dans l’hôtel de Mesmes ; elle me le répétera, et je vous le répéterai, voilà !

 

– Admirable !… Gillot, je te proclame aussi rusé que le sage Ulysse en personne !

 

– Mon plan vous convient donc ? demanda Gillot avec inquiétude.

 

– Il me convient. Et que demandes-tu pour me servir ainsi ?

 

– Je vous l’ai dit : de m’aider à me venger de mon oncle qui m’a coupé les oreilles.

 

– Bon ! je te promets de te livrer ce vieux Satan pieds et poings liés, et tu en feras ce que tu voudras. Voyons, que lui feras-tu ?

 

– Monsieur, je lui rendrai la pareille ! dit Gillot d’un air féroce.

 

– Bravo !… Et quand commenceras-tu à entrer en campagne ?

 

– Dès le plus tôt…

 

– C’est bon. Maintenant, songe que si je suis content de toi, non seulement tu seras vengé de ton avare d’oncle, mais encore tu auras des écus à n’en savoir que faire.

 

Gillot prit aussitôt un air de jubilation qui acheva de persuader entièrement le vieux routier.

 

C’est ainsi que le plus fin renard peut parfois se laisser prendre.

 

Il faut dire aussi que Gillot, matois et retors comme son oncle, avait admirablement joué son rôle. Quoi qu’il soit, il fut installé dans l’hôtel Montmorency, qui abrita dès lors un traître.

 

Gillot ne perdit pas son temps.

 

Il passa le restant de la soirée et la journée du lendemain à étudier le plan de l’hôtel Montmorency.

 

Le surlendemain, il sortit après avoir dit à Pardaillan qu’il allait voir Jeannette et s’entendre avec elle. Le drôle se rendit à l’hôtel de Mesmes, en s’assurant tous les cent pas qu’il n’était pas suivi.

 

– Eh bien ? lui demanda l’oncle Gilles.

 

– Eh bien, mon oncle, je suis dans la place !

 

Gilles regarda son neveu avec une certaine admiration. Puis il alla chercher une feuille de papier, une plume, de l’encre, installa Gillot devant une table et lui dit :

 

– Explique…

 

Et Gillot expliqua. C’est-à-dire qu’il commença par tracer un plan de l’hôtel Montmorency qui, tout grossier qu’il était, n’en devait pas être moins précieux.

 

Au fur et à mesure, il commentait son plan et Gilles prenait des notes.

 

– Là, à gauche, mon oncle, voyez-vous, c’est un grand bâtiment pour les hommes d’armes et les chevaux.

 

– Combien d’hommes ?

 

– Vingt-cinq, mon oncle, et bien armés de bonnes arquebuses.

 

– Bon. Continue…

 

– Voyez, mon oncle, reprit Gillot, ce bâtiment que je vous signale est placé en arrière de la loge du Suisse… en face la loge, ce carré que je dessine maintenant représente un bâtiment pareil à celui des gens d’armes.

 

– Et que contient-il ?

 

– Il sert de logis à une dizaine de gentilshommes dévoués au maréchal et qui sont venus s’installer dans l’hôtel à tout hasard.

 

– Vingt-cinq et dix, cela fait trente-cinq hommes, observa Gilles.

 

– Justement ; mais ce n’est pas tout ; et même cela n’est rien.

 

– Comment il y aurait donc une autre garnison ?

 

– Il y a M. le chevalier et son père… le coupeur de langues ! dit Gillot en frémissant.

 

– Que veux-tu dire, imbécile ?

 

– Rien, mon oncle, sinon que les deux damnés Pardaillan valent peut-être à eux seuls les vingt-cinq gens d’armes et les dix gentilshommes…

 

– C’est possible. Et où sont-ils logés, ces deux enragés ?

 

– Attendez, mon oncle. Le deuxième étage du bâtiment aux gentilshommes est occupé par les laquais au nombre d’une quinzaine. Bon. Maintenant, vous voyez que le bâtiment des écuries et gens d’armes et le bâtiment des gentilshommes sont séparés par ce carré qui représente une cour pavée. Au fond de ce carré se dresse l’hôtel lui-même, c’est-à-dire l’habitation du maréchal de Montmorency. Vous voyez que ce logis ne touche pas aux deux autres constructions, en sorte que l’hôtel est complètement isolé. En arrière, il y a un jardin.

 

– Je vois. Parle-moi donc de ce logis isolé.

 

– C’est là, je vous dis, qu’habite le maréchal ; c’est là, dans des appartements ayant vue sur le jardin que logent les deux dames ; c’est là aussi que sont logés les deux Pardaillan.

 

Gillot, ayant achevé son plan, le remit alors à son oncle.

 

Le maréchal de Damville connaissait parfaitement l’hôtel de Montmorency. Le plan de Gillot ne devait donc pas lui servir à s’y guider ; mais ce plan lui indiquait comment était disposées les forces de l’hôtel, et c’est cela qui pouvait lui être précieux.

 

L’oncle Gilles ne marchanda pas les éloges à son neveu, mais il ajouta :

 

– Il faut maintenant que nous soyons tenus au courant de ce qui se passe là-bas. Il faut donc que tu trouves le moyen de venir ici tous les deux ou trois jours, et au moment voulu, je te dirai ce que tu auras à faire.

 

– Ce moyen est tout trouvé, dit paisiblement Gillot.

 

– Explique-moi cela ?

 

– Dame ! M. de Pardaillan croit que je viens ici pour vous espionner : oui, je lui ai fait croire cela !

 

Gilles répondit :

 

– Gillot, jamais plus je ne t’appellerai imbécile ! Encore quelques efforts et tu auras conquis le fameux coffre qui, à ce que tu m’as assuré toi-même, t’avait tant ébloui.

 

Gillot quitta donc l’hôtel de Mesmes, radieux et convaincu que sa fortune était faite.

 

– Que vais-je bien raconter au Pardaillan ? réfléchit-il, chemin faisant.

 

Il eut soudain un tressaillement.

 

– Mais, s’écria-t-il en lui-même, puisque je vais avoir un trésor pour dire ce qui se passe à l’hôtel de Montmorency, pourquoi n’en aurais-je pas un autre en racontant ce qui se passe à l’hôtel de Mesmes ?

 

Cette idée parut géniale à Gillot.

 

Trahir des deux côtés, c’était recevoir des deux mains, n’était-ce pas la suprême sagesse ? Gillot s’affirma qu’il était impossible de pousser plus loin l’esprit et le courage.

 

Et il résolut de trahir son oncle auprès de Pardaillan comme il trahissait Pardaillan auprès de son oncle.

 

C’est là le secret de bien des fortunes « honorablement acquises par une vie de labeur et de conscience ».

 

Gillot résolut d’être honorable, laborieux, consciencieux, et par ainsi de faire double fortune.

 

Aussi, lorsqu’il rentra à l’hôtel de Montmorency, s’empressa-t-il de dire à Pardaillan :

 

– Ah ! monsieur, j’en ai de belles à vous raconter. Je viens de voir Jeannette, et je suis sûr que je vais vous intéresser.

 

– Décidément, songea Pardaillan, j’ai fait là une précieuse acquisition !

IX

PANIGAROLA


Pendant toute cette période, le révérend Panigarola, qui s’était naguère signalé par la violence de ses attaques contre les huguenots, ne parut pas en chaire.

 

Il avait même renoncé à ses sinistres fonctions de « crieur des morts ».

 

Il vivait retiré en son couvent de la montagne Sainte-Geneviève.

 

À quoi songeait-il ? Que méditait-il ?…

 

Deux jours après les funérailles royales qui furent faites à Jeanne d’Albret, vers la tombée de la nuit, une litière de bourgeoise apparence s’arrêta devant le couvent des Barrés.

 

Deux femmes en descendirent et entrèrent dans le parloir. Elles étaient voilées de noir.

 

Le frère portier leur ayant demandé ce qu’elles voulaient, la plus jeune répondit qu’elles désiraient parler à l’abbé lui-même.

 

Le moine ayant répondu en levant les bras au ciel qu’on ne parlait pas ainsi au révérendissime abbé du couvent, et que d’ailleurs les femmes n’avaient pas le droit d’entrer dans le saint monastère, la plus vieille ou du moins celle qui paraissait telle tira une lettre de son sein et la remit au portier.

 

– Portez cela à M. l’abbé, dit-elle. Et hâtez-vous, si vous ne voulez être châtié.

 

Cette femme parla d’un tel ton d’autorité que le moine abasourdi se hâta d’obéir. Il paraît qu’elle était femme de qualité, car à peine l’abbé eut-il parcouru la lettre, qu’il pâlit, se troubla, et s’empressa de courir au parloir ; événement extraordinaire, car l’abbé du couvent était un haut personnage et de mémoire de moine, il ne s’était jamais ainsi dérangé pour personne.

 

Que devint la stupéfaction du digne frère portier lorsqu’il vit son abbé s’incliner avec humilité devant la femme voilée de noir !

 

Et cette stupéfaction elle-même devint presque du scandale lorsque l’abbé, après quelques mots prononcés à voix basse, introduisit la femme dans le couvent et la guida à travers les longs couloirs déserts.

 

La plus jeune était demeurée au parloir.

 

L’abbé, suivi de la dame voilée, s’arrêta enfin devant une cellule.

 

Et cette cellule, c’était celle du révérend Panigarola.

 

Les portes des cellules étaient toujours ouvertes.

 

– C’est là ! murmura l’abbé qui aussitôt se retira.

 

La femme entra.

 

Panigarola en l’apercevant se redressa soudain, les sourcils froncés.

 

La femme laissa alors tomber son voile et découvrit son visage.

 

– La reine ! murmura le moine.

 

En effet, c’était Catherine de Médicis !

 

– Bonjour, mon pauvre marquis, dit la reine en souriant. Il faut donc que ce soit moi qui vienne vous trouver au fond de ce hideux monastère. Sans compter que pour y entrer, j’ai été obligée de me montrer à votre abbé, en sorte que dans dix minutes toute la communauté saura que la mère du roi est ici…

 

– Rassurez-vous, madame, dit Panigarola, le vénérable abbé est incapable de trahir un incognito de cette importance. Mais il y avait un moyen bien simple de vous éviter toute inquiétude en me faisant appeler. Je me fusse rendu au Louvre au premier ordre de la reine.

 

– Est-ce bien sûr ? fit Catherine en regardant fixement le moine.

 

– Par devoir, un homme de Dieu ne ment pas.

 

– Oui ; mais j’ai connu un certain marquis de Pani Garola qui n’en faisait qu’à sa tête.

 

– L’homme dont vous parlez est mort, madame. En tout cas, si j’étais encore le marquis de Pani Garola, je mentirais encore moins. Moine, le mensonge ne m’est défendu que par mon supérieur, marquis, il m’était défendu par moi-même.

 

Panigarola se redressa. Sa figure ravagée apparut blafarde et dure, avec un caractère d’étrange grandeur ; dans les plis de sa robe blanche et noire, il se pétrifia comme une statue.

 

– Oui, murmura Catherine, vous êtes d’une race orgueilleuse qui jamais n’a condescendu au mensonge ; et pourtant, le mensonge a parfois du bon… Mais laissons cela.

 

Catherine regarda autour d’elle comme pour chercher un siège.

 

Panigarola, sans hâte, avança l’unique escabeau de la cellule.

 

– Non, fit Catherine en riant, ce serait trop dur : je n’ai pas encore fait de vœux, moi !

 

Et elle s’assit au bord du lit du moine.

 

Ce lit, ou plutôt cette couchette, se composait simplement de quelques planches juxtaposées contre le mur, et couvertes d’un matelas et d’une couverture de laine.

 

– Asseyez-vous, marquis, reprit la reine en désignant à son tour l’escabeau.

 

Panigarola refusa d’un signe de tête qui indiquait son respect des hiérarchies et de l’étiquette, avec d’autant plus de force que la reine cherchait par sa singulière attitude à lui faire oublier cette hiérarchie.

 

– Marquis, reprit-elle, convenons d’une chose. C’est qu’en ce moment, je ne suis pas la reine, mais seulement une amie… une véritable et sincère amie… Mais comme vous avez donc changé, mon pauvre Pani ! Est-ce bien vous que je revois si pâle, si amaigri, presque décharné ?… Qui vous a réduit à cet état ? Je ne suppose pas que ce soit la discipliné monacale… Parlez-moi donc franchement… Peut-être y a-t-il des remèdes au mal qui vous ronge…

 

Tandis que Catherine s’exprimait ainsi avec une sorte d’enjouement et prenait cette nouvelle incarnation d’une femme qui oublie son rang pour ne songer qu’à l’amitié, le moine avait accentué la raideur de son maintien.

 

Il avait à demi ramené son capuchon qui retombait presque sur les yeux.

 

Ses bras s’étalent croisés, et ses mains disparaissaient sous les larges manches.

 

En sorte qu’on ne voyait plus rien de lui que le bas de son visage émacié, une bouche sans sourire.

 

– Madame, dit-il d’une voix grave, vous me demandez de la franchise. En voici. Lorsque je suis arrivé à la cour de France, vous vous êtes figurée que j’étais un émissaire des républiques italiennes et que je venais conspirer avec le maréchal de Montmorency. Vous avez supposé que j’étais porteur de redoutables secrets. Alors, pour m’arracher ces secrets, vous avez lancé sur moi une de vos espionnes. Cette femme n’a pas tardé à se convaincre que je ne songeais guère à conspirer. Dès lors, vous fûtes rassurée, et Votre Majesté daigna même alors me faire des offres que je fus obligé de décliner. Vous me proposiez en effet de devenir un homme de parti, alors que jeune, débordant de vie et de passion, je ne songeais qu’à aimer la vie dans toutes ses manifestations. Malgré mon refus, Votre Majesté voulut bien m’honorer en effet de son amitié… peut-être espériez-vous qu’un jour viendrait où quelque grande catastrophe ayant fait dévier ma vie, je serais entre vos mains un instrument de politique plus complaisant… Daigne Votre Majesté ne pas s’offenser de la violence de ma franchise…

 

– Mais je ne me fâche pas, mio caro, dit Catherine en accentuant son sourire. Je me demande seulement comment vous avez su que j’avais soupçonné en vous un espion des princes italiens.

 

– De la façon la plus naturelle, madame : la femme que vous aviez lancée sur moi est tombée malade.

 

– Des suites de ses couches, je le sais… car vous êtes père, mon cher marquis.

 

Un effrayant sanglot râla dans la gorge du moine. Mais telle était la puissance de cet homme sur lui-même que ce sanglot ne parvint à l’oreille de Catherine attentive que comme un faible soupir.

 

– C’est vrai, continua le moine. Cette femme devint mère… Une nuit, elle m’avait volé mes papiers pour vous les remettre. C’est ainsi que j’ai appris qu’elle était une de vos créatures… Lorsqu’elle devint mère et qu’elle fut malade, dans son délire, elle m’instruisit de ce que vous aviez médité contre moi. Ce fut alors que je lui fis écrire cette lettre où elle s’accusait elle-même d’avoir tué son fils. Et moi, pour me venger, sachant l’usage que vous en feriez, je vous remis cette lettre.

 

– Ah ! ah ! vous aviez donc pensé que je ferais juger Alice et que le bourreau serait chargé de votre vengeance !… Mes compliments, mon cher.

 

– Non, madame ; bien que je fusse un peu ce qu’on appelle un cerveau brûlé, je n’en avais pas moins le don d’observer, et je vous avais observée, je vous connaissais… C’est vous dire, madame, que je vous savais incapable d’un acte aussi mesquin et aussi peu profitable que de tuer une femme d’un seul coup. Je pensais qu’armée de cette lettre, vous obligeriez cette femme à devenir votre esclave ; je pensais qu’un jour viendrait où elle aimerait ; je pensais que vous n’auriez pas la générosité de couvrir son passé ; je pensais que ce jour-là, elle souffrirait ce que j’avais souffert et que je serais vengé… Vous m’avez demandé de la franchise, madame…

 

– Oui. En voilà, et de la vraie ! Mais je ne vous en veux pas, au contraire ! Vous êtes un homme supérieur, marquis, et je pense que si vous me haïssez, vous m’estimez du moins à ma valeur, vous me savez capable d’oublier une offense, du moment que je puis tirer parti de celui qui m’offense.

 

– Ah ! madame, s’écria le moine avec un sombre accent de désespoir, bénie serait la minute où, pour vous avoir offensée, vous me livreriez moi-même au bourreau ! Car je serais alors délivré de cette existence que je n’ai pas le courage de terminer moi-même ! Quant à tirer parti de moi… regardez-moi, madame, je ne suis plus qu’une loque humaine… le monde n’existe plus pour moi… J’ai eu un moment l’espoir qu’à force de tourmenter mon cerveau, j’en arriverais à croire en Dieu…

 

– Et vous ne croyez pas ?

 

– Non, madame.

 

– Je vous plains, dit Catherine.

 

– J’ai fait ce que j’ai pu ; mes prédications furieuses contre les hérétiques, l’audace de mes attaques contre le roi votre fils avaient fini par m’exalter… mais je suis retombé dans mon néant…

 

– Pourquoi ? demanda vivement la reine.

 

– Parce que j’ai rencontré cette femme : parce que l’amour que j’avais cru étouffé s’est réveillé plus violent que jadis !…

 

Les yeux de Catherine lancèrent un éclair.

 

– Je le tiens ! songea-t-elle.

 

Il y eut quelques minutes de long silence pendant lesquelles Catherine se garda de faire le moindre geste. Elle comprenait que Panigarola était bien loin d’elle en ce moment, et que l’image d’Alice évoquée le dominait tout entier.

 

Ce fut le moine qui revint le premier. Il s’arracha à ses pensées et fixa sur la reine un regard interrogateur.

 

– Vous voulez savoir ce que je suis venue faire ici ? demanda Catherine.

 

– J’ai le devoir d’écouter Votre Majesté, mais non le droit de l’interroger.

 

– Eh bien, je vais donc faire comme si vous m’aviez interrogée, et vais répondre à la question que je lis dans vos yeux. Marquis, c’est un cas de conscience qui m’amène à vous. Rassurez-vous, je ne viens pas vous demander d’être mon confesseur… d’autant que vous venez de m’avouer votre incroyance avec un cynisme qui vous enverrait tout droit au bûcher si… si je n’étais Catherine de Médicis…

 

Le moine avait repris son attitude de statue. Rien ne paraissait frémir ou vivre en lui.

 

– C’est bien un cas de conscience que je veux vous exposer. Je pense que vous êtes comme moi intéressé à sa solution. Dites-moi, marquis, ne pensez-vous pas que vous êtes assez vengé, et qu’Alice a assez souffert ?

 

Cette fois les paupières baissées du moine se relevèrent lentement et son regard se fixa sur la reine avec épouvante.

 

Catherine sourit… décidément, elle tenait son homme.

 

– Vous me parliez d’une lettre, reprit-elle, une lettre qu’elle a écrite sous votre dictée et que vous m’avez remise : je vais vous dire, marquis. Cette lettre, je veux la rendre à la malheureuse. Moi, je trouve que c’est assez. Et vous ?

 

– Je suis de l’avis de Votre Majesté, dit Panigarola d’une voix morne.

 

« Ah ! ah ! songea la reine. Joue-t-il au plus rusé ?… Non, par la madone, il n’est que trop sincère. »

 

Et elle ajouta :

 

– Je suis heureuse de ce que vous me dites là, car la lettre… eh bien, je l’ai déjà rendue à Alice.

 

Panigarola dit d’une voix paisible – trop paisible pour l’oreille exercée de Catherine :

 

– En sorte que la voilà libre ? je veux dire : délivrée de vous, madame.

 

– Et de vous, mon révérend père.

 

– Je ne l’ai jamais menacée.

 

– Allons, marquis, vous êtes encore un enfant. Faut-il vous dire que j’ai assisté à la scène de la confession d’Alice dans Saint-Germain-l’Auxerrois ? À l’entrevue que vous avez eue avec elle, chez elle ? J’ai tout vu, tout entendu, sinon par mes yeux et mes oreilles, du moins par des yeux et des oreilles qui m’appartiennent. Je sais que vous aimez Alice. Je sais que vous avez ravalé votre noble élégance au hideux métier de crieur des trépassées pour pouvoir, la nuit, aller rôder et sangloter autour de sa maison. Vous l’adorez encore, vous dis-je ! Et tout ce que vous avez trouvé de mieux pour venger votre passion humiliée, c’est de vous enfermer dans cette abominable cellule et de vous ensevelir sous un froc !

 

– Vous ai-je dit que je ne l’aimais pas, fit le moine.

 

Et cette fois la statue parut s’animer. Il y eut des frémissements dans les plis du froc. La voix prit une intonation douloureuse.

 

– Je l’aime ! continua-t-il. Et j’éprouve une joie affreuse à dire tout haut ce que je me répète tout bas dans le silence de mes nuits sans sommeil. Oui, mon cœur sanglote, et pour labourer ma poitrine, je n’ai pas besoin de ce cilice, mes ongles la fouillent sans que je parvienne à arracher ce misérable cœur. Oui, ma pensée a sombré dans un océan de désespoir, et lorsque, éperdu, je lève les yeux au ciel, je n’y découvre pas l’étoile qui pourrait me ramener à l’apaisement. Humanité ! Je t’ai sondée : tu n’es que souffrance… Royauté, puissance ! je t’ai regardée face à face : tu n’es que vanité… Dieu, espoir suprême, je t’ai cherché : tu n’es que néant… En moi, madame, il ne reste plus rien ; je suis une ombre, moins qu’une ombre… Et pourtant, lorsque je m’étudie, lorsque j’entre dans les obscures profondeurs de ma conscience, parfois, dans la nuit de mon deuil, dans la ténèbre de mon désespoir, je vois luire l’aube incertaine et vacillante d’un sentiment nouveau…

 

Le moine baissa la tête comme s’il eût cherché à saisir ce sentiment dont il parlait, à fixer cette lueur peut-être consolatrice qui s’éveillait au plus profond de lui-même.

 

– Quel est donc ce sentiment ? demanda Catherine étonnée, subjuguée peut-être.

 

– La pitié, répondit le moine. Ah ! madame, je sais que je vous parle en ce moment une langue ignorée de vous, inconnue des hommes de ce temps… Et pourtant, il m’arrive de me dire que la pitié sauvera le monde. Oui, lorsque les hommes auront pitié les uns des autres, lorsqu’ils comprendront quelle est leur commune faiblesse, lorsque les puissants auront pitié du malheur des pauvres, lorsque les pauvres auront pitié du néant des riches, alors peut-être les hommes s’uniront, alors il n’y aura ni rois ni sujets, ni riches ni pauvres, ni maîtres ni serviteurs… alors il n’y aura que des hommes essayant de se donner la main les uns aux autres…

 

– Folie ! murmura Catherine. Rêves insensés d’un esprit aux abois ! Allons ! je n’ai à faire ici.

 

Le moine entendit ou n’entendit pas. Mais il continua : Voilà ce que parfois je songe, Majesté… Alors je sens mes douleurs s’apaiser peu à peu. Alors je renonce à rôder autour de la femme que j’aime. Alors je m’enferme dans cette cellule, et c’est de la pitié qui s’élève de mon cœur vers cette malheureuse qui me bafoua, qui me fit souffrir, mais qui a souffert aussi, qui souffre plus que moi peut-être…

 

– Vous êtes de bonne composition, marquis… dit Catherine en se levant.

 

Panigarola s’inclina lentement comme s’il n’eût eu plus rien à dire.

 

La reine fit deux pas vers la porte.

 

Tout à coup, une idée soudaine la fit s’arrêter court. Elle se retourna à demi vers le moine courbé dans une attitude où il y avait plus de politesse pour la femme que de respect pour la reine.

 

– Je vous félicite, dit-elle sans ironie apparente. Alice sera donc heureuse, puisque la voilà délivrée de vous qui vous baignez dans les eaux bienfaisantes de la pitié ; délivrée de moi qui n’ai aucun intérêt à tourmenter cette pauvre enfant. Elle sera heureuse, cette chère Alice, d’autant plus qu’elle partagera ce divin bonheur avec l’homme qu’elle aime…

 

Panigarola fut agité comme par une secousse électrique.

 

« Touché ! » fit Catherine en elle-même. Et tout haut elle ajouta :

 

– Adieu, marquis. Je vais méditer l’homélie dont vous m’avez gratifiée touchant la vanité de la puissance royale et le néant de l’amour.

 

– L’homme qu’elle aime ! murmura Panigarola livide.

 

– Eh oui ! M. le comte de Marillac, ami fidèle du roi de Navarre. Ce digne huguenot épousera son Alice dès que les noces du Béarnais seront accomplies, il l’emmènera là-bas dans son pays et, comme la paix régnera dans le royaume, comme catholiques et réformés se jurent amitié, rien ne viendra troubler le parfait bonheur des jeunes époux. Ils auront beaucoup d’enfants et donneront au monde l’exemple d’un amour sans mélange.

 

Ce que Panigarola souffrit dans cet instant, lui seul eût pu le dire. L’infernale Catherine venait d’un seul mot de réveiller en lui tous les démons de la jalousie. Marillac !… Il avait fini par l’oublier ! À force de s’hypnotiser dans la pensée d’Alice, à force de supputer ce qu’elle avait dû souffrir, oui, il avait eu pitié d’elle… Qu’elle disparût de sa vie, qu’elle allât achever en quelque coin ignoré une existence apaisée… certes, il ne la poursuivrait pas ! Il se trouvait assez vengé, et parfois même il se demandait s’il n’avait pas été au-delà de son désir de vengeance.

 

Des rêves de pardon l’avaient hanté, aussi.

 

Qui savait si, un jour, il ne conduirait pas auprès d’Alice le petit Jacques Clément ?

 

– Vous avez assez payé votre crime, lui dirait-il, embrassez votre enfant !

 

Dans ces rêves heurtés, dans cette sombre recherche de l’apaisement, dans ces tragiques combats que l’amour et la pitié se livraient en lui le comte de Marillac n’existait plus.

 

Un mot de Catherine de Médicis le fit revivre dans l’esprit du moine.

 

C’était pourtant une belle âme que ce jeune homme enthousiaste, ardent, passionné ! Il s’était pourtant élevé très haut dans les sereines régions du pardon !

 

Mais la passion devait être la plus forte ! S’il pardonnait à l’amante malheureuse, il ne pardonnait pas au rival heureux !

 

Peut-être à ce moment haïssait-il Marillac autant qu’il aimait Alice.

 

La reine avait suivi sur le visage du moine les ravages qu’elle venait de faire dans son cœur en évoquant le bonheur du rival.

 

– L’homme qu’elle aime ! avait répété Panigarola.

 

– Vous avez pitié de celui-là aussi ? dit Catherine. Je vous jure que lui n’aurait pas pitié de vous.

 

Et brusquement, le moine comprit qu’il voulait tuer Marillac.

 

Il comprit le sens de ce qu’il appelait sa pitié : Alice ne devait être à personne ! Et Marillac devait disparaître !

 

– Que la femme vive ! gronda-t-il. Qu’elle vive en paix, autant que la paix peut descendre en elle ! Mais l’homme !… ah ! l’homme ! C’est autre chose !…

 

– Allons donc ! dit Catherine. Que pouvez-vous contre lui ?

 

– Rien ! fit le moine, qui grinça des dents. Mais vous pouvez tout, vous !

 

– C’est vrai. Mais que m’importe ? Que Marillac épouse Alice de Lux, qu’ils s’aiment, qu’ils s’adorent, qu’ils affichent leur bonheur comme ils l’affichaient au Louvre le soir où Jeanne d’Albret, leur bienfaitrice, est morte sans qu’ils s’en aperçussent, tellement ils étaient occupés à se sourire, qu’ils s’en aillent, enfin, qu’est-ce que tout cela peut me faire ?…

 

– Qu’êtes-vous venue faire ici ! éclata le moine. Vous êtes la reine ! Je dis la reine la plus puissante de la chrétienté ! Les instructions que j’ai reçues de Rome vous indiquent comme la maîtresse absolue des destinées catholiques ! Reine, je vous ai parlé sans respect ; chef des catholiques, je vous ai crié que je n’ai ni foi ni croyance ! Et vous ne me faites pas saisir pour me jeter en quelque cachot, pour offrir ma mort en exemple aux hérétiques ! Pourquoi m’écoutez-vous avec tant de mansuétude ?… Madame, vous avez besoin de moi pour assouvir une vengeance que j’ignore, pour servir de ténébreux projets ! Eh bien, soit ! Je me donne à vous ! Pour le temps nécessaire, je consens à reparaître dans le monde des vivants ! Puis, lorsque j’aurai tué l’homme qui est aimé d’Alice, vous me ferez mourir à mon tour.

 

– Enfin, je vous retrouve ! dit gravement Catherine. Tout ce que vous avez dit, je l’oublie. Je suis venue vous trouver parce que j’ai besoin de vous. Et je comptais sur votre aide parce que je connaissais votre haine pour Marillac.

 

– Parlez donc ! Parlez, madame ! Si vous étiez Satan, je vous dirais que j’aime mieux damner mon âme plutôt que de porter en moi l’effroyable souffrance de la jalousie ! Délivrez-moi de cette jalousie, madame, et prenez mon âme !

 

– Je la prends ! dit Catherine avec un calme étrange.

 

Panigarola avait enfoncé ses mains sous sa robe et ensanglantait ses ongles sur sa poitrine.

 

Pitié, amour, douleur, tout disparaissait de lui.

 

Il était seulement l’homme qui hait.

 

Catherine, sûre désormais d’avoir conquis le moine, reprit avec une simplicité d’accent qui eût pu paraître plus terrible que les cris d’angoisse du moine :

 

– En somme, que voulez-vous ? Qu’Alice ne soit pas la femme du seul homme qu’elle ait jamais aimé ? Vous voulez tuer cet homme. Et vous voulez aussi qu’Alice ne sache pas que le meurtrier, c’est vous. Car vous aimez, car vous espérez encore ! Eh bien, tout cela est facile si vous me donnez en échange l’aide que je suis venue vous demander.

 

– Je suis prêt, dit Panigarola dans un souffle.

 

Alors, Catherine, d’une voix basse et rapide :

 

– Écoutez. Par votre éloquence emportée et sauvage, vous êtes devenu l’homme qui peut bouleverser Paris. Pourquoi, tout à coup, avez-vous gardé le silence ? C’est votre affaire. Mais maintenant, je vous dis : Remontez dans la chaire, parcourez les églises de Paris, parlez, parlez encore comme vous parliez…

 

– Que m’importent les prédications, maintenant !

 

– Insensé ! Oubliez-vous que Marillac est huguenot ?

 

– Vous avez fait la paix ! Henri de Béarn épouse Marguerite de France !

 

– Et le lendemain, Marillac épouse Alice !

 

Panigarola poussa un effroyable soupir.

 

– La paix est faite, reprit Catherine avec un livide sourire. Et j’espère qu’elle sera maintenue. Mais il y a parmi ces huguenots une centaine de mauvaises têtes que jamais je ne pourrai réduire à la raison. Il s’agit de les faire disparaître. M’entendez-vous ? Un procès est impossible. Le procès de cent huguenots serait le signal de nouvelles guerres. Mais si le peuple, dans un jour de colère, tue ces hommes, s’ils disparaissent dans une tourmente, et que le roi désavoue ces meurtres, que je les désavoue aussi, la paix est à jamais consolidée. Or, que faut-il pour cela ? Surexciter les passions, mettons les superstitions du peuple, le démuseler pour un jour, ouvrir la cage de ce fauve, lui montrer ses victimes !… Pour cela, il faut votre terrible éloquence !… Si vous le voulez, les haines mal éteintes vont se rallumer. Si vous parlez, Coligny, Téligny, Condé, Marillac, une centaine de huguenots en tout seront broyés par cette redoutable force qui s’appelle le peuple de Paris ! Parlez ! ne ménagez rien ! Accusez hardiment la complaisance du roi : je vous couvre ! E je vous délivre de l’amant d’Alice… Voyons, répondez-moi… Sommes-nous amis ? Puis-je compter sur votre aide ?

 

Le moine ne répondit pas tout de suite.

 

Une fièvre l’exaltait. Avec sa brûlante imagination, il se voyait décrétant la mort des huguenots.

 

Et c’était un rêve étrange, d’une tragique ampleur, que de décréter la mort, de passer dans Paris en soulevant un peuple en délire, de traverser la ville comme un météore dévastateur, de faire naître sous ses pas les incendies, de marcher dans des fleuves de sang, et d’arriver enfin à Alice en lui disant :

 

– Voyez ! Paris brûle ! Paris meurt ! Paris n’est que décombres ! Parce que j’ai voulu atteindre l’homme que vous aimiez !… Pour tuer Marillac, j’ai égorgé Paris !…

 

Panigarola presque délirant, l’œil en feu, le visage bouleversé, effroyable à voir, saisit la main de Catherine.

 

– Demain, madame, je prêcherai dans Saint-Germain-l’Auxerrois.

 

Catherine étouffa un cri de joie féroce.

 

– Ne vous inquiétez donc plus du reste ! dit-elle rapidement. Et même, tenez, marquis… je vous réponds que des miracles vont s’accomplir, et que le premier de ces miracles, c’est que vous serez aimé !

 

– Moi ! rugit-il avec un accent de désespoir indescriptible.

 

– Vous !… Aimé d’Alice !… Je la connais !… Elle méprise vos larmes ; couvert de sang et d’horreur, vous lui apparaîtrez comme un dieu !… Tenez-vous donc prêt… Jetez le peuple dans les rues… Nous, nous serons prêts…

 

– Comment ?

 

– Les maisons des cent condamnées seront marquées une nuit. Au matin, ces maisons brûleront. Et leurs habitants…

 

– Vous savez où il habite, lui ?

 

– Soyez donc tranquille ! Sa maison sera la première brûlée, puisqu’il faut que Coligny soit le premier tué ! Tout est prévu, tout est prêt ; le jour est fixé…

 

– Quel jour ?

 

– Le dimanche 24 août, jour consacré à Saint Barthélemy.

 

– Allez en paix, madame, dit le moine. Moi, je vais méditer sur ce que je vais dire au peuple de Paris !

 

En parlant ainsi, Panigarola écumant donnait réellement une impression de hideur et de force qui se déchaîne. Catherine de Médicis comprit qu’il était inutile de le pousser plus loin. Elle se retira, dit quelques mots à l’abbé qui l’attendait dans le couloir, rejoignit au parloir la femme qui l’avait accompagnée et monta avec elle dans sa litière. Les rideaux furent soigneusement tirés ; la litière se mit en marche, non vers le Louvre, mais vers le nouvel hôtel de la reine.

 

La jeune femme qui avait accompagné Catherine dans cette expédition demeurait silencieuse :

 

– Eh bien ! fit tout à coup la reine avec une sorte de gaieté qui eût pu paraître macabre, tu ne me demandes pas ce qu’il a dit ?

 

La jeune femme laissa retomber son voile, et la pâle figure d’Alice de Lux apparut.

 

– Madame, murmura-t-elle, comment oserai-je interroger Votre Majesté !

 

– Bah ! Bah ! Je te le permets… Tu n’oses pas ?… Eh bien je vais faire comme si tu m’avais interrogée… Il te pardonne, Alice !

 

Alice de Lux eut un frémissement.

 

– Il te pardonne, te dis-je ! Tout est fini, oublié…

 

– Madame…

 

– Ah ! oui, la lettre ! C’est cela, n’est-ce pas ?… Eh bien ! je la lui ai remise… Et il veut te la rendre lui-même… Et ce n’est pas tout !… Il veut que tu sois heureuse, jusqu’au bout : tu reverras ton enfant, Alice, et tu pourras l’emmener.

 

Alice pâlit affreusement.

 

– Ah ! mon Dieu, continua la reine, je n’y pensais plus !… Il ne faut pas que le comte sache l’existence de cet enfant… Eh bien, tu en seras quitte pour ne pas l’emmener… C’était un sacrifice que te faisait Panigarola…

 

Pendant que Catherine, habile tourmenteuse s’il en fût, continuait sa route, le moine à travers les couloirs et les escaliers du couvent se dirigeait vers les jardins. Et à le voir passer, glacial, indifférent, il eût été impossible de soupçonner quel orage se déchaînait dans ce cœur.

 

Nous avons dit que Panigarola jouissait dans le monastère de la plus entière liberté. Il allait et venait à sa guise. Généralement on le laissait seul ; les moines le redoutaient et lui supposaient un grand pouvoir occulte.

 

Panigarola marcha machinalement vers un coin du jardin où il y avait un banc de pierre et où il se promenait d’habitude.

 

Il s’assit sur le banc et laissa tomber sa tête dans une de ses mains.

 

À ce moment, il faisait presque nuit. Panigarola vit tout à coup quelqu’un qui s’asseyait près de lui. Ce quelqu’un, c’était l’abbé du couvent des Carmes, personnage considérable, jouissant d’une haute influence et considéré comme un saint non seulement par la communauté qu’il dirigeait, mais par la majorité des prêtres de Paris.

 

– Vous travaillez, mon frère ? demanda l’abbé… Restez assis… Ne vous levez pas.

 

– Monseigneur, dit Panigarola en cédant au geste bienveillant de l’abbé, je travaillais en effet… je prépare un sermon…

 

– C’est tout ce que je voulais savoir… Continuez, continuez, mon digne frère… moi je vais prévenir les curés et leurs vicaires qu’ils aient à venir vous entendre demain à Saint-Germain-l’Auxerrois… en même temps, j’écris à Rome que les temps sont proches… Laissez-moi vous faire une recommandation, mon frère.

 

– Je l’accueillerai avec reconnaissance, monseigneur.

 

– Que votre sermon de demain soit clair ! Vous n’aurez pas vos auditeurs mondains ordinaires ; l’église sera remplie de prêtres ; or, vous connaissez le peu d’intelligence de nos curés ; il s’agit donc de leur remontrer nettement leur devoir et de les enflammer de ce même courage dont les Macchabées[10] ont jadis donné l’exemple au monde. En un mot, mon cher fils, permettez-moi de vous donner ce nom, songez que vous leur portez un mot d’ordre.

 

– Votre Révérence peut se rassurer, dit Panigarola. Je ferai de mon mieux.

 

– Si cela est vrai, dit l’abbé en se levant, de grandes choses s’accompliront. Car le désir d’un noble combat enflamme nos amis et nos prêtres. Mais l’élan a été brisé. Nul n’ose dire ce qu’il pense. Il suffirait d’un seul coup de trompette dans le camp pour que chacun coure aux armes… c’est vous qui allez le donner. Mon fils, recevez ma bénédiction…

 

Panigarola se courba sous le geste.

 

Quand il se redressa, il vit l’abbé qui s’en allait.

 

Alors, il se dirigea vers cette partie du couvent où se trouvaient logés un certain nombre d’employés laïques, et qui était séparée du monastère proprement dit par un mur percé d’une porte. Le moine franchit cette porte, traversa une cour, entra dans un bâtiment isolé et pénétra enfin dans une chambrette où dormait un enfant.

 

Panigarola n’alluma pas de flambeau.

 

Il se pencha sur le petit lit et, longuement, contempla l’enfant, comme s’il eût vu clair dans la nuit.

 

De sombres pensées l’agitèrent sans doute, car une sorte de râle, par moments, soulevait sa poitrine. Enfin, il se laissa tomber à genoux, le visage dans les deux mains, et des larmes brûlantes glissèrent à travers ses doigts.

 

Et qui se fût trouvé près de lui, l’eût entendu murmurer dans un sanglot :

 

– Ô mon fils !… Si, du moins, elle t’aimait !… Si tu pouvais me faire reconquérir ta mère !…

 

Le petit Jacques-Clément dormait son innocent sommeil ; un souffle régulier s’échappait de ses lèvres sur lesquelles se jouait un sourire.

 

* * * * *

 

Le lendemain soir, le révérend Panigarola prêcha dans Saint-Germain-l’Auxerrois.

 

L’archevêque de Paris assista à ce sermon. Les évêques Vigor et Sorbin de Sainte-Foi, prédicateur ordinaire du roi, le chanoine Villemur à la tête du chapitre de son église, les curés, doyens et vicaires de toutes les paroisses, près de trois mille prêtres emplissaient la vaste nef. Les portes étaient fermées. Une vingtaine de laïques furent seuls admis ; de ce nombre étaient le duc de Guise, le maréchal de Tavannes, le chancelier Birague, le duc de Nevers, le maréchal de Damville, le prévôt Charron, Curcé l’orfèvre, le libraire Kervier, le boucher Pezou, le poète Dorat.

 

En outre, un certain nombre de capitaines des milices bourgeoises, des centainiers et même quelques simples dizainiers se massèrent à l’intérieur, près des portes, et purent entendre le sermon.

 

Le discours du révérend fut entendu dans le plus grand silence.

 

Seulement, quand ce fut fini, un frémissement terrible parcourut cette assemblée, surtout parmi les curés.

 

Puis, tout ce monde s’écoula.

 

Alors une femme qui, cachée dans une des loges, avait tout vu, tout entendu, se leva à son tour et sortit. À la porte, elle retrouva quelques gentilshommes qui escortèrent sa litière jusqu’à l’hôtel de la reine.

 

En effet, c’était Catherine.

 

Et Catherine, au moment où le sermon se finissait, s’était penchée ; son regard, chargé d’une haine avide, s’était appesanti sur le duc de Guise, et elle avait murmuré :

 

– Messieurs de Lorraine, exterminez-moi les huguenots !… Ce sera bien étonnant si dans la bagarre quelques bonnes arquebuses huguenotes ou autres, ne me débarrassent de vous en même temps ! Le royaume purifié des huguenots par les Guises et des Guises par les huguenots… voilà le plus beau trait de ma vie ! Quant au roi, ajouta-t-elle, avec un sourire, il n’est pas besoin de le tuer : il meurt. Ô mon Henri, tu régneras sans conteste sous l’égide de ta bonne mère !…

 

Dès le lendemain de cette mémorable soirée, de furieuses prédications éclatèrent à la fois dans toutes les églises de Paris.

 

Et à la suite de chacun de ces prêches, le peuple se répandait dans les rues avec des menaces et des imprécations contre les réformés.

 

Les huguenots conçurent bien quelque inquiétude de ce retour offensif de haines qu’ils croyaient éteintes. Mais, comme tous les jours le roi les invitait à son jeu de paume, comme il paraissait ne plus pouvoir se passer de Coligny, comme il s’entourait toujours des huguenots pour aller à la chasse, les inquiétudes finirent par s’atténuer.

 

D’ailleurs, tous les esprits étaient préoccupés de la prochaine célébration du mariage d’Henri de Béarn et de Marguerite.

 

Seuls, quelques esprits chagrins voulaient voir une mystérieuse coïncidence entre la mort foudroyante de Jeanne d’Albret et ces sentiments d’hostilité qui se déchaînaient dans le peuple de Paris.

X

OÙ TOUT LE MONDE SE TROUVE HEUREUX



Le moment est venu où, semblable au voyageur qui monte une côte fort rude et très hérissée d’aspérités, nous devons prier le lecteur de souffler un instant avec nous et d’examiner de haut l’ensemble de la position. Nous pourrions encore nous comparer à un joueur d’échecs qui, sur le point de mettre en mouvement les cavaliers ou les dames qui feront réussir ou échouer sa combinaison, inspecte la situation de chacun de ses personnages. Avec cette différence, toutefois, que les personnages du joueur d’échecs n’ont manœuvré que sur sa volonté expresse, tandis que, simple narrateur, nous avons dû nous contenter de noter les manœuvres des nôtres. Ici, c’est la fatalité, fabricatrice d’histoire, logique en ses écarts mêmes tout autant que le joueur attentif, c’est la fatalité, disons-nous, qui a tout conduit. Et nous employons ce mot à défaut d’autre. Il exprime pour nous l’ensemble des volontés humaines qui, se heurtant, s’amalgamant, se brisant, se renouant, s’enlaçant les unes dans les autres, finissent par former l’événement visible que signale l’histoire… Il n’en est pas moins vrai que nos personnages, en dehors de notre volonté de narrateur, se sont placés et ont fini par se combiner dans la situation à laquelle ils devaient logiquement aboutir.

 

C’est sur cette situation qu’il est indispensable de jeter un coup d’œil d’ensemble, situation, répétons-le, qui ne pouvait pas ne pas être, situation comparable à celle des diverses troupes en présence la veille d’une bataille, après de longues manœuvres.

 

Un dernier mot encore : nous le devons aux lecteurs qui nous ont fait l’honneur de nous suivre.

 

Ce récit se trouve étroitement mêlé à une catastrophe historique : nous avons usé de notre droit d’imaginer non pour inventer de toutes pièces, des personnages ou des faits, mais pour les reconstituer sur un mot, sur un incident, sur une attitude, comme on dit que Cuvier[11] reconstituait un animal disparu sur une simple vertèbre. Un exemple : si l’histoire nous apprend qu’Orthès, vicomte d’Aspremont, se promène le 24 août avec des dogues qu’il lâchait sur les huguenots en pleine rue, notre rôle est de reconstituer l’état d’esprit de ce personnage, l’aspect possible de la rue, la pensée probable de la foule – et nous avons un épisode dans ta narration duquel intervient activement notre volonté sans qu’il nous soit possible de blesser la vérité possible, qui est toujours la plus vraie.

 

Cela dit, retournons-nous du haut de notre montagne et examinons à vol d’oiseau la position.

 

À tout seigneur, tout honneur : Catherine de Médicis est la véritable protagoniste de ce drame. La reine, par une lente manœuvre, se trouve à la veille d’un double événement qui doit, d’après elle, se présenter dans le même instant. En effet, l’extermination des huguenots ne doit-elle pas être, du même coup, la mort de son fils Déodat. Donné à Dieu ! Si le malheureux jeune homme a jadis échappé à cette affreuse offrande, il est temps que la destinée de son nom s’accomplisse et qu’il soit pour toujours, cette fois, donné à Dieu !

 

Ce massacre des huguenots qu’elle prépare maintenant, Catherine l’a-t-elle rêvé dès longtemps ?… Nous avons vu au contraire, qu’elle était au fond, sceptique sur la question religieuse, et qu’elle eût, en somme, consenti volontiers à « entendre la messe en français ». Mais une terrible rivalité s’était élevée entre elle et Jeanne d’Albret. Jusqu’à la mort de l’infortunée reine de Navarre, Catherine pensa fermement que Jeanne convoitait le trône de France. Elle se servit des haines religieuses plutôt qu’elle ne les suscita. Elle ne rêva guère dans le début que de se débarrasser de la guerrière du Béarn. Puis, lorsque les huguenots furent à Paris, lorsqu’elle les tint en son pouvoir, elle dut fatalement se demander si le moment n’était pas venu d’une destruction générale.

 

Cette extermination se préparait, sans qu’elle fût encore positivement résolue.

 

Catherine redoutait les huguenots qui étaient capables de soutenir les prétentions qu’elle supposait à Henri de Béarn.

 

Elle redoutait les Guise, qu’elle supposait aussi férus d’un amour sans borne pour la puissance royale.

 

Elle redoutait le comte de Marillac, enfant d’une faute qui, si elle était découverte, ferait d’elle la risée de la cour.

 

Enfin, en correspondance permanente avec Rome, elle subissait, peut-être sans s’en rendre compte, la pression effroyable du saint-office inquisitorial.

 

Faire massacrer les huguenots par les Guise, et les Guise par les huguenots, assurer la disparition du comte son fils, et se ménager à jamais dans Rome le plus puissant des appuis, telle dut être sa pensée conductrice.

 

Le résultat de la victoire était de placer le duc d’Anjou sur le trône, dès la mort, escomptée, de Charles IX.

 

Et de gouverner en souveraine maîtresse sous le nom de son fils préféré.

 

Toute cette laborieuse combinaison était sur le point d’aboutir : par Alice et Panigarola, elle tenait Marillac ; Charles IX, épouvanté et tremblant, persuadé que les huguenots conspiraient sa mort, devenait un instrument docile ; les Guise étaient prêts à se ruer dans Paris, le fer et la torche à la main.

 

Catherine était donc plus paisible, plus heureuse que nous ne l’avons jamais vue.

 

Ses impatiences ont cessé : elle attend tranquillement que sonne l’heure épouvantable.

 

Si nous passons de la reine au comte de Marillac, de la mère au fils, nous voyons que Déodat vient de recevoir le double coup d’un bonheur imprévu.

 

Le pauvre jeune homme s’imagine avoir enfin touché le cœur de sa mère, et Catherine l’amuse par la fantasmagorie de sa maternité à demi avouée.

 

De plus, le comte a retrouvé toute sa sérénité d’amour pour Alice.

 

Les soupçons vagues imprécis qu’il a pu concevoir, se sont évanouis sous le souffle de Catherine. Il n’a pas cessé un moment d’adorer Alice de Lux ; mais maintenant, il est sûr d’elle.

 

L’époque de son mariage approche.

 

Que fera-t-il après ce mariage ? Demeurera-t-il à la cour de France, comme son cœur l’y invite ? S’en ira-t-il à l’étranger comme sa fiancée l’y incite ? Il ne sait pas encore…

 

Tout ce qu’il sait, c’est qu’Alice est pure, c’est qu’Alice l’aime, et devant un tel bonheur, le reste ne compte pas.

 

Un grand chagrin, pourtant, a traversé cette félicité :

 

Jeanne d’Albret est morte !…

 

C’est-à-dire tout ce que le comte a vénéré jusque-là ! tout ce qui lui apparaissait comme la bonté souveraine, la raison de vivre en oubliant le malheur initial de sa vie !

 

Mais ce chagrin lui-même s’efface lorsque Déodat songe qu’il a retrouvé une mère et une fiancée…

 

Encore un qui est heureux !…

 

Quant à Alice de Lux, la mort de Jeanne d’Albret lui a ôté le plus cruel de ses soucis. Seule, la reine de Navarre eût eu intérêt à la séparer du comte. Seule, elle pouvait et devait la dénoncer… La reine morte, Alice a respiré.

 

Catherine de Médicis lui a promis la suprême récompense de ses services.

 

Elle épousera le comte de Marillac !…

 

Encore une qui se persuade qu’après tant d’orages, elle est enfin arrivée au port d’un bonheur si durement conquis !…

 

Charles IX attend sans impatience le grand événement que lui a promis sa mère. Il ne sait pas au juste ce qui doit se passer. Mais il sait que l’événement doit consolider son trône. Il sait qu’il n’y aura plus de tracas, plus d’ennuis, plus de guerres ; il pourra courir les bois, chasser le cerf et le sanglier, sans se demander à chaque instant si l’un des chasseurs qui l’accompagnent ne va pas le tuer : il pourra étudier de nouveaux airs sur le cor : enfin, vivre à sa guise.

 

Dès lors, pense-t-il, les crises effrayantes qui, à la moindre émotion, le jettent dans des délires tantôt furieux, tantôt désespérés, ces crises ne se renouvelleront plus. Il régnera sans conteste, c’est-à-dire qu’il emploiera aux commodités de sa vie tout ce qu’un peuple entier peut produire de richesse, de génie, de science et d’art. Entouré de poètes parce qu’il aime les jolis vers, de ciseleurs et d’orfèvres parce qu’il aime les belles ferronneries, de chasseurs parce qu’il aime les courses au grand air, il se délassera de ses travaux de ferronnier en courant le cerf, de la chasse en écrivant des poésies, de la littérature en soufflant du cor, et ce sera le parfait bonheur : plus de huguenots, ni de catholiques, plus de gens d’armes, plus de menaces, plus de sang.

 

Il pourra librement, tout seul, vêtu en bourgeois, parcourir sa bonne ville, s’arrêter parfois dans quelque guinguette, et finir toutes ses excursions chez Marie Touchet qu’il aime sans passion, mais avec une tendresse profonde. Voilà ce que rêve cet enfant de vingt ans : pour le reste, il a ses conseillers, ses parlements, ses chanceliers et ses ministres qui s’occuperont de l’administration de son royaume.

 

Voilà ce que lui a promis Catherine, et c’est cela qu’il attend, sans trop y croire, car ce serait trop beau, songe-t-il. Mais enfin… sa mère est si énergique dans ses promesses qu’il faut bien qu’il y ait quelque grand événement en préparation… Le roi Charles IX attend… il attend le bonheur.

 

Et justement, dans cette période, il est tout souriant. Il sourit aux catholiques, aux huguenots, à sa mère, à son frère d’Anjou qu’il déteste, à Henri de Béarn qu’il redoute, à Coligny qui le veut assassiner, d’après ce que Catherine lui a assuré. Charles est déjà tout heureux. Son sourire est sincère.

 

Il a bonne mine, c’est-à-dire qu’au lieu d’être livide comme à son ordinaire, il est simplement pâle.

 

Il semble même qu’il y ait une sorte de fierté dans ses yeux, une fierté qui étonne ses courtisans, inquiète Guise, et fait rêver Catherine. Chacun, dans le Louvre, se demande pourquoi le petit Charles est si fier, pourquoi ce malheureux se dilate, pourquoi il redresse sa pauvre moustache d’un air conquérant, et chacun se met l’esprit à la torture pour deviner quelle secrète pensée anime le roi.

 

Simplement, il s’est passé une chose que toute la cour ignore :

 

Marie Touchet a accouché d’un beau garçon bien râblé, solide, criard, plein de vie : Charles IX est père !… Un nouveau petit Valois est au monde ; et le roi songe quel titre il pourra bien lui conférer[12].

 

Marie Touchet qui aime le roi, qui s’effraye des grandeurs, qui rêve d’une existence douce et tendre où son Charles ne serait pas roi, mais un bon bourgeois heureux d’aimer et d’être aimé, Marie Touchet a supplié son royal amant de ne pas faire le malheur de l’enfant en le marquant pour ainsi dire d’un titre qui, plus tard, lui rappellerait sa naissance et lui donnerait de funestes ambitions… mais le roi a souri : il veut que l’enfant de son amour s’approche le plus près possible du trône !

 

Il veut s’occuper de ce fils… et pour cela, il faut que l’ère paisible prédite par sa mère se réalise enfin.

 

Jetons aussi un coup d’œil dans le logis de Marie Touchet.

 

Marie Touchet, c’est la fille du peuple, avec toutes ses exquises délicatesses. C’est, dans la sombre tragédie qui se déroule en cette année 1572 à jamais maudite, c’est la figure de lumière et de douceur qui laisse au poète, au rêveur, au philosophe le droit de penser que l’humanité de cette époque ne fut pas une exception d’épouvante et d’horreur, puisqu’il s’y trouve de tels anges parmi de tels démons.

 

Si nous pénétrons chez elle, nous la trouvons penchée sur le berceau de son fils ; car depuis quelques jours, elle est relevée de ses couches, et désormais elle ne vit plus que pour cet enfant.

 

Quel calme dans ce logis ! quelle propreté !… Quelle modestie aussi !… modestie charmante qui ne va pas sans coquetterie. Dans la chambre à coucher aux meubles de noyer ciré, toute claire, voici le berceau où dort le duc d’Angoulême. Au-dessus du berceau, un beau portrait de Charles IX en bourgeois. Le roi sourit dans son cadre. Et Marie lui sourit lorsque parfois son regard se lève de l’enfant jusqu’au père.

 

Puis voici que le petit Valois se réveille et crie : la mère dégrafe son corsage et, prenant l’enfant dans ses bras avec un geste tout frémissant, lui présente le sein blanc et rose, le sein gonflé, puissant, … mamelle populaire. Et le petit Valois, le fils du roi, gloutonnement, saisit de ses lèvres, de ses deux mains, le sein de la belle fille du peuple.

 

Nous ne voyons là aucun symbole… les choses sont ainsi, tout simplement.

 

Passons maintenant à des personnages plus actifs.

 

Panigarola, dans son couvent, médite la destruction des huguenots et la mort de son rival Marillac. Étrange physionomie que celle de ce moine incroyant poussé à la haine par l’amour, devenu à son insu le redoutable instrument que manie la sainte Inquisition !

 

Éloquent d’une sauvage éloquence, décuplée par la passion qui se déchaîne en lui, il déverse du haut de la chaire des flots de haine.

 

Et lui, dans ses clameurs vengeresses, ne songe qu’à Marillac… L’heure approche où le rival succombera, où Alice, enfin, lui appartiendra, purifiée, régénérée dans le sang d’une vaste hécatombe, et songeant à ces choses, il est heureux…

 

Le duc de Guise s’apprête pour la suprême conquête. Son plan est d’une effrayante simplicité : le roi paraît résister au mouvement de foi apostolique et romaine qui veut sauver l’Église en exterminant la réformation. Or, ce mouvement doit aboutir à quelque bataille géante dans les rues de Paris.

 

Alors, lui, Guise, accusera formellement Charles IX de connivence avec les huguenots ; il se fera nommer capitaine général de l’armée catholique, et lorsque le massacre sera commencé, lorsque Paris brûlera, lorsque les ruisseaux des rues seront transformés en fleuves de sang, lorsque le peuple sera déchaîné, il marchera sur le Louvre ; le roi impopulaire, le roi des huguenots sera déposé ; Tavannes, le maréchal, est avec lui ; Damville lui garantit trois mille cavaliers qui sont en route, quatre mille arquebuses ; Guitalens, gouverneur de la Bastille, prépare son oubliette la plus sûre pour y enfermer Charles IX… et lorsque le roi voudra se défendre, lorsqu’il appellera ses gardes, c’est Cosseins, son propre capitaine, qui l’arrêtera !…

 

Alors Guise arrêtera le carnage : il aura ainsi du même coup l’amour des catholiques qu’il aura déchaînés, et des huguenots qu’il aura sauvés.

 

Et comme la France ne peut pas vivre sans roi, comme son oncle, le cardinal de Lorraine, a établi nettement la généalogie qui le fait descendre de Charlemagne, Henri de Guise sera roi !…

 

Tout est prêt. Il n’y a qu’à attendre le moment propice !…

 

Le maréchal de Damville, lui aussi, prépare son coup.

 

Du fond de son gouvernement, il fait venir des troupes nombreuses : près de sept mille hommes qu’il a offerts à Guise pour l’aider à déposer Charles IX. Et, par un miracle de ruse, c’est à la prière même du roi que ces troupes se sont mises en route.

 

Damville a, en effet, sollicité et obtenu un commandement dans l’armée que Coligny doit conduire aux Pays-Bas contre l’Espagne représentée par le duc d’Albe. Et le roi, d’abord sincère, le roi dont Catherine a bouleversé les idées, le roi qui veut maintenant la mort de Coligny, cherche à faire croire à l’amiral que l’expédition aura lieu. Damville assistera donc au massacre des huguenots dans Paris, et prêtera toute son aide à Henri de Guise.

 

Si Guise est tué, Damville cherchera audacieusement à se substituer à lui, et ce rêve le hante d’arriver tout sanglant dans le Louvre, d’arracher la couronne à Charles et de la poser sur sa tête !…

 

Si au contraire Guise réussit, Damville se contentera d’être le plus haut personnage du royaume après le roi. Il aura quelque chose comme une vice-royauté de tous les pays d’au-delà la Loire. Il sera connétable et lieutenant général de toutes les troupes. Deux millions de livres lui sont d’abord assurées.

 

Mais ce que veut surtout Damville, c’est l’écrasement de son frère.

 

La vieille haine qui date du jour lointain où Jeanne de Piennes le repoussa, cette haine a gangrené son âme. Elle est devenue un hideux ulcère inguérissable… Damville donnerait jusqu’à cette royauté qu’il rêve dans le secret de ses pensées, pour faire souffrir son frère. L’occasion va enfin se présenter : Damville s’est réservé l’attaque de l’hôtel de Montmorency… c’est lui qui veut prendre le vieil hôtel où le connétable son père a vécu ! Et le réduire en cendres ! Il prendra François et le tuera de ses mains… Puis il emportera Jeanne de Piennes dans sa vice-royauté !

 

Comment ! Montmorency est donc compris dans les massacres ? Pourtant il n’est pas huguenot !… C’est vrai, mais il est suspect.

 

Le parti modéré qui veut l’apaisement le considère comme son chef naturel. Et puis d’ailleurs, est-il vraiment besoin d’être huguenot pour être condamné ? Toute maison où il y aura quelque chose à prendre ne sera-t-elle pas bonne à brûler ?…

 

L’histoire nous dit que Montmorency fut compris dans le carnage parce qu’il était le chef naturel des Politiques ; mais l’histoire est une vieille bavarde superficielle. Nous disons, nous, que Montmorency fut condamné parce qu’on avait une haine à assouvir contre lui… Damville, donc, en cette période où nous essayons d’indiquer la position générale de la mise en scène historique, attendait donc avec la certitude que sa haine et son amour, avant peu, recevraient du même coup leur satisfaction. Cependant, il ne néglige aucune précaution. Par Gillot qui a réussi à s’introduire dans l’hôtel Montmorency, il sait tout ce que fait et dit son frère, et il prend ses mesures en conséquence.

 

Car Gillot espionne activement… Seulement, il y a une chose, une seule, dont il n’a pu informer son oncle Gilles, pour la raison qu’il l’ignore. Et cette chose, qui peut-être bouleverserait de fond en comble les plans de Damville, c’est que la malheureuse Jeanne de Piennes est folle…

 

Pénétrons maintenant dans l’hôtel de Montmorency. Là se trouvent cinq personnages qui nous intéressent et qui – nous osons du moins l’espérer – intéressent également le lecteur.

 

D’abord, nos deux héros d’amour : le chevalier de Pardaillan et Loïse de Piennes de Montmorency.

 

Depuis qu’ils se sont dit leur amour, ils se parlent à peine. Et qu’est-il besoin de paroles ? Il n’est pas une pensée du chevalier qui n’aille à Loïse : il n’est pas un battement du cœur de Loïse qui ne soit pour le chevalier. Ils le savent. Leurs attitudes, l’accent de leur voix lorsqu’ils se disent les choses les plus insignifiantes, tout proclame leur amour. Ni l’un ni l’autre ne semble croire à l’effroyable orage qui s’amasse sur leurs têtes. Pour Loïse, c’est bien simple : elle mourrait en ce moment sans s’apercevoir qu’elle meurt, pourvu que lui fût près d’elle ! Et quel danger est possible quand le chevalier est là ? Elle n’a pas confiance : elle est la confiance même.

 

Quant au chevalier, sûr de l’amour de Loïse, il croit n’avoir plus rien à redouter de la fortune adverse. Pourtant, il ne se croit pas certain d’être uni un jour à Loïse. Le maréchal de Montmorency a déclaré que sa fille est destinée au comte de Margency. Le chevalier de Pardaillan ne connaît pas ce comte, mais il fera tout au monde pour le rencontrer, et, l’épée à la main, lui disputera sa fiancée. Il la disputera au maréchal s’il le faut !

 

En attendant, il vit dans une sorte d’engourdissement du cœur, tandis que son esprit alerte demeure actif. Quand il y songe, il trouve tout naturel que Loïse l’aime ; les choses devaient s’arranger ainsi… à d’autres moments, au contraire, il éprouve de cet amour un prodigieux étonnement… Il est comme un homme qui, d’une chambre obscure, entrerait tout à coup dans une salle de spectacle pleine de bruit, de lumières, de parfums, et qui, pendant quelques instants, demeure ébloui. Ainsi, dans le cœur du chevalier, il y a des lumières, des parfums et des musiques ; seulement l’éblouissement dure des jours au lieu de secondes.

 

Cela ne l’empêche pas de rechercher activement deux choses. La première, c’est le moyen de sauver définitivement Loïse, c’est-à-dire de sortir de Paris ; la deuxième, c’est de savoir qui est le comte de Margency que le maréchal a choisi pour fiancé à Loïse.

 

Pendant ce temps, le vieux Pardaillan demeure à l’affût. Il fait manœuvrer son Gillot et échafaude un plan que nous ne tarderons pas à voir se développer sous nos yeux. Le vieux renard est inquiet. Il flaire, il ne sait trop quel immense danger. Au fond, il a confiance, et son esprit de ruse devient de l’esprit d’audacieuse entreprise ; nous allons le voir à l’œuvre.

 

La pauvre Jeanne est folle. Que dire de plus ? C’est peut-être la plus heureuse. Sa douce et tendre folie l’a ramenée aux beaux jours de sa première jeunesse. Elle se croit à Margency. Par un phénomène assez rare, sa santé physique est entièrement rétablie ; les étouffements ont disparu : le cœur bat normalement ; elle caresse un rêve inépuisable…

 

Le maréchal de Montmorency, tenu à l’écart par les chefs huguenots parce qu’il a refusé de s’associer à l’entreprise d’Henri de Béarn, alors que la paix n’était pas déclarée, est d’autre part, haï de la Cour, parce qu’on l’accuse de bienveillance pour les huguenots : les partis politiques ne comprennent pas l’indépendance chez un homme influent. Il faut que cette influence soit mise au service de l’un ou de l’autre. L’homme qui ne veut écraser personne, qui conçoit le droit à la vie pour tous est un être dangereux : ne vouloir être ni le loup ni l’agneau, c’est une conception bizarre qui étonne et paraît menaçante.

 

Mais François de Montmorency ne cherche pas l’estime et l’admiration de ces concitoyens, pour la raison bien simple qu’il ne les estime ni ne les admire. Il a vu trop d’ambitions déchaînées autour du trône ; il a vu trop de pensées criminelles, trop d’hypocrisies, trop de férocité : il ne rêve plus que la retraite au fond de son manoir… C’est un homme brisé par les douleurs qu’il a subies et qui s’imagine avoir trouvé un bonheur relatif dans cette retraite parmi les siens.

 

Voilà donc, d’une façon générale, la position de tous nos personnages principaux.

 

Il plane sur cette situation un calme d’orage.

 

C’est ainsi que dans les minutes tragiques qui précèdent la tempête, les arbres de la forêt demeurent immobiles ; pas un souffle ne traverse l’espace ; l’Océan semble s’aplatir dans une torpeur qui peut ressembler à du repos ; le ciel, sans être pur, n’offre rien de menaçant, et les buées grises dont il se couvre paraissent devoir se dissiper bientôt sous l’effort d’un soleil qu’on aperçoit livide et sans rayons.

 

Tout à coup ce ciel devient noir ; une rafale énorme balaye les airs, la tempête bat les horizons, saute, bondit, mugit ; les arbres hurlent d’effroi ; l’Océan se cabre d’épouvante…

XI

ENTREVUE DE DAMVILLE ET DE PARDAILLAN


Nous transporterons maintenant nos lecteurs à l’hôtel de Montmorency, par une chaude soirée des premiers jours d’août. Dans la chambre qu’il occupait à l’hôtel, le vieux Pardaillan achevait de s’habiller en guerre, en sifflotant une fanfare de chasse.

 

C’est-à-dire qu’il endossait la casaque de cuir et ceignait sa longue rapière, non sans s’être assuré que la pointe n’en était pas émoussée. En outre, il se munissait d’une courte dague, présent de Montmorency, portant la marque des fabriques de Milan.

 

– Par Pilate, grogna-t-il, j’étouffe dans cette cuirasse ; mais j’espère que sous peu, je pourrai m’en débarrasser.

 

Il était à ce moment neuf heures du soir et le lourd crépuscule d’été commençait à voiler Paris.

 

Lorsqu’il fut prêt, le vieux routier se jeta dans un fauteuil, les jambes croisées, la rapière en travers des genoux, et se mit à réfléchir.

 

– Dois-je prévenir le chevalier ? Non, par la mordieu ! Il voudrait me suivre, car il n’en fait qu’à sa tête. Or, je veux être seul à traiter cette petite affaire. En effet, de deux choses l’une : ou mon ancien maître se trouvera seul, comme me l’a affirmé cet animal de Gillot, et alors, je n’ai pas besoin d’aide. Ou je tombe dans un traquenard, et il est inutile que le chevalier soit tué en même temps que moi… Oui, mais si je suis tué !… Hum ! Je voudrais bien voir mon fils avant. Et puis, au fait, à quoi bon ?

 

Pardaillan continua sa rêverie jusqu’au moment où il entendit sonner dix heures.

 

Alors, il descendit sans bruit, se fit reconnaître du Suisse et sortit de l’hôtel en prévenant le digne gardien qu’il rentrerait peut-être fort tard dans la nuit, parce qu’il était attendu de sa maîtresse qu’il n’avait pas vue depuis longtemps, et qu’en conséquence ladite maîtresse le retiendrait sans doute jusqu’à une heure avancée ; que s’il ne rentrait pas du tout, ni la nuit, ni le lendemain, c’est que, sans aucun doute, il aurait entrepris un voyage.

 

Le Suisse demeura tout mélancolique des suites de cette confidence.

 

– Je n’aurais jamais cru qu’un homme pareil eût une maîtresse ! songea-t-il. Fiez-vous aux apparences !

 

Cependant, Pardaillan s’était éloigné. Il descendit sans hâte jusqu’à la Seine et, comme le passeur était couché, s’en alla traverser le fleuve au Grand Pont, qui porte aujourd’hui le nom de Pont au Change parce que des boutiques de changeurs étaient établies sur ce pont.

 

Pardaillan, tout flânant et sans se hâter, se dirigea vers le Temple, et il était à peu près onze heures lorsqu’il atteignit l’hôtel de Mesmes.

 

Sur sa façade, l’hôtel paraissait endormi.

 

Aucune lumière ne filtrait à travers les vitraux de ses fenêtres.

 

Pardaillan fit le tour de l’hôtel. Sur les derrières, on l’a vu, se trouvait un jardin clôturé d’un mur, ce qui était un signe de noblesse ou de richesse ; car les nombreux jardins qui étaient alors dans Paris n’étaient clôturés que de haies vives.

 

Le vieux routier escalada le mur avec cette agilité qui était telle encore qu’elle excitait l’admiration de son fils.

 

Parvenu à la porte de l’office qui donnait sur le jardin, il commença à manœuvrer pour forcer les verrous au moyen de sa dague. Ce travail qu’il accomplit sans bruit lui demanda une heure, en sorte qu’il était minuit lorsque Pardaillan, à sa grande satisfaction, vit la porte s’ouvrir.

 

L’instant d’après, il était dans l’intérieur de l’hôtel. Pendant le séjour qu’il y avait fait, Pardaillan avait assez étudié la localité, selon son expression, pour être sûr de s’y conduire les yeux fermés. Il traversa donc le vestibule de l’office, enfila le couloir où se trouvait la fameuse entrée des caves et sourit en se rappelant la grande bataille qu’il avait soutenue là.

 

Parvenu à la partie antérieure de l’hôtel, il commença à monter un large escalier et arriva au premier étage ; puis, ayant longé un corridor, il s’arrêta devant une porte : c’est là que commençait l’appartement particulier du duc de Damville.

 

« Y est-il ?… N’y est-il pas ?… S’il y est, est-il seul ?… »

 

Le vieux routier se posa ces questions. Ce n’est pas qu’il fût ému. Pas un pli de son visage ne frémissait. Mais enfin, il ne se dissimulait pas que sa vie tenait sans doute à un fil.

 

– Bon ! finit-il par murmurer, je vais bien voir.

 

Et il allongea la main pour voir si la porte était fermée.

 

Au même instant, cette porte s’ouvrit d’elle-même, et le maréchal de Damville parut, un flambeau dans une main.

 

– Tiens ! fit le maréchal d’une voix tranquille, c’est ce cher monsieur de Pardaillan ! Vous me cherchez, je crois ? Donnez-vous donc la peine d’entrer… moi aussi, je voulais justement vous voir et vous parler…

 

Pardaillan demeura une seconde atterré. Si difficile à émouvoir que soit un homme, il n’est pas sans éprouver quelque violente secousse lorsqu’il est soudain surpris par un ennemi mortel au moment même où il croyait surprendre cet ennemi.

 

Cependant, par un énergique effort de volonté, le vieux routier se remit promptement, jeta un rapide regard dans l’intérieur de la pièce pour s’assurer que le maréchal était seul et, saluant de bonne grâce, il répondit :

 

– Ma foi, monseigneur, j’accepte votre invitation, car j’ai des choses urgentes à vous dire.

 

– Si j’avais su que vous me cherchiez, reprit Damville, je vous eusse évité la peine de crocheter mes portes. Je regrette que vous vous soyez donné tant de mal.

 

– Vous êtes mille fois trop bon, monseigneur : je vous assure que c’est sans aucune peine que j’ai défoncé vos serrures.

 

– Ah ! oui… l’habitude.

 

– Eh ! monseigneur, on crochète ce qu’on peut… les uns, des serrures, les autres des cœurs humains…

 

– Mais entrez donc, je vous en supplie. Laissez-moi exercer tous les devoirs de l’hospitalité.

 

Pardaillan n’hésita pas.

 

Il entra.

 

Le maréchal referma la porte.

 

Ils se trouvaient alors dans une vaste antichambre sur laquelle s’ouvraient deux portes ; l’une d’elles donnait sur une sorte de salon qui n’était pas la salle d’honneur de l’hôtel, mais une sorte de parloir intime réservé aux amis du maréchal. C’est dans ce salon que Damville fit entrer Pardaillan. Il posa son flambeau sur la cheminée et, désignant un fauteuil à son étrange visiteur, il s’assit lui-même.

 

– Ah çà, dit Pardaillan qui s’assit sans se faire prier, vous m’attendiez donc, monseigneur ?

 

– Monsieur de Pardaillan, je vous attendais sans vous attendre. On attend toujours un homme comme vous. Dans la situation que nous occupons l’un vis-à-vis de l’autre, je n’ai cessé de penser que vous auriez tôt ou tard le désir de me voir.

 

– Voyons, monseigneur, dites-moi que vous étiez prévenu de ma visite, dit Pardaillan qui songea à Gillot.

 

– C’est la vérité, répondit Damville.

 

– Puisque vous êtes en veine de franchise, ne pourriez-vous me dire qui vous a prévenu ?

 

– C’est facile, et je ne vois aucune raison de vous cacher ce détail. Un de mes officiers que vous connaissez bien, pour qui vous professez la plus vive amitié… ce brave Orthès.

 

– Monsieur le vicomte d’Aspremont !

 

– Lui-même. Si vous avez de l’amitié pour lui, il a pour vous une telle affection qu’il recherche toutes les occasions de vous apercevoir, ne fût-ce qu’un instant. Je crois qu’il a quelque chose d’intéressant à vous dire.

 

– Je l’écouterai volontiers, monseigneur. Il y a en effet une conversation engagée entre ce digne gentilhomme et moi, et il faudra bien que le dernier mot reste à l’un ou à l’autre. Mais daignez continuer, monseigneur, vous disiez donc…

 

– Je vous disais, mon cher monsieur, que votre excellent ami Orthès, dans l’espoir de vous serrer dans ses bras, ne cesse de rôder autour de l’hôtel de Montmorency.

 

– Ah ! songea Pardaillan, ce n’est donc pas Gillot !

 

– Ce soir donc, il vous a suivi, il vous a vu escalader le mur de mon enclos, et tandis que vous forciez l’office, il est entré par la grande porte et m’a prévenu de votre visite. J’étais sur le point de me coucher. Mais pour avoir le plaisir de vous voir, j’ai résolu de veiller. Bien m’en a pris, puisque vous voilà.

 

– Oui, me voilà, dit Pardaillan. Mais, monseigneur, puisque vous poussez la condescendance à ce point, vous me permettrez bien de vous poser une petite question, une seule ?

 

– Comment donc ! Dix questions, question ordinaire et question extraordinaire, vous avez droit à toutes les questions !

 

Cette fois, le vieux routier ne put s’empêcher de pâlir !

 

Est-ce qu’il allait être livré au bourreau ?

 

Est-ce qu’on allait lui appliquer la question, c’est-à-dire la torture !…

 

Pourtant, il fit bonne contenance et reprit :

 

– Je vous demanderai donc, monseigneur, si vous êtes seul, si je puis vous parler à cœur ouvert.

 

– Monsieur de Pardaillan, vous pouvez tout me dire, et décharger votre cœur. Quant à être seul, vous comprenez bien que ce serait vous faire injure. Il n’y aura jamais trop de braves officiers autour de moi pour faire honneur à un homme tel que vous. Et d’ailleurs, voyez !

 

À ces mots, le maréchal se leva. Trois portes s’ouvraient sur cette salle : l’une par laquelle Pardaillan était entré ; la deuxième qui donnait sur la chambre à coucher ; la troisième qui ouvrait sur un cabinet d’armes.

 

Damville ouvrit la première, et Pardaillan aperçut douze gardes sur deux rangs, armés de hallebardes.

 

Le vieux routier hocha la tête, et Damville referma. Puis, du même pas tranquille, il ouvrit la deuxième porte, et une quinzaine de gentilshommes apparurent à Pardaillan : ils avaient tous l’épée à la main.

 

– Bonsoir, messieurs ! dit le vieux routier en saluant.

 

Les gentilshommes demeurèrent immobiles et muets.

 

Cette deuxième vision disparut aussitôt, le maréchal ayant refermé la porte. Il alla alors ouvrir la troisième, et cette fois, ce furent six arquebusiers, prêts à faire feu, qui apparurent ; derrière eux, Orthès, prêt à donner le signal d’une décharge.

 

Cette troisième porte refermée, le maréchal revint prendre sa place.

 

« Je suis pris ! » se dit Pardaillan, qui ne put s’empêcher de frémir.

 

Mais peut-être qu’une idée soudaine traversa sa cervelle, car le maréchal, en s’asseyant, le vit sourire, et ce sourire décontenança Damville qui s’attendait à le voir pâle et tremblant.

 

– Causons maintenant, dit le maréchal en fronçant les sourcils. Mon cher monsieur, vous veniez pour m’assassiner.

 

– Non pas, monseigneur, je venais pour vous tuer, il est vrai, mais pour vous tuer en un combat loyal. Je comptais vous trouver seul. J’avais même prévu le cas où je vous eusse trouvé endormi. Alors, je vous eusse réveillé, je vous eusse prié de vous habiller, et je vous eusse dit ceci : « Monseigneur, vous gênez terriblement quelques braves gens qui ne demandent qu’à vivre heureux et tranquilles et que vous avez résolu d’occire. Vous avez fait assez de mal dans votre vie. Et c’est vous rendre un signalé service que de vous empêcher d’en faire encore. Voici votre, épée, voici la mienne. Défendez-vous bien, car j’ai la prétention de ne pas sortir d’ici sans vous avoir tué. » Voilà ce que je vous eusse dit, monseigneur. Et je suis prêt à vous le redire. Vous ouvrirez ces trois portes. Il y aura de nombreux témoins pour affirmer que monseigneur Henri de Montmorency, maréchal duc de Damville n’a pas été assassiné, mais bien tué légalement par la grâce de Dieu et de ma rapière.

 

Ce maréchal était une véritable bête féroce ; mais il avait le culte du courage.

 

L’attitude paisible et narquoise de Pardaillan, ce sourire qui hérissait sa moustache, sa tranquillité parfaite dans une aussi terrible conjoncture, firent donc sur lui une profonde impression, et il ne put s’empêcher de jeter un regard d’admiration sur l’homme qui, entouré d’épées, de hallebardes et d’arquebuses, osait lui tenir un pareil langage.

 

– Monsieur de Pardaillan, dit-il, vous n’avez pas prévu le cas où c’est moi qui vous eusse tué…

 

– C’était impossible, monseigneur. J’avais tous les avantages. Je ne vous dirai pas que votre cause est mauvaise et la mienne juste, car je suis en ce moment la preuve vivante que les bonnes causes ne triomphent pas toujours ; mais je vous dirai qu’au métier des armes, c’est le plus audacieux qui l’emporte, et je suis sûr d’être plus audacieux que vous.

 

– Soit : mais vous n’avez pas prévu le cas où je n’eusse pas voulu vous accorder l’honneur de me battre avec vous.

 

– Nous nous sommes expliqués là-dessus, à notre rencontre des Ponts-de-Cé, monseigneur ; je crois vous avoir prouvé que mon épée vaut la vôtre.

 

Le maréchal se leva, pensif, et fit quelques pas dans la salle, non sans surveiller du coin de l’œil les mains de son adversaire.

 

Mais Pardaillan, tranquillement assis, accoudé à son fauteuil, le regardait d’un air de bonhomie qui apparut au maréchal comme un excès d’intrépidité. Il s’accota à la haute cheminée et dit lentement :

 

– Monsieur de Pardaillan, j’ai toujours eu pour vous la plus haute estime, et je vous l’ai prouvé. Je vous le prouve encore en ce moment par ma modération. Si je faisais un signe vous tomberiez mort à l’instant. Arquebuses, hallebardes, épées, vous avez vu que tout cela n’attend qu’un signe. Je pourrais faire pis : je pourrais vous faire saisir, vous faire transporter à la Bastille qui, vous le savez, est commandée par un de mes amis, lequel, sur ma recommandation, vous tuerait aussi sûrement que pourraient le faire ces hallebardes et ces arquebuses, avec cette seule différence que vous mourriez sur un chevalet et que votre agonie pourrait durer plusieurs heures et même plusieurs jours… Si je faisais ce signe de mort, si je donnais l’ordre de vous livrer au tourmenteur, je serais dans mon droit. En effet, qui êtes-vous pour moi ? Un ennemi. Vous m’avez trahi à Margency autrefois ; aux Ponts-de-Cé, nous avions conclu un pacte ; je vous avais pardonné votre trahison, je vous ai admis dans ma maison ; vous étiez de mes amis ; vous m’avez encore trahi de la façon que vous savez. Par miracle, vous avez échappé à ma juste vengeance. Et depuis, vous êtes passé au camp ennemi. Je vous avais accablé de mes bienfaits ; vous ne connaissiez pas mon frère ; or, c’est mon frère que vous servez, et c’est moi que vous venez assassiner… Qu’avez-vous à dire à cela ?

 

– Que je ne vous ai pas trahi, monseigneur. Que décidé à me faire votre second loyal dans une entreprise grandiose, je ne voulais pas devenir votre complice dans une entreprise infâme. Capable d’entrer dans le Louvre et d’y arrêter le roi de mes mains, capable si vous me l’aviez ordonné de me saisir de la couronne et de vous l’apporter, capable de tenir tête en rase campagne à l’armée royale si vous m’aviez confié la poignée d’hommes dont vous disposez, je n’étais pas capable de me faire le bourreau d’une femme. Il fallait me demander ce que je pouvais vous donner, monseigneur ! Mon épée, mon sang, mon énergie : vous avez voulu faire de moi l’espion de mon fils et le geôlier de celle qu’il aime. Vous avez fait erreur… Vous le savez, du reste, que je ne vous ai pas trahi. Si j’avais voulu vous trahir et faire une fortune du coup, si j’avais voulu vous envoyer à Montfaucon et gagner dans cette ignominie vos propres richesses, je n’avais qu’à aller trouver le roi et lui dire que vous le voulez tuer pour couronner le duc de Guise. Mon silence sur cette affaire vous prouve, monseigneur, que vous vous êtes séparé par votre faute d’un homme capable de garder un important secret, ce qui est rare, croyez-moi.

 

Le maréchal avait affreusement pâli. Un tremblement convulsif agita ses mains. Et lui qui tenait le vieux routier en son pouvoir, ce fut d’une voix suppliante qu’il demanda :

 

– Ainsi, vous n’avez rien dit à personne de cette affaire ?

 

Pardaillan haussa les épaules avec un suprême dédain.

 

– Entendez-moi bien, reprit Damville. Sans me dénoncer, chose abominable et monstrueuse dont votre fierté ne saurait s’accommoder, vous auriez pu tout au moins… confier… à certaines personnes…

 

– Ah ! ah ! voilà donc le secret de ce qu’il appelle sa modération ! songea Pardaillan. Il veut savoir si je n’ai point parlé !

 

Et tout haut, il ajouta :

 

– À quelles personnes, monseigneur ?

 

– Mais… à des personnes qui, elles, n’auraient peut-être pas votre générosité !… À M. de Montmorency, par exemple !

 

Et Damville attendit la réponse avec une angoisse qui décomposait son visage.

 

– Et quand cela serait ! fit Pardaillan. Vous parliez de vos droits ! N’ai-je pas celui de vous traiter en ennemi ? N’ai-je pas le droit de donner cette arme à votre frère ? C’est plus qu’un droit. Comment ! vous séquestrez la fille du maréchal de Montmorency… et je ne parle pas de l’infortunée dame de Piennes ! Je ne parle pas des malheurs que vous avez déchaînés ! Je prends seulement les choses où elles en sont : vous faites fermer les portes de Paris au maréchal ; vous le tenez prisonnier, lui et les siens, et nous, par conséquent ! C’est donc que vous préparez le dernier coup qui doit nous écraser tous !… Je vous le déclare, monseigneur, je n’aurais pas le courage de me faire votre dénonciateur, j’ai du moins pensé que je devais tout dire au maréchal votre frère, afin qu’il puisse au moins se défendre…

 

– Vous avez fait cela ! gronda Damville avec un accent de rage et de désespoir.

 

Pardaillan eut encore un haussement d’épaules.

 

– Je voulais le faire : mais je ne l’ai pas fait. Ne me remerciez pas. J’enrage d’avoir gardé le silence : c’est mon fils qui m’a empêché de parler. Ce jeune fou a toujours eu d’étranges idées qui le perdront, et qui me perdront avec lui. Savez-vous ce qu’il m’a dit ?… « Plutôt que de révéler un secret confié à notre honneur, un secret dont je ne suis plus le maître, bien que je l’aie surpris à mon propre péril, puisque vous mon père vous en êtes le dépositaire, oui, plutôt que de descendre à ce degré d’infamie, je me tuerais à vos yeux ! Que Damville brûle Paris, s’il l’ose, pour s’emparer de nous ! S’il faut mourir, nous mourrons du moins sans que nul au monde, pas même un félon comme lui, puisse nous accuser de félonie !… » Voilà ce que m’a dit mon fils, et voilà pourquoi je me suis tu, monseigneur !

 

– Ainsi, fit Damville d’une voix rauque, Montmorency ne sait rien !

 

– Rien, monseigneur : ni lui ni personne !

 

Le maréchal poussa un profond soupir. Sa terreur avait été telle qu’il ne songeait même pas à relever ce terme de félon dont Pardaillan venait de le souffleter.

 

Il ne mettait pas en doute la sincérité de ce rude et loyal adversaire.

 

En quelques instants il eut repris tout son sang-froid. Et alors, la colère commença à bouillonner en lui. Il jeta un sombre regard sur le vieux routier qui, dans ce regard, put lire sa condamnation.

 

Il fit un pas comme pour se diriger vers celle des portes derrière laquelle se trouvaient Orthès et ses arquebuses.

 

Mais se ravisant soudain, il se retourna vers Pardaillan.

 

– Voyons, dit-il brusquement, si je vous offrais la paix ?

 

Pardaillan se leva, s’inclina et demanda :

 

– Vos conditions, monseigneur ?

 

– Simplement de ne pas me gêner dans ce que je vais entreprendre : vous et votre fils, vous sortirez de l’hôtel de Montmorency ; vous vous en irez de Paris, au diable si vous voulez. Je vous ferai remettre deux bons chevaux tout harnachés ; dans la sacoche de chacun des chevaux il y aura deux mille écus. Avec une pareille somme, avec votre esprit et votre bravoure, vous pourrez n’importe où entreprendre de faire fortune, et vous réussirez.

 

Pardaillan, la tête baissée, paraissait réfléchir profondément.

 

– Songez-y, reprit le maréchal. Vous m’avez désarmé par votre fidélité à garder un secret que bien d’autres eussent vendu. Je suis donc disposé à vous être aussi agréable que je le pourrai. Vos insultes, je les oublie. Vos petites trahisons, je les efface. À vous comme au chevalier, je veux le plus grand bien possible. Je respecte vos idées particulières jusqu’à ne pas vous proposer de rentrer à mon service. Je ne veux même pas me souvenir que vous vous êtes introduit dans cet hôtel pour me tuer. Je vous dis : Pardaillan, ne soyons ni amis, ni ennemis, soyons neutres.

 

Pardaillan soupira…

 

– Vous êtes mon prisonnier de guerre, poursuivit Damville. Si fort et si brave que vous soyez, vous ne pouvez lutter contre ces arquebuses, ces hallebardes et ces bonnes épées qui vous cernent ; il n’y a pas de fuite possible : vous êtes pris, mon cher. Eh bien, acceptez ce que je vous propose, et vous êtes libre.

 

– Et si j’acceptais, dit enfin le vieux Pardaillan, comment vous y prendriez-vous, monseigneur ? Car je vous sais défiant ; sur ma simple parole, vous ne m’ouvririez pas les portes de votre hôtel.

 

Un éclair de joie aussitôt éteint flamboya dans les yeux du maréchal, qui répondit :

 

– Je ne prendrai que les précautions indispensables ; vous allez écrire une lettre au chevalier, assez pressante pour qu’il vienne vous retrouver ici. Un de ces gentilshommes portera cette lettre. Lorsque le chevalier sera ici, lorsque vous m’aurez tous deux donné votre parole de ne pas revenir à Paris avant trois mois, je vous escorterai moi-même avec quelques amis jusqu’à telle porte de Paris que vous me désignerez, et je vous souhaiterai un bon voyage.

 

– Honneur dont je vous serai éternellement reconnaissant, monseigneur !

 

– Vous acceptez, n’est-ce pas ? fit Damville en frémissant.

 

– Certes, monseigneur ! Avec joie ! Avec gratitude ! Et tant que je vivrai, je ne me lasserai pas d’admirer votre générosité !

 

– Écrivez donc, alors ! gronda le maréchal qui se précipitant vers un meuble, en tira une écritoire et du papier.

 

Pardaillan ne bougea pas ; un nouveau soupir gonfla sa poitrine.

 

– Un mot, dit-il. J’accepte. Mais malheureusement, je ne puis accepter que pour moi seul.

 

– Écrivez toujours ! Je me charge de convaincre le chevalier ! rugit le maréchal, incapable de contenir son impatience haineuse.

 

– Attendez donc, monseigneur. Je connais mon fils. Vous n’avez pas idée de sa méfiance. Je n’ai jamais vu pareil mépris pour les promesses des rois, des princes et des maréchaux. Il se méfie de moi. Il se méfie de lui-même. Il se méfie de l’ombre qui suit ses pas. Il se méfie du vent qui passe. Il se méfie de tous les hommes, de toutes les femmes… j’en suis honteux pour lui. Oui, monseigneur, plus d’une fois j’ai rougi de le voir si méfiant, alors que j’ai, moi, un respect sans bornes et une foi immense dans les paroles d’un personnage tel que vous.

 

– Que signifie ? gronda le maréchal.

 

– Cela signifie, monseigneur, qu’en lisant ma lettre, mon fils se mettrait à rire et s’écrierait : « Comment ! mon digne père est prisonnier du maréchal de Damville et il veut que je l’aille rejoindre, sous prétexte qu’il a fait la paix avec monseigneur ! Allons donc ! Vous êtes fou, mon père ! Est-ce que vous ne savez pas que M. de Damville est un fourbe, un félon – c’est mon fils qui parle, monseigneur ! – un être pétri de ruse qui voudrait nous tenir tous les deux et nous occire ensemble ?… Mais sa ruse est par trop grossière. Je suis jeune et veux vivre. Quant à vous, mon père, qui avez assez vécu, mourez, mourez tout seul, puisque vous avez eu la sottise d’aller vous fourrer dans la gueule du loup !… » Voilà ce que dirait le chevalier en recevant ma lettre, il me semble l’entendre éclater de rire… Ah ! la méfiance, monseigneur, c’est un bien triste défaut…

 

Et Pardaillan ponctua ce discours d’un troisième soupir plus profond et plus contrit que les deux premiers.

 

– Ainsi, fit Damville, les dents serrées, vous n’écrivez pas ?…

 

– Cela ne servirait à rien, monseigneur. Et puis, tenez, admettons que par impossible, mon fils se décide à me rejoindre. Savez-vous ce qui arriverait ?

 

– Voyons !

 

– Le chevalier n’est pas seulement l’homme le plus méfiant de la terre, il est têtu, monseigneur, à tel point qu’il l’est presque autant que vous. Il s’est logé dans la tête d’arracher de vos griffes la dame de Piennes, sa fille et monseigneur votre frère. Rien ne l’en fera démordre. Moi, vous comprenez, j’accepte avec reconnaissance votre honorable proposition. Mais lui… Ah ! j’en frémis. Il me semble entendre sa voix qui égratigne, qui mord sans avoir l’air de le faire exprès. Et savez-vous ce qu’il me dirait ?…

 

– Voyons ! répéta le maréchal qui devenait livide.

 

Pardaillan se campa devant Damville, la main à la garde de sa rapière, le buste droit.

 

– Il nous dirait ceci, monseigneur : « Ainsi, donc, mon père, et vous, monsieur le duc, vous osez me proposer cette vilenie ! Fi donc, messieurs ! Pour quatre mille écus et deux chevaux tout harnachés, vous me voulez déshonorer ! Eussiez-vous mille chevaux tout harnachés d’or, eussiez-vous à m’offrir quatre mille sacs contenant chacun quatre mille écus, que l’insulte n’en serait que plus forte. Quoi ! Il y a donc deux hommes au monde qui ont pu croire que le chevalier de Pardaillan pouvait vendre l’épée qu’il tient de son père et, abandonnant deux malheureuses femmes qu’il a juré de sauver, se mettre soi-même au rang des lâches et des félons ! Ah ! mon père, je ne me relèverai pas de l’offense que vous me faites. Revenez à une plus haute et plus digne estime de ce que vous devez à vous-même et laissez la honte de ces propositions à M. le duc de Damville qui, lui, a l’habitude de la félonie et de la trahison. »

 

Le vieux routier, plus droit que jamais, étendit le doigt vers le maréchal jusqu’à le toucher presque.

 

– Misérable ! rugit Damville.

 

– Un dernier mot, monseigneur ! Un seul ! Outre les défauts que je viens de vous signaler, le chevalier a encore celui de m’aimer tel que je suis, au point de m’aimer même plus que son honneur. Il me sait ici ! S’il ne me revoit pas au petit jour, il est capable d’aller raconter au roi que vous le trahissez pour Guise… oui, dans son désespoir, il est capable de cela ! Quitte à se tuer ensuite pour se punir d’avoir fait acte de dénonciateur !

 

Le maréchal qui déjà s’élançait, s’arrêta comme frappé de la foudre, blême, écumant, terrible. Pardaillan sourit dans sa moustache et murmura :

 

– Pare celle-là, si tu peux !…

 

Mais dans l’esprit du maréchal, affolé par les paroles du vieux routier comme le taureau peut l’être par les banderilles, la fureur et la haine l’emportèrent sur l’épouvante.

 

– Eh bien, soit ! hurla-t-il. J’en courrai le risque ! À moi ! À moi, tous !…

 

Pardaillan, d’un geste foudroyant, tira sa dague et bondit sur le maréchal.

 

– C’est donc toi qui mourras le premier ! rugit-il.

 

Mais Damville avait vu venir le coup. Au moment où le poignard s’abattait sur lui, il se laissa tomber à plat sur le tapis. Pardaillan, emporté par l’élan, trébucha ; au même instant la pièce se remplissait de monde, se hérissait de hallebardes et d’épées.

 

Hagard, le vieux routier voulut alors tirer sa rapière pour mourir au moins en se défendant : vaine tentative ! saisi de tous les côtés à la fois, maintenu par vingt bras, il fut en un instant bâillonné, désarmé, ligoté.

 

Alors, il ferma les yeux et se raidit dans une immobilité farouche.

 

– Monseigneur, dit Orthès, où faut-il pendre ce truand ?

 

– Le pendre ! fit Damville d’une voix qui tremblait encore de rage. Y pensez-vous ? Ce truand possède des secrets qu’il est utile de lui arracher dans l’intérêt de Sa Majesté notre roi…

 

– On va donc lui appliquer la question ? reprit Orthès.

 

Pardaillan frissonna longuement.

 

– Oui-da ! répondit Damville. Le tourmenteur juré sera prévenu par mes soins, et je veux assister moi-même à la besogne.

 

– Où faut-il le conduire ?

 

– Au Temple, dit le maréchal.

XII

LE COUVENT DU MIRACLE


En l’année 1290, il y eut à Paris un miracle que nous devons rapporter ici pour faire comprendre les lignes qui vont suivre. À cette époque habitait non loin de Notre-Dame parmi tant d’autres mécréants, un juif du nom de Jonathas.

 

Il faut dire que maître Jonathas possédait une fort belle maison entourée de grands, beaux et vastes jardins. Ajoutons que pour son malheur, il se trouvait le voisin d’un certain couvent qui, justement, convoitait fort lesdits jardins.

 

Or, ce juif – toujours d’après les affirmations de ses voisins les bons moines – avait juré de commettre contre la religion un épouvantable méfait.

 

Que fit-il ? Le dimanche de Pâques de l’an 1290, il envoya une femme qu’il avait endoctrinée faire ses pâques à Notre-Dame. La femme reçut l’hostie et, au lieu de l’absorber, la rapporta intacte au juif Jonathas.

 

Celui-ci, dans sa rage hérétique, commença par percer l’hostie d’un coup de la pointe de sa dague. Or, qu’arriva-t-il ?… L’hostie se mit à saigner ! Oui, sous le coup de dague, du sang vermeil sortit de l’hostie.

 

La femme, voyant ce miracle, fut saisie d’épouvante et de remords, et elle alla se jeter aux pieds des bons moines, ainsi qu’en témoignèrent tous les pères et frères de cette communauté.

 

Quant au juif, la vue du sang, loin d’apaiser sa frénésie, ne fit que l’exaspérer.

 

Il prit un marteau et un clou, comme on avait fait jadis pour crucifier Jésus. Il enfonça le clou dans l’hostie : nouveau miracle, nouvelle effusion de sang rouge !…

 

Furieux, le juif jeta l’hostie au feu… et l’hostie se mit à voltiger au-dessus des flammes sans brûler.

 

Devant ces signes évidents de la puissance céleste, Jonathas désespérant d’avoir raison de l’hostie, plaça sur le feu une grande chaudière qu’il remplit d’eau. Lorsque l’eau se mit à bouillir, il y précipita l’hostie ; mais loin de se dissoudre, elle demeura intacte, blanche et pure. Seulement, comme l’hostie avait saigné, toute l’eau de la chaudière se métamorphosa en sang qui bouillait !

 

On ne sait trop à quels nouveaux sacrilèges se fût porté Jonathas si, juste à ce moment, il n’eût été arrêté. Il ne voulut jamais avouer ses crimes, ce qui mettait vraiment le comble à sa méchanceté. Les moines, indignés, le firent placer tout vif sur un beau tas de fagots auxquels ils mirent le feu.

 

Lorsque le juif eut été réduit en cendres, les dignes pères purifièrent ses propriétés, en les annexant à leur couvent. Pour achever l’expiation, un bourgeois, nommé Régnier-Flaming, fit bâtir une chapelle qu’on appela Maison des Miracles. Ce lieu s’appela : couvent où Dieu fut bouilli.

 

Nous ignorons si réellement le juif Jonathas plongea l’hostie dans une chaudière, ce qui est absolument sûr, c’est que Jonathas fut rôti vivant et que ses beaux jardins passèrent aux moines.

 

Depuis l’an 1290 jusqu’à l’année 1572 et plus tard, des miracles furent constatés dans ce lieu. De temps à autre, la chaudière dans laquelle l’hostie avait été bouillie, changeait en sang vermeil l’eau qu’on y versait. Généralement, ces miracles étaient considérés comme un ordre du ciel donné aux Parisiens : ordre d’avoir à brûler vifs un certain nombre d’hérétiques.

 

Ce fut un de ces miracles qui se produisit le 17 août 1572. C’était un dimanche. Et ce jour était la veille de celui où fut célébré le mariage d’Henri de Béarn avec Marguerite de France. Ce jour-là, vers cinq heures de l’après-midi, comme il y avait beaucoup de peuple dans la rue, la porte s’ouvrit soudainement, et deux moines parurent, gesticulant et criant :

 

– Miracle ! Noël à Jésus !

 

L’un de ces deux moines était une de nos vieilles connaissances : frère Thibaut, plus gras, plus majestueux et plus onctueux que jamais ; l’autre était son inséparable : frère Lubin.

 

Lubin qui, on se le rappelle sans doute, avait eu permission, pendant quelque temps, de quitter son couvent pour aller servir à l’auberge de la Devinière en qualité de garçon. Lubin avait réintégré sa cellule depuis le matin même. En effet, on n’avait plus besoin de lui à la Devinière où les amis de Guise ne se réunissaient plus. Et le révérend prieur avait dit à Lubin :

 

– Mon frère, votre mission laïque est terminée. Dans cette longue expédition chez les Philistins, vous avez certainement gagné de la gloire, mais comme la chair est faible, il est probable que vous avez plus d’une fois succombé au démon de la gourmandise ; en raison de la sainte gloire que vous avez acquise dans votre service laïque à la Devinière, nous vous préposons à la garde de la chaudière, ce qui est un immense honneur pour vous et pour frère Thibaut qui sera votre acolyte ; mais, en raison des péchés que vous n’aurez pas manqué de commettre chez les Philistins, vous aurez soin de vous appliquer la discipline tous les soirs ; en outre, vous vous abstiendrez de viande, de légumes et de vin pendant quinze jours.

 

Deo gratias ! murmura Lubin en se courbant ; mais en même temps un profond soupir gonflait sa poitrine, et il gémit en lui-même :

 

– Quinze jours au pain et à l’eau… Ah ! j’en mourrai !

 

Triste et l’âme gonflée d’amertume, frère Lubin regagna sa cellule où il retrouva frère Thibaut qui, prévenu sans doute, l’attendait et l’emmena dans une salle voisine de la porte d’entrée.

 

Cette salle, disposée un peu comme une chapelle, ne contenait que quelques chaises et des images de sainteté, mais au fond se dressait une sorte d’autel surmonté d’un grand crucifix. C’est sur cet autel qu’était placée la fameuse chaudière. En temps ordinaire, elle était recouverte d’une serge noire ; mais quelquefois, les fidèles étaient admis à défiler devant elle, et alors, on la découvrait ; c’était une vulgaire marmite de cuisine en cuivre battu. De temps à autre, on y jetait de l’eau pour voir si un miracle ne se ferait pas, c’est-à-dire si cette eau ne se changerait pas en sang.

 

Frère Thibaut donc, emmena frère Lubin jusqu’à la chaudière devant laquelle il plia les genoux.

 

– Qu’avez-vous donc à soupirer ? demanda-t-il alors.

 

– Ah ! mon frère, répondit le désespéré Lubin. Ah ! les franches lippées de la Devinière ! Ah ! les petits pâtés que confectionnait dame Huguette et dont j’en attrapais bien un par-ci par-là !… Ah ! les jambons que j’arrosais des fonds de bouteilles qui m’étaient laissés !… Il y avait surtout un certain vin de Bourgogne, pelure d’oignon, doux au palais, chaud au cœur…

 

– Fi, mon frère ! dit Thibaut qui se passait la langue sur les lèvres.

 

– Que voulez-vous ! Je sens que j’appartiens corps et âme au démon de la gourmandise, car c’est ainsi que le révérend prieur appelle le divin bonheur de s’humecter le gosier d’un peu de bon vin après que de dignes épices ont, au préalable, enflammé ce gosier…

 

Frère Thibaut ne put y résister davantage et s’écria :

 

– Vous m’en faites venir l’eau à la bouche !

 

– Ah ! mon frère, je ne sais quelles joies nous seront réservées au paradis ; mais ce que je sais, c’est que sur cette terre, le paradis s’appelle l’auberge de la Devinière !

 

– Vous rappelez-vous les succulents dîners que nous y fîmes !

 

– Si je m’en souviens, juste ciel !… Et ceux du temps jadis, du temps de messire Grégoire, le père de maître Landry !…

 

– C’était, reprit frère Thibaut, vers quarante-six ou quarante-sept, l’année où mourut notre sire François Ier et où nous connûmes l’illustre et révérendissime Ignace de Loyola… C’était le bon temps, frère Lubin ! Alors, quand nous avions bien dîné, maître Grégoire se contentait de notre bénédiction pour tout paiement.

 

– Tandis qu’aujourd’hui, il nous faut lutter et risquer la hart[13] pour bien manger !

 

– À qui le dites-vous, mon cher frère ! Tel que vous me voyez, j’ai risqué plus que la pendaison pour accompagner à la Devinière, le duc de… mais chut ! vous n’êtes point initié à ces grands secrets…

 

– En attendant, il me faut jeûner comme un novice ! que dis-je ? comme un condamné aux galères !

 

Thibaut cligna de l’œil et eut un sourire d’une mystérieuse éloquence.

 

Lubin, qui connaissait au tréfonds l’âme de Thibaut, frémit d’espoir.

 

– Oh ! oh ! murmura-t-il du bout des lèvres, les yeux arrondis.

 

– Qu’est-ce à dire ? fit Thibaut.

 

– Rien, mon frère » rien… il m’avait semblé… à votre air… à votre sourire…

 

– Chut ! reprit Thibaut. Fermez la porte, mon frère.

 

Lubin se hâta d’obéir avec un empressement étrange et, le cœur battant, revint à Thibaut.

 

– Ainsi donc, dit celui-ci, vous êtes pour quinze jours au pain et à l’eau ?

 

– Hélas ! gémit Lubin dont la folle espérance s’évanouissait déjà, devant la physionomie sévère de Thibaut.

 

– Je crois que vous n’y résisterez pas, continua celui-ci.

 

– Il me semble déjà que je meurs…

 

D’une petite armoire, Thibaut tira un pain noir et dur avec une bouteille, d’eau trouble, et dit sévèrement :

 

– Voilà votre nourriture pour deux jours, mon frère.

 

Lubin croisa ses bras sur sa poitrine et, se frappant le thorax à coups de poing, il pleura :

 

– Qu’on me dise donc tout de suite que je suis condamné ! Quoi, frère Thibaut ! Est-ce bien vous, vous avec qui j’ai fait de si bons dîners et si souvent vidé bouteille, est-ce bien vous qui me présentez cette nourriture affreuse et ce liquide déshonorant ? Ah ! mon frère, je n’eusse jamais cru à une pareille dureté de cœur chez vous ! Et quand je songe à ces divins pâtés…

 

– Paix, mon frère ! s’écria Thibaut dont l’œil redevint luisant.

 

– À ces poulets qui tournaient devant la flamme claire et dont l’admirable jus retombait en gouttes délectables…

 

– Mon frère, vous m’induisez en tentation !

 

– À ces flacons, dont le liquide vermeil tombait dans nos gobelets avec un bruit si harmonieux…

 

Thibaut parut prendre une héroïque résolution, loucha un instant vers la porte et saisit la main de Lubin.

 

– Eh bien, mon frère, supposez que je lève la serge qui recouvre cette chaudière, et que dans la chaudière, je trouve d’abord…

 

En parlant ainsi, Thibaut avait en effet découvert la chaudière aux miracles, et y plongeait les deux mains.

 

– Que vous y trouviez quoi ? interrogea Lubin hors de lui.

 

– D’abord ce pâté à la croûte dorée, qui vient en droite ligne de la Devinière.

 

Lubin poussa une exclamation d’extase.

 

– Ensuite, continua Thibaut en plaçant au fur et à mesure sur l’autel les victuailles qu’il désignait, ensuite, ce pain tout frais, de ce matin, tendre et croustillant à souhait… ensuite, ce poulet froid, ensuite ces deux bouteilles de vin blanc… ensuite ce jambon à la chair rose… ensuite ces quatre flacons de bourgogne…

 

Lubin avait joint les mains. Ses joues tremblaient.

 

Thibaut, comme s’il eût officié, allait et venait devant l’autel, grave et pesant ; et quand les six bouteilles eurent été rangées en bon ordre à droite de la chaudière, quand poulet, jambon, pâté, pain tendre eurent été alignés à gauche, il se retourna, les bras ouverts dans les gestes de la bénédiction, les yeux à demi clos, la bouche en cul de poule, la face rayonnante…

 

Lubin était tombé à genoux.

 

Majestueusement, Thibaut descendit les deux marches de l’autel et continua :

 

– Eh bien, mon frère, supposez que je vous dise que ces appétissantes victuailles ne sont en réalité que du pain noir et que ces six flacons ne contiennent que de l’eau, me croirez-vous ?

 

– Certes ! s’écria Lubin enthousiasmé.

 

– Eh bien, relevez-vous. Mangez et buvez. Ou plutôt, mangeons de ce pain noir, buvons de cette eau vermeille… Je sais que je mens, mais c’est dans l’intérêt de l’Église… ne cherchez pas à comprendre, mon frère.

 

Lubin qui s’était relevé ne se demandait nullement comment il pouvait être de l’intérêt de l’Église qu’il se nourrit de poulet, alors qu’il devait être au pain sec, et qu’il s’abreuvât de bourgogne, alors qu’il devait boire de l’eau.

 

Joyeusement, il déversa dans la chaudière la bouteille d’eau trouble qui lui était primitivement destinée, et il fit les apprêts du dîner. C’est-à-dire qu’il disposa deux chaises, siège à siège et y plaça les victuailles, tandis que les flacons prenaient place modestement sur le plancher.

 

Les deux moines s’assirent de chaque côté de cette table sommaire et attaquèrent avec la vigueur de vieux combattants qui en ont vu bien « autres.

 

– Voilà d’excellent pain noir, disait Thibaut en dévorant une tranche de pâté.

 

– Voilà de l’eau qui vous a un fumet merveilleux, répondait Lubin en buvant au goulot d’une bouteille de bourgogne.

 

Si frère Thibaut mangea beaucoup, il faut convenir qu’il se contenta d’une bouteille de vin blanc, ce qui, certainement, dut lui paraître héroïque. Lubin absorba le reste.

 

Après la première bouteille, Lubin devint mélancolique.

 

Après la deuxième, il éclata de rire hors de propos.

 

Après la troisième, il tonitrua l’Alléluia.

 

Après la quatrième, il pleura ses péchés.

 

Et pour se consoler, il chercha la cinquième et dernière. Mais il ne la trouva pas : Thibaut venait d’en verser le rouge contenu dans la chaudière aux miracles !

 

Et levant les bras au ciel, il appelait Lubin :

 

– Mon frère ! mon frère ! Accourez !…

 

– Qu’y a-t-il ? bégaya Lubin.

 

– Je ne sais pas, mon Dieu, si ma vue se trouble !… Mais… il me semble…

 

– Quoi, mon frère ?…

 

– L’eau que vous avez mise dans la chaudière !…

 

– Et bien ?…

 

– Eh bien !… changée en sang !…

 

– Est-ce possible ? bredouilla Lubin. Que ne s’est-elle changée en vin !

 

Thibaut jeta un regard louche sur son compère et reprit :

 

– Mon cher frère, ne plaisantez pas ainsi avec ces choses sacrées ! Venez, vous dis-je !

 

– Bah ! vous avez la berlue ! dit Lubin.

 

Cependant, il fit un effort, et en titubant, se dirigea vers la chaudière au fond de laquelle il jeta un coup d’œil incrédule.

 

Mais tout aussitôt, il pâlit et se mit à hurler :

 

– Miracle ! miracle ! L’eau a rougi ! Et cependant, c’était bien de l’eau ! C’est moi qui l’ai mise là ! Ah ! mon frère, mes frères, mes révérends, quel honneur pour la communauté et pour moi ! Le sang de Jésus, par ma main, apparaît ici !… Au secours ! Au feu ! Au miracle !

 

Pendant que pleurant, soupirant, vociférant, Lubin tombait à genoux, Thibaut faisait rapidement disparaître dans l’armoire qu’il ferma à clef les restes du repas, et ouvrait toute grande la porte de la salle.

 

Aux hurlements de Lubin, les moines accoururent.

 

– Qu’est-ce ? demanda sévèrement le prieur.

 

– Je ne sais, mon révérend, répondait Thibaut. Je crois que notre frère Lubin est devenu fou… Il vient de verser sa bouteille d’eau dans la chaudière, et le voilà qui crie comme un possédé !…

 

– Noël ! miracle ! rugissait de plus belle frère Lubin. C’était de l’eau ! C’est du sang ! Voyez ! Touchez ! Buvez, buvons !

 

Les moines, le prieur en tête, se précipitèrent vers la chaudière.

 

– Miracle ! cria le prieur qui tomba à genoux.

 

– Miracle ! répétèrent les moines en l’imitant.

 

Et toute la communauté entama un Magnificat qui fit trembler les murs du couvent. Puis le prieur, les larmes aux yeux, embrassa frère Lubin. Les pères s’approchèrent de lui et l’appelèrent saint. Les novices touchèrent le bas de sa robe.

 

Puis la chaudière fut soulevée.

 

– Mes frères, cria le prieur, emportons-la à la chapelle. Formons-nous en procession, et que le Te Deum retentisse ! Frère portier, ouvrez la grande porte, afin que le peuple sache notre bonheur.

 

Le frère portier se hâta d’obéir.

 

Les moines en procession commencèrent à se diriger vers la chapelle.

 

Mais en passant devant la porte du couvent grande ouverte, Lubin, saisi par le démon de l’orgueil sacré, empoigna la chaudière et l’emporta jusque dans la rue, escorté par son inséparable Thibaut.

 

Là, plus en voix que jamais, plus enflammé, plus rouge, plus tonitruant et gesticulant, Lubin, soutenu par Thibaut, proclama le miracle.

 

– C’est moi qui ai mis l’eau ! vociférait Lubin.

 

– Voyez ! Regardez ! C’est du sang ! rugissait Thibaut.

 

Et derrière les deux enragés, toute la communauté, sous le grand portail, entonnait le Te Deum.

 

En quelques instants, la foule fut énorme autour de la chaudière. Par une coïncidence que nous nous contentons de signaler, aux premiers rangs de cette foule se trouvaient une vingtaine de gentilshommes de Catherine de Médicis, et parmi eux, Maurevert.

 

Les premiers, les gentilshommes crièrent :

 

– C’est bien du sang !… miracle !…

 

Quelques femmes du peuple purent s’approcher assez pour voir ; deux d’entre elles s’évanouirent de saisissement, les autres tombèrent à genoux…

 

Dès lors, la foule entière se mit à genoux et cria :

 

– Miracle ! Noël !…

 

À ce moment, deux vigoureux moines saisirent la chaudière et l’emportèrent à l’intérieur du couvent où Thibaut entraîna aussitôt frère Lubin.

 

La porte fut refermée.

 

Mais le peuple entendant le Te Deum et les cloches qui sonnaient à toute volée, continua de crier :

 

– Noël ! miracle !…

 

– Vive la Messe ! hurla une voix qui domina le tumulte.

 

– Mort aux hérétiques ! vociférèrent les gentilshommes.

 

– Mort, aux huguenots ! Vive Guise ! Vive la Messe ! Les huguenots à la hart !

 

– En voici un ! clama la voix de celui qui le premier avait crié : Vive la Messe !

 

– À genoux ! à genoux !…

 

– Ils sont deux !

 

– Oh ! les infâmes ! à mort ! à mort !…

 

La foule hurlante entoura deux jeunes gens qui s’avançaient et que Maurevert désignait de la main. En un instant, il y eut autour de ces deux gentilshommes une tempête de menaces, des visages bouleversés de haine leur apparurent, des bras se levèrent sur eux, des dagues jetèrent leurs éclairs, des épées flamboyèrent…

 

Ils étaient perdus…

 

À ce moment, la porte du couvent se rouvrit.

 

Poussé par une idée d’ivrogne, frère Lubin, échappant aux moines qui essayaient de le maintenir, apparut, bénissant, bégayant, le visage inondé de larmes… À la vue du saint qui avait changé l’eau en sang, la foule retomba à genoux en criant :

 

– Noël ! Noël !…

 

Lubin aperçut alors les deux jeunes gentilshommes qui profitaient de la liberté relative qu’on leur laissait une seconde pour tirer leurs épées.

 

Les larmes de frère Lubin redoublèrent.

 

Il s’avança en titubant, les bras ouverts, tandis que, respectueusement, on s’écartait pour lui faire passage. Et Lubin, la figure enluminée, souriant à travers ses larmes d’un large sourire, bégayait :

 

– Quoi !… C’est ce cher monsieur de Pardaillan… qui m’a fait boire… de si bon vin… à la Devinière… il faut… que je l’embrasse !… Vive Bacchus !…

 

– Noël ! Noël ! clamait la foule.

XIII

OÙ MAUREVERT JOUE UN RÔLE IMPORTANT


Ce dimanche-là, le chevalier de Pardaillan avait été voir son ami Marillac, comme il faisait presque tous les jours. C’était une habitude qu’il avait prise depuis que Marillac était de retour à Paris. Les deux jeunes gens se racontaient leurs inquiétudes, leurs joies, leurs espérances ; Marillac parlait d’Alice ; le chevalier parlait de Loïse.

 

Plusieurs fois, le comte avait offert à son ami d’aller trouver la reine mère et de lui demander un sauf-conduit pour le maréchal de Montmorency et les siens. Mais le chevalier avait toujours refusé avec une obstination qui n’était pas sans étonner Marillac.

 

Toutes les fois que le comte parlait de la reine, de sa bienveillance, de ses promesses, Pardaillan gardait le silence. Il en était de même lorsque Marillac lui parlait d’Alice.

 

« Tout est possible ! se disait en effet le chevalier. Qui sait si l’infernale Catherine n’a pas été enfin touchée au cœur ! Qui sait si elle ne s’est pas mise à aimer ce fils retrouvé !… Mais qui sait aussi quels pièges peut cacher cette bienveillance trop soudaine ?… Quant à la malheureuse Alice, je m’arracherais la langue plutôt que de dire l’affreux secret qu’elle m’a confié dans une heure de délire… Car celle-là aime… et une femme qui aime est capable de tous les héroïsmes… »

 

Donc, le chevalier gardait le silence à la fois sur la reine et sur Alice… Seulement, il ne cessait de répéter à son ami :

 

– C’est le moment de redoubler de prudence, mon cher… Ah ! je voudrais vous savoir à cent lieues de Paris, en parfaite sûreté !

 

Marillac souriait alors… il était dans cet état de confiance absolue qui est comme un profond sommeil de l’esprit.

 

Il n’y avait qu’une ombre à son bonheur : la mort de Jeanne d’Albret.

 

Ce dimanche, il y avait trois jours qu’il n’avait pas vu le chevalier, lorsqu’il le vit entrer.

 

– J’allais entreprendre de vous relancer à l’hôtel de Montmorency ! s’écria le comte en saisissant les mains de son ami… Mais qu’avez-vous ? Vous me paraissez sombre… préoccupé…

 

– Vous, au contraire, vous êtes en pleine joie à ce que je vois… vous essayez un costume ?… Voyons, dites-moi d’abord votre bonheur… je vous dirai ensuite mon inquiétude.

 

Le comte de Marillac, en effet, venait de quitter un costume qu’on lui avait apporté et qu’il avait essayé. C’était un habillement de grand seigneur, et tel que la magnificence de ces époques pouvait le concevoir. Mais ce costume si riche était entièrement noir depuis la plume de la toque jusqu’au haut-de-chausses en satin.

 

– C’est demain le grand jour, dit Marillac en souriant. C’est demain que notre roi Henri épouse Madame Marguerite. Avez-vous vu les préparatifs que l’on a faits à Notre-Dame ?

 

Le chevalier secoua la tête.

 

– Ce sera magique. L’église tout entière est tendue de velours à crépines d’or[14]. Les sièges des époux sont des merveilles… plus de cent ménétriers sont commandés pour jouer des airs devant le grand portail lorsque le cortège arrivera…

 

– Ce sera splendide, fit le chevalier. Je comprends votre joie.

 

Marillac saisit sa main et la pressa. Une joie immense gonflait son cœur.

 

– Cher ami, murmura-t-il, ma joie ne vient pas de là… Écoutez… j’avais juré de ne le dire à personne au monde… mais vous, mon ami, vous êtes mon autre moi-même… Demain, il y aura un mariage à Notre-Dame… et demain soir, il y en aura un autre à Saint-Germain-l’Auxerrois… et je veux que vous soyez là !…

 

– Quel mariage ? demanda le chevalier.

 

– Le mien !…

 

– Le vôtre ! fit Pardaillan qui ne put s’empêcher de frémir. Et pourquoi le soir ?

 

– La nuit, plutôt à minuit !… Vous allez comprendre… la reine veut être là pour me bénir… elle se charge de tous les détails de la cérémonie… des amis à elle, des amis sûrs, y assisteront seuls… et vous, mon cher, mon frère ! vous que je ferai entrer avant l’heure dans le temple… mais n’en dites rien. La reine veut être là, comprenez-vous ? Et si on savait !… Ah ! Pardaillan, on voudrait savoir pourquoi la mère de Charles IX s’intéresse tant à un pauvre gentilhomme huguenot… Et qui pourrait faire taire les mauvaises langues ? Qui pourrait expliquer qu’au moment où je me marie, c’est un immense bonheur pour moi que d’avoir à mes côtés… celle qui est… ma mère !

 

Le chevalier eut un frisson que le comte ne remarqua pas : cette cérémonie mystérieuse, ce mariage de minuit qui devait être tenu secret et auquel Catherine devait assister… Il eut la pensée d’un guet-apens, la vision de quelque sanglante tragédie au fond de la morne église…

 

« Heureusement que je serai là ! songea-t-il. »

 

Et comme si le pressentiment d’un malheur l’eût poursuivi du doigt, il désigna le costume étalé sur un fauteuil.

 

– Est-ce dans ce costume, demanda-t-il, que vous allez vous marier ?

 

– Oui, frère, dit Marillac soudain redevenu grave. C’est dans ce costume que je veux assister au mariage de notre roi, et c’est dans ce même costume que, le soir, à minuit, je me rendrai à Saint-Germain-l’Auxerrois…

 

– Eh quoi ! Tout de noir vêtu ?

 

– Écoutez-moi, chevalier, dit Marillac dont le visage se voila de mélancolie. Je suis dans un bonheur tel que je me demande parfois si je rêve. Vous savez combien j’ai souffert d’être obligé de maudire ma mère… eh bien ! cette mère se révèle à moi comme la femme la plus aimante, le cœur le plus tendre. Vous savez combien j’aime ma fiancée… eh bien ! demain, Alice devient ma femme… comprenez-vous que ces deux bonheurs inouïs accablent mon âme !…

 

– Ainsi, dit le chevalier, pas une ombre à votre bonheur ? Pas d’inquiétude ? Pas de crainte ?…

 

– Quelle inquiétude, quelle crainte pourrais-je avoir ? Non, mon ami… tout en moi est apaisement et confiance… Et pourtant, oui, tout ce bonheur est comme voilé d’un crêpe.

 

– Il faut quelquefois écouter les pressentiments, dit vivement le chevalier.

 

Marillac secoua la tête.

 

– Il ne s’agit pas d’un pressentiment. Encore une fois, je ne crains rien, je n’ai rien à redouter. Mais je m’habille de noir, mon ami, parce que je veux, aux yeux de tous, et même au prix d’une inconvenance, porter le deuil de l’admirable femme qui a été ma vraie mère…

 

– Jeanne d’Albret !…

 

– Oui, chevalier : la reine de Navarre. La cour semble l’avoir déjà oubliée. Son fils lui-même, cet Henri qu’elle aimait tant, a bien vite repris ce visage insoucieux et sardonique… il a bien vite recommencé à papillonner autour des femmes, tandis que celle qui sera la sienne s’occupe, dit-on, d’amours où le roi de Navarre ne joue aucun rôle, sinon celui de l’amant morfondu. Ah ! mon ami, toute cette ingratitude pour une femme si vaillante et si bonne, si vraiment femme par le cœur tandis qu’elle égalait les hommes les plus intrépides par le courage et la présence d’esprit, cela me révolte, voyez-vous. Et moi qui l’ai aimée, vénérée, moi qui l’ai vue mourir, moi dans le cœur de qui elle sera toujours vivante, je veux porter son deuil devant son fils, devant ma mère aussi… et devant ma femme !

 

Marillac demeura quelques minutes tout songeur.

 

– Cher ami, reprit le chevalier, avez-vous jamais admiré la singulière destinée qui vous a fait retrouver une mère, juste au moment où vous avez perdu celle que vous considériez comme telle ?

 

– Que voulez-vous dire ? fit Marillac en tressaillant.

 

– Simplement ceci : tant que la reine de Navarre a vécu, Catherine de Médicis vous est apparue comme un monstre capable de toutes les atrocités. Or, c’est justement dans la nuit où est morte l’infortunée Jeanne d’Albret que madame votre mère a commencé de se révéler à vous dans toute sa maternelle mansuétude… Je n’en conclus rien, mon cher comte : je constate le fait. Il m’étonne, voilà tout. Et vous ?

 

– Je vous avoue que je n’ai pas songé à cette coïncidence, dit Marillac en passant une main sur son front. Mais puisque vous m’y faites penser, ne dois-je pas voir là une preuve de plus que mon bonheur dépasse mes espérances ?

 

Ce fut au tour de Pardaillan de tressaillir.

 

Il commençait à démêler, ou du moins il croyait démêler ce qui se passait dans l’âme de Marillac. Il lui sembla tout à coup que tout ce bonheur dont le comte s’enivrait avec une sorte de rage fiévreuse n’était que superficiel. Il eut la sensation que son ami cherchait à s’étourdir, et qu’il faisait un violent effort pour se persuader à soi-même qu’il était heureux.

 

Était-ce vrai ?… Peut-être !…

 

Oui, peut-être Marillac avait-il entrevu la haine formidable qui couvait sous les sourires de Catherine ! Peut-être, à force de creuser le problème, en était-il arrivé à pressentir vaguement vers quels abîmes il était entraîné !… Peut-être n’y avait-il en lui qu’un désespoir sans fond… le désespoir d’être épouvanté par sa mère, le désespoir d’avoir compris qu’elle voulait le tuer, le désespoir de deviner que sa fiancée était complice de sa mère !…

 

Peut-être, disons-nous !

 

Car ce que nous établissons en quelques lignes positives, Marillac ne pouvait que le soupçonner.

 

Et s’il soupçonnait, l’horreur qu’il éprouvait de ses soupçons était telle qu’il eût voulu mourir pour échapper à ce cauchemar fantastique de se sentir attiré dans une toile inextricable par deux femmes dont l’une était sa mère et l’autre sa fiancée !…

 

– Vous ne m’avez jamais raconté la mort de la reine de Navarre ! reprit tout à coup le chevalier.

 

– Ce sont de funestes souvenirs que vous remuez là, chevalier, dit le comte avec une sombre expression où Pardaillan crut entrevoir autant d’horreur inavouée que de douleur sincère. Ce fut foudroyant. La reine était arrivée à neuf heures au Louvre où on célébrait les fiançailles de son fils et de la princesse Marguerite. Après avoir reçu l’hommage des seigneurs catholiques, elle s’assit dans un fauteuil de ce salon où le roi de France vint en personne lui témoigner son affectueuse admiration. Moi j’étais où vous savez. Lorsque je fus redescendu dans les salles de fête, je la cherchai longtemps, et ne la trouvai qu’à l’instant où elle s’évanouissait. Il y eut de grandes rumeurs, et je n’oublierai jamais la douleur qui éclata sur le visage de… la reine mère…

 

– De Catherine de Médicis ? insista le chevalier.

 

– Oui, mon ami… Après que le médecin du roi eut examiné la reine de Navarre, celle-ci fut aussitôt transportée jusqu’à sa litière, malgré Ambroise Paré qui lui voulait sur l’heure administrer je ne sais quel médicament… Le roi Henri, l’amiral, le prince de Condé et moi, nous montâmes à cheval pour escorter la litière ; quelques gentilshommes nous accompagnèrent, le baron de Pont, le capitaine Briquemaut, messieurs de Rohan, de Téligny, d’Aubigné, de Cavagnes, de Piles, tous de la suite du roi Henri. La litière ainsi entourée de notre groupe et précédée de laquais à cheval portant des flambeaux traversa la foule qui entourait le Louvre. À la vue du roi Henri, cette foule se mit à pousser des clameurs comme si nous eussions été des ennemis ; cependant, lorsqu’on sut que la litière contenait Jeanne d’Albret mourante, un grand silence se fit, et ces gens, honteux peut-être, s’écartèrent, mais dans leur silence même ce n’était pas le respect de la mort qui apparaissait… Ah ! chevalier, quelle nuit !… Quand je songe à cette fête monstrueuse, à cette orgie plutôt où les nôtres ont toléré que leurs femmes fussent insultées, puis ces cris funèbres, cette litière qui passe à travers un peuple retenant à peine ses grondements, je me prends à songer à quelque énorme et fantastique traquenard… mais c’est de la folie…

 

– Hum ! fit le chevalier.

 

– Le roi nous comble de ses caresses ; la reine mère… je connais ses sentiments…

 

– Hum ! hum ! répéta le chevalier.

 

– Le peuple nous est seul hostile ; mais M. de Guise nous assure que les parisiens n’ont qu’un reste de mauvaise humeur qui se dissipera lorsqu’on aura vu notre roi entrer à Notre-Dame…

 

Et, comme pour éviter d’approfondir les soupçons qu’évoquait l’attitude du chevalier, le comte se hâta de reprendre son récit :

 

– Lorsque la reine eut été couchée dans son lit, elle reprit connaissance. Le médecin du roi, maître Ambroise Paré, arriva à ce moment. Mais la reine, le regardant fixement, lui dit : « Je vous remercie, maître. Vous pouvez vous retirer. Tous soins seraient inutiles contre le mal. Je vais mourir… Allez ! »

 

Sans insister davantage, maître Paré s’inclina en poussant un soupir et, comme il se retirait, nous vîmes que son visage portait les traces d’une étrange épouvante.

 

– Ah ! ah ! interrompit le chevalier en jetant un regard interrogateur sur le comte de Marillac. Ce médecin n’est-il pas de la religion réformée ?

 

– Oui, chevalier.

 

– Et vous dites qu’il n’insista pas pour donner des soins à la malheureuse reine ?

 

– C’est la vérité…

 

– Et vous dites qu’il avait l’air épouvanté ?

 

– En effet. Mais n’était-ce pas naturel ?… Ce mal foudroyant, incompréhensible…

 

– Non, comte ! Ambroise Paré est un homme énergique. De plus il est, dit-on, curieux de connaître les maladies, à tel point qu’il a été un jour accusé de sorcellerie en plein Collège royal de France. S’il n’a pas insisté, s’il a été épouvanté, s’il a reculé, enfin…

 

– Que voulez-vous dire, chevalier ? s’écria Marillac avec agitation.

 

– Rien, fit sourdement le chevalier. Je m’étonne de cette attitude, voilà tout. Mais continuez, cher ami…

 

– Oui… laissons de côté les soupçons.

 

– Ah ! vous avez dit enfin le mot ! Vous aussi vous soupçonnez…

 

– Quoi ? balbutia le comte.

 

– Un crime !…

 

Marillac pâlit. Son regard se détourna de Pardaillan. Une minute, il parut en proie à un trouble funeste et des pensées tragiques s’agitèrent en lui.

 

– Eh bien, oui, dit-il enfin ; je crois à un crime ! La reine de Navarre avait des ennemis acharnés ; plus d’une fois, elle a failli succomber ; nous qui l’aimions, nous qui connaissions son mépris du danger, nous nous étions donné la tâche de veiller sur elle nuit et jour… Peut-être un de ces ennemis… un de ces hommes qui ne reculent pas devant le forfait… Ah ! je donnerais ma vie pour le connaître, celui-là…

 

Marillac passa la main sur son front. Et comme le chevalier gardait le silence, il continua :

 

– Mais peut-être, après tout, n’est-ce qu’un soupçon sans valeur.

 

– Peut-être ! fit le chevalier. Vous disiez donc que le médecin du roi se retira.

 

– Et aussi nous tous, reprit Marillac avec un empressement fébrile. Le roi Henri demeura seul près de sa mère. Pendant trois longues heures, nous attendîmes dans la pièce voisine. Nous n’osions nous regarder les uns les autres. Je me souviens seulement que le prince de Condé ne cessa de pleurer, et je l’enviais, car pas une larme ne pouvait sortir de mes yeux brûlants ; je voyais comme dans un songe pénible, où l’on a la sensation d’étouffer peu à peu… Enfin, l’aube entra dans cette salle où nos douleurs silencieuses étaient rassemblées, et fit pâlir les flambeaux qui jetèrent alors un éclat plus sinistre… Ce fut à ce moment que le roi Henri sortit de la chambre de sa mère… Que lui avait-elle dit ? Quelles furent ses suprêmes confidences ? Fut-ce son testament de reine, de chef de parti, qu’elle dicta au roi ?… Qui sait ?… Oui, qui sait si l’étrange hallucination qui s’empara de moi ne fut pas une vérité ?… Car comme je me trouvais près de la porte, il me sembla un moment saisir quelques lambeaux de la parole royale et funèbre… « Je meurs assassinée, disait la voix rauque de la mourante, mais je vous ordonne de l’ignorer… feignez de croire à une mort naturelle… ou, sans cela… vous seriez frappé à votre tour. Mais prenez bien garde, mon fils… Ah ! oui, gardez-vous !… » Ces paroles, quand j’y pense, furent sans aucun doute une imagination de mon esprit ébranlé… Et pourtant, lorsque le roi Henri reparut à nos yeux, il me sembla lire sur son visage la même épouvante que j’avais lue sur celui du médecin… Le roi ne put nous parler… mais il nous fit signe d’entrer.

 

Marillac étouffa un sanglot, et deux larmes qu’il ne songea pas à essuyer coulèrent de ses yeux.

 

– Nous entrâmes donc, poursuivit-il. Moi je pouvais à peine me soutenir. Quand je vis cette généreuse reine, cette guerrière qui avait étonné nos vieux généraux, cette femme éloquente dont les paroles avaient relevé tous les courages alors que des défaites successives avaient anéanti tout espoir, quand je vis cette mère admirable qui avait abandonné la vie paisible de son palais pour se jeter dans la vie des camps, qui avait vendu jusqu’à son dernier diamant pour payer les soldats de son fils, quand je vis celle qui m’avait tiré du néant, arraché à la mort, bercé mon enfance et consolé les douleurs de ma jeunesse, oui, quand je la vis livide, son noble visage conservant encore sa sérénité sous le masque de la mort, il me sembla que j’allais mourir moi-même et je demeurai comme stupide dans un anéantissement de mes forces et de ma pensée.. Elle dit au prince de Condé : « Ne pleurez pas, mon cher enfant. Peut-être suis-je la plus heureuse… » Nous l’entourions, tâchant de refouler nos sanglots… Son regard trouble fit le tour de cette assemblée d’hommes d’armes penchés sur le lit d’une reine mourante. Et j’ai retenu ses dernières paroles… Les voici, chevalier :

 

« Monsieur l’amiral, aussitôt après le mariage du roi, il faut quitter Paris… Rassemblez toutes nos forces… non pas que je me défie de mon cousin Charles, mais il faut être prêt à tout… sous les ordres du roi, monsieur l’amiral, vous avez le commandement suprême… Henri, ajouta-t-elle en s’adressant au prince de Condé, vous êtes un frère pour mon fils… je vous bénis, mon enfant… Soyez toujours près de lui au camp, à la ville et à la cour… surtout à la cour… Monsieur Agrippa d’Aubigné, vous qui avez la sagesse et la science d’écrire, vous raconterez aux âges futurs ce que vous avez vu… j’espère que vos conseils ne manqueront pas au roi… Adieu, messieurs, je vous aimais bien tous… Toi, mon vieux d’Andelot, et vous, capitaine Briquemaut, et vous tous, fiers gentilshommes, prudents au conseil, hardis dans la mêlée ; grâce à vous, les grandes injustices prendront fin… le droit de vivre et de penser sera assuré aux huguenots… ayez confiance… notre cause est grande… c’est la cause de l’humanité elle-même… qu’est-ce que le bonheur de l’humanité sans la liberté ?… Adieu à tous… »

 

À ces mots, les sanglots éclatèrent. Le jeune prince de Condé serrait dans ses bras le vieux Briquemaut ; le roi était à genoux ; M. de Rohan était sorti, ne pouvant modérer sa douleur ; l’amiral Coligny, sombre et les bras croisés dominait cette scène de sa haute stature, et des larmes silencieuses coulaient le long de ses joues… Je crus que tout était fini… mais la reine, fixant son regard sur moi, me fit signe d’approcher… Vacillant comme si le plancher se fût dérobé sous mes pas, j’obéis et tombai à genoux près du roi, en sorte que ma tête se trouvait près de celle de la reine… et c’est moi qui ai recueilli son dernier soupir…

 

Marillac se leva et fit quelques pas, en proie à une agitation que n’expliquait pas complètement la tristesse de pareils souvenirs. Il revint s’arrêter devant Pardaillan et continua d’une voix plus sourde.

 

– Oui, chevalier, c’est moi qui ai recueilli le dernier soupir de la reine de Navarre… mais peut-être à ma douleur filiale se mêla dans cette minute terrible une horreur qui me fit comprendre l’épouvante que j’avais surprise sur le visage du médecin et sur celui du roi… En effet, lorsque je fus tout près d’elle, Jeanne d’Albret tourna vers moi sa tête convulsée par l’agonie, murmura distinctement : « Prends garde, mon enfant, prends garde !… Écoute… il faut que tu saches… » Que voulait me dire la reine ? Quel terrible secret allait s’échapper de ses lèvres crispées ? Je ne le saurai jamais, chevalier ! Car à ce moment, la reine entra en agonie… Elle faisait de violents efforts pour me parler, mais aucune parole ne sortit plus de sa bouche… Seulement, tout à coup, son regard se fixa avec une effrayante expression sur la cheminée… puis, une légère secousse l’agita… puis ce fut fini, la reine était morte… morte… et son regard semblait encore s’attacher à cet objet que, dans la seconde suprême, elle avait cherché des yeux…

 

Marillac se tut.

 

À travers ses doigts crispés sur ses yeux, des larmes s’échappèrent.

 

– Mon cher comte, dit Pardaillan, pardonnez-moi d’avoir ramené vos pensées vers ces pénibles scènes… Vous étiez si heureux tout à l’heure… Mais, dites-moi… pouvez-vous me dire quel était cet objet que la reine regardait en mourant ?

 

Marillac alla à une armoire dont il portait la clef sur lui et, l’ouvrant, il en tira un coffret d’or qu’il posa sur une table.

 

– Ce coffret, chevalier, m’a été donné par une personne auguste. Je l’avais à mon tour offert à la reine de Navarre qui s’en servait pour y mettre ses gants… Sans aucun doute, la pauvre reine, en mourant, a voulu me dire de reprendre ce coffret qui se trouvait sur la cheminée de sa chambre et de le garder comme un double souvenir… le souvenir de mes deux mères.

 

– Ainsi, dit lentement le chevalier, c’est la reine Catherine qui vous a donné ce coffret ?

 

– Oui, mon ami, dit Marillac en frissonnant.

 

Les deux hommes se regardèrent.

 

Et sans doute chacun d’eux put lire chez l’autre la pensée terrible qui l’agitait, car tous les deux pâlirent et détournèrent les yeux.

 

Marillac demeurait tremblant, les mains crispées sur le coffret d’or. Il baissa la tête. Et soudain, le mystère de sa pensée monta jusqu’à ses lèvres, comme s’il n’eût pu le contenir davantage. Hagard, livide, il murmura :

 

– Mon sang… je le donnerais jusqu’à la dernière goutte… pour savoir la vérité… oh ! chevalier… cette vérité… ce lamentable soupçon qui est dans mon cœur comme un ulcère… ce n’est pas vrai, dites ? Ce n’est pas possible !… Ce serait trop horrible que ce coffret ait été l’instrument de mort… que Catherine, ma mère, ait tué Jeanne, mon autre mère… et que moi… moi… leur fils à toutes deux… aie porté à l’une le poison que lui envoyait l’autre !

 

– Comte ! comte ! s’écria le chevalier, vous avez raison… ce serait trop horrible… Et pourtant… tenez, laissez-moi vous répéter la parole suprême de la reine de Navarre : Prenez garde !… renfermez ce coffret… n’y touchez plus…

 

– Ah ! puissé-je donc être foudroyé plutôt que de continuer à porter de tels soupçons dans mon esprit !… Je rêve, mon ami… c’est un rêve insensé, hideux… Catherine ne peut avoir conçu de pareilles horreurs… Catherine m’aime… j’en suis sûr… elle souffre de ne pouvoir proclamer sa maternelle affection… elle est ma mère… ma mère !…

 

En parlant ainsi, Marillac avait ouvert le coffret avec une sorte de rage désespérée.

 

Dans le coffret, il y avait une paire de gants blancs – ceux que portait Jeanne d’Albret la nuit de sa mort.

 

Il les saisit et, fermant les yeux, les baisa longuement.

 

* * * * *

 

Pardaillan, hors de lui, en proie à une sorte de vertige, lui arracha les gants, les remit à leur place, funèbre relique, et lui-même alla renfermer, avec un effroi visible, le mystérieux coffret d’or dans l’armoire dont il jeta la clef dans un coin de la chambre.

 

* * * * *

 

Il y eut alors entre les deux hommes un de ces longs silences lourds d’angoisse qui semblent vibrer sourdement comme vibrent les airs après un coup de gong ou de cymbale.

 

L’action rapide de Pardaillan venait de préciser dans l’esprit de Marillac un soupçon qu’il n’osait s’avouer à lui-même.

 

Il demeurait atterré.

 

Sa joie fébrile, son bonheur trop surexcité par lui-même, la vague épouvante que recouvraient ce bonheur et cette joie, son incertitude, ses doutes, son désespoir latent ; en un éclair aveuglant, il comprit tout, il se comprit soi-même.

 

Et il assista, muet d’horreur, à l’abominable drame qui se déroulait dans sa pensée.

 

La pensée était complexe, hérissée, tortueuse, insaisissable… et le drame qui en jaillissait était simple, terriblement limpide.

 

Voici : Marillac était arrivé à Paris sachant que Catherine était sa mère, la haïssant pour ses persécutions, la haïssant pour l’avoir abandonné, résolu à frapper en elle la mère infâme et la reine sanglante… Marillac avait vu une fois Catherine, et le doute était entré dans son âme lorsque la reine lui avait offert une royauté… Une royauté à lui ! Pourquoi ? Sinon parce que sa mère se repentait !… Marillac avait revu deux fois, trois, quatre fois la reine – toujours appelé, toujours cherché par elle ! Et alors, la pitié avait remplacé le doute. Puis l’étonnement de voir Catherine si peu semblable aux affreux portraits que l’on faisait d’elle ! Puis l’émotion de cette maternité qui voulait et n’osait s’affirmer ! Puis la joie de sentir qu’il pouvait l’aimer ! Puis ce bonheur étrange : que Catherine, sa mère, lui garantisse l’amour et la pureté d’Alice !

 

La mort inexplicable de Jeanne d’Albret, son agonie, ses mystérieux avertissements, ce regard de terreur qu’elle avait eu en lui montrant le coffret d’or, présent de Catherine, cette mort, disons-nous, fit rentrer le soupçon dans l’esprit du comte.

 

Quel soupçon ? Que Catherine avait assassiné Jeanne d’Albret.

 

Non ! Oh non ! Il ne voulait pas y croire ! C’était contre nature, cela dépassait les bornes de l’odieux que Catherine eût fait de lui l’assassin inconscient de la reine de Navarre ! Non, non ! Jamais il ne permettrait à son cœur d’accepter la monstrueuse hypothèse ! Il se rejetait avec rage dans la joie, dans l’amour, dans le bonheur.

 

Pourquoi ? Ah ! pourquoi… Voici le drame !…

 

S’il accusait Catherine, s’il acceptait l’infâme soupçon, s’il admettait sa mère meurtrière, c’est donc que sa mère se jouait de lui !

 

Et alors ?…

 

C’est donc que Catherine jouait un rôle dans ses effusions de maternité contenue ! C’est donc qu’elle mentait, encore, toujours, toujours ! C’est donc qu’elle mentait aussi en lui garantissant la dignité d’Alice ! C’est donc qu’Alice était une créature de Catherine ! C’est donc que cet amour aboutissait à la plus effroyable erreur !

 

Et alors ?…

 

Plus rien !…

 

Si Alice l’avait joué, si Alice était indigne, si son amour s’effondrait… Oh ! mille morts plutôt ! Il fallait en hâte, de toutes ses forces, de toute son énergie, de toute sa puissance, repousser le soupçon, se raccrocher furieusement à la certitude de l’amour d’Alice, de sa pureté, de son innocence ! Il fallait donc repousser le soupçon qu’Alice était complice de Catherine ! Il fallait donc repousser le soupçon qu’il y avait une complicité possible, qu’il y avait un crime, que Catherine était criminelle !…

 

Voilà dans quels abîmes tournoyait l’âme du comte de Marillac, semblable à l’aigle frappé à mort qui tombe, qui bat de l’aile, qui veut se raccrocher à quelque rocher, à quelque pousse de ronces, qui tombe, sans fin, dans un suprême vertige, qui s’enfonce dans les profondeurs noires, et qui, dressant la tête par un dernier effort, entrevoit une dernière fois tout là-haut le ciel pur et radieux…

 

Voilà pourquoi il s’arracha violemment à sa méditation. Voilà pourquoi, éclatant de rire, il alla ramasser la clef que le chevalier avait jetée, la remit tranquillement à la serrure de l’armoire et s’écria joyeusement :

 

– Pardieu, mon cher ami, je crois que nous sommes fous… C’est votre faute aussi ! Pourquoi m’avoir parlé de la mort de Jeanne d’Albret ? Pourquoi m’avoir forcé à évoquer cette agonie ? Quand j’y songe, mon esprit bat la campagne…

 

Il secoua rudement la tête.

 

– Ah ! oui, j’y suis. C’est ce costume noir qui est cause de tout… Eh bien, oui, mon cher, je me marierai en noir, je veux porter le deuil de la grande amie que je pleurerai toujours… Parlons d’autre chose, voulez-vous ?

 

– Volontiers, comte, dit le chevalier en essuyant la sueur froide qui mouillait ses tempes. Un dernier mot toutefois.

 

– Parlez, cher ami.

 

– C’est bien décidément demain que doit avoir lieu votre mariage ?

 

– Demain soir, à minuit, à Saint-Germain-l’Auxerrois… Mais vous êtes seul à le savoir.

 

– Et vous désirez que j’y assiste ?

 

– Mon bonheur ne serait pas complet si vous n’étiez là.

 

– Bon. Comment et à quelle heure entrerai-je dans l’église ?

 

– Trouvez-vous à onze heures à la petite porte qui donne sur le cloître… mais soyez seul.

 

– Très bien, mon cher comte !…

 

Et le chevalier songea :

 

« J’y serai avec quelques bonnes épées que je connais. Car je veux donner mon âme au diable si la douce Catherine ne cherche pas à faire assassiner son fils !… »

 

– Sortons, voulez-vous ? reprit Marillac. Je veux passer avec vous cette fin de journée. Nous entrerons en quelque guinguette du bord de l’eau, et nous viderons bouteille…

 

– Je ne demande pas mieux, car moi-même, je ne serais pas fâché de voir un peu ce qui se passe dans Paris. Avez-vous remarqué, mon cher comte, comme Paris a l’air fiévreux… on dirait que quelque orage se prépare, sinon dans le ciel, du moins sur terre…

 

– Non, je n’ai pas remarqué, mon ami. Que voulez-vous ? le bonheur est égoïste… mais une chose que je remarque parfaitement, c’est que vous, si gai tous ces jours-ci, vous êtes triste…

 

– Triste ? Non pas… mais inquiet.

 

Les deux amis étaient dehors. Il faisait un beau soleil, et, comme le gros de la chaleur était passé, la rue était pleine de gens endimanchés…

 

– Et le sujet de cette inquiétude ? demanda Marillac en prenant le bras du chevalier.

 

– Voici. Mon père a disparu depuis trois jours et je crains qu’il ne se soit jeté en quelque périlleuse aventure.

 

– Quoi ? Vous n’en avez aucune nouvelle ?

 

– Aucune. Mercredi soir, il est sorti de l’hôtel de Montmorency en disant au suisse que s’il n’était pas rentré au matin, c’est qu’il aurait entrepris un voyage. Quel peut-être ce voyage ? Et comment a-t-il pu sortir de Paris ? Je connais mon père, je sais son esprit entreprenant, et je le crois capable d’avoir franchi quelque porte, du moment qu’il était seul. Mais où peut-il être allé ?…

 

– C’est un homme d’une rare prudence et, sans aucun doute, vous avez tort de vous inquiéter.

 

– Je le sais. Aussi ne suis-je pas trop inquiet pour lui. Et d’ailleurs, s’il y eût eu un danger immédiat, il m’eût prévenu. Seulement, pendant qu’il travaillait de son côté, je travaillais du mien et son absence peut compromettre la réussite de mon plan.

 

– Voyons votre plan, fit Marillac.

 

– Je suis arrivé à séduire un sergent qui doit être de garde à la porte Saint-Denis mardi prochain. Il m’a promis de ne défendre que mollement le passage, pourvu que j’attaque avec vigueur. En outre, il s’arrangera pour que le pont-levis soit baissé au moment où je l’attaquerai… Je compte sur vous, mon cher ami.

 

– Très bien. Mardi, quelle heure ?

 

– Mais vers les sept heures du soir. Il y aura une voiture dans laquelle seront Loïse et sa mère, ainsi que le maréchal de qui j’ai pu obtenir qu’il ne se montrât pas. Nous serons une vingtaine…

 

– Bon. Je vous promets de vous en amener autant.

 

– Ah ! si mon père était là !…

 

– Il sera rentré d’ici mardi, sans doute… Mais que veut tout ce monde ?…

 

– Ma foi, dit le chevalier, les voilà qui se mettent à genoux ! …Avançons.

 

– Vous ne craignez pas d’être reconnu ?

 

– Bah ! par qui donc ?

 

– En voilà deux ! hurla à ce moment une voix qui fit tressaillir le chevalier.

 

Marillac et Pardaillan, tout en devisant, s’étaient heurtés à une foule qui entourait quelque chose devant la porte d’un couvent. Et cette foule criait :

 

– Miracle ! Noël !…

 

Les deux jeunes gens qui avaient continué à avancer jusqu’au moment où ils se trouvèrent devant la porte du couvent, au milieu de gens dont les uns entonnaient des cantiques, dont les autres, comme en délire, s’embrassaient sans se connaître, faisaient des signes de croix et se frappaient la poitrine. Puis tout ce peuple était tombé à genoux, tandis que Marillac et Pardaillan demeuraient debout.

 

Et comme les miracles de la chaudière étaient toujours un ordre du ciel d’avoir à occire quelques hérétiques, la foule, tout en s’agenouillant, clama d’une voix le cri qu’elle croyait être le plus agréable à tous les saints du paradis :

 

– Mort aux huguenots !…

 

C’est à ce moment que la voix en question cria :

 

– En voilà deux !…

 

Pardaillan reconnut aussitôt Maurevert qui le désignait spécialement. Maurevert était entouré d’une quinzaine de gentilshommes qui semblaient le considérer comme leur chef. Au signe qu’il fit, ils se précipitèrent sur le chevalier, l’épée à la main.

 

Déjà, la foule, furieuse, délirante, enveloppait les deux amis qui, serrés de près, étouffés, ne pouvaient même pas tirer leurs épées.

 

– Place ! place ! vociféraient les gentilshommes en essayant d’arriver jusqu’à leurs deux victimes.

 

Mais chacun, dans ce peuple, tenait à se distinguer. C’est pourquoi la foule ne s’ouvrit pas ; elle voulait massacrer elle-même les deux huguenots qui, la dague à la main, immobiles, contenaient encore par leur attitude les enragés qui les entouraient.

 

C’était cette seconde insaisissable où une multitude déchaînée s’excite elle-même par des cris avant de verser le sang…

 

Les deux jeunes gens échangèrent un regard ; ils semblaient se dire.

 

« Nous allons mourir là, mais avant de tomber, nous en découdrons bien quelques-uns ! »

 

– Tue ! tue ! vociférait Maurevert. Les huguenots à la hart[15] !…

 

Il y eut comme un vaste tourbillonnement de la foule ; des milliers de poings se levèrent…

 

Mais à ce moment, comme si un grand souffle eût abattu toute cette fureur, la foule retomba à genoux en criant :

 

__ Miracle !… Voici le saint !…

 

Le saint, c’était frère Lubin qui, ouvrant la porte du couvent après avoir échappé aux moines, apparaissait, les bras ouverts, la face rubiconde et, apercevant le chevalier de Pardaillan, s’en venait à lui, la larme à l’œil, en souvenir des innombrables fonds de bouteille dont Pardaillan l’avait gratifié à la Devinière.

 

– Ce digne chevalier ! Ce cher ami ! bégayait le moine qui passait à travers la foule prosternée.

 

Maurevert et ses acolytes le suivirent en troupe. Pardaillan et Marillac avaient profité de ce répit inespéré pour rengainer leurs dagues et mettre l’épée à la main.

 

Pardaillan ne se demanda pas pourquoi Maurevert se trouvait parmi cette masse de peuple et pour quelle besogne il était escorté de gentilshommes dont il en reconnut quelques-uns pour des fervents de la reine Catherine.

 

– Attention ! dit-il à Marillac, voici la meute… Voyez-vous à votre gauche cette encoignure sous l’auvent ?

 

– Je la vois, dit Marillac qui, de la pointe de son épée, menaçait déjà un de ses assaillants.

 

– Allons-y d’un bond. Là, nous pourrons tenir tête… Attention, vous y êtes ?

 

– J’y suis !

 

Les deux amis se fendirent ensemble : un double hurlement éclata ; deux des plus avancés tombèrent.

 

Marillac, alors, obéissant à la manœuvre indiquée, se rua vers l’encoignure, en fourrageant de l’épée ; la foule s’écarta avec des clameurs et se referma sur lui. Lorsque Marillac eut atteint son poste, il s’aperçut qu’il était seul ; il voulut s’élancer, mais il y avait autour de lui une muraille vivante, profonde, infranchissable…

 

– Pardaillan ! rugit-il.

 

Et il se jeta tête baissée sur la muraille vivante.

 

À ce moment, il fut saisi par derrière, paralysé, dans l’impossibilité de faire un mouvement, soulevé, entraîné, emporté dans l’intérieur du couvent.

 

Quant au chevalier, voici ce qui était arrivé.

 

Au moment où Lubin arrivait près de lui, l’un des gentilshommes qui escortaient Maurevert lui porta un coup de pointe. Ce fut alors qu’il se fendit à fond, et par un coup droit, traversa l’épaule de son adversaire. À l’instant où il se relevait et où il allait se jeter vers l’encoignure qu’il avait montrée à Marillac, le moine fut sur lui et l’enserra dans ses bras en bégayant :

 

– C’est donc vous… ah !… que je suis heureux… Venez boire…

 

D’une violente secousse, Pardaillan se débarrassa du moine qui alla rouler à terre en murmurant :

 

– L’ingrat !…

 

À ce moment, cent bras s’abattirent sur le chevalier ; son épée fut brisée ; en un instant, ses vêtements en lambeaux ; le chevalier voulut saisir sa dague : Maurevert l’enleva.

 

Alors on vit un spectacle inouï.

 

Désarmé, sanglant, le chevalier avait sur lui une masse humaine qui s’efforçait de l’écraser.

 

Et cette masse, il la soulevait, la secouait, la dispersait d’un formidable roulis des épaules ; elle se reformait, l’accablait ; il l’entraînait, roulait avec elle, se relevait, mordant, frappant de ses deux poings comme de deux béliers ; des gens ensanglantés tombaient autour de lui ; des hurlements effroyables, tout autour, éclataient dans la foule, tandis que le groupe frénétique attaché à lui luttait dans un silence farouche.

 

Presque assommé, du sang plein le visage et la bouche, Pardaillan, formidable, secouait la grappe humaine, comme le sanglier enfin coiffé peut secouer la meute.

 

Il soufflait d’un souffle rauque et bref.

 

Un brouillard flottait devant ses yeux. Il ne songeait plus à rien… à rien qu’à atteindre Maurevert qui, à dix pas, commandait la manœuvre, à le saisir, à l’étrangler avant de mourir.

 

Une clameur plus terrible retentit soudain :

 

Le chevalier venait de tomber une dernière fois et ne se relevait plus : à chacune de ses jambes, à chacun de ses bras, à sa poitrine, deux hommes, trois, quatre, toute une foule pesait.

 

Il ne remuait plus.

 

– Des cordes ! vociféra alors Maurevert.

 

Quelques secondes plus tard, Pardaillan, solidement lié, était emporté dans le couvent ; sur la chaussée, une dizaine de blessés étanchaient leur sang.

 

Et la foule, saisissant Lubin, le soulevait, transportée du délire des miracles, le portait en triomphe et l’acclamait. C’était le saint qui avait arrêté l’hérétique ! C’était le saint qui, rien qu’en l’enlaçant de ses bras, lui avait ôté sa force !

 

Le bruit de ces prodiges se propagea aussitôt ; toute la soirée, et jusqu’a une heure avancée de la nuit, des foules vinrent s’agenouiller devant le couvent et réclamaient la bénédiction du saint moine qui avait vengé Dieu d’avoir été bouilli.

 

D’heure en heure, Lubin se montrait et bénissait le peuple…

 

* * * * *

 

Maurevert était entré dans le couvent, et avait eu une assez longue conférence avec le prieur. À la suite de cette conférence, il s’était fait conduire dans la cellule où le comte de Marillac avait été enfermé. Il portait sous son bras l’épée du comte.

 

– Monsieur, dit-il en entrant, vous êtes libre, voici votre épée.

 

Marillac ne témoigna ni joie ni surprise. Il saisit froidement la lame qu’on lui tendait et la remit au fourreau.

 

– Monsieur de Maurevert, dit-il, j’espère que nous nous retrouverons, dans des conditions meilleures, c’est-à-dire à un moment où vous n’aurez pas pris la précaution de vous entourer de vingt spadassins pour attaquer deux hommes.

 

– Monsieur le comte, nous nous retrouverons quand il vous plaira, dit Maurevert en grondant.

 

– Après-demain matin, voulez-vous ?

 

– Soit.

 

– Dans les prés du passeur ?

 

– Le lieu et l’heure me conviennent ; mais laissez-moi vous dire, monsieur le comte, que je ne comprends pas la querelle que vous me faites au moment où je vous sauve la vie.

 

– Vous me sauvez la vie, vous ! fit Marillac avec un dédain qui fit pâlir Maurevert.

 

Le bravo eut un éclair de rage dans les yeux. Mais il se contint et reprit :

 

– C’est sans doute un grand honneur pour moi, mais cela est. Je suis arrivé devant le couvent à l’instant même où la foule furieuse de je ne sais quoi, allait se ruer sur vous. Avec mes amis, je vous ai pris et transporté ici. Sans moi, vous étiez donc mort, monsieur le comte.

 

Marillac avait écouté ces explications avec une attention étonnée.

 

– Monsieur, dit-il alors, s’il en est vraiment ainsi, je ne puis qu’être surpris. Je ne suis pas de vos amis, je crois…

 

– Eh ! avais-je besoin que vous fussiez mon ami pour essayer de vous tirer des mains de ces enragés ! Qui n’en eût fait autant à ma place ?… Et puis, je dois vous l’avouer, j’avais une raison secrète de me jeter à votre secours… bien que ce secours, pour plus de sûreté, se soit manifesté sous la forme d’une attaque.

 

– Quelle est cette raison, monsieur ?

 

– Le désir que j’ai d’être agréable à la reine mère, dit Maurevert en s’inclinant avec un respect outré.

 

Marillac tressaillit et pâlit. Déjà Maurevert continuait :

 

– Si je ne suis pas de vos amis, monsieur le comte, si nous nous sommes même un peu regardés de travers à la dernière fête du Louvre, je n’en ai pas moins l’insigne honneur d’être des amis de la reine. Et savez-vous ce que la reine m’a dit tout récemment, à moi et à quelques autres de ses fidèles ? Elle a dit, en propres termes, qu’elle vous considérait comme un parfait cavalier, qu’elle avait pour vous une véritable affection et qu’elle priait tous ses amis de vous protéger en toutes mauvaises occasions où vous pourriez vous trouver… Vous voyez, monsieur, qu’en accourant à votre aide, je n’ai fait en somme qu’obéir à ma reine, à qui je dois ma vie et mon sang, si elle en a besoin… elle ou ceux qu’elle aime !…

 

– La reine a dit cela ! s’écria Marillac d’une voix altérée.

 

– Ce sont ses augustes paroles que j’ai l’honneur de vous répéter, monsieur le comte. Aussi, tout en acceptant le rendez-vous que vous me faites l’honneur de me donner, je vous prie de me tenir pour votre très dévoué.

 

Maurevert, après s’être incliné, fit un pas pour se retirer.

 

– Attendez, monsieur ! dit Marillac.

 

Sombre, bouleversé, la voix tremblante, malgré tous ses efforts, Marillac reprit :

 

– Monsieur, les paroles que vous prêtez à Sa Majesté ont pour moi une importance de vie ou de mort. Me jurez-vous que la reine s’est bien exprimée ainsi en parlant de moi ?

 

– Je vous le jure, dit Maurevert avec une évidente sincérité. Je dois même ajouter que si les paroles de la reine étaient affectueuses, le ton l’était plus encore. Ce n’est un secret pour personne, monsieur le comte, que vous êtes fort avant dans les faveurs de Sa Majesté, et qu’elle vous destine un haut commandement dans l’armée que M. l’amiral va conduire aux Pays-Bas.

 

Un soupir qui ressemblait à un rugissement, gonfla la poitrine de Marillac.

 

– Ma mère ! ma mère ! balbutia-t-il au fond de lui-même. Serait-ce donc vrai ? Me serais-je donc trompé ?… Monsieur de Maurevert, reprit-il tout haut, je regrette de vous avoir mal accueilli.

 

– Tout le monde s’y fut trompé, monsieur le comte ! dit Maurevert avec un sourire.

 

– Adieu donc et merci. Veuillez, je vous prie, me conduire à M. de Pardaillan, afin que nous partions ensemble.

 

– M. de Pardaillan ?

 

–Oui. Qu’y a-t-il là qui vous étonne ?

 

– Monsieur le comte, je vous le répète : vous êtes libre. Mais quant à M. de Pardaillan, c’est autre chose, vu que M. de Pardaillan est rebelle, accusé de lèse-majesté et que c’est mon devoir de l’arrêter.

 

– Vous l’arrêtez ?

 

– C’est fait.

 

– De quel droit ? Êtes-vous donc officier des gardes ?

 

– Non, monsieur. J’ai simplement reçu un ordre d’avoir à me saisir de la personne de M. de Pardaillan, et j’étais justement à sa recherche quand j’ai eu l’honneur de vous rencontrer.

 

– Un ordre ! gronda Marillac. De qui ?

 

– De la reine mère !

 

Sur ce mot, Maurevert saluant une dernière fois le comte, sortit, laissant la porte ouverte. Marillac demeura un moment tout étourdi. Mais bientôt, se frappant le front, il murmura :

 

– Cette fois, je vais voir quelle peut être l’affection de la reine pour moi !… car je vais lui demander la vie et la liberté d’un homme qui l’a cruellement offensée…

 

Marillac sortit de la cellule, et se trouva dans un couloir en présence d’un moine qui le salua et lui dit :

 

– Monsieur le comte, je suis chargé de vous faire sortir du couvent par une porte de derrière.

 

– Pourquoi pas par la grande porte ?

 

– Écoutez, monsieur, fit le moine en souriant.

 

Marillac écouta. Au loin, vers la rue, il entendit une rumeur furieuse.

 

– Cela, reprit le moine, c’est la voix du peuple qui réclame sa victime. Et sa victime, c’est vous. Mais nous savons trop quelle serait la douleur de notre grande reine, s’il vous arrivait malheur… Venez donc, monsieur.

 

Marillac, sans plus d’observations, suivit le moine, qui le conduisit jusqu’à une petite porte donnant sur une ruelle solitaire.

 

Le comte prit aussitôt le chemin du Louvre.

XIV

LE TEMPLE


Si vite que Marillac eût pris sa course vers le Louvre, Maurevert y arriva avant lui. En effet, Maurevert était poussé par la haine, tandis que Marillac l’était par l’amitié. Les ailes de la haine sont plus rapides que celles de l’amitié.

 

Il paraît que Maurevert était attendu avec impatience dans cette partie du Louvre où se trouvaient les appartements de la reine mère. Car à peine le capitaine des gardes Nancey, l’eut-il aperçu, qu’il lui fit signe de le suivre et, le conduisant par un couloir privé, l’introduisit dans une antichambre où se trouvait la suivante florentine Paola, laquelle, à son tour, l’introduisit aussitôt dans le fameux oratoire.

 

Catherine de Médicis était là, écrivant fiévreusement ; elle avait devant elle un monceau de lettres déjà terminées et elle venait d’en commencer une nouvelle.

 

Car la reine écrivait toujours elle-même. Soit défiance naturelle et excessive jusque dans les sujets les plus insignifiants, soit besoin d’assouvir sa dévorante activité, elle n’eut jamais de secrétaire…

 

À l’entrée de Maurevert, elle leva la tête, fit un signe bref pour lui ordonner d’attendre et acheva la phrase commencée.

 

Maurevert avait bon œil.

 

Il essaya de démêler les suscriptions de toutes les lettres déjà cachetées que la reine avait rejetées sur la table, au hasard. Et il put constater que presque toutes ces lettres étaient adressées aux gouverneurs des provinces.

 

À ce moment, Catherine, levant brusquement la tête, surprit le regard de Maurevert.

 

– Vous essayez de savoir à qui j’écris ? demanda-t-elle.

 

– Madame… balbutia Maurevert.

 

– J’aime les gens curieux, reprit la reine avec cette rude bonhomie qu’elle affectait parfois. La curiosité est un signe d’intelligence. Je veux satisfaire la vôtre. Allez à cette fenêtre…

 

– Je supplie Votre Majesté de croire…

 

– Obéissez donc…

 

Maurevert alla à la fenêtre, tremblant et flairant quelque terrible surprise. Mais il se rassura en songeant :

 

« Bah ! elle a besoin de moi ! »

 

– Que voyez-vous dans la cour ? demanda Catherine.

 

– Je vois une trentaine de courriers de Sa Majesté, à cheval, prêts à partir.

 

– C’est bien, demeurez où vous êtes, reprit la reine qui, en même temps, frappa un timbre d’un coup de son petit marteau d’argent.

 

Un homme entra qui, stylé d’avance, saisit toutes les lettres cachetées, et sortit en toute hâte, sans avoir dit un mot. Deux minutes plus tard, Maurevert vit apparaître dans la cour le même homme. Il remit une lettre à l’un des courriers, et le courrier partit aussitôt à fond de train ; puis il passa au deuxième qui partit à son tour, puis au troisième… au bout de cinq minutes, tous les courriers étaient partis.

 

– La prochaine fois que vous verrez votre ami le duc de Guise, dit tranquillement Catherine, vous lui direz que vous avez vu partir mes courriers porteurs de dépêches pour chacun de nos gouverneurs. Vous ajouterez que chacune de ces dépêches donne l’ordre à nos gouverneurs de rassembler leurs troupes et de marcher sur Paris pour y arrêter les insensés qui ne craignent pas de conspirer contre le roi. Dans quelques jours, monsieur de Maurevert, soixante mille hommes marcheront sur Paris pour protéger le roi, ou pour le délivrer au cas où certains projets auraient déjà abouti… Quant à vous… voyons… que vais-je faire de vous ?

 

Maurevert sentit un long frisson lui courir le long des reins, comme si la hache du bourreau se fût levée sur son cou.

 

– Je suis perdu ! murmura-t-il.

 

Ses jambes vacillèrent. Il tomba sur ses genoux. Sa tête se pencha jusqu’à toucher le plancher.

 

Catherine le regarda un instant avec une sombre expression de doute, de mépris et de triomphe.

 

Elle avait d’ailleurs menti.

 

Ses lettres contenaient l’ordre aux gouverneurs d’arrêter tout courrier qui ne serait pas muni d’un sauf-conduit, tout fuyard venant de Paris, et de faire saisir tout huguenot dans une sorte de vaste rafle[16].

 

– Relevez-vous, monsieur, reprit la reine.

 

Maurevert obéit. Il était livide. Il cherchait vainement à rassembler ses idées.

 

– Si vous êtes franc, poursuivit Catherine, je vous donne vie sauve.

 

Un rugissement de joie souleva la poitrine de Maurevert. La reine ne le faisait pas saisir. La reine discutait encore avec lui. Donc la reine avait besoin de ses services. Donc il était sauvé.

 

– Où en est la conspiration de M. de Guise ? demanda froidement Catherine de Médicis.

 

– Madame, répondit enfin Maurevert en faisant un effort surhumain pour assurer sa voix, je jure sur le Christ que je n’ai pas conspiré.

 

– Et qui vous dit que vous conspirez ! fit la reine avec un terrible accent de mépris. Allons donc, monsieur de Maurevert, pour conspirer, il faut être quelqu’un ! Seulement, vous n’êtes pas sans avoir écouté autour de vous. Que savez-vous ?

 

– Eh bien, madame, on espère que Sa Majesté le roi ne voudra pas prendre contre les hérétiques les mesures nécessaires.

 

– Et alors ?

 

– Alors, madame, comme Paris est en pleine fermentation, on en profitera pour se faire désigner par la noblesse, par la bourgeoisie et par le peuple, comme le capitaine général des catholiques…

 

– Et alors ?…

 

– C’est tout, madame ! fit Maurevert avec une admirable expression d’étonnement et de sincérité.

 

– Vous mentez, monsieur de Maurevert.

 

– Madame, sur le chevalet de torture, je ne pourrais dire plus. Je ne sais rien au-delà de ce que je viens de vous révéler. Cependant… je pense… mais c’est une simple supposition.

 

– Dites toujours.

 

– Je pense que, maître de Paris, capitaine général des forces catholiques, on en profiterait peut-être, si les circonstances étaient favorables… pour mener directement Sa Majesté le roi…

 

– Est-ce que vraiment il ne sait rien ? songea la reine.

 

Maurevert maintenant s’était repris. Son visage était redevenu impénétrable.

 

– Monsieur, dit tout à coup la reine, vous avez rendu plus d’un service, et vous en rendrez d’autres sans doute.

 

– Ma vie appartient à Votre Majesté : qu’elle en dispose !

 

– Je vous pardonne, dit Catherine. Quant au duc de Guise, s’il veut être capitaine général, il le sera. J’aime les emportements de sa foi. Elle va jusqu’à le faire conspirer pour… imposer au roi ses volontés. Je pense comme lui. Et pour l’aider à convaincre le roi, je fais venir à Paris une armée complète. Alors, nous verrons. Guise et moi, nous compterons. Quant à vous…

 

Elle le fixa de son regard aigu.

 

Maurevert soutint l’examen avec le courage suprême du désespoir.

 

Il comprit que s’il faiblissait, s’il donnait un signe de terreur, il allait être saisi, porté jusqu’à la chambre de torture…

 

– Quant à vous, continua Catherine en traçant quelques mots sur un parchemin, voici ce que je puis faire pour vous.

 

Maurevert essayait ardemment de lire de loin.

 

« L’ordre de m’envoyer à la Bastille ? » songeait-il.

 

La reine lui tendit le papier : c’était un bon de cinquante mille livres sur la cassette de la reine mère.

 

Un frémissement de joie secoua Maurevert qui s’inclina avec respect, mais sans exagération.

 

– Décidément, il ne sait rien, pensa Catherine qui avait suivi attentivement l’effet de sa générosité… L’heure approche, continua-t-elle ; vous allez, mon cher monsieur, aller vous poster chez le chanoine Villemur, avec votre ami… cet ami dont vous me parliez.

 

– Mais madame, fit Maurevert, cet ami est déjà payé, déjà à son poste. Et les cinquante mille livres que Votre Majesté veut bien m’octroyer…

 

– Sont pour vous dédommager d’un injuste soupçon, fit Catherine avec son plus charmant sourire, et aussi pour vous récompenser des nouvelles que vous m’apportez. Le miracle ?

 

– Le miracle est fait, madame, dit Maurevert en reprenant tout son aplomb. Le peuple, autour du couvent, crie Noël, le moine Lubin est porté en triomphe, l’eau de la chaudière s’est changée en sang, comme plus de vingt mille personnes pourraient en témoigner.

 

– Admirable !… Vous êtes précieux, monsieur.

 

– Oh ! madame, soyons juste. C’est le prieur qui a tout fait. Le prieur, et aussi un certain frère Thibaut.

 

– Ainsi, le peuple crie au miracle ?

 

– Oui, madame, et chacun sait d’ailleurs que les miracles de chaudière sacrée sont toujours le présage de quelque bonne pendaison d’hérétiques. Aussi ai-je commencé par en saisir deux qui, justement, passaient à ma portée. Seulement, j’ai rendu la liberté à l’un d’eux.

 

Une expression de surprise et d’inquiétude se peignit sur le visage de la reine.

 

– Celui à qui j’ai rendu la liberté, continua Maurevert, celui que je crois bien avoir sauvé des mains de la foule furieuse, c’est un d’importance… Mais j’ai cru remarquer que Votre Majesté le tenait en estime… C’est celui qu’on appelle le comte de Marillac.

 

La reine n’eut pas un tressaillement. Elle demeura souriante, presque indifférente. Mais Maurevert eût frémi d’épouvante s’il avait pu entendre le rugissement du cœur de cette mère. Sans la moindre émotion, elle, dit très simplement :

 

– Vous avez bien fait d’épargner M. de Marillac ; il est de mes amis… Et l’autre ?

 

– L’autre, madame !… Daigne Votre Majesté me permettre de lui rappeler une promesse qu’elle a bien voulu me faire ?

 

– Laquelle ? dit la reine étonnée.

 

– Madame, je porte au visage une marque ineffaçable. Tant que je n’aurai pas vengé d’effroyable manière l’insulte…

 

– Ce coup de fouet ? dit la reine.

 

– Oui, madame, fit Maurevert en grinçant des dents. On dirait, en effet, un coup de cravache… Eh bien, madame, l’homme que j’ai pris devant le couvent, c’est celui qui m’a marqué !

 

– Le chevalier de Pardaillan !

 

– Oui, Majesté…

 

– Ah ! décidément, songea Catherine en frémissant de joie, c’est un homme admirable que ce Maurevert !

 

– Madame, reprit le bravo, j’ose vous rappeler que vous m’avez donné cet homme pour en faire ce que bon me semblerait…

 

– Où est-il ? demanda Catherine.

 

– Enfermé dans une cellule du couvent.

 

– Et où voulez-vous le mettre ?

 

– À la Bastille, si Votre Majesté m’en donne l’ordre.

 

Catherine parut réfléchir quelques instants. Il fut impossible à Maurevert de savoir si la prise du chevalier lui causait une joie, une satisfaction quelconque.

 

– Et que voulez-vous faire de ces deux hommes ? reprit-elle tout à coup.

 

– Votre Majesté a dit : ces deux hommes ? fit Maurevert étonné.

 

– Oui, l’autre… le père, le vieux truand a été pris chez M. le maréchal de Damville qui m’en a fait prévenir : il est au Temple. M. le maréchal, pour des raisons que j’ignore, m’a demandé un ordre d’avoir à questionner le vieux diable à quatre. M. le maréchal veut assister lui-même à la question. Mais tout cela est assez grave, en somme. Aucun jugement n’a été pris… J’avoue que je suis assez surprise de l’attitude du duc de Damville ; il veut faire là un métier qui n’est pas le sien… Ah ! est-ce que, par hasard, le Pardaillan posséderait des secrets précieux ?

 

– Que Votre Majesté m’en donne l’ordre, et je saurai bien lui arracher ces secrets.

 

– Vous comprenez, moi, je n’ai aucun sujet de haine contre ce Pardaillan auquel vous en voulez tant…

 

– Le chevalier a insulté Votre Majesté en plein Louvre…

 

– Ce n’est pas bien sûr qu’il ait eu pensée de m’offenser. Et ce jeune homme a d’ailleurs rendu un grand service au roi en sauvant un jour sa cousine d’Albret qu’il tira d’une fort mauvaise situation. Hélas ! pauvre reine de Navarre !… Cela ne l’a pas empêchée de mourir… c’est un grand malheur… Il eût été si facile de s’entendre avec elle ! Ce n’est pas comme ce M. de Coligny qui est vraiment intraitable ! À quelles extrémités en sommes-nous réduits !…

 

Maurevert eût vainement entrepris de suivre la pensée tortueuse de la reine. Il était, d’ailleurs, trop occupé de sa propre haine et tremblait que le chevalier ne lui échappât.

 

La reine reprit avec un soupir.

 

– Je vous ai donné ces deux hommes, je ne m’en dédirai pas. Il faudrait donc, pour bien faire, les mettre ensemble ?… Et puisque le vieux se trouve au Temple, c’est donc au Temple que nous enverrons le jeune ?

 

En même temps, elle signait un ordre d’arrestation.

 

– Ah ! madame, au Temple ou à la Bastille, peu importe, pourvu que je les tienne… surtout le chevalier !

 

– Et vous dites que vous vous chargeriez de les questionner ?

 

– Oui, madame. Et cela suffira à ma vengeance, dit Maurevert avec une sinistre expression qui ne laissa aucun doute à Catherine.

 

– Prenez-les donc, dit la reine en tendant l’ordre d’arrestation.

 

Maurevert s’en empara avidement, et s’inclinant :

 

– Votre Majesté me donne-t-elle congé ? fit-il d’une voix tremblante.

 

– Un moment, Maurevert. Quand comptez-vous appliquer la question à vos deux ennemis ?

 

–Dès tout à l’heure, madame. Le temps de faire transférer le chevalier au Temple, et de faire prévenir le tourmenteur juré.

 

– Qui ne voudra instrumenter qu’en présence des juges !

 

– C’est vrai ! fit Maurevert atterré.

 

– À moins qu’il n’ait un ordre positif ! reprit la reine.

 

Et elle écrivit rapidement quelques mots sur un papier qu’elle tendit à Maurevert.

 

C’était un ordre d’avoir à appliquer la question ordinaire et extraordinaire aux deux Pardaillan, dans la prison du Temple, le samedi 23 août, à dix heures du matin.

 

– Il faudra donc que j’attende jusque-là ! grinça Maurevert.

 

– Eh ! mon cher monsieur, j’ai patienté plus que vous, moi. Qu est-ce que cinq jours ? Car nous sommes à dimanche soir…

 

– C’est vrai. Que Votre Majesté me pardonne.

 

– Un dernier mot. Je ne veux personne dans la chambre des questions ; personne que vous et le maître bourreau. Est-ce entendu ?

 

– Votre Majesté peut se rassurer.

 

– Et vous me rapporterez fidèlement les aveux de ces deux hommes ?

 

– Je vous le jure madame !

 

– C’est bien. Maintenant, sachez une chose, monsieur. C’est que je vous donne la vie de ces deux hommes, contre la vie de M. de Coligny que m’a promise… votre ami. Donc il faut que d’ici samedi au plus tard…

 

– Dès demain matin, madame, mon ami prendra position dans le cloître Saint-Germain-l’Auxerrois…

 

Catherine sourit. Et qui l’eût vue sourire à ce moment eût vraiment cru qu’elle convenait d’une partie de plaisir avec un des mignons de son fils d’Anjou.

 

Maurevert se retira la tête en feu, la gorge sèche, avec une joie effroyable dans le cœur.

 

– Voilà qui se dessine, murmura Catherine de Médicis… Monsieur l’amiral, dites un pater et un ave, si toutefois vous savez vos prières… Quant à ces deux spadassins, je saurai quel secret Damville voulait leur arracher… il y a justement dans la chambre des tortures du Temple un cabinet noir où je serai à merveille pour tout voir et tout entendre.

 

À ce moment, Paola, la suivante florentine, entra et dit :

 

– Madame, M. le comte de Marillac est dans vos antichambres qui s’entretient vivement avec M. de Nancey.

 

Le sourire de la reine demeura figé sur ses lèvres.

 

– Et que veut-il, ce cher comte ?

 

– Je crois qu’il prie le capitaine de demander pour lui une audience immédiate à Votre Majesté.

 

– Eh bien, va dire qu’on peut l’introduire.

 

Et son sourire se fit plus doux encore, plus paisible, d’une expression plus sereine, tandis qu’elle grondait :

 

– Que ne puis-je te faire arrêter, toi aussi. Ce serait si simple !… Oui … mais s’il parlait !… Non, non… Patience, patience… encore un jour !… Si je le tuais maintenant, d’ailleurs, cette pécore d’Alice serait capable… Allons donc ! je les tiens tous les deux ! ne gâtons rien !… Bonjour, mon cher comte… on me dit que vous désirez m’entretenir, et vous le voyez, je remets à plus tard les affaires de l’État pour vous recevoir sur le champ.

 

En effet, Marillac venait d’entrer.

 

La reine écarta de la main les lettres qui étaient devant elle.

 

Le comte, pâle, agité, violemment ému, s’approcha sur un signe qu’elle lui adressa.

 

– Voyons, reprit celle-ci, qu’êtes-vous venu me demander ?…Si tout est prêt pour la cérémonie de demain soir ? Ne craignez rien, ami, j’ai trop de souci de votre bonheur…

 

Marillac fléchit le genou.

 

– Votre Majesté, dit-il d’une voix tremblante, me comble d’une telle bienveillance que je serais ingrat de douter… Non, madame, ce n’est pas de moi qu’il s’agit. Je suis venu demander grâce.

 

– Grâce ? fit la reine avec étonnement.

 

– Ou plutôt justice. Un de mes amis vient d’être saisi. Un ami madame ! Un frère ! Le plus dévoué, le plus charmant gentilhomme : esprit étincelant, cœur tendre, courage indomptable, voilà l’homme…

 

– Il suffit, comte, dit la reine avec émotion. Il suffit que vous aimiez cet homme pour que je lui veuille tout le bien que je vous veux à vous-même. Son nom ?

 

– Hélas, madame ! Il a eu le malheur de vous déplaire à deux reprises différentes ; une première fois, dans une entrevue qu’il eut avec vous au Pont-de-Bois, dans cette même salle où j’eus, moi, le bonheur de vous connaître ! Une deuxième fois, au Louvre, dans le cabinet de Sa Majesté le roi…

 

– Comte, dit Catherine de sa voix mélancolique, tant de gens m’ont déplu… je tâche à les oublier… quand on me connaîtra mieux, on ne cherchera plus à me déplaire.

 

Marillac jeta un regard ardent sur la reine.

 

– C’est le chevalier de Pardaillan, dit-il.

 

La reine parut chercher un instant dans sa mémoire, puis frappant ses deux mains l’une contre l’autre :

 

– Ah ! oui !… Eh bien, j’avais complètement oublié ce jeune homme à qui je me souviens maintenant d’avoir offert d’entrer à mon service. Et vous dites qu’il est arrêté ?

 

– Oui, madame. Et je viens vous prier de lui rendre la liberté. Je me porte garant que le chevalier n’a rien pu entreprendre ni contre le roi ni contre Votre Majesté. Si une prière était insuffisante, je crois que le roi de Navarre en personne n’hésiterait pas à intervenir en faveur de mon noble ami… mais j’ose espérer, madame, que ma supplique…

 

– Vous avez raison, mon cher comte. Un mot de vous peut faire autant, sinon plus, qu’une parole du roi de Navarre.

 

Ces mots prononcés avec un accent de rude franchise produisirent dans l’esprit de Marillac la plus bienfaisante impression.

 

– Nancey ! appela la reine en frappant de son marteau.

 

Le capitaine des gardes apparut bientôt.

 

– Nancey, demanda la reine, êtes-vous au courant de l’arrestation d’un jeune gentilhomme, le chevalier de Pardaillan ?

 

– Oui, madame. C’est ce cavalier qui, arrêté une première fois, s est évadé de la Bastille.

 

– Qui a donné l’ordre ? dit Catherine en fronçant le sourcil.

 

– Sa Majesté le roi. Je crois que ce jeune homme est accusé rébellion. En tout cas, on sait qu’il a résisté par deux fois aux soldats du roi.

 

– Ah ! madame, s’écria Marillac, je vais vous dire en quelles circonstances…

 

– Chut ! fit la reine. C’est bien, Nancey.

 

Le capitaine se retira.

 

– Mon cher enfant, reprit alors Catherine, je vais vous donner une preuve de… ma bienveillance… telle que mes fils Henri et François pourraient seuls en attendre de moi… Demeurez ici jusqu’à mon retour.

 

Marillac s’inclina profondément. Il tremblait. Un bouleversement se faisait dans son esprit. La conviction, entrait en lui profonde, indéracinable, que la reine avait pour lui une affection profonde, affection de mère. Il se reprochait ses soupçons comme un crime.

 

Coupable ? criminelle ? hypocrite ? cette femme qui le regardait avec une pareille douceur, qui lui parlait avec cette agitation que lui seul pouvait comprendre ! Cette reine puissante, altière, jalouse de son autorité, qui, sur la simple demande d’un pauvre gentilhomme comme lui, entreprenait sans hésiter, sans réfléchir, de sauver un rebelle !

 

Et il n’était pas jusqu’à cette confiance illimitée de la reine qui ne lui inspirât une gratitude dont se gonflait son cœur, confiance que la soupçonneuse, Catherine n’eût peut-être pas témoignée au roi lui-même.

 

En effet, la reine le laissait seul ! Et là, devant lui, se trouvaient les lettres qu’elle écrivait, secrets d’État, sans aucun doute !

 

Ah ! plutôt que d’essayer de lire, plutôt que de jeter un regard sur ces secrets augustes, il se fût aveuglé sur l’heure !

 

Catherine demeura absente une demi-heure pendant laquelle elle ne perdit pas de vue un instant le comte de Marillac.

 

Un seul point demeurait obscur dans l’esprit du comte.

 

Maurevert lui avait déclaré que Pardaillan était arrêté par ordre de la reine-mère.

 

Or la reine paraissait avoir oublié jusqu’au nom du chevalier !

 

Nancey affirmait que l’ordre venait du roi.

 

Simples contradictions, après tout ! Et puis, qu’était-ce que cette obscurité imperceptible dans la grande clarté radieuse qui jaillissait des paroles, du regard, de toute l’attitude de Catherine !

 

Soudain, celle-ci rentra : elle rayonnait.

 

– Nous avons cause gagnée ! fit-elle gaiement.

 

– Ah ! madame, murmura Marillac d’une voix que l’émotion rendait sourde, quand donc Votre Majesté me demandera-t-elle ma vie !… Ainsi, mon ami… le chevalier… de Pardaillan… il est libre ?

 

– J’ai la parole du roi. J’avoue que je ne lui ai pas arrachée sans peine. Il paraît que votre ami conspire avec M. le maréchal de Montmorency…

 

– Lui !… Ah ! madame, tenez, puisque l’occasion s’en présente, laissez-moi vous dire ce que le maréchal…

 

– Silence, comte… Ce ne sont pas là mes affaires, et puis si M. de Pardaillan a quelque chose à me dire au sujet du maréchal, il me le dira lui-même.

 

– Comme vous êtes une grande reine ! fit Marillac avec une expression de tendresse qui eût désarmé Catherine si un sentiment humain eût encore eu prise sur elle.

 

– Hélas ! dit-elle en haussant les épaules, je suis simplement une femme qui a souffert, et la douleur, mon cher comte, est la bonne école de l’indulgence… Je ne veux pas savoir si votre ami conspire ou non. Je veux savoir seulement qu’il est votre ami. Dites-lui que vos amis sont les miens. Dites-lui que s’il a quoi que ce soit à me demander pour lui-même ou pour le maréchal, je le recevrai après-demain matin, à dix heures, lorsque le roi aura achevé de l’interroger…

 

– Sa Majesté désire donc interroger le chevalier ?

 

– Oui ! j’ai pu obtenir cette énorme dérogation à toutes les procédures. Au lieu d’être interrogé par un juge, votre ami le sera par le roi… et si ses réponses sont satisfaisantes, s’il explique pourquoi il demeure renfermé dans l’hôtel de Montmorency… on le tiendra quitte de tout le reste, c’est-à-dire de la triple affaire du Louvre, du cabaret incendié et de la bataille rue Montmartre.

 

– Ah ! madame, s’écria Marillac radieux, l’explication est des plus simples ! Pardaillan et le maréchal ne demandent qu’à quitter Paris… si vous saviez !… il n’y a sous tout cela qu’une affaire d’amour…

 

– Eh bien, mon cher comte, trouvez-vous après-demain matin au lever du roi, et vous emmènerez vous-même votre ami. Mais répétez-lui bien que je voudrais le voir.

 

– Madame, il ne quittera pas le Louvre sans avoir déposé à vos pieds l’hommage de son dévouement, de sa reconnaissance, et…

 

Marillac allait ajouter, songeant aux soupçons de Pardaillan :

 

– De ses remords…

 

Il se retint, de crainte que le mot ne parût avoir trait à cette conspiration dont on parlait, et il acheva :

 

– Quant à moi, ma vie vous appartient.

 

Un éclair flamboya dans les yeux de Catherine. Mais Marillac ne vit pas cet éclair, qui l’eût épouvanté, penché qu’il était devant la reine.

 

– Adieu, comte, dit celle-ci. À demain soir, d’abord… dans Saint-Germain-l’Auxerrois… puis, au Louvre, après-demain matin…

 

Le comte sortit enivré.

 

Il se rendit à pied jusqu’au couvent. Comme il y arrivait, un cavalier en sortait, montait à cheval et disparaissait dans la direction du Louvre. Le comte demanda à être introduit auprès de l’abbé, ou tout au moins auprès du prieur. Ce fut le prieur qui le reçut au parloir.

 

– Monsieur, demanda-t-il – et ce terme fit faire la grimace au révérend prieur – y a-t-il inconvénient à ce que vous me disiez si M. le chevalier de Pardaillan est encore dans votre couvent ?

 

– Aucun inconvénient : ce jeune homme est encore ici. Il devait être transféré à la Bastille. Mais je viens de recevoir un ordre du Louvre, qui m’enjoint de le garder jusqu’à mardi matin dans la meilleure chambre du couvent : je lui ai cédé la mienne, c’est tout ce que je pouvais faire.

 

– Et, mardi matin, qu’arrivera-t-il ? demanda Marillac palpitant.

 

– J’ai ordre de remettre ce jeune homme en liberté, en lui disant simplement que le roi veut lui parler à son lever et qu’une auguste personne compte sur son honneur de gentilhomme pour…

 

– Il ira ! Je vous en réponds, moi ! s’écria Marillac transporté. Mais, dites-moi, mon digne monsieur, ne pourrais-je voir le chevalier quelques instants ?

 

Le prieur réfléchit :

 

– Monsieur, dit-il, je n’y verrais pour ma part aucun obstacle. Mais je n’ai reçu aucun ordre à ce sujet. Mettez-vous à ma place… Vous avez été arrêté tous deux aujourd’hui, vous voici libre. Votre compagnon le sera mardi matin. Il y a dans tout cela quelque chose qui me dépasse, et je me demande si on n’a pas voulu vous séparer… Alors, vous comprenez ?

 

Oui, oui, fit Marillac en souriant… Je n’insiste pas. Du moins, vous pouvez dire au chevalier que je serai ici mardi matin pour l’accompagner au Louvre.

 

– Oh ! quant à cela, chose facile, dit le prieur avec bonhomie. La commission sera faite dans cinq minutes.

 

Le comte salua et se retira, l’âme ravie…

 

Et pourtant il sentait peser sur lui une indéfinissable angoisse qui ressemblait vaguement à de la terreur.

 

C’est la joie, s’affirma-t-il. Voyons, récapitulons tout mon bonheur. Demain matin, c’est le mariage du roi Henri à Notre-Dame. Bon. Après cela, je suis libre. Je demande un congé jusqu’au moment de l’entrée en campagne. Demain soir, à minuit… ma mère, oui, ma mère elle-même daigne conduire mon Alice à l’autel, et un prêtre m’unit enfin à celle qui est toute ma vie… Un prêtre ! Bah ! je puis bien faire cela pour ma mère !… Et puis, j’ai l’exemple du roi sous les yeux… Bon ! Après-demain matin, je vais prendre Pardaillan, je le conduis au Louvre, j’obtiens pour le maréchal et sa famille une autorisation de franchir les portes… Nous partons tous !… Ah ! ma mère ! qui m’eût dit, il y a quelques mois, que je vous devrais tant de bonheur !

 

Il faisait nuit noire.

 

Des groupes silencieux traversaient les rues. Il y avait dans les profondeurs obscures de Paris des rumeurs inaccoutumées…

 

« Les Parisiens se préparent aux grandes fêtes qui commenceront demain ! songea Marillac. »

 

* * * * *

 

Le prieur avait menti en disant que le chevalier se trouvait encore dans son couvent ; depuis plus d’une heure déjà, une escorte de vingt cavaliers commandée par Maurevert était arrivée : le chevalier tout ligoté avait été porté dans une voiture fermée. Et la voiture s’était élancée au galop, entourée par les cavaliers.

 

Elle s’arrêta devant la prison du Temple.

 

Le vaste enclos conservait encore à cette époque le nom qu’il avait reçu jadis au temps où les moines-soldats qu’on appelait des Templiers l’avaient habité. Il se nommait Ville neuve du Temple, comme s’il eût été une ville dans la ville.

 

Pourtant, depuis plus de deux siècles, les Templiers avaient été exterminés, et les chevaliers de Malte qui les avaient remplacés s’étaient dispersés depuis longtemps.

 

La plupart des bâtiments tombaient en ruine dès cette époque.

 

Il ne restait plus guère de solide que la vieille tour où deux cent vingt ans plus tard, Louis XVI devait être enfermé avant d’être conduit à l’échafaud.

 

Vers 1802, les murailles de l’enclos achevèrent d’être abattues.

 

Et en 1811, ce fut la tour elle-même qui fut démolie : de tout ce sombre passé inscrit sur les pierres noires, il ne resta plus que l’ineffaçable souvenir des drames qui s’étaient joués là.

 

Quant à l’emplacement du vieux Temple, on sait qu’un vaste marché s’y est élevé. Ce marché disparaît ou va disparaître, et bientôt des maisons neuves vont s’élever sur l’enclos des Templiers, dont il ne restera plus que le nom jusqu’à ce qu’un conseil municipal quelconque efface ce nom lui-même.

 

Ainsi les choses du passé, par successives poussées, entrent dans le néant définitif comme les feuilles de la forêt sont lentement refoulées dans le sol jusqu’à ce qu’elles se désagrègent et deviennent de l’humus.

 

En 1572, la tour du Temple servait déjà de prison. Et déjà même, François Ier l’avait employée à cet usage.

 

Mais elle avait aussi une autre destination – et ceci est important pour la suite de notre récit.

 

Elle servait de coffre-fort ; Catherine y avait déposé son trésor particulier, qu’elle fit ensuite transporter au nouvel hôtel de la reine. Mais le trésor royal de la couronne y demeura. Cet exemple fut, par la suite, suivi par quelques rois qui y établirent des cachettes compliquées. Ainsi les oubliettes qui avaient dévoré de malheureux prisonniers devinrent des cavernes pleines d’or et d’argent.

 

Donc, prison et trésorerie, voilà ce qu’était la tour du Temple à l’époque que nous essayons d’évoquer.

 

Autour de cette haute bâtisse carrée dont chaque angle se hérissait d’une tourelle terminée par un toit conique, il y avait une atmosphère d’épouvante.

 

Quant aux prisonniers qu’on y enfermait, c’étaient en général des prisonniers d’État, des gens qui avaient surpris quelque secret, des gentilshommes qui avaient peut-être regardé le roi en face, enfin des êtres dangereux.

 

Le Temple avait son gouverneur, sa garnison, commandée par un capitaine, sa chambre de torture, ses cellules convenablement aménagées, ses cachots, ses souterrains, ses oubliettes, enfin tout ce qui constituait une bonne prison comme celles de la Bastille, du Châtelet, de Notre-Dame, du Louvre, etc.

 

Le gouverneur s’appelait Marc de Montluc ; c’était le fils de ce Blaise de Montluc qui, en Guyenne, tailla les huguenots avec tant d’ardeur qu’on l’appela le Boucher royaliste, et qui a laissé des Commentaires où il se vante lui-même avec une terrible naïveté des horreurs qu’il accomplit.

 

Quant à Marc de Montluc, digne fils d’un tel père, il avait la tournure et l’âme d’un geôlier. C’était un homme de trente-cinq ans, cheveux roux en broussaille, encolure de taureau, visage flétri par les vices, regard sanglant – une belle brute qui ne s’apaisait que devant un flacon de vin ou devant une fille.

 

D’ailleurs, il faut être juste : il ne recherchait pas les vins rares, et pourvu que son gobelet fut plein dès qu’il l’avait vidé, il s’inquiétait peu de la qualité du contenu ; quant aux filles, il ne leur demandait ni la grâce ni la beauté, l’impudeur excessive était la vertu qu’il recherchait en elles. Il les prenait n’importe où, et la plupart des ribaudes de la cour des Miracles avaient défilé dans sa chambre où l’orgie avait élu domicile.

 

Le vieux Blaise de Montluc avait servi sous le connétable de Montmorency, d’abord, puis sous le maréchal de Damville. Et c’était à Damville qu’il avait recommandé son fils. Le maréchal lui avait obtenu cette fonction de gouverneur du Temple en se disant que peut-être un jour il aurait besoin d’une créature dans cette prison, au cas où il y serait enfermé…

 

Lorsque Damville se fut emparé du vieux Pardaillan, il l’expédia donc tout droit au Temple : il se méfiait de la Bastille dont le gouverneur Guitalens, bien que de ses amis, ne lui semblait pas assez énergique.

 

Puis il rendit compte de sa capture à la reine Catherine et s’en prévalut naturellement comme d’un grand service.

 

Le maréchal se réservait de questionner lui-même le vieux routier.

 

Son plan devait être renversé par Maurevert qui, ayant capturé le chevalier de Pardaillan, fut chargé par Catherine de procéder à l’opération de la question. On a vu que la reine avait l’intention d’assister, cachée, à cette opération.

 

On a vu, en outre que la reine avait fixé au samedi 23 août, dans la matinée, la torture des deux Pardaillan.

 

Et cette torture qui devait être la vengeance de Maurevert, elle l’avait présentée au bravo comme la récompense de l’assassinat de Coligny.

 

Maurevert donnait un cadavre à la reine. La reine lui en donnait deux. C’était royalement payé.

 

Depuis l’instant où il avait été transporté dans le couvent, le chevalier n’avait pas ouvert les yeux. Il songeait. Le visage immobile, un pli d’ironie au coin des lèvres, il attendait le coup mortel. Car il ne doutait pas que Maurevert ne fût décidé à le tuer.

 

« Je voudrais bien savoir pour quel compte ce Maurevert m’assassine. Je ne crois pas qu’il ait gardé rancune du coup d’épée à revers dont je le souffletai ; il n’en a gardé que la marque. Voyons, qui me fait tuer ? La grande Catherine ? Peut-être ! Pourquoi ? Parce que j’ai refusé de lui tuer son fils. Pauvre ami ! je crois que nous allons mourir ensemble… Au fait, le duc d’Anjou n’est peut-être pas étranger à ce qui m’arrive là ?… Quand je pense que je le traitai de laquais ! Hum, c’était dur… À moins que le duc de Guise et M. de Damville… pourquoi ? Parce que je sais leur secret ?… Que d’ennemis ! Il faut avouer qu’il m’était difficile d’échapper à une pareille meute ! Qu’ai-je donc à trembler ? Eh bien, Loïse épousera le comte de Margency, voilà tout ! »

 

Il fit un violent effort pour briser ses liens en se raidissant, en s’arc-boutant sur la tête et les pieds. Les cordes tinrent bon et il retomba en soufflant fortement.

 

Et toutes les fois que ce nom de Loïse revînt dans son triste monologue, le même effort le tordit dans un spasme impuissant.

 

Une dizaine d’hommes entrèrent tout à coup. Pardaillan rouvrit les yeux voulant regarder en face ses assassins. À sa grande surprise, il ne vit pas Maurevert, et ceux qui venaient d’entrer se contentèrent de le soulever et de l’emporter jusqu’à une voiture où il fut jeté tout ligoté. Au bout de vingt minutes, il comprit que la voiture passait sur un pont-levis. Puis il entendit le bruit grinçant d’une porte qu’on referme. Puis on le tira de sa prison roulante, et il reconnut qu’il était dans la cour du Temple. Il vit Maurevert qui causait avec un homme de haute taille, fort comme un hercule. Derrière cet homme, vingt gardes étaient alignés. Près de lui, deux geôliers portaient des flambeaux, car il faisait nuit.

 

– Monsieur de Montluc, disait Maurevert, vous êtes responsable de ces deux hommes jusqu’à samedi.

 

« Deux hommes ? se demanda le chevalier. Pourquoi jusqu’à samedi ?… Deux hommes ! Ah ! oui, Marillac… »

 

– C’est bon, monsieur de Maurevert, dit le gouverneur en riant ; j’en aurai tellement soin qu’ils ne voudront jamais me quitter. J’en réponds donc jusqu’à samedi. Et alors, samedi ?…

 

– Lisez ceci, dit Maurevert en tendant à Montluc un papier.

 

– Ah ! ah ! ricana le gouverneur. Question ordinaire…

 

– Et extraordinaire, monsieur de Montluc.

 

Le chevalier frissonna longuement.

 

– Pour samedi, à dix heures, bon !

 

– Prévenez le tourmenteur juré pour dix heures, dit Maurevert.

 

– Et les fossoyeurs pour midi ! acheva Montluc avec son rire épais d’ivrogne.

 

Alors toute cette vision disparut, la cour noire, la face rouge du gouverneur, les torches, les gardes… Saisi par cinq ou six geôliers, il fut entraîné dans l’antre formidable et sombre de la Tour carrée.

 

On monta un escalier. Une porte fut ouverte. Le chevalier fut rapidement délié, puis poussé dans une sorte de cachot ; la porte se referma.

 

– Bonsoir, messieurs ! dit une voix que le chevalier reconnut pour celle de Montluc.

 

« Pourquoi messieurs ? » se demanda-t-il.

 

À ce moment, quelqu’un le saisit à pleins bras, quelqu’un qu’il ne put reconnaître dans la profonde obscurité. Mais ce quelqu’un l’ayant embrassé en poussant force soupirs, finit par dire d’une voix rauque de douleur :

 

– Toi !… Toi ici !… Toi dans cet enfer !

 

– Mon père ! s’écria le chevalier qui eut une seconde de joie intense.

 

Et tendrement, il serra à son tour le vieux routier dans ses bras.

 

– Nous sommes perdus, cette fois, reprit Pardaillan père. Pour Moi, le mal n’est pas grand. Mais toi ! toi, mon pauvre chevalier !…

 

– Bon ! Vous saviez bien que notre destinée était de mourir ensemble !

 

– Et vous aurez satisfaction, ricana derrière la porte la voix de Maurevert. C’est grâce à moi, messieurs, que vous êtes ici dans la même chambre ; c’est grâce à moi que vous subirez la même torture ; c’est grâce à moi que vous mourrez ensemble ! Voilà votre coup de cravache payé !… Remerciez-moi, et bonsoir !… Samedi, à dix heures du matin, nous reprendrons la conversation, avec le bourreau en tiers.

 

– Misérable ! hurla le vieux routier en se jetant sur la porte, qu’il secoua frénétiquement.

 

Le chevalier n’avait pas bronché.

 

Cette fois, d’ailleurs, il entendit des pas qui s’éloignaient.

 

– Viens ! reprit Pardaillan en prenant son fils par la main. Viens t’asseoir, mon pauvre enfant…

 

Et comme il connaissait le cachot qu’il habitait depuis quelques jours, il conduisit le chevalier dans un coin où se trouvait entassée de la paille, à la fois siège et couchette des habitants de ce lieu sinistre.

 

Le chevalier allongea sur la paille ses membres endoloris par la pression des cordes. Le premier moment de joie instinctive passé, il éprouvait maintenant une douleur plus accablante qu’au moment où il avait été arrêté. Vaguement, sans se le dire, il avait compté sur son père pour sauver Loïse ! Lui mort, le vieux serait encore là pour protéger la jeune fille et la mettre en sûreté. Voilà les calculs qui avaient donné à ce cœur généreux la force de regarder la mort en face.

 

Tout était fini ! Le vieux Pardaillan était prisonnier comme lui.

 

Et alors, une nouvelle angoisse vint le saisir à la gorge, et cela lui parut si amer qu’il lui sembla qu’il allait mourir à l’instant.

 

Quoi ! Son père ! Il allait le voir torturer sous ses yeux ! Il allait entendre les horribles cris du pauvre vieux qu’il avait tant aimé ! Il allait voir ses membres se tordre et panteler sur le chevalet !…

 

Le chevalier éclata en sanglots. Il saisit dans ses bras la tête vénérée au vieux routier.

 

– Ô mon père ! bégaya-t-il… mon pauvre père !…

 

Pardaillan demeura tout saisi, tout bouleversé d’entendre pleurer son fils.

 

C’était la première fois !…

 

Oui ! Si loin qu’il remontât dans sa vie, jamais il n’avait vu pleurer le chevalier… Lorsque, tout enfant, il lui était arrivé de le corriger d’une taloche – bien rare du reste – le petit lui tournait le dos après l’avoir fièrement regardé, mais il ne pleurait pas !… Plus tard, lorsqu’après de longues années passées ensemble sur les routes à travers les mêmes aventures et les mêmes périls, il s’était décidé à partir seul de Paris, il avait bien surpris dans l’œil du chevalier, quelque chose comme une humide buée… mais il ne pouvait dire qu’il eût réellement pleuré ! Lorsque le jeune homme éperdu d’amour avait eu cette conviction que sa Loïse ne serait jamais à lui, il n’avait pas pleuré encore !

 

Ces larmes brûlantes qui tombaient sur ses cheveux blancs lui causèrent une inexprimable sensation d’étonnement douloureux.

 

– Jean, dit-il d’une voix basse et tremblante, Jean, mon fils, je cherche vainement dans mon cœur des paroles de consolation… Comme tu dois souffrir, mon pauvre enfant !… Si jeune, si beau, si brave… Si je pouvais mourir deux fois, et que cela suffise aux misérables… mais non ! c’est à toi qu’ils en veulent… ils ne m’ont pris que pour t’atteindre plus sûrement… Pleure, mon petit Jean, pleure avec ton vieux père qui se maudit de n’avoir que des larmes à t’offrir dans ce suprême moment… pleure ta jeune existence brisée…

 

Le chevalier fit un effort, refoula ses sanglots et répondit :

 

– Mon vénéré père, vous vous trompez. Je mourrai sans faiblir et saurai faire honneur à votre nom.

 

– C’est, donc ta petite Loïse que tu pleures ?

 

– Non, mon père… Loïse m’aime… je le sais… et mourir avec cette certitude, voyez-vous, c’est mourir avec le paradis dans le cœur… Mais tenez, ne parlons plus de ce moment de faiblesse que je viens d’avoir… conservons toutes nos forces pour l’instant… où…

 

Le chevalier ne put achever et se mordit violemment les lèvres. Le vieux Pardaillan s’était levé et, habitué déjà à l’obscurité, arpentait furieusement le cachot.

 

– Chevalier, grondait-il, je ne suis qu’un sot ! De m’être fait prendre ainsi, alors que je croyais prendre, je n’en reviens pas. Si je n’avais pas commis la folie d’aller me jeter dans la gueule du loup, je serais libre, et fût-ce même en mettant le feu à cette vieille tour, je te délivrerais !

 

Il raconta alors comment il s’était rendu à l’hôtel de Mesmes, croyant y trouver le maréchal seul et le forcer à se battre avec lui. De son côté, le chevalier raconta la scène du couvent. Enfin, brisé de fatigue, le jeune homme finit par s’endormir et sommeilla quelques heures…

 

Quand il ouvrit les yeux, il constata qu’une sorte de faux jour éclairait assez le cachot pour qu’on pût y voir.

 

Sa première idée fut d’examiner soigneusement la porte, puis l’étroite lucarne par où passait la lumière. Le vieux routier le laissa faire en secouant la tête. Lorsque le chevalier eut achevé son inspection, il se tourna vers son père.

 

– Ce que tu viens de faire, dit celui-ci, je l’ai fait pendant la première journée de mon emprisonnement. Et voici ce que j’ai pu apprendre : si nous parvenions à ouvrir la porte – et il faudrait pour cela dix à quinze jours de travail – nous tomberions dans un couloir qui n’a qu’une issue, laquelle est gardée par une trentaine d’arquebusiers…

 

– N’importe, mon père !… Mieux vaudrait, après tout, mourir d’une arquebusade.

 

– C’est juste ; mais nous n’avons plus que quatre jours pour exécuter un travail qui en demanderait huit à des gens travaillant en pleine lumière, avec des outils. Et note qu’au premier bruit, la sentinelle dont tu entends les pas donnerait l’alarme.

 

– Et la lucarne ? fit le chevalier avec un calme terrible.

 

– Regarde. Il faudrait desceller trois ou quatre de ces blocs cimentés pour arriver jusqu’aux barreaux, et alors, il faudrait desceller les barreaux eux-mêmes, et alors il faudrait descendre dans la cour toujours pleine de gardes…

 

– N’y a-t-il donc aucun moyen ? aucun espoir ?…

 

– Aucun moyen d’évasion, dit le vieux routier. Et quant à l’espoir, il ne nous en reste qu’un : celui de ne pas trop souffrir en mourant et de ne pas faire une trop vilaine grimace.

 

* * * * *

 

Avant de quitter le Temple, revenons pour quelques instants à cette violente figure de Montluc que nous n’avons fait qu’entrevoir. Après avoir fait conduire son nouveau prisonnier dans son cachot et souhaité à Maurevert qui se retirait toutes sortes de prospérités, le gouverneur du Temple était rentré dans son appartement. L’arrivée de Maurevert l’avait surpris en plein dîner : le prisonnier dûment verrouillé, Montluc reprenait tout simplement son dîner où il l’avait laissé.

 

– À boire ! fit-il en se laissant lourdement tomber dans le fauteuil en chêne sculpté.

 

La salle à manger était vaste et riche. Des dressoirs en chêne, des aiguières d’étain poli pour se laver les mains, de belles vaisselles à fleurs, des flambeaux d’argent donnaient à cette salle une apparence de bourgeoisie cossue. Mais tout était en désordre. Il y avait de la poussière sur les vaisselles, et on avait négligé depuis longtemps de gratter la cire qui avait coulé le long des flambeaux. Les dressoirs étaient salis de taches, il y avait des toiles d’araignée aux solives du plafond.

 

Au milieu de cette salle se trouvait une table bien éclairée, chargée de venaisons diverses et surtout de flacons de toutes dimensions. Trois couverts étaient mis : celui de Marc de Montluc et ceux de deux jeunes femmes qui, en le voyant rentrer, lourd et pesant comme un homme qui ne veut pas tituber, se hâtèrent de remplir son gobelet, vaste récipient d’étain qui contenait une demi-pinte.

 

Ces deux femmes étaient à peine vêtues ; leurs seins nus débordaient de leurs corsages ouverts ; elles avaient les cheveux dénoués et le visage peint. Elles étaient jolies, malgré la flétrissure de la débauche ; c’étaient deux fortes gaillardes, telles que les aimait Montluc, l’une rousse, d’un roux ardent comme une bête fauve, l’autre brune, avec une magnifique chevelure d’Espagnole. Ces deux femmes étaient des ribaudes…

 

La rousse se nommait tout simplement la Roussotte, et elle-même ne se connaissait pas d’autre nom.

 

La brune s’appelait Pâquette.

 

Toutes deux étaient douces, inoffensives, très bêtes, même pas fières de la splendeur un peu fanée de leurs chairs, dociles, passives, et enfin très honnêtes, attendu que contre la somme d’argent qui leur était dévolue, elles faisaient les plus louables efforts pour plaire à l’inconnu qui, pour une heure, devenait leur seigneur et maître.

 

Marc de Montluc vida d’un trait le large et profond gobelet qui venait de lui être présenté, puis il répéta :

 

– À boire ! J’ai l’enfer dans la gorge.

 

– Ce doit être ce jambon, observa la Roussotte.

 

– Ou plutôt les épices de ce quartier de chevreuil, riposta Pâquette déjà jalouse.

 

– Quoi que ce soit, j’enrage, mes mignonnettes, j’enrage de soif et d’amour.

 

– Buvez donc, monseigneur ! dirent ensemble les deux ribaudes qui, saisissant chacune un flacon, se mirent à verser en même temps dans le fameux gobelet ; ce que voyant, Montluc éclata d’un tel rire que les vaisselles en tremblèrent.

 

Ce repas, cette orgie plutôt, fut ce qu’il devait être. Montluc qui était déjà ivre lorsque Maurevert était arrivé, eut de plus en plus soif. Les ribaudes, à force de boire, se firent bacchantes. Vers dix heures, elles avaient fini par laisser tomber les robes légères qui les couvraient encore ; elles étaient entièrement nues, et Montluc, faune formidable, s’amusait dans son énorme gaieté à les porter toutes les deux à bras tendus, la Roussotte, à cheval sur le bras droit, Pâquette, à cheval sur le bras gauche. Puis il s’amusa encore à les envoyer au plafond comme des balles et à les recevoir dans ses bras. Elles riaient, écorchées d’ailleurs et toutes contuses. Pâquette avait une plaie au front. La Roussotte saignait du nez. La gaieté de Montluc devenait du délire. Parmi les vaisselles brisées, les flacons renversés, il imagina alors de lutter contre les deux ribaudes.

 

– Si je suis vaincu, hurla-t-il, je vous promets une récompense rare. Tête et ventre ! La reine mère en serait jalouse !

 

La lutte commença aussitôt. Les deux ribaudes attaquèrent le colosse. Les trois nudités s’étreignirent en des enlacements furieux et formèrent un groupe cynique dont les attitudes furent des chefs-d’œuvre d’insolente impudeur.

 

Le mâle se laissa terrasser, accablé de baisers, de morsures et de coups de griffe, remplissant la salle du tonnerre de son rire.

 

– Voyons la récompense ! crièrent en chœur la Roussotte et Pâquette.

 

– La récompense, bégaya Montluc, ah ! oui…

 

– Est-ce ce beau collier que vous nous fîtes voir ? demanda Pâquette.

 

– Non, par le diable, c’est mieux que cela !

 

– Doux Jésus ! s’écria la Roussotte, cette ceinture toute en soie bleue passementée d’or ?

 

– Mieux encore, fit l’ivrogne en cherchant à rassembler ses idées, je veux… vous mener… écoutez, mes brebis…

 

– Voir les baladins ! s’écrièrent les ribaudes en frappant des mains.

 

– Non… voir torturer…

 

La Roussotte et Pâquette se regardèrent inquiètes, dégrisées, un peu pâles.

 

Montluc asséna sur la table un coup de poing qui renversa un flambeau.

 

– À boire ! dit-il. Je veux… vous mener… à la question… vous verrez le chevalet… et comme on enfonce… les coins… ah ! ah !… ce sera beau, par saint Marc ! Il y aura deux questionnés… ils n’en sortiront pas vivants, à boire !

 

– Qu’ont-ils fait ? demanda Pâquette en frissonnant.

 

– Rien, dit Montluc.

 

– Sont-ils jeunes ? vieux ? gentilshommes ?

 

– Un vieux… monsieur de Pardaillan… et un jeune… monsieur de Pardaillan… le père et le fils…

 

Les deux ribaudes firent le signe de croix.

 

Lorsque le rire de Montluc se fut apaisé, la Roussotte demanda :

 

– Et quand verrons-nous appliquer la question, monseigneur ?

 

– Quand ? fit Montluc. Ah ! voilà… Attendez…

 

Un travail confus se fit dans la cervelle épaissie de l’ivrogne. Une lueur de raison lui fit entrevoir les conséquences que pourrait avoir pour lui la fantaisie qui venait de lui passer par la tête. Il risquait sa place, un procès peut-être !…

 

Et, pourtant, il ne voulait pas se rétracter, avoir l’air de reculer…

 

Une idée soudaine l’illumina, et comme la question devait être appliquée le samedi matin, il bredouilla :

 

– Dimanche, mes brebis… venez dimanche… à la première heure… n’oubliez pas… dimanche !…

XV

LA REINE MARGOT


Ce lundi matin 18 août de l’an 1572, dès huit heures, les cloches de Notre-Dame se mirent à sonner à toute volée ; les cloches des églises voisines ne tardèrent pas à répondre, en sorte que bientôt, dans l’air pur et léger de la claire matinée d’été, ce fut un vaste vacarme des voix de bronze qui mugissaient, toutes joyeuses.

 

Dans toutes les rues de Paris, bourgeois et gens du peuple marchaient par bandes nombreuses, les femmes traînant après elles des gamins qui trottinaient ; des marchands allaient de groupe en groupe, offrant des échaudés, des oublies, des flans, des pâtés chauds, toutes bonnes choses qui se débitaient rapidement, les ménagères ayant ce matin-là déserté leurs cuisines et comptant déjeuner en plein air.

 

Des cris, des interpellations, des rires éclataient dans ce peuple et cela prenait une grande rumeur de fête.

 

Mais il y avait on ne sait quoi de mauvais dans ces rires, de menaçant dans ces physionomies.

 

Et la menace se précisait lorsqu’on remarquait que la plupart des bourgeois, au lieu d’avoir endossé le pourpoint de drap des dimanches portaient la cuirasse de buffle ou de fer et s’appuyaient sur des pertuisanes.

 

Beaucoup d’entre eux portaient une arquebuse sur l’épaule.

 

On eût dit que toute cette foule courait aux remparts pour défendre la ville, comme si elle eût été attaquée par les Espagnols.

 

Il n’en était rien, cependant : cette foule menaçante allait assister à l’un de ces magnifiques spectacles gratuits dont nos modernes cavalcades, parodies et caricatures ne peuvent donner aucune idée.

 

Ce matin-là, en effet, devait se célébrer dans Notre-Dame le mariage d’Henri de Béarn et de Marguerite de France que, dans le Louvre, Charles IX appelait déjà la reine Margot.

 

Chaque rue était ainsi transformée en un fleuve qui coulait avec des murmures et des grondements ; et tous ces fleuves allaient se jeter dans le même océan humain dont les vagues déferlaient sur le parvis Notre-Dame.

 

Là, à chaque instant, s’élevaient des grandes clameurs irritées.

 

En effet, quatre compagnies avaient, pendant la nuit, pris position sur le parvis et empêchaient la foule d’approcher des marches qui montaient au grand porche central de l’église. La double haie de soldats, hérissée d’arquebuses et de hallebardes, se continuait ensuite, hors le parvis, jusqu’à la porte du Louvre qui était tournée vers Saint-Germain-l’Auxerrois.

 

Il en résultait que les groupes du peuple, en arrivant au parvis, le trouvaient déjà occupé par une foule entassée qui s’était formée par les alluvions successives des fleuves d’hommes coulant de tous les points de Paris vers ce lac central.

 

Les nouveaux arrivés poussaient pour avoir une place.

 

Ceux qui étaient déjà installés résistaient : de là des remous terribles, des bagarres, des hurlements.

 

À neuf heures, il eût été impossible, même à un enfant, de se faufiler sur le parvis, et les rues avoisinantes elles-mêmes regorgeaient d’une multitude tumultueuse.

 

Seul restait libre le long ruban de route que la double haie de gens d’armes traçait depuis le porche de Notre-Dame jusqu’au pont-levis du Louvre. Encore cette haie menaçait-elle à chaque instant de se rompre, en sorte que les soldats, sur plus d’un point, faisaient face à la foule qu’ils menaçaient de la pointe de leurs hallebardes.

 

Par moments, il y avait des silences subits, d’une inquiétante lourdeur ; puis des clameurs éclataient, on ne savait pas pourquoi ; dans tous les groupes, on s’entretenait de choses menaçantes ; il se trouvait bien par-ci par-là des femmes qui causaient de la toilette que porterait Madame Marguerite et qui était, disait-on, un miracle de richesse ; ou encore, de la somptuosité des carrosses de cérémonie… mais vite, on revenait partout au double sujet qui tenait au cœur des Parisiens.

 

Le premier, c’était le grand miracle qui avait eu lieu la veille.

 

Des milliers de personnes affirmaient avoir vu la chaudière pleine de sang… le sang de Jésus ! Il s’en trouvait qui avaient assisté au miracle lui-même : la transmutation de l’eau en sang ; d’autres, mais ceux-là trouvaient des incrédules, juraient qu’ils avaient pu toucher maître Lubin, le saint ! Chacune de ces affirmations était accompagnée de signes de croix et on faisait remarquer que Dieu désirait, sans aucun doute, un carnage d’hérétiques.

 

Le deuxième sujet dont on s’entretenait ardemment, avec force jurons et signes de croix, c’était la question de savoir si le roi de Béarn et ses damnés acolytes les huguenots, entreraient dans Notre-Dame. Quelques-uns faisaient bien remarquer qu’il fallait que le roi entrât, s’il voulait se marier, mais le plus grand nombre jurait que le maudit n’oserait pénétrer dans le lieu saint.

 

On en concluait généralement qu’il faudrait le traîner de force dans Notre-Dame, afin qu’il pût faire amende honorable.

 

Telles étaient les dispositions de la foule, lorsque les canons du Louvre se mirent à tonner.

 

Il y eut alors à la surface de cette masse humaine, une sorte de houle qui se propagea du parvis jusqu’aux rues voisines, les cous se tendirent, des cris de femmes à demi étouffées retentirent, mais furent couverts par une clameur énorme, d’une sauvage expression, qui fut comme le hurlement d’une armée de loups furieux.

 

– Vive la messe !… La messe !… À la messe, les huguenots !…

 

Presque aussitôt, de nouvelles compagnies d’archers et d’arquebusiers, renforcèrent la haie des gens d’armes qui avait maintenant un quadruple rang de chaque côté.

 

Les bourgeois vociférèrent.

 

Il fut évident qu’on ne pourrait atteindre les huguenots ainsi protégés. Mais il fut évident aussi que cette foule savamment portée au suprême degré de l’exaspération, deviendrait terrible si par malheur on la laissait se déchaîner !

 

La laisserait-on se déchaîner ? Serait-ce ce matin-là ! Nul n’eût pu le dire encore…

 

Mais la manœuvre militaire qui, pour le moment, mettait les huguenots hors d’atteinte, exaspéra la multitude. Et cette exaspération éclata en violents murmures contre le roi ; qu’on accusait tout haut de protéger les hérétiques et d’empêcher l’holocauste formellement réclamé par le miracle de la chaudière.

 

– Il nous faut un capitaine général !…

 

Ce cri, qui traduisait si bien la pensée des bourgeois armés, courut de bouche en bouche, se fortifia, s’enfla.

 

– Guise ! Guise ! Guise, capitaine général !

 

– Vive la messe !

 

– À la messe les huguenots !

 

Ces vociférations s’entrecroisaient maintenant, plus violentes, et se fondaient en une vaste clameur que couvraient mal les mugissements des cloches et du canon.

 

Tout à coup, il y eut pourtant une accalmie ; vingt-quatre hérauts à cheval, magnifiquement vêtus de drap d’or, les armoiries royales brodées en bleu sur la poitrine, les chevaux caparaçonnés de longues housses flottantes, débouchaient sur six rangs, le coude haut, la trompette à bannière armoriée levée au ciel, et sonnaient une fanfare bruyante.

 

– Les voilà ! les voilà !…

 

Ce cri, pour un instant, fit taire toutes les clameurs, et les haines éparses se résorbèrent en curiosité.

 

Le cortège royal déroulait sa pompe vraiment imposante, et des applaudissements éclatèrent même.

 

Immédiatement après la fanfare des hérauts, parut une compagnie des gardes à cheval, commandés par M. de Cosseins ; c’étaient tous des cavaliers de haute taille, montés sur de lourds chevaux normands, étincelants d’acier et de broderies, formant un de ces somptueux spectacles guerriers qui produisent sur la foule des impressions si profondes.

 

Puis venait le grand maître des cérémonies dont le cheval était tenu en bride par deux valets, et qui précédait une centaine de seigneurs, tous de l’entourage du roi de France.

 

Des acclamations saluaient au passage les seigneurs qui s’étaient rendus populaires soit par leur magnificence, soit par leurs hauts faits pendant les guerres contre les huguenots.

 

Mais un grand silence tomba sur le parvis, tandis que les rues avoisinantes demeuraient houleuses : le carrosse du roi venait d’apparaître. Charles IX, sous son grand manteau royal, grelottait de fièvre ; il avait été pris par une de ses crises au moment de sortir du Louvre. Il avait une figure d’ivoire, et ses yeux, sous ses sourcils froncés, avaient un regard de fou. Ce fut une sinistre apparition qui passa dans un grand frisson de défiance. Près de lui, Henri de Béarn, très pâle aussi et pourtant souriant, considérait le peuple avec inquiétude, ne voyant autour de lui que des visages hostiles et des yeux menaçants.

 

Dans un vaste carrosse entièrement doré, traîné par huit chevaux blancs, on vit alors Catherine de Médicis et Marguerite de France : la vieille reine rutilante de diamants, toute raide dans une robe de lourde soie qui semblait taillée dans le marbre, glaciale, hautaine et, semblait-il, attristée par la cérémonie qui se préparait ; sa fille Margot, radieuse de beauté, indifférente à ce qui se passait, un pli d’ironie au coin des lèvres.

 

La reine mère était à droite et, de ce côté-là, retentirent des hurlements forcenés de :

 

– Vive la messe ! Vive la reine de la messe !

 

Marguerite était assise à gauche et, sur la gauche du carrosse, ce furent des ricanements qui éclatèrent.

 

– Bonjour, madame, cria une femme ; votre mari a-t-il été à confesse, au moins ?

 

Le carrosse passa dans un rire énorme ; mais aussitôt après les vingt-quatre voitures qui contenaient les princes du sang, c’est-à-dire Henri, duc d’Anjou, et François, duc d’Alençon, et la duchesse de Lorraine, deuxième fille de Catherine, puis les dames d’atour, les demoiselles d’honneur, parurent divers personnages que la foule accueillit par un tonnerre de vivats :

 

C’étaient le duc de Guise, le maréchal de Tavannes, le maréchal de Damville, le duc d’Aumale, M. Goudé, le chancelier de Birague, le duc de Nevers, et une foule de gentilshommes, tous dans des carrosses d’une fabuleuse richesse, tous vêtus de costumes d’une réelle splendeur : plumes blanches, aigrettes de diamant et de rubis, colliers étincelants, pourpoints de satin chatoyant, épées incrustées de pierreries, tout cela jetait des feux et soulevait l’enthousiasme.

 

Puis, tout aussitôt, les hurlements reprirent :

 

– À la messe ! à la messe !

 

Les huguenots apparaissaient à leur tour en des costumes non moins riches, mais plus sévères que les catholiques.

 

On ignore qui avait ainsi ordonnancé la marche du cortège. Mais cette séparation très nette entre les gentilshommes catholiques et protestants, le soin qu’on avait eu de placer les huguenots à la fin, à part quelques-uns comme Coligny et Condé qui occupaient leur rang naturel, permirent à la multitude mille suppositions, dont la plus essentielle était qu’on avait voulu mortifier les hérétiques.

 

Ils passèrent très fiers, dédaignant de répondre aux quolibets, aux plaisanteries, aux insultes.

 

Sur les marches de l’église, deux ou trois cents des plus enragés cette foule, avaient pris place et se tenaient dans une position solide d’où les gens d’armes n’essayèrent même pas de les expulser.

 

Or, au fur et à mesure que le cortège défilait, les personnages de chaque carrosse pénétraient sous le grand porche, où l’archevêque et son chapitre se trouvaient réunis pour accueillir les deux rois, la reine et la fiancée.

 

Dans ce groupe que nous venons de signaler, se trouvaient Crucé, Pezou et Kervier, toujours inséparables.

 

Les gentilshommes du roi qui se trouvaient à cheval, avaient formé un demi-cercle autour du porche, de façon à dessiner une nouvelle barrière renforçant la barrière de hallebardiers et d’arquebusiers.

 

Charles IX et Henri de Béarn, précédés du grand maître des cérémonies de ses acolytes et de douze hérauts à pied sonnant de la trompette, entrèrent les premiers dans Notre-Dame.

 

Le moine Salviati, envoyé spécial du pape, s’avança à la rencontre du roi et, fléchissant à demi le genou, lui offrit l’eau bénite dans une aiguière d’or, en lui disant que cette eau avait été apportée par lui de Rome et prise au bénitier de Saint-Pierre.

 

Charles IX trempa ses doigts dans l’aiguière, puis, comme s’il eût craint de faire affront à Notre-Dame en dédaignant son eau bénite, il recommença l’opération en trempant sa main dans le bénitier de l’église.

 

Et il se signa lentement, jetant un regard oblique sur Henri.

 

Le chef des huguenots comprit que tous les yeux étaient fixés sur lui, et qu’on attendait qu’il fît le signe de croix…

 

– Mon cousin, s’écria-t-il à demi-voix, que voilà donc une superbe assemblée d’évêques. Béni par un aussi grand nombre de saints, mon mariage ne peut manquer d’être heureux.

 

En parlant ainsi, le Gascon gesticulait gravement avec sa main, de façon qu’on pût à la rigueur admettre qu’il s’était signé. Charles IX sourit faiblement et se dirigea vers son trône.

 

Le cortège, peu à peu, s’entassa dans l’énorme nef qui, dans le scintillement des milliers de cierges, dans le cadre immense des tentures brodées qui tombaient du haut des voûtes, dans la clameur des cloches, des chants solennels et des trompettes, présenta alors un spectacle d’une magnificence inouïe.

 

Au dehors, les vociférations éclataient à ce moment plus menaçantes, et le bruit du peuple, semblable au bruit de l’Océan par les heures de tempête, faisait frissonner Charles IX qui, livide, écoutait :

 

– Vive Guise ! Vive le capitaine général !…

 

Voici ce qui se passait :

 

Les huguenots, au nombre d’environ sept cents gentilshommes, venaient de mettre pied à terre devant le grand porche.

 

Mais au lieu d’entrer dans l’église, ils s’étaient arrêtés, silencieux, ou formant des groupes qui causaient entre eux à voix basse, sans paraître entendre les hurlements.

 

– À la messe ! à la messe ! vociféra Pezou.

 

– Les maudits ne veulent pas entrer ! rugit Kervier.

 

– Ils y entreront bientôt malgré eux ! tonna Crucé d’une voix éclatante.

 

Cette menace directe provoqua un délire d’enthousiasme dans le groupe qui occupait les marches, tandis qu’au loin la foule, ne sachant de quoi il s’agissait, riait en criant :

 

– Les damnés huguenots sont à la messe ! Vive la messe !…

 

Seuls trois huguenots avaient pénétré dans l’église. Le premier, c’était l’amiral Coligny, qui avait dit tout haut :

 

– Ici, ce ne peut être un champ de bataille comme un autre…

 

Et le vieux politique était entré en redressant sa haute taille, et en se plaçant près du roi de Navarre, comme s’il eût vraiment marché à la bataille.

 

Le deuxième, c’était le jeune prince de Condé qui, se penchant vers l’oreille du Béarnais, avait murmuré :

 

– La pauvre défunte reine m’a enjoint de ne vous quitter jamais, ni au camp, ni à la ville, ni à la cour.

 

Le troisième, c’était Marillac.

 

Marillac ignorait s’il était dans une église et à quelle cérémonie il assistait. Marillac ne savait qu’une chose : c’est que depuis deux jours, en témoignage de son affection et pour avoir le droit de la protéger, la reine mère avait reçu Alice de Lux parmi ses filles d’honneur.

 

Alice devait donc être dans Notre-Dame ; il y entra. Il fût entré en enfer. Il la vit en effet.

 

Elle était tout près de la reine, à poste tel que seule une grande faveur soudaine et inexpliquée pouvait faire concevoir qu’Alice eût cette place dans une pareille cérémonie. Elle était habillée de blanc. Elle était toute pâle. Ses yeux étaient baissés. Elle parut à Marillac mille fois plus adorable.

 

Dans la lueur des cierges, en cette attitude de modestie charmante qui la faisait trembler, elle était toute virginale…

 

« À quoi pense-t-elle ? » songeait-il en la dévorant des yeux.

 

Alice, à ce moment, songeait ceci :

 

« Ce soir. Oh ! ce soir, à minuit, j’aurai enfin la lettre ! l’infernale lettre qui me faisait la serve de Catherine ! Ce soir, je serai libre, ah ! libre… ô mon amant, comme je vais t’aimer… nous partirons, demain, dès la première heure… et le bonheur, enfin, commencera pour moi. »

 

Ainsi, en cette matinée où elle croyait toucher à la liberté, c’est-à-dire à l’amour, au bonheur, Alice n’avait pas une pensée pour le pauvre petit être abandonné, pour son fils, pour Jacques Clément !

 

Jeanne de Piennes fut une admirable mère, elle ne fut que mère. Alice de Lux ne fut qu’amante…

 

La reine Catherine était assise à gauche du maître-autel, sur un trône un peu plus bas que celui du roi, placé à droite. Autour d’elle, ses filles d’honneur préférées sur des sièges en velours blanc, brochée d’or. Derrière elle, c’était une grande tenture de velours bleu parsemé de fleurs de lis.

 

Derrière cette tenture, nul ne pouvait voir un moine qui se tenait debout dans l’ombre : c’était l’envoyé du pape, Salviati. Il était à demi penché vers la reine qui semblait très attentive à lire dans son livre d’heures, magnifique missel enfermé dans une reliure d’or ciselé.

 

– Vous partirez aujourd’hui même, disait Catherine du bout des lèvres.

 

– Et que dois-je rapporter au Saint-Père ? Que vous faites la paix avec les hérétiques ? Que leur chef et roi naturel est entré à Notre-Dame sans se signer ? Que le roi de France a mis dix mille hommes sur pied pour protéger les huguenots ? Dites, madame, est-ce cela que je dois rapporter ? Et que vous assistez impuissante, bienveillante peut-être, à la conquête lente et sûre du royaume de France par la Réforme ?

 

Catherine, répondit :

 

– Vous rapporterez au Saint-Père que l’amiral Coligny est mort !

 

Salviati tressaillit.

 

– L’amiral ! fit-il. Le voilà là, à trente pas de nous, plus hautain que jamais.

 

– Combien de jours vous faut-il pour atteindre Rome ?

 

– Dix jours, madame, si j’ai des nouvelles intéressantes…

 

– Eh bien ! L’amiral sera mort dans cinq jours.

 

– Et qui le prouvera ? demanda rudement le moine.

 

– La tête de Coligny que je vous enverrai, répondit Catherine sans émotion.

 

Salviati, tout cuirassé qu’il fût contre la pitié, ne put s’empêcher de frissonner. Mais déjà Catherine ajoutait :

 

– Vous direz donc au Saint-Père que l’amiral n’est plus. Dites-lui aussi qu’il n’y a plus de huguenots à Paris.

 

– Madame !…

 

– Qu’il n’y a plus de huguenots en France ! termina Catherine d’une voix funèbre.

 

En même temps, elle s’agenouillait sur son prie-Dieu et se prosternait. Salviati avait lentement reculé en passant une main sur son front. Il regagna sans être remarqué la place que le cérémonial officiel lui désignait. Mais alors, chacun put observer que l’envoyé de Sa Sainteté Grégoire XIII était pâle comme un mort.

 

Nul, disons-nous, n’avait remarqué son manège, excepté toutefois une personne qui paraissait plongée dans la plus évangélique méditation, mais qui, manœuvrant son spirituel regard à droite et à gauche, ne perdait pas un détail de ce qui se passait autour d’elle.

 

Et cette personne, c’était l’épousée elle-même – la sœur de Charles IX, la fille aînée de Catherine.

 

Savante, sceptique, supérieure à son époque, capable de soutenir une conversation suivie en latin et même en grec, éprise de littérature, de mœurs faciles, Marguerite était l’antithèse vivante de sa mère. Elle avait horreur des violences, horreur du sang versé, horreur de la guerre. On peut sans doute lui reprocher d’avoir considéré la vertu domestique comme un préjugé ; on peut lui reprocher ses innombrables amants ; Brantôme, qui fut la mauvaise langue de ce temps, nous laisse entrevoir que Margot poussa l’adultère jusqu’à l’inceste ; on assure que le duc de Guise fut son amant ; l’infortuné La Môle eut aussi sa part de ses faveurs, et enfin, on dit que son propre frère, le duc d’Alençon… Mais nous voulons seulement retenir que Margot, jusque dans ses débauches, conserva une élégance d’attitude et d’esprit qui lui font pardonner bien des choses.

 

En tout cas, son scepticisme raffiné la mettait au-dessus hideuses passions qui se déchaînaient autour d’elle.

 

Le matin même, comme l’amiral Coligny arrivait au Louvre pour prendre sa place dans le cortège, il avait dit au roi :

 

– Sire, voilà certes un beau jour qui se prépare pour le roi de Navarre, pour moi, et pour tous ceux de ma religion.

 

– Oui, avait brusquement répondu Charles, car en donnant Margot à mon cousin Henri, je la donne à tous les huguenots du royaume.

 

Cette boutade, qui disait clairement le peu d’estime qu’avait le roi pour la vertu de sa sœur, fut rapportée aussitôt à Marguerite qui, avec son plus charmant sourire, repartit :

 

– Oui-dà, mon frère et sire a dit cela ? Eh bien, j’en accepte l’augure, et ferai de mon mieux pour rendre heureux tous les huguenots de France.

 

Pendant la cérémonie, Margot, l’œil aux aguets, surprit l’entretien de sa mère et de l’envoyé du pape. À ce moment, elle était agenouillée près d’Henri de Béarn, qu’elle poussa légèrement du coude.

 

Henri, un peu pâle et souriant quand même de son sourire narquois, étudiait, lui aussi, avec une ardeur parfaitement dissimulée, les gens qui l’entouraient. Les cris du peuple, l’air insolent de Guise, la physionomie sombre du roi, la figure trop riante de Catherine, tout cela formait un ensemble qui le rassurait médiocrement.

 

– Monsieur mon époux, murmura Marguerite, tandis que l’archevêque psalmodiait, avez-vous vu ma mère causer avec le révérend Salviati ?

 

– Non, madame, dit Henri à voix basse tout en paraissant écouter religieusement l’officiant. Mais comme vous avez de bons yeux, j’ose espérer que vous me ferez part de ce que vous avez vu.

 

Monsieur, reprit Margot, je n’ai vu et ne vois rien de bon autour de nous. Ne me quittez pas pendant les fêtes…

 

– Auriez-vous peur, ma mie ? demanda bravement le Gascon.

 

– Non, monsieur. Mais dites-moi, ne sentez-vous rien ?

 

– Si fait. Je sens l’encens…

 

– Et moi, je sens la poudre.

 

Henri jeta un regard de côté sur sa femme. Pour la première fois peut-être, il la comprit bien. Car, baissant la tête comme pour une prière, il murmura d’une voix où, cette fois, il n’y avait plus d’ironie :

 

– Madame, pourrais-je donc vous parler à cœur ouvert ?… Oui, je devine en vous une amie franche et loyale… Eh bien, c’est vrai, je me défie… il me semble que ce sont de tristes fêtes qui se préparent… puis-je réellement compter sur vous ?

 

– Oui, monsieur et sire, répondit Marguerite avec un accent de ferme franchise. C’est pourquoi je vous le répète, ne me quittez pas pendant tout le temps que nous serons à Paris… Une fois loin de Paris, continua-t-elle avec un sourire, je vous donne licence pour le jour… et pour la nuit.

 

– Ventre-saint-gris, madame, savez-vous que je ne vais plus avoir peur que d’une chose ?

 

– Laquelle, sire ?

 

– C’est de me mettre à vous aimer.

 

Margot eut un sourire plein de coquetterie.

 

– Ainsi, c’est dit ? reprit-elle. Vous me jurez fidélité pour tout le temps que vous logerez au Louvre ?

 

– Madame, vous êtes adorable, dit le Gascon avec une émotion contenue. Puisque vous daignez être mon palladium, je ne crains plus rien, ce qui me permettra de dormir tranquille dans ce Louvre où j’ai jusqu’ici passé de si mauvaises nuits.

 

Tels furent les propos qu’échangèrent les deux nouveaux époux, pendant que se déroulait la cérémonie nuptiale.

 

Cette cérémonie se termina enfin. Puis, précédé en grande pompe de tout le chapitre de Notre-Dame, le cortège se reforma : cardinaux, évêques, archevêques rutilants d’or, mitre en tête, crosse à la main, marchèrent jusqu’à la porte en entonnant le Te Deum. Le roi de Navarre donnait la main à la nouvelle reine ; Catherine de Médicis, Charles IX, les princes passèrent dans la double haie des seigneurs et des grandes dames toutes raidies dans les plis des soieries ; les trompettes sonnèrent de joyeuses fanfares ; les cloches recommencèrent leurs mugissements ; le canon gronda, le peuple se mit à hurler, et tout ce monde, dans une houle énorme, dans la clameur des vivats et des menaces, reprit le chemin du Louvre.

 

Au Louvre, des fêtes splendides commencèrent aussitôt. Mais dès que Marguerite eut reçu les salutations et les vœux de la multitude des seigneurs, dès qu’on se fut répandu dans les salles, elle entraîna son m jusque dans son appartement.

 

– Sire, dit-elle, voici ma chambre. Comme vous voyez, j’y ai fait dresser deux lits. Voici le mien, et voici le vôtre.

 

Une galanterie vint aux lèvres du Gascon ; mais il comprit que la situation était plus grave encore qu’il ne l’imaginait.

 

– Tant que vous dormirez dans ce lit, reprit Margot, je réponds de vous, sire !

 

Henri pâlit et se mit à trembler.

 

– Pour Dieu, madame, s’écria-t-il, que savez-vous ? Oserait-on…

 

– Je ne sais rien, dit sincèrement Margot. Je ne sais rien qu’une chose. C’est qu’ici je suis chez moi. Ici nul n’oserait pénétrer, pas même le roi.

 

Henri baissa la tête, pensif. Marguerite en savait-elle plus long qu’elle ne disait ? Il le pensa. Et il fut sur le point de s’écrier :

 

– Vous me sauvez, moi ! mais qui sauvera mes amis !

 

Il se retint, songeant qu’après tout, le péril n’était pas imminent, qu’il y avait bien de vagues menaces autour de lui, mais qu’il aurait le temps de se concerter avec Coligny, Condé, Marillac, et quelques-uns des principaux huguenots.

 

– Venez, sire, reprit la reine Margot. Il ne faut pas que notre absence soit remarquée.

 

Et avec ce sourire de scepticisme qui allait si bien à sa spirituelle beauté, elle ajouta :

 

– On pourrait soupçonner que nous parlons d’amour…

 

– Tandis que nous parlons de mort ! dit le Béarnais avec un frisson.

 

Mors, amor… principium, finis… [17]murmura Marguerite.

 

Pâles tous deux des pensées formidables qu’ils portaient et des choses qu’ils entrevoyaient, ils reprirent silencieusement le chemin des salles de fête.

 

– Vive la messe ! rugissait au-dehors la foule.

 

– Eh ! ventre-saint-gris ! dit le Béarnais, j’en sors, de la messe… et je n’en suis pas fâché, ajouta-t-il en déguisant ses inquiétudes sous une apparence de joviale galanterie… Car ma première messe me vaut la femme de France qui a le plus d’esprit et de beauté.

 

Il fixa un clair regard sur la nouvelle reine.

 

– Or çà, que me rapportera, en ce cas, ma deuxième messe ?

 

– Qui sait ? répondit la reine Margot en lui rendant regard pour regard.

 

Et en elle-même, elle pensa :

 

« Peut-être un coup de poignard… ou peut-être le trône de France. »

XVI

L’ESCADRON VOLANT DE LA REINE


Dans les rues qui avoisinaient le Louvre, la foule de bourgeois et de peuple enfin libre de toute entrave s’était répandue avec des hurlements si féroces que les postes de chaque porte crurent prudent de relever les ponts-levis.

 

On ne sait ce qui fût arrivé dans cette journée si le temps ne se fut soudainement couvert et si une forte pluie d’orage n’eut engagé les Parisiens à rentrer chez eux.

 

Cependant, deux ou trois milliers des plus enragés reçurent stoïquement les averses en criant de plus belle :

 

– Vive la messe ! Vive la messe !

 

Ce cri, les huguenots rassemblés dans le Louvre l’entendaient sans inquiétude ; ils étaient les hôtes du roi de France, et il leur semblait impossible que le plus grand roi de la chrétienté manquât à ses devoirs d’hospitalité en les faisant malmener.

 

Ils étaient d’ailleurs parfaitement résolus à se défendre, et à défendre le roi lui-même. Beaucoup d’entre eux soupçonnaient la main de Guise dans toute cette effervescence populaire. Si les choses allaient plus loin, si Guise, dans un coup de folie, osait attaquer Charles IX, ils défendraient le roi et le maintiendraient sur le trône.

 

En effet, pour eux, Charles IX, c’était la paix assurée.

 

Guise, c’était la guerre, l’extermination.

 

Ils avaient donc une confiance sans borne dans l’hospitalité que Charles IX leur offrait, large, somptueuse, et s’inquiétaient peu des menaces qui grondaient autour du Louvre.

 

Mais la foule poussait aussi un autre cri que Catherine écoutait avec un sourire aigu.

 

À un moment, elle entraîna son fils Charles vers un balcon en lui disant :

 

– Sire, montrez-vous donc un peu à votre bon peuple qui vous acclame.

 

Charles IX parut sur le balcon. À sa vue, ce fut au dehors une sorte de rugissement furieux. Et cette rumeur éclata :

 

– Vive le capitaine général ! Vive Guise !… Mort aux huguenots !

 

– Vous entendez, Sire ? fit Catherine à l’oreille du roi. Il n’est que temps d’agir… si vous ne voulez que Guise agisse à votre place !

 

Charles IX eut un tressaillement de rage et de terreur. Une lueur sanglante s’alluma dans ses yeux. Il recula, rentra, et comme il se retournait vers l’intérieur de la salle, il vit venir Henri de Guise et l’amiral Coligny qui paraissaient au mieux ensemble et devisaient tranquillement de la campagne contre le duc d’Albe.

 

Charles IX les regarda tous les deux avec des yeux de fou. Et soudain il éclata de rire : ce rire atroce, funèbre, terrible, qui le secouait comme d’une convulsion mortelle.

 

Catherine de Médicis s’était éloignée lentement. Elle fit le tour des salles de fête. Sur son passage, les fronts se courbaient, un silence de respect et peut-être de terreur s’établissait…

 

Souriante, hautaine, toute raide dans les plis lourds et heurtés de la soie, elle passa.

 

Elle était plus jaune encore que d’habitude ; c’était une statue d’ivoire en marche. On la vit s’arrêter devant une de ses demoiselles d’honneur ; elle laissa tomber quelques mots, et continua son chemin : puis elle parla à une autre de ses demoiselles, puis à une autre ; peut-être donnait-elle un mot d’ordre.

 

Enfin, elle se retira dans ses appartements, suivie par quatre de ses filles qui l’avaient escortée dans toutes ses évolutions.

 

Parmi ces quatre, se trouvait Alice de Lux.

 

Catherine pénétra dans ce vaste et somptueux cabinet que nous avons essayé de peindre. C’est là, parmi les chefs-d’œuvre entassés qui paraissaient lui procurer une sorte de surexcitation cérébrale, c’est là qu’elle se réfugiait lorsqu’elle avait à méditer sur de graves sujets. Sur un signe qu’elle fit, Alice seule la suivit.

 

– Mon enfant, dit la reine en prenant place dans son grand fauteuil, tandis qu’Alice avançait un coussin de velours sous ses pieds, mon enfant, vous ne quitterez pas le Louvre aujourd’hui, ou plutôt vous ne me quitterez pas…

 

– Cependant, madame…

 

– Oui, je sais ce que vous allez me dire : vous devez attendre le comte de Marillac ce soir à huit heures…

 

Alice jeta sur la reine un regard étonné. Catherine haussa les épaules.

 

– Est-ce que je ne sais pas tout ? fit-elle avec bonhomie. Mais puisque nous allons nous séparer sans doute, je veux vous parler avec entière franchise : c’est Laura qui m’a prévenue. Cette bonne vieille Laura qui vous avait inspiré tant de confiance, eh bien, elle me tenait tous les jours au courant de ce que vous disiez et faisiez… À l’avenir, Alice, soyez prudente dans le choix de vos amies et de vos confidentes. Vous voyez combien je suis franche…

 

Alice demeurait atterrée, reprise par cette épouvante insurmontable que lui inspirait Catherine.

 

– Cette Laura est une laide créature, continua la reine ; chassez-la dès demain… Mais pour en revenir à ce que je disais, je sais donc que vous avez donné rendez-vous au comte de Marillac pour ce soir, à huit heures. Il devait vous révéler un secret qu’il avait eu bien du mal à garder, le pauvre garçon !… Ce secret, je vais vous le dire : le comte devait vous conduire à minuit dans Saint-Germain-l’Auxerrois… savez-vous pourquoi ?

 

– Non, madame, balbutia Alice.

 

– Enfant !… Je vous croyais plus perspicace… Eh bien, apprenez donc que j’ai tout fait préparer pour que votre union avec le comte soit couronnée ce soir…

 

La reine parlait avec une telle bonhomie qu’il était difficile de surprendre en elle une arrière-pensée. Et puis, pourquoi aurait-elle menti ? N’avait-elle pas promis ce mariage à Alice pour prix de ses services ?

 

L’espionne rougit et pâlit coup sur coup. Son cœur se dilata. Ses yeux se remplirent de larmes. Elle balbutia :

 

– Mais la lettre, madame…

 

– La lettre ? ah ! oui… eh bien ?

 

– C’est ce soir qu’on devait me la remettre, fit Alice tremblante d’espoir.

 

– Que Panigarola doit vous la remettre, voulez-vous dire ? Puisque je la lui ai remise à lui-même ! Puisqu’il vous pardonne !… Eh bien… à onze heures, vous verrez le marquis et à minuit, le comte de Marillac arrivera, je me charge de le prévenir…

 

Alice sentait sa tête lui tourner comme lorsqu’on a le vertige.

 

Que Panigarola et Marillac fussent amenés par la reine dans le même lieu, presque à la même heure, cela lui semblait une redoutable conjoncture.

 

Le moine s’en irait-il ? Le moine était-il au courant du mariage qui se préparait ? Aurait-il donc cette grandeur d’âme de disparaître, la laissant libre, heureuse ?…

 

Elle entrevit une formidable complication.

 

– Vous ne me remerciez pas ? reprit la reine toujours souriante.

 

– Hélas, madame ! Vous me voyez toute bouleversée de bonheur et de crainte…

 

– De crainte ?… Ah ! oui… vous pensez que les deux rivaux peuvent se rencontrer, qu’un mot échappé à Panigarola peut tout apprendre à Marillac… Rassurez-vous : j’ai pris mes précautions… ils ne se verront pas.

 

– Quoi, madame ! vous auriez daigné…

 

– Je veux vous voir heureux tous les deux, le comte et vous. C’est là tout le secret.

 

– Ah ! madame, s’écria cette fois Alice dans une explosion de joie sincère, que ne puis-je mourir pour Votre Majesté !…

 

– Enfant que vous êtes ! Songez donc à vivre bien plutôt !… Mais ce n’est pas tout, Alice. Je vous ai parlé avec la plus entière franchise… j’espère que vous-même.

 

– Interrogez-moi, madame ! Pas une parole ne sortira de ma bouche sans être sortie de mon cœur.

 

– Eh bien, fit la reine, que prétendez-vous faire ? J’entends non pas seulement demain, mais dès cette nuit… Restez-vous à Paris ?… Vous en allez-vous ?…

 

Elle fixait un clair regard sur Alice.

 

Alors l’espionne devina ou crut avoir deviné la secrète pensée de la reine.

 

Ce comte de Marillac… c’était son fils !

 

L’espionne le savait. Elle l’avait appris à Saint-Germain, dans la soirée même où la reine de Navarre l’avait chassée. Ce terrible secret, elle l’avait renfermé au plus profond de son cœur. Jamais un mot, même à Marillac, qui eût pu laisser supposer qu’elle savait !

 

En effet, elle avait cette conviction profonde que la reine tuerait Marillac du jour où le mystère de sa naissance menacerait de s’éclaircir.

 

Voici donc ce qu’elle supposa :

 

« La reine sait que Marillac est son fils. Elle sait que je ne puis vivre à Paris sans risquer d’être démasquée à chaque instant. Elle sait donc que j’entraînerai le comte le plus loin possible de Paris. Et c’est pour cela, c’est uniquement pour cela qu’elle me le donne pour époux et que mon mariage est fait la nuit, en plein mystère… »

 

Voilà nettement formulées les pensées qui traversèrent comme un éclair le cerveau de l’espionne. Habituée à lire vite dans l’esprit de ses adversaires et à prendre de promptes décisions, elle comprit ou crut comprendre qu’en de pareilles conditions, la reine devenait son alliée la plus précieuse.

 

– Madame, dit-elle, c’est justement de ces choses que je voulais, ce soir, m’entretenir avec le comte. Mais j’attendrai les ordres de Votre Majesté.

 

– Nullement. Je veux que vous en fassiez à votre tête. Voyons, quel conseil donnerez-vous au comte ?

 

– Eh bien, madame, pour être franche comme me l’ordonne ma reine, je n’ai pas de plus ardent désir que de quitter Paris.

 

– Vraiment ? fit la reine. Vous me quitteriez ?

 

– Votre Majesté me pardonnera, j’ose l’espérer. Mais elle connaît déjà toute ma pensée à cet égard.

 

– Ainsi, reprit Catherine avec une joie visible et peut-être sincère, vous partirez… mais quand ?

 

– Dès cette nuit, si je puis, madame !

 

La reine tressaillit. Elle ne pouvait douter de la sincérité d’Alice. Bien que l’espionne fût tremblante, elle parlait d’une voix ferme.

 

Catherine demeura pensive pendant quelques instants.

 

Qui sait si, à ce moment, elle ne pesa pas une dernière fois dans son esprit la nécessité du meurtre de son fils.

 

Qui sait si elle ne se dit pas que ce meurtre était peut-être inutile !

 

Nous le croyons. Nous croyons qu’elle fut sincère lorsqu’après sa méditation, elle reprit lentement :

 

– Ce soir, à minuit, une voiture vous attendra à la porte de Saint-Germain-l’Auxerrois. J’aurai donné les ordres nécessaires pour qu’elle puisse franchir sans obstacle la porte Bucy, par laquelle vous quitterez Paris. Vous gagnerez Lyon sans vous arrêter. De là, vous passerez en Italie. Vous vous arrêterez à Florence et vous y attendrez mes dernières instructions. Me promettez-vous que tout se passera ainsi que je vous le dis ?

 

– Je vous le jure, madame ! dit Alice en tombant à genoux.

 

– Bien… Si le comte… si votre époux manifestait un jour l’intention de rentrer en France, me promettez-vous de l’en détourner ? Et s’il persiste, de m’en aviser ?

 

– Jamais nous ne reviendrons en France, madame, je vous le jure !…

 

– Bien. Relevez-vous, mon enfant… Dans la voiture, vous trouverez mon cadeau de noces. À Florence, je vous ferai parvenir un acte de donation de l’un des palais de ma famille… Ne me remerciez pas, Alice… vous m’avez fidèlement servie, autant qu’il a été en vous de le faire, il est juste que je vous récompense…

 

Un flot de larmes brûlantes déborda des yeux d’Alice.

 

– Ah ! madame, dit-elle, pauvre, sans ressources, dépouillée du peu que je possède, dussé-je marcher à pied, je serai trop heureuse encore de quitter Paris… pardonnez-moi, madame, j’y ai trop souffert !… Et quand je songe que si je pars, c’est avec l’homme à qui j’ai donné mon âme, j’oublie tout, madame, et j’en arrive à trembler que ce bonheur ne soit un rêve…

 

– Rassurez-vous… Et maintenant, Alice, écoutez-moi bien… j’ai encore des choses graves à vous dire… Je vais, mon enfant, vous donner une preuve de confiance illimitée.

 

– Les secrets de Votre Majesté me sont sacrés.

 

– Oui. Vous avez toujours été la discrétion incarnée… Mais cette fois, ce n’est plus de politique ou de religion qu’il s’agit… Et si vous n’étiez la femme supérieure que vous êtes, je ne vous ouvrirais pas ainsi le fond de mon cœur.

 

Catherine fixa un profond regard sur l’espionne, et dit nettement :

 

– Il y a une faute dans ma vie…

 

Alice demeura attentive, mais sans surprise apparente.

 

– Je dis, continua Catherine, une faute dans ma vie de femme… Quant à ma vie de reine, elle est au-dessus de la faute même… Pour vous parler plus clairement, Alice, apprenez un redoutable secret et voyez jusqu’où va ma confiance pour vous : Charles, Henri et François ne sont pas mes seuls fils…

 

Alice n’eut pas un tressaillement.

 

Peut-être cette insensibilité absolue fut-elle une erreur de sa part. Peut-être eût-elle dû témoigner une respectueuse surprise.

 

La reine, qui la dévorait des yeux, poursuivit :

 

– J’ai un quatrième fils. Et celui-là est loin des marches du trône.

 

– Quoi ! madame, s’écria enfin Alice, un des fils de Votre Majesté aurait donc été écarté dès sa naissance…

 

Exclamation d’une prodigieuse habileté, qui arriva presque à convaincre Catherine.

 

– Vous n’y êtes pas, reprit celle-ci. Le fils dont je vous parle, c’est mon fils. Mais ce n’est pas celui du roi défunt… Alice, que dites-vous de cette faute ?

 

L’espionne rassembla toutes ses forces pour donner à son visage une expression d’étonnement sincère.

 

– Madame, balbutia-t-elle, est-ce bien à moi que Votre Majesté fait une si terrible confidence.

 

– Vous jugez donc que la chose est terrible ? fit Catherine… Oui, vous avez raison… Car si on savait qu’il y a un adultère dans la vie de la grande Catherine, s’il y avait de par le monde un homme qui puisse entrer un jour ici et revendiquer peut-être des droits de naissance, à coup sûr des droits du cœur… oui, ce serait horrible pour moi !… C’est cela que vous avez voulu dire, n’est-ce pas ?

 

– Madame, s’écria l’espionne affolée déjà, comment oserais-je me permettre une pareille pensée !

 

Catherine se leva brusquement et saisit la main de l’espionne défaillante, comme pour mieux se mettre en contact avec elle, pour surprendre ses sensations, pour la dominer.

 

– Cet homme existe ! gronda-t-elle. Oui, Alice, cette affreuse menace est suspendue sur la tête de ta reine ! Et maintenant, tu vas savoir pourquoi je considère Marillac comme mon ennemi mortel, pourquoi j’ai voulu le surveiller étroitement, pourquoi je t’ai attachée à ses pas, pourquoi enfin je l’ai attiré à la cour afin de le surveiller moi-même…

 

Alice frissonnait.

 

Elle se sentait prise dans le tourbillon des fatalités qui l’entraînait à la catastrophe suprême.

 

Catherine notait ces frissons, étudiait cette pâleur livide, cherchait à provoquer le coup de foudre qui éclairerait ce qu’il y avait d’obscur dans la pensée d’Alice…

 

Les vies de Marillac et d’Alice de Lux se jouèrent là.

 

– Alice, dit la reine en martelant ses paroles, il y a un homme qui est la preuve vivante de ma faute, et cet homme, mon fils… Marillac le connaît…

 

– C’est faux, rugit Alice.

 

– Comment le sais-tu ? haleta Catherine, tu sais donc quelque chose ?…

 

– Rien, madame, rien, je le jure sur mon âme ! sur le Christ ! Marillac ne sait rien…

 

– Comment le sais-tu ?

 

– Il me l’eût dit ! Il n’a pas de secret pour moi…

 

La réponse était si naturelle, si vraisemblable, que la reine lâcha les mains d’Alice, reprit lentement sa place et murmura :

 

– Me suis-je trompée ?…

 

Mais c’était une habile tourmenteuse que Catherine de Médicis. Elle rassembla ses idées et, avec cette rapidité, cette lucidité qui la faisaient si redoutable, changea sur l’instant même son plan d’attaque.

 

– Oui, dit-elle avec une mélancolie profonde, je haïssais le comte de Marillac… je ne le hais plus, Alice. Ne crois pas que ce soit pour toi que je lui ai pardonné… Je l’aime bien, c’est vrai, mais mon affection ne pouvait aller jusque-là… Non, si j’ai pardonné au comte, c’est que j’ai acquis la certitude qu’il n’a pas parlé, qu’il a enseveli en lui-même le terrible secret… Et puis, ce qui me rassure, c’est que je compte sur toi pour l’emmener loin de Paris… Ainsi, tout danger de révélation sera à jamais écarté…

 

Il était impossible de paraître plus franche, plus naturelle, plus vraie.

 

L’espionne fut, dès lors, entièrement rassurée.

 

« Voilà donc la vérité ! Je la vois clairement. La reine sait que son fils est vivant. Elle croit que Déodat connaît son fils. Elle me charge de l’entraîner loin de Paris. C’est simple. Mais que serait-ce donc si elle savait que ce fils… c’est Déodat lui-même ! »

 

Et ces deux rudes jouteuses étaient également admirables dans leur effort pour se démêler, se découvrir l’une l’autre !

 

Une légère sueur coulait de leurs fronts pâles. Elles s’examinaient avec une formidable intensité d’attention, et cependant paraissaient paisibles, un peu émues seulement des choses graves qui se disaient.

 

Dans cette dernière et suprême bataille entre les deux femmes, la reine fut la plus forte. Elle ne commit aucune faute. Alice en commit une terrible en oubliant de se demander pourquoi Catherine lui faisait de telles confidences.

 

Alors la reine acheva son évolution, ce qu’on pourrait appeler un mouvement tournant de la pensée ; sans grand effort, ses yeux se remplirent de larmes et elle murmura :

 

– Hélas ! mon enfant, qui pourra jamais sonder le cœur d’une mère ? Ce fils, qui est une menace pour moi, ce fils dont j’ai peur, ce fils que je cherche à écarter de ma vie sans le connaître, eh bien ! je donnerais tout au monde pour le voir… ne fût-ce qu’une fois ! Oh ! tu ne peux comprendre cela, toi !

 

Alice demeura écrasée.

 

– En effet, gémit-elle au fond de sa conscience, je ne puis comprendre cela, moi ! Moi qui vais partir, abandonnant mon enfant…

 

– Vois-tu, reprit la reine avec un sanglot, depuis des années et des années, c’est de cela que l’on me voit triste à la mort ! Ce fils, Alice, il m’inspire une terreur insurmontable… et pourtant, je l’aime ! Oh ! si seulement je pouvais le bénir, l’embrasser à mon heure dernière… Comme je l’ai cherché… Comme je le cherche encore !…

 

Les mains jointes, les yeux humides, la voix brisée, la reine sembla oublier la présence d’Alice.

 

– Est-il plus effroyable supplice pour une mère ! Passer sa vie à chercher l’enfant que l’on aime en secret sans même avoir la consolation de pouvoir avouer son amour maternel !… Ceci est affreux… Je le sens… jamais je ne le verrai… et pourtant, un espoir me reste… que disais-je donc, Alice ?… oui, c’est sur toi que je compte…

 

– Sur moi, madame ! balbutia l’espionne.

 

– Écoute ! Quoi que tu en dises, Marillac connaît mon fils. Le comte, dans son extrême loyauté, ne t’a jamais entretenu de ce mystère… mais à quelques mots qui lui sont échappés, devant moi, je sais qu’il connaît mon fils !… Alors…

 

– Alors, madame ? fit Alice toute palpitante.

 

– Eh bien, lorsque vous serez à Florence, tu lui arracheras ce secret… c’est le dernier service que je te demande, Alice ! Ta reine mourra en te bénissant si, grâce à toi, elle a pu voir son fils !…

 

Alice chancelait. Son esprit vacillait. Elle était comme un duelliste qui a reçu plusieurs coups et qui sent l’épée lui échapper des mains. Elle jeta un regard sur la reine et la vit livide.

 

Catherine l’était en effet : par l’effort énorme de sa patiente ruse, par l’effort plus prodigieux encore de la douleur vraie, naturelle, profonde, dont elle bouleversait son visage.

 

– Hélas ! reprit-elle dans un murmure, et en fermant les yeux, faible espoir ! Qui sait si tu arriveras jamais à me faire connaître ce fils que je cherche en vain…

 

– J’en suis sûre, madame ! s’écria l’espionne hors d’elle.

 

– Tu cherches à me consoler, fit la reine en se raidissant dans son rôle. Tu ne sais rien… tu me l’as dit…

 

– Madame, je vous jure que je vous ferai connaître votre fils !…

 

– Hélas ! en es-tu bien sûre ?…

 

– Aussi sûre que je vois Votre Majesté !

 

Ce fut une explosion sur les lèvres d’Alice.

 

La reine ferma les yeux, ses traits se détendirent : la lutte était terminée par ce mot. Avec la profonde satisfaction du triomphe, avec la haine furieuse qui s’était accumulée en elle, avec l’épouvante que le secret n’eût déjà franchi le cercle où il était enfermé, elle murmura en elle-même :

 

« Enfin ! tu avoues ! Tu sais, vipère !… Bon, bon… Ils étaient trois : Jeanne d’Albret, Marillac, Alice… Jeanne d’Albret est morte. Au tour d’Alice… et de mon fils !… »

 

Elle rouvrit les yeux, se leva, embrassa au front l’espionne.

 

– Mon enfant, dit-elle, je vous crois !… C’est vous qui me ferez retrouver mon fils… Adieu, Alice, à ce soir… D’ici là, vous êtes ma prisonnière… quelqu’un viendra vous prendre ici.

 

Elle sortit, laissant Alice palpitante, courbée par l’émotion plus encore que par le respect.

 

– Ô mon amant ! s’écria l’espionne quand elle fut seule, enfin, nous touchons au bonheur !

XVII

L’ESCADRON VOLANT DE LA REINE (suite)


Dix heures du soir venaient de sonner. Au Louvre, la première journée des fêtes données en l’honneur du grand acte qu’avait été le mariage d’Henri de Béarn et de Marguerite de France, cette première journée s’achevait dans une joie sans mélange.

 

Par suite d’on ne sait quel caprice, peut-être parce qu’un mot d’ordre avait couru, ou peut-être simplement parce que le temps se mettait à l’orage, les Parisiens étaient rentrés chez eux : personne dans les rues noires ; plus de vociférations menaçantes autour du Louvre ; et dans les salles ruisselantes de lumière, les seigneurs catholiques faisaient la meilleure mine du monde aux gentilshommes huguenots.

 

Au dehors, tout était silence et ténèbres.

 

Le ciel si pur, si radieux dans la matinée, s’était couvert dans l’après-midi ; de violentes averses de pluie étaient tombées sur Paris, puis, dans la soirée, la pluie avait cessé ; mais alors le vent s’était levé par orageuses rafales et, de temps à autre, l’horizon noir s’illuminait de la livide lueur d’un éclair.

 

À dix heures du soir, l’église Saint-Germain-l’Auxerrois était plongée dans une profonde obscurité.

 

Cependant, l’une des chapelles latérales s’éclairait faiblement, grâce à quatre flambeaux qui brûlaient sur l’autel.

 

Dans ce coin de l’église, un étrange spectacle eût frappé le visiteur qui fût entré à ce moment-là, si toutefois quelqu’un eût pu entrer : chose difficile, car les portes étaient fermées, et à chacune de ces portes, au dehors, dissimulés dans l’ombre, trois ou quatre hommes montaient la garde.

 

Ces hommes avaient l’ordre de ne pas se montrer.

 

Si quelqu’un venait et frappait d’une certaine façon convenue, ils devaient ne pas s’en inquiéter : on ouvrirait à ce quelqu’un, du dedans. Ces nocturnes veilleurs avaient mission de se saisir de toute autre personne qui se serait approchée d’une porte sans faire le signal convenu.

 

Au dedans, près de chaque porte, deux femmes attendaient ces personnes inconnues qui devaient venir.

 

Dans la chapelle latérale que nous venons de signaler, se trouvait rassemblées une cinquantaine de femmes.

 

Elles étaient assises autour de l’autel, en demi-cercle, sur cinq ou six rangs, et causaient entre elles à voix basse ; il en résultait un murmure confus qui n’était pas un murmure de prières.

 

Parfois, un éclat de rire étouffé jaillissait de ce murmure.

 

Parfois aussi, un éclat de voix dominait soudain les conversations.

 

Ces femmes étaient toutes d’une extrême jeunesse ; la plus vieille n’avait pas vingt ans.

 

Elles étaient richement vêtues ; toutes étaient belles.

 

Tous les genres de beauté fleurissaient là, dans ce coin obscur, sous l’ombre épaisse qui tombait des voûtes.

 

Mais pas une de ces jeunes filles ne portait sur son visage cette timidité gracieuse et naturelle qu’ont les visages de vierges.

 

Elles avaient des yeux hardis, hautains, et même durs.

 

Leurs traits, malgré le charme puissant de la jeunesse, offraient à l’œil, on ne savait quoi de déjà flétri.

 

Telles qu’elles étaient, cependant, plus d’une de ces femmes étaient souverainement belle, de cette beauté qui inspire de tragiques amours.

 

Elles causaient entre elles, comme si elles se fussent trouvées à quelque spectacle, et pourtant le respect du lieu où elles se trouvaient mettait parfois de brusques silences dans leurs causeries.

 

Toutes ces jeunes filles portaient à leurs corsages une dague.

 

Toutes ces dagues, sorties évidemment de chez le même armurier, étaient cachées dans d’uniformes fourreaux de velours noir. C’étaient des armes solides ; non pas des bijoux de femmes, mais de bons poignards.

 

Uniformément aussi, la poignée de ces dagues formait une croix.

 

Et chacune de ces poignées, c’est-à-dire chacune de ces croix, portait pour unique ornement un beau rubis.

 

Dans l’ombre, ces cinquante rubis incrustés à la croix de ces poignards attachés aux corsages de ces femmes, jetaient de rouges lueurs.

 

Oui, c’était là un fantastique spectacle…

 

Dix heures sonnèrent…

 

Le murmure des voix féminines s’arrêta soudain.

 

Il y eut dans la vaste église un silence appesanti…

 

Tout à coup, une sorte de glissement furtif se fit entendre… les jeunes filles tournèrent la tête vers le maître-autel…

 

L’étrange assemblée féminine fut parcourue par un murmure étouffé :

 

– La reine ! Voici la, reine !

 

Toutes, alors, se levèrent et demeurèrent silencieuses, courbées, frissonnantes.

 

Catherine s’avança lentement, arrivant du fond de l’église, probablement de la sacristie.

 

Elle était entièrement vêtue de noir. Le long voile des veuves enveloppait et cachait son visage. Sur sa tête, une couronne royale en or vieilli jetait de vagues reflets.

 

Elle traversa les rangs et s’agenouilla au pied de l’autel.

 

Toutes s’agenouillèrent.

 

Puis le fantôme se releva et monta les trois marches de l’autel.

 

Alors Catherine, rejetant sur ses épaules le voile qui couvrait son visage, se tourna vers les jeunes femmes qui, debout maintenant, muettes, violemment impressionnées, la regardaient avec une sorte de crainte superstitieuse.

 

La reine leur apparaissait grandie.

 

Dans l’obscurité, son visage semblait plus livide.

 

Seuls, ses grands yeux vivaient dans ce visage, et brillaient d’un éclat funeste.

 

La reine jeta un long regard sur ces filles.

 

Elle avait des gestes lents, mystérieux, des gestes de prêtre accomplissant quelque funèbre office.

 

Catherine de Médicis fut satisfaite de ce qu’elle vit.

 

Ces cinquante visages de jeunes femmes tournés vers elle étaient comme pétrifiés par l’angoisse de cette mise en scène. Et elle-même, à la sourde émotion qui la faisait palpiter, elle si forte, elle comprit tout l’effet qu’elle avait dû produire.

 

Oui, la reine était émue !

 

Prodigieuse comédienne, poétesse tragique, visionnaire des drames sanglants où son ardente imagination évoluait à l’aise, elle se laissait prendre à sa propre comédie, elle admirait l’horreur de cette scène qu’avait créée son cerveau surexcité et qui se réalisait en un tableau saisissant.

 

Un souvenir traversa son esprit.

 

Elle se revit à la bataille de Jarnac, trois ans auparavant, dansant au son des violes sur le champ de bataille avec ces mêmes filles qui étaient devant elle ; elle entendit les éclats de rire de ces femmes lorsqu’il leur arrivait de marcher sur un blessé, ou de laisser traîner le bas de leurs robes dans une flaque de sang ; et dans sa tête le son des violes se mêlait au son du canon : pendant qu’elle dansait, on bombardait les huguenots en déroute ; puis, toute la joyeuse bande s’était heurtée soudain à un entassement de cadavres, au pied d’un mamelon ; il y avait là trois cents huguenots qui s’étaient fait hacher sur place… et c’était toute la famille du vieux sire de la Vergne : l’ancêtre âgé de quatre-vingts ans, ses fils, ses petits-fils, ses frères, ses cousins… tous étaient là, le plus âgé de seize ans ! tous couchés en tas les uns sur les autres, immobiles, déjà raidis… Et autour de ce tas de morts, l’escadron volant de la reine avait organisé une sarabande délirante…

 

Du sang et des danses !

 

Des cadavres et des jeunes filles qui rient !

 

De la mort et de l’amour !

 

L’esprit de Catherine était fait de ces antithèses exorbitantes, de ces formidables contrastes.

 

Elle en jouissait pleinement, et une émotion morbide la faisait palpiter à ce souvenir qui en éveillait d’autres…

 

Sous ces yeux, maintenant, dans l’église noire, emplie de silence, l’escadron volant était là, non pas au complet : sur les cent cinquante filles de noblesse qu’elle surexcitait, transformant les unes en ribaudes, les autres en espionnes, elle n’avait fait venir que celles dont elle était très sûre : tempéraments fougueux, femmes qui n’avaient de la femme que la beauté du corps, reîtres féminins capables de jouer du poignard.

 

Celles-ci lui étaient soumises, lui appartenaient corps et âme.

 

Elle était pour elles un dieu.

 

Leur admiration pour la souveraine maîtresse tenait de l’adoration.

 

Ribaudes, guerrières, espionnes, hystérisées par les passions, par les plaisirs orgiaques, surmenées de jouissances et de superstition, dans un couvent, elles eussent été des possédées. Elles l’étaient en effet : l’âme de Catherine les brûlait…

 

Après cette même bataille de Jarnac, le soir, dans les odeurs de sang, dans la terrible mélancolie du champ de carnage, parmi les plaintes des blessés, elles s’étaient répandues dans le camp, masquées, s’offrant, se donnant aux chefs qui avaient le plus tué…

 

Le meurtre leur était une joie comme l’amour.

 

Et elles étaient jeunes, belles, oui, belles à inspirer autour d’elles d’effroyables passions…

 

Souvent elles jouaient aux dés à qui coucherait avec tel ennemi de la reine qu’on trouvait ensuite poignardé dans son lit.

 

Tel était l’escadron volant de la reine.

 

Et après une débauche, orgie de volupté, orgie de sang, crime, meurtre, baisers sauvages, l’absolution du confesseur de la reine suffisait à mettre leur conscience en repos.

 

Car elles croyaient ardemment, et c’étaient des catholiques d’une piété profonde. Pas une d’entre elles qui ne se crût damnée si elle eût manqué volontairement à la messe.

 

– Mes filles, dit Catherine, l’heure approche où vous allez délivrer le royaume. Vous allez chasser Satan. Vous allez entrer dans la gloire de la suprême victoire… J’ai voulu la paix avec les hérétiques : Dieu m’en punit. Je suis frappée dans ce que j’ai de plus cher au monde, c’est-à-dire en vous qui êtes mes véritables filles selon mon cœur.

 

Les auditrices s’entre-regardèrent avec ce vague sentiment de terreur que l’accent, plus encore que les paroles de la reine, semblait distiller. Elle continua :

 

– Parce que vous êtes toute ma joie, toute ma consolation, toute ma force, parce que vous m’aidez dans la terrible lutte que j’ai entreprise, parce que vous êtes les plus implacables ennemies que Dieu ait suscitées aux hérétiques, parce que vous êtes enfin les guerrières de Dieu, on a résolu votre perte. Dans une même nuit, vous devez être égorgées. Si ce malheur arrivait, si l’horrible hécatombe s’accomplissait, ce serait ma mort. Ce serait la perte du royaume, ce serait le triomphe de Satan… Or, mes filles, tout est prêt. Cinquante gentilshommes, cinquante monstres, cinquante bourreaux, cinquante huguenots, enfin, vont dans la nuit de samedi à dimanche, assassiner les cinquante fidèles de la reine dont chacune aura été attirée dans un guet-apens.

 

Les cinquante filles, d’un même geste, dégainèrent leurs dagues.

 

Elles jetèrent autour d’elles des regards de louves et leurs narines dilatées semblèrent aspirer la bataille.

 

Elles frémissaient de rage autant que d’épouvante.

 

Des jurons masculins éclatèrent sur toutes ces bouches de femmes. Les Corbacque, les Mort du Diable, les Sang du Christ, les Tête et Ventre se croisèrent furieusement.

 

Un geste de la reine calma cet orage.

 

Ardentes, le cou tendu, les pupilles dilatées, elles écoutèrent.

 

– Je suis bien punie d’avoir voulu la paix ! Punie d’autant plus que la trahison vient de ceux à qui j’avais donné toute ma confiance. Parmi les huguenots, il en était un qui m’avait inspiré une sorte d’affection. Parmi vous, il en était une que j’aimais plus que toutes. C’est celle-là qui me trahit ! Qui vous trahit ! C’est celui-là qui a agencé, combiné, fomenté le massacre qui doit me laisser seule, sans appui, sans amis, puisque vous serez toutes égorgées !

 

La reine parlait sans colère.

 

Une immense douleur éclatait dans sa voix.

 

Cette fois, les filles demeurèrent silencieuses, stupéfiées d’horreur.

 

Qui d’entre elles avait trahi ?…

 

– Celle dont j’ai surpris les sinistres projets, continua la reine, vous a désignées. Ah ! elle ne s’est pas trompée ! Elle a choisi parmi mes cent cinquante amies les plus résolues, les plus fidèles, les plus guerrières, vous toutes ici présentes. L’abominable traîtresse s’appelle Alice de Lux.

 

– La Belle Béarnaise ! hurlèrent plusieurs voix.

 

Et la tempête se déchaîna : tempête de vociférations, de menaces sur ces bouches convulsées, bras levés, mains frénétiques, agitant les poignards, tempête que Catherine, livide dans ses voiles noirs, immobile et raide, dominait comme le génie du mal.

 

Puis les hurlements s’apaisèrent ; les derniers échos, là-haut, dans l’obscurité des voûtes, s’éteignirent.

 

– L’homme qui, sur les indications de la Béarnaise, a combiné le massacre, c’est ce huguenot hypocrite qui avait su m’inspirer une véritable amitié : le comte de Marillac !… Patience, mes filles, patience et silence ! Ne soyez pas effrayées en vain. Car vous savez que votre reine veille sur vous. Voici ce que j’ai résolu. À partir de cette nuit, dès que vous sortirez d’ici, vous vous rendrez tous en mon nouvel hôtel et vous y logerez jusqu’à dimanche. Pas une de vous, d’ici là, ne se hasardera à sortir, car elle serait impitoyablement frappée. Dimanche, tout danger sera écarté. Vous verrez comment. Vous verrez à quels actes peut se porter une reine telle que moi quand il s’agit de sauver une religion menacée, de sauver surtout des amies précieuses et fidèles… Vous serez donc sauvées. Mais ce n’est pas tout, mes filles !

 

Elle prit un temps et ajouta soudain :

 

– Dans une heure, Alice de Lux et Marillac seront ici.

 

Un silence effrayant accueillit cette déclaration et Catherine sourit.

 

Seul un long soupir de haine qui s’exhala de ces seins de jeunes femmes fut l’indication de ce qu’elles éprouvaient : la rage chauffée à blanc, l’esprit de vengeance porté jusqu’à l’exaspération, la folie du meurtre…

 

– Je vous les livre, poursuivit Catherine. Mais écoutez-moi d’abord. Un saint homme doit venir ici. Il est au courant de la trahison. Il s’est chargé de punir les deux traîtres. Frappés par lui, ils seront frappés par la main de Dieu, et cela vaudra mieux ainsi… Je le veux ! Dieu le veut !

 

Le frémissement qui s’élevait, les protestations qui éclataient s’éteignirent aussitôt.

 

– Le révérend Panigarola, instrument du Seigneur, va vous venger. Vous, pendant l’exécution, massées contre la grande porte, invisibles, vous ne vous montrerez pas. Je le veux. Mais…

 

Haletantes, elles se suspendirent à ses lèvres.

 

– Mais si Panigarola hésitait… si sa main tremblait… si la Belle Béarnaise et Marillac se défendaient trop bien… alors, mes filles, à mon signal, vous accourriez… et vous feriez le reste. Ce signal…

 

Catherine dégaina sa dague et la leva comme une croix.

 

– Ce signal, le voici ! dit-elle d’une voix qui tomba pesamment dans le silence plein de frissons. Et je crierai : Dieu le veut !

 

Elle prononça ce mot d’un accent si rude, si sauvage, que les cinquante filles en eurent un recul d’épouvante.

 

Mais aussitôt, entraînées dans une formidable rafale de haine, soulevées par la vengeance, elles tendaient leurs bras, leurs poignards en croix et un seul hurlement gronda, funèbre et sourd :

 

– Dieu le veut !…

 

Catherine, les bras au ciel, transfigurée, violente, terrible à voir et à entendre, cria dans le tumulte :

 

– Seigneur ! vois ces armes qui se dressent pour ton service ! Seigneur, pardonne-moi, dans cette solennelle minute, de me substituer à tes représentants !… Mes filles, vos poignards sont des croix… Je les bénis !…

 

Un grand souffle de superstition courba toutes les têtes… L’obscurité se fit soudain complète… Les cierges de l’autel s’éteignirent… Quand les filles de la reine se redressèrent, elles virent Catherine qui, ayant éteint les flambeaux, descendaient les marches de l’autel.

 

La reine s’enfonça dans les ténèbres de l’église et disparut là-bas, vers le maître-autel au-dessus duquel une veilleuse suspendue aux voûtes par une longue chaînette brûlait seule, pareille à une étoile qui eût tristement éclairé un sépulcre.

 

Vers cette étoile pâle, cette ombre qu’était la silhouette noire de Catherine se dirigea à pas lents et silencieux.

 

Frémissantes, agitées de sentiments où la rage, la vengeance, l’épouvante et l’horreur superstitieuse se heurtaient, les cinquante se glissèrent à la place qui leur avait été désignée.

 

Et le poignard à la main, elles attendirent.

XVIII

LE MOINE


Vingt minutes s’écoulèrent. Les rafales qui mugissaient autour de la vaste église, dans le cloître, donnaient plus de profondeur au silence de l’intérieur. Car la tempête qui avait menacé toute la soirée paraissait alors sur le point d’éclater. Parfois un éclair immense illuminait les saints des vitraux enserrés dans leurs mailles de plomb ; et cette lueur livide rapide, pour une seconde, mettait en relief les visages convulsés des cinquante ; alors un grondement sourd roulait au-dessus de l’église, la rafale jetait une plainte stridente, puis tout retombait au silence et aux ténèbres.

 

Onze heures sonnèrent.

 

Puis la demie.

 

À ce moment, un homme s’approcha du maître-autel et d’une main tremblante alluma quatre cierges, deux à droite, deux à gauche du tabernacle. Cet homme passa alors une main sur son front pour essuyer la sueur qui l’inondait. Il était blême. Il vacillait sur ses jambes. Il se retourna et vit la reine prosternée dans une attitude de recueillement.

 

Il descendit les marches, s’approcha d’elle et se pencha.

 

– Madame, balbutia-t-il.

 

Et comme elle ne répondait pas, il la toucha à l’épaule et murmura :

 

– Catherine !…

 

La reine releva la tête ; cette tête était effrayante.

 

– René, demanda la reine dans un souffle, tout est-il prêt ?

 

Ruggieri joignait les mains.

 

– Madame, dit-il d’une voix sourde, ceci est un rêve atroce. Oh ! vous lui ferez grâce, n’est-ce pas ? Grâce, ma reine ! Pitié pour mon fils ! Pitié pour moi qui vous ai aimée jusqu’à me faire empoisonneur ! Qu’est-ce que cela vous fait que cet homme vive ? Puisqu’il va partir ! Puisqu’il ne reviendra jamais !…

 

La reine s’était mise debout.

 

– René, dit-elle, par le Dieu vivant qui nous écoute, je te jure que j’ai aujourd’hui voulu le sauver… J’ai interrogé Alice… J’ai surpris la vérité… Elle est terrible, cette vérité ! Non seulement Déodat sait qu’il est mon fils, mais il s’en vante ! Alice de Lux connaît le secret. Et comment le saurait-elle, s’il n’avait parlé ?… Qui sait ce qu’à eux deux ils pourraient faire de ce secret si je les laissais fuir ?… Non, René, il n’y a pas de pitié possible, puisque je n’en ai pas trouvé au fond de mon cœur, sous le regard de Dieu… Et toi-même, ne l’as-tu pas condamné ? Ne l’as-tu pas vu mort, le sein percé ? Son ombre ne t’est-elle pas apparue là-bas, dans la tour… Tu vois bien que Dieu l’avait condamné avant moi !

 

– Ce fut une vision de mon esprit malade, dit Ruggieri, dont les dents claquaient. Grâce, madame !… Tenez… je partirai avec eux… je les surveillerai…

 

– Tais-toi, René… Voici le signal… là… à cette porte…

 

– Non ! c’est le tonnerre qui gronde ! c’est la voix de Dieu qui nous maudit !

 

– Va ouvrir, te dis-je !…

 

Ruggieri tomba à genoux.

 

– Catherine !… Quoi !… Le sang de votre sang ! la chair de votre chair ! vous n’en aurez pas pitié !…

 

La reine se pencha, saisit l’astrologue par le bras et, comme dans ce moment de véritable hystérie sanglante, ses forces étaient décuplées, d’un mouvement irrésistible, elle le releva.

 

– Misérable, gronda-t-elle, veux-tu donc que je sacrifie honneur, gloire, puissance, royauté, à ta faiblesse indigne ! Prends garde toi-même ! Accusé de sorcellerie, accusé de plus de meurtres que tu ne comptes d’années, tu ne vis que par moi… Que ma main cesse de te soutenir, et la meute de tes accusateurs se déchaîne ! Que demain ma tête se détourne de toi, et demain, René, tu es saisi, jugé… Demain, c’est la torture ! Demain, c’est le bûcher !…

 

Ruggieri, saisi d’un vertige sans nom, leva les bras vers les voûtes obscures.

 

– Va ouvrir ! commanda la reine.

 

Titubant, se heurtant aux grilles du chœur, aux aspérités des piliers massifs, il gagna la porte que lui indiquait Catherine et ouvrit.

 

Un homme, un moine, lui apparut.

 

Son capuchon était rabattu sur ses yeux.

 

Le moine entra. Il se retourna vers Ruggieri qui, hagard, les cheveux hérissés, le regardait de ses yeux fous.

 

– Où dois-je aller ? demanda lentement le moine.

 

Ruggieri étendit le bras vers le maître-autel et, d’une voix rauque, sans expression humaine, gronda :

 

– Là !… C’est là qu’elle attend !… Va… bourreau !…

 

Le moine tressaillit longuement.

 

Ruggieri, les yeux tournés vers lui, recula, le bras tendu, et franchit la porte. Alors, le moine entendit une plainte déchirante que couvrait le roulement d’un coup de tonnerre, et, à la lueur de l’éclair, il vit l’homme qui s’en allait, se sauvait en trébuchant, les deux poings dans ses cheveux, grondant de sourdes imprécations.

 

Alors il ferma lui-même la porte, et laissant retomber son capuchon sur ses épaules, se dirigea vers le maître-autel.

 

Catherine le vit venir sans faire un pas à sa rencontre.

 

Quand il fut près d’elle, la reine murmura :

 

– C’est bien, marquis de Pani-Garola. Fidèle au rendez-vous. Fort dans l’amour. Fort dans la mort. Soyez le bienvenu.

 

Panigarola tourna la tête vers la porte qu’il venait de fermer et songea :

 

« Pourquoi cet homme m’a-t-il appelé bourreau ?… »

 

– Marquis, dit la reine, vous avez tenu parole. Grâce à vous, Paris est en ébullition. Grâce à vous, les paroisses sont autant de foyers d’incendie. Il n’y manque que l’étincelle qui mettra le feu à tant de passions. Merci, mon révérend… À moi de tenir ma parole. Ici, dans un instant, vous allez voir celle que vous aimez…

 

– Alice ! frémit le moine dans un frisson de tout son être.

 

– Elle est à vous ! Emmenez-la, marquis. Je vous la donne. Et quant au rival, l’homme exécré, voici pour le tuer !…

 

La reine tendit au moine un papier plié en quatre.

 

– La lettre d’Alice ! rugit Panigarola en saisissant le papier. Ah ! je comprends ! Ah ! vous êtes grande et terrible !… Oui… je n’avais pas prévu une telle vengeance !… Oui, il l’aime, il l’adore, et cette lettre peut le tuer plus sûrement qu’une balle au cœur ! Merci, madame, merci !

 

– Ainsi, nous sommes d’accord ?… Vous montrez la lettre à Marillac ?…

 

– Oui, oui !…

 

– Vous la lui faites lire ?

 

– Oui, oui !…

 

– Et alors, vous emmenez Alice. Ce sera à vous de la consoler… elle ne demande qu’à vous croire… je l’ai interrogée, marquis… soyez sûr qu’elle ne vous hait pas ! Une voiture vous attend… Vous l’avez vue, je pense ?

 

– Mais lui ! lui ! Il va donc venir ici ?…

 

– Il va arriver…

 

– En même temps qu’elle !… Pourquoi, madame ? Pourquoi ?

 

– Il va venir. Là est l’essentiel. Et si malgré la lettre, il veut garder Alice pour lui ? S’il la veut infâme et couverte d’opprobre comme vous allez la lui montrer ? Si son amour survit à cette révélation, comme votre amour, à vous, a survécu à ses trahisons ?…

 

– Madame ! madame ! râla le moine.

 

Il frissonnait. Il grelottait de fièvre.

 

– Il faut tout prévoir, poursuivit Catherine d’une voix effroyablement calme. Si Marillac vous dispute Alice…

 

D’une geste violent, le moine écarta sa robe.

 

Sous cette robe, il apparut vêtu en gentilhomme, d’un costume d’une rare magnificence. Il apparut tel qu’il était jadis, l’élégant marquis au pourpoint de soie, à la collerette de dentelles précieuses, une chaîne d’or au cou, une forte dague à la ceinture.

 

Farouche, il tira la lame courte, épaisse, trapue, et d’une voix sifflante, haleta :

 

– Voilà qui décidera !

XIX

LES FIANCÉS


Panigarola referma sa robe, rabattit son capuchon et s’agenouilla… Catherine le contempla un instant avec un sourire aigu. Puis elle se dirigea vers la porte par laquelle était entré le moine.

 

Il était à ce moment près de minuit.

 

Elle entendit le roulement d’un carrosse et ouvrit elle-même. Le carrosse s’arrêta. Trois femmes en descendirent. L’une d’elles était Alice de Lux, pâle, vêtue de blanc. Elle eut comme une hésitation, puis entra. Les deux autres femmes remontèrent alors dans le carrosse, qui s’éloigna aussitôt.

 

L’espionne, en pénétrant dans l’église, demeura un instant palpitante, interrogeant les ténèbres que les quatre flambeaux du maître-autel, là-bas, tout au loin, trouaient de leurs lumières blafardes.

 

Mais une main saisit sa main ; une voix murmura à son oreille :

 

– Mon enfant, vous voilà donc !…

 

Alice reconnut alors la reine. La sourde inquiétude qui l’avait saisie se dissipa.

 

– Vous le cherchez, n’est-ce pas ? reprit Catherine. Patience… il va venir…

 

– Comme vous êtes bonne, madame !… Comment prouver ma gratitude à Votre Majesté ?

 

– As-tu vu la voiture qui doit vous emmener ?…

 

– Je n’ai pas remarqué, madame… Mais je ne vois pas… le prêtre… Quoi ! personne dans cette église ?…

 

– Patience, te dis-je !… Oh ! qu’as-tu donc à frissonner ?

 

– Madame… ces murmures… là-bas, au fond de l’église…

 

– Le vent qui fait grincer les portes…

 

– Voici minuit qui sonne, madame.

 

– Oui… Et voici ton fiancé, dit la reine.

 

En effet, comme le premier coup de minuit résonnait, le signal fut frappé à la porte, du dehors.

 

Alice palpitante allongea le bras pour ouvrir.

 

La reine retint ce bras, d’un geste rude.

 

– C’est moi qui ouvre ! gronda-t-elle.

 

Alice demeura toute saisie. Ce vertige d’intuitive horreur, qui parfois s’emparait d’elle en présence de la reine, elle l’éprouva brusquement. Et de fait, c’était étrange que la reine fût postée à cette entrée de l’église, qu’elle n’eût pas commis le soin d’ouvrir à quelque domestique ; qu’elle-même, de ses mains royales, s’occupât à cette besogne de pousser et de repousser des verroux[18].

 

Elle apparut à la malheureuse affolée comme une horrible araignée embusquée au centre de la toile qu’elle avait tendue.

 

« Ce n’est pas Marillac ! » songea-t-elle, éperdue.

 

Elle se trompait : c’était bien Marillac !

 

La reine ayant ouvert, inspecta les abords de l’église pour s’assure que le comte était venu seul.

 

– Oui ! il était bien seul !…

 

– Quoi ! demanda la reine, vous n’avez pas amené avec vous deux ou trois amis ?

 

Marillac, reconnaissant la reine, fut frappé d’étonnement. Il s’inclina avec une profonde émotion. Ah ! cette reine qui l’attendait à la porte qui lui ouvrait elle-même ! Quelle autre qu’une mère lui eût donné une telle preuve d’excessive bienveillance !

 

– Madame, dit-il, Votre Majesté oublie qu’elle m’a ordonné de venir seul… Cependant, je dois l’avouer, j’avais résolu de me faire accompagner de celui qui est pour moi plus qu’un ami… mais le chevalier ne sera libre que demain matin…

 

– Oui, oui, interrompit vivement Catherine.

 

Elle ferma la porte et un soupir de joie terrible s’exhala de sa poitrine.

 

En même temps, elle démasquait Alice de Lux.

 

Les deux fiancés s’entrevirent dans l’ombre, se reconnurent plutôt qu’ils ne se virent ; à l’instant, leurs mains s’enlacèrent et ils oublièrent l’univers…

 

D’instinct, ils marchèrent vers le maître-autel, attirés par les quatre étoiles qui brillaient faiblement…

 

La reine marchait derrière eux, les couvant de son regard funèbre.

 

Les fiancés s’arrêtèrent au pied de l’autel.

 

Alors, ils parurent s’éveiller de leur rêve d’amour et de bonheur.