Zévaco_Michel

 

 

 

Michel Zévaco

 

 

 

L’ÉPOPÉE D’AMOUR

Les Pardaillan – Livre II

 

 

 

(1913)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » - http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I  OÙ UNE MINUTE DE JOIE FAIT PLUS QUE DIX-SEPT ANNÉES DE MISÈRE.. 5

II  OÙ LA PROMESSE DE PARDAILLAN PÈRE EST TENUE PAR MAÎTRE GILLES  10

III  L’ASTROLOGUE.. 26

IV  ORDRE DU ROI. 41

V  L’ORAGE GRONDE.. 73

VI  L’ORAGE GRONDE (suite). 89

VII  PREMIER COUP DE FOUDRE.. 99

VIII  GILLOT.. 108

IX  PANIGAROLA.. 119

X  OÙ TOUT LE MONDE SE TROUVE HEUREUX.. 134

XI  ENTREVUE DE DAMVILLE ET DE PARDAILLAN.. 143

XII  LE COUVENT DU MIRACLE.. 155

XIII  OÙ MAUREVERT JOUE UN RÔLE IMPORTANT.. 164

XIV  LE TEMPLE.. 184

XV  LA REINE MARGOT.. 207

XVI  L’ESCADRON VOLANT DE LA REINE.. 219

XVII  L’ESCADRON VOLANT DE LA REINE (suite). 229

XVIII  LE MOINE.. 237

XIX  LES FIANCÉS. 241

XX  LES RIBAUDES. 244

XXI  LA DERNIÈRE FARCE DE L’ONCLE GILLES. 259

XXII  DIEU LE VEUT ! 266

XXIII  LE CIMETIÈRE DES S.S. INNOCENTS. 275

XXIV  LES AMOURS DE PIPEAU.. 284

XXV  L’AMIRAL COLIGNY.. 291

XXVI  LA NUIT TERRIBLE.. 307

XXVII  LA CHAMBRE DE TORTURE.. 320

XXVIII  LE MESSIE DE LA SAINTE-INQUISITION.. 331

XXIX  ÉTONNEMENT DE MONTLUC : SUITE DES AMOURS DE PIPEAU ET NOUVELLE RUINE DE CATHO.. 339

XXX  CE QU’IL Y AVAIT DANS CE SILENCE.. 345

XXXI  LES MYSTÈRES DE LA RÉINCARNATION.. 349

XXXII  LA MÉCANIQUE.. 362

XXXIII  DES VISAGES PENCHÉS SUR LA NUIT.. 376

XXXIV  LE ROI QUI RIT.. 380

XXXV  ENTRÉE DE CATHO DANS LA GLOIRE.. 390

XXXVI  LIONS DÉCHAÎNÉS. 399

XXXVII  ICI L’ON TUE.. 405

XXXVIII  LA MARCHE AU GIBET.. 411

XXXIX  PAROLE MÉMORABLE DE BÊME.. 413

XL  LE DIMANCHE 24 AOÛT 1572, FÊTE DE LA SAINT-BARTHÉLEMY.. 422

XLI  PROFILS DE GARGOUILLES. 425

XLII  VISIONS TRAGIQUES. 433

XLIII  L’OASIS. 436

XLIV  « … QUE DES CHIENS DÉVORANTS SE DISPUTAIENT ENTRE EUX. ». 442

XLV  ENTRE LE CIEL ET LA TERRE.. 447

XLVI  COMME À THÉROUANNE.. 450

XLVII  LES TITANS. 463

XLVIII  LA BONNE ÉTAPE.. 478

XLIX  SUÉE SANGLANTE.. 492

L  LE PRINTEMPS DE MONTMORENCY.. 507

À propos de cette édition électronique. 516

 

I

OÙ UNE MINUTE DE JOIE FAIT PLUS QUE DIX-SEPT ANNÉES DE MISÈRE


Le maréchal de Montmorency avait retrouvé au bout de dix-sept ans, sa femme, Jeanne de Piennes, sa femme dont la félonie de son frère cadet, le maréchal de Damville, l’avait séparé.

 

Il revoyait comme dans un songe, la scène où Damville feignait de lui avouer qu’il avait été l’amant de Jeanne… son duel avec lui où il avait cru le laisser mort sur place… et la disparition de la comtesse de Piennes, duchesse de Montmorency.

 

Il revoyait son divorce, son mariage avec une autre femme que, d’ailleurs, il n’avait jamais aimée, l’image de la première, demeurant tout entière en son cœur. Puis son humeur sombre l’entraînait loin de la cour où montait la faveur croissante de son frère exécré, le maréchal de Damville.

 

Les années coulaient et, soudain, un jeune seigneur, un jeune héros, le chevalier de Pardaillan, lui apportait une lettre de celle qu’il croyait à jamais disparue de sa vie.

 

Jeanne de Piennes était vivante !

 

Jeanne de Piennes n’avait jamais failli !

 

Dans sa lettre, elle en appelait à son ancien seigneur et maître, elle clamait la félonie de Damville, elle demandait grâce et secours pour Loïse, sa fille, à lui, duc de Montmorency.

 

Une aube de gratitude et de joie s’était levée dans l’âme du vieux duc : il avait été, mais en vain, en appeler de son frère à la justice du roi, en vain, il l’avait provoqué, sachant qu’il tenait en son pouvoir Jeanne et sa fille, en vain, il avait fouillé Paris pour les retrouver et il allait retomber dans sa nuit de deuil, plus sombre et plus triste que jamais, quand de nouveau le chevalier de Pardaillan était venu à lui.

 

Ce jeune homme, héros d’un autre âge, dont peut-être il devinait confusément le secret, l’avait conduit par la main à la demeure mystérieuse où se cachait tout ce qu’il avait aimé au monde, l’avait mis en présence de Jeanne de Piennes, la première duchesse de Montmorency.

 

L’heure tant espérée, après dix-sept ans de larmes et de deuil, était enfin sonnée.

 

Enfin, il retrouvait tout ce qu’il avait chéri et qui avait été la joie de son cœur, la moelle de ses os, l’essence même de son être ; en un mot, celle qu’il avait aimée.

 

Hélas, comme une sève trop puissante fait craquer le bourgeon, le bonheur avait fait craquer le cerveau de celle qui avait été sienne.

 

Comment la retrouvait-il ?

 

Folle ?…

 

Jeanne de Piennes, dans les derniers jours de son martyre, alors qu’elle se sentait mortellement atteinte, ne vivait plus qu’avec une pensée :

 

« Il ne faut pas que je meure avant d’avoir assuré le bonheur de ma fille… Et quel bonheur peut-il y avoir pour la pauvre petite tant qu’elle ne sera pas sous l’égide de son père !… Oui ! retrouver François, même s’il me croit encore coupable… mettre son enfant dans ses bras... et mourir alors !… »

 

Lorsqu’elle interrogea le chevalier de Pardaillan, lorsque celui-ci lui dit que c’était à un autre que lui de dire comment sa lettre avait été accueillie par le maréchal, Jeanne eut dès lors la conviction intime que François avait lu la lettre, et qu’il savait la vérité. Et elle attendit.

 

Lorsque le vieux Pardaillan lui annonça que le maréchal était là, elle ne parut pas surprise.

 

Aucune commotion ne l’agita. Seulement, elle murmura :

 

– Voici l’heure où je vais mourir !…

 

La pensée de la mort ne la quittait plus. Elle ne la désirait ni ne la craignait. Seulement, elle était comme ces rudes ouvriers des champs qu’un travail a tenus courbés depuis l’aube sur le sol et qui, vers la nuit, ne songent plus qu’au sommeil, où leur lassitude va s’anéantir.

 

Au vrai, elle se sentait mourir.

 

Qu’y avait-il de brisé en elle ? Pourquoi le retour du bien-aimé n’avait-il provoqué dans son âme qu’une sorte de flamme dévorante et aussitôt éteinte ? Elle ne savait.

 

Mais sûrement, quelque chose se brisait en elle. Et elle put se dire : Voici la mort ! Voici l’heure du repos !…

 

Elle étreignit convulsivement Loïse dans ses bras et murmura à son oreille quelques mots qui produisirent sur la jeune fille quelque foudroyant effet, car elle essaya en vain de répondre, elle fit un effort inutile pour suivre sa mère, et elle demeura comme rivée, défaillante, soutenue par le vieux Pardaillan.

 

Telle était l’immense lassitude de Jeanne, telle était la morbide fixité je sa pensée, qu’elle ne s’aperçut pas de l’évanouissement de Loïse.

 

Elle se mit en marche en songeant :

 

– Ô mon François, ô ma Loïse, je vais donc vous voir réunis ! Je vais donc pouvoir mourir dans vos bras !… Car je meurs, je sens que déjà ma pensée se meurt…

 

Elle ouvrit la porte que lui avait indiquée Pardaillan, et elle vit François de Montmorency.

 

Elle voulut, elle crut même s’élancer vers lui.

 

Elle crut qu’une joie énorme la soulevait, comme la vague soulève une épave.

 

Elle crut pousser une grande clameur où fulgurait son bonheur.

 

Et tout ce mouvement de sa pensée se réduisit brusquement à cette parole qu’elle crut prononcer :

 

– Adieu… je meurs…

 

Puis il n’y eut plus rien en elle.

 

Elle fut comme morte.

 

Seulement, ce ne fut pas son corps qui mourut…

 

Sa pensée seule s’anéantit dans la folie : cette femme qui avait supporté tant de douleurs, qui avait tenu tête à de si effroyables catastrophes qui l’avaient frappée coup sur coup sans relâche, cette admirable mère qui n’avait été soutenue pendant son calvaire que par l’idée fixe de sauver son enfant, cette malheureuse enfin s’abandonna, cessa de résister dès l’instant même où elle crut sa fille sauvée, en sûreté ! La folie qui, sans doute, la guettait depuis des années, fondit sur elle.

 

Dix-sept ans et plus de malheur, n’avaient pu la terrasser.

 

Une seconde de joie la tue.

 

Jeanne de Piennes était folle !…

 

Mais par une consolante miséricorde de la fatalité qui s’était acharnée sur elle – si toutefois il est des consolations dans ces drames atroces de la pensée humaine ! – par une sorte de pitié du sort, disons-nous, la folie de Jeanne la ramenait aux premières années de sa radieuse jeunesse, de son pur amour, dans ces chers paysages de Margency où elle avait tant aimé, parmi les fleurs que créait son imagination…

 

Pauvre Jeanne ! Pauvre petite fée aux fleurs !

 

L’histoire injuste, l’histoire qui prend plaisir à raconter les cruautés des puissants, à admirer les guerres des rois, l’histoire dédaigneuse des plaintes qui montent du fond de l’humanité, ne t’a consacré que quelques mots arides.

 

Une fleur qui tombe !… Qu’est-ce que cela auprès des pompes royales !

 

Pour le rêveur qui aime à pénétrer d’un pas hésitant dans les sombres annales du passé, qui cherche en tremblant parmi l’amas des décombres, l’humble fleurette qui a vécu, aimé, souffert, tu demeures un pur symbole de la souffrance humaine, et nous qui venons de retracer ta douleur, nous saluons d’un souvenir ému ta douce et noble figure.

 

* * * * *

 

Lorsque le maréchal de Montmorency revint à lui, il se souleva sur un genou et, jetant à travers la salle le regard étonné de l’homme qui croit sortir d’un rêve, il vit Jeanne assise sur un fauteuil, souriante, la physionomie apaisée, mais hélas ! les yeux sans vie.

 

Une jeune fille agenouillée devant elle, la tête cachée dans les genoux de la folle, sanglotait sans bruit.

 

Jeanne, d’un mouvement machinal et doux, caressait les cheveux d’or de la jeune fille.

 

François se releva et s’approcha, en titubant, de ce groupe si gracieux et si mélancolique.

 

Il se baissa vers la jeune fille et la toucha légèrement à l’épaule.

 

Loïse leva la tête.

 

Le maréchal la prit par les deux mains, la mit debout sans que sa mère essayât de la retenir et il la contempla avec avidité.

 

Il la reconnut à l’instant. Et lors même que l’attitude de Loïse ne la lui eût pas désignée pour sa fille, il l’eût reconnue entre mille.

 

Loïse était le vivant portrait de sa mère.

 

Ou plutôt, elle était le commencement de Jeanne telle qu’il l’avait vue et aimée à Margency.

 

– Ma fille ! balbutia-t-il.

 

Loïse, toute frissonnante de sanglots, se laissa aller dans les bras du maréchal et, pour la première fois de sa vie, avec un inexprimable ravissement mêlé d’une infinie douleur, elle prononça ce mot auquel ses lèvres n’étaient pas accoutumées…

 

– Mon père !…

 

Alors, leurs larmes se confondirent. Le maréchal s’assit près de Jeanne dont il garda une main dans ses mains, et prenant sa fille sur ses genoux, comme si elle eût été toute petite, il dit gravement :

 

– Mon enfant, tu n’as plus de mère… mais dans le moment même où ce grand malheur te frappe, tu retrouves un père… Puisse-t-il trouver la force d’imiter celle qui est près de nous sans nous voir, sans nous entendre…

 

Ce fut ainsi que ces trois êtres se trouvèrent réunis.

 

Lorsque le maréchal et Loïse eurent repris un peu de calme à force de se répéter qu’à eux deux ils arriveraient à sauver la raison de Jeanne, lorsque leurs larmes furent apaisées, ce furent de part et d’autre les questions sans fin.

 

Et François apprit ainsi par sa fille, en un long récit souvent interrompu, quelle avait été l’existence de celle qui avait porté son nom.

 

À son tour, il raconta sa vie, depuis le drame de Margency.

 

Lorsque ces longues confessions furent achevées, lorsque le père et la fille se furent pour ainsi dire peu à peu découverts comme on découvre un pays nouveau, ils croyaient avoir passé une heure.

 

Le maréchal était arrivé vers neuf heures du matin.

 

Et au moment où, enlacés, ils déposèrent sur le front pâle de Jeanne leur double baiser, il était près de minuit.

II

OÙ LA PROMESSE DE PARDAILLAN PÈRE EST TENUE PAR MAÎTRE GILLES


Le maréchal de Damville, après avoir assisté à l’investissement de la maison de la rue Montmartre, après s’être assuré qu’il était impossible d’en sortir, s’était empressé de regagner l’hôtel de Mesmes.

 

Il tenait les deux Pardaillan et se promettait de ne pas les laisser échapper.

 

En effet, la mort seule de ces deux hommes pouvait lui garantir sa propre sécurité. Ils étaient tous les deux possesseurs d’un secret qui pouvait l’envoyer à l’échafaud. Ils parleraient, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute dans son esprit.

 

Lorsque, persuadé que le vieux Pardaillan avait suivi la voiture qui enlevait Jeanne de Piennes, le maréchal s’était décidé à rompre avec lui, il avait en même temps décidé de supprimer ce dangereux auxiliaire.

 

Il se privait ainsi d’un aide précieux.

 

Mais il y gagnait une certaine tranquillité en ce qui concernait ses prisonnières.

 

En effet, à ce moment-là, il y avait dans l’esprit du maréchal deux préoccupations bien distinctes l’une de l’autre, et qui pourtant se tenaient par des liens mystérieux.

 

Il est nécessaire de les expliquer afin de jeter quelque lumière sur l’attitude de cet homme.

 

Damville s’était jeté dans la conspiration de Guise uniquement en haine de son frère ; pour acquérir Damville, Guise avait promis la mort de Montmorency. François mort, assassiné par quelque bon procès, Henri devenait le chef de la maison, l’unique héritier, un seigneur presque aussi puissant et peut-être plus riche que le roi ; on lui donnait l’épée de connétable qu’avait illustrée son père ; il était presque le deuxième personnage du royaume ! Et alors, son ambition s’ouvrait de larges horizons. Il prenait une part active à la destruction des huguenots secrètement résolue par Guise, entraînant le royaume dans quelque aventure d’où il revenait couvert de gloire, et… qui savait ? Si Guise parvenait à détrôner Charles, pourquoi lui, Damville, ne parviendrait-il pas à détrôner Guise ?

 

Voilà les pensées qui, lentement, s’étaient agglomérées dans la conscience du rude maréchal, et dont la pensée initiale avait été le désir effréné de se débarrasser de son frère.

 

Or, cette haine elle-même avait pris sa source dans l’amour d’Henri pour Jeanne de Piennes.

 

Repoussé à Margency par la fiancée de son frère, il s’était atrocement vengé.

 

Les années avaient coulé ; la haine seule était demeurée vivace dans ce cœur.

 

Les choses en étaient là lorsqu’il rencontra Jeanne et s’aperçut ou crut s’apercevoir que sa passion mal éteinte se réveillait plus ardente que jadis.

 

Dès lors, il eut un but précis à son ambition.

 

La conspiration qui devait faire Guise roi de France conduisait Damville à la puissance ; du même coup, son frère disparaissait ; Jeanne de Piennes n’avait plus de raison de demeurer fidèle à François ; et cette puissance acquise conduisait Henri à la conquête de Jeanne.

 

C’était tortueux comme pensée, mais d’une implacable logique comme plan.

 

On s’explique maintenant que Damville s’empressa de se saisir de Jeanne et de sa fille pour que François ne pût jamais les rencontrer ; on s’explique aussi sa modération relative vis-à-vis de ses prisonnières ; on s’explique qu’il ne chercha pas à avoir de fréquents entretiens avec Jeanne, et qu’il n’essaya pas d’user de violence.

 

Il voulait un beau jour lui apparaître pour lui dire :

 

– Je suis immensément riche, je suis le plus puissant du royaume après le roi ; je serai peut-être un jour roi de France, car en notre temps, le pouvoir appartient aux plus audacieux. Voulez-vous partager cette puissance et cette richesse, en attendant que je place une couronne sur votre tête ?

 

Et il ne doutait pas d’éblouir Jeanne de Piennes !

 

On comprend donc l’immense intérêt qu’avait Damville à ce que le chevalier de Pardaillan, féal de Montmorency, croyait-il, ignorât toujours où se trouvaient Jeanne et Loïse.

 

De là, la nécessité de cacher cette retraite au vieux Pardaillan qui n’hésiterait pas à avertir son fils ! De là, la fureur du maréchal lorsque d’Aspremont lui eut persuadé que le vieux routier avait suivi la voiture ! De là, sa résolution de le tuer d’abord, de tuer ensuite le fils !

 

Or, il croyait que le vieux Pardaillan était mort, au moment où il quitta Paris pour se rendre à Blois à la suite du roi.

 

Il partit donc confiant, se contentant de recommander à Gilles de faire bonne garde dans la rue de la Hache.

 

Maintenant on comprend sa stupéfaction, sa rage, et aussi sa terreur de retrouver Pardaillan bien vivant, Pardaillan avec son fils !

 

Et quelles durent être ses pensées lorsqu’il vit Jeanne elle-même !…

 

C’était l’écroulement de tout son plan !

 

Les Pardaillan dénonçant la conspiration, François reprenant Jeanne, il vit tout cela d’un coup d’œil, et lorsqu’il reprit le chemin de l’hôtel de Mesmes, il était bien résolu à obtenir un ordre du roi, à revenir lui-même faire le siège de la maison, de tuer de sa main, qui ne pardonnait jamais, les deux Pardaillan.

 

Il voulait avant tout savoir comment le vieux Pardaillan, qu’il avait laissé pour mort au fond de sa cave, se trouvait parfaitement en vie et comment Gilles avait pu laisser Jeanne de Piennes s’échapper de chez Alice.

 

Il avait cédé à la prière menaçante de Jeanne en lui disant : « Ces deux hommes sont à vous, prenez-les ! » Mais en cédant, il s’était dit simplement qu’ainsi il les tenait tous quatre et qu’il les reprendrait dans un seul coup de filet.

 

Malgré ces assurances qu’il se donnait à lui-même, il se sentait dévoré d’inquiétude, et lorsqu’il atteignit l’hôtel de Mesmes, il écumait de rage.

 

Certainement, le sieur Gilles allait payer de sa vie cette inquiétude du maréchal.

 

Il entra seul dans l’hôtel, ayant renvoyé son escorte à sa maison des Fossés-Montmartre.

 

Il parcourut rapidement l’hôtel sans retrouver personne.

 

– Fou que je suis ! gronda-t-il, le misérable Gilles doit se trouver lui aussi aux Fossés-Montmartre !… à moins qu’il n’ait fui !… à moins encore que, d’accord avec le damné Pardaillan, il ne soit près de lui !…

 

Il allait rebrousser chemin et sortir lorsqu’il eut l’idée de pousser jusqu’à l’office.

 

Il lui fallut pour cela longer ce corridor où se trouvait la porte de la fameuse cave et où avait eu lieu la grande bataille de Pardaillan.

 

Or, en passant devant la cave, le maréchal vit la porte ouverte.

 

Il se pencha et aperçut une faible lueur.

 

– Si ce pouvait être lui ! grinça-t-il entre ses dents. Cette cave qui eût dû être la tombe de Pardaillan deviendrait celle de Gilles, voilà tout. Il n’y aurait que le cadavre de changé !

 

Il descendit avec précaution.

 

À mesure qu’il descendait, l’intérieur de la cave lui apparaissait plus nettement.

 

Et lorsqu’il s’arrêta enfin à la dernière marche, il demeura saisi d’étonnement.

 

Un spectacle étrange, presque fantastique, s’offrit à sa vue.

 

Et un sourire livide détendit ses lèvres.

 

Il se glissa alors sans bruit dans un angle obscur pour ne rien perdre au spectacle en question.

 

La scène que nous allons retracer et qui se déroula sous les yeux du maréchal était éclairée par une torche de résine qui traçait un cercle de lumière, tandis que le restant de la vaste cave demeurait plongé dans les ténèbres.

 

Dans ce cercle de lumière, éclairé par les lueurs fumeuses de la torche apparaissaient deux hommes.

 

L’un d’eux était debout, attaché par des cordes à une espèce de poteau de torture.

 

L’autre était assis sur un billot de bois, en face du patient.

 

Celui qui était attaché au poteau était assez jeune encore ; il avait une figure blême de terreur et poussait des gémissements à fendre l’âme la plus dure.

 

L’autre était un vieillard à physionomie démoniaque ; une espèce de rictus qui découvrait les trois ou quatre dents de ses mâchoires desséchées comme du parchemin, balafrait ce visage couturé de rides, et la lueur de la torche faisait briller ses yeux d’étranges paillettes rouges.

 

Il était accroupi plutôt qu’assis sur son billot, et il s’occupait très consciencieusement à aiguiser un couteau de cuisine long, mince et affilé.

 

Or, ce vieux qui semblait se préparer à quelque besogne de bourreau, le maréchal le reconnut aussitôt, ainsi que le malheureux attaché à son poteau.

 

Le vieux, c’était Gilles.

 

Le jeune, c’était Gillot.

 

Expliquons en quelques mots comment Gillot se trouvait dans cette cave, alors que la plus élémentaire notion de la prudence eût dû lui conseiller de mettre le plus d’espace possible entre lui et son digne oncle.

 

Gillot, comme nos lecteurs ont pu le constater, avait reçu du ciel un certain nombre de vices en partage. L’on sait assez avec quelle prodigalité le ciel qui, assurent les bonnes âmes, se charge de répandre sur la terre les bonnes et les mauvaises qualités, a distribué les vices et avec quelle révoltante parcimonie il a épandu les vertus. Gillot était vicieux. Il était poltron, cafard, libidineux, gourmand ou plutôt goinfre, paresseux, fainéant et même « faignant » – car il y a une nuance entre la « fainéantise » et la « faignantise » – méchant quand il le pouvait, lâche par conséquent, en somme un répugnant personnage.

 

Mais par-dessus tout, Gillot était avare.

 

Il tenait cela de son oncle, qui était l’avarice incarnée.

 

Ce fut cette avarice qui perdit l’infortuné Gillot, de même que l’amour perdit Troie.

 

En effet, au moment où, après l’héroïque résistance de Gilles, qui, comme on l’a vu, s’était obstinément refusé à révéler le secret du maréchal, Gillot, pour sauver ses oreilles, avait raconté à Pardaillan en quelle maison se trouvaient Jeanne de Piennes et Loïse ; à ce moment-là ; disons-nous, profitant de la prostration de son oncle et de l’émotion des deux Pardaillan, Gillot s’était éclipsé sans bruit.

 

La poltronnerie, alors, le dominait tout entier.

 

Il venait de sauver ses oreilles – ces larges oreilles auxquelles, d’après les dires du vieux Pardaillan qui avait des idées spéciales en esthétique, il avait si grand tort de tenir.

 

Mais ce n’était pas tout, les oreilles ne constituant en somme qu’un ornement de sa figure.

 

Il s’agissait maintenant de sauver le corps tout entier.

 

Pardaillan n’avait menacé que les oreilles, et encore prétendait-il ainsi embellir la face rougeaude de Gillot.

 

Mais Gilles ! Ah ! l’inexorable colère de l’oncle s’attaquerait à sa vie même ! Gillot s’attendait pour le moins à être pendu si jamais il se trouvait nez à nez avec le terrible vieillard qui n’avait pas hésité à offrir sa vie et sa fortune plutôt que d’encourir la disgrâce de son maître !

 

Et ce maître lui-même, que ferait-il de Gillot ?…

 

Gillot frémit. Gillot sentit des ailes pousser à ses talons. Gillot escalada l’escalier avec toute la vélocité de l’épouvante la plus justifiée. Gillot, en quelques secondes, se trouva dans l’office, et là, il se dit :

 

« Voyons, je ne puis rester à Paris. Si je n’y mourais de pendaison, de strangulation, ou d’estrapade, j’y mourrais de peur, ce qui est tout un. Il faut que je m’en aille. Où cela ? au nord ? au midi ? Peu importe, pourvu que ce soit loin, très loin ! Partons !… »

 

Et Gillot fit un mouvement pour s’élancer.

 

Mais au même instant, sa figure se rembrunit. Pour aller loin, il faut beaucoup d’argent. Et Gillot s’étant fouillé, constata qu’il se trouvait en tout et pour tout propriétaire d’un écu deux sols et six deniers.

 

Presque aussitôt, une réflexion traversa sa cervelle matoise, et sa figure prit à l’instant une expression d’hilarité qui eût pu faire croire qu’il devenait fou.

 

Non, Gillot n’était pas fou !

 

Simplement, il venait de se rappeler que s’il était pauvre, son oncle était fort riche ! À force de musarder et de fouiller dans l’hôtel, Gillot avait découvert depuis longtemps le vénérable coffre où Gilles entassait les écus qu’il avait gagnés indistinctement avec ceux qu’il avait volés.

 

Ce coffre, jamais Gillot n’était parvenu à l’ouvrir en douceur. Mais les circonstances étaient telles qu’il se faisait fort de l’éventrer.

 

Saisir une pioche, s’emparer des clefs, voler vers l’appartement de son oncle, ouvrir le cabinet où se trouvait le fameux coffre, tout cela ne fut pour le rapide Gillot que l’affaire de deux minutes.

 

Or, il se disait que Gilles en avait bien encore pour un bon quart d’heure avec les Pardaillan.

 

C’était plus de temps qu’il ne lui en fallait pour éventrer le coffre à coups de pioche, emplir ses poches du plus d’or qu’il pourrait, et filer ensuite avec toute la vitesse imaginable.

 

Gillot, avant de porter le premier coup, tâta le couvercle du coffre pour voir où il faudrait frapper.

 

Et il tressaillit alors d’un long tressaillement de joie et de surprise : au premier mouvement qu’il avait fait, il avait soulevé le couvercle ! Le coffre n’était pas fermé ! Pourquoi ? Comment ? Il ne prit pas la peine de se le demander. (Nos lecteurs n’ont pas oublié sans doute que le vieux Pardaillan avait passé par là.) Gillot leva le couvercle sans plus de réflexions et poussa un rugissement de joie, tomba à genoux, et plongea ses deux bras jusqu’aux coudes dans les piles d’écus qui trébuchèrent et s’effondrèrent avec un bruit délicieux.

 

À ce moment, Gillot oublia le ciel et la terre. Il oublia Pardaillan. Il oublia son oncle. Poltronnerie, lâcheté, gourmandise, paresse, tout disparut : l’avarice régna seule dans cet esprit.

 

Après un temps d’extase et de contemplation, Gillot en vint pourtant à se dire qu’il était là pour emplir ses poches, opération qu’il commença aussitôt.

 

– Jamais je ne pourrai tout emporter ! grommela-t-il avec un soupir de furieux regret, un vrai soupir d’avare.

 

Gillot était tout entier dans ce mot.

 

Pêle-mêle, cependant, il entassait les écus dans ses poches, dans ses chaussures, dans son pourpoint, sans songer qu’il ne pourrait faire un pas dans la rue sans résonner comme un boulet à sonnettes et sans risquer de semer de l’or sur la route, ce qui, infailliblement, le désignerait au guet, à la foule, comme un être phénoménal digne d’admiration, laquelle admiration se traduirait par une arrestation en bonne et due forme.

 

Gillot entassait toujours.

 

– Encore ces quelques pièces qui reluisent si bien !

 

Ses poches crevaient. Il se gonflait d’or à en éclater…

 

– Encore cette pauvre poignée de mignons écus !

 

Et il remplit sa toque.

 

Une fois qu’il se fut vautré tout son soûl dans cet argent et cet or, une fois qu’il en fut gorgé comme une sangsue, Gillot, les jambes écartées, les bras raides, tout pesant et tout embarrassé, se recula en murmurant :

 

– Quel malheur ! j’en ai à peine la moitié. Or çà, fuyons maintenant !

 

Il se détourna vers la porte et demeura pétrifié, les yeux morts, la lèvre pendante…

 

Son oncle était là !

 

Le terrible Gilles, accoté à la porte fermée, le regardait faire, avec un sourire blafard.

 

Gillot voulut joindre les mains, et dans ce mouvement, deux ou trois piles d’écus roulèrent sur le carreau, se mirent à tourner, à danser…

 

Gillot se laissa tomber à genoux, et alors ce furent ses chausses qui crevèrent, la danse des écus recommença, avec une infernale musique, une course d’or que le vieillard suivait du coin de l’œil en continuant à sourire le plus hideusement du monde.

 

Ce que voyant, Gillot essaya de sourire aussi : d’où le choc de deux grimaces extraordinaires.

 

– Mon oncle, mon digne oncle, balbutia Gillot.

 

– Que fais-tu là ? demanda le vieillard.

 

– Je… vous voyez… je… range votre coffre…

 

– Ah bon ! Tu ranges mon coffre ? Eh bien, continue, mon garçon.

 

Gillot demeura interloqué. Il savait que son oncle était de tempérament goguenard. L’effroyable vieillard aimait à rire. Les farces macabres lui plaisaient.

 

– Que… je continue ? bégaya Gillot au comble de la terreur.

 

– Mais oui : il y avait dans mon coffre vingt neuf mille trois cent soixante-cinq livres en argent et soixante mille deux cent vingt-huit livres en or ; en tout, si je sais compter, quatre-vingt-neuf mille cinq cent quatre-vingt-treize livres.

 

– Quatre-vingt-neuf mille cinq cent quatre-vingt-treize ! répéta machinalement Gillot.

 

– Mes économies, fit Gilles. Compte, mon garçon, compte devant moi, écu par écu ; range-moi tout cela, par piles de vingt cinq ; l’or à droite, comme étant plus noble ; l’argent à gauche ; allons… qu’attends-tu ?

 

– Voilà, mon digne oncle, mon bon oncle, voilà ! fit Gillot qui commençait à se demander si vraiment il n’allait pas tout à la douce se tirer de ce mauvais pas.

 

Et il se mit à vider ses poches, ses chausses, son pourpoint.

 

Le rangement commença avec ordre et méthode sous les yeux de l’oncle qui brillaient comme des escarboucles et ne perdaient pas de vue les mains du neveu.

 

À mesure que chaque pile reprenait sa place dans le coffre, un nouveau soupir s’étranglait dans la gorge de Gillot, tandis que l’oncle comptait :

 

– Encore quinze mille… encore douze mille… encore six mille…

 

Le total baissait de plus en plus, à mesure que les écus étaient réintégrés.

 

L’opération, comme bien on pense, dura longtemps. Commencée vers deux heures, elle s’acheva à cinq heures du soir.

 

Or, cette opération s’accomplissait en même temps que le roi Charles IX faisait sa rentrée dans Paris, en même temps que les deux Pardaillan, après la visite du chevalier à Alice de Lux, et l’attente du vieux routier dans le cabaret de Catho, se battaient rue Montmartre contre les mignons et Damville.

 

Donc, l’oncle Gilles annonçait le total à mesure que les piles d’or et les piles d’argent s’entassaient dans le coffre.

 

– Il ne manque plus que cinq mille livres… plus que quatre mille… plus que trois mille…

 

Gillot qui venait de placer délicatement le dernier écu et de pousser un dernier soupir, Gillot regarda autour de lui et ne vit plus rien.

 

À part le coffre, il n’y avait pas de meubles dans ce cabinet.

 

Le carreau apparaissait donc tout entier : il n’y avait plus un seul écu.

 

– Comment dites-vous, mon oncle ? fit Gillot.

 

– Je dis qu’il ne manque plus que trois mille livres.

 

Gillot se fouilla et tira de sa poche l’écu, les deux sols et les six deniers qui, on se le rappelle, constituaient sa fortune personnelle. Héroïquement, il les tendit au vieillard qui s’en saisit, les fit disparaître, et dit :

 

– Après !…

 

– Après, mon oncle ?

 

– Oui. Les trois mille livres !

 

– Mais je n’ai plus rien, mon oncle !

 

Gilles haussa les épaules. Cependant, une inquiétude commença à se glisser dans son cœur. Et son sourire devint amer.

 

– Allons, dit-il, dépêche-toi, sans que je te fouille.

 

– Fouillez-moi, mon bon oncle… je n’ai plus rien !

 

Gilles étouffa un grognement de désespoir, palpa de ses mains tremblantes les vêtements de Gillot, et une sueur froide pointa sur son crâne. Gillot ne mentait pas !… Pourtant, l’espoir est tenace au cœur des avares.

 

– Déshabille-toi ! gronda-t-il.

 

Gillot obéit, plus mort que vif. Le vieux Gilles examina chaque vêtement, sonda les coutures, retourna les poches, déchira les doublures… Il dut se rendre enfin à l’horrible vérité :

 

Trois mille livres manquaient au trésor !…

 

Une sauvage imprécation et un hurlement d’épouvante retentirent dans le cabinet ; l’imprécation venait de Gilles, qui en même temps rugissait :

 

– Rends-les moi, misérable !

 

Le hurlement venait de Gillot que son oncle venait de saisir à la gorge et qui répondait :

 

– Fouillez-moi, mon digne oncle, je n’ai plus rien !

 

Gilles n’ayant plus rien à fouiller, puisque son neveu s’était entièrement déshabillé, le lâcha et s’arracha des poignées de cheveux.

 

– Mes économies de cinq ans ! grinçait-il. Mais qui, qui donc me les a pris, mes pauvres écus ? Insensé que je suis de n’avoir pas veillé nuit et jour, l’arquebuse au poing ! Je suis ruiné ! Je suis mort ! Je suis assassiné ! Mes pauvres écus, où êtes-vous ?…

 

Seul, le vieux Pardaillan eût pu répondre à cette question.

 

Mais Gillot crut que le moment était venu de rentrer en grâce et insinua :

 

– Mon oncle, je vous aiderai à les retrouver ! oui, je me fais fort de les retrouver !

 

– Toi ! hurla le vieillard qui avait oublié son neveu, toi, misérable ! Toi qui venais pour me voler ! Toi ! attends ! Tu vas voir ce qu’il en coûte de se faire larronneur et traître ! Habille-toi ! vite !

 

En même temps, il secouait son neveu avec une force qu’on n’eût pu lui soupçonner. Enfin, il le lâcha, et Gillot se revêtit rapidement, tandis que le vieillard marmottait des mots sans suite.

 

Gilles, cependant, s’apaisa par degrés.

 

Lorsque Gillot fut prêt, il le harponna au cou de ses doigts longs, osseux, durs comme du fer, et ayant soigneusement refermé le cabinet, il l’entraîna.

 

– Miséricorde ! gémit Gillot, que voulez-vous faire de moi ?

 

Arrivé au rez-de-chaussée, Gilles lâcha son neveu, et tirant une dague acérée, lui dit :

 

– Au premier mouvement que tu fais pour fuir, je t’égorge !

 

Cette menace rassura un peu Gillot. On ne voulait donc pas le tuer, puisqu’il n’était menacé de mort que s’il tentait de fuir ! Il fit un signe de soumission complète.

 

– Marche devant ! reprit l’oncle, sa dague à la main.

 

Guidé, ou plutôt poussé par le vieillard, Gillot passa dans le jardin, et entra dans la remise du jardinier.

 

– Prends ce pieu ! commanda l’oncle en désignant un assez long poteau pointu par un bout.

 

Gillot obéit et chargea le poteau sur son épaule.

 

– Prends cette corde ! Prends cette bêche ! ajouta l’oncle.

 

Le neveu se chargea des objets qu’on venait de lui désigner. Ainsi chargé des instruments de supplice que le redoutable vieillard trouva amusant de lui faire porter, Gillot reprit le chemin de l’office, puis, toujours poussé, la pointe de la dague sur la nuque, il pénétra dans le couloir de la cave.

 

Dans l’office, Gilles avait repris en passant une torche et un couteau.

 

Il poussa son neveu dans la cave, et lorsqu’ils furent descendus, il l’entraîna au fond, et lui dit :

 

– Creuse ici !

 

Gillot, véritable loque humaine, décomposé par la terreur, hébété, se mit à creuser avec la bêche.

 

Le trou creusé, Gillot y planta le poteau et l’enfonça profondément à coups de maillet jusqu’à ce que Gilles ayant constaté qu’il tenait solidement, cria : « Assez ! »

 

Alors le vieillard saisit le neveu, le colla au poteau et l’y attacha avec la corde, de façon qu’il ne pût remuer ni les bras, ni les jambes, ni la tête.

 

Gillot, fou de peur, se laissait faire, et l’instinct vital ne lui suggérait pas une révolte. Il faut dire que, d’ailleurs, il espérait vaguement dans le fond que son oncle se livrait simplement à une de ces sinistres facéties comme il les aimait.

 

– Que voulez-vous donc faire de moi ? balbutia-t-il quand il fut attaché.

 

– Tu vas le savoir, dit l’oncle.

 

Le vieillard poussa devant Gillot une sorte de billot de bois, s’y assit et se mit à aiguiser sur la lame de sa dague le couteau de cuisine qu’il avait apporté.

 

À la vue de ces apprêts, Gillot commença à pousser des gémissements ininterrompus.

 

Ce fut à ce moment que le maréchal de Damville pénétra dans la cave.

 

– Tu m’impatientes avec tes clameurs de cochon qu’on égorge, cria Gilles.

 

Gillot n’en hurla que plus fort, et le vieillard ajouta :

 

– Si tu ne te tais, je serai forcé de te tuer.

 

Gillot observa instantanément un silence absolu.

 

– Il ne veut donc pas me tuer ! songea-t-il. Mais alors, que veut-il ?…

 

– Voyons ! reprit alors le vieux Gilles. Je vais te juger en mon âme et conscience. Et dans mon jugement, je te promets de tenir compte de ce que tu es le fils unique de feu ma sœur Gillonne, que Dieu ait pitié de son âme. C’est te dire que je serai indulgent, autant que tes crimes peuvent mériter l’indulgence. Réponds-moi donc en toute franchise.

 

– Oui, mon oncle. Je vous le promets bien, fit Gillot commençant à se rassurer.

 

Cependant il louchait fortement sur le couteau que le vieillard continuait à affûter paisiblement. Celui-ci reprit :

 

– Tu as donc suivi la voiture où monseigneur avait caché ses prisonnières ?

 

– Oui, mon oncle. Jusqu’à la rue de la Hache.

 

– Quelqu’un t’a-t-il vu ? Fais bien attention. Ta vie dépend de ta franchise.

 

– Je crois que M. d’Aspremont a dû m’apercevoir. Mais je ne pense pas qu’il m’ait reconnu.

 

– Et quelle était ton idée en suivant la voiture ?

 

– Rien. Je voulais voir, voilà tout !

 

– Et tu as vu ce que tu ne devais pas voir, mon garçon ! Ce que nul au monde ne devait voir !

 

– Hélas ! je m’en repens bien, mon digne oncle ! Je ne recommencerai pas, je vous jure.

 

– Bon. Maintenant, dis-moi, fripon, dis-moi, misérable, quel démon t’a poussé à raconter ce que tu n’aurais jamais dû voir aux deux damnés Pardaillan ?

 

– Ce n’est pas un démon. Je voulais sauver mes oreilles, mon oncle.

 

– Ah ! misérable lâche ! Tu voulais sauver tes oreilles, alors que je te donnais l’exemple ! Alors que j’offrais toute ma fortune, ce dont je fusse mort de chagrin si on l’eût acceptée ! Alors que je consentais à périr plutôt que de trahir le secret de monseigneur !… Sais-tu bien, infâme, quels malheurs ta trahison va attirer sur mon illustre maître ?

 

– Hélas ! pardonnez-moi, mon oncle !

 

– Et moi-même, que vais-je devenir ? Que vais-je répondre à ce puissant seigneur lorsqu’il va me demander des comptes ? De quel front oserai-je l’aborder ? Ne vaut-il pas mieux que je me pende avant son retour ?

 

– Ah ! mon oncle, ne faites pas cela, j’en trépasserais de douleur !

 

Le vieux Gilles était sincère. Il avait laissé tomber sa tête dans ses deux mains et se demandait s’il ne valait pas mieux mourir plutôt que d’avoir à essuyer la colère du maréchal.

 

Cependant, il avait un témoin de sa résistance et de sa parfaite innocence.

 

Et ce témoin n’était autre que Gillot lui-même, en ne comptant pas la lettre que le chevalier Pardaillan avait promis d’envoyer au maréchal.

 

Gillot était donc précieux à conserver.

 

Et pourtant, il fallait le punir d’un châtiment exemplaire.

 

– Écoute ! dit-il en relevant la tête. Je ne te condamne pas à mort. Monseigneur prendra à ton égard telle décision qui lui conviendra. Mais il faut que je punisse ta lâcheté, ta trahison qui me met moi-même au pied du gibet, sans compter qu’elle me déshonore. Note que je ne te parle pas des trois mille livres qui me manquent à mon coffre…

 

– Mais ce n’est pas moi ! hurla Gillot.

 

– Que je ne te parle pas, continua Gilles impassible, du vol énorme que tu as voulu perpétrer. Que n’as-tu eu l’idée de me poignarder plutôt que de toucher à mes pauvres chers écus ?… Mais je te pardonne ce crime, te dis-je !… Et quant à ta trahison, monseigneur en jugera, et peut-être te fera-t-il grâce si tu lui racontes les choses telles qu’elles se sont passées. Me le jures-tu ?

 

– Sur ma part de paradis, je le jure ! dit Gillot transporté de joie.

 

– Bon. En ce cas, je vais me contenter de juger le tort que tu me causes à moi-même en me faisant courir le risque d’être pour le moins chassé par monseigneur. Et je vais te punir par où tu as péché…

 

– Comment cela ? Comment cela ? bredouilla Gillot en verdissant de terreur.

 

– Oui, tu as trahi ton maître et ton oncle pour sauver tes oreilles. Eh bien, je vais te couper les oreilles !

 

– Miséricorde ! rugit l’infortuné Gillot.

 

Gilles s’était levé tranquillement et essayait le tranchant de son couteau sur l’ongle de son pouce.

 

Il s’approcha de son neveu qui, livide, les yeux fermés, eut encore la force de se dégager.

 

– Au moins, n’en coupez qu’une !…

 

Il avait à peine terminé cette singulière objurgation qu’une clameur terrible jaillit de sa gorge : le terrible vieillard venait de lui saisir l’oreille droite, et la tirant fortement, l’avait tranchée d’un seul coup de couteau.

 

L’oreille tomba sur le sol de la cave.

 

– Grâce pour celle qui me reste ! vociféra Gillot ivre d’épouvante et de douleur. Grâce ! pitié !…

 

Un deuxième hurlement lui échappa, et alors il s’évanouit.

 

Avec la même tranquillité, l’oncle était passé à gauche, et au bout d’une seconde, l’oreille gauche de Gillot avait rejoint son oreille droite sur le sol ensanglanté…

 

Nul n’évite sa destinée, assurent les fatalistes. Il paraît que celle du malheureux Gillot était d’être tôt ou tard privé de ces deux vastes et larges ornements que la nature avait prodigalement octroyés à chaque face de son visage.

 

Une fois sa besogne accomplie, le hideux vieillard se mit à sourire.

 

C’était là une de ces bonnes farces comme il les adorait.

 

Mais lorsqu’il vit son neveu inondé de sang, lorsqu’il le vit sans connaissance, il frémit et grommela :

 

– Diable ! il ne faut pas que cet imbécile meure tout de suite. Il est mon témoin devant le maréchal !

 

Il s’empressa donc de courir à l’office et en rapporta de l’eau, du vin sucré, un cordial, des compresses. Alors, il délia Gillot, l’étendit sur le sol de la cave et se mit à le soigner.

 

Lorsqu’il eut bien lavé les deux plaies, lorsqu’il les eut cautérisées au vin sucré, lorsqu’il les eut bandées convenablement, il introduisit une gorgée de cordial entre les lèvres du patient et aspergea son visage d’eau fraîche.

 

Gillot revint à lui, ouvrit des yeux hagards, et, croyant avoir fait un cauchemar, son premier geste fut de porter les deux mains à ses oreilles.

 

Elles n’y étaient plus !…

 

Gillot poussa un lamentable gémissement.

 

– Qu’as-tu donc à te plaindre ? fit l’oncle avec cette intonation narquoise qu’on prête à Satan dans les vieilles légendes.

 

– Hélas ! répondit Gillot, comment vais-je faire pour entendre, à présent ?

 

– Imbécile ! dit Gilles.

 

Ce fut toute la consolation qu’il accorda au pauvre mutilé ! Seulement, il le prit par un bras, l’aida à se soulever, le remit debout, et tous deux, s’apprêtant à quitter cette cave où tant d’événements s’étaient passés, se dirigèrent vers l’escalier aux dernières lueurs de la torche mourante.

 

Mais au pied de l’escalier, ils s’arrêtèrent aussi épouvantés l’un que l’autre.

 

Un homme était devant eux !

 

Et cet homme, c’était le maréchal de Damville !

 

– Monseigneur ! s’écria Gilles qui tomba à genoux.

 

– Cette fois, je suis mort ! gémit Gillot qui s’évanouit à nouveau et s’écroula.

 

– Eh bien ! fit Damville d’une voix calme, que se passe-t-il ?

 

– Ah ! monseigneur ! Un affreux malheur ! Je suis innocent, je vous le jure ! J’ai veillé, surveillé, comme vous m’en aviez donné l’ordre en partant. La fatalité et ce misérable imbécile ont tout fait !

 

– Expliquez-vous clairement, maître Gilles ! fit Damville avec sévérité.

 

– Eh bien, monseigneur, les prisonnières, le damné Pardaillan sait où elles se trouvent… et à l’heure qu’il est, sans aucun doute, elles sont en son pouvoir…

 

– Et tu n’es pour rien dans cette trahison ?

 

– Monseigneur, je vous le jure. Mais daignez interroger ce misérable à qui je viens de couper les oreilles…

 

– C’est inutile. J’ai foi en ta parole, Gilles. Relève-toi.

 

– Ah ! monseigneur ! s’écria l’intendant ; vous me croirez si vous voulez, mais ce que vous venez de dire est pour moi une récompense plus magnifique que le jour où vous me donnâtes cinq cents écus d’un seul coup !

 

– Ainsi, tu me restes dévoué ?

 

– Jusqu’à la mort ! Parlez, ordonnez, ma vie est à vous !

 

– Et tu es décidé à tout entreprendre pour réparer le malheur que tu me signales ?

 

– S’il ne faut que donner mon sang goutte à goutte, je suis prêt !…

 

– Viens donc, et fais appel à ton génie d’astuce. Car si je n’ai nul besoin de ton sang, ce que je vais te demander sera plus difficile à coup sûr que de mourir pour moi.

 

– Je suis prêt, monseigneur !

 

Et le vieillard se redressa. Le maréchal lui avait dit qu’il avait foi en sa parole, à lui, laquais ! Comme s’il eût été gentilhomme !… Le maréchal, faisait appel à son génie ! Il le traitait de puissance à puissance !

 

Gilles sentit ses forces d’intrigue se décupler et brûla de se jeter dans la lutte, entrevoyant au bout de cette lutte une victoire éclatante, et au bout de cette victoire, la fortune.

 

Damville remontait l’escalier de la cave, tout pensif.

 

– Monseigneur, demanda Gilles, et cet imbécile ?

 

– Quel imbécile ?

 

– Mon neveu, dit le vieillard en désignant Gillot toujours évanoui.

 

– En bien ?

 

– Faut-il l’achever ?

 

– Non. Il pourra te servir dans ce que tu vas entreprendre. Viens !…

III

L’ASTROLOGUE


Nous laisserons le maréchal de Damville aux prises avec sa haine et sa rage, chercher quelque moyen de frapper à mort les Pardaillan et de s’emparer de Jeanne pour la cacher jusqu’au jour qu’il croyait proche où la maison de Lorraine édifierait sa fortune sur les ruines de la maison de Valois, où Charles IX tomberait sous quelque balle en même temps que son frère Henri d’Anjou, et où Henri de Guise mettrait sur sa tête la couronne de France. Nous laisserons également François de Montmorency, la pauvre folle et Loïse dans la maison du savant Ramus où les nécessités de notre récit nous rappelleront bientôt.

 

Trois jours après les événements qui se sont déroulés, trois jours après la rentrée triomphale du roi dans sa ville, comme dix heures du soir sonnaient à Saint-Germain-l’Auxerrois, deux ombres marchaient lentement dans la nuit qui enveloppait les jardins du nouvel hôtel de la reine.

 

Sur l’emplacement actuel de la Halle aux Blés (Bourse de Commerce), s’était élevé jadis l’hôtel de Soissons, non loin de l’hôtel de Nesles. Ce qui s’appelle aujourd’hui rue Coquillère s’appelait dans ce temps-là rue de Nesles, à cause de l’hôtel de ce nom. L’hôtel de Soissons était borné par les rues du Four, de Grenelle et des Deux-Écus, Sous Charles IX, la rue des Deux-Écus portait en partie le nom de la rue de la Hache. La ruelle Traversine donnait dans la rue de la Hache.

 

C’est sur ce vaste emplacement de l’ancien hôtel de Soissons et de l’ancien hôtel de Nesles que Catherine de Médicis avait fait bâtir une façon de palais, en même temps qu’elle s’occupait de faire construire un palais plus vaste, plus grandiose, plus royal, sur l’emplacement de l’ancienne Tuilerie où nous avons eu occasion de conduire nos lecteurs, dans un précédent ouvrage.

 

Catherine de Médicis avait l’amour de la propriété. La possession de la terre était un plaisir pour cet esprit actif qui s’ingéniait à combiner des plans de bâtisse.

 

Catherine, donc, avait acheté les vastes jardins et les terrains vagues demeurés en friche autour de l’hôtel de Soissons en ruine. Elle avait fait jeter bas les pierres branlantes ; des régiments de maçons s’étaient employés à faire sortir de terre comme sous le coup de baguette d’une fée un hôtel jeune, brillant, d’une élégante magnificence, et une armée de jardiniers avait, autour de l’Hôtel de la Reine, fait jaillir les plantes, les arbustes et les fleurs.

 

Dans ces jardins, Catherine, qui toute sa vie regretta l’Italie, avait fait transplanter à grands frais des orangers, des citronniers, des fleurs aux violents parfums qu’on ne trouve que sous les brûlants soleils de la Lombardie et du Piémont.

 

Elle aimait toutes les voluptés, toutes les ivresses, tous les parfums, le sang et les fleurs.

 

Et c’est au bout de ces jardins, dans l’angle d’une sorte de cour qu s’avançait dans la direction du Louvre, que, sur les ordres et les plans de Catherine, s’était élevée la colonne d’ordre dorique encore debout – dernier vestige de tout cet harmonieux ensemble de constructions.

 

Cette colonne, espèce de tourelle sur laquelle on peut lire l’inévitable inscription dont les sociétés archéologiques, de complicité avec l’État, souillent les débris de l’histoire humaine, cette tour, disons-nous, avait été spécialement construite pour l’astrologue de la reine.

 

C’est vers cette tour que se dirigeaient les deux ombres que nous venons de signaler. Ombres… car Rugierri et Catherine – c’étaient eux – s’avançaient en silence, vêtus de noir tous deux, et n’eussent apparu aux yeux d’un curieux que comme des fantômes, si les gardes qui veillaient à toutes les portes eussent laissé pénétrer ce curieux.

 

Catherine de Médicis et Ruggieri s’arrêtèrent au pied de la colonne.

 

L’astrologue tira une clef de son pourpoint, et ouvrit une porte basse.

 

Ils entrèrent et se trouvèrent alors au pied de l’escalier qui montait en spirale jusqu’à la plateforme de la tour.

 

Là, c’était un cabinet ou plutôt un étroit réduit où Ruggieri rangeait ses instruments de travail, lunettes, compas, etc. Pour tout meuble, il n’y avait qu’une table chargée de livres et deux fauteuils.

 

Une étroite meurtrière donnant sur la rue de la Hache laissait pénétrer l’air dans ce réduit.

 

C’est par cette meurtrière que la vieille Laura, espionne d’une espionne, communiquait avec Ruggieri.

 

C’est par cette meurtrière qu’Alice de Lux jetait les rapports qu’elle voulait faire parvenir à la reine.

 

Or, ce jour-là, Catherine avait reçu de Laura un billet contenant ces quelques mots :

 

« Ce soir, vers dix heures, elle recevra une visite importante dont je rendrai compte demain. »

 

– Votre Majesté désire-t-elle que j’allume un flambeau ? demanda Ruggieri au moment où il referma derrière lui la porte de la tour.

 

Au lieu de lui répondre, Catherine saisit vivement la main de l’astrologue et la pressa comme pour lui recommander le silence.

 

En effet, elle venait de percevoir un bruit de pas qui, dans la rue, s’approchait de la tour. Et Catherine de Médicis qui eût été un policier de premier ordre, qui avait effectivement inventé et créé toute une police masculine et féminine, se disait d’instinct que ces pas étaient sans doute ceux de la personne qui devait faire à Alice de Lux une importante visite.

 

La reine s’avança vers la meurtrière et chercha à voir ce qui se passait.

 

Et comme les ténèbres étaient profondes, comme elle ne voyait rien, elle se plaça de façon à entendre, et à concentrer dans son ouïe les forces vitales inutiles à ses yeux : l’oreille, pour celui qui espionne, est un agent plus actif et plus sûr que l’œil.

 

Les pas se rapprochaient.

 

– Des passants ! fit Ruggieri en haussant les épaules. Croyez-moi, Majesté.

 

Et il élevait la voix comme s’il eût voulu être entendu, eût-on dit, des gens qui venaient.

 

– Silence ! murmura Catherine d’un ton de menace qui fit pâlir l’astrologue.

 

Les personnes qui marchaient dans la rue, quelles qu’elles fussent, ne pouvaient en aucune façon se douter qu’elles étaient ainsi épiées. Elles s’arrêtèrent près de la tour, non loin de la meurtrière, et la reine entendit une voix… une voix d’homme qu’on eût dit voilée d’une indéfinissable tristesse, et qui la fit brusquement tressaillir.

 

La voix disait :

 

– J’attendrai ici Votre Majesté. De ce poste, je surveille à la fois la rue Traversine et la rue de la Hache. Nul ne saurait arriver à la porte verte sans que je lui barre le chemin. Votre Majesté sera donc en parfaite sûreté…

 

– Je n’ai aucune crainte, comte, répondit une autre voix – voix de femme, cette fois.

 

– Déodat ! avait sourdement murmuré Ruggieri en pâlissant.

 

– Jeanne d’Albret ! avait ajouté Catherine de Médicis. Tais-toi. Écoutons…

 

– Voici la porte, madame, reprit la voix du comte de Marillac. Voyez, à travers le jardin, apparaît une lumière. Sans aucun doute, elle a reçu votre messager. Elle vous attend… Ah ! madame…

 

– Tu trembles, mon pauvre enfant ?

 

– Jamais je n’éprouvai pareille émotion dans ma vie, qui en contient pourtant quelques-unes, qui furent ou bien douces ou bien cruelles. Songez Majesté, que ma vie se joue en ce moment !… Quoi qu’il advienne, je vous bénis, madame, pour l’intérêt que vous daignez me témoigner…

 

– Déodat, tu sais que je t’aime à l’égal d’un fils.

 

– Oui, ma reine, je le sais. Hélas ! C’est une autre qui devrait être où vous êtes… Tenez, madame, quand je songe que ma mère m’a certainement reconnu dans cette entrevue du Pont de Bois, quand je songe qu’elle a vu mon émotion, touché ma plaie, sondé ma douleur et que pas un mot, pas un geste, pas un signe d’affection ne lui est échappé, qu’elle est demeurée glaciale, impénétrable, formidable de rigidité…

 

Le comte laissa échapper un geste de violente amertume, et le bruit étouffé d’une sorte de sanglot parvint jusqu’à Catherine qui demeura impassible.

 

Seulement une lueur de rage et de haine s’alluma dans les yeux gris de la reine.

 

– Courage ! fit Jeanne d’Albret pour détourner le cours des pensées du jeune homme. Dans une heure, je l’espère, je vous apporterai un peu de joie, mon enfant…

 

À ces mots, la reine de Navarre traversa rapidement la rue et alla frapper à la porte verte.

 

L’instant d’après, la porte s’ouvrait et Jeanne d’Albret pénétrait dans la maison d’Alice de Lux.

 

Le comte de Marillac, les bras croisés, s’accota à la tour et attendit.

 

Sa tête touchait presque à la meurtrière.

 

Quelles furent les pensées de ces trois êtres pendant les longues minutes qui, une à une, tombèrent dans le silence de la nuit ?

 

L’astrologue : le père !…, la reine : la mère !… Déodat : l’enfant !…

 

Ils n’étaient séparés que par l’épaisseur du mur.

 

Par un imperceptible mouvement très lent, Ruggieri s’était placé de manière à empêcher Catherine de passer son bras par la meurtrière. Quel horrible soupçon traversa donc son esprit ?

 

Catherine était toujours armé d’un court poignard acéré, arme florentine dont la lame portait d’admirables arabesques, tandis que le manche d’argent, ciselé jadis par Benvenuto’[1], était à lui seul une merveille : bijou terrible dans les mains de la reine.

 

Et Ruggieri frémissait d’épouvante.

 

Car la pointe de ce poignard, il l’avait trempée lui-même de subtils poisons, et une seule piqûre de ce précieux objet d’art était mortelle.

 

Qui sait si la reine ne l’eut pas, cette pensée d’allonger subitement son bras et de frapper ?

 

Quoi qu’il en soit, elle demeura immobile, figée, comme fut immobile l’astrologue, comme fut immobile le comte de Marillac.

 

Onze heures sonnèrent, puis la demie.

 

Il eut été impossible de percevoir même le souffle de ces vivants pareils à des morts.

 

Enfin, comme le dernier coup de minuit s’envolait lourdement par les airs, la reine de Navarre quitta la maison d’Alice de Lux.

 

Le cou tendu, éperdu d’angoisse, le comte la vit venir sans pouvoir faire un pas.

 

Catherine s’apprêta à écouter.

 

Mais Jeanne d’Albret, s’étant approchée du comte de Marillac, lui dit simplement :

 

– Venez, mon cher fils, nous avons à causer sans retard…

 

Et tous deux s’éloignèrent alors…

 

Lorsqu’ils eurent disparu, Catherine de Médicis murmura :

 

– Maintenant, tu peux allumer ton flambeau.

 

L’astrologue obéit. Et il apparut alors livide, quoique sa main n’eût pas un tremblement et que son regard fût calme. Catherine l’ayant considéré attentivement eut un haussement d’épaules et dit :

 

– Tu as pensé que j’allais le tuer ?

 

– Oui, dit l’astrologue avec une effrayante netteté.

 

– Et cela t’a fait peur ?

 

– J’ai eu peur, en effet, madame.

 

– Ne t’ai-je pas dit que je ne voulais pas sa mort ? Qu’il peut m’être utile ? Tu vois que je ne songe pas à le frapper, puisqu’il vit encore après ce que nous venons d’entendre… As-tu entendu, toi ? Quant à moi, ses paroles résonnent encore à mes oreilles, René, il sait que je suis sa mère !

 

L’astrologue garda le silence.

 

– Jusqu’ici, j’ai voulu douter ! Maintenant, c’est fini. Lui-même a parlé. Il sait, René !…

 

Pour tout autre que Ruggieri, ces paroles de Catherine n’eussent porté l’accent d’aucune émotion. Mais l’astrologue la connaissait. Et la voix de sa terrible amante lui apparut si formidable qu’il tint les yeux baissés, n’osant regarder celle qui, en apparence, lui parlait si paisiblement.

 

Sombre, la bouche contractée, les yeux fixés dans la nuit vers le point où le comte avait disparu, la reine reprit :

 

– Tu vois donc que tu peux te rassurer, mon bon René, ton affection paternelle ne sera soumise à aucune épreuve.

 

Ruggieri frissonna et la pâleur qui couvrait son visage parut plus livide encore.

 

– Tu es rassuré, n’est-ce pas ?

 

– Non, madame ! répondit sourdement l’astrologue ; car je sais que mon fils va mourir et que rien au monde ne peut le sauver. Rien, madame, pas même ma volonté paternelle, pas même la pitié qui pourrait se glisser dans votre cœur.

 

Catherine, étonnée, jeta un furtif regard sur l’astrologue.

 

– Expliquez-moi cela ! fit-elle en s’asseyant dans un fauteuil et en se mettant à jouer avec la chaîne d’or qui portait son poignard.

 

Ruggieri se redressa. Son visage ne manquait ni de beauté, ni même d’une certaine majesté naturelle. Ruggieri était loin d’être un charlatan. Nature complexe, faible au point d’accepter sans révolte les plus effroyables besognes, implacable dans l’exécution des crimes que seul il n’eût jamais osé concevoir, pitoyable quand il était livré à lui-même, terrible quand il redevenait l’instrument de la reine, il eût sans doute passé sa vie en études et fût devenu un paisible savant s’il ne s’était trouvé sur le chemin de cette femme qu’on peut haïr pour le mal qu’elle a fait, mais à qui nous devons reconnaître une exceptionnelle force de caractère.

 

Dans l’antiquité, Catherine eût été Locuste ou peut-être Phryné.

 

Ruggieri eût peut-être été Empédocle[2].

 

Son esprit tourmenté aimait à se hausser et à se perdre aux vastes rêveries. Astrologue, il cherchait dans le ciel ce même absolu que, chimiste, il cherchait parmi les poisons.

 

L’art de la divination par les astres n’était pour lui qu’un art intermédiaire : il cherchait plus haut et plus loin. Connaître l’avenir, se disait-il, c’est le diriger ! Quelle redoutable puissance armera l’homme qui parviendra à savoir aujourd’hui ce que demain doit être ! Et que devient cette puissance si cet homme peut faire de l’or à sa guise ? Tout ne se tient-il pas dans la création ? Et qu’est-ce que Dieu, sinon celui qui peut soulever les voiles du temps et arracher à la nature son dernier secret ?

 

Ruggieri croyait donc fermement.

 

Sans cesse déçu dans ses calculs, souvent, lorsqu’il avait passé des nuits à chiffrer la déclinaison et la conjonction des astres, il laissait tomber sa plume avec découragement. Mais bientôt une force nouvelle le poussait, et avec une froide fureur, il s’enfonçait dans la solution de l’insoluble.

 

Quoi d’étonnant, dès lors, que ce cerveau fatigué ait été hanté de visions ?

 

– Madame, dit-il, vous voulez savoir pourquoi mon fils va mourir et pourquoi rien ne peut le sauver. Je vais vous le dire. Lorsque j’ai reconnu mon fils dans cette auberge où vous m’aviez envoyé, je n’ai d’abord songé qu’à vous. Qu’était mon fils pour moi ? Un inconnu. Tandis que vous étiez, vous, l’adoration de ma vie… Puis, peu à peu, la pitié est entrée en moi. Et avec la pitié, d’autres sentiments assez forts pour me faire souffrir, pas assez pour me pousser à me dresser devant vous pour vous dire : Celui-là, vous ne le frapperez pas… Et lorsque j’ai compris que vous l’aviez condamné, je me suis contenté de pleurer en moi-même. Car vous avez pris sur moi un étrange pouvoir, Catherine. Vous n’êtes pour moi ni l’amante, ni la reine. Vous êtes plus que tout cela : vous êtes une pensée qui s’est installée dans mon cerveau, qui anéantit ma pensée, et qui me fait agir… Je connais des exemples de pareils phénomènes. Je ne vous étonnerai pas en disant que j’ai lutté pour vous chasser de moi-même. Ces temps derniers surtout, ayant consulté les astres, et ne recevant que des réponses douteuses, je m’étais repris à espérer. C’est vous dire que j’avais pris la résolution de me placer entre vous et lui, et d’empêcher le meurtre de mon enfant. Tout à l’heure encore, madame, si vous aviez essayé de le frapper, vous n’y eussiez point réussi : car je croyais alors qu’il devait vivre… Maintenant, je sais qu’il doit mourir.

 

Une contraction nerveuse rida le visage de l’astrologue.

 

Catherine hocha la tête, très calme en apparence.

 

– Superstition ! murmura-t-elle tout bas.

 

Ruggieri entendit.

 

– Visions diverses, madame. Vous voyez ceci, et je vois cela. Si vous avez une vision, vous l’appelez fantôme. Si j’ai une vision, je l’appelle corps astral.

 

– Je te crois, René ! je te crois, fit sourdement Catherine en jetant autour d’elle un regard inquiet.

 

Car cette femme si forte, et qui dominait si entièrement l’astrologue, était à son tour dominée par lui dès que Ruggieri abordait les problèmes d occultisme.

 

Un changement étrange s’était fait dans la physionomie de l’astrologue. Son visage avait repris quelque couleur, mais en même temps, il s’était comme pétrifié. Ses yeux, légèrement convulsés, avaient ce regard en dedans qui transforme si complètement la figure humaine.

 

Catherine frissonna de terreur.

 

– Oui, reprit lentement l’astrologue, lorsque le ciel se refuse à me répondre, lorsque les problèmes que je pose d’après les données sidérales aboutissent à l’insoluble, parfois la question que j’ai posée aux invisibles puissances me parvient par une autre voie. C’est ce qui vient d’arriver. Voici ce que j’ai vu, Catherine. Vous étiez près de la meurtrière. Et moi, j’étais à cette place. Toute mon attention se portait sur vos bras. La bague que vous avez à l’index brillait doucement dans la nuit, et je ne la quittais pas des yeux. Car ainsi, je pouvais surveiller votre main, et si votre main se fût portée à votre poignard, je l’eusse arrêtée. Tout à coup, mon regard s’est troublé. J’ai cessé de voir la bague et la main. À la même seconde, j’ai reçu comme une légère secousse dans le crâne, et ma tête, d’elle-même, s’est tournée vers la meurtrière. À ces signes, il m’était impossible de ne pas reconnaître que j’étais en communication avec l’Invisible. Mon regard se glissa donc à travers la meurtrière. Remarquez que je ne pouvais voir mon fils de la place où j’étais. Pourtant, je l’aperçus distinctement. Il était à une vingtaine de pas en avant de la meurtrière, et se trouvait à sept ou huit pieds en l’air ; il flottait, pour ainsi dire, dans une atmosphère brillante qui formait un violent contraste avec les ténèbres environnantes ; lui-même brillait d’un étrange éclat dans toutes les parties de son corps. Il appuyait sa main sur son sein droit. Cette main, lentement, retomba. Et à la place où elle était, je vis une large blessure par laquelle s’échappait à flots un sang pareil à du cristal en fusion, et non pas rouge comme le sang des hommes. Mon fils flotta ainsi devant mes yeux pendant près de deux minutes. Et nos regards se sont rencontrés. Je ne sais ce que le mien pouvait exprimer d’horreur et d’angoisse, mais le sien n’exprimait que tristesse… Puis, peu à peu, ses contours sont devenus moins précis ; la forme s’est confondue jusqu’à ne plus être qu’une vapeur légère ; la lueur s’est éteinte ; la vision s’est évanouie, puis, rien…

 

La voix de Ruggieri était tombée au plus bas pendant ces derniers mots, et n’était plus qu’un murmure indistinct.

 

Lorsqu’il se tut, il continua de fixer dans l’espace ses yeux hagards.

 

En proie à une sourde terreur, Catherine se leva comme pour fuir, pour échapper à cette sensation du vertige qui s’emparait d’elle.

 

Mais le seul mouvement qu’elle fit pour se lever rompit le charme.

 

Elle se secoua comme pour se décharger de l’inutile fardeau des terreurs vaines ; ses yeux pleins de défi dardèrent leur regard d’une étrange clarté sur le point que fixait l’astrologue. Ses nerfs se tendirent. Son visage, dans cet instant rare où elle consentit à être elle-même, prit une expression d’audace et de cruauté formidable.

 

Elle apparut comme la descendante des vieilles races d’aventuriers, comme un condottiere à qui la nature eût donné par erreur le sexe féminin. Son front se chargea de volonté. Son buste alourdi par l’âge parut prendre une sveltesse de lutteur.

 

– Mon mari, gronda-t-elle entre ses dents, jurait que je sentais la mort ! Soit ! Par le corps du Christ ! il me plaît de sentir la mort ! Il me plaît d’être celle qui passe en laissant un sillage de cadavres, puisque, pour dominer, il faut frapper ! Visions, ombres, fantômes, démons, anges, je ne vous crains pas : je suis des vôtres, moi !… Puissances invisibles qui venez de me prévenir, je vous remercie ! Marillac doit mourir : qu’il meure ! Charles doit mourir, lui aussi : qu’il meure !… Anges et démons, vous m’aiderez à placer sur le trône le fils de mon cœur, mon bien-aimé Henri…

 

Catherine esquissa un rapide signe de croix, et toucha l’astrologue au front, du bout de son doigt glacé.

 

Ruggieri fut secoué d’un tressaillement. Ses yeux convulsés reprirent lentement leur position normale, il passa les deux mains sur son front.

 

– René, dit-elle, tu vois bien que le ciel lui-même condamne cet homme…

 

– Notre fils…

 

– Eh bien, laissons sa destinée s’accomplir ; ne nous mêlons pas de discuter les arrêts prononcés par les puissances ; il sait que je suis sa mère et c’est pour cela qu’on le condamne.

 

Catherine disait on parce qu’elle ne savait pas au juste si elle devait dire Dieu ou Satan.

 

– On le condamne alors que je rêvais pour lui un avenir royal. N’en parlons plus, René… Mais l’autre !… Cette femme qui sait aussi ! tu viens d’entendre : Jeanne d’Albret connaît ce secret… Et celle-là, René, c’est moi qui la condamne ! Je la tiens. L’insensée s’est prise à la toile que patiemment j’ai tissée… Viens, René, viens. Je veux t’expliquer toute ma pensée. Je rêve de nettoyer d’un seul coup le royaume que je destine à mon fils. Je rêve de rétablir l’autorité de Rome pour consolider l’autorité de mon Henri. J’ai sondé Coligny ; j’ai sondé le Béarnais, j’ai étudié tous ces seigneurs qui encombrent la cour et la ville de leur morgue. René, je te le dis, tous, depuis leur reine jusqu’au dernier gentilhomme, tous ont le germe de la révolte. Ce n’est pas seulement contre l’Église qu’ils s’élèvent comme une menaçante barrière ; l’autorité royale de France leur pèse ; là-bas, dans leurs montagnes, ils ont pris des habitudes d’indépendance, et plus d’un se dit huguenot qui est tout bonnement révolté. René, si je ne détruis pas la réforme, c’est la monarchie elle-même qui sera quelque jour réformée. Commençons donc par frapper à la tête. Jeanne d’Albret, c’est la tête du protestantisme. Jeanne d’Albret connaît mon secret. En la supprimant, je me sauve et je sauve l’Église et l’État. Viens, René, viens, mon ami. Ta douleur paternelle trouvera quelque consolation à préparer la mort de cette femme. Et puisqu’elle se prétend la mère de Marillac, puisqu’elle l’a appelé son fils, il est juste que la mort ne les sépare pas.

 

Ayant ainsi parlé, Catherine de Médicis entraîna Ruggieri hors de la tour.

 

– Ne devions-nous pas examiner les astres ? fit celui-ci.

 

– Cet examen devient inutile. Je sais ce que je voulais savoir.

 

Ils traversèrent de biais la partie des jardins où ils se trouvaient et parvinrent à un petit bâtiment d’allure élégante, placé à une centaine de pas de la tour. Il se composait d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage. Catherine l’avait fait construire pour servir de logement à son astrologue. C’était une gracieuse maison brique et pierre blanche, avec balcon ventru en fer forgé, le tout dans le goût de l’époque et à la dernière mode. Une belle porte cintrée, en chêne orné de gros clous à tête, des fenêtres à vitraux délicats, une façade contre laquelle grimpaient des rosiers touffus, achevaient de donner à cette demeure une apparence de coquetterie ; on eût dit l’hôtel de deux nouveaux époux.

 

Ils entrèrent et, tout de suite après l’antichambre, pénétrèrent dans une pièce très vaste qui occupait toute l’aile gauche du rez-de-chaussée. Sur une grande table étaient déployées des cartes célestes dressées par Ruggieri lui-même ; les murs disparaissaient derrière les rayons de chêne qui supportaient des volumes reliés les uns en bois, les autres en peau armaturée de fer : toute la bibliothèque de l’astrologie se trouvait réunie là. Et c’est cela qu’abritait la jolie maison Renaissance !

 

La reine et l’astrologue ne s’arrêtèrent que quelques instants dans le cabinet de travail poussiéreux et sévère où Ruggieri s’était hâté d’entrer, comme s’il eût voulu éviter d’être entraîné dans une autre partie de la maison.

 

– Allons dans ton laboratoire, dit Catherine.

 

Ruggieri eut un frémissement, mais obéit.

 

Ils traversèrent à nouveau l’antichambre, et Ruggieri faisant manœuvrer trois serrures compliquées, finit par ouvrir après dix minutes de travail, une lourde porte renforcée de barres de fer.

 

Derrière cette porte s’en trouvait une autre. Et celle-ci était toute en fer. Elle n’avait aucune serrure. Mais Catherine elle-même ayant appuyé fortement sur un imperceptible bouton, la porte s’ouvrit, ou plutôt s’écarta, laissant de chaque côté la place suffisante pour le passage d’un homme.

 

La pièce où ils entrèrent alors occupait l’aile droite du rez-de-chaussée.

 

L’air y pénétrait par deux fenêtres. Mais en dedans des jolis vitraux que nous avons signalés d’énormes barreaux de fer défendaient l’entrée de ce sanctuaire, tandis que d’épais rideaux en cuir, soigneusement tirés, le protégeaient contre tout regard qui fût parvenu à percer les vitraux.

 

Ruggieri alluma deux flambeaux de cire, et la salle apparut alors.

 

Tout le panneau du fond était occupé par le manteau d’une cheminée assez vaste pour former à elle seule comme une pièce distincte. Sous ce manteau, deux larges fourneaux étaient dressés ; à chacun d’eux aboutissait le bout d’un soufflet de forge. Ils étaient encombrés de creusets de différentes grandeurs. Cinq ou six tables placées çà et là supportaient des cornues de toutes tailles, des éprouvettes, des alambics. Dans une armoire, une centaine de bocaux contenaient des poudres et des liquides. Sur une planche, une collection de masques en verre ou en treillis d’acier.

 

Dans un coin, un certain nombre d’objets de diverse nature, étaient placés sous une vitrine.

 

Sur un signe de Catherine, Ruggieri ouvrit la vitrine au moyen d’une clef qu’il portait suspendue à son cou, sous son pourpoint.

 

Catherine se pencha, et murmura :

 

– Choisissons !… Qu’est-ce que cette aiguille, René, cette jolie aiguille d’or ?…

 

René s’était penché, lui aussi. Leurs deux têtes se touchaient presque.

 

Celle de Catherine, à ce moment, était hideuse, parce qu’elle riait. Au repos, la tête de la reine présentait un caractère de sombre mélancolie qui n’allait pas sans grandeur. Quand elle souriait, elle parvenait à être gracieuse comme au temps de sa jeunesse où son sourire avait été chanté par tous les poètes. Mais quand elle riait d’une certaine façon, elle devenait effrayante.

 

Quant à Ruggieri, une singulière transformation s’était opérée en lui. Il n’y avait plus ni crainte, ni douleur, ni inquiétude sur son visage où éclatait le sauvage orgueil du savant qui contemple son œuvre.

 

– Cette aiguille ? dit-il avec un sourire d’affreuse modestie. Cueillez un fruit, madame, par exemple, une belle pêche bien mûre et dorée ; enfoncez cette aiguille dans sa chair savoureuse ; voyez l’aiguille est si mince qu’il sera impossible d’apercevoir la trace de son passage dans le fruit. D’ailleurs, le fruit n’en sera nullement gâté. Seulement, la personne qui aura mangé cette pêche sera prise, dans la journée, de nausées et de vertiges ; le soir, elle sera morte.

 

– Ah ! ah !… Et ce liquide épais dans ce flacon, ce liquide qui ressemble à de l’huile ?

 

– C’est, en effet, de l’huile, madame. Si, lorsqu’on prépare la veilleuse de Votre Majesté, on mélangeait douze ou quinze gouttes de cette huile à l’huile de la veilleuse, Votre Majesté s’endormirait comme d’habitude, sans éprouver ni angoisse ni malaise. Seulement, elle s’endormirait un peu plus vite que d’habitude… et elle ne se réveillerait plus.

 

– Admirable, René ! et cette série de minuscules flacons ?

 

– Tout simplement des essences de fleurs, ma reine. Voici la rosé, voici l’œillet et voici l’héliotrope ; puis, l’essence de géranium ; voici la violette ; voici l’oranger. Vous vous promenez dans vos jardins avec un ami et vous lui faites remarquer la beauté d’un rosier, par exemple. Votre ami admire et demande à cueillir une rose. Il la cueille et la respire : c’est un homme mort si, la veille, vous avez fait une légère incision à l’arbuste et si, dans l’incision, vous avez versé dix gouttes de cette essence… Vous pouvez aussi vous contenter de verser une goutte sur la fleur que vous offrirez. Le parfum de la fleur n’est pas modifié puisque chacune de ces essences possède le parfum lui-même.

 

– Très joli, René ! Et ces cosmétiques ?

 

– Ce sont des cosmétiques ordinaires, madame. Voici le noir pour les sourcils et cils ; voici le rouge pour les lèvres ; voici la pâte pour étendre sur le visage ; voici les crayons pour donner de la vivacité aux yeux. De simples et ordinaires cosmétiques. Seulement, la femme qui aura employé cette pâte ou ces crayons sera prise, dans les deux jours qui suivront, de violentes démangeaisons à la figure, et bientôt un ulcère se produira, qui ravagera le plus beau visage.

 

– Ah ! ce n’est pas pour tuer, alors ?

 

– Eh ! madame, on tue une jolie femme en lui prenant sa beauté.

 

– Tout ceci est trop foudroyant, murmura Catherine. Qu’y a-t-il là ? De l’eau ?

 

– Oui, madame, de l’eau pure, sans goût, sans saveur, sans odeur, sans parfum, de l’eau qui n’altérera en rien l’eau ou le vin, ou le liquide quelconque avec lequel vous l’aurez mêlée dans la proportion infime de trente à quarante gouttes pour une pinte. Ceci, madame, c’est le chef-d’œuvre de Lucrèce : c’est l’aqua-tofana.

 

– L’aqua-tofana ! fit sourdement la reine.

 

– Un pur chef-d’œuvre, vous dis-je ! Vous disiez, non sans raison, que l’effet de tous ces poisons est trop foudroyant. Je comprends qu’il est des cas où il faut agir avec quelque prudence. L’aqua-tofana, limpide comme du cristal, ne laisse aucune trace de son passage dans le corps de l’être quelconque, animal ou homme qui en aura bu. Cet homme, s’il a eu l’honneur de dîner à votre table et si son vin a été additionné de cette pure eau de roche, s’en retournera chez lui très bien portant. Ce n’est qu’un mois après qu’il commencera à éprouver quelque malaise, une angoisse spéciale ; peu à peu, il lui sera impossible de manger ; une faiblesse générale s’emparera de lui et, trois mois après le dîner, on l’enterrera en terre chrétienne, car je ne suppose pas qu’un autre qu’un bon chrétien, puisse être admis à votre table.

 

– Merveilleux, dit Catherine, mais trop long.

 

– Venons-en donc à l’honnête moyenne. Je suppose que vous soyez en contact demain avec celui ou celle qui vous gêne. Dans combien de temps voulez-vous que… la gêne soit supprimée ?

 

Catherine réfléchit une minute et dit :

 

– Il faut que Jeanne d’Albret meure d’ici vingt ou trente jours, pas plus, pas moins.

 

– La chose est possible, madame, et la victime va nous en fournir le moyen. Choisissez sur tout ce rayon d’ébène.

 

– Ce livre ?

 

– Est un livre d’heures, madame, livre d’une essentielle utilité entre les mains d’une catholique, missel précieux pour le travail des fermoirs d’or et de la reliure d’argent. Il suffit de le feuilleter.

 

– Mais Jeanne d’Albret est protestante, interrompit Catherine. Cette broche ?

 

– Un admirable joyau. Malheureusement, elle est difficile à fermer…

 

– Alors ?

 

– Alors, il arrive que la personne qui s’en sert force le ressort pour fermer et, en forçant, elle se pique au doigt, piqûre insignifiante qui fait se déclarer en huit jours, une bonne gangrène.

 

– Non. Ce coffret. Qu’est-ce ?

 

– Vous le voyez, madame, un coffret ordinaire pareil à tous les coffrets du monde, avec cette différence pourtant qu’il a été ciselé par d’habiles artisans et qu’il est en or massif, ce qui en fait un présent vraiment royal. Et puis, il y a une deuxième différence. Ouvrez-le, madame.

 

Catherine, sans la moindre hésitation, ouvrit. Un autre que Ruggieri eût tressailli devant une preuve d’aussi absolue confiance. Mais il y était habitué.

 

– Voyez, madame, reprit Ruggieri, l’intérieur de ce coffret est doublé en beau cuir de Cordoue…

 

– Je vois, dit la reine. Et alors ?

 

– Alors, madame, ce cuir de Cordoue, qui est à lui seul un objet d’art, gaufré qu’il est selon les méthodes secrètes de la tradition arabe, ce cuir est légèrement parfumé, comme vous pouvez vous en assurer.

 

Catherine, sans hésitation, aspira le parfum d’ambre qui se dégageait légèrement de l’intérieur du coffret.

 

– Il n’y a aucun danger à respirer ce parfum, reprit le chimiste. Seulement, si vous touchiez ce cuir, si vous laissiez votre main dans ce coffret pendant un temps suffisant, soit une heure environ, les essences dont il est imbibé se communiqueraient à votre sang par les pores de la peau, et dans une vingtaine de jours vous seriez prise d’une fièvre qui vous emporterait en trois ou quatre jours.

 

– Très bien. Mais quelle vraisemblance y a-t-il que je laisserais ma main dans ce coffret pendant au moins une heure ?

 

– À défaut de votre main allant trouver le cuir de Cordoue, le cuir ne peut-il pas lui-même venir trouver votre main ?… Je vous offre ce coffret… Vous lui donnez une destination quelconque…

 

Il vous servira, par exemple, à renfermer l’écharpe que vous mettez à votre cou, les gants qui vont s’adapter à votre main. L’écharpe, les gants séjournent dans le coffret, leur vertu est dès lors aussi efficace que la vertu même de ce cuir. L’écharpe que vous mettez autour de votre cou, les gants que vous mettez à vos mains seront les messagers fidèles de la volonté de mort que j’ai enfermée dans ce coffret.

 

– Voilà un vrai chef-d’œuvre, murmura la reine.

 

Ruggieri se redressa. Son orgueil de chimiste trouvait dans ce mot la récompense de son patient labeur.

 

– Oui, dit-il, c’est là mon chef-d’œuvre. J’ai mis des années à combiner les éléments subtils capables de s’adapter à la peau comme à la tunique de Nessus[3] ; j’ai veillé des nuits et des nuits, j’ai failli cent fois m’empoisonner moi-même pour trouver cette essence qui se communique par le toucher, et non par l’odorat ou par le palais. Ici, plus de blessure apparente qui laisse deviner d’où vient le mal ; plus de fruit ou de liqueur à absorber. Dans ce coffret redoutable, j’ai enfermé la mort que j’ai ainsi réduite à l’état de servante docile, muette, invisible, méconnaissable. Prenez-le, ma reine. Il est à vous.

 

– Je le prends ! dit Catherine.

 

En effet, elle referma soigneusement le coffret et s’en empara. Elle le garda un instant dans ses deux mains levées à hauteur de ses yeux, et murmura :

 

– Dieu le veut !

 

Comédie ? Peut-être ! Car la reine était une « comediante » extraordinaire. Mais peut-être aussi fanatisme inconscient de cette femme qui rêvait quelque monstrueux carnage pour établir l’autorité de Dieu.

 

Catherine et Ruggieri quittèrent le laboratoire, après que le savant astrologue eut soigneusement refermé sa vitrine. La reine, cette nuit-là, coucha dans son hôtel. Elle s’endormit, apaisée, souriante, plus heureuse qu’elle ne l’avait été depuis longtemps.

IV

ORDRE DU ROI



Le lendemain du jour où François de Montmorency trouva sa fille et celle qui avait été sa femme, fut une journée paisible pour tous les habitants de la maison de la rue Montmartre.

 

Le maréchal, agité de sentiments divers, sentait son cœur se dilater. Il était en extase devant sa fille et n’imaginait pas qu’il pût exister au monde rien d’aussi gracieux. Quant à Jeanne, la conviction se fortifiait en lui qu’elle subissait une crise passagère et que le bonheur lui rendrait à la fois la raison et la santé physique. Quelquefois, il lui semblait surprendre dans les yeux de la folie une aube d’intelligence. Mais s’il avait pu sonder l’abîme que la douleur avait creusé dans cette âme avec la lenteur de la goutte d’eau qui creuse un rocher, peut-être eût-il compris que cet abîme ne serait jamais comblé…

 

Quoi qu’il en soit, il voulait croire à la guérison.

 

Il attachait parfois des regards timides sur la folle, et se disait alors :

 

– Lorsqu’elle comprendra, comment lui expliquerai-je mon mariage ? Est-ce que je n’aurais pas dû demeurer fidèle, même la croyant infidèle ?

 

Et un trouble l’envahissait à la voir si belle, à peine changée, presque aussi idéale qu’au temps où il l’attendait dans le bois de Margency.

 

Quant à Loïse, à part la douleur de ne pouvoir tout de suite associer sa mère à sa félicité, elle était en plein ravissement. Elle aussi était convaincue qu’un mois de soins attentifs rendrait la raison à la martyre. Et elle s’abandonnait à cette joie inconnue d’elle jusqu’ici d’avoir une famille, un nom, un père. Le mystère qui avait étouffé son enfance et pesé sur son adolescence s’évanouissait. Elle avait maintenant une mère, un père dont elle admirait le grand air. Ce père lui semblait un homme exceptionnel par la force, la gravité sereine. C’était, de plus, l’un des puissants du royaume. Son nom résonnait comme un tonnerre et l’ombre du connétable qu’elle n’avait pas connu semblait la protéger.

 

Cette journée fut donc une journée de bonheur véritable malgré la folie de Jeanne.

 

Mais n’était-elle pas là, vivante ? Et même, lorsqu’ils la considéraient tous les deux, le père et la fille ne remarquaient-ils pas qu’un heureux changement se manifestait dans sa santé ? Ses yeux reprenaient leur brillant, ses joues redevenaient roses ; jamais Loïse ne l’avait vue ni aussi belle ni aussi gaie. Le rire de la folle éclatait non pas strident et nerveux, mais doux et plein d’innocent bonheur.

 

Elle était redevenue la Jeanne de Margency, la petite fée aux fleurs…

 

En ce jour, le maréchal lia pleine connaissance avec le vieux Pardaillan. Leurs mains se serrèrent dans une étreinte loyale et le souvenir de l’enlèvement de Loïse s’éteignit.

 

Pour le chevalier, il demeura ce qu’il avait toujours été : réservé, peu communicatif, toute tristesse disparue en apparence.

 

La nuit qui suivit fut également très calme.

 

Cependant, vers le commencement de cette nuit, un incident se produisit dans la rue. Le maréchal de Damville vint visiter le poste qui veillait devant la maison. Il était accompagné de quarante gardes du roi qui relevèrent les gardes d’Anjou. Un officier de la maison royale les commandait et le capitaine qui avait accepté la caution de Jeanne de Piennes dut se retirer.

 

Damville passa la nuit dans la rue, et vers l’aube, un mouvement se produisit parmi les soldats.

 

Vingt d’entre eux chargèrent leurs arquebuses et se tinrent prêts à faire feu.

 

D’autres disposèrent un madrier suspendu à un appareil de poteaux et de cordes, de façon à former bélier.

 

On se préparait évidemment à enfoncer la porte.

 

La caution de Jeanne de Piennes était donc tenue pour nulle et non avenue ? C’est là la réflexion que se fit le vieux Pardaillan lorsqu’ayant mis le nez à la lucarne, il vit ces préparatifs. Il appela aussitôt le maréchal et le chevalier qui vinrent examiner la situation. Le vieux routier était tout joyeux et ses yeux pétillaient :

 

S’ils attaquent, dit-il, nous n’avons plus aucune raison de tenir notre parole ; nous étions ici prisonniers sous la foi de Mme de Piennes. L’attaque nous délivre et nous rend le droit de fuir. Il y a une porte ouverte : fuyons !

 

– C’est mon avis, dit le maréchal, pour le cas où ils attaqueraient. Parole faussée, parole rendue !

 

– Ils attaqueront, n’en doutez pas. Qu’en penses-tu, chevalier ?

 

– Je pense que M. le maréchal doit sortir immédiatement avec les deux femmes, mais que nous devons rester, nous, et tenir tête.

 

– Ah ! ah ! Voilà du nouveau ! grommela le vieux Pardaillan, qui comprit aussitôt ce qui se passait dans le cœur de son fils.

 

Et le prenant à part :

 

– Tu veux mourir, hein ?

 

– Oui, mon père.

 

– Mourons donc ensemble. Cependant, tu peux bien entendre une observation de ton vieux père ?

 

– Oui, monsieur…

 

– Eh bien, je ne demande pas mieux que de mourir, puisque tu ne peux vivre sans cette petite Loïson que le diable emporte, et que moi, je ne puis vivre sans toi. Mais encore faut-il être sûr que ta Loïsette t’échappe !

 

– Que voulez-vous dire ? s’écria le chevalier en pâlissant d’espoir.

 

– Simplement ceci : as-tu demandé sa fille au maréchal ?

 

– Folie ! L’idée seule d’une telle demande lui ferait hausser les épaules de pitié !

 

– D’accord ! Mais enfin, l’as-tu demandée ?

 

– Vous savez bien que non !

 

– Eh bien, il faut la demander !

 

– Jamais ! Jamais !… Oh ! l’affront de me voir refuser !…

 

– Bon, c’est donc moi qui parlerai pour toi !

 

– Vous, monsieur !

 

– Moi ! Par Pilate, n’est-ce pas mon droit ? Je la demanderai, te dis-je ! Or, de deux choses l’une : ou tu es accepté…

 

Le chevalier fit un geste de violente dénégation.

 

– Ou tu es accepté, et tu fais aux Montmorency l’honneur d’entrer dans leur famille. Mort de tous les diables ! ton épée vaut la leur, et ton nom est sans tache… Je poursuis : ou tu es refusé, et alors seulement il sera temps de graisser nos bottes pour le grand voyage d’où on ne revient pas. Voyons, consens à vivre jusqu’à ce que le père de Loïse m’ait formellement dit : « Non ! »

 

– Soit, mon père ! dit le chevalier qui entrevit là un moyen de mourir seul et de ne pas entraîner son père à la mort.

 

– Monseigneur, dit alors le vieux Pardaillan en rejoignant le maréchal, nous venons, le chevalier et moi, de tenir conseil de guerre. Voici ce qui est décidé : Vous allez partir à l’instant. Nous demeurons ici jusqu’à ce que l’attaque soit avérée. Alors, nous partirons à notre tour.

 

– Je ne partirai pas d’ici sans vous, dit le maréchal d’une voix ferme. Et songez-y, chevalier, si vous ne consentez pas à me suivre dès la première attaque, vous exposez à une mort terrible ces deux innocentes créatures.

 

Le chevalier tressaillit.

 

– Nous partirons donc, dit-il.

 

– Il n’y a plus qu’à attendre, dit Pardaillan père.

 

L’attente ne fut pas longue. Vers cinq heures du matin, le vieux routier, demeuré en observation, à l’œil-de-Bœuf, vit un cavalier faire un signe à l’officier. Ce cavalier, bien qu’il fît chaud, était enveloppé d’un manteau qui le couvrait entièrement. En sorte que Pardaillan ne put le reconnaître.

 

Au signe de ce cavalier, l’officier commanda à ses hommes d’apprêter leurs armes.

 

Aussitôt les fenêtres voisines s’ouvrirent et une foule de têtes curieuses se montrèrent.

 

L’officier s’approcha, escorté d’un procureur tout vêtu de noir, lequel tirant un papier d’un étui, se mit à lire à haute et distincte voix :

 

« Au nom du roi :

 

Sont déclarés traîtres et rebelles les sieurs Pardaillan père et fils réfugiés en cette maison sous la caution de noble dame de Piennes ; est déclarée non avenue ladite caution, en ce que ladite dame ignorait les crimes précédemment commis par lesdits sieurs Pardaillan ;

 

Enjoignons audits sieurs de se rendre à discrétion pour être menés au Temple[4] et de là être jugés pour crime de félonie et de lèse-majesté ; plus incendie volontaire d’une maison : plus rébellion à main armée ;

 

Enjoignons aux officiers du guet royal de s’emparer de la personne des deux rebelles pour amener lesdites personnes, pieds et poings liés en tel lieu que nous, Jules-Henri Percegrain, procureur au Châtelet[5] nous désignerons, savoir : pour le moment, la prison royale du Temple.

 

Enjoignons auxdits officiers de les prendre morts s’ils ne peuvent les prendre vifs, afin que leurs cadavres soient pendus après une bonne estrapade et exposés en exemple au grand gibet de la place de Grève, aux yeux de tous loyaux et fidèles sujets de Sa Majesté.

 

Et nous, Jules-Henri Percegrain, déclarons avoir ainsi parlé à haute voix auxdits rebelles, et déclarons leur avoir, par dernière indulgence, accordé une heure de réflexion.

 

En foi de quoi nous avons signé et remis les présentes réquisitions à gentilhomme Guillaume Mercier, baron du Teil, lieutenant à la compagnie des arquebusiers du roi. »

 

L’homme noir remit son papier à l’officier et se retira près du cavalier au manteau, qui demeura immobile.

 

L’heure de grâce accordée aux rebelles s’écoula promptement.

 

La rue s’était remplie de monde ; les curieux se haussaient sur la pointe des pieds pour voir si on prendrait les rebelles tout vifs ou si on les prendrait morts. Et il faut dire que la plupart souhaitaient qu’on les prît morts ; en effet, il y avait à cela double spectacle, double plaisir : d’abord, cela supposait une bataille ; et ensuite, les cadavres devaient être exposés au gibet.

 

L’heure étant passée, l’officier s’approcha de la porte et frappa rudement en criant :

 

– Au nom du roi !

 

Le bruit du marteau résonna sourdement dans la maison, et une fenêtre du premier étage s’ouvrit. Le vieux Pardaillan apparut. Une clameur s’éleva dans la rue.

 

– Les voilà ! Les voilà ! Ils se rendent !…

 

Pardaillan salua gravement, se pencha et demanda :

 

– Monsieur, prétendez-vous donc nous attaquer ?

 

– À l’instant même, dit l’officier, si vous ne vous rendez.

 

– Faites bien attention que vous violez vous-même la caution accordée.

 

– Je le sais, monsieur. Et vous devez vous rendre à discrétion.

 

– Nous rendre, c’est autre chose. Je voulais simplement vous faire dire que vous faussez la parole donnée. Maintenant, attaquez si bon vous semble.

 

Là-dessus, le vieux Pardaillan referma tranquillement sa fenêtre, tandis que l’officier criait encore une fois :

 

– Au nom du roi !

 

Comme aucune réponse ne lui parvenait, l’officier fit un signe et le madrier disposé en façon de catapulte commença à fonctionner. Au cinquième coup, la porte tomba.

 

– Attention ! fit l’officier s’attendant à une sortie.

 

Les arquebusiers dirigèrent leurs canons sur la porte et se tinrent prêts.

 

Mais personne ne s’étant montré, il fallut se résoudre à entrer dans la maison. Là, on constata que l’escalier était hérissé de barricades diverses.

 

– C’est en haut qu’il faudra faire le siège, gronda l’officier énervé de cette besogne.

 

Il fallut deux heures pour déblayer l’escalier.

 

Lorsque le passage fut enfin libre, toute la troupe monta avec précaution, suivie par le cavalier, qui avait mis pied à terre, mais qui continuait à se cacher le visage dans son manteau.

 

À la satisfaction de l’officier, on trouva toutes les portes ouvertes en haut.

 

– Attention, dit la voix du cavalier au manteau, c’est un piège.

 

On pénétra dans les pièces qu’on visita l’une après l’autre, avec toutes les précautions nécessaires.

 

Le premier étage ayant été ainsi fouillé, il devint évident que les assiégés s’étaient retirés dans le grenier.

 

Mais lorsqu’après bien des hésitations et des sommations réitérées on se décida enfin à pénétrer dans ce grenier, on n’y trouva que du foin.

 

Le cavalier au manteau poussa alors un cri de rage, et apercevant la porte de communication par laquelle on entrait dans la maison voisine, renfonça d’un violent coup de pied.

 

– Ils ont fui par là ! rugit-il. Oh ! les démons !… Ils m’échappent !

 

Alors ce cavalier laissa retomber son manteau et les soldats étonnés reconnurent l’illustre maréchal de Damville.

 

– Qu’ordonnez-vous, monseigneur ? demanda l’officier.

 

– Fouillez cette maison ! grinça Damville.

 

La maison fut fouillée ; on n’y trouva personne.

 

Le maréchal de Damville sortit par la ruelle aux Fossoyeurs. Il était pâle de fureur. Il monta aussitôt à cheval et s’élança dans la direction du Louvre.

 

Arrivé là, il demanda aussitôt à être introduit auprès du roi.

 

Pendant ce temps, les fugitifs arrivaient à l’hôtel de Montmorency, et, les deux femmes installées, tinrent conseil de guerre.

 

– Ici, dit le maréchal aux Pardaillan, vous êtes en sûreté. Nul ne se doute, je pense, que vous avez trouvé un refuge dans cet hôtel.

 

Le chevalier hocha la tête.

 

– Monseigneur, dit-il, si vous m’en croyez, vous devez fuir. Si vous étiez seul, je ne vous donnerais pas ce conseil…

 

– Vous avez raison, chevalier, dit le maréchal. Aussi bien, mon intention n’est-elle pas d’exposer ma fille et sa mère. Dès ce soir, je partirai avec elles pour le château de Montmorency. Je compte sur vous pour nous escorter jusque-là. Une fois à Montmorency, nul, pas même le roi, n’osera nous y chercher. Il faudrait une armée pour prendre le manoir.

 

Il fut donc convenu que le soir, à la nuit tombante, on quitterait Paris.

 

Dans cette journée, Pardaillan père eut avec le maréchal une mémorable conversation. Le chevalier s’était retiré dans la chambre qu’il occupait à l’hôtel. Loïse venait de se retirer auprès de sa mère. Le vieux Pardaillan demeura seul avec le maréchal, et voyant sortir Loïse, entama héroïquement la question qui lui tenait au cœur.

 

– Charmante enfant, dit-il, et que vous devez être bien heureux d’avoir retrouvée, monseigneur.

 

– Oui, monsieur. Heureux au-delà de toute expression.

 

– Puisse-t-elle, s’écria le vieux renard, trouver un mari digne d’elle. Mais je doute qu’il existe un homme digne de posséder une beauté aussi accomplie…

 

– Cet homme existe pourtant, dit simplement le maréchal.

 

Le vieux routier tressaillit… « Ouais ! songea-t-il, est-ce que le chevalier aurait raison ?

 

– Je connais, reprit le maréchal, un homme étrange qui apparaît comme un type achevé de bravoure et de finesse. Ce qu’on m’a raconté de lui, ce que j’en ai su par moi-même fait que je me le représente comme un de ces anciens paladins du temps du bon empereur Charlemagne.

 

C’est à cet homme, mon cher monsieur de Pardaillan, que je destine ma fille. Nul ne sera plus digne de posséder un pareil trésor…

 

– Excusez ma hardiesse, monseigneur, mais le portrait que vous venez de tracer est si beau que j’éprouve un impérieux désir de connaître un tel homme. Serais-je très indiscret si je vous demandais son nom ?

 

– Nullement. Je vous ai, à vous et à votre fils, de telles obligations, que je ne veux rien vous cacher de mes chagrins et de mes joies. Vous le verrez, monsieur, car j’espère bien que vous assisterez au mariage de Loïse…

 

– Et il s’appelle ? demanda Pardaillan en mordant sa moustache.

 

– Le comte de Margency, répondit le maréchal en fixant son regard sur le vieux routier.

 

Celui-ci chancela. Il avait reçu le coup en plein cœur.

 

Il balbutia quelques mots, et tout étourdi, atterré, prit congé du maréchal et rejoignit son fils.

 

– Je viens de parler à M. le maréchal, dit-il.

 

– Ah !… Et vous lui avez dit ?

 

– Je lui ai demandé à qui il comptait donner Loïse en mariage. Tiens-toi bien, chevalier. Le fer chaud dans une plaie vaut mieux que l’onguent. Tu n’auras jamais la petite. Elle est destinée à un certain comte de Margency.

 

– Ah ! fit de nouveau le chevalier sans pâlir. Et connaissez-vous cet homme ? Mais qu’importe, après tout…

 

– Je connais Margency, dit le vieux Pardaillan. C’est un beau comté. Enclavé dans les domaines de Montmorency, il avait été pour ainsi dire dépecé, et il n’en restait plus qu’un pauvre reste qui a appartenu à la famille de Piennes jusqu’au moment où le connétable s’en est emparé. Sans aucun doute, le comté a été reconstitué ; quelque hobereau l’aura acheté pour avoir titre de comte. Quant à l’homme lui-même, je ne le connais pas.

 

– Peu importe, monsieur, dit paisiblement le chevalier.

 

Il y eut quelques minutes de silence, pendant lesquelles le vieux Pardaillan arpenta furieusement la pièce, tandis que le chevalier le regardait en souriant de son air figue et raisin.

 

– J’admire ton calme, éclata enfin le vieux routier. Comment ! c’est ainsi qu’on te traite, toi !… Et tu ne bondis pas ?…

 

– Mais, mon père, comment voulez-vous que je sois traité ? Le maréchal, pour quelques pauvres services que je lui ai rendus, m’offre une somptueuse hospitalité. Savez-vous où vous êtes ici ?

 

– Dans ton appartement, je pense !

 

– Certes. Eh bien ! cette chambre, mon père, est celle qui fut donnée au roi Henri II lorsqu’il vint faire visite au connétable. Depuis, nul n’avait couché dans ce lit. Quel honneur, monsieur, pour un gueux comme moi, qui erra d’auberge en auberge, et dormit souvent à la belle étoile.

 

Le sourire du chevalier devenait intense. Sa moustache se hérissait.

 

– Je vous dis que c’est à peine si j’ose dormir dans cette couche royale. Que pouvait faire de plus le maréchal ?

 

– C’est bon. Chevalier, nous allons partir d’ici tout aussitôt.

 

– Non, mon père.

 

– Tu dis : non ? Qui t’y retient maintenant ?

 

– Le maréchal compte sur nous pour l’escorter jusqu’à Montmorency. Nous l’escorterons, mon père. Et une fois qu’il sera en parfaite sûreté dans son castel, alors nous irons nous faire tuer dans quelque jolie entreprise, si toutefois vous me voulez faire l’honneur et la joie de trépasser en ma compagnie.

 

De par tous les diables ! pourquoi M. le maréchal n’appelle-t-il pas M. le comte de Margency pour l’escorter ?

 

– Sans doute, nous trouverons le comte en route, dit le chevalier toujours souriant. Mais lors même qu’il serait ici, je ne lui céderais pas le droit que j’ai conquis de mettre Loïse en sûreté. C’est à moi qu’elle fit appel, à moi seul. Je n’oublierai jamais cette minute. J’étais à mon observatoire de la Devinière… Tiens, à propos, il me faudra y passer pour régler une vieille dette. Avez-vous de l’argent, mon père ?

 

– Trois mille livres.

 

– Peste ! nous sommes riches !

 

– Oui, c’est le dernier présent que m’a fait M. de Damville, un peu malgré lui, d’ailleurs. Tu disais donc que tu voulais payer maître Landry ?

 

– Et dame Huguette.

 

– Tu dois à tous les deux ?

 

– Oui. Seulement, c’est de l’argent que je dois à Landry. Et c’est de la reconnaissance que je dois à Huguette. Je payerai l’un avec des écus et l’autre… ma foi, ce sera plus difficile. Un écu n’est qu’un écu. Une parole sortie du cœur vaut un trésor. Je chercherai… je trouverai. Donc, mon père, je me trouvais à ma fenêtre de la Devinière. J’aime ce vieux souvenir entre tous. Je regardais je ne sais quoi, dans la rue ou dans le ciel. Tout à coup, sa fenêtre, à elle, s’est ouverte, et elle m’a appelé à son secours. Moi !… Je connaissais à peine son nom. Je ne lui avais jamais parlé ! Et elle m’appela, comme si j’eusse été son frère, l’ami dévoué de son enfance, l’amant de sa jeunesse. Ce fut moi, moi seul, et non pas d’autres qu’elle appela… J’ai donc le droit, même envers et contre le maréchal, de la protéger jusqu’au bout. Ce bras et ce cœur sont à elle. Quand tout sera fini, l’un lâchera la bonne rapière qu’il manie avec quelque adresse, et l’autre cessera de battre. Voilà tout.

 

– Voilà tout ! gronda le vieux routier. Ah ! que ne m’as-tu écouté !…

 

– J’ai eu tort, j’en conviens. Mais, mon père, il faut nous occuper de quitter Paris dès ce soir. L’escorte du maréchal, s’il survient quelque obstacle, ne pourra que se battre, et ceci est insuffisant. Nous avons besoin de force et nous avons besoin de ruse. Damville est un rude jouteur, sans compter que nous avons à nos trousses une foule de roquets de moindre importance.

 

– Je connais, dit Pardaillan, quelques bons garçons qui pourront ce soir nous être utiles. Il faudrait que j’aille faire un tour du côté de la Truanderie.

 

– Allez donc, mon père, et soyez prudent.

 

Le vieux routier jeta un dernier regard à son fils, hocha la tête, et s’éloigna.

 

Le chevalier décrocha sa rapière, fit quelques tours dans la chambre et s’assit dans un vaste fauteuil qu’on appelait dans l’hôtel le fauteuil du roi, parce que Henri II s’y était assis.

 

Qu’on n’aille pas croire que le chevalier venait de jouer vis-à-vis de son père la comédie du jeune amoureux qui parle avec détachement de sa peine, en laissant sous entendre le violent chagrin que cache le sourire amer.

 

Le chevalier était sincère au point qu’il ne jouait même pas la comédie avec lui-même, ce qui est encore plus difficile que de ne pas la jouer avec les autres.

 

Son monologue fut la suite toute naturelle de son entretien.

 

Le sourire de pince-sans-rire qui lui était habituel ne disparut pas de ses lèvres. Il ne pleura pas. Il ne soupira pas. Chez lui, les choses se passaient en dedans. Et ce jeune homme qui avait de si charmantes attitudes de finesse, semblait avoir l’horreur de l’attitude voulue. Il se contraignait au minimum de gestes et au minimum de paroles.

 

Il parcourait le monde avec une curiosité passionnée, aimant la vie à la folie, aimant jusqu’à l’adoration tout ce qui lui semblait beau, et cherchant une excuse indulgente à ce qui lui paraissait laid. Non pas l’indulgence dédaigneuse du prétendu philosophe : il ignorait totalement la philosophie et l’art de hausser les épaules avec élégance. Tout simplement, il ne croyait pas que le mal fût une règle dans l’action humaine, mais une terrible nécessité. Il s’écartait donc sans emphatique pitié de ce qui lui semblait vilain au sens exact du mot, et cherchait à se rapprocher de ce qui apparaissait beau, c’est-à-dire de tout ce qui provoquait en lui une émotion bienfaisante.

 

De là venait que rarement une véritable colère le faisait bouillonner ; il aimait mieux, selon un mot d’argot parisien très expressif, « se payer la tête » de quiconque le gênait. Lorsque la bataille s’offrait à lui, il se battait avec la simplicité fougueuse et l’ampleur sans emphase d’un qui est sûr de sa force.

 

Il était naïf. Une douleur entrevue même chez des inconnus lui serrait le cœur. Il rêvait de fabuleuses richesses pour étancher des larmes partout où il passerait. À défaut de richesses, il rêvait de parcourir le monde en aimant les opprimés, en frappant les oppresseurs. Il ne s’était jamais admiré soi-même. Mais il comprenait vaguement qu’il était exceptionnel et digne d’admiration. Il en résultait que parfois des bouffées d’ambitions montaient à son cerveau. L’ambition de quelque magnifique et glorieuse destinée.

 

Il calculait exactement sa valeur, et nous l’avons vu devant le roi, c’est-à-dire devant un être d’essence supérieure, tout voisin de la divinité, calme, paisible, railleur à son habitude, comme devant un égal. Et au fond de lui-même, il s’était effaré de n’avoir pas tremblé devant la majesté royale.

 

Lors donc qu’il se trouva seul, il n’éprouva pas le besoin de modifier son attitude. Il avait simplement dit à son père qu’il ne lui restait plus qu’à mourir, parce qu’il se jugeait incapable de surmonter l’amour qui avait pris possession de son cœur. Avec la même simplicité, il eût sangloté, s’il en eût éprouvé le besoin.

 

Tel était ce héros qui avait étonné Catherine de Médicis si difficile à étonner, qui avait conquis l’admiration de Jeanne d’Albret, qui avait souffleté de son rire le duc d’Anjou, qui s’était moqué du roi de France, qui avait battu sur tous les terrains le maréchal de Damville, et que le maréchal de Montmorency traitait en hôte royal.

 

Il était si pauvre qu’à part les trois mille écus rapinés par son père, il allait se trouver sans un sol du jour où il sortirait de cet hôtel. Et la question d’argent ne le préoccupa jamais, persuadé qu’il était que l’or est une chose plus facile à conquérir que l’estime de soi-même.

 

Sincère, naïf, moqueur, tendre, ouvert à toutes les émotions, fort comme Samson, élégant comme Guise, il passait dans la vie sans voir qu’il marchait dans une gloire.

 

Une fois seul, il ne maudit pas le maréchal et trouva que les choses étaient comme elles devaient être, puisque selon les idées de son temps – de tous les temps ! – un gueux ne pouvait épouser une héritière d’immenses richesses.

 

Il maudit encore moins Loïse, et se contenta de murmurer avec une adorable naïveté :

 

– Quel malheur pour elle ! Comment quelqu’un pourra-t-il jamais l’aimer comme je l’eusse aimée ?… Pauvre Loïse !…

 

Et après quelques instants de réflexion :

 

– Je crois bien qu’il est impossible de souffrir plus que je ne souffre. Si cela devait durer huit jours, je deviendrais fou. Heureusement, tout va s’arranger. Cette nuit, nous sommes à Montmorency, demain, je rentre à Paris. Et alors, voyons… combien sont-ils ?… Damville : rude épée. Ce d’Aspremont dont m’a parlé mon père. Les trois mignons. Ce Maurevert. Cela fait six. Je les provoque tous les six à la fois. C’est bien le diable si à eux tous, ils ne parviennent pas à me tuer. Allons, j’aurai de jolies funérailles !

 

À ce moment, une tête tiède se posa sur ses genoux.

 

Il baissa les yeux et vit que Pipeau s’était approché de lui, avait commodément installé sa tête et le regardait de ses grands yeux bruns, tendres, profonds, d’une belle humanité.

 

– Te voilà, toi ? sourit-il joyeusement.

 

Pipeau jappa avec non moins de joie, répondant :

 

– Parfaitement ! C’est moi ! Moi ! ton ami ! Tu avais l’air de m’oublier, de ne pas plus penser à moi que si je n’étais pas ton ami le plus fidèle… fidèle jusqu’à la mort ! Alors, je viens te dire : Bonjour comment ça va ?…

 

Voilà ce que dit le chien.

 

Le chevalier posa sa main sur la tête du chien, et dit :

 

– Nous allons donc nous quitter, Pipeau ? Ce m’est un grand chagrin. Je te dois beaucoup, sais-tu ? Grâce à toi, je suis sorti de la Bastille, et puis, un jour que j’avais faim, tu as partagé avec moi, tu te rappelles ? Et puis, toujours gai, tu me fus un si bon compagnon. Que deviendras-tu sans moi ?… Car je vais partir pour ne plus jamais revenir, et je ne puis t’emmener là où je vais… Je pars, Pipeau, parce que je m’ennuie. Cela dit tout, je pense, et tu n’as pas besoin de plus longues explications.

 

Le chien avait écouté gravement.

 

Et sans doute, bien que le discours de son maître fut terminé, il continua à écouter ce que le chevalier pouvait se dire à lui-même, car ses yeux ne quittèrent pas les yeux du jeune homme, et le chien finit par pousser une plainte sourde.

 

– Pipeau ! fit à ce moment le vieux Pardaillan qui entrebâilla la porte.

 

Le chien interrogea le chevalier, qui dit :

 

– Va.

 

– Je vais à la Devinière, puisque tu as des scrupules en ce qui regarde maître Landry, reprit le routier.

 

– Je vous accompagne, mon père.

 

– Non pas, mordiable. Le chien me suffira en cas d’attaque. Il pourra aussi me servir de courrier. Mais toi, ne bouge pas d’ici.

 

Le chevalier fit un geste d’acquiescement, et Pardaillan père s’éloigna, suivi du chien, heureux d’entreprendre seul la besogne d’exploration qu’il avait méditée. Car, sous prétexte d’aller à la Devinière payer les dettes de son fils, le routier voulait surtout s’assurer que l’hôtel n’était pas surveillé, qu’ils n’avaient pas été suivis, enfin, que le chevalier était en sûreté parfaite.

 

– Une fois à Montmorency, songeait-il, je le déciderai à me suivre, et du diable si je n’arrive pas à lui faire oublier toutes les Loïse du monde, et à oublier du coup son envie de mourir. Belle solution, ma foi !… À son âge, j’eusse enlevé la petite, voilà tout. Le monde dégénère…-D’ailleurs, qui sait si ma ruse ne va pas arranger les choses ? C’est un tour de vieille guerre. J’en ai plus d’un dans mon sac… Allons, Pipeau, saute sur ton maître.

 

Pardaillan tendit son bras et le chien sauta, avec un aboiement sonore.

 

À quelque ruse ? à quel tour faisait-il allusion ?

 

Nous le dirons tout à l’heure à nos lecteurs.

 

Pour le moment, suivons le vieux routier dans son exploration. Il parcourut les rues avoisinantes et ayant constaté que tout paraisse parfaitement tranquille, n’ayant rien vu de suspect, descendit jusqu’au bac pour traverser la Seine.

 

Alors, il gagna la rue Saint-Denis et parvint à la Devinière en se promettant bien de pousser jusqu’au cabaret de Catho par la même occasion.

 

Maître Landry vit arriver Pardaillan avec un certain étonnement mélangé de crainte et d’espérance.

 

– Qui sait si cette fois enfin je ne serai pas payé ? murmura le digne aubergiste.

 

– Maître Landry, dit Pardaillan, je viens payer mes dettes et celles de mon fils, car nous allons quitter Paris pour longtemps sans doute.

 

– Ah ! monsieur, quel malheur ! s’écria Landry qui essaya vainement de prendre une figure attristée.

 

– Que voulez-vous, mon cher monsieur Grégoire, nous nous retirons après fortune faite.

 

L’aubergiste ouvrit des yeux énormes.

 

– Mais je ne vois pas dame Huguette, reprit Pardaillan. J’ai une commission à lui faire de la part de mon fils.

 

– Ma femme va arriver dans un instant. Mais monsieur me fera bien l’honneur de déjeuner encore une fois dans mon auberge, puisqu’il est sur le point de quitter Paris ?

 

– Très volontiers, mon cher ami. Et d’ailleurs, tandis que je déjeunerai, vous établirez notre compte.

 

– Oh ! monsieur, la chose ne presse pas, fit Landry dans le ravissement de son âme.

 

– Si fait ! Je ne m’en irais pas tranquille et ne voudrais pas vous faire tort d’un denier.

 

– Puisqu’il en est ainsi, monsieur, je vous avouerai que votre compte est tout préparé.

 

– Ah ! ah !

 

– Vous m’en aviez vous-même donné l’ordre, et par deux fois vous fûtes sur le point de régler cette misère. Seulement, vous en fûtes toujours empêché par des circonstances regrettables…

 

– Pour vous ? fit Pardaillan en éclatant de rire.

 

– Non pas, mais pour vous, monsieur, dit Landry, qui se mit à rire aussi par politesse. En effet, la première fois, vous eûtes ce terrible duel avec ce M. Orthès…

 

– Vicomte d’Aspremont. C’est ainsi que vous le nommiez.

 

– C’est vrai. Et la deuxième fois… au moment où je tendais déjà la main, vous vous élançâtes dans la rue.

 

– Oui, j’avais vu passer un vieil ami, que je voulais serrer dans mes bras.

 

– En sorte que nous en demeurâmes là, acheva Landry d’un air si piteux que le vieux routier eut un deuxième accès d’hilarité, aussitôt partagé par l’aubergiste.

 

« Diable ! songeait Landry, n’indisposons pas un homme qui m’apporte de l’argent. »

 

Cependant on dressait le couvert sur une petite table, tandis que Pipeau reprenant instantanément ses vieilles habitudes, entrait dans la cuisine de cet air hypocrite et détaché des biens de ce monde qui inspirait tant de confiance à ceux qui ne connaissaient pas la gourmandise et l’astuce de ce chien.

 

Pardaillan se mit donc à table, et non sans quelque mélancolie, inspecta cette salle d’auberge où il avait en somme passé de si bons moments.

 

À l’aspect vénérable des flacons que Landry lui-même déposa sur la nappe éblouissante, il comprit qu’il était devenu aux yeux de l’aubergiste un personnage d’importance.

 

– Hum ! grommela-t-il, l’argent est tout de même une bonne chose ! Avec de l’argent qu’il me suppose, j’achète à crédit le respect et l’admiration de ce digne homme. Que serait-ce si j’étais réellement riche ! Décidément, si nous ne mourons pas, le chevalier et moi, il faudra que je me mette à gagner beaucoup d’argent.

 

À ce moment, Huguette entra dans la salle.

 

– Toujours fraîche, rose et tendre comme un jeune radis qui croque à la dent, dit le vieux Pardaillan.

 

Huguette, sans s’étonner de la bizarrerie de cette comparaison, sourit et soupira.

 

– Il paraît donc que vous nous abandonnez ? dit-elle en découpant une tranche de venaison qu’elle plaça dans l’assiette tandis que Landry versait dans son gobelet un vin qui tombait en cascade de rubis.

 

« Admirable tableau ! songea Pardaillan en se renversant sur le dossier de sa chaise. Le bon Landry à ma droite, qui me verse un délectable nectar ; la jolie Huguette à ma gauche, avec ses bras nus roses et blancs, et devant moi ce pâté, cette venaison plus douce à l’œil encore que le regard de l’hôtesse… et au fond, cette belle cuisine qui flamboie, ah ! que n’est-ce ainsi tous les jours !… Et dire que le chevalier m’invite à mourir !… Morbleu !… »

 

Et il reprit avec une émotion sincère – l’émotion du vieux routier sans gîte, sans feu ni lieu qui fait halte à la bonne auberge :

 

– Oui, ma chère madame Huguette, nous partons pour… pour des pays inconnus. Et avant de partir, nous avons songé, mon fils et moi, que nous avions un vieux compte à régler ici…

 

– Ah ! monsieur ! fit Landry avec attendrissement.

 

Et il ajouta :

 

– Je vais chercher la note.

 

– Ma chère Huguette, dit alors le vieux Pardaillan, je crois qu’il sera difficile au chevalier de venir acquitter ce qu’il vous doit, bien qu’il m’ait annoncé son intention de passer à la Devinière.

 

– Monsieur le chevalier ne me doit rien, fit vivement Huguette.

 

– Si fait, par la mort du diable ! À telles enseignes que je vais vous citer ses propres paroles. Quant à la jolie Huguette, a-t-il dit, ce n’est pas de l’argent que je lui dois, mais deux bons baisers en reconnaissance des attentions qu’elle a eues pour moi. Et je voudrais lui dire aussi que, quoi qu’il arrive, je ne l’oublierai jamais, et que je lui garderai toujours une bonne place parmi les plus doux et les meilleurs de mes souvenirs.

 

– Le chevalier a dit cela ? s’écria l’hôtesse en rougissant de plaisir.

 

– Sur ma foi ! Et je crois qu’il n’a dit que la moitié de ce qu’il pensait. Aussi, je vais m’acquitter de la commission, que je tâcherai de faire en conscience.

 

Là-dessus, le vieux routier se leva, et embrassa Huguette deux fois sur chaque joue, ce qui faisait bonne mesure. Puis, se rasseyant, il leva son verre, dit gravement : « À votre santé, jolie Huguette ! » et but d’un trait, selon les usages de galanterie ayant cours sur les grandes routes.

 

– Monsieur, fit alors l’hôtesse toute rêveuse, je n’oublierai jamais la bonne pensée qu’a eue pour moi monsieur le chevalier. Dites-le-lui, je vous prie. Et je veux à mon tour lui témoigner ma gratitude par un avis…

 

– Parlez, ma chère…

 

– Eh bien, dites-lui bien qu’elle l’aime ! fit Huguette avec un soupir.

 

– Qui cela ? s’écria Pardaillan étonné.

 

– Celle qu’il aime, la jolie demoiselle… Loïse…

 

Le vieux routier sauta sur sa chaise.

 

– Elle l’aime, continua Huguette, j’en suis sûre. J’ai vu ce pauvre jeune homme si malheureux…

 

– Ah ! ma chère Huguette, vous êtes un ange !…

 

– Si malheureux que je n’ai pu m’empêcher de lui dire à lui-même. Répétez-le lui, et lorsqu’il sera le mari de Loïse, qu’il se souvienne que c’est moi qui lui ai annoncé son bonheur.

 

– Corbleu ! Dites que vous lui portez bonheur, ma bonne Huguette. Ah ! c’est ainsi ?… Ah bien ! voilà qui change diablement les choses !… Vive Dieu !… Que je vous embrasse encore !…

 

Sur ce, nouvelle embrassade. Après quoi, le vieux Pardaillan continua son repas avec une infinie satisfaction, et, le vin de Landry aidant, commença à entrevoir le moment où il assisterait au mariage de Loïse et de son fils.

 

– Cela me fait songer, murmura-t-il joyeusement, que je dois aller faire un tour à la Truanderie pour raccoler quelques bons garçons… Maintenant que nous sommes sûrs d’être aimés, comme je m’en doutais, il s’agit de sortir de Paris sains et saufs ?

 

Tout a une fin, même les bons déjeuners.

 

Celui de Pardaillan suivit donc la loi commune, et le dernier flacon vidé jusqu’à la dernière goutte, le vieux routier, une chanson de guerre aux lèvres, l’œil conquérant, reboucla son épée, et mettant la main à sa ceinture de cuir qui contenait les trois mille livres prises dans le coffre de Gilles, appela maître Landry qui, sa note à la main, – la fameuse note de Pardaillan ! – accourut, radieux, léger, presque rapide, fendant l’air de ses bras pour arriver plus vite. Son large visage portait la balafre d’un sourire qui allait d’une oreille à l’autre.

 

Landry, en arrivant à la table, déploya son papier. Il était long d’un aune. Et comme pour s’excuser de cette menaçante longueur, l’aubergiste se hâta de dire :

 

– Dame, monsieur, c’est qu’il y en a long. Et encore ai-je tenu compte des conventions que nous fîmes et n’ai-je marqué que les extras, en marge…

 

– Marquez tout, mon cher Landry, fit Pardaillan.

 

Landry salua jusqu’à terre et dit avec une modeste simplicité, mais non sans quelque inquiétude.

 

– En ce cas, tout compris, cela fait trois mille livres juste.

 

Le vieux routier reçut le coup sans sourciller et commença à entrouvrir sa ceinture de cuir. Le visage de Landry, qui était radieux, devint incandescent, tant l’émotion le fit flamboyer.

 

– Enfin ! murmura-t-il dans un souffle.

 

– Le voilà ! Le voilà ! tonna à ce moment une voix furieuse.

 

En même temps, trois personnages qui venaient d’entrer à l’instant même dans la salle dégainèrent et se précipitèrent sur Pardaillan. L’auberge se remplit de cris. La main de Pardaillan qui touchait la fameuse ceinture descendit jusqu’à la rapière qu’elle mit au vent. Le sourire de Landry se termina en grimace de douleur et d’épouvante, et il demeura figé la bouche bée, les yeux ronds, son aune de papier à la main…

 

Pardaillan avait d’un coup de pied renversé la table dont toute la vaisselle s’était écroulée.

 

Huguette s’était enfuie dans la cuisine.

 

Les trois enragés portaient coup sur coup.

 

– Cette fois, pas de caution ! ricanait l’un, à moins que ce ne soit la caution de l’hôtesse !

 

– Cette fois, pas de quartier ! hurlait le second, à moins que nous n’en fassions un quartier de lard !

 

Le premier, c’était Maugiron. L’autre, Quélus.

 

Le troisième qui ne disait rien, mais qui s’escrimait avec une rage froide, c’était Maurevert.

 

Ils étaient entrés à tout hasard dans l’auberge, sachant que la Devinière avait été longtemps le quartier général des Pardaillan. D’ailleurs, c’était surtout le chevalier qu’ils cherchaient, ayant chacun à venger une blessure d’épée et une blessure de parole.

 

À défaut du chevalier, ils trouvaient le père, et sans plus de réflexion, s’étant consultés d’un rapide regard, ils le chargèrent.

 

Pardaillan, affaibli par les blessures qu’il avait reçues rue Montmartre, se contenta d’établir un peu de défensive.

 

Il avait sur sa poitrine trois pointes menaçantes.

 

À chaque coup qui lui était porté, il parait s’il pouvait, ou reculait d’un bond.

 

La bataille était silencieuse cette fois. Les trois étaient résolus à tuer le père en attendant le fils, et ils gardaient toutes leurs forces, tout le sang-froid, jouant serré, cherchant le coup mortel.

 

Pardaillan reculait donc. Malheureusement ses trois adversaires étaient placés en bataille entre lui et la porte de la rue. Il était donc repoussé peu à peu vers le fond de la salle où la porte se trouvait ouverte. Il la franchit et se trouva alors dans cette salle où, au début de ce récit, nous avons montré le banquet des poètes de la Pléiade.

 

Cette salle franchie, il pénétra dans la suivante et parvint enfin dans la dernière pièce où avait eu lieu l’étrange cérémonie du sacrifice d’un bouc.

 

– Cette fois, nous le tenons, dit Maurevert, les dents serrées.

 

– Allons, pensa Pardaillan, le chevalier et moi nous ne mourrons pas ensemble !

 

Et il jeta autour de lui un regard désespéré.

 

À ce moment, il vit une porte s’ouvrir, et, sans hésitation, se précipita dans le réduit obscur qu’il entrevoyait : c’était ce sombre cabinet où se trouvait l’entrée de la cave, d’une part, et de l’autre, l’entrée du long corridor qui aboutissait à la rue.

 

Les trois assaillants voulurent se jeter à la suite de Pardaillan dans ce réduit. Mais la porte se ferma à leur nez et ils se mirent à hurler toutes les insultes qui avaient cours à l’époque en frappant du pommeau de leur épée.

 

Ce n’était pas le vieux routier qui avait fermé la porte : c’était Huguette !…

 

Quand elle avait vu la tournure que prenait la bagarre, elle avait rapidement fait le tour par la rue et le corridor, et avait ouvert, puis refermé à clef la porte du réduit.

 

– Vous ! s’écria Pardaillan qui reconnut Huguette.

 

– Fuyez ! fit la jolie hôtesse en montrant le corridor.

 

– Pas avant de vous avoir remerciée, dit le vieux routier qui, rengainant sa rapière, saisit Huguette par la taille et l’embrassa sur les deux joues, tandis que les mignons continuaient à vociférer.

 

– Un pour moi ! Un pour le chevalier ! dit Pardaillan.

 

Aussitôt, il s’élança dans le corridor et, l’instant d’après, il détalait le long de la rue Saint-Denis.

 

– Tu ne nous échapperas pas, cette fois ! criait Maugiron et Quélus, tandis que Maurevert courait chercher un marteau pour défoncer la serrure.

 

Il se heurta à Huguette dans la salle des banquets.

 

– Un marteau ! commanda Maurevert.

 

– Inutile, dit Huguette. Je vais ouvrir avec une clef.

 

– Vous serez récompensée, ma brave femme.

 

La porte ouverte, les trois spadassins virent le couloir et comprirent que le vieux renard avait fui.

 

– Le terrier avait double issue, dit Maurevert.

 

Et tous trois s’élancèrent. Mais trop tard ! Pardaillan était déjà loin, courant vers la Truanderie, non pour y chercher refuge, mais pour y trouver les compagnons dont il avait besoin pour assurer le départ du maréchal.

 

Dans la rue, il fut rejoint par Pipeau, qui, fidèle à ses habitudes, tenait dans sa gueule un saucisson enlevé sur les tables de la Devinière.

 

Huguette, après le départ des mignons, revint à la cuisine, où elle trouva son mari cramoisi de fureur.

 

– Ah ! vociférait Landry, j’espère bien que M. de Pardaillan n’aura plus la pensée de me payer !

 

– Pourquoi donc ? fit Huguette en souriant. Il faudra pourtant qu’il paie, nous ne sommes pas assez riches pour abandonner une note pareille, ajouta-t-elle en désignant l’aune de papier que Landry tenait toujours à la main.

 

– Ouais ! fit l’aubergiste. Toutes les fois qu’il me vient payer, il y a bataille et bris de vaisselle dans ma pauvre auberge !

 

– Bah ! marquez toujours…

 

– Vous avez raison, ma femme !

 

Et maître Landry, ayant poussé un soupir, ayant murmuré : « Allons ! ce ne sera pas encore pour cette fois ! » s’assit à une table, commanda qu’on lui apportât de l’encre et une plume, et il fit à la fameuse note la rallonge suivante :

 

Item, un déjeuner complet et bien conditionné. Ci : deux écus et cinq sols. Item, une bouteille de vieux Beaugency : trois écus. Item, deux flacons de Saumur : deux écus. Item, vaisselle brisée : vingt livres. Item, un saucisson volé par le chien de M. de Pardaillan ; quinze sols et quatre deniers.

 

– Donnez, que j’enferme la note, dit Huguette qui avait lu par-dessus l’épaule de son mari.

 

Landry lui remit le papier et regagna ses cuisines en proie à la plus sombre mélancolie.

 

Au-dessous du total général, Huguette écrivit alors :

 

« Reçu de M. de Pardaillan deux baisers, un pour lui, un pour M. le chevalier son fils, de la valeur de quinze cents livres chacun. »

 

Et elle enferma la note dans l’armoire de sa chambre à coucher.

 

Vers six heures du soir, le vieux Pardaillan rentra à l’hôtel de Montmorency sans avoir fait d’autre mauvaise rencontre. Il avait fait une longue station dans la Truanderie et avait eu un entretien mystérieux avec un certain nombre de ces figures patibulaires qui pullulent en ce lieu. Pardaillan ne dédaignait aucune fréquentation… maréchaux ou truands.

 

Il souriait dans sa moustache et murmurait :

 

– Voyons ce qu’il sera advenu de la rencontre que j’ai si habilement préparée !

 

À quelle rencontre faisait-il allusion ?

 

On se rappelle que le vieux routier avait d’abord quitté son fils en lui disant qu’il allait à la Truanderie, puis, qu’il était revenu sous le prétexte de lui emprunter Pipeau, et qu’il était alors parti pour la Devinière.

 

Or, du premier coup où il sortit de la chambre du chevalier, Pardaillan père se mit à errer par l’hôtel en maugréant toutes les imprécations connues dans le royaume, jusqu’au moment où il se rencontra avec Loïse.

 

– Je vous cherchais, dit le vieux routier avec cette brusquerie qui dénote une grave inquiétude. Je tenais à vous faire mes adieux.

 

– Vos adieux ! s’écria la charmante enfant qui ne put s’empêcher de pâlir.

 

– Oui, nous partons, mon fils et moi.

 

En parlant ainsi, et tout en expliquant avec volubilité que son fils lui paraissait atteint d’un mal incurable, le vieux renard s’était mis à marcher dans la direction de la chambre du chevalier.

 

Loïse le suivait machinalement, toute émue par la nouvelle de ce brusque départ, le cœur serré par une angoisse inconnue.

 

Pardaillan ouvrit doucement la porte.

 

Loïse entendit le discours que le chevalier adressait à Pipeau.

 

Ce fut alors que le vieux routier appela le chien et partit, laissant la porte ouverte et, devant cette porte, Loïse tout interdite… Que se passa-t-il en elle à ce moment ? À quelle impulsion obéit-elle ? Toujours est-il qu’elle entra, et levant ses yeux candides sur le chevalier stupéfait et bouleversé, demanda :

 

– Vous voulez partir ?… Pourquoi ?

 

Le chevalier, non moins interdit et certes plus tremblant que la jeune fille, murmura :

 

– Qui vous a dit que je voulais partir, mademoiselle ?

 

– Votre père, d’abord. Vous ensuite.

 

– Moi ?

 

– Vous-même. Vous voulez partir, disiez-vous… Pardonnez-moi, monsieur… J’ai entendu bien malgré moi… Vous avez dit que vous vouliez partir et pour ne plus revenir… et que vous ne pouviez emmener votre chien là où vous allez… et que si vous partez, c’est que vous vous ennuyez… Oh ! monsieur, quel est ce pays d’où vous ne reviendrez jamais ?…

 

– Mademoiselle…

 

– Et où vous ne pouvez emmener le pauvre Pipeau ?

 

– De grâce…

 

– Et pourquoi vous ennuyez-vous ?

 

Elle parlait ainsi que dans un rêve, tout étonnée de sa propre audace, toute tremblante maintenant, deux larmes au bord de ses longs cils.

 

Le chevalier la contemplait avec un inexprimable ravissement et une douleur aiguë. Sa tête s’embrasait, ses idées bourdonnaient comme un essaim d’abeilles en fuite. L’instant était redoutable et charmant.

 

Il balbutia, ne sachant pas trop ce qu’il disait :

 

– De dire que je m’ennuie, mademoiselle, c’est une façon de parler…

 

– Oh ! reprit-elle sous l’impulsion d’un irrésistible mouvement du cœur, est-ce parce que vous êtes ici ?… près de ma mère… près de mon père…

 

Et tout bas, elle ajouta :

 

– Près de moi !…

 

Le chevalier ferma les yeux, joignit les mains, et, d’une voix ardente :

 

– Ici… oh ! ici… c’est le paradis !…

 

Elle poussa un faible cri. Et alors, cette lumière qui, en de certaines circonstances, jette sa flamme dans l’esprit et le cœur des jeunes filles, l’illumina soudainement, et, très pâle, blanche comme un lys, elle dit :

 

– Vous ne voulez pas partir… vous voulez mourir…

 

– C’est vrai.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que je vous aime.

 

– Vous m’aimez ?

 

– Oui.

 

– Et vous voulez mourir ?

 

– Oui.

 

– Vous voulez donc que je meure ?

 

Ces demandes et ces réponses, rapides, haletantes, fiévreuses, furent faites de part et d’autre d’une voix basse. Emportés qu’ils étaient par leur rêve, ils se rendaient à peine compte de ce qu’ils se disaient. Mais tout était amour en eux. De leur immobilité sans geste, de leur attitude figée, de leurs visages pâlis émanait un fluide mystérieux, et ils étaient comme dans une atmosphère d’amour.

 

Entre eux, il ne put être question de dissimulation. La fille la plus effrontée n’eût pas eu une pareille tranquillité, le don Juan le plus fieffé n’eût pas eu cette sérénité. Loïse, qui parlait au chevalier pour la deuxième ou troisième fois, avoua son amour spontanément. La pensée qu’elle aurait pu le cacher ou en rougir ne l’effleura même pas. Cette fleur de timidité n’eût pas compris la timidité en ce moment. Le chevalier l’eût prise par la main et l’eût emmenée qu’elle eût suivi tout naturellement.

 

Ce cri, qu’elle venait de laisser tomber de ses lèvres, ce cri de sincérité superbe était l’expression la plus complète, la plus absolue de ce qu’elle pensait.

 

Si le chevalier mourait, elle mourrait.

 

C’était simple, limpide, lumineux. Il n’y avait rien autour de cela : pas de réflexion, pas de contestation possible. Était-ce de l’amour ? Elle ne savait pas. Elle ne cherchait pas à savoir.

 

Elle ne savait qu’une chose.

 

C’est que sa vie s’absorbait sans effort dans la vie du chevalier ; c’est que son âme s’incorporait à l’âme de cet homme. Il était celui qu’elle attendait. Il lui apparaissait dans un tel prestige de jeunesse, de gloire et d’amour qu’elle en était éblouie. Leur conjonction dans cet hôtel de Montmorency lui semblait un événement naturel. Le contraire eût été impossible.

 

Et maintenant, s’il partait, elle partait.

 

S’il mourait, elle mourrait.

 

Plus rien au monde ne pouvait les séparer.

 

– Vous voulez donc que je meure ? dit Loïse.

 

En même temps ses yeux bleus, limpides comme l’azur du ciel à l’heure des aubes d’étés, se fixèrent sur les yeux du chevalier de Pardaillan.

 

Il chancela.

 

Son être entier frémit d’une étrange vibration.

 

Il oublia que le maréchal la destinait à ce comte de Margency, à cet inconnu qui allait la lui prendre, et extasié, bouleversé par un étonnement infini, murmura :

 

– Je rêve.

 

Il demeurait devant elle les mains jointes, en adoration.

 

Lentement, elle baissa les yeux ; une pâleur de lys s’étendit sur son visage, et elle dit :

 

– Si vous mourez, je meurs, puisque je vous aime…

 

Ils étaient tout près l’un de l’autre. Et pourtant, ils ne se touchaient pas. Le jeune homme éprouvait cette sensation très nette que l’ange s’évanouirait si seulement il lui prenait les mains.

 

Alors, avec cet accent de simplicité qui est la plus souveraine expression du pathétique, il murmura :

 

– Loïse, je vis puisque vous m’aimez… Être aimé de vous, cela me semblait une hérésie… Que votre regard se fût abaissé sur moi, c’était une folie… et pourtant, cela est. Loïse, je ne sais si je suis heureux ou malheureux, je ne sais si le ciel s’ouvre devant moi… Mais la plénitude de la vie, Loïse, vous me l’avez versée… Je tremble et ma pensée vacille… Vous m’aimez… Cela est, ce rêve est une vérité…

 

– Je vous aime.

 

– Oui. Je le savais. Tout me le criait. Tout me disait que j’étais venu dans ce monde pour vous, pour vous seule. Je voyais que vous ne pourriez pas ne pas m’aimer, tellement mon cœur allait avec force vers vous. De ne pas être aimé de vous, cela me paraissait une telle ténèbre que le soleil mourait dans le ciel.

 

Il se tut subitement.

 

Des paroles insensées montaient à ses lèvres blanches.

 

Il était comme dans une épouvante et dans une extase.

 

Et tous deux comprirent que toute parole eût été vaine.

 

Lentement, les yeux rivés aux yeux du chevalier, Loïse recula jusqu’à la porte, s’éloigna, s’évapora pour ainsi dire, et lui demeura longtemps à la même place, comme foudroyé.

 

Alors, la réaction se fit dans cette nature si froide en apparence, et si réellement violente.

 

Une joie inouïe, une joie terrible le souleva, le transporta. Il se redressa flamboyant, la main à la garde de sa rapière, les nerfs raidis, tel que dut être le Cid quand, après l’aveu de Chimène, il provoquait Maures, Navarrais et Castillans.

 

Par la baie de la fenêtre, son regard étincelant rayonna sur Paris.

 

Et sa pensée cria, tandis que ses lèvres serrées ne laissaient échapper aucun son :

 

– Maintenant, je suis le maître du monde ! Roi Charles, Montmorency, Damville, puissances et gloires, ma gloire et ma puissance vous égalent ! Où est le fer qui peut me tuer ? Où est l’armée qui peut m’arrêter ? Que Paris brûle, que la terre s’effondre, que dix mille sbires et spadassins lèvent sur moi leurs dagues ! Ô Loïse ! Loïse !…

 

Et de toute sa hauteur, il tomba sur le tapis, évanoui…

 

Vers six heures, le vieux Pardaillan regagna l’hôtel de Montmorency. Il retrouva son fils armé en guerre, en conciliabule avec le maréchal de Montmorency. Dans la cour de l’hôtel attendait un de ces lourds carrosses qu’on pouvait entièrement fermer, au moyen de mantelets.

 

Le vieux routier examina curieusement le chevalier qui parut calme et froid comme à son habitude.

 

– Allons, songea-t-il, il ne s’est rien passé. Heureusement que j’apporte les bonnes paroles de cette chère Huguette !

 

Et tirant son fils à part, il lui annonça qu’une vingtaine de truands se trouvaient aux abords de l’hôtel, prêts à escorter le maréchal sans même qu’il s’en doutât.

 

Le signal du départ fut alors donné par le maréchal.

 

On devait, pour dépister les curieux ou les sbires, sortir par la porte Saint-Antoine, puis faire un crochet à gauche pour rejoindre la route de Montmorency.

 

Loïse et sa mère prirent place dans le carrosse, qui fut soigneusement fermé.

 

Le maréchal se plaça à la portière de droite ; le chevalier à celle de gauche ; le vieux Pardaillan prit la tête ; derrière, venaient douze cavaliers de la maison du maréchal.

 

Ces sortes d’escorte traversant Paris dans un appareil formidable n’étaient alors nullement rares ; nul ne fit donc attention à celle-ci, et la voiture arriva vers sept heures à la porte Saint-Antoine.

 

– Nous sommes sauvés ! pensa le vieux Pardaillan.

 

– On ne passe pas ! dit à ce moment une voix…

 

Et l’officier qui commandait le poste s’avança.

 

– Qu’est-ce ? demanda le maréchal en pâlissant.

 

L’officier le reconnut à l’instant, et, le saluant :

 

– Monseigneur, à mon grand regret, je suis obligé de vous empêcher de passer.

 

– Mais, monsieur, la porte est encore ouverte à cette heure !

 

– Pardon, monseigneur, elle est fermée ; voyez, le pont est levé.

 

Le maréchal se pencha, regarda sous la voûte, et vit en effet que le pont était levé ! Il n’y avait pas moyen de franchir la porte à moins que l’officier ne consentit à baisser le pont.

 

– Bon pour cette porte, dit-il, mais les autres, sans doute…

 

– Toutes les portes de Paris sont fermées, monseigneur.

 

– Et à quelle heure seront-elles ouvertes demain ?

 

– Demain, elles ne seront pas ouvertes, monseigneur : ni demain, ni les autres jours…

 

– Mais, s’écria le maréchal avec plus d’inquiétude encore que de colère, c’est une tyrannie, cela !

 

– Ordre du roi, monseigneur !

 

– Eh quoi ! On ne peut plus sortir de Paris, ni y entrer ?…

 

– Pardon, monseigneur : il est facile d’y entrer et d’en sortir. On n’empêche personne d’entrer. Et quant à sortir, il n’y a qu’à se procurer un laissez-passer de M. le grand-prévôt. Il demeure à deux pas de la Bastille. Et si monseigneur le désire…

 

– Inutile, dit le maréchal.

 

Et il donna l’ordre du retour.

 

– Ordre du roi ! murmura-t-il. Très bien. Mais qui cet ordre vise-t-il ? Moi ? Quelle apparence y a-t-il ?…

 

Tout aussitôt, il songea à ces nombreux huguenots venus à Paris avec Jeanne d’Albret, le roi de Navarre, et l’amiral Coligny.

 

L’incident était grave.

 

Mais, en somme, François de Montmorency demeura persuadé qu’il s’agissait d’une mesure de police prise contre les huguenots.

 

« Ce n’est qu’un contretemps, » pensa-t-il.

 

Cependant, le carrosse avait repris le chemin de l’hôtel de Montmorency. Le vieux Pardaillan, lui, avait mis pied à terre et donné son cheval à conduire en main à l’un des cavaliers de l’escorte. Il voulait en avoir le cœur net, et son intention était d’interroger l’officier.

 

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées depuis le départ du maréchal, et il réfléchissait à la fable qu’il inventerait pour forcer l’officier à parler, lorsqu’il vit l’un des soldats du poste s’éloigner de la porte en prenant la rue Saint-Antoine.

 

Pardaillan le suivit. Il pensait simplement qu’il lui serait plus facile de tirer quelque chose de ce soldat.

 

Il l’aborda donc et se mit à marcher de conserve avec lui.

 

– Il fait chaud, dit-il, pour entrer en matière.

 

– Très chaud, dit le soldat.

 

– Une bouteille de vin frais serait la bienvenue ?

 

– La bienvenue, mon gentilhomme.

 

– Voulez-vous en boire une avec moi à la santé du roi ?

 

– Je veux bien, par ma foi.

 

– Entrons donc dans ce bouchon…

 

– Pas maintenant.

 

– Pourquoi pas maintenant, puisque c’est maintenant que nous avons soif ?

 

Le soldat demeura un instant ébloui par la limpidité de ce raisonnement. Mais il se remit et répondit :

 

– Parce que j’ai une commission à faire.

 

– Où cela ?

 

Du coup, le soldat commença à regarder de travers l’acharné questionneur. À ce moment, le regard de Pardaillan s’accrocha à un papier que le soldat avait placé dans son justaucorps et dont un bout dépassait.

 

– Ah ça, mon gentilhomme, qu’est-ce que cela peut bien vous faire ? reprit le soldat.

 

– Rien du tout. Mais si votre commission vous mène trop loin, vous comprenez…

 

– C’est juste. Eh bien, je vais au Temple.

 

– À la prison ?

 

– Non ! dans les environs.

 

Pardaillan tressaillit. Il continua de marcher quelques pas en ruminant une idée qui venait de lui traverser la cervelle.

 

– Camarade, dit-il tout à coup, voulez-vous que je vous dise ?… Vous portez une lettre à l’hôtel de Mesmes.

 

– Comment le savez-vous ? s’écria le soldat stupéfait.

 

– Tenez, voici la lettre qui dépasse et sort de votre justaucorps ; elle va tomber, prenez garde.

 

En même temps, Pardaillan saisit entre le pouce et l’index le bout du papier qu’il tira. Rapidement, il jeta un coup d’œil sur la suscription. Elle était ainsi libellée :

 

– À monsieur le maréchal de Damville, en son hôtel.

 

Pardaillan jeta un coup d’œil autour de lui, Ils se trouvaient dans la rue Saint-Antoine, pleine de passants. À vingt pas, arrivait une patrouille du guet à cheval. Il n’y avait pas moyen de se sauver en emportant la lettre. Il la rendit donc au soldat. Mais il avait pu remarquer qu’elle était assez mal cachetée, comme par une personne qui eût été très pressée.

 

Ils se remirent en marche, Pardaillan résolu à ne plus lâcher son homme d’une semelle, le soldat devenu très méfiant.

 

– Excusez-moi, mon gentilhomme, reprit tout à coup ce dernier, ce lettre doit arriver le plus tôt possible. Il faut que je coure. Adieu donc et merci.

 

Là-dessus, le soldat prit le pas de course.

 

Mais il avait affaire à plus entêté que lui : Pardaillan se mit aussi à courir.

 

– Camarade, dit-il, voulez-vous gagner cent livres ?

 

– Non ! fit le soldat, en précipitant sa course.

 

– Cinq cents ! reprit Pardaillan.

 

– Laissez-moi, monsieur, ou j’appelle !

 

– Mille !…

 

Le soldat s’arrêta court et devint cramoisi.

 

– Que me voulez-vous ? dit-il d’une voix tremblante.

 

– Vous donner mille livres en or, si vous me laissez lire la lettre que vous portez.

 

– Pour mille livres, je serais pendu. Allons donc !

 

– Oh ! oh ! C’est donc bien grave, ce que vous portez ? En ce cas, je vous offre deux mille livres.

 

Le soldat chancela. Il était hagard. Pardaillan reprit rapidement :

 

– Nous entrons au premier cabaret, et tandis que vous videz une bonne bouteille, je décachette la lettre, je la lis, puis, je remets le cachet en place. Personne ne saura.

 

– Non ! murmura le soldat d’une voix sourde ; mon officier m’a dit que je serais pendu si la lettre s’égarait !….

 

– Imbécile ! Qui te parle de l’égarer !

 

– Adieu !…

 

– Trois mille livres ! dit Pardaillan.

 

Et prenant le soldat par le bras, il l’entraîna au fond d’un cabaret voisin. Le soldat suait à grosses gouttes. Il pâlissait, il rougissait.

 

– Est-ce bien vrai ? murmura-t-il quand ils furent installés devant une bouteille.

 

Pardaillan vida sa ceinture, et dit :

 

– Compte !

 

Le soldat ébloui étouffa un rugissement. Jamais il n’avait vu tant d’or. C’était une fortune qu’il avait là devant lui. Haletant, il remit la lettre à Pardaillan, et sans compter, remplit d’or ses poches. Puis, comme dans un coup de folie, il se leva, gagna la porte et disparut.

 

Pardaillan haussa les épaules, et tranquillement décacheta la lettre dont il était dès lors le maître.

 

Elle contenait ces mots :

 

« Monseigneur, une voiture de voyage fermée s’est présentée à la porte Saint-Antoine, escortée par une douzaine de cavaliers. Le maréchal de Montmorency était là. Il a paru très contrarié de ne pouvoir passer. Je crois avoir reconnu les deux aventuriers que vous m’avez signalés. Je fais suivre la voiture qui, je suppose, regagne l’hôtel de Montmorency. J’ose espérer, monseigneur, que vous brûlerez ce billet aussitôt reçu et que vous n’oublierez pas celui qui vous envoie cet avis. »

 

– Ah ! ah ! fit Pardaillan. Je sais maintenant ce que signifie l’ordre du roi de faire fermer toutes les portes de Paris !… Oui, mais voilà les trois mille livres de maître Landry envolées… Bah ! il est riche et peut attendre !

 

Là-dessus, Pardaillan se mit en chemin pour regagner l’hôtel de Montmorency.

 

Dans cette soirée, le maréchal de Damville reçut autant de billets qu’il y avait de portes à Paris. Tous contenaient la même indication en peu de mots : « Rien de nouveau » ou bien : « Le maréchal ne s’est pas présenté pour sortir » ou bien encore : « Les personnes signalées ne sont pas venues ».

 

Seul, le poste de la porte Saint-Antoine n’envoya aucun rapport.

 

* * * * *

 

Ainsi, le maréchal de Montmorency, Loïse, Jeanne de Piennes et les deux Pardaillan étaient prisonniers dans Paris ! Damville qui, en attendant de pouvoir assassiner Charles IX usait et abusait du crédit dont il jouissait auprès du jeune roi, Damville qui était considéré comme une des colonnes de la royauté par Charles et comme une des colonnes de l’Église par Catherine, Damville avait obtenu pour une durée de trois mois la charge d’inspecter les portes de Paris. Il n’avait pas eu de peine à démontrer que dans les circonstances présentes, il fallait exercer une étroite surveillance sur tout ce qui entrait dans Paris.

 

Et le roi lui avait confié le redoutable emploi qui le faisait quelque chose comme gouverneur militaire de Paris.

 

Cet emploi devait prendre fin au jour où le mariage de Marguerite avec Henri de Béarn aurait été célébré et où l’armée serait partie pour les Pays-Bas, emmenant tous les huguenots dans la campagne projetée.

 

Damville se trouvait ainsi investi d’une autorité exceptionnelle qui le faisait le geôlier de cette immense prison que devenait Paris.

 

* * * * *

 

À l’hôtel Montmorency, l’existence s’écoulait sans incident. Il avait été convenu qu’on resterait enfermé dans l’hôtel sans essayer de vaine tentative impossible. Les portes de Paris ne pouvaient demeurer longtemps fermées et à la première occasion, le départ se ferait tout naturellement.

 

Une quinzaine de jours s’écoulèrent ainsi.

 

Le chevalier et le vieux Pardaillan sortaient presque tous les jours pour aller aux nouvelles et en prenant toutes les précautions nécessaires pour ne pas être reconnus.

 

Un soir, le routier, qui était sorti seul, rentrait à l’hôtel lorsque dans la loge du suisse il aperçut quelqu’un qu’il reconnut immédiatement : c’était Gillot, le digne neveu de l’intendant de Damville. Pardaillan tressaillit et entrant dans la loge :

 

– Que viens-tu faire ici ? gronda-t-il.

 

– Monsieur l’officier, je viens… j’expliquais justement…

 

– Tu viens espionner, misérable !… Et puisqu’il en est ainsi, Je vais exécuter ce que je t’avais promis !

 

– Écoutez-moi, de grâce, balbutia Gillot.

 

– Point d’affaires ! Je vais te couper les oreilles !

 

Gillot se redressa, et très digne, prononça :

 

– Je vous en défie bien, par exemple !

 

– Hein ?…

 

– Essayez ! dit Gillot.

 

En même temps, il retira un bonnet qui couvrait sa tête jusqu’à la nuque, et Pardaillan demeura stupéfait :

 

Gillot n’avait plus d’oreilles !…

 

Le vieux routier éclata de rire.

 

Gillot remit son bonnet sur sa tête mutilée et reprit avec la même dignité :

 

– Vous voyez bien, monsieur, que vous ne sauriez me couper ce que je n’ai plus.

 

– Mais qui t’a ainsi arrangé ?

 

– Mon oncle lui-même ! Oui, monsieur !… Lorsque monseigneur de Damville a su que j’avais trahi son secret parce que j’avais peur que vous me coupassiez les oreilles, il a dit à mon oncle : « C’est bon ! Coupe-les-lui ! »… Alors, mon oncle, que je n’eusse jamais cru capable d’un tel crime, a exécuté la cruelle sentence, et tout évanoui que j’étais, m’a ensuite fait porter hors de l’hôtel. Une femme m’a relevé, m’a soigné, a guéri les deux blessures. Et moi, monsieur, moi qui veux me venger, je viens me mettre à votre disposition…

 

– Tiens ! Tiens ! pensa le vieux Pardaillan.

 

– Prenez-moi, monsieur. Vous n’aurez pas lieu de vous en repentir. Je vous aiderai peut-être mieux que vous ne croyez.

 

– Oui-dà. Je n’en doute pas.

 

– Et contre mes services, je ne vous demande qu’une chose, une seule.

 

– Laquelle ? Voyons.

 

– C’est de m’aider à votre tour à me venger de monseigneur de Damville qui a donné l’ordre de me couper les oreilles et de mon oncle qui a exécuté cet ordre.

 

– Voilà un animal qui me paraît animé d’excellentes intentions et qui pourra nous être utile, songea Pardaillan qui ajouta :

 

– Eh bien, c’est dit ; je te prends à mon service.

 

Gillot eut dans les yeux un éclair de joie qui eût inquiété Pardaillan s’il l’eût surpris. Mais, faisant signe à Gillot de le suivre, le vieux routier s’enfonçait déjà dans l’hôtel.

 

Gillot le suivit en murmurant entre ses dents :

 

– J’espère que mon oncle Gillot sera content de moi !…

V

L’ORAGE GRONDE


Une vingtaine de jours après l’entrée du roi dans Paris eurent lieu les fiançailles d’Henri de Béarn et de Marguerite, sœur de Charles IX. À cette occasion, une fête fut donnée au Louvre, fête somptueuse et telle qu’on n’en avait plus vu depuis les grandes mises en scène auxquelles se complurent François Ier et Henri II. Il y eut des danses où les dames huguenotes firent vis-à-vis aux seigneurs catholiques ; il y eut deux ballets magnifiques ; il y eut collation et mascarade… Margot, dont le jeune Henri se montrait fort épris, parut en hamadryade[6], avec un costume d’une merveilleuse impudence, dont les guirlandes de feuillage faisaient le principal ornement ; – mais n’anticipons pas.

 

Cette mémorable, fastueuse et terrible soirée, il faut que nous la suivions pour ainsi dire heure par heure.

 

Le Louvre flamboyait de lumières, un immense bruissement de rires s’élevait de cette fournaise, et chacune des salles où se déployaient ces magnificences contenait un drame…

 

Au dehors, une foule de peuple, difficilement contenue par les archers de service soutenus par des compagnies d’arquebusiers, roulait autour du Louvre, comme une mer aux flots noirs qui mugit autour d’un brillant rocher. Cette foule n’était pas seulement attirée par la curiosité. Malgré les édits criés à diverses reprises, la plupart des bourgeois étaient armés de pertuisanes et avaient endossé la cuirasse. De groupe en groupe, couraient des gens qui paraissaient donner un mot d’ordre. Tantôt sur un point, tantôt sur un autre, des clameurs soudaines s’élevaient, de grands cris de : « Vive la messe ! ou de : Mort aux huguenots ! »

 

Au début de cette soirée, et comme la nuit s’étendait sur Paris, Catherine de Médicis et son fils Charles IX se trouvaient seuls dans une pièce dont le balcon dominait la Seine et la rive gauche.

 

Habillé de noir comme à son habitude, plus pâle que jamais, ses maigres mains d’ivoire incrustées sur la balustrade de fer, Charles IX regardait au loin une grande lueur rouge. Et près de lui, d’un pas en arrière, Catherine souriait, de son sourire énigmatique et cruel, sphinx formidable.

 

– Pourquoi m’avez-vous amené là, madame ? demanda le roi.

 

– Pour vous montrer ce feu, sire.

 

– Un feu de joie ? Mes bons Parisiens se réjouissent.

 

– Non, sire. Les Parisiens brûlent une maison où l’on a surpris une réunion de parpaillots… Et tenez… voici encore un feu qui s’allume… là, sur votre gauche ! Par Notre-Dame, si cela, continue, Paris va brûler !

 

Une bouffée de sang monta aux joues blêmes de Charles IX, qui murmura un juron.

 

– Plaise au ciel, continua Catherine, que l’idée ne leur vienne pas de brûler le Louvre !

 

– Par le sang du Christ ! Je vais donner l’ordre de charger les incendiaires…

 

Et se retournant, le roi cria :

 

– Holà, Cosseins !

 

– Êtes-vous fou, Charles ! gronda Catherine en saisissant la main de son fils. Voulez-vous donc provoquer des émotions et des émeutes dans Paris ? Quoi ! Vous êtes donc aveugle ! vous ne voyez donc pas que la couronne chancelle sur votre tête, et que bientôt, si vous n’y prenez garde, vous aurez le royaume entier contre vous !

 

– Que dites-vous là, madame ? dit Charles en frissonnant.

 

– La vérité !… Vous avez rêvé la fusion des catholiques et des huguenots. Dieu sait si j’en ai gémi en moi-même, car je voyais clairement l’abîme où vous couriez. Quoi ! n’avez-vous pas entendu les murmures du peuple et les cris de la seigneurie quand vous avez donné La Rochelle, Montauban, Cognac et La Charité aux parpaillots ? Ne voyez-vous pas les visages menaçants qui vous entourent depuis que Jeanne d’Albret, Henri de Béarn, Condé et Coligny sont ici ! Aveugle ! Aveugle et sourd aux avertissements du ciel !… Regardez, mon fils !

 

Au loin, l’incendie montait et s’étendait, vaste nappe de flammes rouges qui ondulait dans la nuit. Des tourbillons de fumée s’élevaient de cette fournaise et couvraient d’un crêpe la moitié de Paris.

 

– Voilà la réponse des Parisiens aux fiançailles de ce soir ! reprit Catherine avec cette rude éloquence qui avait établi son despotique empire sur le faible esprit du roi. Vous invoquez le ciel, sire ! Regardez : on ne le voit plus, les étoiles disparaissent, et l’enfer est dans Paris.

 

Les yeux exorbités, les mâchoires serrées, Charles IX regardait. Par moment, un frisson le secouait.

 

– Charles, continua la reine. Écoutez-moi. Vous savez avec quelle joie j’ai poussé à la paix ; vous savez que moi-même je me suis humiliée devant l’orgueilleuse Jeanne d’Albret. Vous savez que j’ai été jusqu’à imaginer le mariage de ma propre fille avec Henri de Béarn. C’est que, moi aussi, j’étais aveugle ! Je croyais alors que la paix était possible entre huguenots et catholiques. La paix avec les huguenots ? Délire ! Rêve insensé ! Il faut que l’hérésie ou l’Église triomphe ou meure ! Il n’y a pas de place pour ces deux forces, et le monde, sire, est trop étroit pour les contenir ! L’une des deux doit disparaître, et comme il est impossible que l’Église succombe, que Rome disparaisse et que Dieu meure, c’est l’hérésie qu’il faut tuer !… Malheur à ceux qui soutiendront l’hérésie ! Ils périront avec elle !…

 

– Madame !… Vous m’épouvantez !… Il est impossible que les choses en soient là parce que j’ai eu horreur de tout le sang qui se versait !

 

– Impossible ? N’avez-vous pas lu les lettres que les ambassadeurs de tous les États nous apportent ? Que nous dit le roi d’Espagne ?… Qu’il prépare une armée pour rétablir le règne de Dieu compromis par notre faiblesse !

 

– Je ferai la guerre à l’Espagnol ! dit Charles en se raidissant.

 

– Insensé ! Que nous dit Venise ? que nous disent Parme et Mantoue ? Que nous disent les États de l’Empire ? Tous, tous, du nord au sud, du levant au couchant, tous nous blâment, tous nous menacent !

 

– Je tiendrai tête à l’Europe, s’il le faut !…

 

Et Charles essuya la sueur qui coulait à flots de son front.

 

– Tiendrez-vous tête au Souverain Pontife ? gronda Catherine. Vous relèverez-vous de l’excommunication dont il vous menace ?

 

– Par l’enfer, madame ! Le pape est le pape, et moi, je suis le roi de France !…

 

Et cramponné à la balustrade, Charles se raidit davantage.

 

– Silence ! dit-il. Je veux qu’on se taise autour de moi ! J’ai décidé la paix, et la paix se fera dans mon royaume ! S’il faut faire la guerre à l’Espagne, à l’Empire, au pape lui-même, je ferai la guerre !

 

– Avec quoi ! dit Catherine d’une voix glaciale.

 

– Avec mes armées, avec ma noblesse, avec mon peuple !…

 

– Votre peuple !… Venez, sire ! Et vous allez entendre ce qu’il veut. Car la puissance royale est à ce point compromise par mes rêves de paix et les vôtres que le peuple a maintenant une volonté.

 

En même temps, la reine saisit la main de son fils avec un geste d’irrésistible autorité, et l’entraînant, elle lui fit traverser plusieurs pièces. En bas, on entendait le bruit de la fête, le son des violons marquant la cadence des danses lentes.

 

Catherine s’arrêta dans une grande salle qui donnait sur le côté du Louvre opposé à la Seine.

 

– Vous parlez de votre noblesse, dit-elle alors. Sur qui compterez-vous ? Sur un Guise qui fomente je ne sais quoi dans l’ombre ? Sur un Montmorency qui s’enferme dans son hôtel pour y donner refuge aux rebelles ?

 

– Mordieu ! madame, de quels rebelles parlez-vous ?

 

– De ces deux aventuriers qui, en plein Paris, ont tenu tête à vos gentilshommes et à votre guet, et qui, en plein Louvre, nous ont insultés, vous et moi. De ces deux Pardaillan, spadassins et truands sans vergogne, qui résistent au roi de France et que le roi de France ne peut faire arrêter !

 

– Et vous dites que Montmorency leur donne asile ?

 

– Oui, sire. Et toute votre noblesse en est à ce point de révolte ouverte… Quant au peuple, écoutez…

 

Catherine entraîna le roi dans l’embrasure d’une fenêtre ouverte, et Charles, se penchant, vit au-delà des fossés du Louvre, la foule énorme qui se pressait et hurlait :

 

– Vive la messe ! Mort aux huguenots !…

 

Mais ces cris eux-mêmes étaient dominés et couverts par une clameur plus forte, plus volontaire, comme organisée :

 

– Vive Guise ! Vive notre capitaine-général !…

 

Charles choqua violemment ses mains l’une contre l’autre et, se tournant vers la reine-mère :

 

– Que signifie ?… Qui est capitaine-général ?

 

– Votre peuple vous le dit, sire : c’est Henri de Guise !

 

– Et de quoi est-il capitaine-général ?

 

– Des troupes catholiques, sire !

 

– Or ça, madame, perdons-nous le sens ?… Où donc sont ces troupes catholiques ? Et qui les a instituées ?…

 

– Charles, dit Catherine avec un emportement étudié, je crois, en vérité, que vous perdez le sens… Ces troupes, c’est tout le royaume ! Ce sont les seigneurs qui ne veulent pas que l’hérétique soit traité sur le même pied que le loyal serviteur ! Ce sont les bourgeois que vous pouvez voir ici, la pertuisane au poing ! C’est tout votre peuple, enfin, qui s’arme pour sauver la vieille religion qui, elle, a sauvé le monde… Et c’est cela qui fait une armée, sire ! Et cette armée réclame un capitaine-général, puisque le roi de France ne veut pas la commander !

 

Charles IX referma violemment la fenêtre et se mit à arpenter la salle d’un pas agité.

 

– Que faire ? Que faire ? balbutiait-il.

 

– Eh ! par Notre-Dame, votre devoir de roi ! de fils aîné de l’Église !

 

– Quoi ! Une trahison contre ce pauvre Coligny qui pleure de joie quand je l’appelle mon père ! Contre ce pauvre Henri qui est si rayonnant et qui m’assure de toute son amitié… Jamais, madame ! Faites tout ce que vous voudrez, je ne veux pas m’en mêler.

 

Tout Charles IX était dans ce mot.

 

Catherine réprima le tressaillement de joie qui l’agita.

 

Mais cette sorte d’autorisation que donnait le roi ne lui suffisait pas. Elle voulut plus encore. Elle marcha donc rapidement vers son fils, lui prit la main, fixa son regard aigu sur ses yeux troubles et, d’une voix sourde, basse, comme lorsqu’on complote un crime, elle murmura :

 

– Charles, votre bon cœur vous perdra. Malheureux enfant, ne vois-tu pas que tu as introduit le loup dans Paris ? Tu parles de l’amitié d’Henri de Béarn ! Sais-tu où se trouvait Henri lorsque tu le croyais au camp de la Rochelle, avant ton départ pour Blois ? Interroge là-dessus ton grand-prévôt…

 

– Parlez, madame !…

 

– Eh bien ! Il était à Paris avec Condé, d’Andelot et Coligny. Et sais-tu ce qu’il y venait faire ?…

 

Bouleversé, atterré par cette épouvante qui parfois se saisissait de lui Charles IX étouffa un cri.

 

– Ce qu’il venait faire ! acheva la reine. Il conspirait ta mort pour s’emparer de ta couronne !

 

Le roi devint livide et jeta autour de lui des yeux hagards…

 

Sans doute, Catherine le jugea dans l’état où elle le voulait. Sans doute, elle pensa que pour le moment, il ne fallait pas davantage tirer sur la corde, de crainte de la briser. Car, se penchant à l’oreille de son fils, elle ajouta :

 

– Pas un mot, sire ! Pas un geste qui ne laisse comprendre aux damnés huguenots que vous savez l’horrible vérité ! Dissimulez, sire, pour quelques jours encore, ou nous sommes tous perdus !…

 

Alors, elle s’éloigna, descendit un escalier dérobé, et parvint à son oratoire.

 

– Paola ! appela-t-elle.

 

Sa suivante florentine apparut.

 

– Sont-ils là ? demanda la reine.

 

– Oui. Majesté. Lui, ici… et l’autre, là !

 

– Bien ! le bravo d’abord… Et ensuite, lui !

 

La suivante sortit et reparut quelques instants après, suivie d’un homme qui s’inclina jusqu’à terre.

 

– Bonjour, mon cher Maurevert, dit la reine avec son plus gracieux sourire. Je vois que vous êtes toujours de nos amis, toujours empressé lorsque nous avons besoin d’un homme brave, énergique et dévoué.

 

– Votre Majesté me comble, dit Maurevert en se redressant.

 

– Pas du tout, mon cher monsieur de Maurevert. J’aime à rendre hommage aux amis de la couronne. Pauvre couronne ! Bien peu solide sur la tête de mon fils !… Il y a tant de gens qui la regardent d’un œil d’envie !

 

– Diable ! songea Maurevert en pâlissant, aurait-elle vent de quelque chose ?

 

Et tout haut, il dit :

 

– S’il ne faut que risquer ma vie pour consolider cette couronne, Votre Majesté n’a qu’à parler : je suis tout prêt… à tout.

 

Alors, il se redressa et son regard, plus impudent qu’audacieux, fixa la reine avec une hardiesse qui eût pu sembler étrange à Catherine si celle-ci n’eût été entièrement absorbée par ses pensées.

 

Au fond, Maurevert tremblait.

 

Il avait jeté autour de lui un rapide coup d’œil pour s’assurer qu’il était bien seul avec la reine.

 

Puisque nous tenons ce Maurevert, dessinons-le en quelques traits.

 

Il paraissait une trentaine d’années ; svelte, mince, les cheveux et la barbe d’un blond ardent, presque roux, l’œil gris, avec des reflets d’acier, la figure régulière, la tournure élégante, il avait la démarche souple d’un fauve et, dans son ensemble, ne manquait pas d’une sorte de beauté.

 

Rompu à tous les exercices, vigoureux, il passait pour très dangereux l’épée à la main et, en outre, avait une réputation établie de tireur infaillible à l’arquebuse et au pistolet.

 

Il n’avait pas de situation fixe à la cour. On ignorait d’où il venait et quelle était sa famille. Mais il avait été d’abord très protégé par le duc d’Anjou, frère du roi, à qui il avait rendu de ces inavouables services qu’un bravo pouvait rendre à un prince. En récompense, Henri l’avait présenté à la reine Catherine, en lui disant :

 

– Madame ma mère, M. de Maurevert tuerait son père si je lui en donnais l’ordre.

 

Maurevert, en marge de la cour, méprisé par les uns, redouté par les autres, accepté, toléré plutôt, parce qu’on lui savait de hautes protections, Maurevert s’était glissé, faufilé jusqu’au cœur des intrigues les plus secrètes.

 

Il n’aimait et ne haïssait personne ; mais il était capable de tuer froidement quiconque le gênait. Il causait peu, écoutait beaucoup, cherchait à passer inaperçu et à se rendre indispensable.

 

Que voulait-il ? De l’argent d’abord, beaucoup d’argent. Et puis, un titre qui lui permît de faire bonne figure parmi les nobles compagnons qui acceptaient sa société.

 

Il trahissait secrètement le duc d’Anjou pour le duc de Guise, tout prêt à trahir le duc de Guise pour le roi Charles. Il savait que le frère du roi attendait avec impatience la mort de Charles IX, et peut-être Maurevert eût-il assassiné le roi s’il n’eût craint d’être ensuite abandonné par Anjou. Il avait découvert la conspiration de Guise et il en faisait partie tout naturellement : il était de tout et partout.

 

En somme, ce n’était pas une banale figure de bravo.

 

Du bravo, d’ailleurs, il avait tous les instincts. Pour le moment, il était embusqué à la cour ; mais il se fût aussi bien embusqué dans une forêt pour détrousser le voyageur.

 

Lors donc que Catherine lui eût fait entendre qu’elle craignait pour la couronne, Maurevert s’imagina que la reine avait peut-être des soupçons sur la conspiration de Guise.

 

– S’il en est ainsi, pensa-t-il, et qu’elle me veuille faire arrêter, je saute sur elle, je l’étrangle, et je prouve au roi que la reine-mère voulait le tuer pour mettre Anjou sur le trône.

 

C’est pourquoi il répondit sur un ton de menace que Catherine ne pouvait comprendre :

 

– Je suis prêt… à tout !

 

– Je le sais, monsieur, je le sais, et c’est pourquoi, dans les circonstances difficiles que nous traversons, j’ai songé à vous. J’ai des ennemis, ou plutôt mon fils a beaucoup d’ennemis…

 

– De quel fils Votre Majesté parle-t-elle en ce moment ? fit Maurevert.

 

– Oh ! oh ! pensa la reine. Corpo di Christo, voilà un gaillard plus intelligent que je ne le pensais !

 

Elle poussa un soupir, et dit d’un ton languissant :

 

– Mais de quel fils voulez-vous que je parle, sinon du roi… pauvre enfant… si faible, si malade.

 

– C’est que, comme j’ai été, comme je suis encore le plus fidèle serviteur de Mgr Henri, j’ai toujours une tendance à m’imaginer que c’est lui le seul fils de la reine. Pardonnez-moi, madame, j’oubliais le roi !

 

Catherine tressaillit.

 

– M. de Maurevert, dit-elle, j’aime également mes enfants… Une bonne mère comme moi ne saurait faire de différence entre ses fils… Lorsqu’il plaira à Dieu de rappeler à lui mon pauvre Charles, je serai heureuse de savoir qu’Henri possède des serviteurs aussi dévoués que vous… Mais ce dévouement que vous avez pour le duc d’Anjou, ne sauriez-vous l’offrir au roi pour un temps ?

 

– Madame, dit Maurevert, ce que j’en ai dit, c’est pour faire comprendre à Votre Majesté que j’appartiens corps et âme à Mgr d’Anjou…

 

Les yeux de la reine étincelèrent de joie. Maurevert surprit cette joie et continua :

 

– Mais il va sans dire que si le roi a besoin de mes faibles services, je lui suis tout acquis : c’est mon devoir de fidèle sujet.

 

Il y avait une telle différence entre le ton que le bravo employait pour parler du duc d’Anjou et pour parler du roi que Catherine transportée s’écria :

 

– Monsieur de Maurevert, vous êtes un honnête homme et si vous voulez m’obéir, je me charge de votre fortune !

 

Car cette femme si rusée, si subtile, si prompte à deviner la véritable pensée de ses interlocuteurs, devenait aveugle dès qu’on la flattait dans son amour pour Henri d’Anjou.

 

Elle reprit après une minute de réflexion :

 

– Puisque vous voulez servir le roi, je veux vous donner une preuve de mon amitié en vous disant quels sont ses ennemis…

 

– J’écoute Votre Majesté, tout prêt à renfermer dans mon cœur comme au fond d’une tombe les secrets qu’elle daignera me confier.

 

– Je connais votre discrétion… Mais est-ce bien un secret pour vous ? Ne vous doutez-vous pas un peu de quels ennemis je veux parler ?

 

– Serait-ce de M. le duc de Guise ?

 

L’œil de la reine flamboya. Mais cet éclair s’éteignit aussitôt.

 

– Guise ? fit-elle. Oh ! non… le duc nous est tout dévoué… et il nous est uni par les liens de la religion.

 

– Alors, Votre Majesté veut parler du maréchal de Damville.

 

– Damville, à qui nous avons donné le gouvernement de la Guyenne, est un de nos plus féaux amis…

 

– Alors, fit Maurevert, il s’agit de celui qu’on appelle le chef des Politiques, ramassis de mécontents, mauvais serviteurs de l’Église, qui sous une apparence d’austérité cachent les plus basses ambitions. Et ce chef…

 

– Montmorency ! dit la reine. Cette fois, c’est bien un ennemi que vous désignez. Mais nous en parlerons plus tard.

 

– Alors, reprit Maurevert impénétrable, je ne vois pas…

 

– Songez que le roi, c’est le fils aîné de l’Église.

 

– Votre Majesté veut parler des huguenots ! s’écria le bravo avec une surprise parfaitement jouée. Mais le roi lui-même n’a-t-il pas proclamé la grande réconciliation ? Votre Majesté elle-même n’a-t-elle pas donné l’accolade à la reine de Navarre ?

 

– Eh bien, oui ! Mais malgré toutes nos avances, malgré la sincérité de nos offres, les huguenots conspirent. Ils sont insatiables. Ils accourent à Paris de tous les points du royaume. Ils nous écrasent, ils nous submergent ! Le vieux La Garde vide nos arsenaux pour armer les troupes de M. de Coligny, sous prétexte d’aller faire la guerre au duc d’Albe[7], mais en réalité pour l’accomplissement de je ne sais quels ténébreux projets. Ah ! Maurevert, je tremble pour mon fils !…

 

– Pourquoi Votre Majesté ne fait-elle pas arrêter l’amiral ! L’armée huguenote, une fois décapitée…

 

– Trop tard, mon bon Maurevert, trop tard ! fit Catherine avec un désespoir qui ne parvint pas à tromper le bravo. Arrêter l’amiral ! Qui donc oserait maintenant se charger d’une telle besogne ?…

 

– Moi ! fit Maurevert.

 

– Vous !…

 

– Pourquoi pas ? Que le roi m’en signe l’ordre, et dès ce soir, en pleine fête, j’arrête Coligny.

 

– Quel scandale !… Non, non, c’est impossible !… Ah ! je suis une reine bien malheureuse !… Ah ! si le ciel pouvait donc une fois exaucer ma prière ! Le roi serait sauvé, et avec le roi, le royaume et l’Église… Mais le ciel est sourd par moments, ou du moins il nous veut imposer de dures épreuves… Sans cela, une bonne fièvre quartaine[8] nous délivrerait de Coligny, et il n’y aurait pas de scandale… vous comprenez…

 

Maurevert suivait avec une attention soutenue les paroles de la reine et les jeux de physionomie qui accompagnaient ces paroles.

 

– Hélas ! reprit Catherine, nous en serons réduits à subir la loi des hérétiques et à entendre la messe en français ! car d’espérer que le ciel enverra à l’amiral la fièvre qui nous sauverait tous, et qui vous enrichirait, mon bon monsieur de Maurevert, d’espérer cela, il n’y faut pas songer… L’amiral se porte bien, hélas !… et sauf accident…

 

La reine s’arrêta sur ce mot. Maurevert sourit.

 

« Allons donc, briccone ! » songea Catherine en voyant ce sourire.

 

Mais Maurevert voulait des ordres positifs. Il avait d’ailleurs compris depuis longtemps.

 

– Un accident ! fit-il machinalement.

 

– Eh oui ! dit la reine. Une tuile ne peut-elle pas tomber sur la tête de l’amiral ?

 

– Hum ! Il faudrait que cette tuile fût douée d’un dévouement…

 

– Qui coûterait cher, n’est-ce pas ?… Parlez sans crainte, mon cher monsieur de Maurevert. Que faudrait-il pour donner de l’intelligence et du dévouement à cette tuile ?

 

– Je l’ignore, madame. Mais à défaut de la tuile, je connais quelque part une bonne arquebuse qui, placée dans les mains d’un de mes amis, serait parfaitement capable de cette intelligence et de ce dévouement qui, combinés heureusement, produiraient l’accident en question.

 

– Mais c’est tout ce qu’il faut ! Nous ne sommes pas exigeants… Et l’arquebuse que le ciel chargerait de sauver l’Église et le roi serait la bienvenue…

 

– En ce cas, que Votre Majesté cesse de craindre. Je n’ai qu’un mot à dire à cet ami.

 

– Voyons. Comment s’y prendrait cet ami ?

 

– Mais de la façon la plus simple et la plus scandaleuse. Il attendrait au détour de quelque rue M. l’amiral qui tous les jours quitte le Louvre à la même heure et suit le même chemin pour se rendre à son hôtel… et tenez, madame, je vois d’ici l’endroit… Votre Majesté connaît-elle le révérend Villemur ?

 

– Le chanoine de Saint-Germain-l’Auxerrois ?

 

– C’est cela. Eh bien, ce digne chanoine, qui est des amis les plus zélés de l’Église, demeure justement dans le cloître Saint-Germain-l’Auxerrois, que M. l’amiral traverse tous les jours pour gagner la rue de Béthisy. Il loge dans une fort belle maison, cet excellent Villemur. Et il se trouve que les fenêtres de son logis sont grillées au rez-de-chaussée d’un assez fort treillis, en sorte que, de la rue, il est impossible de voir ce qui se passe à l’intérieur de la maison.

 

– Très bien ! Très bien…

 

– Supposons donc que mon ami va demander l’hospitalité au chanoine, et qu’il se place près de la fenêtre, son arquebuse à la main. Il joue avec cette arquebuse. Tout à coup la balle part et va frapper M. l’amiral qui passe juste à ce moment. L’amiral tombe mort, accident fâcheux dont nul n’est responsable, et que Votre Majesté est la première à déplorer. Je crois bien, madame, que ceci vaut la tuile ou la fièvre.

 

– Certes ! Et si un tel accident arrivait, votre ami serait royalement récompensé. Voyons, il n’est pas sans désirer quelque chose, votre ami.

 

– S’il s’agissait de moi, je répondrais que ma plus belle récompense serait la satisfaction d’avoir servi ma reine.

 

– Oui, mais tout le monde n’a pas votre désintéressement, mon bon monsieur de Maurevert.

 

– Ce n’est que trop vrai, madame. Je crois donc que l’ami dont je vous parle et qui est d’une adresse extraordinaire à l’arquebuse pourrait bien se montrer maladroit si j’étais là pour assurer un paiement raisonnable. Mais que Votre Majesté ne s’en inquiète pas : je possède une cinquantaine de mille livres, et avec cette faible somme, je le déciderai.

 

Catherine eut un haut-le-corps. Mais se remettant aussitôt, elle attira à elle une feuille de papier et y traça quelques mots.

 

– Monsieur de Maurevert, dit-elle, je ne souffrirai pas un tel sacrifice. Gardez vos cinquante mille livres. Quant à votre ami, voici pour lui un bon de vingt-cinq mille livres sur le trésor.

 

Maurevert lut le papier, le plia et l’emporta.

 

– Le reste… après l’accident, dit Catherine. Vous voyez que je ne marchande pas quand il s’agit de récompenser vos amis, mais j’espère qu’il m’en sera tenu compte… Prévenez aussi votre ami que j’aurai besoin de lui…

 

– Contre qui, madame ?…

 

– Je vais vous le dire. Mais il ne s’agit plus là ni du roi ni de l’Église. Il s’agit…

 

Catherine, se déchargeant de cette souriante simplicité dont elle s’était couverte pour parler des affaires de l’État, laissa la haine éclater sur son visage qui parut alors reprendre son expression la plus naturelle – comme un autre visage fût naturellement revenu à une expression humaine : il y avait du fauve chez cette femme. Et ses traits ne semblaient en harmonie avec sa conscience que lorsqu’ils s’imprégnaient de cruauté.

 

Tout cuirassé qu’il fût contre les impressions violentes, le bravo ne put s’empêcher de frémir.

 

– Il s’agit, poursuivit la reine, de deux hommes qui m’ont mortellement offensée. Sans eux, ou du moins sans l’un d’eux, nous n’en serions pas où nous sommes. Il n’y aurait plus d’armée huguenote. Il n’y aurait pas de fiançailles royales ce soir dans le Louvre. Grâce à cet homme, un vaste plan laborieusement échafaudé s’est écroulé. En sauvant Jeanne d’Albret, il nous a menacés, mes fils et moi, d’une ruine que toutes mes ressources pourront à peine conjurer. Mais ce n’est pas tout. Ce misérable se mêle de protéger quelqu’un qui est, dans ma vie, un obstacle terrible. Ce n’est pas tout. Par deux fois, il m’a bafouée. Lui et son père, je les hais, Maurevert, et je vous donne, en vous révélant cette haine, la plus grande preuve d’estime que j’aie jamais donnée à personne. Tuez-moi ces deux hommes et je vous crée comte…

 

Maurevert tressaillit.

 

– Je vous trouverai un comté à votre taille. Et en attendant, pour chacune de ces têtes, il y a cent mille livres : ce fera la dotation de votre comté.

 

– Ce sont donc de bien puissants personnages, madame ?

 

– Ce sont deux misérables aventuriers. Mais, prenez-y garde, ces deux hommes sont de fer. On croit les avoir tués : ils reparaissent. On les brûle dans une maison, on les retrouve dans une autre. On les cerne, vingt épées se lèvent contre eux… Mais vous y étiez, Maurevert ! Vous étiez à l’incendie du cabaret, vous étiez au siège de la rue Montmartre, vous étiez ici même lorsque j’ai été insultée, bafouée.

 

–Vous parlez des Pardaillan, madame ! fit Maurevert en se redressant à son tour avec une sombre expression de haine.

 

– Vous les avez nommés ! Ils sont maintenant…

 

– À l’hôtel de Montmorency, je le sais, madame. Car je suis ces deux hommes-là pas à pas. Eh bien, madame, je vais vous étonner : pour la vie de ces deux hommes, je ne veux ni de votre comté, ni de vos deux cents mille livres… et je donnerais moi-même jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour les tenir un jour à ma merci et les étrangler de mes mains…

 

– Ah ! ah ! fit lentement Catherine. Il paraît que vous leur en voulez fort, mon bon Maurevert.

 

Maurevert posa son doigt sur sa joue droite.

 

Sur cette joue, une longue cicatrice apparaissait, livide, sous les couches de pâte.

 

– Joli coup de cravache, dit la reine avec sa terrible tranquillité. Vous en serez marqué toute la vie.

 

– Oui, madame, et j’ai déjà tué trois hommes pour avoir regardé en souriant cette cicatrice ! Coup de cravache, ou coup d’épée…

 

– Coup de cravache ! reprit la reine. Il est impossible de voir là un coup d’épée.

 

Maurevert grinça des dents. Mais se remettant presque aussitôt, il s’inclina :

 

– La reine me donne-t-elle congé ?

 

– Allez monsieur. Et songez que si je suis bien servie, vous pourrez demander ce que vous voudrez sans craindre de trop demander.

 

Maurevert s’éloigna.

 

« Bon ! songea la reine. Coligny. Les Pardaillan. Voyons maintenant où en est cette bonne Jeanne d’Albret. »

 

Elle s’assit dans le vaste fauteuil de cet oratoire sévère dont nous avons parlé, et qui attenait à ce somptueux cabinet dont nous avons également fait la description.

 

Peu à peu, les traits convulsés de Catherine se détendirent. Une expression de mélancolie rêveuse remplaça l’expression de haine. Elle saisit un petit miroir pour s’examiner, et quand elle se vit ce qu’elle voulait qu’elle fût, elle s’arrangea dans son fauteuil, prit une pose affaissée, ramena sur ses épaules le voile noir qui couvrait sa tête et s’en fit ainsi une sorte de cadre qui seyait merveilleusement à cette attitude et à cette mélancolie.

 

Alors seulement elle appela la suivante, et lui fit un signe.

 

Paola pénétra dans une pièce voisine, et de même qu’elle avait introduit Maurevert, elle introduisit cette fois un nouveau personnage, et s’éclipsa sans bruit.

 

Quant à Maurevert, il avait regagné les immenses salles où évoluaient dix mille invités. Sans que la fête battît encore son plein, il commençait déjà à régner dans cette foule ce laisser-aller qui dénote que la froideur première est passée.

 

Maurevert parcourut longtemps les salons, cherchant quelqu’un.

 

Il aperçut enfin un groupe nombreux de seigneurs qui paraissaient faire leur cour à un personnage qui, d’après l’attitude et le nombre des courtisans, ne pouvait être que le roi lui-même.

 

Ce n’était pas le roi, c’était Henri, duc de Guise.

 

Il portait avec une grâce hautaine un costume qui était une merveille de magnificence et de bon goût ; la garde de son épée de parade étincelait de diamants ; chacun des rubans de son pourpoint était fixé par une grosse perle ; une agrafe de rubis et d’émeraudes supportait les plumes blanches de sa toque.

 

Tout cet étalage de bijoux, qui ferait sourire aujourd’hui, était considéré alors comme la preuve visible de la richesse. Aujourd’hui, les seigneurs en habit noir se contentent d’étaler cette preuve sur les épaules de leurs femmes ; en sorte que les curieux en convoitant l’opulence du seigneur, convoitent du même coup sa femme.

 

Quoi qu’il en soit, Henri de Lorraine, duc de Guise, heureux, souriant, resplendissant de jeunesse, réellement magnifique, pouvait en cette soirée passer pour le cavalier le plus accompli de la cour de France. Il riait avec les siens des huguenots qui passaient en leurs costumes plus sévères.

 

Tout à coup, l’idée d’une excellente farce traversa sans doute son esprit. Car il se mit à rire plus nerveusement que jamais : Téligny, gendre de l’amiral, venait d’apparaître, donnant la main à sa femme, Louise de Coligny, alors dans tout l’éclat de sa beauté.

 

Guise la vit de loin. Il étouffa un soupir et pâlit légèrement. Puis, éclatant de rire, comme nous avons dit, il s’écria :

 

– Messieurs, une jolie comédie !… Approchez-vous, je vais vous expliquer cela.

 

Le cercle des courtisans se resserra, les têtes empreintes d’une curiosité outrée, les lèvres déjà rieuses à l’avance.

 

À ce moment, quelqu’un toucha Henri de Guise au bras. Le duc se retourna et vit Maurevert.

 

– Attendez-moi, messieurs, dit-il. Je reviens à l’instant, et nous allons combiner ensemble une petite mascarade dont il sera parlé ! Vive Dieu ! il faut bien amuser un peu MM. les huguenots !

 

Là-dessus, il se retira du cercle, suivi de Maurevert, et se réfugia dans l’embrasure d’une large fenêtre dont les rideaux le cachaient à demi.

 

– Eh bien, fit-il, que voulait-elle ?

 

– Me donner l’ordre de tuer Coligny, dit brutalement Maurevert. Le duc tressaillit et murmura sourdement :

 

– Elle cherche à nous devancer !… Mais n’importe ! Autant commencer par l’amiral ! Ah ! Coligny ! Coligny ! Tu pleureras des larmes de sang, pour m’avoir fait pleurer des larmes d’amour !

 

Il demeura une minute silencieux, comme s’il eût combattu en lui quelque pensée, puis il reprit :

 

– Qu’as-tu promis ?

 

– De tirer sur l’amiral.

 

Le duc hésita un instant mais, secouant la tête, il dit :

 

– Bien !… Seulement tu attendras que je te dise le bon moment. Tu comprends ?… Ne tire pas sans mon ordre.

 

– Oui, monseigneur.

 

– Et puis… le jour où tu tireras… tu t’arrangeras pour blesser grièvement le bonhomme, tu entends… mais non pour le tuer sur le coup.

 

– Oui, monseigneur.

 

Ces quelques paroles avaient été échangées en souriant, comme s’ils eussent parlé de quelque bonne partie, en sorte que Maurevert fut à l’instant considéré comme un favori du duc et que plus d’un le jalousa furieusement.

 

Cependant les deux hommes, le bravo et le grand seigneur, s’étaient séparés. Guise regagna son cercle de courtisans auxquels il commença à expliquer son idée qui devait être des plus bouffonnes à en juger par les rires et les bravos qui l’accueillaient.

 

Quant à Maurevert, il se perdit dans la foule, gagna lentement les portes des salons, puis sortit du Louvre et disparut dans les rues noires, comme un oiseau de nuit qui, un instant effarouché par les lumières, s’enfonce plus profondément dans les ténèbres.

VI

L’ORAGE GRONDE (suite)


– Le bravo d’abord… et lui ensuite ! avait dit la reine Catherine à sa suivante Paola, lorsqu’elle était descendue dans son oratoire après avoir quitté le roi.

 

Nous venons d’assister à l’entretien qu’elle avait eu avec Maurevert. La suivante florentine introduisit alors le personnage que la reine avait simplement appelé « lui ».

 

Ce nouveau personnage, ayant salué la reine, se tint immobile devant elle dans une attitude de raideur où il y avait autre chose que de la fierté. Il était très pâle. Ses yeux ardents éclairaient cette pâleur d’un feu étrange.

 

Il paraissait tourmenté par quelque violente inquiétude, et son regard ne quittait pas la reine qui, elle, tenait ses yeux baissés et paraissait hésiter à parler…

 

Cet homme, c’était le comte de Marillac.

 

– Vous êtes fidèle au rendez-vous, dit enfin Catherine ; merci, comte.

 

– C’est bien plutôt à moi de remercier Votre Majesté de l’intérêt qu’elle daigne me témoigner, de la promesse qu’elle a bien voulu me faire.

 

La reine fit un signe de tête où il y avait de la lassitude, de la mélancolie, des sentiments réprimés, quelque chose comme une affection profonde qui n’ose éclater. Sa voix avait pris une douceur extraordinaire. Toute son attitude était celle d’une femme qui souffre en secret et porte de lourdes pensées.

 

Comediante ! eût dit l’observateur qui eût pu assister à la scène qui venait de se dérouler entre la reine et Maurevert.

 

Tragediante ! eût ajouté ce même observateur lorsque Catherine se trouva en présence du comte de Marillac… de son fils !

 

– Comte, dit-elle de cette voix harmonieuse qui était restée si jeune et si pure, comte, il faut avant tout que je vous supplie de ne pas vous étonner de cet intérêt que vous avez remarqué…

 

– Madame, s’écria Marillac remué jusqu’aux entrailles par ce qu’il croyait deviner sous ces paroles, est-ce bien la reine qui me parle ainsi ?

 

Et en cette minute, il eut l’impression émouvante que Catherine allait lui répondre :

 

– Non pas la reine… mais votre mère !…

 

Cette réponse ne vint pas. Mais Catherine avait compris ce qui se passait dans l’âme de son fils.

 

– Comte, dit-elle, vous êtes l’homme le plus généreux que j’aie rencontré… C’est à cette générosité que je fais appel pour vous prier de ne pas m’interroger au sujet de cet intérêt… de cette affection que je vous porte.

 

Marillac s’inclina si bas qu’on eût dit qu’il allait s’agenouiller.

 

– S’il y a un secret dans la pensée de Votre Majesté, fit-il d’une voix tremblante, et que ce secret soit surpris par moi, puissé-je être foudroyé par le feu du ciel avant que de mon cœur il soit monté à ma langue !

 

– Il y a un secret… Eh bien, oui, comte !… Et tenez… ce secret, je vous jure de vous le divulguer un jour… bientôt…

 

Le jeune homme laissa échapper un faible cri.

 

– Bientôt, reprit la reine avec un admirable désordre dans la voix, vous saurez pourquoi je m’intéresse tant à vous, pourquoi j’ai dû, dans notre première entrevue, feindre la froideur, et pourquoi cependant, je vous offrais une royauté… pourquoi je me suis inquiétée de vos faits et gestes… pourquoi j’ai sondé votre chagrin… et pourquoi enfin je veux vous voir heureux !…

 

Madame ! madame ! cria Marillac, comme il eût crié : « Ma mère !… »

 

Mais il n’entrait pas dans le plan de Catherine qu’un mot définitif fût prononcé ! Elle se hâta de détourner la pensée immédiate du comte, et faisant un effort apparent comme si elle se fût arrachée elle-même avec peine à ses propres pensées, elle dit en souriant :

 

– Que fîtes-vous de ce coffret d’or que vous voulûtes bien accepter ?…

 

Marillac répondit par un sourire au sourire de la reine. Il était transporté dans un monde d’idées si étrange, presque fantastique !

 

– Ce coffret ?… balbutia-t-il. Ah ! je le garde précieusement… comme une relique, madame, puisqu’il me vient de vous !

 

Un nuage passa sur le front de Catherine.

 

– Vous le gardez… chez vous ?

 

– Votre Majesté sait que j’habite l’hôtel de la reine de Navarre, puisque je suis de ses gentilshommes… Le coffret est un bijou de femme, bijou d’un luxe royal, il est vrai… mais enfin, bijou de femme.

 

– C’est vrai ! fit Catherine, toujours avec le même sourire, je m’en servais pour renfermer tantôt mes gants, tantôt mes écharpes. Il me fut jadis donné par le bon roi François Ier, lorsque j’arrivai à la cour de France…

 

– Il n’a pas perdu sa destination, dit alors le comte. Car Sa Majesté ma reine s’en sert pour mettre ses gants.

 

– Vraiment ! fit Catherine avec un soupir qui eût paru un merveilleux chef-d’œuvre de ruse à quiconque eût pu voir la joie sauvage qui éclata soudain dans ce cœur.

 

– Oui, reprit le comte avec une gravité soudaine, j’aime la reine de Navarre… pardonnez-moi, madame, j’allais dire : comme si elle était ma mère… Alors, je l’ai priée de me garder cette relique… ce coffret… jusqu’au jour…

 

– Vous avez bien fait, mon enfant !

 

Le comte chancela, ébloui par ce mot qu’il entendait pour la première fois dans la bouche de Catherine. Vaguement, il tendit ses bras…

 

– Jusqu’au jour, disiez-vous ? reprit vivement Catherine alarmée.

 

– Jusqu’au jour où je saurais enfin la vérité sur… celle que vous savez, dit le comte en retombant dans ce morne désespoir qui paraissait l’accabler. Et ceci m’amène à vous rappeler que Votre Majesté, dans cette entrevue même où elle me donna ce magnifique coffret, daigna me promettre…

 

– Je vais tenir ma promesse, mon cher comte… Mais n’êtes-vous pas curieux de savoir comment j’ai pu apprendre votre passion pour Alice de Lux ?… et comment j’ai pu savoir quel chagrin vous tourmentait ?

 

– Je vis dans une telle inquiétude, madame, que rien ne me touche ni m’étonne… J’ai simplement supposé que Votre Majesté disposait d’admirables ressources d’information… et qu’elle avait daigné s’informer de moi…

 

– C’est un peu cela, comte… mais croyez bien que le génie et l’intrigue qu’il m’a fallu déployer pour vous suivre pas à pas, savoir où vous alliez, ce que vous faisiez, ce que vous pensiez, vous protéger au besoin… eh bien, je ne les eusse déployés pour personne au monde, fût-ce même pour le roi de France…

 

Le comte, à ces mots, eut encore un de ces mouvements impulsifs comme Catherine en avait provoqué deux ou trois depuis le début de cet entretien. Mais cette fois encore, elle l’arrêta, en se reprenant pour ainsi dire à l’instant précis où elle paraissait vouloir s’abandonner à l’émotion.

 

– Je vous ai donc surveillé, reprit-elle avec un sourire. Tenez, comte, vous eussiez été un criminel d’État, vous eussiez été mon plus cruel ennemi que je ne vous eusse pas mieux surveillé… J’ai d’abord voulu voir de près, et Dieu sait ce qu’il m’en a coûté pour demeurer si froide devant vous, alors que…

 

– Achevez, madame, je vous en supplie ! s’écria Marillac palpitant.

 

– Rien, fit la reine sourdement. L’heure n’est pas venue, et vous avez juré de ne pas m’arracher mon secret.

 

Le comte joignit les mains et s’inclina comme devant une sainte.

 

– Après notre première entrevue, continua la reine, je ne tardai pas à connaître votre amour pour Alice de Lux. Un soir, comte, vous vous êtes arrêté près de mon nouvel hôtel, au pied même de la tour. La reine de Navarre vous accompagnait. Elle entra chez Alice. Et vous, vous attendîtes… Alors, je voulus savoir ce qui vous tourmentait… Je connaissais Alice… je l’avais quelque peu malmenée jadis parce qu’elle abandonnait notre religion… J’eus tort, je l’avoue, et mon zèle m’avait emportée trop loin… on devrait toujours respecter la croyance des autres… mais enfin, je connaissais assez Alice pour savoir qu’elle ne m’en aurait pas gardé rancune… Le lendemain matin, je la vis donc… et je sus ce qui s’était passé entre elle et la bonne reine Jeanne…

 

– C’est ce jour-là, madame, interrompit le comte frémissant, qu’eut lieu notre deuxième entrevue… c’est ce jour-là que vous me fîtes venir… que vous voulûtes bien me donner ce coffret d’or en signe de votre affection… royale… c’est ce jour-là enfin que vous me fîtes une promesse…

 

– Oui : celle de vous dire au juste ce qu’est Alice de Lux !… Cette promesse, je vais la tenir…

 

Le comte était devenu livide ; il s’apprêtait à écouter, comme l’accusé peut écouter à l’instant où le juge va prononcer la sentence.

 

– Mais, reprit Catherine, la reine de Navarre ne vous a donc rien dit depuis ce jour ?

 

– Rien, madame, rien !… En quittant la maison d’Alice de Lux, elle me dit… et toute ma vie, j’aurai ces paroles gravées dans ma mémoire : « Mon enfant, j’ai longuement interrogé votre fiancée. Dans mon âme, voici ce que je pense : je verrai avec effroi que cette demoiselle devienne la femme d’un homme que j’aime comme un fils… mais l’amour peut faire des miracles… et je crois vraiment que l’amour d’Alice pour vous est de ceux qui font des miracles… Elle vous aime comme rarement femme aime… Devant un amour si grand, je vous dis, mon enfant : Suivez votre destinée ; ne tenez compte ni de mes hésitations, ni de cet effroi véritable dont je vous parle ; nulle femme au monde ne vous aimera comme vous aime Alice. »

 

Le comte garda alors un sombre silence, comme s’il eût encore répété en lui-même ces paroles. Puis il reprit :

 

– Depuis, la reine ne voulut jamais ajouter un mot. Elle me pria même de ne plus lui parler de ces choses jusqu’au jour où je serais décidé à épouser Alice… Ah ! madame, les paroles de ma reine n’avaient fait qu’épaissir le mystère. Pourquoi cette noble femme, qui jamais n’a menti, a-t-elle rougi devant moi ? Que signifie cet effroi qu’elle manifeste à l’idée qu’Alice peut devenir ma femme ? Que s’est-il donc passé qu’il ait fallu un miracle, un miracle d’amour pour le faire oublier à Jeanne d’Albret ?… Quoi ! cet esprit si ferme et si juste hésite ! Ce grand cœur vacille ! Il me semble, à force de creuser ma pensée, que la reine de Navarre a surpris un crime chez Alice, et que, par pitié pour moi, peut-être, par grandeur d’âme, par l’étonnement que lui a causé l’amour d’Alice, elle ait résolu de taire ce crime… Il me semble que je lis dans son esprit… Épouse-la ! Épouse cette criminelle ! Ce mariage m’épouvante pour toi ! Mais il y a tant d’amour dans vos cœurs, que le crime de vous séparer à jamais serait peut-être plus grand que le crime de vous unir !…

 

– Avez-vous revu Alice, depuis ? demanda Catherine.

 

– Non, madame !… Il me semble maintenant qu’à son premier mot, à son premier geste, je découvrirai son crime… et pourtant je ne puis vivre sans elle, et pourtant je souffre à chaque seconde de cette existence que je mène loin d’elle…

 

– Vous parlez de crime, reprit la reine en hochant la tête, prenez garde d’aller trop loin dans des soupçons que rien ne justifie. Écoutez-moi, comte… Il y a dix-huit jours, je vous ai demandé un mois pour savoir toute la vérité sur Alice de Lux… Mon enquête a abouti plus rapidement que je n’eusse espéré… cette vérité, vous allez la savoir selon ma promesse… Alice de Lux est pure, Alice de Lux a mené l’existence la plus innocente, Alice de Lux est digne de l’amour et du respect d’un homme tel que vous… mais…

 

Ce « mais » le comte de Marillac ne l’entendit pas. À cette certitude que lui donnait Catherine de la pureté, de l’innocence d’Alice, le malheureux jeune homme était tombé sur ses genoux, râlant, délirant, sanglotant d’une joie surhumaine, il avait saisi les mains de la reine, et ce cri fit pour ainsi dire explosion sur ses lèvres.

 

– Ma mère !… ma mère !…

 

Catherine laissa tomber sur le comte prosterné un regard terrible ; puis ce regard fit le tour de l’oratoire avec une inexprimable épouvante. Elle se redressa, dégagea ses mains, se recula, et d’une voix rauque :

 

– Êtes-vous fou, monsieur ? gronda-t-elle.

 

Au même instant, Marillac fut debout… Mais déjà la reine avait composé son visage…

 

– Ah ! comte, murmura-t-elle, vous venez de me donner une émotion bien cruelle, pour si douce qu’elle soit… Songez que si on vous avait entendu, la mère du roi de France était déshonorée…

 

– Oh ! infâme que je suis !… Pardonnez à mon délire, Majesté… pardonnez un pauvre insensé que ballottent les passions et que conduit la fatalité…

 

– Silence, comte ! Pour Dieu, si j’ai pu effacer de votre cœur les préventions que vous aviez contre moi, si j’ai pu vous inspirer non pas même de l’affection, mais cette pitié naturelle que tout homme accorde à la femme qui a longuement et atrocement souffert, silence ! Silence sur tout ceci…

 

– Je le jure, oh ! je le jure sur mon âme.

 

– Pas un mot, pas une allusion à personne au monde !

 

– À personne, madame, à personne !…

 

– Pas même à Alice ! Pas même à cette reine de bonté qui est votre reine.

 

– Je le jure !…

 

– Vous m’avez également juré de tenir secrètes toutes nos entrevues…

 

– Je le jure encore !…

 

La reine parut alors s’apaiser et s’abandonner à cette mélancolie qui donnait un charme sévère à son visage, quand elle voulait. Le comte, encore tout pantelant d’émotion, demeurait devant elle, silencieux, cherchant à reprendre son sang-froid…

 

« Quoi ! songeait-il. D’où me vient donc tant de joie ? Ai-je donc réellement douté d’Alice ? Jamais ! Jamais ! »

 

Après quelques instants, pendant lesquels Catherine calcula la confiance qu’elle avait pu acquérir dans le cœur de Marillac, elle reprit :

 

– Maintenant, puisque j’ai promis de vous dire toute la vérité, il faut que vous sachiez pourquoi la reine de Navarre a hésité, pourquoi vous avez pu concevoir des doutes sur Alice de Lux… Il y a en effet un mystère sur cette pauvre petite… et peut-être, parfois, a-t-elle pu elle-même vous sembler étrange dans ses attitudes ou ses propos.

 

– En effet… Elle a quelquefois des terreurs folles…

 

– Elle craignait que la vérité n’éclatât un jour à vos yeux ; cette vérité terrible en soi, bien que la pauvre enfant n’en soit en aucune façon responsable…

 

– Parlez, madame, supplia le comte… maintenant, je puis tout entendre !

 

– Eh bien, Alice est une fille sans nom, sans famille. Adoptée par les de Lux, elle ne peut en réalité se réclamer de sa naissance ; voilà la vérité, comte ! Et voilà ce qui fait qu’une mère hésiterait à vous laisser épouser une fille dont on ne connaît ni père ni mère.

 

Cette étrange accusation proférée devant Déodat – l’enfant trouvé lui-même – était une de ces audaces comme les concevait le sombre cerveau de Catherine. N’être pas « née » était alors pour une fille un terrible malheur. Et la société moderne n’est-elle pas aussi féroce que les vieilles sociétés, en poursuivant de sa haine et de son mépris dans ses lois et ses coutumes ceux qu’elle appelle des bâtards, parce que la minute d’amour qui les créa ne fut pas visée, parafée et cyniquement autorisée par un monsieur porteur d’une écharpe autour du ventre ?

 

Quoi qu’il en soit, Catherine savait admirablement ce qu’elle faisait.

 

Le comte, radieux, s’écria :

 

– Je cours me jeter aux pieds d’Alice… Puisse-t-elle me pardonner d’avoir osé la soupçonner !

 

– Ainsi, comte, vous passez outre ?… malgré ce que je viens de vous révéler ?…

 

– Ah ! madame, murmura Marillac d’une voix basse et ardente, comment cela pourrait-il m’arrêter, alors que moi-même…

 

Il se tut subitement, en voyant le nuage de tristesse qui couvrait soudain le front de la reine, et, se courbant devant elle, ajouta :

 

– Madame, je vous bénis pour la joie immense que vous venez de me donner… c’est à vous que je dois la vie…

 

– Eh bien, comte, eh bien, puisque vous voulez que se fasse ce mariage, croyez-moi, faites-le sans éclat. Une fois qu’Alice portera votre nom, nul ne songera à lui demander le nom de son père.

 

– Peu importe, madame, comment se fera notre union, pourvu qu’elle se fasse !

 

– Me laissez-vous libre d’arranger la chose ? demanda la reine avec un charmant sourire. C’est que, voyez-vous, je voudrais être présente… sans qu’on le sache…

 

– Ah ! madame, vous m’enivrez ! s’écria le comte dans l’exaltation de sa double joie de fils et d’amant.

 

– Eh bien, je veux choisir l’église, l’heure, le jour… L’église… voyons, vous n’êtes pas assez huguenot pour me refuser cette joie ?… J’y tiens… je suis fervente catholique…

 

– Madame, je ferai ce que vous voudrez… peu importe le prêtre…

 

– Le prêtre ? Ah ! oui… Eh bien, tenez, je l’ai trouvé… un saint homme… c’est le révérend Panigarola qui vous unira… L’église ?… ce sera Saint-Germain-l’Auxerrois…

 

– Le jour ? demanda le comte réellement enivré…

 

– Le jour ?… Prenons le lendemain du mariage de ma fille Marguerite…

 

– L’heure ?…

 

– La meilleure : minuit !

 

Le comte se mit à rire comme un enfant heureux. Et de fait, pour la première fois de sa vie, il connaissait le bonheur.

 

– Allez, mon ami, acheva la reine. Allez, et puissiez-vous être heureux !

 

– Je le suis au-delà de toute expression, dit le comte en couvrant de baisers la main que lui avait tendue la reine.

 

– Un dernier mot, reprit celle-ci. Laissez-moi la joie d’annoncer à Alice le jour, l’heure et le lieu de son mariage ; je dois une réparation à cette pauvre enfant que j’ai rudoyée jadis plus qu’il ne convenait…

 

– Je vous obéirai, madame.

 

– Ainsi, pas un mot de tous ces détails ! Vous me le promettez ?

 

– C’est chose jurée, madame…

 

Et léger, soulevé par cette force de joie qui transporte les vrais amoureux, le comte s’éloigna, l’âme ravie, pour courir d’abord faire part de son bonheur à la reine de Navarre, et ensuite pour courir demander pardon à Alice.

 

À peine fut-il parti que la reine sortit de son oratoire, traversa son cabinet de travail et parvint à une pièce éloignée, sorte de boudoir, comme on dit aujourd’hui.

 

Là, une jeune femme attendait dans la demi-obscurité de la pièce où brûlait un seul flambeau.

 

Cette femme, c’était Alice de Lux.

 

La reine alla à elle, lui prit la main, et la regardant jusqu’au fond de l’âme :

 

– Tu as entendu ?

 

– Non, Majesté ! dit Alice.

 

– Allons donc ! Tu as écouté ?

 

– Non ! répéta la jeune femme en frissonnant.

 

– Tu m’étonnes, fit la reine. Tu n’es donc plus toi-même !… Eh bien, écoute : il sort de mon oratoire ; il t’aime plus ardemment que jamais, vous devez vous marier bientôt ; ne lui demande ni le jour, ni l’heure, ni le nom du prêtre ; je t’instruirai de ces détails en temps voulu. Sache seulement que tu n’es pas la fille du comte de Lux, mais seulement une enfant qu’il a recueillie et dont on ne connaît ni le père ni la mère. C’est là le secret que tu avais confié à Jeanne d’Albret et qui te faisait trembler devant lui. Me comprends-tu ?

 

– Oui, madame, dit faiblement Alice.

 

– Donc, à partir de ce jour, tu es heureuse. Plus de contrainte. Plus rien qui te gêne puisque je suis seule à savoir…

 

– Et la reine de Navarre ! murmura sourdement Alice.

 

– Ne t’en inquiète plus ! répondit Catherine d’une voix étrange. Donc, tu vas l’épouser, et vous partirez loin, où vous voudrez, et tu seras heureuse à jamais… tout cela à condition que tu m’obéisses jusqu’au bout… À la moindre hésitation de ta part, je te brise… et je le tue !

 

– J’obéirai, madame, dit Alice. J’irai jusqu’au bout, pourvu qu’il soit sauvé.

 

La reine hocha la tête d’un air de satisfaction.

 

– Va, ma fille, dit-elle. Et rappelle-toi que je veux son bonheur et le tien… Surtout, n’oublie pas les recommandations que je viens de te faire.

 

Alice demeura immobile.

 

Il semblait qu’elle fût agitée par un combat intérieur. Elle tenait les yeux baissés, occupée en apparence à arranger le chaton d’une de ses bagues. Elle était très pâle et un frisson nerveux la secouait par instants.

 

– Eh bien, Alice ? fit la reine. À quoi songez-vous donc ?

 

– Pardon, madame, dit-elle en tressaillant, je… non…

 

Catherine saisit la main de la jeune femme et la regardant jusqu’au fond des yeux :

 

– Voyons, tu as quelque chose à me dire ?

 

– Non… je songeais…

 

– Écoute, gronda la reine, es-tu bien sûre que tu n’as pas entendu la conversation que je viens d’avoir.

 

– Je vous le jure, madame !

 

La reine connaissait Alice : les moindres notations de sa voix lui étaient familières. À l’accent de la jeune femme, elle comprit sa sincérité. Du reste, Alice se remettait maintenant. Et comme Catherine rassurée lui faisait signe qu’elle pouvait se retirer, la jeune femme, revenue de ce trouble passager qui avait semblé la paralyser, fit la révérence et sortit.

 

Par des couloirs et des escaliers retirés, l’espionne évita les salles de fête, gagna une porte du Louvre, sortit et rentra dans sa petite maison de la rue de la Hache.

 

Là, elle s’assit, le coude sur une table, la tête dans les deux mains, et elle réfléchit :

 

– Et pourtant, il est son fils !… Le sait-elle ? Dois-je le lui dire, à lui ?… Dois-je le lui dire, à elle ?… Ah ! heureusement que je me suis retenue à temps, tout à l’heure, lorsque ce mot a failli m’échapper… Je n’ai pas écouté, j’ai eu tort… Qu’ont-ils pu se dire ?… Voyons, je ne me trompe pas, ma mémoire est fidèle… Là-bas, à Saint-Germain, lorsque la reine de Navarre m’a chassée, elle a bien eu une entrevue avec Déodat… j’ai bien entendu, je ne me suis pas trompée… ses paroles sont encore dans mes oreilles… il a dit : « Pourquoi ne suis-je pas mort le jour où j’ai appris que ma mère était l’implacable Médicis ! » Dois-je lui dire que je sais cela ?… Et Catherine sait-elle que Déodat est son fils ?… Si je lui dis… Ah ! qui sait s’il ne se ferait pas un revirement dans ce cœur !…

 

Elle songea longuement, tournant et retournant le problème sous toutes ces faces.

 

– Je ne dirai rien !… telle fut sa conclusion… si je révèle à Catherine que le comte est son fils, elle le ferait peut-être tuer !

VII

PREMIER COUP DE FOUDRE


Nous suivrons maintenant le comte de Marillac qui, après avoir quitté Catherine de Médicis, était rentré dans les salons où se déployait la fête des fiançailles. Comme nous l’avons dit, le jeune homme était radieux. Jamais joie aussi complète et aussi profonde n’avait inondé ce cœur, non, pas même le jour où il avait reçu le premier aveu d’Alice.

 

Ainsi, toute la douleur accumulée dans son âme se fondait sous les paroles de Catherine ; toutes les rancœurs se dissipaient ; il retrouvait une mère douloureuse dans cette reine qui, si longtemps, avait été à ses yeux l’implacable ennemie.

 

Et il cherchait tout naturellement Jeanne d’Albret pour lui dire, à elle la première, combien il était heureux – sans dire le motif de ce bonheur imprévu, puisqu’il avait juré de se taire. Ensuite, s’il n’était pas trop tard, il irait chez Alice, et il préparait les paroles qui la feraient aussi heureuse que lui :

 

– Je vous ai calomniée en pensée, vous que j’adore. Mon éloignement de vous depuis ma rentrée à Paris est un crime. Mais ne pleurez plus : quelques jours encore, et nous serons unis pour toujours.

 

Et il passait à travers les groupes, souriant et grave. Et il se disait :

 

« C’est bien moi qui suis dans ce Louvre qui m’apparaissait comme la forteresse de la haine ! c’est bien ma mère qui vient de me parler non comme une reine, mais comme une mère !… Il est bien vrai que mon union avec Alice va se consommer !… Je ne rêve pas ! »

 

À ce moment, une bande joyeuse l’entoura, l’enveloppa d’une sorte de farandole. Dans la bande, le plus joyeux, c’était le duc d’Anjou, qui semblait si gai qu’il en oubliait de remettre en place sa collerette dérangée.

 

– Messire, vous ne vous amusez donc pas, criait le duc d’Anjou.

 

– Mon frère, songea le comte qui eut un sourire où parut toute l’affection qui débordait de son âme.

 

– Mordieu ! messieurs de la Réforme, il faut s’amuser, reprenait Anjou.

 

– Monseigneur, dit le comte, jamais dans ma vie je n’ai eu joie pareille.

 

– À la bonne heure ! en voilà un qui est de bonne composition.

 

Et toute la bande, entourant Marillac, chercha à l’entraîner. Et il sembla au comte que les seigneurs catholiques qui s’amusaient ainsi cherchaient à le rendre ridicule. Un flot de sang monta à son visage, et en quelques bourrades il se dégagea. La bande s’enfuit en riant.

 

Alors le comte s’aperçut que la fête prenait étrange tournure.

 

Les seigneurs catholiques s’étaient organisés par petites bandes de cinq ou six, et chacune d’elles entourait un gentilhomme huguenot. Sous prétexte de liesse et amusement, chaque huguenot devenait ainsi un centre de moqueries.

 

Dans une salle, Henri de Béarn, saisi ainsi par la bande de Guise, servait de balle que les gentilshommes catholiques se renvoyaient l’un à l’autre. Pâle et inquiet, le rusé Béarnais n’en riait que plus fort à chaque coup de poing qu’il recevait dans le dos ou à chaque renfoncement de coude qu’il recevait dans les côtes.

 

Dans une autre salle le prince de Condé tenait tête à une dizaine de catholiques, mais, moins patient que son roi, il rendait coup pour coup et bourrade pour bourrade. En sorte que là, les rires sonnaient le fêlé. Un mot, un regard pouvaient d’un instant à l’autre changer la mascarade en rixe.

 

Ce fut le caractère spécial de cette fête d’être menaçante comme une bataille dans ses attitudes et ses gestes.

 

Cependant, les huguenots ne pensaient pas encore à mal et faisaient preuve d’une bonne grâce endurante qui excitait les brocards et les lazzis des gentilshommes catholiques.

 

Soudain, une cinquantaine de nymphes se tenant par la main et vêtues ou plutôt dévêtues comme des bacchantes, laissant voir de leur chair tout ce qu’elles pouvaient en montrer, un peu ivres sans doute, les yeux brillants, les lèvres ouvertes aux baisers, ces jeunes filles, disons-nous, se ruèrent à travers l’immense salon doré où venait d’avoir lieu un ballet sylvestre dans lequel elles avaient joué un rôle.

 

– L’escadron volant de la reine ! s’écria Guise. Nous allons rire.

 

Le mot était bien trouvé ; il fit le tour des salles ; le poète Dorat le transcrivit sur ses tablettes ; Pontus de Thyard déclara qu’il fallait des chevaux pour un pareil escadron, et s’offrant en exemple, saisit l’une des bacchantes au vol, la plaça à califourchon sur ses épaules.

 

En un instant, une rumeur de folie secoua la fête, chacune des bacchantes se trouva à cheval sur quelque seigneur ; mais à part Pontus qui était catholique, tous ces chevaux humains se trouvèrent être des huguenots ; en effet, chacune des bacchantes s’était accrochée à un huguenot, et bon gré mal gré, poussée, hissée par des catholiques, enfourchait ses épaules, et le huguenot, moitié riant, moitié scandalisé, se laissait faire.

 

Alors, chacun de ces huguenots, ainsi transformé en bête de somme, fut saisi par les mains par deux catholiques qui l’entraînèrent.

 

Il y eut ainsi une cinquantaine de demoiselles à cheval sur des épaules huguenotes ; le tout forma une longue file qui, parmi les tonnerres des vivats, les cris, les rires, commença à cavalcader.

 

En tête de cette cavalcade courait le duc de Guise qui criait :

 

– Place aux centauresses ! Place à l’union des sexes et des religions !

 

Près du duc, sa bande imitait, avec la main placée en trompette, une fanfare sur un air de psaume huguenot.

 

Et les centauresses impudiques et superbes, toutes belles filles, toutes demoiselles de haute noblesse, agitant leurs jambes nues comme pour donner des coups d’éperon, dépoitraillées, hurlantes comme des chattes en rut, se démenant, gesticulant, quelques-unes même, dans un coup de folie, imitant le geste obscène, les centauresses proclamaient la grande victoire de la messe…

 

Nous craignons fort que ces détails ne semblent exagérés ; pourtant les pamphlets du temps en disent plus long, et nous pouvons au contraire assurer nos lecteurs que nous cherchons à adoucir le tableau.

 

Or, pendant que l’escadron volant de la reine, c’est-à-dire les demoiselles que Catherine avaient asservies et dressées aux besoins de sa politique et de sa police, pendant que les filles de la reine s’emparaient des huguenots, en même temps, une scène identique se produisait, les seigneurs catholiques s’emparaient des dames huguenotes et les obligeaient à participer à une sorte de sarabande affolée.

 

Ce fut dans ce moment que le roi parut.

 

Les rires s’éteignirent d’un coup.

 

Les huguenots retrouvèrent leurs femmes et les catholiques se placèrent en masse sur le passage de Charles IX.

 

Celui-ci aperçut Coligny qui, impassible et les sourcils froncés, avait assisté pâle et muet aux scènes que nous venons d’esquisser d’un trait. L’amiral salua profondément le roi ; mais celui-ci, s’avançant vers lui, le saisit dans ses bras, l’embrassa tendrement et lui dit :

 

– Eh bien, mon bon père, je pense que vous vous divertissez en notre Louvre ?

 

– Admirablement, sire, ces messieurs de votre cour ont des façons de se divertir que je n’oublierai de la vie…

 

– Peut-être, fit le roi, eussiez-vous préféré un autre amusement, comme par exemple, de courir au roi, comme on courre[9] le cerf…

 

Ces paroles résonnèrent comme un coup de tonnerre ; pourtant Charles IX les avait prononcées en souriant ; mais il y avait tant de menace dans ce sourire qu’un frémissement parcourut les rangs des huguenots.

 

– Sire, dit l’amiral froidement, j’espère que Votre Majesté voudra bien m’expliquer sa pensée…

 

– Eh ! mordieu ! commença le roi…

 

Il était devenu livide, ses yeux lancèrent un double éclair, et peut-être se fût-il abandonné à sa fureur, peut-être eût-il laissé échapper les secrets que sa mère venait de lui révéler, lorsqu’il vit le visage pâle de Catherine sortir pour ainsi dire de l’ombre. La reine s’avança rapidement et, toute souriante, s’écria :

 

– Eh ! monsieur l’amiral, puisque vous vous préparez à courre le duc d’Albe, il faudra bien vous décider à courre le roi d’Espagne !

 

Un soupir de soulagement échappa aux huguenots, tandis qu’un murmure désappointé se faisait entendre parmi les catholiques.

 

– Sire ! reprit alors Coligny rayonnant, j’avoue en effet qu’il m’intéresserait davantage de me divertir aux Pays-Bas, bien que la fête de Votre Majesté soit des plus magnifiques…

 

– Oui, mon digne père, vous êtes homme de camp plutôt qu’homme de cour, je le sais, fit le roi, qui, sous les regards de sa mère, s’était promptement ressaisi. Mais je ne vois pas mon cousin de Béarn…

 

– Le voici, dit Catherine, et si parfaitement heureux qu’il serait dommage de troubler son bonheur.

 

En effet, Henri de Béarn passait à ce moment, donnant la main à Marguerite, et paraissant très occupé à lui conter fleurette. (Fleureter, disait-on alors, mot d’une hardie joliesse qui a passé les mers, et nous est revenu d’Angleterre sous le nom de flirt.)

 

Charles IX, alors, fit un signe, et la fête reprit de plus belle, quoique avec un peu plus de modération apparente.

 

En même temps, il prit Coligny par le bras et l’emmena en disant :

 

– Voyons, mon père, où en sommes-nous de l’expédition aux Pays-Bas ?… Pâques-Dieu, savez-vous qu’il se fait là-bas de grands carnages et que le duc d’Albe a fait occire dix-huit mille huguenots ?

 

– Hélas ! sire… je ne le sais que trop ; mais grâce à la haute générosité du roi de France, j’espère qu’avant peu nous pourrons arrêter l’affreux massacre…

 

– Faites vite, monsieur l’amiral, car il se pourrait que d’autres pays fussent tentés d’imiter ces tueries.

 

Le roi avait prononcé ces mots en grondant, mais Coligny ne leur put prêter aucun sens menaçant pour lui et les siens. Le roi était ou paraissait si heureux de la paix !

 

Charles IX marchait vers un trône qu’on lui avait élevé dans le salon central. En route, il rencontra le poète Ronsard, et son visage parut s’éclairer. Il l’emmena aussi. Puis, s’asseyant sur son trône pour voir la fête, il obligea Coligny à s’asseoir à sa droite, honneur extraordinaire qui arracha aux huguenots des trépignements d’enthousiasme.

 

En même temps, sur un signe du roi, Ronsard prenait place à sa gauche ; le poète, rouge de plaisir, se confondait en salutations.

 

– Ronsard, dit gaiement Charles IX, pendant que nos gens s’amusent et que mon bon père l’amiral songe à la guerre, faisons des vers, veux-tu ?

 

Ronsard, comme on sait, était parfaitement sourd.

 

Il répondit donc le plus naturellement du monde en faisant allusion à la place qu’il occupait près du roi :

 

– Sans aucune doute, sire, et c’est là un honneur dont je me souviendrai toute la vie.

 

– Écoute, reprit le roi, veux-tu que je te dise le dernier sixain que j’ai fait ? Tu le corrigeras.

 

– Votre Majesté a raison, dit gravement Ronsard, cette fête est un inoubliable régal.

 

– Écoute donc ! reprit le roi qui, au fond, se souciait peu d’être entendu et tenait simplement à répéter ses vers pour la pensée d’amour et le jeu de mots qu’ils contenaient :

 

Toucher, aimer, c’est ma devise…

 

Mais à peine le roi achevait-il le premier vers de son sixain, qu’une rumeur soudaine s’éleva de la grande salle voisine où, une heure plus tôt, avait été joué le grand ballet des nymphes et des dryades. Et ce n’était pas une de ces bouffées de joie qui passent parfois en rafale sur une fête, c’était une clameur sinistre, des cris étouffés, des gémissements parmi les huguenots.

 

– La reine se meurt !…

 

Voici ce qui se passait :

 

Nous avons vu le comte de Marillac se mettre à la recherche de Jeanne d’Albret. Il finit par la trouver à peu près au moment où Charles IX s’asseyait sur son trône entre Ronsard et Coligny. Ce moment était celui aussi où Catherine de Médicis, entourée d’une escorte de ses gentilshommes, se dirigeait lentement, le sourire aux lèvres, vers la reine de Navarre.

 

Grave et pensive, Jeanne d’Albret assistait à cette fête donnée en l’honneur de son fils en se demandant quel pouvait être le sens de cette joie effrénée qui se manifestait à ses yeux.

 

À deux ou trois reprises, les dames d’honneur et les gentilshommes qui, autour d’elle, formaient une cour, l’avaient vue pâlir ; puis une rougeur, ardente comme une flamme, avait remplacé cette pâleur.

 

Par moments, Jeanne d’Albret se sentait glacée et tremblante ; à d’autres moments, au contraire, il lui semblait qu’elle étouffait.

 

Cependant, elle ne prêtait qu’une médiocre attention à ces symptômes d’un mal qu’elle ne pouvait prévoir.

 

Seulement, elle cherchait des yeux son fils Henri et, quand elle l’avait trouvé, elle le suivait d’un regard inquiet. Cette inquiétude fut même à un moment si manifeste que Marguerite, la fiancée d’Henri, s’en aperçut, s’approcha de la reine, et lui dit à voix basse :

 

– Que craignez-vous, madame ? Soyez assurée que nul n’oserait rien tenter contre mon royal fiancé.

 

Ces paroles rassurèrent en effet Jeanne d’Albret, qui savait de quel grand crédit Margot jouissait auprès de son frère Charles IX.

 

Ce fut sur ces entrefaites, qu’elle aperçut tout à coup le comte de Marillac qui, faisant effort pour percer le cercle de courtisans, tâchait de s’approcher d’elle.

 

Elle sourit et tendit sa main.

 

Aussitôt les courtisans s’écartèrent et le comte, rayonnant de bonheur, comme nous avons dit, s’avança vivement pour saisir et baiser la main qui lui était tendue.

 

Mais au même instant, la reine retira cette main et la porta à son front, puis à sa gorge. En même temps, elle se renversa en arrière, livide le front baigné de sueur, les yeux convulsés, la poitrine soulevée par des râles étouffés.

 

– De l’air ! De l’air ! cria Marillac en pâlissant. La reine se trouve mal…

 

Aussitôt, cris, affolement des femmes, tumulte.

 

– Oh ! mon Dieu, dit une voix douce et tremblante d’émotion, qu’a donc notre chère cousine ?…

 

Et l’on vit Catherine de Médicis s’approcher précipitamment, se pencher sur Jeanne d’Albret, avec tous les signes d’un violent chagrin.

 

– Vite ! Vite ! ordonna-t-elle. Qu’on cherche maître Paré… je viens de le voir… là… tenez…

 

Vingt courtisans se précipitèrent vers le médecin du roi. Mais déjà, grâce à un flacon que lui faisait respirer Catherine, la reine de Navarre reprenait ses sens et balbutiait.

 

– Ce n’est rien… la chaleur… l’émotion… c’est vous, mon cher enfant ?…

 

– Oui, madame, répondit Marillac d’une voix bouleversée. Plaise au ciel de prendre ma vie plutôt que la vôtre…

 

– Mais la vie de notre bonne cousine n’est pas en danger ! fit Catherine avec un sourire.

 

À ce moment, Ambroise Paré se penchait sur la reine et l’examinait attentivement.

 

– À moi ! râla tout à coup Jeanne d’Albret… Mon fils ! Je veux voir mon fils ! Oh ! je brûle ! Mes mains brûlent…

 

Paré saisit les mains de la reine, tandis qu’on courait chercher Henri de Béarn.

 

Jeanne d’Albret, pour la deuxième fois, perdit connaissance. Et cette fois le flacon de sels fut impuissant. Henri arrivait à ce moment. Il vit sa mère mourante. Il pâlit affreusement et, saisissant le médecin par le bras, lui dit d’une voix basse et terrible :

 

– La vérité, monsieur ! Au nom du Dieu vivant, la vérité !... Ma mère ?…

 

Paré, bouleversé lui-même, la tête perdue, murmura imprudemment :

 

– Elle va mourir !

 

Alors, Henri se jeta à genoux, saisit sa mère, se cramponna à elle, et les sanglots de ce roi qui paraissait si jovial, furent effrayants. Effrayante aussi fut la douleur de Marillac qui, ayant reculé quelque peu, s’adossait à une colonne pour ne pas chanceler.

 

Catherine avait porté les mains à ses yeux, et s’écriait :

 

– Oh ! mon Dieu ! Quel affreux malheur !… La reine de Navarre se meurt !

 

Et, de salle en salle, de groupe en groupe, étouffant les rires, chassant la joie, comme si le malheur eût secoué ses ailes sur le Louvre en fête, se propagea la sinistre rumeur parmi les huguenots, tandis que les catholiques surpris, effarés, se demandaient déjà quelle contenance il fallait garder :

 

– La reine se meurt !…

 

Coligny accourait à son tour. Condé, d’Andelot, les principaux huguenots se plaçaient autour de la reine de Navarre, comme s’ils eussent compris vaguement que ce malheur qui les frappait était peut-être un mystérieux avertissement de mort pour chacun d’eux.

 

Cependant Charles IX avait appris en pâlissant la nouvelle.

 

Il allait s’écrier, s’étonner, lorsque, comme tout à l’heure, il vit les yeux de sa mère fixés sur lui.

 

Et ces yeux lui recommandaient si impérieusement le silence, ils étaient d’une si formidable éloquence, que Charles IX comprit sans doute !

 

Il baissa la tête et dit tout haut :

 

– Allons, la fête est finie !

 

À ce moment, Catherine se rapprocha vivement de lui, et glissa dans son oreille :

 

– Au contraire, sire, la fête commence !…

 

Vingt minutes plus tard, toutes les lumières étaient éteintes au Louvre, et tout paraissait dormir. Seulement, le nombre des gardes avait été triplé à chaque porte.

 

Dans l’oratoire, Catherine et Ruggieri, pâles tous deux et suant le crime, causaient à voix basse.

 

– Que disait-elle ? demandait l’astrologue.

 

– Qu’elle brûlait… partout… et surtout aux mains… aux bras…

 

Ruggieri hocha la tête et dit :

 

– La chose s’est faite par les gants…

 

– Ah ! mon ami, ton coffret avec ce cuir de Cordoue, est une merveille…

 

– La merveille, dit Ruggieri, c’est que vous ayez fait accepter le coffret à Jeanne d’Albret sans éveiller ses soupçons. Comment avez-vous fait ?

 

Catherine sourit et dit :

 

– C’est mon secret, René !…

 

Le lendemain matin, le bruit se répandit dans Paris que la reine de Navarre était morte d’un mal foudroyant, d’une sorte de fièvre inconnue. Et à ceux qui s’étonnaient de cette mort imprévue, on répondait généralement qu’après tout, cela faisait une hérétique de moins et que cela n’empêcherait pas les Parisiens de se régaler des grandes fêtes qui auraient lieu incessamment pour le mariage d’Henri de Béarn et de Marguerite de France.

VIII

GILLOT


Il est un personnage de ce récit qui va jouer un rôle plus accentué et que nous sommes obligés de suivre dans ses faits et gestes pour aboutir à la situation où nous l’avons laissé.

 

Ce personnage, insignifiant par lui-même, devient un redoutable instrument entre des mains habiles.

 

Et d’ailleurs, de quels comparses obscurs la fatalité ne se sert-elle pas ?

 

Revenant donc en arrière, nous renouerons connaissance avec l’intéressant Gillot au moment même où son oncle lui ayant proprement coupé les deux oreilles, il demeura étendu sans connaissance sur le sol humide des caves de l’hôtel de Mesmes.

 

On se souvient que le digne oncle Gilles avait demandé à Damville :

 

– Que ferons-nous de cet imbécile ? Faut-il l’achever ?

 

Et que le maréchal avait répondu :

 

– Non pas, car il peut nous servir.

 

Gilles avait donc suivi le maréchal sans plus s’inquiéter de son neveu.

 

Gillot demeura évanoui, mais ne tarda pas à revenir à lui.

 

Son premier mouvement fut de porter les deux mains à ses oreilles, comme s’il lui fût resté un vague espoir d’avoir rêvé. Mais ses mains, au lieu de rencontrer les appendices auxquels il avait si grand tort de tenir, à ce que prétendait le vieux Pardaillan, ne rencontrèrent que les compresses imbibées de vin et d’huile que son oncle lui avait mises autour de la tête.

 

Gillot poussa un gémissement.

 

– Hélas, dit-il, je n’ai donc plus d’oreilles ! De quel œil vais-je être considéré ? Je vais passer pour un monstre. Car, puisque tous les hommes et même les animaux possèdent des oreilles, quelle étrange figure doit avoir à leurs yeux, l’être privé de ces ornements naturels ? Sans compter que je n’entendrai plus rien !… Cependant, il me semble que je perçois le bruit de mes propres paroles. Mais enfin, si je continue à entendre, il n’en est pas moins certain que je suis déshonoré, puisqu’on ne verra plus de chaque côté de mon visage ces conques gracieuses qui servent à recueillir les bruits !

 

Gillot, on le voit, raisonnait, comme dit l’autre, en subtil personnage. Son raisonnement ne manquait ni d’une certaine philosophie, ni même de poésie.

 

Ayant ainsi fait l’éloge funèbre de ses oreilles perdues, Gillot se remit sur pied et constata qu’à part la violente douleur qu’il éprouvait de chaque côté de la tête, il se portait en somme comme s’il n’eût subi aucune fâcheuse mutilation.

 

Il reprit donc courage et, tout affaibli qu’il était par la souffrance, il allait entreprendre l’ascension de l’escalier lorsqu’au haut de cet escalier parut quelqu’un.

 

C’était l’oncle Gilles qui, après une assez longue conversation avec le maréchal, revenait voir son neveu…

 

« Il vient m’achever, songea tristement Gillot. Sans doute le maréchal lui a donné l’ordre de m’exterminer. Hélas ! il sera donc dit que je n’aurai pas survécu à mes oreilles ! »

 

À sa grande stupéfaction, son oncle s’approcha de lui avec un sourire des plus gracieux, autant que les sourires de Gilles pouvaient du moins paraître gracieux.

 

– Eh bien, mon pauvre ami, comment te sens-tu ? demanda l’oncle.

 

– Heu !… Bien mal, mon oncle.

 

– Courage… On te soignera, on te dorlotera, tu guériras.

 

– Est-ce bien vous qui me parlez ainsi ? dit Gillot méfiant.

 

– Sans doute. Pourquoi t’étonnes-tu ?

 

– Ainsi, vous ne voulez pas me tuer ?

 

– Pourquoi te tuerais-je ? Imbécile !

 

– Dame… Monseigneur n’est pas tendre.

 

– Monseigneur te fait grâce. Et non seulement il te fait grâce de la vie, mais encore il veut faire ta fortune.

 

– Ma fortune ? balbutia Gillot qui marchait décidément de rêve en rêve.

 

– Oui, imbécile ! à condition que tu lui obéisses pour lui faire oublier ta honteuse trahison.

 

– Ah ! mon oncle, je m’en repens bien, je vous jure.

 

– Tant mieux, car si tu es sincère, tu es en passe de devenir un homme riche. Tu as vu mon coffre, n’est-ce pas ?

 

– C’est-à-dire que j’en ai encore les yeux tout éblouis.

 

– Eh bien, tout ce qu’il y a dans ce coffre est à toi, si nous sommes contents, c’est-à-dire si monseigneur est content !

 

Gillot ouvrit des yeux à faire croire qu’il voulait concentrer dans le regard ce qu’il avait perdu pour les oreilles, et après s’être évanoui de douleur d’abord, de terreur ensuite, faillit s’évanouir de joie.

 

On se souvient sans doute que l’avarice était le vice favori de maître Gillot et que c’était même ce vice qui l’avait perdu.

 

– Parlez, mon digne oncle, dit-il d’une voix tremblante d’émotion. Je suis tout prêt à obéir. Qu’ordonne monseigneur ?

 

– D’abord de te guérir !

 

– Bon ! J’en réponds. Ensuite ?

 

– Ensuite, on verra. Viens…

 

Et soutenant son neveu par-dessous le bras, Gilles le conduisit dans sa chambre, le fit coucher dans son propre lit et commença à lui donner les soins les plus dévoués.

 

Gillot s’aperçut alors qu’il ne lui serait peut-être pas aussi facile qu’il pensait d’obéir au maréchal par une prompte guérison.

 

Car à peine fut-il dans le lit qu’une fièvre violente se déclara.

 

Gillot eut le délire pendant deux jours, c’est-à-dire qu’il passa ces deux jours à supplier son oncle de lui rendre ses oreilles.

 

Gilles, impatienté, finit par le menacer du bâillon.

 

Fut-ce la menace qui agit ? Ou plutôt fut-ce que le délire s’en allait ? Gillot ne parla plus de ses oreilles. Au bout du sixième jour, la fièvre était tombée ; au bout du dixième, les blessures étaient cicatrisées et Gillot pouvait se lever.

 

Le quinzième jour, Gillot put sortir.

 

Son premier soin fut de courir acheter un certain nombre de bonnets capables de lui couvrir entièrement la tête du front à la nuque.

 

Sur ce bonnet, il plaçait son chapeau ordinaire.

 

En se regardant dans un miroir, il trouva qu’il pouvait encore faire assez bonne figure.

 

Ce jour-là, Gillot eut avec son oncle une très longue conversation.

 

À la suite de cette conversation, il s’habilla de ses habits du dimanche, et Gilles lui dit :

 

– Va maintenant, va, je te donne ma bénédiction…

 

– J’aimerais mieux quelques écus d’acompte, dit Gillot qui était un caractère ferme et positif.

 

Gilles fit la grimace, mais s’exécuta.

 

– Réussiras-tu à entrer seulement ? demanda-t-il d’un air offensant pour les capacités intellectuelles de son neveu.

 

– J’en réponds, dit Gillot : j’ai un moyen infaillible.

 

– Lequel ?

 

– Mes oreilles !

 

Là-dessus, laissant son oncle abasourdi méditer cette réponse, le matois Gillot s’éloigna.

 

Nos lecteurs ont vu comment Gillot était entré à l’hôtel Montmorency. Il avait rencontré le vieux Pardaillan dans la loge du Suisse. Et le routier l’avait emmené dans la chambre qu’il occupait.

 

Il faut en effet se figurer un hôtel de cette époque comme une façon de forteresse.

 

Deux cents seigneurs, dans Paris même, tenaient garnison, c’est-à-dire qu’en leur hôtel, ils entretenaient un certain nombre de reîtres ou de Suisses. En outre, souvent il arrivait que le seigneur logeait ses gentilshommes, compagnons de plaisir et de danger qui le suivaient partout, lui faisaient une cour dans les soirées, une escorte dans les expéditions.

 

Tel était l’hôtel de Montmorency ; l’hôtel de Mesmes, où nous avons introduit nos lecteurs, l’hôtel de Guise, l’hôtel de Bouillon et bien d’autres étaient de vrais repaires ayant garnison et capables de soutenir un siège.

 

Le vieux Pardaillan avait donc trouvé son logis naturel dans l’hôtel du seigneur dont il devenait pour ainsi dire un client (en prenant le mot dans son sens latin). Sans faire précisément partie de la garnison de l’hôtel, il en était devenu l’âme.

 

Le maréchal lui avait dit un jour :

 

– Monsieur de Pardaillan, soyez notre gouverneur général, et la place sera imprenable.

 

– J’accepte, monseigneur, avait répondu le routier ; et je vous promets de m’ensevelir sous les ruines de la place plutôt que de la rendre jamais.

 

On voit par ces mots quel était l’état d’esprit des habitants de l’hôtel.

 

Mais nous aurons à revenir sur ce sujet.

 

Pour le moment, suivons le brave Gillot que le vieux Pardaillan emmène.

 

Lorsqu’ils furent arrivés dans sa chambre, le routier s’assit à cheval sur une chaise à dossier de bois plein, allongea les jambes, plaça les coudes sur le dossier de sa chaise et inspecta Gillot qui prit une attitude digne, ferme et modeste.

 

– Ainsi, dit Pardaillan, tu prétends que tu peux nous rendre service ?

 

– Je le crois monsieur.

 

– Et tu es venu précisément pour nous offrir ces services ?

 

– Justement pour cela, monsieur.

 

– Très bien, Gillot. Nous allons voir ce qu’on peut tirer de toi. Seulement, avant tout, il faut que je te dise une chose.

 

– Laquelle, monsieur ?

 

– Si jamais je surprends chez toi la moindre velléité de trahison…

 

– Oh !…

 

– Si je te surprends à écouter aux portes…

 

– Oh ! oh !

 

– Enfin, si tout n’est pas toujours d’une limpidité de cristal dans ton attitude, eh bien…

 

– Eh bien, monsieur ?

 

– Eh bien, je te coupe la langue.

 

Gillot demeura plus d’une minute suffoqué par cette perspective. Quoi ! Après les oreilles, la langue ! L’infortuné Gillot, qui croyait être pour toujours à l’abri de toute mutilation depuis qu’il n’avait plus d’oreilles, comprit qu’il allait retomber dans un nouveau marasme. Il lui vint une révolte d’indignation.

 

– Mais enfin, monsieur, s’écria-t-il, quelle rage avez-vous de me vouloir ainsi découper vif ?

 

– Que veux-tu ? C’est ma manière, à moi. Il paraît que c’est aussi celle de ton oncle. Car enfin, c’est lui qui te force à porter ce hideux bonnet. Mais pour en revenir à ta langue, sois assuré que si jamais j’apprends que tu as raconté à qui que ce soit ce qui se passe ici, eh bien, je te la couperai, je prierai le maître-queux de la faire sauter au beurre et je te forcerai à la manger toi-même.

 

Cette menace donna la chair de poule à Gillot, qui se demanda aussitôt s’il ne ferait pas mieux de s’en aller. Mais il réfléchit que la colère de l’oncle serait terrible. D’autre part, la vision du coffre rempli d’or n’avait pas été sans lui inspirer quelque courage.

 

Il résulta de ses réflexions qu’il résolut de courir le risque d’avoir la langue coupée.

 

« Pendant qu’on me découpe, songea-t-il, un peu plus, un peu moins… J’en serai quitte pour ne plus parler ; heureusement je ne suis pas bavard et il ne m’en coûtera guère de n’avoir plus de langue. Seulement, où s’arrêtera ce découpage ? Car enfin, si après les oreilles, on me coupe la langue, il faudra bien un jour que mon nez y passe, et puis peut-être la tête… »

 

– Que penses-tu ? demanda Pardaillan qui l’observait avec attention.

 

Gillot qui, malgré la résignation qu’il cherchait à acquérir par avance, ne songeait pas sans amertume à la singulière destinée qui menaçait de faire de lui un être phénoménal, Gillot, pâle et tremblant, répondit :

 

– Je pense, monsieur, à ce que je pourrais bien dire pour vous persuader de ma bonne foi. Pendant que j’ai encore une langue, je voudrais m’en servir pour vous jurer obéissance et fidélité…

 

Pardaillan se mit à rire.

 

– Je ne vois pas, monsieur, reprit Gillot offensé, ce qu’il peut bien y avoir de risible dans les menaces que vous m’avez fait l’honneur de m’exposer. Je suis déjà sans oreilles. Si vous m’enlevez la langue, que me restera-t-il ?

 

– Imbécile ! puisque je ne te l’arracherai qu’au cas où tu nous trahirais, tu n’as rien à craindre si tu es fidèle.

 

– C’est juste, dit Gillot frappé par ce raisonnement.

 

– Voyons donc. Quel genre de services peux-tu nous rendre ? Parle sans ambages.

 

– Eh bien, monsieur, je n’ai pas été sans m’apercevoir qu’il existe quelque inimitié entre vous et Mgr de Damville. Je crois que si vous pouviez occire ce digne seigneur, vous n’hésiteriez guère. Et je puis vous affirmer que si vous tombiez aux mains de mon ancien maître, au bout de cinq minutes, vous vous balanceriez dans le vide, une bonne corde au cou, ce qui ne laisserait pas que de me fâcher fort, je vous assure.

 

– Continue, Gillot. Sais-tu que tu parles bien ?

 

– Merci, monsieur. Je continue donc. Je suppose que vous soyez tenu au courant des faits et gestes de Mgr de Damville, et que vous connaissiez, à n’en pas douter, ses véritables intentions ? Voilà, je pense, qui vous permettrait de vous défendre ?

 

– Mais tu es vraiment moins bête que tu n’en as l’air, Gillot.

 

– C’est-à-dire que mon petit plan vous convient.

 

– Oui, mais comment ferai-je pour savoir ce que veut entreprendre le maréchal ?

 

– Eh bien, monsieur, dit Gillot triomphant, voilà justement où je puis vous servir !

 

– Toi ! mais comment ? puisque tu ne peux plus rentrer à l’hôtel de Mesmes.

 

– C’est vrai que je n’y peux plus rentrer sous peine de mort. Car monseigneur et mon oncle, non content de me couper les oreilles, m’ont déclaré que je serais pendu si je reparaissais jamais en leur présence.

 

– Alors ? Comment feras-tu ?

 

– Monsieur, avez-vous jamais entendu dire que ce que femme veut, Dieu le veut ?

 

– Sans doute.

 

– Eh bien, il y a une femme, ou plutôt une jeune fille à l’hôtel de Mesmes. Elle s’appelle Jeannette.

 

– Ah ! ah ! fit Pardaillan qui se rappela ce que le chevalier lui avait raconté.

 

– Or, continua Gillot, Jeannette m’aime et nous devons nous marier.

 

– Elle t’aime ? C’est impossible.

 

– Pourquoi cela, monsieur ? fit Gillot étonné.

 

– Parce que Jeannette, d’après le peu que j’en sais, est une fine mouche.

 

– Et vous me trouvez trop benêt pour être aimé d’une pareille fille ? Je vous remercie, monsieur, car voilà le plus bel éloge que j’ai entendu faire de ma fiancée.

 

– Par ma foi, Gillot, je commence à croire que je me suis trompé sur ton compte. Tu m’as l’air d’un rusé compère…

 

« Ouais ! pensa Gillot, ne découvrons pas d’un coup tout notre esprit, sans quoi il se méfiera ! »

 

Et il reprit :

 

– Quoi qu’il en soit, monsieur, Jeannette m’aime, et je peux lui faire faire tout ce que je voudrai. Et comme, d’après votre propre estime, c’est une fine mouche, elle saura, si je veux, tout ce qui se dit, se fait et se pense dans l’hôtel de Mesmes ; elle me le répétera, et je vous le répéterai, voilà !

 

– Admirable !… Gillot, je te proclame aussi rusé que le sage Ulysse en personne !

 

– Mon plan vous convient donc ? demanda Gillot avec inquiétude.

 

– Il me convient. Et que demandes-tu pour me servir ainsi ?

 

– Je vous l’ai dit : de m’aider à me venger de mon oncle qui m’a coupé les oreilles.

 

– Bon ! je te promets de te livrer ce vieux Satan pieds et poings liés, et tu en feras ce que tu voudras. Voyons, que lui feras-tu ?

 

– Monsieur, je lui rendrai la pareille ! dit Gillot d’un air féroce.

 

– Bravo !… Et quand commenceras-tu à entrer en campagne ?

 

– Dès le plus tôt…

 

– C’est bon. Maintenant, songe que si je suis content de toi, non seulement tu seras vengé de ton avare d’oncle, mais encore tu auras des écus à n’en savoir que faire.

 

Gillot prit aussitôt un air de jubilation qui acheva de persuader entièrement le vieux routier.

 

C’est ainsi que le plus fin renard peut parfois se laisser prendre.

 

Il faut dire aussi que Gillot, matois et retors comme son oncle, avait admirablement joué son rôle. Quoi qu’il soit, il fut installé dans l’hôtel Montmorency, qui abrita dès lors un traître.

 

Gillot ne perdit pas son temps.

 

Il passa le restant de la soirée et la journée du lendemain à étudier le plan de l’hôtel Montmorency.

 

Le surlendemain, il sortit après avoir dit à Pardaillan qu’il allait voir Jeannette et s’entendre avec elle. Le drôle se rendit à l’hôtel de Mesmes, en s’assurant tous les cent pas qu’il n’était pas suivi.

 

– Eh bien ? lui demanda l’oncle Gilles.

 

– Eh bien, mon oncle, je suis dans la place !

 

Gilles regarda son neveu avec une certaine admiration. Puis il alla chercher une feuille de papier, une plume, de l’encre, installa Gillot devant une table et lui dit :

 

– Explique…

 

Et Gillot expliqua. C’est-à-dire qu’il commença par tracer un plan de l’hôtel Montmorency qui, tout grossier qu’il était, n’en devait pas être moins précieux.

 

Au fur et à mesure, il commentait son plan et Gilles prenait des notes.

 

– Là, à gauche, mon oncle, voyez-vous, c’est un grand bâtiment pour les hommes d’armes et les chevaux.

 

– Combien d’hommes ?

 

– Vingt-cinq, mon oncle, et bien armés de bonnes arquebuses.

 

– Bon. Continue…

 

– Voyez, mon oncle, reprit Gillot, ce bâtiment que je vous signale est placé en arrière de la loge du Suisse… en face la loge, ce carré que je dessine maintenant représente un bâtiment pareil à celui des gens d’armes.

 

– Et que contient-il ?

 

– Il sert de logis à une dizaine de gentilshommes dévoués au maréchal et qui sont venus s’installer dans l’hôtel à tout hasard.

 

– Vingt-cinq et dix, cela fait trente-cinq hommes, observa Gilles.

 

– Justement ; mais ce n’est pas tout ; et même cela n’est rien.

 

– Comment il y aurait donc une autre garnison ?

 

– Il y a M. le chevalier et son père… le coupeur de langues ! dit Gillot en frémissant.

 

– Que veux-tu dire, imbécile ?

 

– Rien, mon oncle, sinon que les deux damnés Pardaillan valent peut-être à eux seuls les vingt-cinq gens d’armes et les dix gentilshommes…

 

– C’est possible. Et où sont-ils logés, ces deux enragés ?

 

– Attendez, mon oncle. Le deuxième étage du bâtiment aux gentilshommes est occupé par les laquais au nombre d’une quinzaine. Bon. Maintenant, vous voyez que le bâtiment des écuries et gens d’armes et le bâtiment des gentilshommes sont séparés par ce carré qui représente une cour pavée. Au fond de ce carré se dresse l’hôtel lui-même, c’est-à-dire l’habitation du maréchal de Montmorency. Vous voyez que ce logis ne touche pas aux deux autres constructions, en sorte que l’hôtel est complètement isolé. En arrière, il y a un jardin.

 

– Je vois. Parle-moi donc de ce logis isolé.

 

– C’est là, je vous dis, qu’habite le maréchal ; c’est là, dans des appartements ayant vue sur le jardin que logent les deux dames ; c’est là aussi que sont logés les deux Pardaillan.

 

Gillot, ayant achevé son plan, le remit alors à son oncle.

 

Le maréchal de Damville connaissait parfaitement l’hôtel de Montmorency. Le plan de Gillot ne devait donc pas lui servir à s’y guider ; mais ce plan lui indiquait comment était disposées les forces de l’hôtel, et c’est cela qui pouvait lui être précieux.

 

L’oncle Gilles ne marchanda pas les éloges à son neveu, mais il ajouta :

 

– Il faut maintenant que nous soyons tenus au courant de ce qui se passe là-bas. Il faut donc que tu trouves le moyen de venir ici tous les deux ou trois jours, et au moment voulu, je te dirai ce que tu auras à faire.

 

– Ce moyen est tout trouvé, dit paisiblement Gillot.

 

– Explique-moi cela ?

 

– Dame ! M. de Pardaillan croit que je viens ici pour vous espionner : oui, je lui ai fait croire cela !

 

Gilles répondit :

 

– Gillot, jamais plus je ne t’appellerai imbécile ! Encore quelques efforts et tu auras conquis le fameux coffre qui, à ce que tu m’as assuré toi-même, t’avait tant ébloui.

 

Gillot quitta donc l’hôtel de Mesmes, radieux et convaincu que sa fortune était faite.

 

– Que vais-je bien raconter au Pardaillan ? réfléchit-il, chemin faisant.

 

Il eut soudain un tressaillement.

 

– Mais, s’écria-t-il en lui-même, puisque je vais avoir un trésor pour dire ce qui se passe à l’hôtel de Montmorency, pourquoi n’en aurais-je pas un autre en racontant ce qui se passe à l’hôtel de Mesmes ?

 

Cette idée parut géniale à Gillot.

 

Trahir des deux côtés, c’était recevoir des deux mains, n’était-ce pas la suprême sagesse ? Gillot s’affirma qu’il était impossible de pousser plus loin l’esprit et le courage.

 

Et il résolut de trahir son oncle auprès de Pardaillan comme il trahissait Pardaillan auprès de son oncle.

 

C’est là le secret de bien des fortunes « honorablement acquises par une vie de labeur et de conscience ».

 

Gillot résolut d’être honorable, laborieux, consciencieux, et par ainsi de faire double fortune.

 

Aussi, lorsqu’il rentra à l’hôtel de Montmorency, s’empressa-t-il de dire à Pardaillan :

 

– Ah ! monsieur, j’en ai de belles à vous raconter. Je viens de voir Jeannette, et je suis sûr que je vais vous intéresser.

 

– Décidément, songea Pardaillan, j’ai fait là une précieuse acquisition !

IX

PANIGAROLA


Pendant toute cette période, le révérend Panigarola, qui s’était naguère signalé par la violence de ses attaques contre les huguenots, ne parut pas en chaire.

 

Il avait même renoncé à ses sinistres fonctions de « crieur des morts ».

 

Il vivait retiré en son couvent de la montagne Sainte-Geneviève.

 

À quoi songeait-il ? Que méditait-il ?…

 

Deux jours après les funérailles royales qui furent faites à Jeanne d’Albret, vers la tombée de la nuit, une litière de bourgeoise apparence s’arrêta devant le couvent des Barrés.

 

Deux femmes en descendirent et entrèrent dans le parloir. Elles étaient voilées de noir.

 

Le frère portier leur ayant demandé ce qu’elles voulaient, la plus jeune répondit qu’elles désiraient parler à l’abbé lui-même.

 

Le moine ayant répondu en levant les bras au ciel qu’on ne parlait pas ainsi au révérendissime abbé du couvent, et que d’ailleurs les femmes n’avaient pas le droit d’entrer dans le saint monastère, la plus vieille ou du moins celle qui paraissait telle tira une lettre de son sein et la remit au portier.

 

– Portez cela à M. l’abbé, dit-elle. Et hâtez-vous, si vous ne voulez être châtié.

 

Cette femme parla d’un tel ton d’autorité que le moine abasourdi se hâta d’obéir. Il paraît qu’elle était femme de qualité, car à peine l’abbé eut-il parcouru la lettre, qu’il pâlit, se troubla, et s’empressa de courir au parloir ; événement extraordinaire, car l’abbé du couvent était un haut personnage et de mémoire de moine, il ne s’était jamais ainsi dérangé pour personne.

 

Que devint la stupéfaction du digne frère portier lorsqu’il vit son abbé s’incliner avec humilité devant la femme voilée de noir !

 

Et cette stupéfaction elle-même devint presque du scandale lorsque l’abbé, après quelques mots prononcés à voix basse, introduisit la femme dans le couvent et la guida à travers les longs couloirs déserts.

 

La plus jeune était demeurée au parloir.

 

L’abbé, suivi de la dame voilée, s’arrêta enfin devant une cellule.

 

Et cette cellule, c’était celle du révérend Panigarola.

 

Les portes des cellules étaient toujours ouvertes.

 

– C’est là ! murmura l’abbé qui aussitôt se retira.

 

La femme entra.

 

Panigarola en l’apercevant se redressa soudain, les sourcils froncés.

 

La femme laissa alors tomber son voile et découvrit son visage.

 

– La reine ! murmura le moine.

 

En effet, c’était Catherine de Médicis !

 

– Bonjour, mon pauvre marquis, dit la reine en souriant. Il faut donc que ce soit moi qui vienne vous trouver au fond de ce hideux monastère. Sans compter que pour y entrer, j’ai été obligée de me montrer à votre abbé, en sorte que dans dix minutes toute la communauté saura que la mère du roi est ici…

 

– Rassurez-vous, madame, dit Panigarola, le vénérable abbé est incapable de trahir un incognito de cette importance. Mais il y avait un moyen bien simple de vous éviter toute inquiétude en me faisant appeler. Je me fusse rendu au Louvre au premier ordre de la reine.

 

– Est-ce bien sûr ? fit Catherine en regardant fixement le moine.

 

– Par devoir, un homme de Dieu ne ment pas.

 

– Oui ; mais j’ai connu un certain marquis de Pani Garola qui n’en faisait qu’à sa tête.

 

– L’homme dont vous parlez est mort, madame. En tout cas, si j’étais encore le marquis de Pani Garola, je mentirais encore moins. Moine, le mensonge ne m’est défendu que par mon supérieur, marquis, il m’était défendu par moi-même.

 

Panigarola se redressa. Sa figure ravagée apparut blafarde et dure, avec un caractère d’étrange grandeur ; dans les plis de sa robe blanche et noire, il se pétrifia comme une statue.

 

– Oui, murmura Catherine, vous êtes d’une race orgueilleuse qui jamais n’a condescendu au mensonge ; et pourtant, le mensonge a parfois du bon… Mais laissons cela.

 

Catherine regarda autour d’elle comme pour chercher un siège.

 

Panigarola, sans hâte, avança l’unique escabeau de la cellule.

 

– Non, fit Catherine en riant, ce serait trop dur : je n’ai pas encore fait de vœux, moi !

 

Et elle s’assit au bord du lit du moine.

 

Ce lit, ou plutôt cette couchette, se composait simplement de quelques planches juxtaposées contre le mur, et couvertes d’un matelas et d’une couverture de laine.

 

– Asseyez-vous, marquis, reprit la reine en désignant à son tour l’escabeau.

 

Panigarola refusa d’un signe de tête qui indiquait son respect des hiérarchies et de l’étiquette, avec d’autant plus de force que la reine cherchait par sa singulière attitude à lui faire oublier cette hiérarchie.

 

– Marquis, reprit-elle, convenons d’une chose. C’est qu’en ce moment, je ne suis pas la reine, mais seulement une amie… une véritable et sincère amie… Mais comme vous avez donc changé, mon pauvre Pani ! Est-ce bien vous que je revois si pâle, si amaigri, presque décharné ?… Qui vous a réduit à cet état ? Je ne suppose pas que ce soit la discipliné monacale… Parlez-moi donc franchement… Peut-être y a-t-il des remèdes au mal qui vous ronge…

 

Tandis que Catherine s’exprimait ainsi avec une sorte d’enjouement et prenait cette nouvelle incarnation d’une femme qui oublie son rang pour ne songer qu’à l’amitié, le moine avait accentué la raideur de son maintien.

 

Il avait à demi ramené son capuchon qui retombait presque sur les yeux.

 

Ses bras s’étalent croisés, et ses mains disparaissaient sous les larges manches.

 

En sorte qu’on ne voyait plus rien de lui que le bas de son visage émacié, une bouche sans sourire.

 

– Madame, dit-il d’une voix grave, vous me demandez de la franchise. En voici. Lorsque je suis arrivé à la cour de France, vous vous êtes figurée que j’étais un émissaire des républiques italiennes et que je venais conspirer avec le maréchal de Montmorency. Vous avez supposé que j’étais porteur de redoutables secrets. Alors, pour m’arracher ces secrets, vous avez lancé sur moi une de vos espionnes. Cette femme n’a pas tardé à se convaincre que je ne songeais guère à conspirer. Dès lors, vous fûtes rassurée, et Votre Majesté daigna même alors me faire des offres que je fus obligé de décliner. Vous me proposiez en effet de devenir un homme de parti, alors que jeune, débordant de vie et de passion, je ne songeais qu’à aimer la vie dans toutes ses manifestations. Malgré mon refus, Votre Majesté voulut bien m’honorer en effet de son amitié… peut-être espériez-vous qu’un jour viendrait où quelque grande catastrophe ayant fait dévier ma vie, je serais entre vos mains un instrument de politique plus complaisant… Daigne Votre Majesté ne pas s’offenser de la violence de ma franchise…

 

– Mais je ne me fâche pas, mio caro, dit Catherine en accentuant son sourire. Je me demande seulement comment vous avez su que j’avais soupçonné en vous un espion des princes italiens.

 

– De la façon la plus naturelle, madame : la femme que vous aviez lancée sur moi est tombée malade.

 

– Des suites de ses couches, je le sais… car vous êtes père, mon cher marquis.

 

Un effrayant sanglot râla dans la gorge du moine. Mais telle était la puissance de cet homme sur lui-même que ce sanglot ne parvint à l’oreille de Catherine attentive que comme un faible soupir.

 

– C’est vrai, continua le moine. Cette femme devint mère… Une nuit, elle m’avait volé mes papiers pour vous les remettre. C’est ainsi que j’ai appris qu’elle était une de vos créatures… Lorsqu’elle devint mère et qu’elle fut malade, dans son délire, elle m’instruisit de ce que vous aviez médité contre moi. Ce fut alors que je lui fis écrire cette lettre où elle s’accusait elle-même d’avoir tué son fils. Et moi, pour me venger, sachant l’usage que vous en feriez, je vous remis cette lettre.

 

– Ah ! ah ! vous aviez donc pensé que je ferais juger Alice et que le bourreau serait chargé de votre vengeance !… Mes compliments, mon cher.

 

– Non, madame ; bien que je fusse un peu ce qu’on appelle un cerveau brûlé, je n’en avais pas moins le don d’observer, et je vous avais observée, je vous connaissais… C’est vous dire, madame, que je vous savais incapable d’un acte aussi mesquin et aussi peu profitable que de tuer une femme d’un seul coup. Je pensais qu’armée de cette lettre, vous obligeriez cette femme à devenir votre esclave ; je pensais qu’un jour viendrait où elle aimerait ; je pensais que vous n’auriez pas la générosité de couvrir son passé ; je pensais que ce jour-là, elle souffrirait ce que j’avais souffert et que je serais vengé… Vous m’avez demandé de la franchise, madame…

 

– Oui. En voilà, et de la vraie ! Mais je ne vous en veux pas, au contraire ! Vous êtes un homme supérieur, marquis, et je pense que si vous me haïssez, vous m’estimez du moins à ma valeur, vous me savez capable d’oublier une offense, du moment que je puis tirer parti de celui qui m’offense.

 

– Ah ! madame, s’écria le moine avec un sombre accent de désespoir, bénie serait la minute où, pour vous avoir offensée, vous me livreriez moi-même au bourreau ! Car je serais alors délivré de cette existence que je n’ai pas le courage de terminer moi-même ! Quant à tirer parti de moi… regardez-moi, madame, je ne suis plus qu’une loque humaine… le monde n’existe plus pour moi… J’ai eu un moment l’espoir qu’à force de tourmenter mon cerveau, j’en arriverais à croire en Dieu…

 

– Et vous ne croyez pas ?

 

– Non, madame.

 

– Je vous plains, dit Catherine.

 

– J’ai fait ce que j’ai pu ; mes prédications furieuses contre les hérétiques, l’audace de mes attaques contre le roi votre fils avaient fini par m’exalter… mais je suis retombé dans mon néant…

 

– Pourquoi ? demanda vivement la reine.

 

– Parce que j’ai rencontré cette femme : parce que l’amour que j’avais cru étouffé s’est réveillé plus violent que jadis !…

 

Les yeux de Catherine lancèrent un éclair.

 

– Je le tiens ! songea-t-elle.

 

Il y eut quelques minutes de long silence pendant lesquelles Catherine se garda de faire le moindre geste. Elle comprenait que Panigarola était bien loin d’elle en ce moment, et que l’image d’Alice évoquée le dominait tout entier.

 

Ce fut le moine qui revint le premier. Il s’arracha à ses pensées et fixa sur la reine un regard interrogateur.

 

– Vous voulez savoir ce que je suis venue faire ici ? demanda Catherine.

 

– J’ai le devoir d’écouter Votre Majesté, mais non le droit de l’interroger.

 

– Eh bien, je vais donc faire comme si vous m’aviez interrogée, et vais répondre à la question que je lis dans vos yeux. Marquis, c’est un cas de conscience qui m’amène à vous. Rassurez-vous, je ne viens pas vous demander d’être mon confesseur… d’autant que vous venez de m’avouer votre incroyance avec un cynisme qui vous enverrait tout droit au bûcher si… si je n’étais Catherine de Médicis…

 

Le moine avait repris son attitude de statue. Rien ne paraissait frémir ou vivre en lui.

 

– C’est bien un cas de conscience que je veux vous exposer. Je pense que vous êtes comme moi intéressé à sa solution. Dites-moi, marquis, ne pensez-vous pas que vous êtes assez vengé, et qu’Alice a assez souffert ?

 

Cette fois les paupières baissées du moine se relevèrent lentement et son regard se fixa sur la reine avec épouvante.

 

Catherine sourit… décidément, elle tenait son homme.

 

– Vous me parliez d’une lettre, reprit-elle, une lettre qu’elle a écrite sous votre dictée et que vous m’avez remise : je vais vous dire, marquis. Cette lettre, je veux la rendre à la malheureuse. Moi, je trouve que c’est assez. Et vous ?

 

– Je suis de l’avis de Votre Majesté, dit Panigarola d’une voix morne.

 

« Ah ! ah ! songea la reine. Joue-t-il au plus rusé ?… Non, par la madone, il n’est que trop sincère. »

 

Et elle ajouta :

 

– Je suis heureuse de ce que vous me dites là, car la lettre… eh bien, je l’ai déjà rendue à Alice.

 

Panigarola dit d’une voix paisible – trop paisible pour l’oreille exercée de Catherine :

 

– En sorte que la voilà libre ? je veux dire : délivrée de vous, madame.

 

– Et de vous, mon révérend père.

 

– Je ne l’ai jamais menacée.

 

– Allons, marquis, vous êtes encore un enfant. Faut-il vous dire que j’ai assisté à la scène de la confession d’Alice dans Saint-Germain-l’Auxerrois ? À l’entrevue que vous avez eue avec elle, chez elle ? J’ai tout vu, tout entendu, sinon par mes yeux et mes oreilles, du moins par des yeux et des oreilles qui m’appartiennent. Je sais que vous aimez Alice. Je sais que vous avez ravalé votre noble élégance au hideux métier de crieur des trépassées pour pouvoir, la nuit, aller rôder et sangloter autour de sa maison. Vous l’adorez encore, vous dis-je ! Et tout ce que vous avez trouvé de mieux pour venger votre passion humiliée, c’est de vous enfermer dans cette abominable cellule et de vous ensevelir sous un froc !

 

– Vous ai-je dit que je ne l’aimais pas, fit le moine.

 

Et cette fois la statue parut s’animer. Il y eut des frémissements dans les plis du froc. La voix prit une intonation douloureuse.

 

– Je l’aime ! continua-t-il. Et j’éprouve une joie affreuse à dire tout haut ce que je me répète tout bas dans le silence de mes nuits sans sommeil. Oui, mon cœur sanglote, et pour labourer ma poitrine, je n’ai pas besoin de ce cilice, mes ongles la fouillent sans que je parvienne à arracher ce misérable cœur. Oui, ma pensée a sombré dans un océan de désespoir, et lorsque, éperdu, je lève les yeux au ciel, je n’y découvre pas l’étoile qui pourrait me ramener à l’apaisement. Humanité ! Je t’ai sondée : tu n’es que souffrance… Royauté, puissance ! je t’ai regardée face à face : tu n’es que vanité… Dieu, espoir suprême, je t’ai cherché : tu n’es que néant… En moi, madame, il ne reste plus rien ; je suis une ombre, moins qu’une ombre… Et pourtant, lorsque je m’étudie, lorsque j’entre dans les obscures profondeurs de ma conscience, parfois, dans la nuit de mon deuil, dans la ténèbre de mon désespoir, je vois luire l’aube incertaine et vacillante d’un sentiment nouveau…

 

Le moine baissa la tête comme s’il eût cherché à saisir ce sentiment dont il parlait, à fixer cette lueur peut-être consolatrice qui s’éveillait au plus profond de lui-même.

 

– Quel est donc ce sentiment ? demanda Catherine étonnée, subjuguée peut-être.

 

– La pitié, répondit le moine. Ah ! madame, je sais que je vous parle en ce moment une langue ignorée de vous, inconnue des hommes de ce temps… Et pourtant, il m’arrive de me dire que la pitié sauvera le monde. Oui, lorsque les hommes auront pitié les uns des autres, lorsqu’ils comprendront quelle est leur commune faiblesse, lorsque les puissants auront pitié du malheur des pauvres, lorsque les pauvres auront pitié du néant des riches, alors peut-être les hommes s’uniront, alors il n’y aura ni rois ni sujets, ni riches ni pauvres, ni maîtres ni serviteurs… alors il n’y aura que des hommes essayant de se donner la main les uns aux autres…

 

– Folie ! murmura Catherine. Rêves insensés d’un esprit aux abois ! Allons ! je n’ai à faire ici.

 

Le moine entendit ou n’entendit pas. Mais il continua : Voilà ce que parfois je songe, Majesté… Alors je sens mes douleurs s’apaiser peu à peu. Alors je renonce à rôder autour de la femme que j’aime. Alors je m’enferme dans cette cellule, et c’est de la pitié qui s’élève de mon cœur vers cette malheureuse qui me bafoua, qui me fit souffrir, mais qui a souffert aussi, qui souffre plus que moi peut-être…

 

– Vous êtes de bonne composition, marquis… dit Catherine en se levant.

 

Panigarola s’inclina lentement comme s’il n’eût eu plus rien à dire.

 

La reine fit deux pas vers la porte.

 

Tout à coup, une idée soudaine la fit s’arrêter court. Elle se retourna à demi vers le moine courbé dans une attitude où il y avait plus de politesse pour la femme que de respect pour la reine.

 

– Je vous félicite, dit-elle sans ironie apparente. Alice sera donc heureuse, puisque la voilà délivrée de vous qui vous baignez dans les eaux bienfaisantes de la pitié ; délivrée de moi qui n’ai aucun intérêt à tourmenter cette pauvre enfant. Elle sera heureuse, cette chère Alice, d’autant plus qu’elle partagera ce divin bonheur avec l’homme qu’elle aime…

 

Panigarola fut agité comme par une secousse électrique.

 

« Touché ! » fit Catherine en elle-même. Et tout haut elle ajouta :

 

– Adieu, marquis. Je vais méditer l’homélie dont vous m’avez gratifiée touchant la vanité de la puissance royale et le néant de l’amour.

 

– L’homme qu’elle aime ! murmura Panigarola livide.

 

– Eh oui ! M. le comte de Marillac, ami fidèle du roi de Navarre. Ce digne huguenot épousera son Alice dès que les noces du Béarnais seront accomplies, il l’emmènera là-bas dans son pays et, comme la paix régnera dans le royaume, comme catholiques et réformés se jurent amitié, rien ne viendra troubler le parfait bonheur des jeunes époux. Ils auront beaucoup d’enfants et donneront au monde l’exemple d’un amour sans mélange.

 

Ce que Panigarola souffrit dans cet instant, lui seul eût pu le dire. L’infernale Catherine venait d’un seul mot de réveiller en lui tous les démons de la jalousie. Marillac !… Il avait fini par l’oublier ! À force de s’hypnotiser dans la pensée d’Alice, à force de supputer ce qu’elle avait dû souffrir, oui, il avait eu pitié d’elle… Qu’elle disparût de sa vie, qu’elle allât achever en quelque coin ignoré une existence apaisée… certes, il ne la poursuivrait pas ! Il se trouvait assez vengé, et parfois même il se demandait s’il n’avait pas été au-delà de son désir de vengeance.

 

Des rêves de pardon l’avaient hanté, aussi.

 

Qui savait si, un jour, il ne conduirait pas auprès d’Alice le petit Jacques Clément ?

 

– Vous avez assez payé votre crime, lui dirait-il, embrassez votre enfant !

 

Dans ces rêves heurtés, dans cette sombre recherche de l’apaisement, dans ces tragiques combats que l’amour et la pitié se livraient en lui le comte de Marillac n’existait plus.

 

Un mot de Catherine de Médicis le fit revivre dans l’esprit du moine.

 

C’était pourtant une belle âme que ce jeune homme enthousiaste, ardent, passionné ! Il s’était pourtant élevé très haut dans les sereines régions du pardon !

 

Mais la passion devait être la plus forte ! S’il pardonnait à l’amante malheureuse, il ne pardonnait pas au rival heureux !

 

Peut-être à ce moment haïssait-il Marillac autant qu’il aimait Alice.

 

La reine avait suivi sur le visage du moine les ravages qu’elle venait de faire dans son cœur en évoquant le bonheur du rival.

 

– L’homme qu’elle aime ! avait répété Panigarola.

 

– Vous avez pitié de celui-là aussi ? dit Catherine. Je vous jure que lui n’aurait pas pitié de vous.

 

Et brusquement, le moine comprit qu’il voulait tuer Marillac.

 

Il comprit le sens de ce qu’il appelait sa pitié : Alice ne devait être à personne ! Et Marillac devait disparaître !

 

– Que la femme vive ! gronda-t-il. Qu’elle vive en paix, autant que la paix peut descendre en elle ! Mais l’homme !… ah ! l’homme ! C’est autre chose !…

 

– Allons donc ! dit Catherine. Que pouvez-vous contre lui ?

 

– Rien ! fit le moine, qui grinça des dents. Mais vous pouvez tout, vous !

 

– C’est vrai. Mais que m’importe ? Que Marillac épouse Alice de Lux, qu’ils s’aiment, qu’ils s’adorent, qu’ils affichent leur bonheur comme ils l’affichaient au Louvre le soir où Jeanne d’Albret, leur bienfaitrice, est morte sans qu’ils s’en aperçussent, tellement ils étaient occupés à se sourire, qu’ils s’en aillent, enfin, qu’est-ce que tout cela peut me faire ?…

 

– Qu’êtes-vous venue faire ici ! éclata le moine. Vous êtes la reine ! Je dis la reine la plus puissante de la chrétienté ! Les instructions que j’ai reçues de Rome vous indiquent comme la maîtresse absolue des destinées catholiques ! Reine, je vous ai parlé sans respect ; chef des catholiques, je vous ai crié que je n’ai ni foi ni croyance ! Et vous ne me faites pas saisir pour me jeter en quelque cachot, pour offrir ma mort en exemple aux hérétiques ! Pourquoi m’écoutez-vous avec tant de mansuétude ?… Madame, vous avez besoin de moi pour assouvir une vengeance que j’ignore, pour servir de ténébreux projets ! Eh bien, soit ! Je me donne à vous ! Pour le temps nécessaire, je consens à reparaître dans le monde des vivants ! Puis, lorsque j’aurai tué l’homme qui est aimé d’Alice, vous me ferez mourir à mon tour.

 

– Enfin, je vous retrouve ! dit gravement Catherine. Tout ce que vous avez dit, je l’oublie. Je suis venue vous trouver parce que j’ai besoin de vous. Et je comptais sur votre aide parce que je connaissais votre haine pour Marillac.

 

– Parlez donc ! Parlez, madame ! Si vous étiez Satan, je vous dirais que j’aime mieux damner mon âme plutôt que de porter en moi l’effroyable souffrance de la jalousie ! Délivrez-moi de cette jalousie, madame, et prenez mon âme !

 

– Je la prends ! dit Catherine avec un calme étrange.

 

Panigarola avait enfoncé ses mains sous sa robe et ensanglantait ses ongles sur sa poitrine.

 

Pitié, amour, douleur, tout disparaissait de lui.

 

Il était seulement l’homme qui hait.

 

Catherine, sûre désormais d’avoir conquis le moine, reprit avec une simplicité d’accent qui eût pu paraître plus terrible que les cris d’angoisse du moine :

 

– En somme, que voulez-vous ? Qu’Alice ne soit pas la femme du seul homme qu’elle ait jamais aimé ? Vous voulez tuer cet homme. Et vous voulez aussi qu’Alice ne sache pas que le meurtrier, c’est vous. Car vous aimez, car vous espérez encore ! Eh bien, tout cela est facile si vous me donnez en échange l’aide que je suis venue vous demander.

 

– Je suis prêt, dit Panigarola dans un souffle.

 

Alors, Catherine, d’une voix basse et rapide :

 

– Écoutez. Par votre éloquence emportée et sauvage, vous êtes devenu l’homme qui peut bouleverser Paris. Pourquoi, tout à coup, avez-vous gardé le silence ? C’est votre affaire. Mais maintenant, je vous dis : Remontez dans la chaire, parcourez les églises de Paris, parlez, parlez encore comme vous parliez…

 

– Que m’importent les prédications, maintenant !

 

– Insensé ! Oubliez-vous que Marillac est huguenot ?

 

– Vous avez fait la paix ! Henri de Béarn épouse Marguerite de France !

 

– Et le lendemain, Marillac épouse Alice !

 

Panigarola poussa un effroyable soupir.

 

– La paix est faite, reprit Catherine avec un livide sourire. Et j’espère qu’elle sera maintenue. Mais il y a parmi ces huguenots une centaine de mauvaises têtes que jamais je ne pourrai réduire à la raison. Il s’agit de les faire disparaître. M’entendez-vous ? Un procès est impossible. Le procès de cent huguenots serait le signal de nouvelles guerres. Mais si le peuple, dans un jour de colère, tue ces hommes, s’ils disparaissent dans une tourmente, et que le roi désavoue ces meurtres, que je les désavoue aussi, la paix est à jamais consolidée. Or, que faut-il pour cela ? Surexciter les passions, mettons les superstitions du peuple, le démuseler pour un jour, ouvrir la cage de ce fauve, lui montrer ses victimes !… Pour cela, il faut votre terrible éloquence !… Si vous le voulez, les haines mal éteintes vont se rallumer. Si vous parlez, Coligny, Téligny, Condé, Marillac, une centaine de huguenots en tout seront broyés par cette redoutable force qui s’appelle le peuple de Paris ! Parlez ! ne ménagez rien ! Accusez hardiment la complaisance du roi : je vous couvre ! E je vous délivre de l’amant d’Alice… Voyons, répondez-moi… Sommes-nous amis ? Puis-je compter sur votre aide ?

 

Le moine ne répondit pas tout de suite.

 

Une fièvre l’exaltait. Avec sa brûlante imagination, il se voyait décrétant la mort des huguenots.

 

Et c’était un rêve étrange, d’une tragique ampleur, que de décréter la mort, de passer dans Paris en soulevant un peuple en délire, de traverser la ville comme un météore dévastateur, de faire naître sous ses pas les incendies, de marcher dans des fleuves de sang, et d’arriver enfin à Alice en lui disant :

 

– Voyez ! Paris brûle ! Paris meurt ! Paris n’est que décombres ! Parce que j’ai voulu atteindre l’homme que vous aimiez !… Pour tuer Marillac, j’ai égorgé Paris !…

 

Panigarola presque délirant, l’œil en feu, le visage bouleversé, effroyable à voir, saisit la main de Catherine.

 

– Demain, madame, je prêcherai dans Saint-Germain-l’Auxerrois.

 

Catherine étouffa un cri de joie féroce.

 

– Ne vous inquiétez donc plus du reste ! dit-elle rapidement. Et même, tenez, marquis… je vous réponds que des miracles vont s’accomplir, et que le premier de ces miracles, c’est que vous serez aimé !

 

– Moi ! rugit-il avec un accent de désespoir indescriptible.

 

– Vous !… Aimé d’Alice !… Je la connais !… Elle méprise vos larmes ; couvert de sang et d’horreur, vous lui apparaîtrez comme un dieu !… Tenez-vous donc prêt… Jetez le peuple dans les rues… Nous, nous serons prêts…

 

– Comment ?

 

– Les maisons des cent condamnées seront marquées une nuit. Au matin, ces maisons brûleront. Et leurs habitants…

 

– Vous savez où il habite, lui ?

 

– Soyez donc tranquille ! Sa maison sera la première brûlée, puisqu’il faut que Coligny soit le premier tué ! Tout est prévu, tout est prêt ; le jour est fixé…

 

– Quel jour ?

 

– Le dimanche 24 août, jour consacré à Saint Barthélemy.

 

– Allez en paix, madame, dit le moine. Moi, je vais méditer sur ce que je vais dire au peuple de Paris !

 

En parlant ainsi, Panigarola écumant donnait réellement une impression de hideur et de force qui se déchaîne. Catherine de Médicis comprit qu’il était inutile de le pousser plus loin. Elle se retira, dit quelques mots à l’abbé qui l’attendait dans le couloir, rejoignit au parloir la femme qui l’avait accompagnée et monta avec elle dans sa litière. Les rideaux furent soigneusement tirés ; la litière se mit en marche, non vers le Louvre, mais vers le nouvel hôtel de la reine.

 

La jeune femme qui avait accompagné Catherine dans cette expédition demeurait silencieuse :

 

– Eh bien ! fit tout à coup la reine avec une sorte de gaieté qui eût pu paraître macabre, tu ne me demandes pas ce qu’il a dit ?

 

La jeune femme laissa retomber son voile, et la pâle figure d’Alice de Lux apparut.

 

– Madame, murmura-t-elle, comment oserai-je interroger Votre Majesté !

 

– Bah ! Bah ! Je te le permets… Tu n’oses pas ?… Eh bien je vais faire comme si tu m’avais interrogée… Il te pardonne, Alice !

 

Alice de Lux eut un frémissement.

 

– Il te pardonne, te dis-je ! Tout est fini, oublié…

 

– Madame…

 

– Ah ! oui, la lettre ! C’est cela, n’est-ce pas ?… Eh bien ! je la lui ai remise… Et il veut te la rendre lui-même… Et ce n’est pas tout !… Il veut que tu sois heureuse, jusqu’au bout : tu reverras ton enfant, Alice, et tu pourras l’emmener.

 

Alice pâlit affreusement.

 

– Ah ! mon Dieu, continua la reine, je n’y pensais plus !… Il ne faut pas que le comte sache l’existence de cet enfant… Eh bien, tu en seras quitte pour ne pas l’emmener… C’était un sacrifice que te faisait Panigarola…

 

Pendant que Catherine, habile tourmenteuse s’il en fût, continuait sa route, le moine à travers les couloirs et les escaliers du couvent se dirigeait vers les jardins. Et à le voir passer, glacial, indifférent, il eût été impossible de soupçonner quel orage se déchaînait dans ce cœur.

 

Nous avons dit que Panigarola jouissait dans le monastère de la plus entière liberté. Il allait et venait à sa guise. Généralement on le laissait seul ; les moines le redoutaient et lui supposaient un grand pouvoir occulte.

 

Panigarola marcha machinalement vers un coin du jardin où il y avait un banc de pierre et où il se promenait d’habitude.

 

Il s’assit sur le banc et laissa tomber sa tête dans une de ses mains.

 

À ce moment, il faisait presque nuit. Panigarola vit tout à coup quelqu’un qui s’asseyait près de lui. Ce quelqu’un, c’était l’abbé du couvent des Carmes, personnage considérable, jouissant d’une haute influence et considéré comme un saint non seulement par la communauté qu’il dirigeait, mais par la majorité des prêtres de Paris.

 

– Vous travaillez, mon frère ? demanda l’abbé… Restez assis… Ne vous levez pas.

 

– Monseigneur, dit Panigarola en cédant au geste bienveillant de l’abbé, je travaillais en effet… je prépare un sermon…

 

– C’est tout ce que je voulais savoir… Continuez, continuez, mon digne frère… moi je vais prévenir les curés et leurs vicaires qu’ils aient à venir vous entendre demain à Saint-Germain-l’Auxerrois… en même temps, j’écris à Rome que les temps sont proches… Laissez-moi vous faire une recommandation, mon frère.

 

– Je l’accueillerai avec reconnaissance, monseigneur.

 

– Que votre sermon de demain soit clair ! Vous n’aurez pas vos auditeurs mondains ordinaires ; l’église sera remplie de prêtres ; or, vous connaissez le peu d’intelligence de nos curés ; il s’agit donc de leur remontrer nettement leur devoir et de les enflammer de ce même courage dont les Macchabées[10] ont jadis donné l’exemple au monde. En un mot, mon cher fils, permettez-moi de vous donner ce nom, songez que vous leur portez un mot d’ordre.

 

– Votre Révérence peut se rassurer, dit Panigarola. Je ferai de mon mieux.

 

– Si cela est vrai, dit l’abbé en se levant, de grandes choses s’accompliront. Car le désir d’un noble combat enflamme nos amis et nos prêtres. Mais l’élan a été brisé. Nul n’ose dire ce qu’il pense. Il suffirait d’un seul coup de trompette dans le camp pour que chacun coure aux armes… c’est vous qui allez le donner. Mon fils, recevez ma bénédiction…

 

Panigarola se courba sous le geste.

 

Quand il se redressa, il vit l’abbé qui s’en allait.

 

Alors, il se dirigea vers cette partie du couvent où se trouvaient logés un certain nombre d’employés laïques, et qui était séparée du monastère proprement dit par un mur percé d’une porte. Le moine franchit cette porte, traversa une cour, entra dans un bâtiment isolé et pénétra enfin dans une chambrette où dormait un enfant.

 

Panigarola n’alluma pas de flambeau.

 

Il se pencha sur le petit lit et, longuement, contempla l’enfant, comme s’il eût vu clair dans la nuit.

 

De sombres pensées l’agitèrent sans doute, car une sorte de râle, par moments, soulevait sa poitrine. Enfin, il se laissa tomber à genoux, le visage dans les deux mains, et des larmes brûlantes glissèrent à travers ses doigts.

 

Et qui se fût trouvé près de lui, l’eût entendu murmurer dans un sanglot :

 

– Ô mon fils !… Si, du moins, elle t’aimait !… Si tu pouvais me faire reconquérir ta mère !…

 

Le petit Jacques-Clément dormait son innocent sommeil ; un souffle régulier s’échappait de ses lèvres sur lesquelles se jouait un sourire.

 

* * * * *

 

Le lendemain soir, le révérend Panigarola prêcha dans Saint-Germain-l’Auxerrois.

 

L’archevêque de Paris assista à ce sermon. Les évêques Vigor et Sorbin de Sainte-Foi, prédicateur ordinaire du roi, le chanoine Villemur à la tête du chapitre de son église, les curés, doyens et vicaires de toutes les paroisses, près de trois mille prêtres emplissaient la vaste nef. Les portes étaient fermées. Une vingtaine de laïques furent seuls admis ; de ce nombre étaient le duc de Guise, le maréchal de Tavannes, le chancelier Birague, le duc de Nevers, le maréchal de Damville, le prévôt Charron, Curcé l’orfèvre, le libraire Kervier, le boucher Pezou, le poète Dorat.

 

En outre, un certain nombre de capitaines des milices bourgeoises, des centainiers et même quelques simples dizainiers se massèrent à l’intérieur, près des portes, et purent entendre le sermon.

 

Le discours du révérend fut entendu dans le plus grand silence.

 

Seulement, quand ce fut fini, un frémissement terrible parcourut cette assemblée, surtout parmi les curés.

 

Puis, tout ce monde s’écoula.

 

Alors une femme qui, cachée dans une des loges, avait tout vu, tout entendu, se leva à son tour et sortit. À la porte, elle retrouva quelques gentilshommes qui escortèrent sa litière jusqu’à l’hôtel de la reine.

 

En effet, c’était Catherine.

 

Et Catherine, au moment où le sermon se finissait, s’était penchée ; son regard, chargé d’une haine avide, s’était appesanti sur le duc de Guise, et elle avait murmuré :

 

– Messieurs de Lorraine, exterminez-moi les huguenots !… Ce sera bien étonnant si dans la bagarre quelques bonnes arquebuses huguenotes ou autres, ne me débarrassent de vous en même temps ! Le royaume purifié des huguenots par les Guises et des Guises par les huguenots… voilà le plus beau trait de ma vie ! Quant au roi, ajouta-t-elle, avec un sourire, il n’est pas besoin de le tuer : il meurt. Ô mon Henri, tu régneras sans conteste sous l’égide de ta bonne mère !…

 

Dès le lendemain de cette mémorable soirée, de furieuses prédications éclatèrent à la fois dans toutes les églises de Paris.

 

Et à la suite de chacun de ces prêches, le peuple se répandait dans les rues avec des menaces et des imprécations contre les réformés.

 

Les huguenots conçurent bien quelque inquiétude de ce retour offensif de haines qu’ils croyaient éteintes. Mais, comme tous les jours le roi les invitait à son jeu de paume, comme il paraissait ne plus pouvoir se passer de Coligny, comme il s’entourait toujours des huguenots pour aller à la chasse, les inquiétudes finirent par s’atténuer.

 

D’ailleurs, tous les esprits étaient préoccupés de la prochaine célébration du mariage d’Henri de Béarn et de Marguerite.

 

Seuls, quelques esprits chagrins voulaient voir une mystérieuse coïncidence entre la mort foudroyante de Jeanne d’Albret et ces sentiments d’hostilité qui se déchaînaient dans le peuple de Paris.

X

OÙ TOUT LE MONDE SE TROUVE HEUREUX



Le moment est venu où, semblable au voyageur qui monte une côte fort rude et très hérissée d’aspérités, nous devons prier le lecteur de souffler un instant avec nous et d’examiner de haut l’ensemble de la position. Nous pourrions encore nous comparer à un joueur d’échecs qui, sur le point de mettre en mouvement les cavaliers ou les dames qui feront réussir ou échouer sa combinaison, inspecte la situation de chacun de ses personnages. Avec cette différence, toutefois, que les personnages du joueur d’échecs n’ont manœuvré que sur sa volonté expresse, tandis que, simple narrateur, nous avons dû nous contenter de noter les manœuvres des nôtres. Ici, c’est la fatalité, fabricatrice d’histoire, logique en ses écarts mêmes tout autant que le joueur attentif, c’est la fatalité, disons-nous, qui a tout conduit. Et nous employons ce mot à défaut d’autre. Il exprime pour nous l’ensemble des volontés humaines qui, se heurtant, s’amalgamant, se brisant, se renouant, s’enlaçant les unes dans les autres, finissent par former l’événement visible que signale l’histoire… Il n’en est pas moins vrai que nos personnages, en dehors de notre volonté de narrateur, se sont placés et ont fini par se combiner dans la situation à laquelle ils devaient logiquement aboutir.

 

C’est sur cette situation qu’il est indispensable de jeter un coup d’œil d’ensemble, situation, répétons-le, qui ne pouvait pas ne pas être, situation comparable à celle des diverses troupes en présence la veille d’une bataille, après de longues manœuvres.

 

Un dernier mot encore : nous le devons aux lecteurs qui nous ont fait l’honneur de nous suivre.

 

Ce récit se trouve étroitement mêlé à une catastrophe historique : nous avons usé de notre droit d’imaginer non pour inventer de toutes pièces, des personnages ou des faits, mais pour les reconstituer sur un mot, sur un incident, sur une attitude, comme on dit que Cuvier[11] reconstituait un animal disparu sur une simple vertèbre. Un exemple : si l’histoire nous apprend qu’Orthès, vicomte d’Aspremont, se promène le 24 août avec des dogues qu’il lâchait sur les huguenots en pleine rue, notre rôle est de reconstituer l’état d’esprit de ce personnage, l’aspect possible de la rue, la pensée probable de la foule – et nous avons un épisode dans ta narration duquel intervient activement notre volonté sans qu’il nous soit possible de blesser la vérité possible, qui est toujours la plus vraie.

 

Cela dit, retournons-nous du haut de notre montagne et examinons à vol d’oiseau la position.

 

À tout seigneur, tout honneur : Catherine de Médicis est la véritable protagoniste de ce drame. La reine, par une lente manœuvre, se trouve à la veille d’un double événement qui doit, d’après elle, se présenter dans le même instant. En effet, l’extermination des huguenots ne doit-elle pas être, du même coup, la mort de son fils Déodat. Donné à Dieu ! Si le malheureux jeune homme a jadis échappé à cette affreuse offrande, il est temps que la destinée de son nom s’accomplisse et qu’il soit pour toujours, cette fois, donné à Dieu !

 

Ce massacre des huguenots qu’elle prépare maintenant, Catherine l’a-t-elle rêvé dès longtemps ?… Nous avons vu au contraire, qu’elle était au fond, sceptique sur la question religieuse, et qu’elle eût, en somme, consenti volontiers à « entendre la messe en français ». Mais une terrible rivalité s’était élevée entre elle et Jeanne d’Albret. Jusqu’à la mort de l’infortunée reine de Navarre, Catherine pensa fermement que Jeanne convoitait le trône de France. Elle se servit des haines religieuses plutôt qu’elle ne les suscita. Elle ne rêva guère dans le début que de se débarrasser de la guerrière du Béarn. Puis, lorsque les huguenots furent à Paris, lorsqu’elle les tint en son pouvoir, elle dut fatalement se demander si le moment n’était pas venu d’une destruction générale.

 

Cette extermination se préparait, sans qu’elle fût encore positivement résolue.

 

Catherine redoutait les huguenots qui étaient capables de soutenir les prétentions qu’elle supposait à Henri de Béarn.

 

Elle redoutait les Guise, qu’elle supposait aussi férus d’un amour sans borne pour la puissance royale.

 

Elle redoutait le comte de Marillac, enfant d’une faute qui, si elle était découverte, ferait d’elle la risée de la cour.

 

Enfin, en correspondance permanente avec Rome, elle subissait, peut-être sans s’en rendre compte, la pression effroyable du saint-office inquisitorial.

 

Faire massacrer les huguenots par les Guise, et les Guise par les huguenots, assurer la disparition du comte son fils, et se ménager à jamais dans Rome le plus puissant des appuis, telle dut être sa pensée conductrice.

 

Le résultat de la victoire était de placer le duc d’Anjou sur le trône, dès la mort, escomptée, de Charles IX.

 

Et de gouverner en souveraine maîtresse sous le nom de son fils préféré.

 

Toute cette laborieuse combinaison était sur le point d’aboutir : par Alice et Panigarola, elle tenait Marillac ; Charles IX, épouvanté et tremblant, persuadé que les huguenots conspiraient sa mort, devenait un instrument docile ; les Guise étaient prêts à se ruer dans Paris, le fer et la torche à la main.

 

Catherine était donc plus paisible, plus heureuse que nous ne l’avons jamais vue.

 

Ses impatiences ont cessé : elle attend tranquillement que sonne l’heure épouvantable.

 

Si nous passons de la reine au comte de Marillac, de la mère au fils, nous voyons que Déodat vient de recevoir le double coup d’un bonheur imprévu.

 

Le pauvre jeune homme s’imagine avoir enfin touché le cœur de sa mère, et Catherine l’amuse par la fantasmagorie de sa maternité à demi avouée.

 

De plus, le comte a retrouvé toute sa sérénité d’amour pour Alice.

 

Les soupçons vagues imprécis qu’il a pu concevoir, se sont évanouis sous le souffle de Catherine. Il n’a pas cessé un moment d’adorer Alice de Lux ; mais maintenant, il est sûr d’elle.

 

L’époque de son mariage approche.

 

Que fera-t-il après ce mariage ? Demeurera-t-il à la cour de France, comme son cœur l’y invite ? S’en ira-t-il à l’étranger comme sa fiancée l’y incite ? Il ne sait pas encore…

 

Tout ce qu’il sait, c’est qu’Alice est pure, c’est qu’Alice l’aime, et devant un tel bonheur, le reste ne compte pas.

 

Un grand chagrin, pourtant, a traversé cette félicité :

 

Jeanne d’Albret est morte !…

 

C’est-à-dire tout ce que le comte a vénéré jusque-là ! tout ce qui lui apparaissait comme la bonté souveraine, la raison de vivre en oubliant le malheur initial de sa vie !

 

Mais ce chagrin lui-même s’efface lorsque Déodat songe qu’il a retrouvé une mère et une fiancée…

 

Encore un qui est heureux !…

 

Quant à Alice de Lux, la mort de Jeanne d’Albret lui a ôté le plus cruel de ses soucis. Seule, la reine de Navarre eût eu intérêt à la séparer du comte. Seule, elle pouvait et devait la dénoncer… La reine morte, Alice a respiré.

 

Catherine de Médicis lui a promis la suprême récompense de ses services.

 

Elle épousera le comte de Marillac !…

 

Encore une qui se persuade qu’après tant d’orages, elle est enfin arrivée au port d’un bonheur si durement conquis !…

 

Charles IX attend sans impatience le grand événement que lui a promis sa mère. Il ne sait pas au juste ce qui doit se passer. Mais il sait que l’événement doit consolider son trône. Il sait qu’il n’y aura plus de tracas, plus d’ennuis, plus de guerres ; il pourra courir les bois, chasser le cerf et le sanglier, sans se demander à chaque instant si l’un des chasseurs qui l’accompagnent ne va pas le tuer : il pourra étudier de nouveaux airs sur le cor : enfin, vivre à sa guise.

 

Dès lors, pense-t-il, les crises effrayantes qui, à la moindre émotion, le jettent dans des délires tantôt furieux, tantôt désespérés, ces crises ne se renouvelleront plus. Il régnera sans conteste, c’est-à-dire qu’il emploiera aux commodités de sa vie tout ce qu’un peuple entier peut produire de richesse, de génie, de science et d’art. Entouré de poètes parce qu’il aime les jolis vers, de ciseleurs et d’orfèvres parce qu’il aime les belles ferronneries, de chasseurs parce qu’il aime les courses au grand air, il se délassera de ses travaux de ferronnier en courant le cerf, de la chasse en écrivant des poésies, de la littérature en soufflant du cor, et ce sera le parfait bonheur : plus de huguenots, ni de catholiques, plus de gens d’armes, plus de menaces, plus de sang.

 

Il pourra librement, tout seul, vêtu en bourgeois, parcourir sa bonne ville, s’arrêter parfois dans quelque guinguette, et finir toutes ses excursions chez Marie Touchet qu’il aime sans passion, mais avec une tendresse profonde. Voilà ce que rêve cet enfant de vingt ans : pour le reste, il a ses conseillers, ses parlements, ses chanceliers et ses ministres qui s’occuperont de l’administration de son royaume.

 

Voilà ce que lui a promis Catherine, et c’est cela qu’il attend, sans trop y croire, car ce serait trop beau, songe-t-il. Mais enfin… sa mère est si énergique dans ses promesses qu’il faut bien qu’il y ait quelque grand événement en préparation… Le roi Charles IX attend… il attend le bonheur.

 

Et justement, dans cette période, il est tout souriant. Il sourit aux catholiques, aux huguenots, à sa mère, à son frère d’Anjou qu’il déteste, à Henri de Béarn qu’il redoute, à Coligny qui le veut assassiner, d’après ce que Catherine lui a assuré. Charles est déjà tout heureux. Son sourire est sincère.

 

Il a bonne mine, c’est-à-dire qu’au lieu d’être livide comme à son ordinaire, il est simplement pâle.

 

Il semble même qu’il y ait une sorte de fierté dans ses yeux, une fierté qui étonne ses courtisans, inquiète Guise, et fait rêver Catherine. Chacun, dans le Louvre, se demande pourquoi le petit Charles est si fier, pourquoi ce malheureux se dilate, pourquoi il redresse sa pauvre moustache d’un air conquérant, et chacun se met l’esprit à la torture pour deviner quelle secrète pensée anime le roi.

 

Simplement, il s’est passé une chose que toute la cour ignore :

 

Marie Touchet a accouché d’un beau garçon bien râblé, solide, criard, plein de vie : Charles IX est père !… Un nouveau petit Valois est au monde ; et le roi songe quel titre il pourra bien lui conférer[12].

 

Marie Touchet qui aime le roi, qui s’effraye des grandeurs, qui rêve d’une existence douce et tendre où son Charles ne serait pas roi, mais un bon bourgeois heureux d’aimer et d’être aimé, Marie Touchet a supplié son royal amant de ne pas faire le malheur de l’enfant en le marquant pour ainsi dire d’un titre qui, plus tard, lui rappellerait sa naissance et lui donnerait de funestes ambitions… mais le roi a souri : il veut que l’enfant de son amour s’approche le plus près possible du trône !

 

Il veut s’occuper de ce fils… et pour cela, il faut que l’ère paisible prédite par sa mère se réalise enfin.

 

Jetons aussi un coup d’œil dans le logis de Marie Touchet.

 

Marie Touchet, c’est la fille du peuple, avec toutes ses exquises délicatesses. C’est, dans la sombre tragédie qui se déroule en cette année 1572 à jamais maudite, c’est la figure de lumière et de douceur qui laisse au poète, au rêveur, au philosophe le droit de penser que l’humanité de cette époque ne fut pas une exception d’épouvante et d’horreur, puisqu’il s’y trouve de tels anges parmi de tels démons.

 

Si nous pénétrons chez elle, nous la trouvons penchée sur le berceau de son fils ; car depuis quelques jours, elle est relevée de ses couches, et désormais elle ne vit plus que pour cet enfant.

 

Quel calme dans ce logis ! quelle propreté !… Quelle modestie aussi !… modestie charmante qui ne va pas sans coquetterie. Dans la chambre à coucher aux meubles de noyer ciré, toute claire, voici le berceau où dort le duc d’Angoulême. Au-dessus du berceau, un beau portrait de Charles IX en bourgeois. Le roi sourit dans son cadre. Et Marie lui sourit lorsque parfois son regard se lève de l’enfant jusqu’au père.

 

Puis voici que le petit Valois se réveille et crie : la mère dégrafe son corsage et, prenant l’enfant dans ses bras avec un geste tout frémissant, lui présente le sein blanc et rose, le sein gonflé, puissant, … mamelle populaire. Et le petit Valois, le fils du roi, gloutonnement, saisit de ses lèvres, de ses deux mains, le sein de la belle fille du peuple.

 

Nous ne voyons là aucun symbole… les choses sont ainsi, tout simplement.

 

Passons maintenant à des personnages plus actifs.

 

Panigarola, dans son couvent, médite la destruction des huguenots et la mort de son rival Marillac. Étrange physionomie que celle de ce moine incroyant poussé à la haine par l’amour, devenu à son insu le redoutable instrument que manie la sainte Inquisition !

 

Éloquent d’une sauvage éloquence, décuplée par la passion qui se déchaîne en lui, il déverse du haut de la chaire des flots de haine.

 

Et lui, dans ses clameurs vengeresses, ne songe qu’à Marillac… L’heure approche où le rival succombera, où Alice, enfin, lui appartiendra, purifiée, régénérée dans le sang d’une vaste hécatombe, et songeant à ces choses, il est heureux…

 

Le duc de Guise s’apprête pour la suprême conquête. Son plan est d’une effrayante simplicité : le roi paraît résister au mouvement de foi apostolique et romaine qui veut sauver l’Église en exterminant la réformation. Or, ce mouvement doit aboutir à quelque bataille géante dans les rues de Paris.

 

Alors, lui, Guise, accusera formellement Charles IX de connivence avec les huguenots ; il se fera nommer capitaine général de l’armée catholique, et lorsque le massacre sera commencé, lorsque Paris brûlera, lorsque les ruisseaux des rues seront transformés en fleuves de sang, lorsque le peuple sera déchaîné, il marchera sur le Louvre ; le roi impopulaire, le roi des huguenots sera déposé ; Tavannes, le maréchal, est avec lui ; Damville lui garantit trois mille cavaliers qui sont en route, quatre mille arquebuses ; Guitalens, gouverneur de la Bastille, prépare son oubliette la plus sûre pour y enfermer Charles IX… et lorsque le roi voudra se défendre, lorsqu’il appellera ses gardes, c’est Cosseins, son propre capitaine, qui l’arrêtera !…

 

Alors Guise arrêtera le carnage : il aura ainsi du même coup l’amour des catholiques qu’il aura déchaînés, et des huguenots qu’il aura sauvés.

 

Et comme la France ne peut pas vivre sans roi, comme son oncle, le cardinal de Lorraine, a établi nettement la généalogie qui le fait descendre de Charlemagne, Henri de Guise sera roi !…

 

Tout est prêt. Il n’y a qu’à attendre le moment propice !…

 

Le maréchal de Damville, lui aussi, prépare son coup.

 

Du fond de son gouvernement, il fait venir des troupes nombreuses : près de sept mille hommes qu’il a offerts à Guise pour l’aider à déposer Charles IX. Et, par un miracle de ruse, c’est à la prière même du roi que ces troupes se sont mises en route.

 

Damville a, en effet, sollicité et obtenu un commandement dans l’armée que Coligny doit conduire aux Pays-Bas contre l’Espagne représentée par le duc d’Albe. Et le roi, d’abord sincère, le roi dont Catherine a bouleversé les idées, le roi qui veut maintenant la mort de Coligny, cherche à faire croire à l’amiral que l’expédition aura lieu. Damville assistera donc au massacre des huguenots dans Paris, et prêtera toute son aide à Henri de Guise.

 

Si Guise est tué, Damville cherchera audacieusement à se substituer à lui, et ce rêve le hante d’arriver tout sanglant dans le Louvre, d’arracher la couronne à Charles et de la poser sur sa tête !…

 

Si au contraire Guise réussit, Damville se contentera d’être le plus haut personnage du royaume après le roi. Il aura quelque chose comme une vice-royauté de tous les pays d’au-delà la Loire. Il sera connétable et lieutenant général de toutes les troupes. Deux millions de livres lui sont d’abord assurées.

 

Mais ce que veut surtout Damville, c’est l’écrasement de son frère.

 

La vieille haine qui date du jour lointain où Jeanne de Piennes le repoussa, cette haine a gangrené son âme. Elle est devenue un hideux ulcère inguérissable… Damville donnerait jusqu’à cette royauté qu’il rêve dans le secret de ses pensées, pour faire souffrir son frère. L’occasion va enfin se présenter : Damville s’est réservé l’attaque de l’hôtel de Montmorency… c’est lui qui veut prendre le vieil hôtel où le connétable son père a vécu ! Et le réduire en cendres ! Il prendra François et le tuera de ses mains… Puis il emportera Jeanne de Piennes dans sa vice-royauté !

 

Comment ! Montmorency est donc compris dans les massacres ? Pourtant il n’est pas huguenot !… C’est vrai, mais il est suspect.

 

Le parti modéré qui veut l’apaisement le considère comme son chef naturel. Et puis d’ailleurs, est-il vraiment besoin d’être huguenot pour être condamné ? Toute maison où il y aura quelque chose à prendre ne sera-t-elle pas bonne à brûler ?…

 

L’histoire nous dit que Montmorency fut compris dans le carnage parce qu’il était le chef naturel des Politiques ; mais l’histoire est une vieille bavarde superficielle. Nous disons, nous, que Montmorency fut condamné parce qu’on avait une haine à assouvir contre lui… Damville, donc, en cette période où nous essayons d’indiquer la position générale de la mise en scène historique, attendait donc avec la certitude que sa haine et son amour, avant peu, recevraient du même coup leur satisfaction. Cependant, il ne néglige aucune précaution. Par Gillot qui a réussi à s’introduire dans l’hôtel Montmorency, il sait tout ce que fait et dit son frère, et il prend ses mesures en conséquence.

 

Car Gillot espionne activement… Seulement, il y a une chose, une seule, dont il n’a pu informer son oncle Gilles, pour la raison qu’il l’ignore. Et cette chose, qui peut-être bouleverserait de fond en comble les plans de Damville, c’est que la malheureuse Jeanne de Piennes est folle…

 

Pénétrons maintenant dans l’hôtel de Montmorency. Là se trouvent cinq personnages qui nous intéressent et qui – nous osons du moins l’espérer – intéressent également le lecteur.

 

D’abord, nos deux héros d’amour : le chevalier de Pardaillan et Loïse de Piennes de Montmorency.

 

Depuis qu’ils se sont dit leur amour, ils se parlent à peine. Et qu’est-il besoin de paroles ? Il n’est pas une pensée du chevalier qui n’aille à Loïse : il n’est pas un battement du cœur de Loïse qui ne soit pour le chevalier. Ils le savent. Leurs attitudes, l’accent de leur voix lorsqu’ils se disent les choses les plus insignifiantes, tout proclame leur amour. Ni l’un ni l’autre ne semble croire à l’effroyable orage qui s’amasse sur leurs têtes. Pour Loïse, c’est bien simple : elle mourrait en ce moment sans s’apercevoir qu’elle meurt, pourvu que lui fût près d’elle ! Et quel danger est possible quand le chevalier est là ? Elle n’a pas confiance : elle est la confiance même.

 

Quant au chevalier, sûr de l’amour de Loïse, il croit n’avoir plus rien à redouter de la fortune adverse. Pourtant, il ne se croit pas certain d’être uni un jour à Loïse. Le maréchal de Montmorency a déclaré que sa fille est destinée au comte de Margency. Le chevalier de Pardaillan ne connaît pas ce comte, mais il fera tout au monde pour le rencontrer, et, l’épée à la main, lui disputera sa fiancée. Il la disputera au maréchal s’il le faut !

 

En attendant, il vit dans une sorte d’engourdissement du cœur, tandis que son esprit alerte demeure actif. Quand il y songe, il trouve tout naturel que Loïse l’aime ; les choses devaient s’arranger ainsi… à d’autres moments, au contraire, il éprouve de cet amour un prodigieux étonnement… Il est comme un homme qui, d’une chambre obscure, entrerait tout à coup dans une salle de spectacle pleine de bruit, de lumières, de parfums, et qui, pendant quelques instants, demeure ébloui. Ainsi, dans le cœur du chevalier, il y a des lumières, des parfums et des musiques ; seulement l’éblouissement dure des jours au lieu de secondes.

 

Cela ne l’empêche pas de rechercher activement deux choses. La première, c’est le moyen de sauver définitivement Loïse, c’est-à-dire de sortir de Paris ; la deuxième, c’est de savoir qui est le comte de Margency que le maréchal a choisi pour fiancé à Loïse.

 

Pendant ce temps, le vieux Pardaillan demeure à l’affût. Il fait manœuvrer son Gillot et échafaude un plan que nous ne tarderons pas à voir se développer sous nos yeux. Le vieux renard est inquiet. Il flaire, il ne sait trop quel immense danger. Au fond, il a confiance, et son esprit de ruse devient de l’esprit d’audacieuse entreprise ; nous allons le voir à l’œuvre.

 

La pauvre Jeanne est folle. Que dire de plus ? C’est peut-être la plus heureuse. Sa douce et tendre folie l’a ramenée aux beaux jours de sa première jeunesse. Elle se croit à Margency. Par un phénomène assez rare, sa santé physique est entièrement rétablie ; les étouffements ont disparu : le cœur bat normalement ; elle caresse un rêve inépuisable…

 

Le maréchal de Montmorency, tenu à l’écart par les chefs huguenots parce qu’il a refusé de s’associer à l’entreprise d’Henri de Béarn, alors que la paix n’était pas déclarée, est d’autre part, haï de la Cour, parce qu’on l’accuse de bienveillance pour les huguenots : les partis politiques ne comprennent pas l’indépendance chez un homme influent. Il faut que cette influence soit mise au service de l’un ou de l’autre. L’homme qui ne veut écraser personne, qui conçoit le droit à la vie pour tous est un être dangereux : ne vouloir être ni le loup ni l’agneau, c’est une conception bizarre qui étonne et paraît menaçante.

 

Mais François de Montmorency ne cherche pas l’estime et l’admiration de ces concitoyens, pour la raison bien simple qu’il ne les estime ni ne les admire. Il a vu trop d’ambitions déchaînées autour du trône ; il a vu trop de pensées criminelles, trop d’hypocrisies, trop de férocité : il ne rêve plus que la retraite au fond de son manoir… C’est un homme brisé par les douleurs qu’il a subies et qui s’imagine avoir trouvé un bonheur relatif dans cette retraite parmi les siens.

 

Voilà donc, d’une façon générale, la position de tous nos personnages principaux.

 

Il plane sur cette situation un calme d’orage.

 

C’est ainsi que dans les minutes tragiques qui précèdent la tempête, les arbres de la forêt demeurent immobiles ; pas un souffle ne traverse l’espace ; l’Océan semble s’aplatir dans une torpeur qui peut ressembler à du repos ; le ciel, sans être pur, n’offre rien de menaçant, et les buées grises dont il se couvre paraissent devoir se dissiper bientôt sous l’effort d’un soleil qu’on aperçoit livide et sans rayons.

 

Tout à coup ce ciel devient noir ; une rafale énorme balaye les airs, la tempête bat les horizons, saute, bondit, mugit ; les arbres hurlent d’effroi ; l’Océan se cabre d’épouvante…

XI

ENTREVUE DE DAMVILLE ET DE PARDAILLAN


Nous transporterons maintenant nos lecteurs à l’hôtel de Montmorency, par une chaude soirée des premiers jours d’août. Dans la chambre qu’il occupait à l’hôtel, le vieux Pardaillan achevait de s’habiller en guerre, en sifflotant une fanfare de chasse.

 

C’est-à-dire qu’il endossait la casaque de cuir et ceignait sa longue rapière, non sans s’être assuré que la pointe n’en était pas émoussée. En outre, il se munissait d’une courte dague, présent de Montmorency, portant la marque des fabriques de Milan.

 

– Par Pilate, grogna-t-il, j’étouffe dans cette cuirasse ; mais j’espère que sous peu, je pourrai m’en débarrasser.

 

Il était à ce moment neuf heures du soir et le lourd crépuscule d’été commençait à voiler Paris.

 

Lorsqu’il fut prêt, le vieux routier se jeta dans un fauteuil, les jambes croisées, la rapière en travers des genoux, et se mit à réfléchir.

 

– Dois-je prévenir le chevalier ? Non, par la mordieu ! Il voudrait me suivre, car il n’en fait qu’à sa tête. Or, je veux être seul à traiter cette petite affaire. En effet, de deux choses l’une : ou mon ancien maître se trouvera seul, comme me l’a affirmé cet animal de Gillot, et alors, je n’ai pas besoin d’aide. Ou je tombe dans un traquenard, et il est inutile que le chevalier soit tué en même temps que moi… Oui, mais si je suis tué !… Hum ! Je voudrais bien voir mon fils avant. Et puis, au fait, à quoi bon ?

 

Pardaillan continua sa rêverie jusqu’au moment où il entendit sonner dix heures.

 

Alors, il descendit sans bruit, se fit reconnaître du Suisse et sortit de l’hôtel en prévenant le digne gardien qu’il rentrerait peut-être fort tard dans la nuit, parce qu’il était attendu de sa maîtresse qu’il n’avait pas vue depuis longtemps, et qu’en conséquence ladite maîtresse le retiendrait sans doute jusqu’à une heure avancée ; que s’il ne rentrait pas du tout, ni la nuit, ni le lendemain, c’est que, sans aucun doute, il aurait entrepris un voyage.

 

Le Suisse demeura tout mélancolique des suites de cette confidence.

 

– Je n’aurais jamais cru qu’un homme pareil eût une maîtresse ! songea-t-il. Fiez-vous aux apparences !

 

Cependant, Pardaillan s’était éloigné. Il descendit sans hâte jusqu’à la Seine et, comme le passeur était couché, s’en alla traverser le fleuve au Grand Pont, qui porte aujourd’hui le nom de Pont au Change parce que des boutiques de changeurs étaient établies sur ce pont.

 

Pardaillan, tout flânant et sans se hâter, se dirigea vers le Temple, et il était à peu près onze heures lorsqu’il atteignit l’hôtel de Mesmes.

 

Sur sa façade, l’hôtel paraissait endormi.

 

Aucune lumière ne filtrait à travers les vitraux de ses fenêtres.

 

Pardaillan fit le tour de l’hôtel. Sur les derrières, on l’a vu, se trouvait un jardin clôturé d’un mur, ce qui était un signe de noblesse ou de richesse ; car les nombreux jardins qui étaient alors dans Paris n’étaient clôturés que de haies vives.

 

Le vieux routier escalada le mur avec cette agilité qui était telle encore qu’elle excitait l’admiration de son fils.

 

Parvenu à la porte de l’office qui donnait sur le jardin, il commença à manœuvrer pour forcer les verrous au moyen de sa dague. Ce travail qu’il accomplit sans bruit lui demanda une heure, en sorte qu’il était minuit lorsque Pardaillan, à sa grande satisfaction, vit la porte s’ouvrir.

 

L’instant d’après, il était dans l’intérieur de l’hôtel. Pendant le séjour qu’il y avait fait, Pardaillan avait assez étudié la localité, selon son expression, pour être sûr de s’y conduire les yeux fermés. Il traversa donc le vestibule de l’office, enfila le couloir où se trouvait la fameuse entrée des caves et sourit en se rappelant la grande bataille qu’il avait soutenue là.

 

Parvenu à la partie antérieure de l’hôtel, il commença à monter un large escalier et arriva au premier étage ; puis, ayant longé un corridor, il s’arrêta devant une porte : c’est là que commençait l’appartement particulier du duc de Damville.

 

« Y est-il ?… N’y est-il pas ?… S’il y est, est-il seul ?… »

 

Le vieux routier se posa ces questions. Ce n’est pas qu’il fût ému. Pas un pli de son visage ne frémissait. Mais enfin, il ne se dissimulait pas que sa vie tenait sans doute à un fil.

 

– Bon ! finit-il par murmurer, je vais bien voir.

 

Et il allongea la main pour voir si la porte était fermée.

 

Au même instant, cette porte s’ouvrit d’elle-même, et le maréchal de Damville parut, un flambeau dans une main.

 

– Tiens ! fit le maréchal d’une voix tranquille, c’est ce cher monsieur de Pardaillan ! Vous me cherchez, je crois ? Donnez-vous donc la peine d’entrer… moi aussi, je voulais justement vous voir et vous parler…

 

Pardaillan demeura une seconde atterré. Si difficile à émouvoir que soit un homme, il n’est pas sans éprouver quelque violente secousse lorsqu’il est soudain surpris par un ennemi mortel au moment même où il croyait surprendre cet ennemi.

 

Cependant, par un énergique effort de volonté, le vieux routier se remit promptement, jeta un rapide regard dans l’intérieur de la pièce pour s’assurer que le maréchal était seul et, saluant de bonne grâce, il répondit :

 

– Ma foi, monseigneur, j’accepte votre invitation, car j’ai des choses urgentes à vous dire.

 

– Si j’avais su que vous me cherchiez, reprit Damville, je vous eusse évité la peine de crocheter mes portes. Je regrette que vous vous soyez donné tant de mal.

 

– Vous êtes mille fois trop bon, monseigneur : je vous assure que c’est sans aucune peine que j’ai défoncé vos serrures.

 

– Ah ! oui… l’habitude.

 

– Eh ! monseigneur, on crochète ce qu’on peut… les uns, des serrures, les autres des cœurs humains…

 

– Mais entrez donc, je vous en supplie. Laissez-moi exercer tous les devoirs de l’hospitalité.

 

Pardaillan n’hésita pas.

 

Il entra.

 

Le maréchal referma la porte.

 

Ils se trouvaient alors dans une vaste antichambre sur laquelle s’ouvraient deux portes ; l’une d’elles donnait sur une sorte de salon qui n’était pas la salle d’honneur de l’hôtel, mais une sorte de parloir intime réservé aux amis du maréchal. C’est dans ce salon que Damville fit entrer Pardaillan. Il posa son flambeau sur la cheminée et, désignant un fauteuil à son étrange visiteur, il s’assit lui-même.

 

– Ah çà, dit Pardaillan qui s’assit sans se faire prier, vous m’attendiez donc, monseigneur ?

 

– Monsieur de Pardaillan, je vous attendais sans vous attendre. On attend toujours un homme comme vous. Dans la situation que nous occupons l’un vis-à-vis de l’autre, je n’ai cessé de penser que vous auriez tôt ou tard le désir de me voir.

 

– Voyons, monseigneur, dites-moi que vous étiez prévenu de ma visite, dit Pardaillan qui songea à Gillot.

 

– C’est la vérité, répondit Damville.

 

– Puisque vous êtes en veine de franchise, ne pourriez-vous me dire qui vous a prévenu ?

 

– C’est facile, et je ne vois aucune raison de vous cacher ce détail. Un de mes officiers que vous connaissez bien, pour qui vous professez la plus vive amitié… ce brave Orthès.

 

– Monsieur le vicomte d’Aspremont !

 

– Lui-même. Si vous avez de l’amitié pour lui, il a pour vous une telle affection qu’il recherche toutes les occasions de vous apercevoir, ne fût-ce qu’un instant. Je crois qu’il a quelque chose d’intéressant à vous dire.

 

– Je l’écouterai volontiers, monseigneur. Il y a en effet une conversation engagée entre ce digne gentilhomme et moi, et il faudra bien que le dernier mot reste à l’un ou à l’autre. Mais daignez continuer, monseigneur, vous disiez donc…

 

– Je vous disais, mon cher monsieur, que votre excellent ami Orthès, dans l’espoir de vous serrer dans ses bras, ne cesse de rôder autour de l’hôtel de Montmorency.

 

– Ah ! songea Pardaillan, ce n’est donc pas Gillot !

 

– Ce soir donc, il vous a suivi, il vous a vu escalader le mur de mon enclos, et tandis que vous forciez l’office, il est entré par la grande porte et m’a prévenu de votre visite. J’étais sur le point de me coucher. Mais pour avoir le plaisir de vous voir, j’ai résolu de veiller. Bien m’en a pris, puisque vous voilà.

 

– Oui, me voilà, dit Pardaillan. Mais, monseigneur, puisque vous poussez la condescendance à ce point, vous me permettrez bien de vous poser une petite question, une seule ?

 

– Comment donc ! Dix questions, question ordinaire et question extraordinaire, vous avez droit à toutes les questions !

 

Cette fois, le vieux routier ne put s’empêcher de pâlir !

 

Est-ce qu’il allait être livré au bourreau ?

 

Est-ce qu’on allait lui appliquer la question, c’est-à-dire la torture !…

 

Pourtant, il fit bonne contenance et reprit :

 

– Je vous demanderai donc, monseigneur, si vous êtes seul, si je puis vous parler à cœur ouvert.

 

– Monsieur de Pardaillan, vous pouvez tout me dire, et décharger votre cœur. Quant à être seul, vous comprenez bien que ce serait vous faire injure. Il n’y aura jamais trop de braves officiers autour de moi pour faire honneur à un homme tel que vous. Et d’ailleurs, voyez !

 

À ces mots, le maréchal se leva. Trois portes s’ouvraient sur cette salle : l’une par laquelle Pardaillan était entré ; la deuxième qui donnait sur la chambre à coucher ; la troisième qui ouvrait sur un cabinet d’armes.

 

Damville ouvrit la première, et Pardaillan aperçut douze gardes sur deux rangs, armés de hallebardes.

 

Le vieux routier hocha la tête, et Damville referma. Puis, du même pas tranquille, il ouvrit la deuxième porte, et une quinzaine de gentilshommes apparurent à Pardaillan : ils avaient tous l’épée à la main.

 

– Bonsoir, messieurs ! dit le vieux routier en saluant.

 

Les gentilshommes demeurèrent immobiles et muets.

 

Cette deuxième vision disparut aussitôt, le maréchal ayant refermé la porte. Il alla alors ouvrir la troisième, et cette fois, ce furent six arquebusiers, prêts à faire feu, qui apparurent ; derrière eux, Orthès, prêt à donner le signal d’une décharge.

 

Cette troisième porte refermée, le maréchal revint prendre sa place.

 

« Je suis pris ! » se dit Pardaillan, qui ne put s’empêcher de frémir.

 

Mais peut-être qu’une idée soudaine traversa sa cervelle, car le maréchal, en s’asseyant, le vit sourire, et ce sourire décontenança Damville qui s’attendait à le voir pâle et tremblant.

 

– Causons maintenant, dit le maréchal en fronçant les sourcils. Mon cher monsieur, vous veniez pour m’assassiner.

 

– Non pas, monseigneur, je venais pour vous tuer, il est vrai, mais pour vous tuer en un combat loyal. Je comptais vous trouver seul. J’avais même prévu le cas où je vous eusse trouvé endormi. Alors, je vous eusse réveillé, je vous eusse prié de vous habiller, et je vous eusse dit ceci : « Monseigneur, vous gênez terriblement quelques braves gens qui ne demandent qu’à vivre heureux et tranquilles et que vous avez résolu d’occire. Vous avez fait assez de mal dans votre vie. Et c’est vous rendre un signalé service que de vous empêcher d’en faire encore. Voici votre, épée, voici la mienne. Défendez-vous bien, car j’ai la prétention de ne pas sortir d’ici sans vous avoir tué. » Voilà ce que je vous eusse dit, monseigneur. Et je suis prêt à vous le redire. Vous ouvrirez ces trois portes. Il y aura de nombreux témoins pour affirmer que monseigneur Henri de Montmorency, maréchal duc de Damville n’a pas été assassiné, mais bien tué légalement par la grâce de Dieu et de ma rapière.

 

Ce maréchal était une véritable bête féroce ; mais il avait le culte du courage.

 

L’attitude paisible et narquoise de Pardaillan, ce sourire qui hérissait sa moustache, sa tranquillité parfaite dans une aussi terrible conjoncture, firent donc sur lui une profonde impression, et il ne put s’empêcher de jeter un regard d’admiration sur l’homme qui, entouré d’épées, de hallebardes et d’arquebuses, osait lui tenir un pareil langage.

 

– Monsieur de Pardaillan, dit-il, vous n’avez pas prévu le cas où c’est moi qui vous eusse tué…

 

– C’était impossible, monseigneur. J’avais tous les avantages. Je ne vous dirai pas que votre cause est mauvaise et la mienne juste, car je suis en ce moment la preuve vivante que les bonnes causes ne triomphent pas toujours ; mais je vous dirai qu’au métier des armes, c’est le plus audacieux qui l’emporte, et je suis sûr d’être plus audacieux que vous.

 

– Soit : mais vous n’avez pas prévu le cas où je n’eusse pas voulu vous accorder l’honneur de me battre avec vous.

 

– Nous nous sommes expliqués là-dessus, à notre rencontre des Ponts-de-Cé, monseigneur ; je crois vous avoir prouvé que mon épée vaut la vôtre.

 

Le maréchal se leva, pensif, et fit quelques pas dans la salle, non sans surveiller du coin de l’œil les mains de son adversaire.

 

Mais Pardaillan, tranquillement assis, accoudé à son fauteuil, le regardait d’un air de bonhomie qui apparut au maréchal comme un excès d’intrépidité. Il s’accota à la haute cheminée et dit lentement :

 

– Monsieur de Pardaillan, j’ai toujours eu pour vous la plus haute estime, et je vous l’ai prouvé. Je vous le prouve encore en ce moment par ma modération. Si je faisais un signe vous tomberiez mort à l’instant. Arquebuses, hallebardes, épées, vous avez vu que tout cela n’attend qu’un signe. Je pourrais faire pis : je pourrais vous faire saisir, vous faire transporter à la Bastille qui, vous le savez, est commandée par un de mes amis, lequel, sur ma recommandation, vous tuerait aussi sûrement que pourraient le faire ces hallebardes et ces arquebuses, avec cette seule différence que vous mourriez sur un chevalet et que votre agonie pourrait durer plusieurs heures et même plusieurs jours… Si je faisais ce signe de mort, si je donnais l’ordre de vous livrer au tourmenteur, je serais dans mon droit. En effet, qui êtes-vous pour moi ? Un ennemi. Vous m’avez trahi à Margency autrefois ; aux Ponts-de-Cé, nous avions conclu un pacte ; je vous avais pardonné votre trahison, je vous ai admis dans ma maison ; vous étiez de mes amis ; vous m’avez encore trahi de la façon que vous savez. Par miracle, vous avez échappé à ma juste vengeance. Et depuis, vous êtes passé au camp ennemi. Je vous avais accablé de mes bienfaits ; vous ne connaissiez pas mon frère ; or, c’est mon frère que vous servez, et c’est moi que vous venez assassiner… Qu’avez-vous à dire à cela ?

 

– Que je ne vous ai pas trahi, monseigneur. Que décidé à me faire votre second loyal dans une entreprise grandiose, je ne voulais pas devenir votre complice dans une entreprise infâme. Capable d’entrer dans le Louvre et d’y arrêter le roi de mes mains, capable si vous me l’aviez ordonné de me saisir de la couronne et de vous l’apporter, capable de tenir tête en rase campagne à l’armée royale si vous m’aviez confié la poignée d’hommes dont vous disposez, je n’étais pas capable de me faire le bourreau d’une femme. Il fallait me demander ce que je pouvais vous donner, monseigneur ! Mon épée, mon sang, mon énergie : vous avez voulu faire de moi l’espion de mon fils et le geôlier de celle qu’il aime. Vous avez fait erreur… Vous le savez, du reste, que je ne vous ai pas trahi. Si j’avais voulu vous trahir et faire une fortune du coup, si j’avais voulu vous envoyer à Montfaucon et gagner dans cette ignominie vos propres richesses, je n’avais qu’à aller trouver le roi et lui dire que vous le voulez tuer pour couronner le duc de Guise. Mon silence sur cette affaire vous prouve, monseigneur, que vous vous êtes séparé par votre faute d’un homme capable de garder un important secret, ce qui est rare, croyez-moi.

 

Le maréchal avait affreusement pâli. Un tremblement convulsif agita ses mains. Et lui qui tenait le vieux routier en son pouvoir, ce fut d’une voix suppliante qu’il demanda :

 

– Ainsi, vous n’avez rien dit à personne de cette affaire ?

 

Pardaillan haussa les épaules avec un suprême dédain.

 

– Entendez-moi bien, reprit Damville. Sans me dénoncer, chose abominable et monstrueuse dont votre fierté ne saurait s’accommoder, vous auriez pu tout au moins… confier… à certaines personnes…

 

– Ah ! ah ! voilà donc le secret de ce qu’il appelle sa modération ! songea Pardaillan. Il veut savoir si je n’ai point parlé !

 

Et tout haut, il ajouta :

 

– À quelles personnes, monseigneur ?

 

– Mais… à des personnes qui, elles, n’auraient peut-être pas votre générosité !… À M. de Montmorency, par exemple !

 

Et Damville attendit la réponse avec une angoisse qui décomposait son visage.

 

– Et quand cela serait ! fit Pardaillan. Vous parliez de vos droits ! N’ai-je pas celui de vous traiter en ennemi ? N’ai-je pas le droit de donner cette arme à votre frère ? C’est plus qu’un droit. Comment ! vous séquestrez la fille du maréchal de Montmorency… et je ne parle pas de l’infortunée dame de Piennes ! Je ne parle pas des malheurs que vous avez déchaînés ! Je prends seulement les choses où elles en sont : vous faites fermer les portes de Paris au maréchal ; vous le tenez prisonnier, lui et les siens, et nous, par conséquent ! C’est donc que vous préparez le dernier coup qui doit nous écraser tous !… Je vous le déclare, monseigneur, je n’aurais pas le courage de me faire votre dénonciateur, j’ai du moins pensé que je devais tout dire au maréchal votre frère, afin qu’il puisse au moins se défendre…

 

– Vous avez fait cela ! gronda Damville avec un accent de rage et de désespoir.

 

Pardaillan eut encore un haussement d’épaules.

 

– Je voulais le faire : mais je ne l’ai pas fait. Ne me remerciez pas. J’enrage d’avoir gardé le silence : c’est mon fils qui m’a empêché de parler. Ce jeune fou a toujours eu d’étranges idées qui le perdront, et qui me perdront avec lui. Savez-vous ce qu’il m’a dit ?… « Plutôt que de révéler un secret confié à notre honneur, un secret dont je ne suis plus le maître, bien que je l’aie surpris à mon propre péril, puisque vous mon père vous en êtes le dépositaire, oui, plutôt que de descendre à ce degré d’infamie, je me tuerais à vos yeux ! Que Damville brûle Paris, s’il l’ose, pour s’emparer de nous ! S’il faut mourir, nous mourrons du moins sans que nul au monde, pas même un félon comme lui, puisse nous accuser de félonie !… » Voilà ce que m’a dit mon fils, et voilà pourquoi je me suis tu, monseigneur !

 

– Ainsi, fit Damville d’une voix rauque, Montmorency ne sait rien !

 

– Rien, monseigneur : ni lui ni personne !

 

Le maréchal poussa un profond soupir. Sa terreur avait été telle qu’il ne songeait même pas à relever ce terme de félon dont Pardaillan venait de le souffleter.

 

Il ne mettait pas en doute la sincérité de ce rude et loyal adversaire.

 

En quelques instants il eut repris tout son sang-froid. Et alors, la colère commença à bouillonner en lui. Il jeta un sombre regard sur le vieux routier qui, dans ce regard, put lire sa condamnation.

 

Il fit un pas comme pour se diriger vers celle des portes derrière laquelle se trouvaient Orthès et ses arquebuses.

 

Mais se ravisant soudain, il se retourna vers Pardaillan.

 

– Voyons, dit-il brusquement, si je vous offrais la paix ?

 

Pardaillan se leva, s’inclina et demanda :

 

– Vos conditions, monseigneur ?

 

– Simplement de ne pas me gêner dans ce que je vais entreprendre : vous et votre fils, vous sortirez de l’hôtel de Montmorency ; vous vous en irez de Paris, au diable si vous voulez. Je vous ferai remettre deux bons chevaux tout harnachés ; dans la sacoche de chacun des chevaux il y aura deux mille écus. Avec une pareille somme, avec votre esprit et votre bravoure, vous pourrez n’importe où entreprendre de faire fortune, et vous réussirez.

 

Pardaillan, la tête baissée, paraissait réfléchir profondément.

 

– Songez-y, reprit le maréchal. Vous m’avez désarmé par votre fidélité à garder un secret que bien d’autres eussent vendu. Je suis donc disposé à vous être aussi agréable que je le pourrai. Vos insultes, je les oublie. Vos petites trahisons, je les efface. À vous comme au chevalier, je veux le plus grand bien possible. Je respecte vos idées particulières jusqu’à ne pas vous proposer de rentrer à mon service. Je ne veux même pas me souvenir que vous vous êtes introduit dans cet hôtel pour me tuer. Je vous dis : Pardaillan, ne soyons ni amis, ni ennemis, soyons neutres.

 

Pardaillan soupira…

 

– Vous êtes mon prisonnier de guerre, poursuivit Damville. Si fort et si brave que vous soyez, vous ne pouvez lutter contre ces arquebuses, ces hallebardes et ces bonnes épées qui vous cernent ; il n’y a pas de fuite possible : vous êtes pris, mon cher. Eh bien, acceptez ce que je vous propose, et vous êtes libre.

 

– Et si j’acceptais, dit enfin le vieux Pardaillan, comment vous y prendriez-vous, monseigneur ? Car je vous sais défiant ; sur ma simple parole, vous ne m’ouvririez pas les portes de votre hôtel.

 

Un éclair de joie aussitôt éteint flamboya dans les yeux du maréchal, qui répondit :

 

– Je ne prendrai que les précautions indispensables ; vous allez écrire une lettre au chevalier, assez pressante pour qu’il vienne vous retrouver ici. Un de ces gentilshommes portera cette lettre. Lorsque le chevalier sera ici, lorsque vous m’aurez tous deux donné votre parole de ne pas revenir à Paris avant trois mois, je vous escorterai moi-même avec quelques amis jusqu’à telle porte de Paris que vous me désignerez, et je vous souhaiterai un bon voyage.

 

– Honneur dont je vous serai éternellement reconnaissant, monseigneur !

 

– Vous acceptez, n’est-ce pas ? fit Damville en frémissant.

 

– Certes, monseigneur ! Avec joie ! Avec gratitude ! Et tant que je vivrai, je ne me lasserai pas d’admirer votre générosité !

 

– Écrivez donc, alors ! gronda le maréchal qui se précipitant vers un meuble, en tira une écritoire et du papier.

 

Pardaillan ne bougea pas ; un nouveau soupir gonfla sa poitrine.

 

– Un mot, dit-il. J’accepte. Mais malheureusement, je ne puis accepter que pour moi seul.

 

– Écrivez toujours ! Je me charge de convaincre le chevalier ! rugit le maréchal, incapable de contenir son impatience haineuse.

 

– Attendez donc, monseigneur. Je connais mon fils. Vous n’avez pas idée de sa méfiance. Je n’ai jamais vu pareil mépris pour les promesses des rois, des princes et des maréchaux. Il se méfie de moi. Il se méfie de lui-même. Il se méfie de l’ombre qui suit ses pas. Il se méfie du vent qui passe. Il se méfie de tous les hommes, de toutes les femmes… j’en suis honteux pour lui. Oui, monseigneur, plus d’une fois j’ai rougi de le voir si méfiant, alors que j’ai, moi, un respect sans bornes et une foi immense dans les paroles d’un personnage tel que vous.

 

– Que signifie ? gronda le maréchal.

 

– Cela signifie, monseigneur, qu’en lisant ma lettre, mon fils se mettrait à rire et s’écrierait : « Comment ! mon digne père est prisonnier du maréchal de Damville et il veut que je l’aille rejoindre, sous prétexte qu’il a fait la paix avec monseigneur ! Allons donc ! Vous êtes fou, mon père ! Est-ce que vous ne savez pas que M. de Damville est un fourbe, un félon – c’est mon fils qui parle, monseigneur ! – un être pétri de ruse qui voudrait nous tenir tous les deux et nous occire ensemble ?… Mais sa ruse est par trop grossière. Je suis jeune et veux vivre. Quant à vous, mon père, qui avez assez vécu, mourez, mourez tout seul, puisque vous avez eu la sottise d’aller vous fourrer dans la gueule du loup !… » Voilà ce que dirait le chevalier en recevant ma lettre, il me semble l’entendre éclater de rire… Ah ! la méfiance, monseigneur, c’est un bien triste défaut…

 

Et Pardaillan ponctua ce discours d’un troisième soupir plus profond et plus contrit que les deux premiers.

 

– Ainsi, fit Damville, les dents serrées, vous n’écrivez pas ?…

 

– Cela ne servirait à rien, monseigneur. Et puis, tenez, admettons que par impossible, mon fils se décide à me rejoindre. Savez-vous ce qui arriverait ?

 

– Voyons !

 

– Le chevalier n’est pas seulement l’homme le plus méfiant de la terre, il est têtu, monseigneur, à tel point qu’il l’est presque autant que vous. Il s’est logé dans la tête d’arracher de vos griffes la dame de Piennes, sa fille et monseigneur votre frère. Rien ne l’en fera démordre. Moi, vous comprenez, j’accepte avec reconnaissance votre honorable proposition. Mais lui… Ah ! j’en frémis. Il me semble entendre sa voix qui égratigne, qui mord sans avoir l’air de le faire exprès. Et savez-vous ce qu’il me dirait ?…

 

– Voyons ! répéta le maréchal qui devenait livide.

 

Pardaillan se campa devant Damville, la main à la garde de sa rapière, le buste droit.

 

– Il nous dirait ceci, monseigneur : « Ainsi, donc, mon père, et vous, monsieur le duc, vous osez me proposer cette vilenie ! Fi donc, messieurs ! Pour quatre mille écus et deux chevaux tout harnachés, vous me voulez déshonorer ! Eussiez-vous mille chevaux tout harnachés d’or, eussiez-vous à m’offrir quatre mille sacs contenant chacun quatre mille écus, que l’insulte n’en serait que plus forte. Quoi ! Il y a donc deux hommes au monde qui ont pu croire que le chevalier de Pardaillan pouvait vendre l’épée qu’il tient de son père et, abandonnant deux malheureuses femmes qu’il a juré de sauver, se mettre soi-même au rang des lâches et des félons ! Ah ! mon père, je ne me relèverai pas de l’offense que vous me faites. Revenez à une plus haute et plus digne estime de ce que vous devez à vous-même et laissez la honte de ces propositions à M. le duc de Damville qui, lui, a l’habitude de la félonie et de la trahison. »

 

Le vieux routier, plus droit que jamais, étendit le doigt vers le maréchal jusqu’à le toucher presque.

 

– Misérable ! rugit Damville.

 

– Un dernier mot, monseigneur ! Un seul ! Outre les défauts que je viens de vous signaler, le chevalier a encore celui de m’aimer tel que je suis, au point de m’aimer même plus que son honneur. Il me sait ici ! S’il ne me revoit pas au petit jour, il est capable d’aller raconter au roi que vous le trahissez pour Guise… oui, dans son désespoir, il est capable de cela ! Quitte à se tuer ensuite pour se punir d’avoir fait acte de dénonciateur !

 

Le maréchal qui déjà s’élançait, s’arrêta comme frappé de la foudre, blême, écumant, terrible. Pardaillan sourit dans sa moustache et murmura :

 

– Pare celle-là, si tu peux !…

 

Mais dans l’esprit du maréchal, affolé par les paroles du vieux routier comme le taureau peut l’être par les banderilles, la fureur et la haine l’emportèrent sur l’épouvante.

 

– Eh bien, soit ! hurla-t-il. J’en courrai le risque ! À moi ! À moi, tous !…

 

Pardaillan, d’un geste foudroyant, tira sa dague et bondit sur le maréchal.

 

– C’est donc toi qui mourras le premier ! rugit-il.

 

Mais Damville avait vu venir le coup. Au moment où le poignard s’abattait sur lui, il se laissa tomber à plat sur le tapis. Pardaillan, emporté par l’élan, trébucha ; au même instant la pièce se remplissait de monde, se hérissait de hallebardes et d’épées.

 

Hagard, le vieux routier voulut alors tirer sa rapière pour mourir au moins en se défendant : vaine tentative ! saisi de tous les côtés à la fois, maintenu par vingt bras, il fut en un instant bâillonné, désarmé, ligoté.

 

Alors, il ferma les yeux et se raidit dans une immobilité farouche.

 

– Monseigneur, dit Orthès, où faut-il pendre ce truand ?

 

– Le pendre ! fit Damville d’une voix qui tremblait encore de rage. Y pensez-vous ? Ce truand possède des secrets qu’il est utile de lui arracher dans l’intérêt de Sa Majesté notre roi…

 

– On va donc lui appliquer la question ? reprit Orthès.

 

Pardaillan frissonna longuement.

 

– Oui-da ! répondit Damville. Le tourmenteur juré sera prévenu par mes soins, et je veux assister moi-même à la besogne.

 

– Où faut-il le conduire ?

 

– Au Temple, dit le maréchal.

XII

LE COUVENT DU MIRACLE


En l’année 1290, il y eut à Paris un miracle que nous devons rapporter ici pour faire comprendre les lignes qui vont suivre. À cette époque habitait non loin de Notre-Dame parmi tant d’autres mécréants, un juif du nom de Jonathas.

 

Il faut dire que maître Jonathas possédait une fort belle maison entourée de grands, beaux et vastes jardins. Ajoutons que pour son malheur, il se trouvait le voisin d’un certain couvent qui, justement, convoitait fort lesdits jardins.

 

Or, ce juif – toujours d’après les affirmations de ses voisins les bons moines – avait juré de commettre contre la religion un épouvantable méfait.

 

Que fit-il ? Le dimanche de Pâques de l’an 1290, il envoya une femme qu’il avait endoctrinée faire ses pâques à Notre-Dame. La femme reçut l’hostie et, au lieu de l’absorber, la rapporta intacte au juif Jonathas.

 

Celui-ci, dans sa rage hérétique, commença par percer l’hostie d’un coup de la pointe de sa dague. Or, qu’arriva-t-il ?… L’hostie se mit à saigner ! Oui, sous le coup de dague, du sang vermeil sortit de l’hostie.

 

La femme, voyant ce miracle, fut saisie d’épouvante et de remords, et elle alla se jeter aux pieds des bons moines, ainsi qu’en témoignèrent tous les pères et frères de cette communauté.

 

Quant au juif, la vue du sang, loin d’apaiser sa frénésie, ne fit que l’exaspérer.

 

Il prit un marteau et un clou, comme on avait fait jadis pour crucifier Jésus. Il enfonça le clou dans l’hostie : nouveau miracle, nouvelle effusion de sang rouge !…

 

Furieux, le juif jeta l’hostie au feu… et l’hostie se mit à voltiger au-dessus des flammes sans brûler.

 

Devant ces signes évidents de la puissance céleste, Jonathas désespérant d’avoir raison de l’hostie, plaça sur le feu une grande chaudière qu’il remplit d’eau. Lorsque l’eau se mit à bouillir, il y précipita l’hostie ; mais loin de se dissoudre, elle demeura intacte, blanche et pure. Seulement, comme l’hostie avait saigné, toute l’eau de la chaudière se métamorphosa en sang qui bouillait !

 

On ne sait trop à quels nouveaux sacrilèges se fût porté Jonathas si, juste à ce moment, il n’eût été arrêté. Il ne voulut jamais avouer ses crimes, ce qui mettait vraiment le comble à sa méchanceté. Les moines, indignés, le firent placer tout vif sur un beau tas de fagots auxquels ils mirent le feu.

 

Lorsque le juif eut été réduit en cendres, les dignes pères purifièrent ses propriétés, en les annexant à leur couvent. Pour achever l’expiation, un bourgeois, nommé Régnier-Flaming, fit bâtir une chapelle qu’on appela Maison des Miracles. Ce lieu s’appela : couvent où Dieu fut bouilli.

 

Nous ignorons si réellement le juif Jonathas plongea l’hostie dans une chaudière, ce qui est absolument sûr, c’est que Jonathas fut rôti vivant et que ses beaux jardins passèrent aux moines.

 

Depuis l’an 1290 jusqu’à l’année 1572 et plus tard, des miracles furent constatés dans ce lieu. De temps à autre, la chaudière dans laquelle l’hostie avait été bouillie, changeait en sang vermeil l’eau qu’on y versait. Généralement, ces miracles étaient considérés comme un ordre du ciel donné aux Parisiens : ordre d’avoir à brûler vifs un certain nombre d’hérétiques.

 

Ce fut un de ces miracles qui se produisit le 17 août 1572. C’était un dimanche. Et ce jour était la veille de celui où fut célébré le mariage d’Henri de Béarn avec Marguerite de France. Ce jour-là, vers cinq heures de l’après-midi, comme il y avait beaucoup de peuple dans la rue, la porte s’ouvrit soudainement, et deux moines parurent, gesticulant et criant :

 

– Miracle ! Noël à Jésus !

 

L’un de ces deux moines était une de nos vieilles connaissances : frère Thibaut, plus gras, plus majestueux et plus onctueux que jamais ; l’autre était son inséparable : frère Lubin.

 

Lubin qui, on se le rappelle sans doute, avait eu permission, pendant quelque temps, de quitter son couvent pour aller servir à l’auberge de la Devinière en qualité de garçon. Lubin avait réintégré sa cellule depuis le matin même. En effet, on n’avait plus besoin de lui à la Devinière où les amis de Guise ne se réunissaient plus. Et le révérend prieur avait dit à Lubin :

 

– Mon frère, votre mission laïque est terminée. Dans cette longue expédition chez les Philistins, vous avez certainement gagné de la gloire, mais comme la chair est faible, il est probable que vous avez plus d’une fois succombé au démon de la gourmandise ; en raison de la sainte gloire que vous avez acquise dans votre service laïque à la Devinière, nous vous préposons à la garde de la chaudière, ce qui est un immense honneur pour vous et pour frère Thibaut qui sera votre acolyte ; mais, en raison des péchés que vous n’aurez pas manqué de commettre chez les Philistins, vous aurez soin de vous appliquer la discipline tous les soirs ; en outre, vous vous abstiendrez de viande, de légumes et de vin pendant quinze jours.

 

Deo gratias ! murmura Lubin en se courbant ; mais en même temps un profond soupir gonflait sa poitrine, et il gémit en lui-même :

 

– Quinze jours au pain et à l’eau… Ah ! j’en mourrai !

 

Triste et l’âme gonflée d’amertume, frère Lubin regagna sa cellule où il retrouva frère Thibaut qui, prévenu sans doute, l’attendait et l’emmena dans une salle voisine de la porte d’entrée.

 

Cette salle, disposée un peu comme une chapelle, ne contenait que quelques chaises et des images de sainteté, mais au fond se dressait une sorte d’autel surmonté d’un grand crucifix. C’est sur cet autel qu’était placée la fameuse chaudière. En temps ordinaire, elle était recouverte d’une serge noire ; mais quelquefois, les fidèles étaient admis à défiler devant elle, et alors, on la découvrait ; c’était une vulgaire marmite de cuisine en cuivre battu. De temps à autre, on y jetait de l’eau pour voir si un miracle ne se ferait pas, c’est-à-dire si cette eau ne se changerait pas en sang.

 

Frère Thibaut donc, emmena frère Lubin jusqu’à la chaudière devant laquelle il plia les genoux.

 

– Qu’avez-vous donc à soupirer ? demanda-t-il alors.

 

– Ah ! mon frère, répondit le désespéré Lubin. Ah ! les franches lippées de la Devinière ! Ah ! les petits pâtés que confectionnait dame Huguette et dont j’en attrapais bien un par-ci par-là !… Ah ! les jambons que j’arrosais des fonds de bouteilles qui m’étaient laissés !… Il y avait surtout un certain vin de Bourgogne, pelure d’oignon, doux au palais, chaud au cœur…

 

– Fi, mon frère ! dit Thibaut qui se passait la langue sur les lèvres.

 

– Que voulez-vous ! Je sens que j’appartiens corps et âme au démon de la gourmandise, car c’est ainsi que le révérend prieur appelle le divin bonheur de s’humecter le gosier d’un peu de bon vin après que de dignes épices ont, au préalable, enflammé ce gosier…

 

Frère Thibaut ne put y résister davantage et s’écria :

 

– Vous m’en faites venir l’eau à la bouche !

 

– Ah ! mon frère, je ne sais quelles joies nous seront réservées au paradis ; mais ce que je sais, c’est que sur cette terre, le paradis s’appelle l’auberge de la Devinière !

 

– Vous rappelez-vous les succulents dîners que nous y fîmes !

 

– Si je m’en souviens, juste ciel !… Et ceux du temps jadis, du temps de messire Grégoire, le père de maître Landry !…

 

– C’était, reprit frère Thibaut, vers quarante-six ou quarante-sept, l’année où mourut notre sire François Ier et où nous connûmes l’illustre et révérendissime Ignace de Loyola… C’était le bon temps, frère Lubin ! Alors, quand nous avions bien dîné, maître Grégoire se contentait de notre bénédiction pour tout paiement.

 

– Tandis qu’aujourd’hui, il nous faut lutter et risquer la hart[13] pour bien manger !

 

– À qui le dites-vous, mon cher frère ! Tel que vous me voyez, j’ai risqué plus que la pendaison pour accompagner à la Devinière, le duc de… mais chut ! vous n’êtes point initié à ces grands secrets…

 

– En attendant, il me faut jeûner comme un novice ! que dis-je ? comme un condamné aux galères !

 

Thibaut cligna de l’œil et eut un sourire d’une mystérieuse éloquence.

 

Lubin, qui connaissait au tréfonds l’âme de Thibaut, frémit d’espoir.

 

– Oh ! oh ! murmura-t-il du bout des lèvres, les yeux arrondis.

 

– Qu’est-ce à dire ? fit Thibaut.

 

– Rien, mon frère » rien… il m’avait semblé… à votre air… à votre sourire…

 

– Chut ! reprit Thibaut. Fermez la porte, mon frère.

 

Lubin se hâta d’obéir avec un empressement étrange et, le cœur battant, revint à Thibaut.

 

– Ainsi donc, dit celui-ci, vous êtes pour quinze jours au pain et à l’eau ?

 

– Hélas ! gémit Lubin dont la folle espérance s’évanouissait déjà, devant la physionomie sévère de Thibaut.

 

– Je crois que vous n’y résisterez pas, continua celui-ci.

 

– Il me semble déjà que je meurs…

 

D’une petite armoire, Thibaut tira un pain noir et dur avec une bouteille, d’eau trouble, et dit sévèrement :

 

– Voilà votre nourriture pour deux jours, mon frère.

 

Lubin croisa ses bras sur sa poitrine et, se frappant le thorax à coups de poing, il pleura :

 

– Qu’on me dise donc tout de suite que je suis condamné ! Quoi, frère Thibaut ! Est-ce bien vous, vous avec qui j’ai fait de si bons dîners et si souvent vidé bouteille, est-ce bien vous qui me présentez cette nourriture affreuse et ce liquide déshonorant ? Ah ! mon frère, je n’eusse jamais cru à une pareille dureté de cœur chez vous ! Et quand je songe à ces divins pâtés…

 

– Paix, mon frère ! s’écria Thibaut dont l’œil redevint luisant.

 

– À ces poulets qui tournaient devant la flamme claire et dont l’admirable jus retombait en gouttes délectables…

 

– Mon frère, vous m’induisez en tentation !

 

– À ces flacons, dont le liquide vermeil tombait dans nos gobelets avec un bruit si harmonieux…

 

Thibaut parut prendre une héroïque résolution, loucha un instant vers la porte et saisit la main de Lubin.

 

– Eh bien, mon frère, supposez que je lève la serge qui recouvre cette chaudière, et que dans la chaudière, je trouve d’abord…

 

En parlant ainsi, Thibaut avait en effet découvert la chaudière aux miracles, et y plongeait les deux mains.

 

– Que vous y trouviez quoi ? interrogea Lubin hors de lui.

 

– D’abord ce pâté à la croûte dorée, qui vient en droite ligne de la Devinière.

 

Lubin poussa une exclamation d’extase.

 

– Ensuite, continua Thibaut en plaçant au fur et à mesure sur l’autel les victuailles qu’il désignait, ensuite, ce pain tout frais, de ce matin, tendre et croustillant à souhait… ensuite, ce poulet froid, ensuite ces deux bouteilles de vin blanc… ensuite ce jambon à la chair rose… ensuite ces quatre flacons de bourgogne…

 

Lubin avait joint les mains. Ses joues tremblaient.

 

Thibaut, comme s’il eût officié, allait et venait devant l’autel, grave et pesant ; et quand les six bouteilles eurent été rangées en bon ordre à droite de la chaudière, quand poulet, jambon, pâté, pain tendre eurent été alignés à gauche, il se retourna, les bras ouverts dans les gestes de la bénédiction, les yeux à demi clos, la bouche en cul de poule, la face rayonnante…

 

Lubin était tombé à genoux.

 

Majestueusement, Thibaut descendit les deux marches de l’autel et continua :

 

– Eh bien, mon frère, supposez que je vous dise que ces appétissantes victuailles ne sont en réalité que du pain noir et que ces six flacons ne contiennent que de l’eau, me croirez-vous ?

 

– Certes ! s’écria Lubin enthousiasmé.

 

– Eh bien, relevez-vous. Mangez et buvez. Ou plutôt, mangeons de ce pain noir, buvons de cette eau vermeille… Je sais que je mens, mais c’est dans l’intérêt de l’Église… ne cherchez pas à comprendre, mon frère.

 

Lubin qui s’était relevé ne se demandait nullement comment il pouvait être de l’intérêt de l’Église qu’il se nourrit de poulet, alors qu’il devait être au pain sec, et qu’il s’abreuvât de bourgogne, alors qu’il devait boire de l’eau.

 

Joyeusement, il déversa dans la chaudière la bouteille d’eau trouble qui lui était primitivement destinée, et il fit les apprêts du dîner. C’est-à-dire qu’il disposa deux chaises, siège à siège et y plaça les victuailles, tandis que les flacons prenaient place modestement sur le plancher.

 

Les deux moines s’assirent de chaque côté de cette table sommaire et attaquèrent avec la vigueur de vieux combattants qui en ont vu bien « autres.

 

– Voilà d’excellent pain noir, disait Thibaut en dévorant une tranche de pâté.

 

– Voilà de l’eau qui vous a un fumet merveilleux, répondait Lubin en buvant au goulot d’une bouteille de bourgogne.

 

Si frère Thibaut mangea beaucoup, il faut convenir qu’il se contenta d’une bouteille de vin blanc, ce qui, certainement, dut lui paraître héroïque. Lubin absorba le reste.

 

Après la première bouteille, Lubin devint mélancolique.

 

Après la deuxième, il éclata de rire hors de propos.

 

Après la troisième, il tonitrua l’Alléluia.

 

Après la quatrième, il pleura ses péchés.

 

Et pour se consoler, il chercha la cinquième et dernière. Mais il ne la trouva pas : Thibaut venait d’en verser le rouge contenu dans la chaudière aux miracles !

 

Et levant les bras au ciel, il appelait Lubin :

 

– Mon frère ! mon frère ! Accourez !…

 

– Qu’y a-t-il ? bégaya Lubin.

 

– Je ne sais pas, mon Dieu, si ma vue se trouble !… Mais… il me semble…

 

– Quoi, mon frère ?…

 

– L’eau que vous avez mise dans la chaudière !…

 

– Et bien ?…

 

– Eh bien !… changée en sang !…

 

– Est-ce possible ? bredouilla Lubin. Que ne s’est-elle changée en vin !

 

Thibaut jeta un regard louche sur son compère et reprit :

 

– Mon cher frère, ne plaisantez pas ainsi avec ces choses sacrées ! Venez, vous dis-je !

 

– Bah ! vous avez la berlue ! dit Lubin.

 

Cependant, il fit un effort, et en titubant, se dirigea vers la chaudière au fond de laquelle il jeta un coup d’œil incrédule.

 

Mais tout aussitôt, il pâlit et se mit à hurler :

 

– Miracle ! miracle ! L’eau a rougi ! Et cependant, c’était bien de l’eau ! C’est moi qui l’ai mise là ! Ah ! mon frère, mes frères, mes révérends, quel honneur pour la communauté et pour moi ! Le sang de Jésus, par ma main, apparaît ici !… Au secours ! Au feu ! Au miracle !

 

Pendant que pleurant, soupirant, vociférant, Lubin tombait à genoux, Thibaut faisait rapidement disparaître dans l’armoire qu’il ferma à clef les restes du repas, et ouvrait toute grande la porte de la salle.

 

Aux hurlements de Lubin, les moines accoururent.

 

– Qu’est-ce ? demanda sévèrement le prieur.

 

– Je ne sais, mon révérend, répondait Thibaut. Je crois que notre frère Lubin est devenu fou… Il vient de verser sa bouteille d’eau dans la chaudière, et le voilà qui crie comme un possédé !…

 

– Noël ! miracle ! rugissait de plus belle frère Lubin. C’était de l’eau ! C’est du sang ! Voyez ! Touchez ! Buvez, buvons !

 

Les moines, le prieur en tête, se précipitèrent vers la chaudière.

 

– Miracle ! cria le prieur qui tomba à genoux.

 

– Miracle ! répétèrent les moines en l’imitant.

 

Et toute la communauté entama un Magnificat qui fit trembler les murs du couvent. Puis le prieur, les larmes aux yeux, embrassa frère Lubin. Les pères s’approchèrent de lui et l’appelèrent saint. Les novices touchèrent le bas de sa robe.

 

Puis la chaudière fut soulevée.

 

– Mes frères, cria le prieur, emportons-la à la chapelle. Formons-nous en procession, et que le Te Deum retentisse ! Frère portier, ouvrez la grande porte, afin que le peuple sache notre bonheur.

 

Le frère portier se hâta d’obéir.

 

Les moines en procession commencèrent à se diriger vers la chapelle.

 

Mais en passant devant la porte du couvent grande ouverte, Lubin, saisi par le démon de l’orgueil sacré, empoigna la chaudière et l’emporta jusque dans la rue, escorté par son inséparable Thibaut.

 

Là, plus en voix que jamais, plus enflammé, plus rouge, plus tonitruant et gesticulant, Lubin, soutenu par Thibaut, proclama le miracle.

 

– C’est moi qui ai mis l’eau ! vociférait Lubin.

 

– Voyez ! Regardez ! C’est du sang ! rugissait Thibaut.

 

Et derrière les deux enragés, toute la communauté, sous le grand portail, entonnait le Te Deum.

 

En quelques instants, la foule fut énorme autour de la chaudière. Par une coïncidence que nous nous contentons de signaler, aux premiers rangs de cette foule se trouvaient une vingtaine de gentilshommes de Catherine de Médicis, et parmi eux, Maurevert.

 

Les premiers, les gentilshommes crièrent :

 

– C’est bien du sang !… miracle !…

 

Quelques femmes du peuple purent s’approcher assez pour voir ; deux d’entre elles s’évanouirent de saisissement, les autres tombèrent à genoux…

 

Dès lors, la foule entière se mit à genoux et cria :

 

– Miracle ! Noël !…

 

À ce moment, deux vigoureux moines saisirent la chaudière et l’emportèrent à l’intérieur du couvent où Thibaut entraîna aussitôt frère Lubin.

 

La porte fut refermée.

 

Mais le peuple entendant le Te Deum et les cloches qui sonnaient à toute volée, continua de crier :

 

– Noël ! miracle !…

 

– Vive la Messe ! hurla une voix qui domina le tumulte.

 

– Mort aux hérétiques ! vociférèrent les gentilshommes.

 

– Mort, aux huguenots ! Vive Guise ! Vive la Messe ! Les huguenots à la hart !

 

– En voici un ! clama la voix de celui qui le premier avait crié : Vive la Messe !

 

– À genoux ! à genoux !…

 

– Ils sont deux !

 

– Oh ! les infâmes ! à mort ! à mort !…

 

La foule hurlante entoura deux jeunes gens qui s’avançaient et que Maurevert désignait de la main. En un instant, il y eut autour de ces deux gentilshommes une tempête de menaces, des visages bouleversés de haine leur apparurent, des bras se levèrent sur eux, des dagues jetèrent leurs éclairs, des épées flamboyèrent…

 

Ils étaient perdus…

 

À ce moment, la porte du couvent se rouvrit.

 

Poussé par une idée d’ivrogne, frère Lubin, échappant aux moines qui essayaient de le maintenir, apparut, bénissant, bégayant, le visage inondé de larmes… À la vue du saint qui avait changé l’eau en sang, la foule retomba à genoux en criant :

 

– Noël ! Noël !…

 

Lubin aperçut alors les deux jeunes gentilshommes qui profitaient de la liberté relative qu’on leur laissait une seconde pour tirer leurs épées.

 

Les larmes de frère Lubin redoublèrent.

 

Il s’avança en titubant, les bras ouverts, tandis que, respectueusement, on s’écartait pour lui faire passage. Et Lubin, la figure enluminée, souriant à travers ses larmes d’un large sourire, bégayait :

 

– Quoi !… C’est ce cher monsieur de Pardaillan… qui m’a fait boire… de si bon vin… à la Devinière… il faut… que je l’embrasse !… Vive Bacchus !…

 

– Noël ! Noël ! clamait la foule.

XIII

OÙ MAUREVERT JOUE UN RÔLE IMPORTANT


Ce dimanche-là, le chevalier de Pardaillan avait été voir son ami Marillac, comme il faisait presque tous les jours. C’était une habitude qu’il avait prise depuis que Marillac était de retour à Paris. Les deux jeunes gens se racontaient leurs inquiétudes, leurs joies, leurs espérances ; Marillac parlait d’Alice ; le chevalier parlait de Loïse.

 

Plusieurs fois, le comte avait offert à son ami d’aller trouver la reine mère et de lui demander un sauf-conduit pour le maréchal de Montmorency et les siens. Mais le chevalier avait toujours refusé avec une obstination qui n’était pas sans étonner Marillac.

 

Toutes les fois que le comte parlait de la reine, de sa bienveillance, de ses promesses, Pardaillan gardait le silence. Il en était de même lorsque Marillac lui parlait d’Alice.

 

« Tout est possible ! se disait en effet le chevalier. Qui sait si l’infernale Catherine n’a pas été enfin touchée au cœur ! Qui sait si elle ne s’est pas mise à aimer ce fils retrouvé !… Mais qui sait aussi quels pièges peut cacher cette bienveillance trop soudaine ?… Quant à la malheureuse Alice, je m’arracherais la langue plutôt que de dire l’affreux secret qu’elle m’a confié dans une heure de délire… Car celle-là aime… et une femme qui aime est capable de tous les héroïsmes… »

 

Donc, le chevalier gardait le silence à la fois sur la reine et sur Alice… Seulement, il ne cessait de répéter à son ami :

 

– C’est le moment de redoubler de prudence, mon cher… Ah ! je voudrais vous savoir à cent lieues de Paris, en parfaite sûreté !

 

Marillac souriait alors… il était dans cet état de confiance absolue qui est comme un profond sommeil de l’esprit.

 

Il n’y avait qu’une ombre à son bonheur : la mort de Jeanne d’Albret.

 

Ce dimanche, il y avait trois jours qu’il n’avait pas vu le chevalier, lorsqu’il le vit entrer.

 

– J’allais entreprendre de vous relancer à l’hôtel de Montmorency ! s’écria le comte en saisissant les mains de son ami… Mais qu’avez-vous ? Vous me paraissez sombre… préoccupé…

 

– Vous, au contraire, vous êtes en pleine joie à ce que je vois… vous essayez un costume ?… Voyons, dites-moi d’abord votre bonheur… je vous dirai ensuite mon inquiétude.

 

Le comte de Marillac, en effet, venait de quitter un costume qu’on lui avait apporté et qu’il avait essayé. C’était un habillement de grand seigneur, et tel que la magnificence de ces époques pouvait le concevoir. Mais ce costume si riche était entièrement noir depuis la plume de la toque jusqu’au haut-de-chausses en satin.

 

– C’est demain le grand jour, dit Marillac en souriant. C’est demain que notre roi Henri épouse Madame Marguerite. Avez-vous vu les préparatifs que l’on a faits à Notre-Dame ?

 

Le chevalier secoua la tête.

 

– Ce sera magique. L’église tout entière est tendue de velours à crépines d’or[14]. Les sièges des époux sont des merveilles… plus de cent ménétriers sont commandés pour jouer des airs devant le grand portail lorsque le cortège arrivera…

 

– Ce sera splendide, fit le chevalier. Je comprends votre joie.

 

Marillac saisit sa main et la pressa. Une joie immense gonflait son cœur.

 

– Cher ami, murmura-t-il, ma joie ne vient pas de là… Écoutez… j’avais juré de ne le dire à personne au monde… mais vous, mon ami, vous êtes mon autre moi-même… Demain, il y aura un mariage à Notre-Dame… et demain soir, il y en aura un autre à Saint-Germain-l’Auxerrois… et je veux que vous soyez là !…

 

– Quel mariage ? demanda le chevalier.

 

– Le mien !…

 

– Le vôtre ! fit Pardaillan qui ne put s’empêcher de frémir. Et pourquoi le soir ?

 

– La nuit, plutôt à minuit !… Vous allez comprendre… la reine veut être là pour me bénir… elle se charge de tous les détails de la cérémonie… des amis à elle, des amis sûrs, y assisteront seuls… et vous, mon cher, mon frère ! vous que je ferai entrer avant l’heure dans le temple… mais n’en dites rien. La reine veut être là, comprenez-vous ? Et si on savait !… Ah ! Pardaillan, on voudrait savoir pourquoi la mère de Charles IX s’intéresse tant à un pauvre gentilhomme huguenot… Et qui pourrait faire taire les mauvaises langues ? Qui pourrait expliquer qu’au moment où je me marie, c’est un immense bonheur pour moi que d’avoir à mes côtés… celle qui est… ma mère !

 

Le chevalier eut un frisson que le comte ne remarqua pas : cette cérémonie mystérieuse, ce mariage de minuit qui devait être tenu secret et auquel Catherine devait assister… Il eut la pensée d’un guet-apens, la vision de quelque sanglante tragédie au fond de la morne église…

 

« Heureusement que je serai là ! songea-t-il. »

 

Et comme si le pressentiment d’un malheur l’eût poursuivi du doigt, il désigna le costume étalé sur un fauteuil.

 

– Est-ce dans ce costume, demanda-t-il, que vous allez vous marier ?

 

– Oui, frère, dit Marillac soudain redevenu grave. C’est dans ce costume que je veux assister au mariage de notre roi, et c’est dans ce même costume que, le soir, à minuit, je me rendrai à Saint-Germain-l’Auxerrois…

 

– Eh quoi ! Tout de noir vêtu ?

 

– Écoutez-moi, chevalier, dit Marillac dont le visage se voila de mélancolie. Je suis dans un bonheur tel que je me demande parfois si je rêve. Vous savez combien j’ai souffert d’être obligé de maudire ma mère… eh bien ! cette mère se révèle à moi comme la femme la plus aimante, le cœur le plus tendre. Vous savez combien j’aime ma fiancée… eh bien ! demain, Alice devient ma femme… comprenez-vous que ces deux bonheurs inouïs accablent mon âme !…

 

– Ainsi, dit le chevalier, pas une ombre à votre bonheur ? Pas d’inquiétude ? Pas de crainte ?…

 

– Quelle inquiétude, quelle crainte pourrais-je avoir ? Non, mon ami… tout en moi est apaisement et confiance… Et pourtant, oui, tout ce bonheur est comme voilé d’un crêpe.

 

– Il faut quelquefois écouter les pressentiments, dit vivement le chevalier.

 

Marillac secoua la tête.

 

– Il ne s’agit pas d’un pressentiment. Encore une fois, je ne crains rien, je n’ai rien à redouter. Mais je m’habille de noir, mon ami, parce que je veux, aux yeux de tous, et même au prix d’une inconvenance, porter le deuil de l’admirable femme qui a été ma vraie mère…

 

– Jeanne d’Albret !…

 

– Oui, chevalier : la reine de Navarre. La cour semble l’avoir déjà oubliée. Son fils lui-même, cet Henri qu’elle aimait tant, a bien vite repris ce visage insoucieux et sardonique… il a bien vite recommencé à papillonner autour des femmes, tandis que celle qui sera la sienne s’occupe, dit-on, d’amours où le roi de Navarre ne joue aucun rôle, sinon celui de l’amant morfondu. Ah ! mon ami, toute cette ingratitude pour une femme si vaillante et si bonne, si vraiment femme par le cœur tandis qu’elle égalait les hommes les plus intrépides par le courage et la présence d’esprit, cela me révolte, voyez-vous. Et moi qui l’ai aimée, vénérée, moi qui l’ai vue mourir, moi dans le cœur de qui elle sera toujours vivante, je veux porter son deuil devant son fils, devant ma mère aussi… et devant ma femme !

 

Marillac demeura quelques minutes tout songeur.

 

– Cher ami, reprit le chevalier, avez-vous jamais admiré la singulière destinée qui vous a fait retrouver une mère, juste au moment où vous avez perdu celle que vous considériez comme telle ?

 

– Que voulez-vous dire ? fit Marillac en tressaillant.

 

– Simplement ceci : tant que la reine de Navarre a vécu, Catherine de Médicis vous est apparue comme un monstre capable de toutes les atrocités. Or, c’est justement dans la nuit où est morte l’infortunée Jeanne d’Albret que madame votre mère a commencé de se révéler à vous dans toute sa maternelle mansuétude… Je n’en conclus rien, mon cher comte : je constate le fait. Il m’étonne, voilà tout. Et vous ?

 

– Je vous avoue que je n’ai pas songé à cette coïncidence, dit Marillac en passant une main sur son front. Mais puisque vous m’y faites penser, ne dois-je pas voir là une preuve de plus que mon bonheur dépasse mes espérances ?

 

Ce fut au tour de Pardaillan de tressaillir.

 

Il commençait à démêler, ou du moins il croyait démêler ce qui se passait dans l’âme de Marillac. Il lui sembla tout à coup que tout ce bonheur dont le comte s’enivrait avec une sorte de rage fiévreuse n’était que superficiel. Il eut la sensation que son ami cherchait à s’étourdir, et qu’il faisait un violent effort pour se persuader à soi-même qu’il était heureux.

 

Était-ce vrai ?… Peut-être !…

 

Oui, peut-être Marillac avait-il entrevu la haine formidable qui couvait sous les sourires de Catherine ! Peut-être, à force de creuser le problème, en était-il arrivé à pressentir vaguement vers quels abîmes il était entraîné !… Peut-être n’y avait-il en lui qu’un désespoir sans fond… le désespoir d’être épouvanté par sa mère, le désespoir d’avoir compris qu’elle voulait le tuer, le désespoir de deviner que sa fiancée était complice de sa mère !…

 

Peut-être, disons-nous !

 

Car ce que nous établissons en quelques lignes positives, Marillac ne pouvait que le soupçonner.

 

Et s’il soupçonnait, l’horreur qu’il éprouvait de ses soupçons était telle qu’il eût voulu mourir pour échapper à ce cauchemar fantastique de se sentir attiré dans une toile inextricable par deux femmes dont l’une était sa mère et l’autre sa fiancée !…

 

– Vous ne m’avez jamais raconté la mort de la reine de Navarre ! reprit tout à coup le chevalier.

 

– Ce sont de funestes souvenirs que vous remuez là, chevalier, dit le comte avec une sombre expression où Pardaillan crut entrevoir autant d’horreur inavouée que de douleur sincère. Ce fut foudroyant. La reine était arrivée à neuf heures au Louvre où on célébrait les fiançailles de son fils et de la princesse Marguerite. Après avoir reçu l’hommage des seigneurs catholiques, elle s’assit dans un fauteuil de ce salon où le roi de France vint en personne lui témoigner son affectueuse admiration. Moi j’étais où vous savez. Lorsque je fus redescendu dans les salles de fête, je la cherchai longtemps, et ne la trouvai qu’à l’instant où elle s’évanouissait. Il y eut de grandes rumeurs, et je n’oublierai jamais la douleur qui éclata sur le visage de… la reine mère…

 

– De Catherine de Médicis ? insista le chevalier.

 

– Oui, mon ami… Après que le médecin du roi eut examiné la reine de Navarre, celle-ci fut aussitôt transportée jusqu’à sa litière, malgré Ambroise Paré qui lui voulait sur l’heure administrer je ne sais quel médicament… Le roi Henri, l’amiral, le prince de Condé et moi, nous montâmes à cheval pour escorter la litière ; quelques gentilshommes nous accompagnèrent, le baron de Pont, le capitaine Briquemaut, messieurs de Rohan, de Téligny, d’Aubigné, de Cavagnes, de Piles, tous de la suite du roi Henri. La litière ainsi entourée de notre groupe et précédée de laquais à cheval portant des flambeaux traversa la foule qui entourait le Louvre. À la vue du roi Henri, cette foule se mit à pousser des clameurs comme si nous eussions été des ennemis ; cependant, lorsqu’on sut que la litière contenait Jeanne d’Albret mourante, un grand silence se fit, et ces gens, honteux peut-être, s’écartèrent, mais dans leur silence même ce n’était pas le respect de la mort qui apparaissait… Ah ! chevalier, quelle nuit !… Quand je songe à cette fête monstrueuse, à cette orgie plutôt où les nôtres ont toléré que leurs femmes fussent insultées, puis ces cris funèbres, cette litière qui passe à travers un peuple retenant à peine ses grondements, je me prends à songer à quelque énorme et fantastique traquenard… mais c’est de la folie…

 

– Hum ! fit le chevalier.

 

– Le roi nous comble de ses caresses ; la reine mère… je connais ses sentiments…

 

– Hum ! hum ! répéta le chevalier.

 

– Le peuple nous est seul hostile ; mais M. de Guise nous assure que les parisiens n’ont qu’un reste de mauvaise humeur qui se dissipera lorsqu’on aura vu notre roi entrer à Notre-Dame…

 

Et, comme pour éviter d’approfondir les soupçons qu’évoquait l’attitude du chevalier, le comte se hâta de reprendre son récit :

 

– Lorsque la reine eut été couchée dans son lit, elle reprit connaissance. Le médecin du roi, maître Ambroise Paré, arriva à ce moment. Mais la reine, le regardant fixement, lui dit : « Je vous remercie, maître. Vous pouvez vous retirer. Tous soins seraient inutiles contre le mal. Je vais mourir… Allez ! »

 

Sans insister davantage, maître Paré s’inclina en poussant un soupir et, comme il se retirait, nous vîmes que son visage portait les traces d’une étrange épouvante.

 

– Ah ! ah ! interrompit le chevalier en jetant un regard interrogateur sur le comte de Marillac. Ce médecin n’est-il pas de la religion réformée ?

 

– Oui, chevalier.

 

– Et vous dites qu’il n’insista pas pour donner des soins à la malheureuse reine ?

 

– C’est la vérité…

 

– Et vous dites qu’il avait l’air épouvanté ?

 

– En effet. Mais n’était-ce pas naturel ?… Ce mal foudroyant, incompréhensible…

 

– Non, comte ! Ambroise Paré est un homme énergique. De plus il est, dit-on, curieux de connaître les maladies, à tel point qu’il a été un jour accusé de sorcellerie en plein Collège royal de France. S’il n’a pas insisté, s’il a été épouvanté, s’il a reculé, enfin…

 

– Que voulez-vous dire, chevalier ? s’écria Marillac avec agitation.

 

– Rien, fit sourdement le chevalier. Je m’étonne de cette attitude, voilà tout. Mais continuez, cher ami…

 

– Oui… laissons de côté les soupçons.

 

– Ah ! vous avez dit enfin le mot ! Vous aussi vous soupçonnez…

 

– Quoi ? balbutia le comte.

 

– Un crime !…

 

Marillac pâlit. Son regard se détourna de Pardaillan. Une minute, il parut en proie à un trouble funeste et des pensées tragiques s’agitèrent en lui.

 

– Eh bien, oui, dit-il enfin ; je crois à un crime ! La reine de Navarre avait des ennemis acharnés ; plus d’une fois, elle a failli succomber ; nous qui l’aimions, nous qui connaissions son mépris du danger, nous nous étions donné la tâche de veiller sur elle nuit et jour… Peut-être un de ces ennemis… un de ces hommes qui ne reculent pas devant le forfait… Ah ! je donnerais ma vie pour le connaître, celui-là…

 

Marillac passa la main sur son front. Et comme le chevalier gardait le silence, il continua :

 

– Mais peut-être, après tout, n’est-ce qu’un soupçon sans valeur.

 

– Peut-être ! fit le chevalier. Vous disiez donc que le médecin du roi se retira.

 

– Et aussi nous tous, reprit Marillac avec un empressement fébrile. Le roi Henri demeura seul près de sa mère. Pendant trois longues heures, nous attendîmes dans la pièce voisine. Nous n’osions nous regarder les uns les autres. Je me souviens seulement que le prince de Condé ne cessa de pleurer, et je l’enviais, car pas une larme ne pouvait sortir de mes yeux brûlants ; je voyais comme dans un songe pénible, où l’on a la sensation d’étouffer peu à peu… Enfin, l’aube entra dans cette salle où nos douleurs silencieuses étaient rassemblées, et fit pâlir les flambeaux qui jetèrent alors un éclat plus sinistre… Ce fut à ce moment que le roi Henri sortit de la chambre de sa mère… Que lui avait-elle dit ? Quelles furent ses suprêmes confidences ? Fut-ce son testament de reine, de chef de parti, qu’elle dicta au roi ?… Qui sait ?… Oui, qui sait si l’étrange hallucination qui s’empara de moi ne fut pas une vérité ?… Car comme je me trouvais près de la porte, il me sembla un moment saisir quelques lambeaux de la parole royale et funèbre… « Je meurs assassinée, disait la voix rauque de la mourante, mais je vous ordonne de l’ignorer… feignez de croire à une mort naturelle… ou, sans cela… vous seriez frappé à votre tour. Mais prenez bien garde, mon fils… Ah ! oui, gardez-vous !… » Ces paroles, quand j’y pense, furent sans aucun doute une imagination de mon esprit ébranlé… Et pourtant, lorsque le roi Henri reparut à nos yeux, il me sembla lire sur son visage la même épouvante que j’avais lue sur celui du médecin… Le roi ne put nous parler… mais il nous fit signe d’entrer.

 

Marillac étouffa un sanglot, et deux larmes qu’il ne songea pas à essuyer coulèrent de ses yeux.

 

– Nous entrâmes donc, poursuivit-il. Moi je pouvais à peine me soutenir. Quand je vis cette généreuse reine, cette guerrière qui avait étonné nos vieux généraux, cette femme éloquente dont les paroles avaient relevé tous les courages alors que des défaites successives avaient anéanti tout espoir, quand je vis cette mère admirable qui avait abandonné la vie paisible de son palais pour se jeter dans la vie des camps, qui avait vendu jusqu’à son dernier diamant pour payer les soldats de son fils, quand je vis celle qui m’avait tiré du néant, arraché à la mort, bercé mon enfance et consolé les douleurs de ma jeunesse, oui, quand je la vis livide, son noble visage conservant encore sa sérénité sous le masque de la mort, il me sembla que j’allais mourir moi-même et je demeurai comme stupide dans un anéantissement de mes forces et de ma pensée.. Elle dit au prince de Condé : « Ne pleurez pas, mon cher enfant. Peut-être suis-je la plus heureuse… » Nous l’entourions, tâchant de refouler nos sanglots… Son regard trouble fit le tour de cette assemblée d’hommes d’armes penchés sur le lit d’une reine mourante. Et j’ai retenu ses dernières paroles… Les voici, chevalier :

 

« Monsieur l’amiral, aussitôt après le mariage du roi, il faut quitter Paris… Rassemblez toutes nos forces… non pas que je me défie de mon cousin Charles, mais il faut être prêt à tout… sous les ordres du roi, monsieur l’amiral, vous avez le commandement suprême… Henri, ajouta-t-elle en s’adressant au prince de Condé, vous êtes un frère pour mon fils… je vous bénis, mon enfant… Soyez toujours près de lui au camp, à la ville et à la cour… surtout à la cour… Monsieur Agrippa d’Aubigné, vous qui avez la sagesse et la science d’écrire, vous raconterez aux âges futurs ce que vous avez vu… j’espère que vos conseils ne manqueront pas au roi… Adieu, messieurs, je vous aimais bien tous… Toi, mon vieux d’Andelot, et vous, capitaine Briquemaut, et vous tous, fiers gentilshommes, prudents au conseil, hardis dans la mêlée ; grâce à vous, les grandes injustices prendront fin… le droit de vivre et de penser sera assuré aux huguenots… ayez confiance… notre cause est grande… c’est la cause de l’humanité elle-même… qu’est-ce que le bonheur de l’humanité sans la liberté ?… Adieu à tous… »

 

À ces mots, les sanglots éclatèrent. Le jeune prince de Condé serrait dans ses bras le vieux Briquemaut ; le roi était à genoux ; M. de Rohan était sorti, ne pouvant modérer sa douleur ; l’amiral Coligny, sombre et les bras croisés dominait cette scène de sa haute stature, et des larmes silencieuses coulaient le long de ses joues… Je crus que tout était fini… mais la reine, fixant son regard sur moi, me fit signe d’approcher… Vacillant comme si le plancher se fût dérobé sous mes pas, j’obéis et tombai à genoux près du roi, en sorte que ma tête se trouvait près de celle de la reine… et c’est moi qui ai recueilli son dernier soupir…

 

Marillac se leva et fit quelques pas, en proie à une agitation que n’expliquait pas complètement la tristesse de pareils souvenirs. Il revint s’arrêter devant Pardaillan et continua d’une voix plus sourde.

 

– Oui, chevalier, c’est moi qui ai recueilli le dernier soupir de la reine de Navarre… mais peut-être à ma douleur filiale se mêla dans cette minute terrible une horreur qui me fit comprendre l’épouvante que j’avais surprise sur le visage du médecin et sur celui du roi… En effet, lorsque je fus tout près d’elle, Jeanne d’Albret tourna vers moi sa tête convulsée par l’agonie, murmura distinctement : « Prends garde, mon enfant, prends garde !… Écoute… il faut que tu saches… » Que voulait me dire la reine ? Quel terrible secret allait s’échapper de ses lèvres crispées ? Je ne le saurai jamais, chevalier ! Car à ce moment, la reine entra en agonie… Elle faisait de violents efforts pour me parler, mais aucune parole ne sortit plus de sa bouche… Seulement, tout à coup, son regard se fixa avec une effrayante expression sur la cheminée… puis, une légère secousse l’agita… puis ce fut fini, la reine était morte… morte… et son regard semblait encore s’attacher à cet objet que, dans la seconde suprême, elle avait cherché des yeux…

 

Marillac se tut.

 

À travers ses doigts crispés sur ses yeux, des larmes s’échappèrent.

 

– Mon cher comte, dit Pardaillan, pardonnez-moi d’avoir ramené vos pensées vers ces pénibles scènes… Vous étiez si heureux tout à l’heure… Mais, dites-moi… pouvez-vous me dire quel était cet objet que la reine regardait en mourant ?

 

Marillac alla à une armoire dont il portait la clef sur lui et, l’ouvrant, il en tira un coffret d’or qu’il posa sur une table.

 

– Ce coffret, chevalier, m’a été donné par une personne auguste. Je l’avais à mon tour offert à la reine de Navarre qui s’en servait pour y mettre ses gants… Sans aucun doute, la pauvre reine, en mourant, a voulu me dire de reprendre ce coffret qui se trouvait sur la cheminée de sa chambre et de le garder comme un double souvenir… le souvenir de mes deux mères.

 

– Ainsi, dit lentement le chevalier, c’est la reine Catherine qui vous a donné ce coffret ?

 

– Oui, mon ami, dit Marillac en frissonnant.

 

Les deux hommes se regardèrent.

 

Et sans doute chacun d’eux put lire chez l’autre la pensée terrible qui l’agitait, car tous les deux pâlirent et détournèrent les yeux.

 

Marillac demeurait tremblant, les mains crispées sur le coffret d’or. Il baissa la tête. Et soudain, le mystère de sa pensée monta jusqu’à ses lèvres, comme s’il n’eût pu le contenir davantage. Hagard, livide, il murmura :

 

– Mon sang… je le donnerais jusqu’à la dernière goutte… pour savoir la vérité… oh ! chevalier… cette vérité… ce lamentable soupçon qui est dans mon cœur comme un ulcère… ce n’est pas vrai, dites ? Ce n’est pas possible !… Ce serait trop horrible que ce coffret ait été l’instrument de mort… que Catherine, ma mère, ait tué Jeanne, mon autre mère… et que moi… moi… leur fils à toutes deux… aie porté à l’une le poison que lui envoyait l’autre !

 

– Comte ! comte ! s’écria le chevalier, vous avez raison… ce serait trop horrible… Et pourtant… tenez, laissez-moi vous répéter la parole suprême de la reine de Navarre : Prenez garde !… renfermez ce coffret… n’y touchez plus…

 

– Ah ! puissé-je donc être foudroyé plutôt que de continuer à porter de tels soupçons dans mon esprit !… Je rêve, mon ami… c’est un rêve insensé, hideux… Catherine ne peut avoir conçu de pareilles horreurs… Catherine m’aime… j’en suis sûr… elle souffre de ne pouvoir proclamer sa maternelle affection… elle est ma mère… ma mère !…

 

En parlant ainsi, Marillac avait ouvert le coffret avec une sorte de rage désespérée.

 

Dans le coffret, il y avait une paire de gants blancs – ceux que portait Jeanne d’Albret la nuit de sa mort.

 

Il les saisit et, fermant les yeux, les baisa longuement.

 

* * * * *

 

Pardaillan, hors de lui, en proie à une sorte de vertige, lui arracha les gants, les remit à leur place, funèbre relique, et lui-même alla renfermer, avec un effroi visible, le mystérieux coffret d’or dans l’armoire dont il jeta la clef dans un coin de la chambre.

 

* * * * *

 

Il y eut alors entre les deux hommes un de ces longs silences lourds d’angoisse qui semblent vibrer sourdement comme vibrent les airs après un coup de gong ou de cymbale.

 

L’action rapide de Pardaillan venait de préciser dans l’esprit de Marillac un soupçon qu’il n’osait s’avouer à lui-même.

 

Il demeurait atterré.

 

Sa joie fébrile, son bonheur trop surexcité par lui-même, la vague épouvante que recouvraient ce bonheur et cette joie, son incertitude, ses doutes, son désespoir latent ; en un éclair aveuglant, il comprit tout, il se comprit soi-même.

 

Et il assista, muet d’horreur, à l’abominable drame qui se déroulait dans sa pensée.

 

La pensée était complexe, hérissée, tortueuse, insaisissable… et le drame qui en jaillissait était simple, terriblement limpide.

 

Voici : Marillac était arrivé à Paris sachant que Catherine était sa mère, la haïssant pour ses persécutions, la haïssant pour l’avoir abandonné, résolu à frapper en elle la mère infâme et la reine sanglante… Marillac avait vu une fois Catherine, et le doute était entré dans son âme lorsque la reine lui avait offert une royauté… Une royauté à lui ! Pourquoi ? Sinon parce que sa mère se repentait !… Marillac avait revu deux fois, trois, quatre fois la reine – toujours appelé, toujours cherché par elle ! Et alors, la pitié avait remplacé le doute. Puis l’étonnement de voir Catherine si peu semblable aux affreux portraits que l’on faisait d’elle ! Puis l’émotion de cette maternité qui voulait et n’osait s’affirmer ! Puis la joie de sentir qu’il pouvait l’aimer ! Puis ce bonheur étrange : que Catherine, sa mère, lui garantisse l’amour et la pureté d’Alice !

 

La mort inexplicable de Jeanne d’Albret, son agonie, ses mystérieux avertissements, ce regard de terreur qu’elle avait eu en lui montrant le coffret d’or, présent de Catherine, cette mort, disons-nous, fit rentrer le soupçon dans l’esprit du comte.

 

Quel soupçon ? Que Catherine avait assassiné Jeanne d’Albret.

 

Non ! Oh non ! Il ne voulait pas y croire ! C’était contre nature, cela dépassait les bornes de l’odieux que Catherine eût fait de lui l’assassin inconscient de la reine de Navarre ! Non, non ! Jamais il ne permettrait à son cœur d’accepter la monstrueuse hypothèse ! Il se rejetait avec rage dans la joie, dans l’amour, dans le bonheur.

 

Pourquoi ? Ah ! pourquoi… Voici le drame !…

 

S’il accusait Catherine, s’il acceptait l’infâme soupçon, s’il admettait sa mère meurtrière, c’est donc que sa mère se jouait de lui !

 

Et alors ?…

 

C’est donc que Catherine jouait un rôle dans ses effusions de maternité contenue ! C’est donc qu’elle mentait, encore, toujours, toujours ! C’est donc qu’elle mentait aussi en lui garantissant la dignité d’Alice ! C’est donc qu’Alice était une créature de Catherine ! C’est donc que cet amour aboutissait à la plus effroyable erreur !

 

Et alors ?…

 

Plus rien !…

 

Si Alice l’avait joué, si Alice était indigne, si son amour s’effondrait… Oh ! mille morts plutôt ! Il fallait en hâte, de toutes ses forces, de toute son énergie, de toute sa puissance, repousser le soupçon, se raccrocher furieusement à la certitude de l’amour d’Alice, de sa pureté, de son innocence ! Il fallait donc repousser le soupçon qu’Alice était complice de Catherine ! Il fallait donc repousser le soupçon qu’il y avait une complicité possible, qu’il y avait un crime, que Catherine était criminelle !…

 

Voilà dans quels abîmes tournoyait l’âme du comte de Marillac, semblable à l’aigle frappé à mort qui tombe, qui bat de l’aile, qui veut se raccrocher à quelque rocher, à quelque pousse de ronces, qui tombe, sans fin, dans un suprême vertige, qui s’enfonce dans les profondeurs noires, et qui, dressant la tête par un dernier effort, entrevoit une dernière fois tout là-haut le ciel pur et radieux…

 

Voilà pourquoi il s’arracha violemment à sa méditation. Voilà pourquoi, éclatant de rire, il alla ramasser la clef que le chevalier avait jetée, la remit tranquillement à la serrure de l’armoire et s’écria joyeusement :

 

– Pardieu, mon cher ami, je crois que nous sommes fous… C’est votre faute aussi ! Pourquoi m’avoir parlé de la mort de Jeanne d’Albret ? Pourquoi m’avoir forcé à évoquer cette agonie ? Quand j’y songe, mon esprit bat la campagne…

 

Il secoua rudement la tête.

 

– Ah ! oui, j’y suis. C’est ce costume noir qui est cause de tout… Eh bien, oui, mon cher, je me marierai en noir, je veux porter le deuil de la grande amie que je pleurerai toujours… Parlons d’autre chose, voulez-vous ?

 

– Volontiers, comte, dit le chevalier en essuyant la sueur froide qui mouillait ses tempes. Un dernier mot toutefois.

 

– Parlez, cher ami.

 

– C’est bien décidément demain que doit avoir lieu votre mariage ?

 

– Demain soir, à minuit, à Saint-Germain-l’Auxerrois… Mais vous êtes seul à le savoir.

 

– Et vous désirez que j’y assiste ?

 

– Mon bonheur ne serait pas complet si vous n’étiez là.

 

– Bon. Comment et à quelle heure entrerai-je dans l’église ?

 

– Trouvez-vous à onze heures à la petite porte qui donne sur le cloître… mais soyez seul.

 

– Très bien, mon cher comte !…

 

Et le chevalier songea :

 

« J’y serai avec quelques bonnes épées que je connais. Car je veux donner mon âme au diable si la douce Catherine ne cherche pas à faire assassiner son fils !… »

 

– Sortons, voulez-vous ? reprit Marillac. Je veux passer avec vous cette fin de journée. Nous entrerons en quelque guinguette du bord de l’eau, et nous viderons bouteille…

 

– Je ne demande pas mieux, car moi-même, je ne serais pas fâché de voir un peu ce qui se passe dans Paris. Avez-vous remarqué, mon cher comte, comme Paris a l’air fiévreux… on dirait que quelque orage se prépare, sinon dans le ciel, du moins sur terre…

 

– Non, je n’ai pas remarqué, mon ami. Que voulez-vous ? le bonheur est égoïste… mais une chose que je remarque parfaitement, c’est que vous, si gai tous ces jours-ci, vous êtes triste…

 

– Triste ? Non pas… mais inquiet.

 

Les deux amis étaient dehors. Il faisait un beau soleil, et, comme le gros de la chaleur était passé, la rue était pleine de gens endimanchés…

 

– Et le sujet de cette inquiétude ? demanda Marillac en prenant le bras du chevalier.

 

– Voici. Mon père a disparu depuis trois jours et je crains qu’il ne se soit jeté en quelque périlleuse aventure.

 

– Quoi ? Vous n’en avez aucune nouvelle ?

 

– Aucune. Mercredi soir, il est sorti de l’hôtel de Montmorency en disant au suisse que s’il n’était pas rentré au matin, c’est qu’il aurait entrepris un voyage. Quel peut-être ce voyage ? Et comment a-t-il pu sortir de Paris ? Je connais mon père, je sais son esprit entreprenant, et je le crois capable d’avoir franchi quelque porte, du moment qu’il était seul. Mais où peut-il être allé ?…

 

– C’est un homme d’une rare prudence et, sans aucun doute, vous avez tort de vous inquiéter.

 

– Je le sais. Aussi ne suis-je pas trop inquiet pour lui. Et d’ailleurs, s’il y eût eu un danger immédiat, il m’eût prévenu. Seulement, pendant qu’il travaillait de son côté, je travaillais du mien et son absence peut compromettre la réussite de mon plan.

 

– Voyons votre plan, fit Marillac.

 

– Je suis arrivé à séduire un sergent qui doit être de garde à la porte Saint-Denis mardi prochain. Il m’a promis de ne défendre que mollement le passage, pourvu que j’attaque avec vigueur. En outre, il s’arrangera pour que le pont-levis soit baissé au moment où je l’attaquerai… Je compte sur vous, mon cher ami.

 

– Très bien. Mardi, quelle heure ?

 

– Mais vers les sept heures du soir. Il y aura une voiture dans laquelle seront Loïse et sa mère, ainsi que le maréchal de qui j’ai pu obtenir qu’il ne se montrât pas. Nous serons une vingtaine…

 

– Bon. Je vous promets de vous en amener autant.

 

– Ah ! si mon père était là !…

 

– Il sera rentré d’ici mardi, sans doute… Mais que veut tout ce monde ?…

 

– Ma foi, dit le chevalier, les voilà qui se mettent à genoux ! …Avançons.

 

– Vous ne craignez pas d’être reconnu ?

 

– Bah ! par qui donc ?

 

– En voilà deux ! hurla à ce moment une voix qui fit tressaillir le chevalier.

 

Marillac et Pardaillan, tout en devisant, s’étaient heurtés à une foule qui entourait quelque chose devant la porte d’un couvent. Et cette foule criait :

 

– Miracle ! Noël !…

 

Les deux jeunes gens qui avaient continué à avancer jusqu’au moment où ils se trouvèrent devant la porte du couvent, au milieu de gens dont les uns entonnaient des cantiques, dont les autres, comme en délire, s’embrassaient sans se connaître, faisaient des signes de croix et se frappaient la poitrine. Puis tout ce peuple était tombé à genoux, tandis que Marillac et Pardaillan demeuraient debout.

 

Et comme les miracles de la chaudière étaient toujours un ordre du ciel d’avoir à occire quelques hérétiques, la foule, tout en s’agenouillant, clama d’une voix le cri qu’elle croyait être le plus agréable à tous les saints du paradis :

 

– Mort aux huguenots !…

 

C’est à ce moment que la voix en question cria :

 

– En voilà deux !…

 

Pardaillan reconnut aussitôt Maurevert qui le désignait spécialement. Maurevert était entouré d’une quinzaine de gentilshommes qui semblaient le considérer comme leur chef. Au signe qu’il fit, ils se précipitèrent sur le chevalier, l’épée à la main.

 

Déjà, la foule, furieuse, délirante, enveloppait les deux amis qui, serrés de près, étouffés, ne pouvaient même pas tirer leurs épées.

 

– Place ! place ! vociféraient les gentilshommes en essayant d’arriver jusqu’à leurs deux victimes.

 

Mais chacun, dans ce peuple, tenait à se distinguer. C’est pourquoi la foule ne s’ouvrit pas ; elle voulait massacrer elle-même les deux huguenots qui, la dague à la main, immobiles, contenaient encore par leur attitude les enragés qui les entouraient.

 

C’était cette seconde insaisissable où une multitude déchaînée s’excite elle-même par des cris avant de verser le sang…

 

Les deux jeunes gens échangèrent un regard ; ils semblaient se dire.

 

« Nous allons mourir là, mais avant de tomber, nous en découdrons bien quelques-uns ! »

 

– Tue ! tue ! vociférait Maurevert. Les huguenots à la hart[15] !…

 

Il y eut comme un vaste tourbillonnement de la foule ; des milliers de poings se levèrent…

 

Mais à ce moment, comme si un grand souffle eût abattu toute cette fureur, la foule retomba à genoux en criant :

 

__ Miracle !… Voici le saint !…

 

Le saint, c’était frère Lubin qui, ouvrant la porte du couvent après avoir échappé aux moines, apparaissait, les bras ouverts, la face rubiconde et, apercevant le chevalier de Pardaillan, s’en venait à lui, la larme à l’œil, en souvenir des innombrables fonds de bouteille dont Pardaillan l’avait gratifié à la Devinière.

 

– Ce digne chevalier ! Ce cher ami ! bégayait le moine qui passait à travers la foule prosternée.

 

Maurevert et ses acolytes le suivirent en troupe. Pardaillan et Marillac avaient profité de ce répit inespéré pour rengainer leurs dagues et mettre l’épée à la main.

 

Pardaillan ne se demanda pas pourquoi Maurevert se trouvait parmi cette masse de peuple et pour quelle besogne il était escorté de gentilshommes dont il en reconnut quelques-uns pour des fervents de la reine Catherine.

 

– Attention ! dit-il à Marillac, voici la meute… Voyez-vous à votre gauche cette encoignure sous l’auvent ?

 

– Je la vois, dit Marillac qui, de la pointe de son épée, menaçait déjà un de ses assaillants.

 

– Allons-y d’un bond. Là, nous pourrons tenir tête… Attention, vous y êtes ?

 

– J’y suis !

 

Les deux amis se fendirent ensemble : un double hurlement éclata ; deux des plus avancés tombèrent.

 

Marillac, alors, obéissant à la manœuvre indiquée, se rua vers l’encoignure, en fourrageant de l’épée ; la foule s’écarta avec des clameurs et se referma sur lui. Lorsque Marillac eut atteint son poste, il s’aperçut qu’il était seul ; il voulut s’élancer, mais il y avait autour de lui une muraille vivante, profonde, infranchissable…

 

– Pardaillan ! rugit-il.

 

Et il se jeta tête baissée sur la muraille vivante.

 

À ce moment, il fut saisi par derrière, paralysé, dans l’impossibilité de faire un mouvement, soulevé, entraîné, emporté dans l’intérieur du couvent.

 

Quant au chevalier, voici ce qui était arrivé.

 

Au moment où Lubin arrivait près de lui, l’un des gentilshommes qui escortaient Maurevert lui porta un coup de pointe. Ce fut alors qu’il se fendit à fond, et par un coup droit, traversa l’épaule de son adversaire. À l’instant où il se relevait et où il allait se jeter vers l’encoignure qu’il avait montrée à Marillac, le moine fut sur lui et l’enserra dans ses bras en bégayant :

 

– C’est donc vous… ah !… que je suis heureux… Venez boire…

 

D’une violente secousse, Pardaillan se débarrassa du moine qui alla rouler à terre en murmurant :

 

– L’ingrat !…

 

À ce moment, cent bras s’abattirent sur le chevalier ; son épée fut brisée ; en un instant, ses vêtements en lambeaux ; le chevalier voulut saisir sa dague : Maurevert l’enleva.

 

Alors on vit un spectacle inouï.

 

Désarmé, sanglant, le chevalier avait sur lui une masse humaine qui s’efforçait de l’écraser.

 

Et cette masse, il la soulevait, la secouait, la dispersait d’un formidable roulis des épaules ; elle se reformait, l’accablait ; il l’entraînait, roulait avec elle, se relevait, mordant, frappant de ses deux poings comme de deux béliers ; des gens ensanglantés tombaient autour de lui ; des hurlements effroyables, tout autour, éclataient dans la foule, tandis que le groupe frénétique attaché à lui luttait dans un silence farouche.

 

Presque assommé, du sang plein le visage et la bouche, Pardaillan, formidable, secouait la grappe humaine, comme le sanglier enfin coiffé peut secouer la meute.

 

Il soufflait d’un souffle rauque et bref.

 

Un brouillard flottait devant ses yeux. Il ne songeait plus à rien… à rien qu’à atteindre Maurevert qui, à dix pas, commandait la manœuvre, à le saisir, à l’étrangler avant de mourir.

 

Une clameur plus terrible retentit soudain :

 

Le chevalier venait de tomber une dernière fois et ne se relevait plus : à chacune de ses jambes, à chacun de ses bras, à sa poitrine, deux hommes, trois, quatre, toute une foule pesait.

 

Il ne remuait plus.

 

– Des cordes ! vociféra alors Maurevert.

 

Quelques secondes plus tard, Pardaillan, solidement lié, était emporté dans le couvent ; sur la chaussée, une dizaine de blessés étanchaient leur sang.

 

Et la foule, saisissant Lubin, le soulevait, transportée du délire des miracles, le portait en triomphe et l’acclamait. C’était le saint qui avait arrêté l’hérétique ! C’était le saint qui, rien qu’en l’enlaçant de ses bras, lui avait ôté sa force !

 

Le bruit de ces prodiges se propagea aussitôt ; toute la soirée, et jusqu’a une heure avancée de la nuit, des foules vinrent s’agenouiller devant le couvent et réclamaient la bénédiction du saint moine qui avait vengé Dieu d’avoir été bouilli.

 

D’heure en heure, Lubin se montrait et bénissait le peuple…

 

* * * * *

 

Maurevert était entré dans le couvent, et avait eu une assez longue conférence avec le prieur. À la suite de cette conférence, il s’était fait conduire dans la cellule où le comte de Marillac avait été enfermé. Il portait sous son bras l’épée du comte.

 

– Monsieur, dit-il en entrant, vous êtes libre, voici votre épée.

 

Marillac ne témoigna ni joie ni surprise. Il saisit froidement la lame qu’on lui tendait et la remit au fourreau.

 

– Monsieur de Maurevert, dit-il, j’espère que nous nous retrouverons, dans des conditions meilleures, c’est-à-dire à un moment où vous n’aurez pas pris la précaution de vous entourer de vingt spadassins pour attaquer deux hommes.

 

– Monsieur le comte, nous nous retrouverons quand il vous plaira, dit Maurevert en grondant.

 

– Après-demain matin, voulez-vous ?

 

– Soit.

 

– Dans les prés du passeur ?

 

– Le lieu et l’heure me conviennent ; mais laissez-moi vous dire, monsieur le comte, que je ne comprends pas la querelle que vous me faites au moment où je vous sauve la vie.

 

– Vous me sauvez la vie, vous ! fit Marillac avec un dédain qui fit pâlir Maurevert.

 

Le bravo eut un éclair de rage dans les yeux. Mais il se contint et reprit :

 

– C’est sans doute un grand honneur pour moi, mais cela est. Je suis arrivé devant le couvent à l’instant même où la foule furieuse de je ne sais quoi, allait se ruer sur vous. Avec mes amis, je vous ai pris et transporté ici. Sans moi, vous étiez donc mort, monsieur le comte.

 

Marillac avait écouté ces explications avec une attention étonnée.

 

– Monsieur, dit-il alors, s’il en est vraiment ainsi, je ne puis qu’être surpris. Je ne suis pas de vos amis, je crois…

 

– Eh ! avais-je besoin que vous fussiez mon ami pour essayer de vous tirer des mains de ces enragés ! Qui n’en eût fait autant à ma place ?… Et puis, je dois vous l’avouer, j’avais une raison secrète de me jeter à votre secours… bien que ce secours, pour plus de sûreté, se soit manifesté sous la forme d’une attaque.

 

– Quelle est cette raison, monsieur ?

 

– Le désir que j’ai d’être agréable à la reine mère, dit Maurevert en s’inclinant avec un respect outré.

 

Marillac tressaillit et pâlit. Déjà Maurevert continuait :

 

– Si je ne suis pas de vos amis, monsieur le comte, si nous nous sommes même un peu regardés de travers à la dernière fête du Louvre, je n’en ai pas moins l’insigne honneur d’être des amis de la reine. Et savez-vous ce que la reine m’a dit tout récemment, à moi et à quelques autres de ses fidèles ? Elle a dit, en propres termes, qu’elle vous considérait comme un parfait cavalier, qu’elle avait pour vous une véritable affection et qu’elle priait tous ses amis de vous protéger en toutes mauvaises occasions où vous pourriez vous trouver… Vous voyez, monsieur, qu’en accourant à votre aide, je n’ai fait en somme qu’obéir à ma reine, à qui je dois ma vie et mon sang, si elle en a besoin… elle ou ceux qu’elle aime !…

 

– La reine a dit cela ! s’écria Marillac d’une voix altérée.

 

– Ce sont ses augustes paroles que j’ai l’honneur de vous répéter, monsieur le comte. Aussi, tout en acceptant le rendez-vous que vous me faites l’honneur de me donner, je vous prie de me tenir pour votre très dévoué.

 

Maurevert, après s’être incliné, fit un pas pour se retirer.

 

– Attendez, monsieur ! dit Marillac.

 

Sombre, bouleversé, la voix tremblante, malgré tous ses efforts, Marillac reprit :

 

– Monsieur, les paroles que vous prêtez à Sa Majesté ont pour moi une importance de vie ou de mort. Me jurez-vous que la reine s’est bien exprimée ainsi en parlant de moi ?

 

– Je vous le jure, dit Maurevert avec une évidente sincérité. Je dois même ajouter que si les paroles de la reine étaient affectueuses, le ton l’était plus encore. Ce n’est un secret pour personne, monsieur le comte, que vous êtes fort avant dans les faveurs de Sa Majesté, et qu’elle vous destine un haut commandement dans l’armée que M. l’amiral va conduire aux Pays-Bas.

 

Un soupir qui ressemblait à un rugissement, gonfla la poitrine de Marillac.

 

– Ma mère ! ma mère ! balbutia-t-il au fond de lui-même. Serait-ce donc vrai ? Me serais-je donc trompé ?… Monsieur de Maurevert, reprit-il tout haut, je regrette de vous avoir mal accueilli.

 

– Tout le monde s’y fut trompé, monsieur le comte ! dit Maurevert avec un sourire.

 

– Adieu donc et merci. Veuillez, je vous prie, me conduire à M. de Pardaillan, afin que nous partions ensemble.

 

– M. de Pardaillan ?

 

–Oui. Qu’y a-t-il là qui vous étonne ?

 

– Monsieur le comte, je vous le répète : vous êtes libre. Mais quant à M. de Pardaillan, c’est autre chose, vu que M. de Pardaillan est rebelle, accusé de lèse-majesté et que c’est mon devoir de l’arrêter.

 

– Vous l’arrêtez ?

 

– C’est fait.

 

– De quel droit ? Êtes-vous donc officier des gardes ?

 

– Non, monsieur. J’ai simplement reçu un ordre d’avoir à me saisir de la personne de M. de Pardaillan, et j’étais justement à sa recherche quand j’ai eu l’honneur de vous rencontrer.

 

– Un ordre ! gronda Marillac. De qui ?

 

– De la reine mère !

 

Sur ce mot, Maurevert saluant une dernière fois le comte, sortit, laissant la porte ouverte. Marillac demeura un moment tout étourdi. Mais bientôt, se frappant le front, il murmura :

 

– Cette fois, je vais voir quelle peut être l’affection de la reine pour moi !… car je vais lui demander la vie et la liberté d’un homme qui l’a cruellement offensée…

 

Marillac sortit de la cellule, et se trouva dans un couloir en présence d’un moine qui le salua et lui dit :

 

– Monsieur le comte, je suis chargé de vous faire sortir du couvent par une porte de derrière.

 

– Pourquoi pas par la grande porte ?

 

– Écoutez, monsieur, fit le moine en souriant.

 

Marillac écouta. Au loin, vers la rue, il entendit une rumeur furieuse.

 

– Cela, reprit le moine, c’est la voix du peuple qui réclame sa victime. Et sa victime, c’est vous. Mais nous savons trop quelle serait la douleur de notre grande reine, s’il vous arrivait malheur… Venez donc, monsieur.

 

Marillac, sans plus d’observations, suivit le moine, qui le conduisit jusqu’à une petite porte donnant sur une ruelle solitaire.

 

Le comte prit aussitôt le chemin du Louvre.

XIV

LE TEMPLE


Si vite que Marillac eût pris sa course vers le Louvre, Maurevert y arriva avant lui. En effet, Maurevert était poussé par la haine, tandis que Marillac l’était par l’amitié. Les ailes de la haine sont plus rapides que celles de l’amitié.

 

Il paraît que Maurevert était attendu avec impatience dans cette partie du Louvre où se trouvaient les appartements de la reine mère. Car à peine le capitaine des gardes Nancey, l’eut-il aperçu, qu’il lui fit signe de le suivre et, le conduisant par un couloir privé, l’introduisit dans une antichambre où se trouvait la suivante florentine Paola, laquelle, à son tour, l’introduisit aussitôt dans le fameux oratoire.

 

Catherine de Médicis était là, écrivant fiévreusement ; elle avait devant elle un monceau de lettres déjà terminées et elle venait d’en commencer une nouvelle.

 

Car la reine écrivait toujours elle-même. Soit défiance naturelle et excessive jusque dans les sujets les plus insignifiants, soit besoin d’assouvir sa dévorante activité, elle n’eut jamais de secrétaire…

 

À l’entrée de Maurevert, elle leva la tête, fit un signe bref pour lui ordonner d’attendre et acheva la phrase commencée.

 

Maurevert avait bon œil.

 

Il essaya de démêler les suscriptions de toutes les lettres déjà cachetées que la reine avait rejetées sur la table, au hasard. Et il put constater que presque toutes ces lettres étaient adressées aux gouverneurs des provinces.

 

À ce moment, Catherine, levant brusquement la tête, surprit le regard de Maurevert.

 

– Vous essayez de savoir à qui j’écris ? demanda-t-elle.

 

– Madame… balbutia Maurevert.

 

– J’aime les gens curieux, reprit la reine avec cette rude bonhomie qu’elle affectait parfois. La curiosité est un signe d’intelligence. Je veux satisfaire la vôtre. Allez à cette fenêtre…

 

– Je supplie Votre Majesté de croire…

 

– Obéissez donc…

 

Maurevert alla à la fenêtre, tremblant et flairant quelque terrible surprise. Mais il se rassura en songeant :

 

« Bah ! elle a besoin de moi ! »

 

– Que voyez-vous dans la cour ? demanda Catherine.

 

– Je vois une trentaine de courriers de Sa Majesté, à cheval, prêts à partir.

 

– C’est bien, demeurez où vous êtes, reprit la reine qui, en même temps, frappa un timbre d’un coup de son petit marteau d’argent.

 

Un homme entra qui, stylé d’avance, saisit toutes les lettres cachetées, et sortit en toute hâte, sans avoir dit un mot. Deux minutes plus tard, Maurevert vit apparaître dans la cour le même homme. Il remit une lettre à l’un des courriers, et le courrier partit aussitôt à fond de train ; puis il passa au deuxième qui partit à son tour, puis au troisième… au bout de cinq minutes, tous les courriers étaient partis.

 

– La prochaine fois que vous verrez votre ami le duc de Guise, dit tranquillement Catherine, vous lui direz que vous avez vu partir mes courriers porteurs de dépêches pour chacun de nos gouverneurs. Vous ajouterez que chacune de ces dépêches donne l’ordre à nos gouverneurs de rassembler leurs troupes et de marcher sur Paris pour y arrêter les insensés qui ne craignent pas de conspirer contre le roi. Dans quelques jours, monsieur de Maurevert, soixante mille hommes marcheront sur Paris pour protéger le roi, ou pour le délivrer au cas où certains projets auraient déjà abouti… Quant à vous… voyons… que vais-je faire de vous ?

 

Maurevert sentit un long frisson lui courir le long des reins, comme si la hache du bourreau se fût levée sur son cou.

 

– Je suis perdu ! murmura-t-il.

 

Ses jambes vacillèrent. Il tomba sur ses genoux. Sa tête se pencha jusqu’à toucher le plancher.

 

Catherine le regarda un instant avec une sombre expression de doute, de mépris et de triomphe.

 

Elle avait d’ailleurs menti.

 

Ses lettres contenaient l’ordre aux gouverneurs d’arrêter tout courrier qui ne serait pas muni d’un sauf-conduit, tout fuyard venant de Paris, et de faire saisir tout huguenot dans une sorte de vaste rafle[16].

 

– Relevez-vous, monsieur, reprit la reine.

 

Maurevert obéit. Il était livide. Il cherchait vainement à rassembler ses idées.

 

– Si vous êtes franc, poursuivit Catherine, je vous donne vie sauve.

 

Un rugissement de joie souleva la poitrine de Maurevert. La reine ne le faisait pas saisir. La reine discutait encore avec lui. Donc la reine avait besoin de ses services. Donc il était sauvé.

 

– Où en est la conspiration de M. de Guise ? demanda froidement Catherine de Médicis.

 

– Madame, répondit enfin Maurevert en faisant un effort surhumain pour assurer sa voix, je jure sur le Christ que je n’ai pas conspiré.

 

– Et qui vous dit que vous conspirez ! fit la reine avec un terrible accent de mépris. Allons donc, monsieur de Maurevert, pour conspirer, il faut être quelqu’un ! Seulement, vous n’êtes pas sans avoir écouté autour de vous. Que savez-vous ?

 

– Eh bien, madame, on espère que Sa Majesté le roi ne voudra pas prendre contre les hérétiques les mesures nécessaires.

 

– Et alors ?

 

– Alors, madame, comme Paris est en pleine fermentation, on en profitera pour se faire désigner par la noblesse, par la bourgeoisie et par le peuple, comme le capitaine général des catholiques…

 

– Et alors ?…

 

– C’est tout, madame ! fit Maurevert avec une admirable expression d’étonnement et de sincérité.

 

– Vous mentez, monsieur de Maurevert.

 

– Madame, sur le chevalet de torture, je ne pourrais dire plus. Je ne sais rien au-delà de ce que je viens de vous révéler. Cependant… je pense… mais c’est une simple supposition.

 

– Dites toujours.

 

– Je pense que, maître de Paris, capitaine général des forces catholiques, on en profiterait peut-être, si les circonstances étaient favorables… pour mener directement Sa Majesté le roi…

 

– Est-ce que vraiment il ne sait rien ? songea la reine.

 

Maurevert maintenant s’était repris. Son visage était redevenu impénétrable.

 

– Monsieur, dit tout à coup la reine, vous avez rendu plus d’un service, et vous en rendrez d’autres sans doute.

 

– Ma vie appartient à Votre Majesté : qu’elle en dispose !

 

– Je vous pardonne, dit Catherine. Quant au duc de Guise, s’il veut être capitaine général, il le sera. J’aime les emportements de sa foi. Elle va jusqu’à le faire conspirer pour… imposer au roi ses volontés. Je pense comme lui. Et pour l’aider à convaincre le roi, je fais venir à Paris une armée complète. Alors, nous verrons. Guise et moi, nous compterons. Quant à vous…

 

Elle le fixa de son regard aigu.

 

Maurevert soutint l’examen avec le courage suprême du désespoir.

 

Il comprit que s’il faiblissait, s’il donnait un signe de terreur, il allait être saisi, porté jusqu’à la chambre de torture…

 

– Quant à vous, continua Catherine en traçant quelques mots sur un parchemin, voici ce que je puis faire pour vous.

 

Maurevert essayait ardemment de lire de loin.

 

« L’ordre de m’envoyer à la Bastille ? » songeait-il.

 

La reine lui tendit le papier : c’était un bon de cinquante mille livres sur la cassette de la reine mère.

 

Un frémissement de joie secoua Maurevert qui s’inclina avec respect, mais sans exagération.

 

– Décidément, il ne sait rien, pensa Catherine qui avait suivi attentivement l’effet de sa générosité… L’heure approche, continua-t-elle ; vous allez, mon cher monsieur, aller vous poster chez le chanoine Villemur, avec votre ami… cet ami dont vous me parliez.

 

– Mais madame, fit Maurevert, cet ami est déjà payé, déjà à son poste. Et les cinquante mille livres que Votre Majesté veut bien m’octroyer…

 

– Sont pour vous dédommager d’un injuste soupçon, fit Catherine avec son plus charmant sourire, et aussi pour vous récompenser des nouvelles que vous m’apportez. Le miracle ?

 

– Le miracle est fait, madame, dit Maurevert en reprenant tout son aplomb. Le peuple, autour du couvent, crie Noël, le moine Lubin est porté en triomphe, l’eau de la chaudière s’est changée en sang, comme plus de vingt mille personnes pourraient en témoigner.

 

– Admirable !… Vous êtes précieux, monsieur.

 

– Oh ! madame, soyons juste. C’est le prieur qui a tout fait. Le prieur, et aussi un certain frère Thibaut.

 

– Ainsi, le peuple crie au miracle ?

 

– Oui, madame, et chacun sait d’ailleurs que les miracles de chaudière sacrée sont toujours le présage de quelque bonne pendaison d’hérétiques. Aussi ai-je commencé par en saisir deux qui, justement, passaient à ma portée. Seulement, j’ai rendu la liberté à l’un d’eux.

 

Une expression de surprise et d’inquiétude se peignit sur le visage de la reine.

 

– Celui à qui j’ai rendu la liberté, continua Maurevert, celui que je crois bien avoir sauvé des mains de la foule furieuse, c’est un d’importance… Mais j’ai cru remarquer que Votre Majesté le tenait en estime… C’est celui qu’on appelle le comte de Marillac.

 

La reine n’eut pas un tressaillement. Elle demeura souriante, presque indifférente. Mais Maurevert eût frémi d’épouvante s’il avait pu entendre le rugissement du cœur de cette mère. Sans la moindre émotion, elle, dit très simplement :

 

– Vous avez bien fait d’épargner M. de Marillac ; il est de mes amis… Et l’autre ?

 

– L’autre, madame !… Daigne Votre Majesté me permettre de lui rappeler une promesse qu’elle a bien voulu me faire ?

 

– Laquelle ? dit la reine étonnée.

 

– Madame, je porte au visage une marque ineffaçable. Tant que je n’aurai pas vengé d’effroyable manière l’insulte…

 

– Ce coup de fouet ? dit la reine.

 

– Oui, madame, fit Maurevert en grinçant des dents. On dirait, en effet, un coup de cravache… Eh bien, madame, l’homme que j’ai pris devant le couvent, c’est celui qui m’a marqué !

 

– Le chevalier de Pardaillan !

 

– Oui, Majesté…

 

– Ah ! décidément, songea Catherine en frémissant de joie, c’est un homme admirable que ce Maurevert !

 

– Madame, reprit le bravo, j’ose vous rappeler que vous m’avez donné cet homme pour en faire ce que bon me semblerait…

 

– Où est-il ? demanda Catherine.

 

– Enfermé dans une cellule du couvent.

 

– Et où voulez-vous le mettre ?

 

– À la Bastille, si Votre Majesté m’en donne l’ordre.

 

Catherine parut réfléchir quelques instants. Il fut impossible à Maurevert de savoir si la prise du chevalier lui causait une joie, une satisfaction quelconque.

 

– Et que voulez-vous faire de ces deux hommes ? reprit-elle tout à coup.

 

– Votre Majesté a dit : ces deux hommes ? fit Maurevert étonné.

 

– Oui, l’autre… le père, le vieux truand a été pris chez M. le maréchal de Damville qui m’en a fait prévenir : il est au Temple. M. le maréchal, pour des raisons que j’ignore, m’a demandé un ordre d’avoir à questionner le vieux diable à quatre. M. le maréchal veut assister lui-même à la question. Mais tout cela est assez grave, en somme. Aucun jugement n’a été pris… J’avoue que je suis assez surprise de l’attitude du duc de Damville ; il veut faire là un métier qui n’est pas le sien… Ah ! est-ce que, par hasard, le Pardaillan posséderait des secrets précieux ?

 

– Que Votre Majesté m’en donne l’ordre, et je saurai bien lui arracher ces secrets.

 

– Vous comprenez, moi, je n’ai aucun sujet de haine contre ce Pardaillan auquel vous en voulez tant…

 

– Le chevalier a insulté Votre Majesté en plein Louvre…

 

– Ce n’est pas bien sûr qu’il ait eu pensée de m’offenser. Et ce jeune homme a d’ailleurs rendu un grand service au roi en sauvant un jour sa cousine d’Albret qu’il tira d’une fort mauvaise situation. Hélas ! pauvre reine de Navarre !… Cela ne l’a pas empêchée de mourir… c’est un grand malheur… Il eût été si facile de s’entendre avec elle ! Ce n’est pas comme ce M. de Coligny qui est vraiment intraitable ! À quelles extrémités en sommes-nous réduits !…

 

Maurevert eût vainement entrepris de suivre la pensée tortueuse de la reine. Il était, d’ailleurs, trop occupé de sa propre haine et tremblait que le chevalier ne lui échappât.

 

La reine reprit avec un soupir.

 

– Je vous ai donné ces deux hommes, je ne m’en dédirai pas. Il faudrait donc, pour bien faire, les mettre ensemble ?… Et puisque le vieux se trouve au Temple, c’est donc au Temple que nous enverrons le jeune ?

 

En même temps, elle signait un ordre d’arrestation.

 

– Ah ! madame, au Temple ou à la Bastille, peu importe, pourvu que je les tienne… surtout le chevalier !

 

– Et vous dites que vous vous chargeriez de les questionner ?

 

– Oui, madame. Et cela suffira à ma vengeance, dit Maurevert avec une sinistre expression qui ne laissa aucun doute à Catherine.

 

– Prenez-les donc, dit la reine en tendant l’ordre d’arrestation.

 

Maurevert s’en empara avidement, et s’inclinant :

 

– Votre Majesté me donne-t-elle congé ? fit-il d’une voix tremblante.

 

– Un moment, Maurevert. Quand comptez-vous appliquer la question à vos deux ennemis ?

 

–Dès tout à l’heure, madame. Le temps de faire transférer le chevalier au Temple, et de faire prévenir le tourmenteur juré.

 

– Qui ne voudra instrumenter qu’en présence des juges !

 

– C’est vrai ! fit Maurevert atterré.

 

– À moins qu’il n’ait un ordre positif ! reprit la reine.

 

Et elle écrivit rapidement quelques mots sur un papier qu’elle tendit à Maurevert.

 

C’était un ordre d’avoir à appliquer la question ordinaire et extraordinaire aux deux Pardaillan, dans la prison du Temple, le samedi 23 août, à dix heures du matin.

 

– Il faudra donc que j’attende jusque-là ! grinça Maurevert.

 

– Eh ! mon cher monsieur, j’ai patienté plus que vous, moi. Qu est-ce que cinq jours ? Car nous sommes à dimanche soir…

 

– C’est vrai. Que Votre Majesté me pardonne.

 

– Un dernier mot. Je ne veux personne dans la chambre des questions ; personne que vous et le maître bourreau. Est-ce entendu ?

 

– Votre Majesté peut se rassurer.

 

– Et vous me rapporterez fidèlement les aveux de ces deux hommes ?

 

– Je vous le jure madame !

 

– C’est bien. Maintenant, sachez une chose, monsieur. C’est que je vous donne la vie de ces deux hommes, contre la vie de M. de Coligny que m’a promise… votre ami. Donc il faut que d’ici samedi au plus tard…

 

– Dès demain matin, madame, mon ami prendra position dans le cloître Saint-Germain-l’Auxerrois…

 

Catherine sourit. Et qui l’eût vue sourire à ce moment eût vraiment cru qu’elle convenait d’une partie de plaisir avec un des mignons de son fils d’Anjou.

 

Maurevert se retira la tête en feu, la gorge sèche, avec une joie effroyable dans le cœur.

 

– Voilà qui se dessine, murmura Catherine de Médicis… Monsieur l’amiral, dites un pater et un ave, si toutefois vous savez vos prières… Quant à ces deux spadassins, je saurai quel secret Damville voulait leur arracher… il y a justement dans la chambre des tortures du Temple un cabinet noir où je serai à merveille pour tout voir et tout entendre.

 

À ce moment, Paola, la suivante florentine, entra et dit :

 

– Madame, M. le comte de Marillac est dans vos antichambres qui s’entretient vivement avec M. de Nancey.

 

Le sourire de la reine demeura figé sur ses lèvres.

 

– Et que veut-il, ce cher comte ?

 

– Je crois qu’il prie le capitaine de demander pour lui une audience immédiate à Votre Majesté.

 

– Eh bien, va dire qu’on peut l’introduire.

 

Et son sourire se fit plus doux encore, plus paisible, d’une expression plus sereine, tandis qu’elle grondait :

 

– Que ne puis-je te faire arrêter, toi aussi. Ce serait si simple !… Oui … mais s’il parlait !… Non, non… Patience, patience… encore un jour !… Si je le tuais maintenant, d’ailleurs, cette pécore d’Alice serait capable… Allons donc ! je les tiens tous les deux ! ne gâtons rien !… Bonjour, mon cher comte… on me dit que vous désirez m’entretenir, et vous le voyez, je remets à plus tard les affaires de l’État pour vous recevoir sur le champ.

 

En effet, Marillac venait d’entrer.

 

La reine écarta de la main les lettres qui étaient devant elle.

 

Le comte, pâle, agité, violemment ému, s’approcha sur un signe qu’elle lui adressa.

 

– Voyons, reprit celle-ci, qu’êtes-vous venu me demander ?…Si tout est prêt pour la cérémonie de demain soir ? Ne craignez rien, ami, j’ai trop de souci de votre bonheur…

 

Marillac fléchit le genou.

 

– Votre Majesté, dit-il d’une voix tremblante, me comble d’une telle bienveillance que je serais ingrat de douter… Non, madame, ce n’est pas de moi qu’il s’agit. Je suis venu demander grâce.

 

– Grâce ? fit la reine avec étonnement.

 

– Ou plutôt justice. Un de mes amis vient d’être saisi. Un ami madame ! Un frère ! Le plus dévoué, le plus charmant gentilhomme : esprit étincelant, cœur tendre, courage indomptable, voilà l’homme…

 

– Il suffit, comte, dit la reine avec émotion. Il suffit que vous aimiez cet homme pour que je lui veuille tout le bien que je vous veux à vous-même. Son nom ?

 

– Hélas, madame ! Il a eu le malheur de vous déplaire à deux reprises différentes ; une première fois, dans une entrevue qu’il eut avec vous au Pont-de-Bois, dans cette même salle où j’eus, moi, le bonheur de vous connaître ! Une deuxième fois, au Louvre, dans le cabinet de Sa Majesté le roi…

 

– Comte, dit Catherine de sa voix mélancolique, tant de gens m’ont déplu… je tâche à les oublier… quand on me connaîtra mieux, on ne cherchera plus à me déplaire.

 

Marillac jeta un regard ardent sur la reine.

 

– C’est le chevalier de Pardaillan, dit-il.

 

La reine parut chercher un instant dans sa mémoire, puis frappant ses deux mains l’une contre l’autre :

 

– Ah ! oui !… Eh bien, j’avais complètement oublié ce jeune homme à qui je me souviens maintenant d’avoir offert d’entrer à mon service. Et vous dites qu’il est arrêté ?

 

– Oui, madame. Et je viens vous prier de lui rendre la liberté. Je me porte garant que le chevalier n’a rien pu entreprendre ni contre le roi ni contre Votre Majesté. Si une prière était insuffisante, je crois que le roi de Navarre en personne n’hésiterait pas à intervenir en faveur de mon noble ami… mais j’ose espérer, madame, que ma supplique…

 

– Vous avez raison, mon cher comte. Un mot de vous peut faire autant, sinon plus, qu’une parole du roi de Navarre.

 

Ces mots prononcés avec un accent de rude franchise produisirent dans l’esprit de Marillac la plus bienfaisante impression.

 

– Nancey ! appela la reine en frappant de son marteau.

 

Le capitaine des gardes apparut bientôt.

 

– Nancey, demanda la reine, êtes-vous au courant de l’arrestation d’un jeune gentilhomme, le chevalier de Pardaillan ?

 

– Oui, madame. C’est ce cavalier qui, arrêté une première fois, s est évadé de la Bastille.

 

– Qui a donné l’ordre ? dit Catherine en fronçant le sourcil.

 

– Sa Majesté le roi. Je crois que ce jeune homme est accusé rébellion. En tout cas, on sait qu’il a résisté par deux fois aux soldats du roi.

 

– Ah ! madame, s’écria Marillac, je vais vous dire en quelles circonstances…

 

– Chut ! fit la reine. C’est bien, Nancey.

 

Le capitaine se retira.

 

– Mon cher enfant, reprit alors Catherine, je vais vous donner une preuve de… ma bienveillance… telle que mes fils Henri et François pourraient seuls en attendre de moi… Demeurez ici jusqu’à mon retour.

 

Marillac s’inclina profondément. Il tremblait. Un bouleversement se faisait dans son esprit. La conviction, entrait en lui profonde, indéracinable, que la reine avait pour lui une affection profonde, affection de mère. Il se reprochait ses soupçons comme un crime.

 

Coupable ? criminelle ? hypocrite ? cette femme qui le regardait avec une pareille douceur, qui lui parlait avec cette agitation que lui seul pouvait comprendre ! Cette reine puissante, altière, jalouse de son autorité, qui, sur la simple demande d’un pauvre gentilhomme comme lui, entreprenait sans hésiter, sans réfléchir, de sauver un rebelle !

 

Et il n’était pas jusqu’à cette confiance illimitée de la reine qui ne lui inspirât une gratitude dont se gonflait son cœur, confiance que la soupçonneuse, Catherine n’eût peut-être pas témoignée au roi lui-même.

 

En effet, la reine le laissait seul ! Et là, devant lui, se trouvaient les lettres qu’elle écrivait, secrets d’État, sans aucun doute !

 

Ah ! plutôt que d’essayer de lire, plutôt que de jeter un regard sur ces secrets augustes, il se fût aveuglé sur l’heure !

 

Catherine demeura absente une demi-heure pendant laquelle elle ne perdit pas de vue un instant le comte de Marillac.

 

Un seul point demeurait obscur dans l’esprit du comte.

 

Maurevert lui avait déclaré que Pardaillan était arrêté par ordre de la reine-mère.

 

Or la reine paraissait avoir oublié jusqu’au nom du chevalier !

 

Nancey affirmait que l’ordre venait du roi.

 

Simples contradictions, après tout ! Et puis, qu’était-ce que cette obscurité imperceptible dans la grande clarté radieuse qui jaillissait des paroles, du regard, de toute l’attitude de Catherine !

 

Soudain, celle-ci rentra : elle rayonnait.

 

– Nous avons cause gagnée ! fit-elle gaiement.

 

– Ah ! madame, murmura Marillac d’une voix que l’émotion rendait sourde, quand donc Votre Majesté me demandera-t-elle ma vie !… Ainsi, mon ami… le chevalier… de Pardaillan… il est libre ?

 

– J’ai la parole du roi. J’avoue que je ne lui ai pas arrachée sans peine. Il paraît que votre ami conspire avec M. le maréchal de Montmorency…

 

– Lui !… Ah ! madame, tenez, puisque l’occasion s’en présente, laissez-moi vous dire ce que le maréchal…

 

– Silence, comte… Ce ne sont pas là mes affaires, et puis si M. de Pardaillan a quelque chose à me dire au sujet du maréchal, il me le dira lui-même.

 

– Comme vous êtes une grande reine ! fit Marillac avec une expression de tendresse qui eût désarmé Catherine si un sentiment humain eût encore eu prise sur elle.

 

– Hélas ! dit-elle en haussant les épaules, je suis simplement une femme qui a souffert, et la douleur, mon cher comte, est la bonne école de l’indulgence… Je ne veux pas savoir si votre ami conspire ou non. Je veux savoir seulement qu’il est votre ami. Dites-lui que vos amis sont les miens. Dites-lui que s’il a quoi que ce soit à me demander pour lui-même ou pour le maréchal, je le recevrai après-demain matin, à dix heures, lorsque le roi aura achevé de l’interroger…

 

– Sa Majesté désire donc interroger le chevalier ?

 

– Oui ! j’ai pu obtenir cette énorme dérogation à toutes les procédures. Au lieu d’être interrogé par un juge, votre ami le sera par le roi… et si ses réponses sont satisfaisantes, s’il explique pourquoi il demeure renfermé dans l’hôtel de Montmorency… on le tiendra quitte de tout le reste, c’est-à-dire de la triple affaire du Louvre, du cabaret incendié et de la bataille rue Montmartre.

 

– Ah ! madame, s’écria Marillac radieux, l’explication est des plus simples ! Pardaillan et le maréchal ne demandent qu’à quitter Paris… si vous saviez !… il n’y a sous tout cela qu’une affaire d’amour…

 

– Eh bien, mon cher comte, trouvez-vous après-demain matin au lever du roi, et vous emmènerez vous-même votre ami. Mais répétez-lui bien que je voudrais le voir.

 

– Madame, il ne quittera pas le Louvre sans avoir déposé à vos pieds l’hommage de son dévouement, de sa reconnaissance, et…

 

Marillac allait ajouter, songeant aux soupçons de Pardaillan :

 

– De ses remords…

 

Il se retint, de crainte que le mot ne parût avoir trait à cette conspiration dont on parlait, et il acheva :

 

– Quant à moi, ma vie vous appartient.

 

Un éclair flamboya dans les yeux de Catherine. Mais Marillac ne vit pas cet éclair, qui l’eût épouvanté, penché qu’il était devant la reine.

 

– Adieu, comte, dit celle-ci. À demain soir, d’abord… dans Saint-Germain-l’Auxerrois… puis, au Louvre, après-demain matin…

 

Le comte sortit enivré.

 

Il se rendit à pied jusqu’au couvent. Comme il y arrivait, un cavalier en sortait, montait à cheval et disparaissait dans la direction du Louvre. Le comte demanda à être introduit auprès de l’abbé, ou tout au moins auprès du prieur. Ce fut le prieur qui le reçut au parloir.

 

– Monsieur, demanda-t-il – et ce terme fit faire la grimace au révérend prieur – y a-t-il inconvénient à ce que vous me disiez si M. le chevalier de Pardaillan est encore dans votre couvent ?

 

– Aucun inconvénient : ce jeune homme est encore ici. Il devait être transféré à la Bastille. Mais je viens de recevoir un ordre du Louvre, qui m’enjoint de le garder jusqu’à mardi matin dans la meilleure chambre du couvent : je lui ai cédé la mienne, c’est tout ce que je pouvais faire.

 

– Et, mardi matin, qu’arrivera-t-il ? demanda Marillac palpitant.

 

– J’ai ordre de remettre ce jeune homme en liberté, en lui disant simplement que le roi veut lui parler à son lever et qu’une auguste personne compte sur son honneur de gentilhomme pour…

 

– Il ira ! Je vous en réponds, moi ! s’écria Marillac transporté. Mais, dites-moi, mon digne monsieur, ne pourrais-je voir le chevalier quelques instants ?

 

Le prieur réfléchit :

 

– Monsieur, dit-il, je n’y verrais pour ma part aucun obstacle. Mais je n’ai reçu aucun ordre à ce sujet. Mettez-vous à ma place… Vous avez été arrêté tous deux aujourd’hui, vous voici libre. Votre compagnon le sera mardi matin. Il y a dans tout cela quelque chose qui me dépasse, et je me demande si on n’a pas voulu vous séparer… Alors, vous comprenez ?

 

Oui, oui, fit Marillac en souriant… Je n’insiste pas. Du moins, vous pouvez dire au chevalier que je serai ici mardi matin pour l’accompagner au Louvre.

 

– Oh ! quant à cela, chose facile, dit le prieur avec bonhomie. La commission sera faite dans cinq minutes.

 

Le comte salua et se retira, l’âme ravie…

 

Et pourtant il sentait peser sur lui une indéfinissable angoisse qui ressemblait vaguement à de la terreur.

 

C’est la joie, s’affirma-t-il. Voyons, récapitulons tout mon bonheur. Demain matin, c’est le mariage du roi Henri à Notre-Dame. Bon. Après cela, je suis libre. Je demande un congé jusqu’au moment de l’entrée en campagne. Demain soir, à minuit… ma mère, oui, ma mère elle-même daigne conduire mon Alice à l’autel, et un prêtre m’unit enfin à celle qui est toute ma vie… Un prêtre ! Bah ! je puis bien faire cela pour ma mère !… Et puis, j’ai l’exemple du roi sous les yeux… Bon ! Après-demain matin, je vais prendre Pardaillan, je le conduis au Louvre, j’obtiens pour le maréchal et sa famille une autorisation de franchir les portes… Nous partons tous !… Ah ! ma mère ! qui m’eût dit, il y a quelques mois, que je vous devrais tant de bonheur !

 

Il faisait nuit noire.

 

Des groupes silencieux traversaient les rues. Il y avait dans les profondeurs obscures de Paris des rumeurs inaccoutumées…

 

« Les Parisiens se préparent aux grandes fêtes qui commenceront demain ! songea Marillac. »

 

* * * * *

 

Le prieur avait menti en disant que le chevalier se trouvait encore dans son couvent ; depuis plus d’une heure déjà, une escorte de vingt cavaliers commandée par Maurevert était arrivée : le chevalier tout ligoté avait été porté dans une voiture fermée. Et la voiture s’était élancée au galop, entourée par les cavaliers.

 

Elle s’arrêta devant la prison du Temple.

 

Le vaste enclos conservait encore à cette époque le nom qu’il avait reçu jadis au temps où les moines-soldats qu’on appelait des Templiers l’avaient habité. Il se nommait Ville neuve du Temple, comme s’il eût été une ville dans la ville.

 

Pourtant, depuis plus de deux siècles, les Templiers avaient été exterminés, et les chevaliers de Malte qui les avaient remplacés s’étaient dispersés depuis longtemps.

 

La plupart des bâtiments tombaient en ruine dès cette époque.

 

Il ne restait plus guère de solide que la vieille tour où deux cent vingt ans plus tard, Louis XVI devait être enfermé avant d’être conduit à l’échafaud.

 

Vers 1802, les murailles de l’enclos achevèrent d’être abattues.

 

Et en 1811, ce fut la tour elle-même qui fut démolie : de tout ce sombre passé inscrit sur les pierres noires, il ne resta plus que l’ineffaçable souvenir des drames qui s’étaient joués là.

 

Quant à l’emplacement du vieux Temple, on sait qu’un vaste marché s’y est élevé. Ce marché disparaît ou va disparaître, et bientôt des maisons neuves vont s’élever sur l’enclos des Templiers, dont il ne restera plus que le nom jusqu’à ce qu’un conseil municipal quelconque efface ce nom lui-même.

 

Ainsi les choses du passé, par successives poussées, entrent dans le néant définitif comme les feuilles de la forêt sont lentement refoulées dans le sol jusqu’à ce qu’elles se désagrègent et deviennent de l’humus.

 

En 1572, la tour du Temple servait déjà de prison. Et déjà même, François Ier l’avait employée à cet usage.

 

Mais elle avait aussi une autre destination – et ceci est important pour la suite de notre récit.

 

Elle servait de coffre-fort ; Catherine y avait déposé son trésor particulier, qu’elle fit ensuite transporter au nouvel hôtel de la reine. Mais le trésor royal de la couronne y demeura. Cet exemple fut, par la suite, suivi par quelques rois qui y établirent des cachettes compliquées. Ainsi les oubliettes qui avaient dévoré de malheureux prisonniers devinrent des cavernes pleines d’or et d’argent.

 

Donc, prison et trésorerie, voilà ce qu’était la tour du Temple à l’époque que nous essayons d’évoquer.

 

Autour de cette haute bâtisse carrée dont chaque angle se hérissait d’une tourelle terminée par un toit conique, il y avait une atmosphère d’épouvante.

 

Quant aux prisonniers qu’on y enfermait, c’étaient en général des prisonniers d’État, des gens qui avaient surpris quelque secret, des gentilshommes qui avaient peut-être regardé le roi en face, enfin des êtres dangereux.

 

Le Temple avait son gouverneur, sa garnison, commandée par un capitaine, sa chambre de torture, ses cellules convenablement aménagées, ses cachots, ses souterrains, ses oubliettes, enfin tout ce qui constituait une bonne prison comme celles de la Bastille, du Châtelet, de Notre-Dame, du Louvre, etc.

 

Le gouverneur s’appelait Marc de Montluc ; c’était le fils de ce Blaise de Montluc qui, en Guyenne, tailla les huguenots avec tant d’ardeur qu’on l’appela le Boucher royaliste, et qui a laissé des Commentaires où il se vante lui-même avec une terrible naïveté des horreurs qu’il accomplit.

 

Quant à Marc de Montluc, digne fils d’un tel père, il avait la tournure et l’âme d’un geôlier. C’était un homme de trente-cinq ans, cheveux roux en broussaille, encolure de taureau, visage flétri par les vices, regard sanglant – une belle brute qui ne s’apaisait que devant un flacon de vin ou devant une fille.

 

D’ailleurs, il faut être juste : il ne recherchait pas les vins rares, et pourvu que son gobelet fut plein dès qu’il l’avait vidé, il s’inquiétait peu de la qualité du contenu ; quant aux filles, il ne leur demandait ni la grâce ni la beauté, l’impudeur excessive était la vertu qu’il recherchait en elles. Il les prenait n’importe où, et la plupart des ribaudes de la cour des Miracles avaient défilé dans sa chambre où l’orgie avait élu domicile.

 

Le vieux Blaise de Montluc avait servi sous le connétable de Montmorency, d’abord, puis sous le maréchal de Damville. Et c’était à Damville qu’il avait recommandé son fils. Le maréchal lui avait obtenu cette fonction de gouverneur du Temple en se disant que peut-être un jour il aurait besoin d’une créature dans cette prison, au cas où il y serait enfermé…

 

Lorsque Damville se fut emparé du vieux Pardaillan, il l’expédia donc tout droit au Temple : il se méfiait de la Bastille dont le gouverneur Guitalens, bien que de ses amis, ne lui semblait pas assez énergique.

 

Puis il rendit compte de sa capture à la reine Catherine et s’en prévalut naturellement comme d’un grand service.

 

Le maréchal se réservait de questionner lui-même le vieux routier.

 

Son plan devait être renversé par Maurevert qui, ayant capturé le chevalier de Pardaillan, fut chargé par Catherine de procéder à l’opération de la question. On a vu que la reine avait l’intention d’assister, cachée, à cette opération.

 

On a vu, en outre que la reine avait fixé au samedi 23 août, dans la matinée, la torture des deux Pardaillan.

 

Et cette torture qui devait être la vengeance de Maurevert, elle l’avait présentée au bravo comme la récompense de l’assassinat de Coligny.

 

Maurevert donnait un cadavre à la reine. La reine lui en donnait deux. C’était royalement payé.

 

Depuis l’instant où il avait été transporté dans le couvent, le chevalier n’avait pas ouvert les yeux. Il songeait. Le visage immobile, un pli d’ironie au coin des lèvres, il attendait le coup mortel. Car il ne doutait pas que Maurevert ne fût décidé à le tuer.

 

« Je voudrais bien savoir pour quel compte ce Maurevert m’assassine. Je ne crois pas qu’il ait gardé rancune du coup d’épée à revers dont je le souffletai ; il n’en a gardé que la marque. Voyons, qui me fait tuer ? La grande Catherine ? Peut-être ! Pourquoi ? Parce que j’ai refusé de lui tuer son fils. Pauvre ami ! je crois que nous allons mourir ensemble… Au fait, le duc d’Anjou n’est peut-être pas étranger à ce qui m’arrive là ?… Quand je pense que je le traitai de laquais ! Hum, c’était dur… À moins que le duc de Guise et M. de Damville… pourquoi ? Parce que je sais leur secret ?… Que d’ennemis ! Il faut avouer qu’il m’était difficile d’échapper à une pareille meute ! Qu’ai-je donc à trembler ? Eh bien, Loïse épousera le comte de Margency, voilà tout ! »

 

Il fit un violent effort pour briser ses liens en se raidissant, en s’arc-boutant sur la tête et les pieds. Les cordes tinrent bon et il retomba en soufflant fortement.

 

Et toutes les fois que ce nom de Loïse revînt dans son triste monologue, le même effort le tordit dans un spasme impuissant.

 

Une dizaine d’hommes entrèrent tout à coup. Pardaillan rouvrit les yeux voulant regarder en face ses assassins. À sa grande surprise, il ne vit pas Maurevert, et ceux qui venaient d’entrer se contentèrent de le soulever et de l’emporter jusqu’à une voiture où il fut jeté tout ligoté. Au bout de vingt minutes, il comprit que la voiture passait sur un pont-levis. Puis il entendit le bruit grinçant d’une porte qu’on referme. Puis on le tira de sa prison roulante, et il reconnut qu’il était dans la cour du Temple. Il vit Maurevert qui causait avec un homme de haute taille, fort comme un hercule. Derrière cet homme, vingt gardes étaient alignés. Près de lui, deux geôliers portaient des flambeaux, car il faisait nuit.

 

– Monsieur de Montluc, disait Maurevert, vous êtes responsable de ces deux hommes jusqu’à samedi.

 

« Deux hommes ? se demanda le chevalier. Pourquoi jusqu’à samedi ?… Deux hommes ! Ah ! oui, Marillac… »

 

– C’est bon, monsieur de Maurevert, dit le gouverneur en riant ; j’en aurai tellement soin qu’ils ne voudront jamais me quitter. J’en réponds donc jusqu’à samedi. Et alors, samedi ?…

 

– Lisez ceci, dit Maurevert en tendant à Montluc un papier.

 

– Ah ! ah ! ricana le gouverneur. Question ordinaire…

 

– Et extraordinaire, monsieur de Montluc.

 

Le chevalier frissonna longuement.

 

– Pour samedi, à dix heures, bon !

 

– Prévenez le tourmenteur juré pour dix heures, dit Maurevert.

 

– Et les fossoyeurs pour midi ! acheva Montluc avec son rire épais d’ivrogne.

 

Alors toute cette vision disparut, la cour noire, la face rouge du gouverneur, les torches, les gardes… Saisi par cinq ou six geôliers, il fut entraîné dans l’antre formidable et sombre de la Tour carrée.

 

On monta un escalier. Une porte fut ouverte. Le chevalier fut rapidement délié, puis poussé dans une sorte de cachot ; la porte se referma.

 

– Bonsoir, messieurs ! dit une voix que le chevalier reconnut pour celle de Montluc.

 

« Pourquoi messieurs ? » se demanda-t-il.

 

À ce moment, quelqu’un le saisit à pleins bras, quelqu’un qu’il ne put reconnaître dans la profonde obscurité. Mais ce quelqu’un l’ayant embrassé en poussant force soupirs, finit par dire d’une voix rauque de douleur :

 

– Toi !… Toi ici !… Toi dans cet enfer !

 

– Mon père ! s’écria le chevalier qui eut une seconde de joie intense.

 

Et tendrement, il serra à son tour le vieux routier dans ses bras.

 

– Nous sommes perdus, cette fois, reprit Pardaillan père. Pour Moi, le mal n’est pas grand. Mais toi ! toi, mon pauvre chevalier !…

 

– Bon ! Vous saviez bien que notre destinée était de mourir ensemble !

 

– Et vous aurez satisfaction, ricana derrière la porte la voix de Maurevert. C’est grâce à moi, messieurs, que vous êtes ici dans la même chambre ; c’est grâce à moi que vous subirez la même torture ; c’est grâce à moi que vous mourrez ensemble ! Voilà votre coup de cravache payé !… Remerciez-moi, et bonsoir !… Samedi, à dix heures du matin, nous reprendrons la conversation, avec le bourreau en tiers.

 

– Misérable ! hurla le vieux routier en se jetant sur la porte, qu’il secoua frénétiquement.

 

Le chevalier n’avait pas bronché.

 

Cette fois, d’ailleurs, il entendit des pas qui s’éloignaient.

 

– Viens ! reprit Pardaillan en prenant son fils par la main. Viens t’asseoir, mon pauvre enfant…

 

Et comme il connaissait le cachot qu’il habitait depuis quelques jours, il conduisit le chevalier dans un coin où se trouvait entassée de la paille, à la fois siège et couchette des habitants de ce lieu sinistre.

 

Le chevalier allongea sur la paille ses membres endoloris par la pression des cordes. Le premier moment de joie instinctive passé, il éprouvait maintenant une douleur plus accablante qu’au moment où il avait été arrêté. Vaguement, sans se le dire, il avait compté sur son père pour sauver Loïse ! Lui mort, le vieux serait encore là pour protéger la jeune fille et la mettre en sûreté. Voilà les calculs qui avaient donné à ce cœur généreux la force de regarder la mort en face.

 

Tout était fini ! Le vieux Pardaillan était prisonnier comme lui.

 

Et alors, une nouvelle angoisse vint le saisir à la gorge, et cela lui parut si amer qu’il lui sembla qu’il allait mourir à l’instant.

 

Quoi ! Son père ! Il allait le voir torturer sous ses yeux ! Il allait entendre les horribles cris du pauvre vieux qu’il avait tant aimé ! Il allait voir ses membres se tordre et panteler sur le chevalet !…

 

Le chevalier éclata en sanglots. Il saisit dans ses bras la tête vénérée au vieux routier.

 

– Ô mon père ! bégaya-t-il… mon pauvre père !…

 

Pardaillan demeura tout saisi, tout bouleversé d’entendre pleurer son fils.

 

C’était la première fois !…

 

Oui ! Si loin qu’il remontât dans sa vie, jamais il n’avait vu pleurer le chevalier… Lorsque, tout enfant, il lui était arrivé de le corriger d’une taloche – bien rare du reste – le petit lui tournait le dos après l’avoir fièrement regardé, mais il ne pleurait pas !… Plus tard, lorsqu’après de longues années passées ensemble sur les routes à travers les mêmes aventures et les mêmes périls, il s’était décidé à partir seul de Paris, il avait bien surpris dans l’œil du chevalier, quelque chose comme une humide buée… mais il ne pouvait dire qu’il eût réellement pleuré ! Lorsque le jeune homme éperdu d’amour avait eu cette conviction que sa Loïse ne serait jamais à lui, il n’avait pas pleuré encore !

 

Ces larmes brûlantes qui tombaient sur ses cheveux blancs lui causèrent une inexprimable sensation d’étonnement douloureux.

 

– Jean, dit-il d’une voix basse et tremblante, Jean, mon fils, je cherche vainement dans mon cœur des paroles de consolation… Comme tu dois souffrir, mon pauvre enfant !… Si jeune, si beau, si brave… Si je pouvais mourir deux fois, et que cela suffise aux misérables… mais non ! c’est à toi qu’ils en veulent… ils ne m’ont pris que pour t’atteindre plus sûrement… Pleure, mon petit Jean, pleure avec ton vieux père qui se maudit de n’avoir que des larmes à t’offrir dans ce suprême moment… pleure ta jeune existence brisée…

 

Le chevalier fit un effort, refoula ses sanglots et répondit :

 

– Mon vénéré père, vous vous trompez. Je mourrai sans faiblir et saurai faire honneur à votre nom.

 

– C’est, donc ta petite Loïse que tu pleures ?

 

– Non, mon père… Loïse m’aime… je le sais… et mourir avec cette certitude, voyez-vous, c’est mourir avec le paradis dans le cœur… Mais tenez, ne parlons plus de ce moment de faiblesse que je viens d’avoir… conservons toutes nos forces pour l’instant… où…

 

Le chevalier ne put achever et se mordit violemment les lèvres. Le vieux Pardaillan s’était levé et, habitué déjà à l’obscurité, arpentait furieusement le cachot.

 

– Chevalier, grondait-il, je ne suis qu’un sot ! De m’être fait prendre ainsi, alors que je croyais prendre, je n’en reviens pas. Si je n’avais pas commis la folie d’aller me jeter dans la gueule du loup, je serais libre, et fût-ce même en mettant le feu à cette vieille tour, je te délivrerais !

 

Il raconta alors comment il s’était rendu à l’hôtel de Mesmes, croyant y trouver le maréchal seul et le forcer à se battre avec lui. De son côté, le chevalier raconta la scène du couvent. Enfin, brisé de fatigue, le jeune homme finit par s’endormir et sommeilla quelques heures…

 

Quand il ouvrit les yeux, il constata qu’une sorte de faux jour éclairait assez le cachot pour qu’on pût y voir.

 

Sa première idée fut d’examiner soigneusement la porte, puis l’étroite lucarne par où passait la lumière. Le vieux routier le laissa faire en secouant la tête. Lorsque le chevalier eut achevé son inspection, il se tourna vers son père.

 

– Ce que tu viens de faire, dit celui-ci, je l’ai fait pendant la première journée de mon emprisonnement. Et voici ce que j’ai pu apprendre : si nous parvenions à ouvrir la porte – et il faudrait pour cela dix à quinze jours de travail – nous tomberions dans un couloir qui n’a qu’une issue, laquelle est gardée par une trentaine d’arquebusiers…

 

– N’importe, mon père !… Mieux vaudrait, après tout, mourir d’une arquebusade.

 

– C’est juste ; mais nous n’avons plus que quatre jours pour exécuter un travail qui en demanderait huit à des gens travaillant en pleine lumière, avec des outils. Et note qu’au premier bruit, la sentinelle dont tu entends les pas donnerait l’alarme.

 

– Et la lucarne ? fit le chevalier avec un calme terrible.

 

– Regarde. Il faudrait desceller trois ou quatre de ces blocs cimentés pour arriver jusqu’aux barreaux, et alors, il faudrait desceller les barreaux eux-mêmes, et alors il faudrait descendre dans la cour toujours pleine de gardes…

 

– N’y a-t-il donc aucun moyen ? aucun espoir ?…

 

– Aucun moyen d’évasion, dit le vieux routier. Et quant à l’espoir, il ne nous en reste qu’un : celui de ne pas trop souffrir en mourant et de ne pas faire une trop vilaine grimace.

 

* * * * *

 

Avant de quitter le Temple, revenons pour quelques instants à cette violente figure de Montluc que nous n’avons fait qu’entrevoir. Après avoir fait conduire son nouveau prisonnier dans son cachot et souhaité à Maurevert qui se retirait toutes sortes de prospérités, le gouverneur du Temple était rentré dans son appartement. L’arrivée de Maurevert l’avait surpris en plein dîner : le prisonnier dûment verrouillé, Montluc reprenait tout simplement son dîner où il l’avait laissé.

 

– À boire ! fit-il en se laissant lourdement tomber dans le fauteuil en chêne sculpté.

 

La salle à manger était vaste et riche. Des dressoirs en chêne, des aiguières d’étain poli pour se laver les mains, de belles vaisselles à fleurs, des flambeaux d’argent donnaient à cette salle une apparence de bourgeoisie cossue. Mais tout était en désordre. Il y avait de la poussière sur les vaisselles, et on avait négligé depuis longtemps de gratter la cire qui avait coulé le long des flambeaux. Les dressoirs étaient salis de taches, il y avait des toiles d’araignée aux solives du plafond.

 

Au milieu de cette salle se trouvait une table bien éclairée, chargée de venaisons diverses et surtout de flacons de toutes dimensions. Trois couverts étaient mis : celui de Marc de Montluc et ceux de deux jeunes femmes qui, en le voyant rentrer, lourd et pesant comme un homme qui ne veut pas tituber, se hâtèrent de remplir son gobelet, vaste récipient d’étain qui contenait une demi-pinte.

 

Ces deux femmes étaient à peine vêtues ; leurs seins nus débordaient de leurs corsages ouverts ; elles avaient les cheveux dénoués et le visage peint. Elles étaient jolies, malgré la flétrissure de la débauche ; c’étaient deux fortes gaillardes, telles que les aimait Montluc, l’une rousse, d’un roux ardent comme une bête fauve, l’autre brune, avec une magnifique chevelure d’Espagnole. Ces deux femmes étaient des ribaudes…

 

La rousse se nommait tout simplement la Roussotte, et elle-même ne se connaissait pas d’autre nom.

 

La brune s’appelait Pâquette.

 

Toutes deux étaient douces, inoffensives, très bêtes, même pas fières de la splendeur un peu fanée de leurs chairs, dociles, passives, et enfin très honnêtes, attendu que contre la somme d’argent qui leur était dévolue, elles faisaient les plus louables efforts pour plaire à l’inconnu qui, pour une heure, devenait leur seigneur et maître.

 

Marc de Montluc vida d’un trait le large et profond gobelet qui venait de lui être présenté, puis il répéta :

 

– À boire ! J’ai l’enfer dans la gorge.

 

– Ce doit être ce jambon, observa la Roussotte.

 

– Ou plutôt les épices de ce quartier de chevreuil, riposta Pâquette déjà jalouse.

 

– Quoi que ce soit, j’enrage, mes mignonnettes, j’enrage de soif et d’amour.

 

– Buvez donc, monseigneur ! dirent ensemble les deux ribaudes qui, saisissant chacune un flacon, se mirent à verser en même temps dans le fameux gobelet ; ce que voyant, Montluc éclata d’un tel rire que les vaisselles en tremblèrent.

 

Ce repas, cette orgie plutôt, fut ce qu’il devait être. Montluc qui était déjà ivre lorsque Maurevert était arrivé, eut de plus en plus soif. Les ribaudes, à force de boire, se firent bacchantes. Vers dix heures, elles avaient fini par laisser tomber les robes légères qui les couvraient encore ; elles étaient entièrement nues, et Montluc, faune formidable, s’amusait dans son énorme gaieté à les porter toutes les deux à bras tendus, la Roussotte, à cheval sur le bras droit, Pâquette, à cheval sur le bras gauche. Puis il s’amusa encore à les envoyer au plafond comme des balles et à les recevoir dans ses bras. Elles riaient, écorchées d’ailleurs et toutes contuses. Pâquette avait une plaie au front. La Roussotte saignait du nez. La gaieté de Montluc devenait du délire. Parmi les vaisselles brisées, les flacons renversés, il imagina alors de lutter contre les deux ribaudes.

 

– Si je suis vaincu, hurla-t-il, je vous promets une récompense rare. Tête et ventre ! La reine mère en serait jalouse !

 

La lutte commença aussitôt. Les deux ribaudes attaquèrent le colosse. Les trois nudités s’étreignirent en des enlacements furieux et formèrent un groupe cynique dont les attitudes furent des chefs-d’œuvre d’insolente impudeur.

 

Le mâle se laissa terrasser, accablé de baisers, de morsures et de coups de griffe, remplissant la salle du tonnerre de son rire.

 

– Voyons la récompense ! crièrent en chœur la Roussotte et Pâquette.

 

– La récompense, bégaya Montluc, ah ! oui…

 

– Est-ce ce beau collier que vous nous fîtes voir ? demanda Pâquette.

 

– Non, par le diable, c’est mieux que cela !

 

– Doux Jésus ! s’écria la Roussotte, cette ceinture toute en soie bleue passementée d’or ?

 

– Mieux encore, fit l’ivrogne en cherchant à rassembler ses idées, je veux… vous mener… écoutez, mes brebis…

 

– Voir les baladins ! s’écrièrent les ribaudes en frappant des mains.

 

– Non… voir torturer…

 

La Roussotte et Pâquette se regardèrent inquiètes, dégrisées, un peu pâles.

 

Montluc asséna sur la table un coup de poing qui renversa un flambeau.

 

– À boire ! dit-il. Je veux… vous mener… à la question… vous verrez le chevalet… et comme on enfonce… les coins… ah ! ah !… ce sera beau, par saint Marc ! Il y aura deux questionnés… ils n’en sortiront pas vivants, à boire !

 

– Qu’ont-ils fait ? demanda Pâquette en frissonnant.

 

– Rien, dit Montluc.

 

– Sont-ils jeunes ? vieux ? gentilshommes ?

 

– Un vieux… monsieur de Pardaillan… et un jeune… monsieur de Pardaillan… le père et le fils…

 

Les deux ribaudes firent le signe de croix.

 

Lorsque le rire de Montluc se fut apaisé, la Roussotte demanda :

 

– Et quand verrons-nous appliquer la question, monseigneur ?

 

– Quand ? fit Montluc. Ah ! voilà… Attendez…

 

Un travail confus se fit dans la cervelle épaissie de l’ivrogne. Une lueur de raison lui fit entrevoir les conséquences que pourrait avoir pour lui la fantaisie qui venait de lui passer par la tête. Il risquait sa place, un procès peut-être !…

 

Et, pourtant, il ne voulait pas se rétracter, avoir l’air de reculer…

 

Une idée soudaine l’illumina, et comme la question devait être appliquée le samedi matin, il bredouilla :

 

– Dimanche, mes brebis… venez dimanche… à la première heure… n’oubliez pas… dimanche !…

XV

LA REINE MARGOT


Ce lundi matin 18 août de l’an 1572, dès huit heures, les cloches de Notre-Dame se mirent à sonner à toute volée ; les cloches des églises voisines ne tardèrent pas à répondre, en sorte que bientôt, dans l’air pur et léger de la claire matinée d’été, ce fut un vaste vacarme des voix de bronze qui mugissaient, toutes joyeuses.

 

Dans toutes les rues de Paris, bourgeois et gens du peuple marchaient par bandes nombreuses, les femmes traînant après elles des gamins qui trottinaient ; des marchands allaient de groupe en groupe, offrant des échaudés, des oublies, des flans, des pâtés chauds, toutes bonnes choses qui se débitaient rapidement, les ménagères ayant ce matin-là déserté leurs cuisines et comptant déjeuner en plein air.

 

Des cris, des interpellations, des rires éclataient dans ce peuple et cela prenait une grande rumeur de fête.

 

Mais il y avait on ne sait quoi de mauvais dans ces rires, de menaçant dans ces physionomies.

 

Et la menace se précisait lorsqu’on remarquait que la plupart des bourgeois, au lieu d’avoir endossé le pourpoint de drap des dimanches portaient la cuirasse de buffle ou de fer et s’appuyaient sur des pertuisanes.

 

Beaucoup d’entre eux portaient une arquebuse sur l’épaule.

 

On eût dit que toute cette foule courait aux remparts pour défendre la ville, comme si elle eût été attaquée par les Espagnols.

 

Il n’en était rien, cependant : cette foule menaçante allait assister à l’un de ces magnifiques spectacles gratuits dont nos modernes cavalcades, parodies et caricatures ne peuvent donner aucune idée.

 

Ce matin-là, en effet, devait se célébrer dans Notre-Dame le mariage d’Henri de Béarn et de Marguerite de France que, dans le Louvre, Charles IX appelait déjà la reine Margot.

 

Chaque rue était ainsi transformée en un fleuve qui coulait avec des murmures et des grondements ; et tous ces fleuves allaient se jeter dans le même océan humain dont les vagues déferlaient sur le parvis Notre-Dame.

 

Là, à chaque instant, s’élevaient des grandes clameurs irritées.

 

En effet, quatre compagnies avaient, pendant la nuit, pris position sur le parvis et empêchaient la foule d’approcher des marches qui montaient au grand porche central de l’église. La double haie de soldats, hérissée d’arquebuses et de hallebardes, se continuait ensuite, hors le parvis, jusqu’à la porte du Louvre qui était tournée vers Saint-Germain-l’Auxerrois.

 

Il en résultait que les groupes du peuple, en arrivant au parvis, le trouvaient déjà occupé par une foule entassée qui s’était formée par les alluvions successives des fleuves d’hommes coulant de tous les points de Paris vers ce lac central.

 

Les nouveaux arrivés poussaient pour avoir une place.

 

Ceux qui étaient déjà installés résistaient : de là des remous terribles, des bagarres, des hurlements.

 

À neuf heures, il eût été impossible, même à un enfant, de se faufiler sur le parvis, et les rues avoisinantes elles-mêmes regorgeaient d’une multitude tumultueuse.

 

Seul restait libre le long ruban de route que la double haie de gens d’armes traçait depuis le porche de Notre-Dame jusqu’au pont-levis du Louvre. Encore cette haie menaçait-elle à chaque instant de se rompre, en sorte que les soldats, sur plus d’un point, faisaient face à la foule qu’ils menaçaient de la pointe de leurs hallebardes.

 

Par moments, il y avait des silences subits, d’une inquiétante lourdeur ; puis des clameurs éclataient, on ne savait pas pourquoi ; dans tous les groupes, on s’entretenait de choses menaçantes ; il se trouvait bien par-ci par-là des femmes qui causaient de la toilette que porterait Madame Marguerite et qui était, disait-on, un miracle de richesse ; ou encore, de la somptuosité des carrosses de cérémonie… mais vite, on revenait partout au double sujet qui tenait au cœur des Parisiens.

 

Le premier, c’était le grand miracle qui avait eu lieu la veille.

 

Des milliers de personnes affirmaient avoir vu la chaudière pleine de sang… le sang de Jésus ! Il s’en trouvait qui avaient assisté au miracle lui-même : la transmutation de l’eau en sang ; d’autres, mais ceux-là trouvaient des incrédules, juraient qu’ils avaient pu toucher maître Lubin, le saint ! Chacune de ces affirmations était accompagnée de signes de croix et on faisait remarquer que Dieu désirait, sans aucun doute, un carnage d’hérétiques.

 

Le deuxième sujet dont on s’entretenait ardemment, avec force jurons et signes de croix, c’était la question de savoir si le roi de Béarn et ses damnés acolytes les huguenots, entreraient dans Notre-Dame. Quelques-uns faisaient bien remarquer qu’il fallait que le roi entrât, s’il voulait se marier, mais le plus grand nombre jurait que le maudit n’oserait pénétrer dans le lieu saint.

 

On en concluait généralement qu’il faudrait le traîner de force dans Notre-Dame, afin qu’il pût faire amende honorable.

 

Telles étaient les dispositions de la foule, lorsque les canons du Louvre se mirent à tonner.

 

Il y eut alors à la surface de cette masse humaine, une sorte de houle qui se propagea du parvis jusqu’aux rues voisines, les cous se tendirent, des cris de femmes à demi étouffées retentirent, mais furent couverts par une clameur énorme, d’une sauvage expression, qui fut comme le hurlement d’une armée de loups furieux.

 

– Vive la messe !… La messe !… À la messe, les huguenots !…

 

Presque aussitôt, de nouvelles compagnies d’archers et d’arquebusiers, renforcèrent la haie des gens d’armes qui avait maintenant un quadruple rang de chaque côté.

 

Les bourgeois vociférèrent.

 

Il fut évident qu’on ne pourrait atteindre les huguenots ainsi protégés. Mais il fut évident aussi que cette foule savamment portée au suprême degré de l’exaspération, deviendrait terrible si par malheur on la laissait se déchaîner !

 

La laisserait-on se déchaîner ? Serait-ce ce matin-là ! Nul n’eût pu le dire encore…

 

Mais la manœuvre militaire qui, pour le moment, mettait les huguenots hors d’atteinte, exaspéra la multitude. Et cette exaspération éclata en violents murmures contre le roi ; qu’on accusait tout haut de protéger les hérétiques et d’empêcher l’holocauste formellement réclamé par le miracle de la chaudière.

 

– Il nous faut un capitaine général !…

 

Ce cri, qui traduisait si bien la pensée des bourgeois armés, courut de bouche en bouche, se fortifia, s’enfla.

 

– Guise ! Guise ! Guise, capitaine général !

 

– Vive la messe !

 

– À la messe les huguenots !

 

Ces vociférations s’entrecroisaient maintenant, plus violentes, et se fondaient en une vaste clameur que couvraient mal les mugissements des cloches et du canon.

 

Tout à coup, il y eut pourtant une accalmie ; vingt-quatre hérauts à cheval, magnifiquement vêtus de drap d’or, les armoiries royales brodées en bleu sur la poitrine, les chevaux caparaçonnés de longues housses flottantes, débouchaient sur six rangs, le coude haut, la trompette à bannière armoriée levée au ciel, et sonnaient une fanfare bruyante.

 

– Les voilà ! les voilà !…

 

Ce cri, pour un instant, fit taire toutes les clameurs, et les haines éparses se résorbèrent en curiosité.

 

Le cortège royal déroulait sa pompe vraiment imposante, et des applaudissements éclatèrent même.

 

Immédiatement après la fanfare des hérauts, parut une compagnie des gardes à cheval, commandés par M. de Cosseins ; c’étaient tous des cavaliers de haute taille, montés sur de lourds chevaux normands, étincelants d’acier et de broderies, formant un de ces somptueux spectacles guerriers qui produisent sur la foule des impressions si profondes.

 

Puis venait le grand maître des cérémonies dont le cheval était tenu en bride par deux valets, et qui précédait une centaine de seigneurs, tous de l’entourage du roi de France.

 

Des acclamations saluaient au passage les seigneurs qui s’étaient rendus populaires soit par leur magnificence, soit par leurs hauts faits pendant les guerres contre les huguenots.

 

Mais un grand silence tomba sur le parvis, tandis que les rues avoisinantes demeuraient houleuses : le carrosse du roi venait d’apparaître. Charles IX, sous son grand manteau royal, grelottait de fièvre ; il avait été pris par une de ses crises au moment de sortir du Louvre. Il avait une figure d’ivoire, et ses yeux, sous ses sourcils froncés, avaient un regard de fou. Ce fut une sinistre apparition qui passa dans un grand frisson de défiance. Près de lui, Henri de Béarn, très pâle aussi et pourtant souriant, considérait le peuple avec inquiétude, ne voyant autour de lui que des visages hostiles et des yeux menaçants.

 

Dans un vaste carrosse entièrement doré, traîné par huit chevaux blancs, on vit alors Catherine de Médicis et Marguerite de France : la vieille reine rutilante de diamants, toute raide dans une robe de lourde soie qui semblait taillée dans le marbre, glaciale, hautaine et, semblait-il, attristée par la cérémonie qui se préparait ; sa fille Margot, radieuse de beauté, indifférente à ce qui se passait, un pli d’ironie au coin des lèvres.

 

La reine mère était à droite et, de ce côté-là, retentirent des hurlements forcenés de :

 

– Vive la messe ! Vive la reine de la messe !

 

Marguerite était assise à gauche et, sur la gauche du carrosse, ce furent des ricanements qui éclatèrent.

 

– Bonjour, madame, cria une femme ; votre mari a-t-il été à confesse, au moins ?

 

Le carrosse passa dans un rire énorme ; mais aussitôt après les vingt-quatre voitures qui contenaient les princes du sang, c’est-à-dire Henri, duc d’Anjou, et François, duc d’Alençon, et la duchesse de Lorraine, deuxième fille de Catherine, puis les dames d’atour, les demoiselles d’honneur, parurent divers personnages que la foule accueillit par un tonnerre de vivats :

 

C’étaient le duc de Guise, le maréchal de Tavannes, le maréchal de Damville, le duc d’Aumale, M. Goudé, le chancelier de Birague, le duc de Nevers, et une foule de gentilshommes, tous dans des carrosses d’une fabuleuse richesse, tous vêtus de costumes d’une réelle splendeur : plumes blanches, aigrettes de diamant et de rubis, colliers étincelants, pourpoints de satin chatoyant, épées incrustées de pierreries, tout cela jetait des feux et soulevait l’enthousiasme.

 

Puis, tout aussitôt, les hurlements reprirent :

 

– À la messe ! à la messe !

 

Les huguenots apparaissaient à leur tour en des costumes non moins riches, mais plus sévères que les catholiques.

 

On ignore qui avait ainsi ordonnancé la marche du cortège. Mais cette séparation très nette entre les gentilshommes catholiques et protestants, le soin qu’on avait eu de placer les huguenots à la fin, à part quelques-uns comme Coligny et Condé qui occupaient leur rang naturel, permirent à la multitude mille suppositions, dont la plus essentielle était qu’on avait voulu mortifier les hérétiques.

 

Ils passèrent très fiers, dédaignant de répondre aux quolibets, aux plaisanteries, aux insultes.

 

Sur les marches de l’église, deux ou trois cents des plus enragés cette foule, avaient pris place et se tenaient dans une position solide d’où les gens d’armes n’essayèrent même pas de les expulser.

 

Or, au fur et à mesure que le cortège défilait, les personnages de chaque carrosse pénétraient sous le grand porche, où l’archevêque et son chapitre se trouvaient réunis pour accueillir les deux rois, la reine et la fiancée.

 

Dans ce groupe que nous venons de signaler, se trouvaient Crucé, Pezou et Kervier, toujours inséparables.

 

Les gentilshommes du roi qui se trouvaient à cheval, avaient formé un demi-cercle autour du porche, de façon à dessiner une nouvelle barrière renforçant la barrière de hallebardiers et d’arquebusiers.

 

Charles IX et Henri de Béarn, précédés du grand maître des cérémonies de ses acolytes et de douze hérauts à pied sonnant de la trompette, entrèrent les premiers dans Notre-Dame.

 

Le moine Salviati, envoyé spécial du pape, s’avança à la rencontre du roi et, fléchissant à demi le genou, lui offrit l’eau bénite dans une aiguière d’or, en lui disant que cette eau avait été apportée par lui de Rome et prise au bénitier de Saint-Pierre.

 

Charles IX trempa ses doigts dans l’aiguière, puis, comme s’il eût craint de faire affront à Notre-Dame en dédaignant son eau bénite, il recommença l’opération en trempant sa main dans le bénitier de l’église.

 

Et il se signa lentement, jetant un regard oblique sur Henri.

 

Le chef des huguenots comprit que tous les yeux étaient fixés sur lui, et qu’on attendait qu’il fît le signe de croix…

 

– Mon cousin, s’écria-t-il à demi-voix, que voilà donc une superbe assemblée d’évêques. Béni par un aussi grand nombre de saints, mon mariage ne peut manquer d’être heureux.

 

En parlant ainsi, le Gascon gesticulait gravement avec sa main, de façon qu’on pût à la rigueur admettre qu’il s’était signé. Charles IX sourit faiblement et se dirigea vers son trône.

 

Le cortège, peu à peu, s’entassa dans l’énorme nef qui, dans le scintillement des milliers de cierges, dans le cadre immense des tentures brodées qui tombaient du haut des voûtes, dans la clameur des cloches, des chants solennels et des trompettes, présenta alors un spectacle d’une magnificence inouïe.

 

Au dehors, les vociférations éclataient à ce moment plus menaçantes, et le bruit du peuple, semblable au bruit de l’Océan par les heures de tempête, faisait frissonner Charles IX qui, livide, écoutait :

 

– Vive Guise ! Vive le capitaine général !…

 

Voici ce qui se passait :

 

Les huguenots, au nombre d’environ sept cents gentilshommes, venaient de mettre pied à terre devant le grand porche.

 

Mais au lieu d’entrer dans l’église, ils s’étaient arrêtés, silencieux, ou formant des groupes qui causaient entre eux à voix basse, sans paraître entendre les hurlements.

 

– À la messe ! à la messe ! vociféra Pezou.

 

– Les maudits ne veulent pas entrer ! rugit Kervier.

 

– Ils y entreront bientôt malgré eux ! tonna Crucé d’une voix éclatante.

 

Cette menace directe provoqua un délire d’enthousiasme dans le groupe qui occupait les marches, tandis qu’au loin la foule, ne sachant de quoi il s’agissait, riait en criant :

 

– Les damnés huguenots sont à la messe ! Vive la messe !…

 

Seuls trois huguenots avaient pénétré dans l’église. Le premier, c’était l’amiral Coligny, qui avait dit tout haut :

 

– Ici, ce ne peut être un champ de bataille comme un autre…

 

Et le vieux politique était entré en redressant sa haute taille, et en se plaçant près du roi de Navarre, comme s’il eût vraiment marché à la bataille.

 

Le deuxième, c’était le jeune prince de Condé qui, se penchant vers l’oreille du Béarnais, avait murmuré :

 

– La pauvre défunte reine m’a enjoint de ne vous quitter jamais, ni au camp, ni à la ville, ni à la cour.

 

Le troisième, c’était Marillac.

 

Marillac ignorait s’il était dans une église et à quelle cérémonie il assistait. Marillac ne savait qu’une chose : c’est que depuis deux jours, en témoignage de son affection et pour avoir le droit de la protéger, la reine mère avait reçu Alice de Lux parmi ses filles d’honneur.

 

Alice devait donc être dans Notre-Dame ; il y entra. Il fût entré en enfer. Il la vit en effet.

 

Elle était tout près de la reine, à poste tel que seule une grande faveur soudaine et inexpliquée pouvait faire concevoir qu’Alice eût cette place dans une pareille cérémonie. Elle était habillée de blanc. Elle était toute pâle. Ses yeux étaient baissés. Elle parut à Marillac mille fois plus adorable.

 

Dans la lueur des cierges, en cette attitude de modestie charmante qui la faisait trembler, elle était toute virginale…

 

« À quoi pense-t-elle ? » songeait-il en la dévorant des yeux.

 

Alice, à ce moment, songeait ceci :

 

« Ce soir. Oh ! ce soir, à minuit, j’aurai enfin la lettre ! l’infernale lettre qui me faisait la serve de Catherine ! Ce soir, je serai libre, ah ! libre… ô mon amant, comme je vais t’aimer… nous partirons, demain, dès la première heure… et le bonheur, enfin, commencera pour moi. »

 

Ainsi, en cette matinée où elle croyait toucher à la liberté, c’est-à-dire à l’amour, au bonheur, Alice n’avait pas une pensée pour le pauvre petit être abandonné, pour son fils, pour Jacques Clément !

 

Jeanne de Piennes fut une admirable mère, elle ne fut que mère. Alice de Lux ne fut qu’amante…

 

La reine Catherine était assise à gauche du maître-autel, sur un trône un peu plus bas que celui du roi, placé à droite. Autour d’elle, ses filles d’honneur préférées sur des sièges en velours blanc, brochée d’or. Derrière elle, c’était une grande tenture de velours bleu parsemé de fleurs de lis.

 

Derrière cette tenture, nul ne pouvait voir un moine qui se tenait debout dans l’ombre : c’était l’envoyé du pape, Salviati. Il était à demi penché vers la reine qui semblait très attentive à lire dans son livre d’heures, magnifique missel enfermé dans une reliure d’or ciselé.

 

– Vous partirez aujourd’hui même, disait Catherine du bout des lèvres.

 

– Et que dois-je rapporter au Saint-Père ? Que vous faites la paix avec les hérétiques ? Que leur chef et roi naturel est entré à Notre-Dame sans se signer ? Que le roi de France a mis dix mille hommes sur pied pour protéger les huguenots ? Dites, madame, est-ce cela que je dois rapporter ? Et que vous assistez impuissante, bienveillante peut-être, à la conquête lente et sûre du royaume de France par la Réforme ?

 

Catherine, répondit :

 

– Vous rapporterez au Saint-Père que l’amiral Coligny est mort !

 

Salviati tressaillit.

 

– L’amiral ! fit-il. Le voilà là, à trente pas de nous, plus hautain que jamais.

 

– Combien de jours vous faut-il pour atteindre Rome ?

 

– Dix jours, madame, si j’ai des nouvelles intéressantes…

 

– Eh bien ! L’amiral sera mort dans cinq jours.

 

– Et qui le prouvera ? demanda rudement le moine.

 

– La tête de Coligny que je vous enverrai, répondit Catherine sans émotion.

 

Salviati, tout cuirassé qu’il fût contre la pitié, ne put s’empêcher de frissonner. Mais déjà Catherine ajoutait :

 

– Vous direz donc au Saint-Père que l’amiral n’est plus. Dites-lui aussi qu’il n’y a plus de huguenots à Paris.

 

– Madame !…

 

– Qu’il n’y a plus de huguenots en France ! termina Catherine d’une voix funèbre.

 

En même temps, elle s’agenouillait sur son prie-Dieu et se prosternait. Salviati avait lentement reculé en passant une main sur son front. Il regagna sans être remarqué la place que le cérémonial officiel lui désignait. Mais alors, chacun put observer que l’envoyé de Sa Sainteté Grégoire XIII était pâle comme un mort.

 

Nul, disons-nous, n’avait remarqué son manège, excepté toutefois une personne qui paraissait plongée dans la plus évangélique méditation, mais qui, manœuvrant son spirituel regard à droite et à gauche, ne perdait pas un détail de ce qui se passait autour d’elle.

 

Et cette personne, c’était l’épousée elle-même – la sœur de Charles IX, la fille aînée de Catherine.

 

Savante, sceptique, supérieure à son époque, capable de soutenir une conversation suivie en latin et même en grec, éprise de littérature, de mœurs faciles, Marguerite était l’antithèse vivante de sa mère. Elle avait horreur des violences, horreur du sang versé, horreur de la guerre. On peut sans doute lui reprocher d’avoir considéré la vertu domestique comme un préjugé ; on peut lui reprocher ses innombrables amants ; Brantôme, qui fut la mauvaise langue de ce temps, nous laisse entrevoir que Margot poussa l’adultère jusqu’à l’inceste ; on assure que le duc de Guise fut son amant ; l’infortuné La Môle eut aussi sa part de ses faveurs, et enfin, on dit que son propre frère, le duc d’Alençon… Mais nous voulons seulement retenir que Margot, jusque dans ses débauches, conserva une élégance d’attitude et d’esprit qui lui font pardonner bien des choses.

 

En tout cas, son scepticisme raffiné la mettait au-dessus hideuses passions qui se déchaînaient autour d’elle.

 

Le matin même, comme l’amiral Coligny arrivait au Louvre pour prendre sa place dans le cortège, il avait dit au roi :

 

– Sire, voilà certes un beau jour qui se prépare pour le roi de Navarre, pour moi, et pour tous ceux de ma religion.

 

– Oui, avait brusquement répondu Charles, car en donnant Margot à mon cousin Henri, je la donne à tous les huguenots du royaume.

 

Cette boutade, qui disait clairement le peu d’estime qu’avait le roi pour la vertu de sa sœur, fut rapportée aussitôt à Marguerite qui, avec son plus charmant sourire, repartit :

 

– Oui-dà, mon frère et sire a dit cela ? Eh bien, j’en accepte l’augure, et ferai de mon mieux pour rendre heureux tous les huguenots de France.

 

Pendant la cérémonie, Margot, l’œil aux aguets, surprit l’entretien de sa mère et de l’envoyé du pape. À ce moment, elle était agenouillée près d’Henri de Béarn, qu’elle poussa légèrement du coude.

 

Henri, un peu pâle et souriant quand même de son sourire narquois, étudiait, lui aussi, avec une ardeur parfaitement dissimulée, les gens qui l’entouraient. Les cris du peuple, l’air insolent de Guise, la physionomie sombre du roi, la figure trop riante de Catherine, tout cela formait un ensemble qui le rassurait médiocrement.

 

– Monsieur mon époux, murmura Marguerite, tandis que l’archevêque psalmodiait, avez-vous vu ma mère causer avec le révérend Salviati ?

 

– Non, madame, dit Henri à voix basse tout en paraissant écouter religieusement l’officiant. Mais comme vous avez de bons yeux, j’ose espérer que vous me ferez part de ce que vous avez vu.

 

Monsieur, reprit Margot, je n’ai vu et ne vois rien de bon autour de nous. Ne me quittez pas pendant les fêtes…

 

– Auriez-vous peur, ma mie ? demanda bravement le Gascon.

 

– Non, monsieur. Mais dites-moi, ne sentez-vous rien ?

 

– Si fait. Je sens l’encens…

 

– Et moi, je sens la poudre.

 

Henri jeta un regard de côté sur sa femme. Pour la première fois peut-être, il la comprit bien. Car, baissant la tête comme pour une prière, il murmura d’une voix où, cette fois, il n’y avait plus d’ironie :

 

– Madame, pourrais-je donc vous parler à cœur ouvert ?… Oui, je devine en vous une amie franche et loyale… Eh bien, c’est vrai, je me défie… il me semble que ce sont de tristes fêtes qui se préparent… puis-je réellement compter sur vous ?

 

– Oui, monsieur et sire, répondit Marguerite avec un accent de ferme franchise. C’est pourquoi je vous le répète, ne me quittez pas pendant tout le temps que nous serons à Paris… Une fois loin de Paris, continua-t-elle avec un sourire, je vous donne licence pour le jour… et pour la nuit.

 

– Ventre-saint-gris, madame, savez-vous que je ne vais plus avoir peur que d’une chose ?

 

– Laquelle, sire ?

 

– C’est de me mettre à vous aimer.

 

Margot eut un sourire plein de coquetterie.

 

– Ainsi, c’est dit ? reprit-elle. Vous me jurez fidélité pour tout le temps que vous logerez au Louvre ?

 

– Madame, vous êtes adorable, dit le Gascon avec une émotion contenue. Puisque vous daignez être mon palladium, je ne crains plus rien, ce qui me permettra de dormir tranquille dans ce Louvre où j’ai jusqu’ici passé de si mauvaises nuits.

 

Tels furent les propos qu’échangèrent les deux nouveaux époux, pendant que se déroulait la cérémonie nuptiale.

 

Cette cérémonie se termina enfin. Puis, précédé en grande pompe de tout le chapitre de Notre-Dame, le cortège se reforma : cardinaux, évêques, archevêques rutilants d’or, mitre en tête, crosse à la main, marchèrent jusqu’à la porte en entonnant le Te Deum. Le roi de Navarre donnait la main à la nouvelle reine ; Catherine de Médicis, Charles IX, les princes passèrent dans la double haie des seigneurs et des grandes dames toutes raidies dans les plis des soieries ; les trompettes sonnèrent de joyeuses fanfares ; les cloches recommencèrent leurs mugissements ; le canon gronda, le peuple se mit à hurler, et tout ce monde, dans une houle énorme, dans la clameur des vivats et des menaces, reprit le chemin du Louvre.

 

Au Louvre, des fêtes splendides commencèrent aussitôt. Mais dès que Marguerite eut reçu les salutations et les vœux de la multitude des seigneurs, dès qu’on se fut répandu dans les salles, elle entraîna son m jusque dans son appartement.

 

– Sire, dit-elle, voici ma chambre. Comme vous voyez, j’y ai fait dresser deux lits. Voici le mien, et voici le vôtre.

 

Une galanterie vint aux lèvres du Gascon ; mais il comprit que la situation était plus grave encore qu’il ne l’imaginait.

 

– Tant que vous dormirez dans ce lit, reprit Margot, je réponds de vous, sire !

 

Henri pâlit et se mit à trembler.

 

– Pour Dieu, madame, s’écria-t-il, que savez-vous ? Oserait-on…

 

– Je ne sais rien, dit sincèrement Margot. Je ne sais rien qu’une chose. C’est qu’ici je suis chez moi. Ici nul n’oserait pénétrer, pas même le roi.

 

Henri baissa la tête, pensif. Marguerite en savait-elle plus long qu’elle ne disait ? Il le pensa. Et il fut sur le point de s’écrier :

 

– Vous me sauvez, moi ! mais qui sauvera mes amis !

 

Il se retint, songeant qu’après tout, le péril n’était pas imminent, qu’il y avait bien de vagues menaces autour de lui, mais qu’il aurait le temps de se concerter avec Coligny, Condé, Marillac, et quelques-uns des principaux huguenots.

 

– Venez, sire, reprit la reine Margot. Il ne faut pas que notre absence soit remarquée.

 

Et avec ce sourire de scepticisme qui allait si bien à sa spirituelle beauté, elle ajouta :

 

– On pourrait soupçonner que nous parlons d’amour…

 

– Tandis que nous parlons de mort ! dit le Béarnais avec un frisson.

 

Mors, amor… principium, finis… [17]murmura Marguerite.

 

Pâles tous deux des pensées formidables qu’ils portaient et des choses qu’ils entrevoyaient, ils reprirent silencieusement le chemin des salles de fête.

 

– Vive la messe ! rugissait au-dehors la foule.

 

– Eh ! ventre-saint-gris ! dit le Béarnais, j’en sors, de la messe… et je n’en suis pas fâché, ajouta-t-il en déguisant ses inquiétudes sous une apparence de joviale galanterie… Car ma première messe me vaut la femme de France qui a le plus d’esprit et de beauté.

 

Il fixa un clair regard sur la nouvelle reine.

 

– Or çà, que me rapportera, en ce cas, ma deuxième messe ?

 

– Qui sait ? répondit la reine Margot en lui rendant regard pour regard.

 

Et en elle-même, elle pensa :

 

« Peut-être un coup de poignard… ou peut-être le trône de France. »

XVI

L’ESCADRON VOLANT DE LA REINE


Dans les rues qui avoisinaient le Louvre, la foule de bourgeois et de peuple enfin libre de toute entrave s’était répandue avec des hurlements si féroces que les postes de chaque porte crurent prudent de relever les ponts-levis.

 

On ne sait ce qui fût arrivé dans cette journée si le temps ne se fut soudainement couvert et si une forte pluie d’orage n’eut engagé les Parisiens à rentrer chez eux.

 

Cependant, deux ou trois milliers des plus enragés reçurent stoïquement les averses en criant de plus belle :

 

– Vive la messe ! Vive la messe !

 

Ce cri, les huguenots rassemblés dans le Louvre l’entendaient sans inquiétude ; ils étaient les hôtes du roi de France, et il leur semblait impossible que le plus grand roi de la chrétienté manquât à ses devoirs d’hospitalité en les faisant malmener.

 

Ils étaient d’ailleurs parfaitement résolus à se défendre, et à défendre le roi lui-même. Beaucoup d’entre eux soupçonnaient la main de Guise dans toute cette effervescence populaire. Si les choses allaient plus loin, si Guise, dans un coup de folie, osait attaquer Charles IX, ils défendraient le roi et le maintiendraient sur le trône.

 

En effet, pour eux, Charles IX, c’était la paix assurée.

 

Guise, c’était la guerre, l’extermination.

 

Ils avaient donc une confiance sans borne dans l’hospitalité que Charles IX leur offrait, large, somptueuse, et s’inquiétaient peu des menaces qui grondaient autour du Louvre.

 

Mais la foule poussait aussi un autre cri que Catherine écoutait avec un sourire aigu.

 

À un moment, elle entraîna son fils Charles vers un balcon en lui disant :

 

– Sire, montrez-vous donc un peu à votre bon peuple qui vous acclame.

 

Charles IX parut sur le balcon. À sa vue, ce fut au dehors une sorte de rugissement furieux. Et cette rumeur éclata :

 

– Vive le capitaine général ! Vive Guise !… Mort aux huguenots !

 

– Vous entendez, Sire ? fit Catherine à l’oreille du roi. Il n’est que temps d’agir… si vous ne voulez que Guise agisse à votre place !

 

Charles IX eut un tressaillement de rage et de terreur. Une lueur sanglante s’alluma dans ses yeux. Il recula, rentra, et comme il se retournait vers l’intérieur de la salle, il vit venir Henri de Guise et l’amiral Coligny qui paraissaient au mieux ensemble et devisaient tranquillement de la campagne contre le duc d’Albe.

 

Charles IX les regarda tous les deux avec des yeux de fou. Et soudain il éclata de rire : ce rire atroce, funèbre, terrible, qui le secouait comme d’une convulsion mortelle.

 

Catherine de Médicis s’était éloignée lentement. Elle fit le tour des salles de fête. Sur son passage, les fronts se courbaient, un silence de respect et peut-être de terreur s’établissait…

 

Souriante, hautaine, toute raide dans les plis lourds et heurtés de la soie, elle passa.

 

Elle était plus jaune encore que d’habitude ; c’était une statue d’ivoire en marche. On la vit s’arrêter devant une de ses demoiselles d’honneur ; elle laissa tomber quelques mots, et continua son chemin : puis elle parla à une autre de ses demoiselles, puis à une autre ; peut-être donnait-elle un mot d’ordre.

 

Enfin, elle se retira dans ses appartements, suivie par quatre de ses filles qui l’avaient escortée dans toutes ses évolutions.

 

Parmi ces quatre, se trouvait Alice de Lux.

 

Catherine pénétra dans ce vaste et somptueux cabinet que nous avons essayé de peindre. C’est là, parmi les chefs-d’œuvre entassés qui paraissaient lui procurer une sorte de surexcitation cérébrale, c’est là qu’elle se réfugiait lorsqu’elle avait à méditer sur de graves sujets. Sur un signe qu’elle fit, Alice seule la suivit.

 

– Mon enfant, dit la reine en prenant place dans son grand fauteuil, tandis qu’Alice avançait un coussin de velours sous ses pieds, mon enfant, vous ne quitterez pas le Louvre aujourd’hui, ou plutôt vous ne me quitterez pas…

 

– Cependant, madame…

 

– Oui, je sais ce que vous allez me dire : vous devez attendre le comte de Marillac ce soir à huit heures…

 

Alice jeta sur la reine un regard étonné. Catherine haussa les épaules.

 

– Est-ce que je ne sais pas tout ? fit-elle avec bonhomie. Mais puisque nous allons nous séparer sans doute, je veux vous parler avec entière franchise : c’est Laura qui m’a prévenue. Cette bonne vieille Laura qui vous avait inspiré tant de confiance, eh bien, elle me tenait tous les jours au courant de ce que vous disiez et faisiez… À l’avenir, Alice, soyez prudente dans le choix de vos amies et de vos confidentes. Vous voyez combien je suis franche…

 

Alice demeurait atterrée, reprise par cette épouvante insurmontable que lui inspirait Catherine.

 

– Cette Laura est une laide créature, continua la reine ; chassez-la dès demain… Mais pour en revenir à ce que je disais, je sais donc que vous avez donné rendez-vous au comte de Marillac pour ce soir, à huit heures. Il devait vous révéler un secret qu’il avait eu bien du mal à garder, le pauvre garçon !… Ce secret, je vais vous le dire : le comte devait vous conduire à minuit dans Saint-Germain-l’Auxerrois… savez-vous pourquoi ?

 

– Non, madame, balbutia Alice.

 

– Enfant !… Je vous croyais plus perspicace… Eh bien, apprenez donc que j’ai tout fait préparer pour que votre union avec le comte soit couronnée ce soir…

 

La reine parlait avec une telle bonhomie qu’il était difficile de surprendre en elle une arrière-pensée. Et puis, pourquoi aurait-elle menti ? N’avait-elle pas promis ce mariage à Alice pour prix de ses services ?

 

L’espionne rougit et pâlit coup sur coup. Son cœur se dilata. Ses yeux se remplirent de larmes. Elle balbutia :

 

– Mais la lettre, madame…

 

– La lettre ? ah ! oui… eh bien ?

 

– C’est ce soir qu’on devait me la remettre, fit Alice tremblante d’espoir.

 

– Que Panigarola doit vous la remettre, voulez-vous dire ? Puisque je la lui ai remise à lui-même ! Puisqu’il vous pardonne !… Eh bien… à onze heures, vous verrez le marquis et à minuit, le comte de Marillac arrivera, je me charge de le prévenir…

 

Alice sentait sa tête lui tourner comme lorsqu’on a le vertige.

 

Que Panigarola et Marillac fussent amenés par la reine dans le même lieu, presque à la même heure, cela lui semblait une redoutable conjoncture.

 

Le moine s’en irait-il ? Le moine était-il au courant du mariage qui se préparait ? Aurait-il donc cette grandeur d’âme de disparaître, la laissant libre, heureuse ?…

 

Elle entrevit une formidable complication.

 

– Vous ne me remerciez pas ? reprit la reine toujours souriante.

 

– Hélas, madame ! Vous me voyez toute bouleversée de bonheur et de crainte…

 

– De crainte ?… Ah ! oui… vous pensez que les deux rivaux peuvent se rencontrer, qu’un mot échappé à Panigarola peut tout apprendre à Marillac… Rassurez-vous : j’ai pris mes précautions… ils ne se verront pas.

 

– Quoi, madame ! vous auriez daigné…

 

– Je veux vous voir heureux tous les deux, le comte et vous. C’est là tout le secret.

 

– Ah ! madame, s’écria cette fois Alice dans une explosion de joie sincère, que ne puis-je mourir pour Votre Majesté !…

 

– Enfant que vous êtes ! Songez donc à vivre bien plutôt !… Mais ce n’est pas tout, Alice. Je vous ai parlé avec la plus entière franchise… j’espère que vous-même.

 

– Interrogez-moi, madame ! Pas une parole ne sortira de ma bouche sans être sortie de mon cœur.

 

– Eh bien, fit la reine, que prétendez-vous faire ? J’entends non pas seulement demain, mais dès cette nuit… Restez-vous à Paris ?… Vous en allez-vous ?…

 

Elle fixait un clair regard sur Alice.

 

Alors l’espionne devina ou crut avoir deviné la secrète pensée de la reine.

 

Ce comte de Marillac… c’était son fils !

 

L’espionne le savait. Elle l’avait appris à Saint-Germain, dans la soirée même où la reine de Navarre l’avait chassée. Ce terrible secret, elle l’avait renfermé au plus profond de son cœur. Jamais un mot, même à Marillac, qui eût pu laisser supposer qu’elle savait !

 

En effet, elle avait cette conviction profonde que la reine tuerait Marillac du jour où le mystère de sa naissance menacerait de s’éclaircir.

 

Voici donc ce qu’elle supposa :

 

« La reine sait que Marillac est son fils. Elle sait que je ne puis vivre à Paris sans risquer d’être démasquée à chaque instant. Elle sait donc que j’entraînerai le comte le plus loin possible de Paris. Et c’est pour cela, c’est uniquement pour cela qu’elle me le donne pour époux et que mon mariage est fait la nuit, en plein mystère… »

 

Voilà nettement formulées les pensées qui traversèrent comme un éclair le cerveau de l’espionne. Habituée à lire vite dans l’esprit de ses adversaires et à prendre de promptes décisions, elle comprit ou crut comprendre qu’en de pareilles conditions, la reine devenait son alliée la plus précieuse.

 

– Madame, dit-elle, c’est justement de ces choses que je voulais, ce soir, m’entretenir avec le comte. Mais j’attendrai les ordres de Votre Majesté.

 

– Nullement. Je veux que vous en fassiez à votre tête. Voyons, quel conseil donnerez-vous au comte ?

 

– Eh bien, madame, pour être franche comme me l’ordonne ma reine, je n’ai pas de plus ardent désir que de quitter Paris.

 

– Vraiment ? fit la reine. Vous me quitteriez ?

 

– Votre Majesté me pardonnera, j’ose l’espérer. Mais elle connaît déjà toute ma pensée à cet égard.

 

– Ainsi, reprit Catherine avec une joie visible et peut-être sincère, vous partirez… mais quand ?

 

– Dès cette nuit, si je puis, madame !

 

La reine tressaillit. Elle ne pouvait douter de la sincérité d’Alice. Bien que l’espionne fût tremblante, elle parlait d’une voix ferme.

 

Catherine demeura pensive pendant quelques instants.

 

Qui sait si, à ce moment, elle ne pesa pas une dernière fois dans son esprit la nécessité du meurtre de son fils.

 

Qui sait si elle ne se dit pas que ce meurtre était peut-être inutile !

 

Nous le croyons. Nous croyons qu’elle fut sincère lorsqu’après sa méditation, elle reprit lentement :

 

– Ce soir, à minuit, une voiture vous attendra à la porte de Saint-Germain-l’Auxerrois. J’aurai donné les ordres nécessaires pour qu’elle puisse franchir sans obstacle la porte Bucy, par laquelle vous quitterez Paris. Vous gagnerez Lyon sans vous arrêter. De là, vous passerez en Italie. Vous vous arrêterez à Florence et vous y attendrez mes dernières instructions. Me promettez-vous que tout se passera ainsi que je vous le dis ?

 

– Je vous le jure, madame ! dit Alice en tombant à genoux.

 

– Bien… Si le comte… si votre époux manifestait un jour l’intention de rentrer en France, me promettez-vous de l’en détourner ? Et s’il persiste, de m’en aviser ?

 

– Jamais nous ne reviendrons en France, madame, je vous le jure !…

 

– Bien. Relevez-vous, mon enfant… Dans la voiture, vous trouverez mon cadeau de noces. À Florence, je vous ferai parvenir un acte de donation de l’un des palais de ma famille… Ne me remerciez pas, Alice… vous m’avez fidèlement servie, autant qu’il a été en vous de le faire, il est juste que je vous récompense…

 

Un flot de larmes brûlantes déborda des yeux d’Alice.

 

– Ah ! madame, dit-elle, pauvre, sans ressources, dépouillée du peu que je possède, dussé-je marcher à pied, je serai trop heureuse encore de quitter Paris… pardonnez-moi, madame, j’y ai trop souffert !… Et quand je songe que si je pars, c’est avec l’homme à qui j’ai donné mon âme, j’oublie tout, madame, et j’en arrive à trembler que ce bonheur ne soit un rêve…

 

– Rassurez-vous… Et maintenant, Alice, écoutez-moi bien… j’ai encore des choses graves à vous dire… Je vais, mon enfant, vous donner une preuve de confiance illimitée.

 

– Les secrets de Votre Majesté me sont sacrés.

 

– Oui. Vous avez toujours été la discrétion incarnée… Mais cette fois, ce n’est plus de politique ou de religion qu’il s’agit… Et si vous n’étiez la femme supérieure que vous êtes, je ne vous ouvrirais pas ainsi le fond de mon cœur.

 

Catherine fixa un profond regard sur l’espionne, et dit nettement :

 

– Il y a une faute dans ma vie…

 

Alice demeura attentive, mais sans surprise apparente.

 

– Je dis, continua Catherine, une faute dans ma vie de femme… Quant à ma vie de reine, elle est au-dessus de la faute même… Pour vous parler plus clairement, Alice, apprenez un redoutable secret et voyez jusqu’où va ma confiance pour vous : Charles, Henri et François ne sont pas mes seuls fils…

 

Alice n’eut pas un tressaillement.

 

Peut-être cette insensibilité absolue fut-elle une erreur de sa part. Peut-être eût-elle dû témoigner une respectueuse surprise.

 

La reine, qui la dévorait des yeux, poursuivit :

 

– J’ai un quatrième fils. Et celui-là est loin des marches du trône.

 

– Quoi ! madame, s’écria enfin Alice, un des fils de Votre Majesté aurait donc été écarté dès sa naissance…

 

Exclamation d’une prodigieuse habileté, qui arriva presque à convaincre Catherine.

 

– Vous n’y êtes pas, reprit celle-ci. Le fils dont je vous parle, c’est mon fils. Mais ce n’est pas celui du roi défunt… Alice, que dites-vous de cette faute ?

 

L’espionne rassembla toutes ses forces pour donner à son visage une expression d’étonnement sincère.

 

– Madame, balbutia-t-elle, est-ce bien à moi que Votre Majesté fait une si terrible confidence.

 

– Vous jugez donc que la chose est terrible ? fit Catherine… Oui, vous avez raison… Car si on savait qu’il y a un adultère dans la vie de la grande Catherine, s’il y avait de par le monde un homme qui puisse entrer un jour ici et revendiquer peut-être des droits de naissance, à coup sûr des droits du cœur… oui, ce serait horrible pour moi !… C’est cela que vous avez voulu dire, n’est-ce pas ?

 

– Madame, s’écria l’espionne affolée déjà, comment oserais-je me permettre une pareille pensée !

 

Catherine se leva brusquement et saisit la main de l’espionne défaillante, comme pour mieux se mettre en contact avec elle, pour surprendre ses sensations, pour la dominer.

 

– Cet homme existe ! gronda-t-elle. Oui, Alice, cette affreuse menace est suspendue sur la tête de ta reine ! Et maintenant, tu vas savoir pourquoi je considère Marillac comme mon ennemi mortel, pourquoi j’ai voulu le surveiller étroitement, pourquoi je t’ai attachée à ses pas, pourquoi enfin je l’ai attiré à la cour afin de le surveiller moi-même…

 

Alice frissonnait.

 

Elle se sentait prise dans le tourbillon des fatalités qui l’entraînait à la catastrophe suprême.

 

Catherine notait ces frissons, étudiait cette pâleur livide, cherchait à provoquer le coup de foudre qui éclairerait ce qu’il y avait d’obscur dans la pensée d’Alice…

 

Les vies de Marillac et d’Alice de Lux se jouèrent là.

 

– Alice, dit la reine en martelant ses paroles, il y a un homme qui est la preuve vivante de ma faute, et cet homme, mon fils… Marillac le connaît…

 

– C’est faux, rugit Alice.

 

– Comment le sais-tu ? haleta Catherine, tu sais donc quelque chose ?…

 

– Rien, madame, rien, je le jure sur mon âme ! sur le Christ ! Marillac ne sait rien…

 

– Comment le sais-tu ?

 

– Il me l’eût dit ! Il n’a pas de secret pour moi…

 

La réponse était si naturelle, si vraisemblable, que la reine lâcha les mains d’Alice, reprit lentement sa place et murmura :

 

– Me suis-je trompée ?…

 

Mais c’était une habile tourmenteuse que Catherine de Médicis. Elle rassembla ses idées et, avec cette rapidité, cette lucidité qui la faisaient si redoutable, changea sur l’instant même son plan d’attaque.

 

– Oui, dit-elle avec une mélancolie profonde, je haïssais le comte de Marillac… je ne le hais plus, Alice. Ne crois pas que ce soit pour toi que je lui ai pardonné… Je l’aime bien, c’est vrai, mais mon affection ne pouvait aller jusque-là… Non, si j’ai pardonné au comte, c’est que j’ai acquis la certitude qu’il n’a pas parlé, qu’il a enseveli en lui-même le terrible secret… Et puis, ce qui me rassure, c’est que je compte sur toi pour l’emmener loin de Paris… Ainsi, tout danger de révélation sera à jamais écarté…

 

Il était impossible de paraître plus franche, plus naturelle, plus vraie.

 

L’espionne fut, dès lors, entièrement rassurée.

 

« Voilà donc la vérité ! Je la vois clairement. La reine sait que son fils est vivant. Elle croit que Déodat connaît son fils. Elle me charge de l’entraîner loin de Paris. C’est simple. Mais que serait-ce donc si elle savait que ce fils… c’est Déodat lui-même ! »

 

Et ces deux rudes jouteuses étaient également admirables dans leur effort pour se démêler, se découvrir l’une l’autre !

 

Une légère sueur coulait de leurs fronts pâles. Elles s’examinaient avec une formidable intensité d’attention, et cependant paraissaient paisibles, un peu émues seulement des choses graves qui se disaient.

 

Dans cette dernière et suprême bataille entre les deux femmes, la reine fut la plus forte. Elle ne commit aucune faute. Alice en commit une terrible en oubliant de se demander pourquoi Catherine lui faisait de telles confidences.

 

Alors la reine acheva son évolution, ce qu’on pourrait appeler un mouvement tournant de la pensée ; sans grand effort, ses yeux se remplirent de larmes et elle murmura :

 

– Hélas ! mon enfant, qui pourra jamais sonder le cœur d’une mère ? Ce fils, qui est une menace pour moi, ce fils dont j’ai peur, ce fils que je cherche à écarter de ma vie sans le connaître, eh bien ! je donnerais tout au monde pour le voir… ne fût-ce qu’une fois ! Oh ! tu ne peux comprendre cela, toi !

 

Alice demeura écrasée.

 

– En effet, gémit-elle au fond de sa conscience, je ne puis comprendre cela, moi ! Moi qui vais partir, abandonnant mon enfant…

 

– Vois-tu, reprit la reine avec un sanglot, depuis des années et des années, c’est de cela que l’on me voit triste à la mort ! Ce fils, Alice, il m’inspire une terreur insurmontable… et pourtant, je l’aime ! Oh ! si seulement je pouvais le bénir, l’embrasser à mon heure dernière… Comme je l’ai cherché… Comme je le cherche encore !…

 

Les mains jointes, les yeux humides, la voix brisée, la reine sembla oublier la présence d’Alice.

 

– Est-il plus effroyable supplice pour une mère ! Passer sa vie à chercher l’enfant que l’on aime en secret sans même avoir la consolation de pouvoir avouer son amour maternel !… Ceci est affreux… Je le sens… jamais je ne le verrai… et pourtant, un espoir me reste… que disais-je donc, Alice ?… oui, c’est sur toi que je compte…

 

– Sur moi, madame ! balbutia l’espionne.

 

– Écoute ! Quoi que tu en dises, Marillac connaît mon fils. Le comte, dans son extrême loyauté, ne t’a jamais entretenu de ce mystère… mais à quelques mots qui lui sont échappés, devant moi, je sais qu’il connaît mon fils !… Alors…

 

– Alors, madame ? fit Alice toute palpitante.

 

– Eh bien, lorsque vous serez à Florence, tu lui arracheras ce secret… c’est le dernier service que je te demande, Alice ! Ta reine mourra en te bénissant si, grâce à toi, elle a pu voir son fils !…

 

Alice chancelait. Son esprit vacillait. Elle était comme un duelliste qui a reçu plusieurs coups et qui sent l’épée lui échapper des mains. Elle jeta un regard sur la reine et la vit livide.

 

Catherine l’était en effet : par l’effort énorme de sa patiente ruse, par l’effort plus prodigieux encore de la douleur vraie, naturelle, profonde, dont elle bouleversait son visage.

 

– Hélas ! reprit-elle dans un murmure, et en fermant les yeux, faible espoir ! Qui sait si tu arriveras jamais à me faire connaître ce fils que je cherche en vain…

 

– J’en suis sûre, madame ! s’écria l’espionne hors d’elle.

 

– Tu cherches à me consoler, fit la reine en se raidissant dans son rôle. Tu ne sais rien… tu me l’as dit…

 

– Madame, je vous jure que je vous ferai connaître votre fils !…

 

– Hélas ! en es-tu bien sûre ?…

 

– Aussi sûre que je vois Votre Majesté !

 

Ce fut une explosion sur les lèvres d’Alice.

 

La reine ferma les yeux, ses traits se détendirent : la lutte était terminée par ce mot. Avec la profonde satisfaction du triomphe, avec la haine furieuse qui s’était accumulée en elle, avec l’épouvante que le secret n’eût déjà franchi le cercle où il était enfermé, elle murmura en elle-même :

 

« Enfin ! tu avoues ! Tu sais, vipère !… Bon, bon… Ils étaient trois : Jeanne d’Albret, Marillac, Alice… Jeanne d’Albret est morte. Au tour d’Alice… et de mon fils !… »

 

Elle rouvrit les yeux, se leva, embrassa au front l’espionne.

 

– Mon enfant, dit-elle, je vous crois !… C’est vous qui me ferez retrouver mon fils… Adieu, Alice, à ce soir… D’ici là, vous êtes ma prisonnière… quelqu’un viendra vous prendre ici.

 

Elle sortit, laissant Alice palpitante, courbée par l’émotion plus encore que par le respect.

 

– Ô mon amant ! s’écria l’espionne quand elle fut seule, enfin, nous touchons au bonheur !

XVII

L’ESCADRON VOLANT DE LA REINE (suite)


Dix heures du soir venaient de sonner. Au Louvre, la première journée des fêtes données en l’honneur du grand acte qu’avait été le mariage d’Henri de Béarn et de Marguerite de France, cette première journée s’achevait dans une joie sans mélange.

 

Par suite d’on ne sait quel caprice, peut-être parce qu’un mot d’ordre avait couru, ou peut-être simplement parce que le temps se mettait à l’orage, les Parisiens étaient rentrés chez eux : personne dans les rues noires ; plus de vociférations menaçantes autour du Louvre ; et dans les salles ruisselantes de lumière, les seigneurs catholiques faisaient la meilleure mine du monde aux gentilshommes huguenots.

 

Au dehors, tout était silence et ténèbres.

 

Le ciel si pur, si radieux dans la matinée, s’était couvert dans l’après-midi ; de violentes averses de pluie étaient tombées sur Paris, puis, dans la soirée, la pluie avait cessé ; mais alors le vent s’était levé par orageuses rafales et, de temps à autre, l’horizon noir s’illuminait de la livide lueur d’un éclair.

 

À dix heures du soir, l’église Saint-Germain-l’Auxerrois était plongée dans une profonde obscurité.

 

Cependant, l’une des chapelles latérales s’éclairait faiblement, grâce à quatre flambeaux qui brûlaient sur l’autel.

 

Dans ce coin de l’église, un étrange spectacle eût frappé le visiteur qui fût entré à ce moment-là, si toutefois quelqu’un eût pu entrer : chose difficile, car les portes étaient fermées, et à chacune de ces portes, au dehors, dissimulés dans l’ombre, trois ou quatre hommes montaient la garde.

 

Ces hommes avaient l’ordre de ne pas se montrer.

 

Si quelqu’un venait et frappait d’une certaine façon convenue, ils devaient ne pas s’en inquiéter : on ouvrirait à ce quelqu’un, du dedans. Ces nocturnes veilleurs avaient mission de se saisir de toute autre personne qui se serait approchée d’une porte sans faire le signal convenu.

 

Au dedans, près de chaque porte, deux femmes attendaient ces personnes inconnues qui devaient venir.

 

Dans la chapelle latérale que nous venons de signaler, se trouvait rassemblées une cinquantaine de femmes.

 

Elles étaient assises autour de l’autel, en demi-cercle, sur cinq ou six rangs, et causaient entre elles à voix basse ; il en résultait un murmure confus qui n’était pas un murmure de prières.

 

Parfois, un éclat de rire étouffé jaillissait de ce murmure.

 

Parfois aussi, un éclat de voix dominait soudain les conversations.

 

Ces femmes étaient toutes d’une extrême jeunesse ; la plus vieille n’avait pas vingt ans.

 

Elles étaient richement vêtues ; toutes étaient belles.

 

Tous les genres de beauté fleurissaient là, dans ce coin obscur, sous l’ombre épaisse qui tombait des voûtes.

 

Mais pas une de ces jeunes filles ne portait sur son visage cette timidité gracieuse et naturelle qu’ont les visages de vierges.

 

Elles avaient des yeux hardis, hautains, et même durs.

 

Leurs traits, malgré le charme puissant de la jeunesse, offraient à l’œil, on ne savait quoi de déjà flétri.

 

Telles qu’elles étaient, cependant, plus d’une de ces femmes étaient souverainement belle, de cette beauté qui inspire de tragiques amours.

 

Elles causaient entre elles, comme si elles se fussent trouvées à quelque spectacle, et pourtant le respect du lieu où elles se trouvaient mettait parfois de brusques silences dans leurs causeries.

 

Toutes ces jeunes filles portaient à leurs corsages une dague.

 

Toutes ces dagues, sorties évidemment de chez le même armurier, étaient cachées dans d’uniformes fourreaux de velours noir. C’étaient des armes solides ; non pas des bijoux de femmes, mais de bons poignards.

 

Uniformément aussi, la poignée de ces dagues formait une croix.

 

Et chacune de ces poignées, c’est-à-dire chacune de ces croix, portait pour unique ornement un beau rubis.

 

Dans l’ombre, ces cinquante rubis incrustés à la croix de ces poignards attachés aux corsages de ces femmes, jetaient de rouges lueurs.

 

Oui, c’était là un fantastique spectacle…

 

Dix heures sonnèrent…

 

Le murmure des voix féminines s’arrêta soudain.

 

Il y eut dans la vaste église un silence appesanti…

 

Tout à coup, une sorte de glissement furtif se fit entendre… les jeunes filles tournèrent la tête vers le maître-autel…

 

L’étrange assemblée féminine fut parcourue par un murmure étouffé :

 

– La reine ! Voici la, reine !

 

Toutes, alors, se levèrent et demeurèrent silencieuses, courbées, frissonnantes.

 

Catherine s’avança lentement, arrivant du fond de l’église, probablement de la sacristie.

 

Elle était entièrement vêtue de noir. Le long voile des veuves enveloppait et cachait son visage. Sur sa tête, une couronne royale en or vieilli jetait de vagues reflets.

 

Elle traversa les rangs et s’agenouilla au pied de l’autel.

 

Toutes s’agenouillèrent.

 

Puis le fantôme se releva et monta les trois marches de l’autel.

 

Alors Catherine, rejetant sur ses épaules le voile qui couvrait son visage, se tourna vers les jeunes femmes qui, debout maintenant, muettes, violemment impressionnées, la regardaient avec une sorte de crainte superstitieuse.

 

La reine leur apparaissait grandie.

 

Dans l’obscurité, son visage semblait plus livide.

 

Seuls, ses grands yeux vivaient dans ce visage, et brillaient d’un éclat funeste.

 

La reine jeta un long regard sur ces filles.

 

Elle avait des gestes lents, mystérieux, des gestes de prêtre accomplissant quelque funèbre office.

 

Catherine de Médicis fut satisfaite de ce qu’elle vit.

 

Ces cinquante visages de jeunes femmes tournés vers elle étaient comme pétrifiés par l’angoisse de cette mise en scène. Et elle-même, à la sourde émotion qui la faisait palpiter, elle si forte, elle comprit tout l’effet qu’elle avait dû produire.

 

Oui, la reine était émue !

 

Prodigieuse comédienne, poétesse tragique, visionnaire des drames sanglants où son ardente imagination évoluait à l’aise, elle se laissait prendre à sa propre comédie, elle admirait l’horreur de cette scène qu’avait créée son cerveau surexcité et qui se réalisait en un tableau saisissant.

 

Un souvenir traversa son esprit.

 

Elle se revit à la bataille de Jarnac, trois ans auparavant, dansant au son des violes sur le champ de bataille avec ces mêmes filles qui étaient devant elle ; elle entendit les éclats de rire de ces femmes lorsqu’il leur arrivait de marcher sur un blessé, ou de laisser traîner le bas de leurs robes dans une flaque de sang ; et dans sa tête le son des violes se mêlait au son du canon : pendant qu’elle dansait, on bombardait les huguenots en déroute ; puis, toute la joyeuse bande s’était heurtée soudain à un entassement de cadavres, au pied d’un mamelon ; il y avait là trois cents huguenots qui s’étaient fait hacher sur place… et c’était toute la famille du vieux sire de la Vergne : l’ancêtre âgé de quatre-vingts ans, ses fils, ses petits-fils, ses frères, ses cousins… tous étaient là, le plus âgé de seize ans ! tous couchés en tas les uns sur les autres, immobiles, déjà raidis… Et autour de ce tas de morts, l’escadron volant de la reine avait organisé une sarabande délirante…

 

Du sang et des danses !

 

Des cadavres et des jeunes filles qui rient !

 

De la mort et de l’amour !

 

L’esprit de Catherine était fait de ces antithèses exorbitantes, de ces formidables contrastes.

 

Elle en jouissait pleinement, et une émotion morbide la faisait palpiter à ce souvenir qui en éveillait d’autres…

 

Sous ces yeux, maintenant, dans l’église noire, emplie de silence, l’escadron volant était là, non pas au complet : sur les cent cinquante filles de noblesse qu’elle surexcitait, transformant les unes en ribaudes, les autres en espionnes, elle n’avait fait venir que celles dont elle était très sûre : tempéraments fougueux, femmes qui n’avaient de la femme que la beauté du corps, reîtres féminins capables de jouer du poignard.

 

Celles-ci lui étaient soumises, lui appartenaient corps et âme.

 

Elle était pour elles un dieu.

 

Leur admiration pour la souveraine maîtresse tenait de l’adoration.

 

Ribaudes, guerrières, espionnes, hystérisées par les passions, par les plaisirs orgiaques, surmenées de jouissances et de superstition, dans un couvent, elles eussent été des possédées. Elles l’étaient en effet : l’âme de Catherine les brûlait…

 

Après cette même bataille de Jarnac, le soir, dans les odeurs de sang, dans la terrible mélancolie du champ de carnage, parmi les plaintes des blessés, elles s’étaient répandues dans le camp, masquées, s’offrant, se donnant aux chefs qui avaient le plus tué…

 

Le meurtre leur était une joie comme l’amour.

 

Et elles étaient jeunes, belles, oui, belles à inspirer autour d’elles d’effroyables passions…

 

Souvent elles jouaient aux dés à qui coucherait avec tel ennemi de la reine qu’on trouvait ensuite poignardé dans son lit.

 

Tel était l’escadron volant de la reine.

 

Et après une débauche, orgie de volupté, orgie de sang, crime, meurtre, baisers sauvages, l’absolution du confesseur de la reine suffisait à mettre leur conscience en repos.

 

Car elles croyaient ardemment, et c’étaient des catholiques d’une piété profonde. Pas une d’entre elles qui ne se crût damnée si elle eût manqué volontairement à la messe.

 

– Mes filles, dit Catherine, l’heure approche où vous allez délivrer le royaume. Vous allez chasser Satan. Vous allez entrer dans la gloire de la suprême victoire… J’ai voulu la paix avec les hérétiques : Dieu m’en punit. Je suis frappée dans ce que j’ai de plus cher au monde, c’est-à-dire en vous qui êtes mes véritables filles selon mon cœur.

 

Les auditrices s’entre-regardèrent avec ce vague sentiment de terreur que l’accent, plus encore que les paroles de la reine, semblait distiller. Elle continua :

 

– Parce que vous êtes toute ma joie, toute ma consolation, toute ma force, parce que vous m’aidez dans la terrible lutte que j’ai entreprise, parce que vous êtes les plus implacables ennemies que Dieu ait suscitées aux hérétiques, parce que vous êtes enfin les guerrières de Dieu, on a résolu votre perte. Dans une même nuit, vous devez être égorgées. Si ce malheur arrivait, si l’horrible hécatombe s’accomplissait, ce serait ma mort. Ce serait la perte du royaume, ce serait le triomphe de Satan… Or, mes filles, tout est prêt. Cinquante gentilshommes, cinquante monstres, cinquante bourreaux, cinquante huguenots, enfin, vont dans la nuit de samedi à dimanche, assassiner les cinquante fidèles de la reine dont chacune aura été attirée dans un guet-apens.

 

Les cinquante filles, d’un même geste, dégainèrent leurs dagues.

 

Elles jetèrent autour d’elles des regards de louves et leurs narines dilatées semblèrent aspirer la bataille.

 

Elles frémissaient de rage autant que d’épouvante.

 

Des jurons masculins éclatèrent sur toutes ces bouches de femmes. Les Corbacque, les Mort du Diable, les Sang du Christ, les Tête et Ventre se croisèrent furieusement.

 

Un geste de la reine calma cet orage.

 

Ardentes, le cou tendu, les pupilles dilatées, elles écoutèrent.

 

– Je suis bien punie d’avoir voulu la paix ! Punie d’autant plus que la trahison vient de ceux à qui j’avais donné toute ma confiance. Parmi les huguenots, il en était un qui m’avait inspiré une sorte d’affection. Parmi vous, il en était une que j’aimais plus que toutes. C’est celle-là qui me trahit ! Qui vous trahit ! C’est celui-là qui a agencé, combiné, fomenté le massacre qui doit me laisser seule, sans appui, sans amis, puisque vous serez toutes égorgées !

 

La reine parlait sans colère.

 

Une immense douleur éclatait dans sa voix.

 

Cette fois, les filles demeurèrent silencieuses, stupéfiées d’horreur.

 

Qui d’entre elles avait trahi ?…

 

– Celle dont j’ai surpris les sinistres projets, continua la reine, vous a désignées. Ah ! elle ne s’est pas trompée ! Elle a choisi parmi mes cent cinquante amies les plus résolues, les plus fidèles, les plus guerrières, vous toutes ici présentes. L’abominable traîtresse s’appelle Alice de Lux.

 

– La Belle Béarnaise ! hurlèrent plusieurs voix.

 

Et la tempête se déchaîna : tempête de vociférations, de menaces sur ces bouches convulsées, bras levés, mains frénétiques, agitant les poignards, tempête que Catherine, livide dans ses voiles noirs, immobile et raide, dominait comme le génie du mal.

 

Puis les hurlements s’apaisèrent ; les derniers échos, là-haut, dans l’obscurité des voûtes, s’éteignirent.

 

– L’homme qui, sur les indications de la Béarnaise, a combiné le massacre, c’est ce huguenot hypocrite qui avait su m’inspirer une véritable amitié : le comte de Marillac !… Patience, mes filles, patience et silence ! Ne soyez pas effrayées en vain. Car vous savez que votre reine veille sur vous. Voici ce que j’ai résolu. À partir de cette nuit, dès que vous sortirez d’ici, vous vous rendrez tous en mon nouvel hôtel et vous y logerez jusqu’à dimanche. Pas une de vous, d’ici là, ne se hasardera à sortir, car elle serait impitoyablement frappée. Dimanche, tout danger sera écarté. Vous verrez comment. Vous verrez à quels actes peut se porter une reine telle que moi quand il s’agit de sauver une religion menacée, de sauver surtout des amies précieuses et fidèles… Vous serez donc sauvées. Mais ce n’est pas tout, mes filles !

 

Elle prit un temps et ajouta soudain :

 

– Dans une heure, Alice de Lux et Marillac seront ici.

 

Un silence effrayant accueillit cette déclaration et Catherine sourit.

 

Seul un long soupir de haine qui s’exhala de ces seins de jeunes femmes fut l’indication de ce qu’elles éprouvaient : la rage chauffée à blanc, l’esprit de vengeance porté jusqu’à l’exaspération, la folie du meurtre…

 

– Je vous les livre, poursuivit Catherine. Mais écoutez-moi d’abord. Un saint homme doit venir ici. Il est au courant de la trahison. Il s’est chargé de punir les deux traîtres. Frappés par lui, ils seront frappés par la main de Dieu, et cela vaudra mieux ainsi… Je le veux ! Dieu le veut !

 

Le frémissement qui s’élevait, les protestations qui éclataient s’éteignirent aussitôt.

 

– Le révérend Panigarola, instrument du Seigneur, va vous venger. Vous, pendant l’exécution, massées contre la grande porte, invisibles, vous ne vous montrerez pas. Je le veux. Mais…

 

Haletantes, elles se suspendirent à ses lèvres.

 

– Mais si Panigarola hésitait… si sa main tremblait… si la Belle Béarnaise et Marillac se défendaient trop bien… alors, mes filles, à mon signal, vous accourriez… et vous feriez le reste. Ce signal…

 

Catherine dégaina sa dague et la leva comme une croix.

 

– Ce signal, le voici ! dit-elle d’une voix qui tomba pesamment dans le silence plein de frissons. Et je crierai : Dieu le veut !

 

Elle prononça ce mot d’un accent si rude, si sauvage, que les cinquante filles en eurent un recul d’épouvante.

 

Mais aussitôt, entraînées dans une formidable rafale de haine, soulevées par la vengeance, elles tendaient leurs bras, leurs poignards en croix et un seul hurlement gronda, funèbre et sourd :

 

– Dieu le veut !…

 

Catherine, les bras au ciel, transfigurée, violente, terrible à voir et à entendre, cria dans le tumulte :

 

– Seigneur ! vois ces armes qui se dressent pour ton service ! Seigneur, pardonne-moi, dans cette solennelle minute, de me substituer à tes représentants !… Mes filles, vos poignards sont des croix… Je les bénis !…

 

Un grand souffle de superstition courba toutes les têtes… L’obscurité se fit soudain complète… Les cierges de l’autel s’éteignirent… Quand les filles de la reine se redressèrent, elles virent Catherine qui, ayant éteint les flambeaux, descendaient les marches de l’autel.

 

La reine s’enfonça dans les ténèbres de l’église et disparut là-bas, vers le maître-autel au-dessus duquel une veilleuse suspendue aux voûtes par une longue chaînette brûlait seule, pareille à une étoile qui eût tristement éclairé un sépulcre.

 

Vers cette étoile pâle, cette ombre qu’était la silhouette noire de Catherine se dirigea à pas lents et silencieux.

 

Frémissantes, agitées de sentiments où la rage, la vengeance, l’épouvante et l’horreur superstitieuse se heurtaient, les cinquante se glissèrent à la place qui leur avait été désignée.

 

Et le poignard à la main, elles attendirent.

XVIII

LE MOINE


Vingt minutes s’écoulèrent. Les rafales qui mugissaient autour de la vaste église, dans le cloître, donnaient plus de profondeur au silence de l’intérieur. Car la tempête qui avait menacé toute la soirée paraissait alors sur le point d’éclater. Parfois un éclair immense illuminait les saints des vitraux enserrés dans leurs mailles de plomb ; et cette lueur livide rapide, pour une seconde, mettait en relief les visages convulsés des cinquante ; alors un grondement sourd roulait au-dessus de l’église, la rafale jetait une plainte stridente, puis tout retombait au silence et aux ténèbres.

 

Onze heures sonnèrent.

 

Puis la demie.

 

À ce moment, un homme s’approcha du maître-autel et d’une main tremblante alluma quatre cierges, deux à droite, deux à gauche du tabernacle. Cet homme passa alors une main sur son front pour essuyer la sueur qui l’inondait. Il était blême. Il vacillait sur ses jambes. Il se retourna et vit la reine prosternée dans une attitude de recueillement.

 

Il descendit les marches, s’approcha d’elle et se pencha.

 

– Madame, balbutia-t-il.

 

Et comme elle ne répondait pas, il la toucha à l’épaule et murmura :

 

– Catherine !…

 

La reine releva la tête ; cette tête était effrayante.

 

– René, demanda la reine dans un souffle, tout est-il prêt ?

 

Ruggieri joignait les mains.

 

– Madame, dit-il d’une voix sourde, ceci est un rêve atroce. Oh ! vous lui ferez grâce, n’est-ce pas ? Grâce, ma reine ! Pitié pour mon fils ! Pitié pour moi qui vous ai aimée jusqu’à me faire empoisonneur ! Qu’est-ce que cela vous fait que cet homme vive ? Puisqu’il va partir ! Puisqu’il ne reviendra jamais !…

 

La reine s’était mise debout.

 

– René, dit-elle, par le Dieu vivant qui nous écoute, je te jure que j’ai aujourd’hui voulu le sauver… J’ai interrogé Alice… J’ai surpris la vérité… Elle est terrible, cette vérité ! Non seulement Déodat sait qu’il est mon fils, mais il s’en vante ! Alice de Lux connaît le secret. Et comment le saurait-elle, s’il n’avait parlé ?… Qui sait ce qu’à eux deux ils pourraient faire de ce secret si je les laissais fuir ?… Non, René, il n’y a pas de pitié possible, puisque je n’en ai pas trouvé au fond de mon cœur, sous le regard de Dieu… Et toi-même, ne l’as-tu pas condamné ? Ne l’as-tu pas vu mort, le sein percé ? Son ombre ne t’est-elle pas apparue là-bas, dans la tour… Tu vois bien que Dieu l’avait condamné avant moi !

 

– Ce fut une vision de mon esprit malade, dit Ruggieri, dont les dents claquaient. Grâce, madame !… Tenez… je partirai avec eux… je les surveillerai…

 

– Tais-toi, René… Voici le signal… là… à cette porte…

 

– Non ! c’est le tonnerre qui gronde ! c’est la voix de Dieu qui nous maudit !

 

– Va ouvrir, te dis-je !…

 

Ruggieri tomba à genoux.

 

– Catherine !… Quoi !… Le sang de votre sang ! la chair de votre chair ! vous n’en aurez pas pitié !…

 

La reine se pencha, saisit l’astrologue par le bras et, comme dans ce moment de véritable hystérie sanglante, ses forces étaient décuplées, d’un mouvement irrésistible, elle le releva.

 

– Misérable, gronda-t-elle, veux-tu donc que je sacrifie honneur, gloire, puissance, royauté, à ta faiblesse indigne ! Prends garde toi-même ! Accusé de sorcellerie, accusé de plus de meurtres que tu ne comptes d’années, tu ne vis que par moi… Que ma main cesse de te soutenir, et la meute de tes accusateurs se déchaîne ! Que demain ma tête se détourne de toi, et demain, René, tu es saisi, jugé… Demain, c’est la torture ! Demain, c’est le bûcher !…

 

Ruggieri, saisi d’un vertige sans nom, leva les bras vers les voûtes obscures.

 

– Va ouvrir ! commanda la reine.

 

Titubant, se heurtant aux grilles du chœur, aux aspérités des piliers massifs, il gagna la porte que lui indiquait Catherine et ouvrit.

 

Un homme, un moine, lui apparut.

 

Son capuchon était rabattu sur ses yeux.

 

Le moine entra. Il se retourna vers Ruggieri qui, hagard, les cheveux hérissés, le regardait de ses yeux fous.

 

– Où dois-je aller ? demanda lentement le moine.

 

Ruggieri étendit le bras vers le maître-autel et, d’une voix rauque, sans expression humaine, gronda :

 

– Là !… C’est là qu’elle attend !… Va… bourreau !…

 

Le moine tressaillit longuement.

 

Ruggieri, les yeux tournés vers lui, recula, le bras tendu, et franchit la porte. Alors, le moine entendit une plainte déchirante que couvrait le roulement d’un coup de tonnerre, et, à la lueur de l’éclair, il vit l’homme qui s’en allait, se sauvait en trébuchant, les deux poings dans ses cheveux, grondant de sourdes imprécations.

 

Alors il ferma lui-même la porte, et laissant retomber son capuchon sur ses épaules, se dirigea vers le maître-autel.

 

Catherine le vit venir sans faire un pas à sa rencontre.

 

Quand il fut près d’elle, la reine murmura :

 

– C’est bien, marquis de Pani-Garola. Fidèle au rendez-vous. Fort dans l’amour. Fort dans la mort. Soyez le bienvenu.

 

Panigarola tourna la tête vers la porte qu’il venait de fermer et songea :

 

« Pourquoi cet homme m’a-t-il appelé bourreau ?… »

 

– Marquis, dit la reine, vous avez tenu parole. Grâce à vous, Paris est en ébullition. Grâce à vous, les paroisses sont autant de foyers d’incendie. Il n’y manque que l’étincelle qui mettra le feu à tant de passions. Merci, mon révérend… À moi de tenir ma parole. Ici, dans un instant, vous allez voir celle que vous aimez…

 

– Alice ! frémit le moine dans un frisson de tout son être.

 

– Elle est à vous ! Emmenez-la, marquis. Je vous la donne. Et quant au rival, l’homme exécré, voici pour le tuer !…

 

La reine tendit au moine un papier plié en quatre.

 

– La lettre d’Alice ! rugit Panigarola en saisissant le papier. Ah ! je comprends ! Ah ! vous êtes grande et terrible !… Oui… je n’avais pas prévu une telle vengeance !… Oui, il l’aime, il l’adore, et cette lettre peut le tuer plus sûrement qu’une balle au cœur ! Merci, madame, merci !

 

– Ainsi, nous sommes d’accord ?… Vous montrez la lettre à Marillac ?…

 

– Oui, oui !…

 

– Vous la lui faites lire ?

 

– Oui, oui !…

 

– Et alors, vous emmenez Alice. Ce sera à vous de la consoler… elle ne demande qu’à vous croire… je l’ai interrogée, marquis… soyez sûr qu’elle ne vous hait pas ! Une voiture vous attend… Vous l’avez vue, je pense ?

 

– Mais lui ! lui ! Il va donc venir ici ?…

 

– Il va arriver…

 

– En même temps qu’elle !… Pourquoi, madame ? Pourquoi ?

 

– Il va venir. Là est l’essentiel. Et si malgré la lettre, il veut garder Alice pour lui ? S’il la veut infâme et couverte d’opprobre comme vous allez la lui montrer ? Si son amour survit à cette révélation, comme votre amour, à vous, a survécu à ses trahisons ?…

 

– Madame ! madame ! râla le moine.

 

Il frissonnait. Il grelottait de fièvre.

 

– Il faut tout prévoir, poursuivit Catherine d’une voix effroyablement calme. Si Marillac vous dispute Alice…

 

D’une geste violent, le moine écarta sa robe.

 

Sous cette robe, il apparut vêtu en gentilhomme, d’un costume d’une rare magnificence. Il apparut tel qu’il était jadis, l’élégant marquis au pourpoint de soie, à la collerette de dentelles précieuses, une chaîne d’or au cou, une forte dague à la ceinture.

 

Farouche, il tira la lame courte, épaisse, trapue, et d’une voix sifflante, haleta :

 

– Voilà qui décidera !

XIX

LES FIANCÉS


Panigarola referma sa robe, rabattit son capuchon et s’agenouilla… Catherine le contempla un instant avec un sourire aigu. Puis elle se dirigea vers la porte par laquelle était entré le moine.

 

Il était à ce moment près de minuit.

 

Elle entendit le roulement d’un carrosse et ouvrit elle-même. Le carrosse s’arrêta. Trois femmes en descendirent. L’une d’elles était Alice de Lux, pâle, vêtue de blanc. Elle eut comme une hésitation, puis entra. Les deux autres femmes remontèrent alors dans le carrosse, qui s’éloigna aussitôt.

 

L’espionne, en pénétrant dans l’église, demeura un instant palpitante, interrogeant les ténèbres que les quatre flambeaux du maître-autel, là-bas, tout au loin, trouaient de leurs lumières blafardes.

 

Mais une main saisit sa main ; une voix murmura à son oreille :

 

– Mon enfant, vous voilà donc !…

 

Alice reconnut alors la reine. La sourde inquiétude qui l’avait saisie se dissipa.

 

– Vous le cherchez, n’est-ce pas ? reprit Catherine. Patience… il va venir…

 

– Comme vous êtes bonne, madame !… Comment prouver ma gratitude à Votre Majesté ?

 

– As-tu vu la voiture qui doit vous emmener ?…

 

– Je n’ai pas remarqué, madame… Mais je ne vois pas… le prêtre… Quoi ! personne dans cette église ?…

 

– Patience, te dis-je !… Oh ! qu’as-tu donc à frissonner ?

 

– Madame… ces murmures… là-bas, au fond de l’église…

 

– Le vent qui fait grincer les portes…

 

– Voici minuit qui sonne, madame.

 

– Oui… Et voici ton fiancé, dit la reine.

 

En effet, comme le premier coup de minuit résonnait, le signal fut frappé à la porte, du dehors.

 

Alice palpitante allongea le bras pour ouvrir.

 

La reine retint ce bras, d’un geste rude.

 

– C’est moi qui ouvre ! gronda-t-elle.

 

Alice demeura toute saisie. Ce vertige d’intuitive horreur, qui parfois s’emparait d’elle en présence de la reine, elle l’éprouva brusquement. Et de fait, c’était étrange que la reine fût postée à cette entrée de l’église, qu’elle n’eût pas commis le soin d’ouvrir à quelque domestique ; qu’elle-même, de ses mains royales, s’occupât à cette besogne de pousser et de repousser des verroux[18].

 

Elle apparut à la malheureuse affolée comme une horrible araignée embusquée au centre de la toile qu’elle avait tendue.

 

« Ce n’est pas Marillac ! » songea-t-elle, éperdue.

 

Elle se trompait : c’était bien Marillac !

 

La reine ayant ouvert, inspecta les abords de l’église pour s’assure que le comte était venu seul.

 

– Oui ! il était bien seul !…

 

– Quoi ! demanda la reine, vous n’avez pas amené avec vous deux ou trois amis ?

 

Marillac, reconnaissant la reine, fut frappé d’étonnement. Il s’inclina avec une profonde émotion. Ah ! cette reine qui l’attendait à la porte qui lui ouvrait elle-même ! Quelle autre qu’une mère lui eût donné une telle preuve d’excessive bienveillance !

 

– Madame, dit-il, Votre Majesté oublie qu’elle m’a ordonné de venir seul… Cependant, je dois l’avouer, j’avais résolu de me faire accompagner de celui qui est pour moi plus qu’un ami… mais le chevalier ne sera libre que demain matin…

 

– Oui, oui, interrompit vivement Catherine.

 

Elle ferma la porte et un soupir de joie terrible s’exhala de sa poitrine.

 

En même temps, elle démasquait Alice de Lux.

 

Les deux fiancés s’entrevirent dans l’ombre, se reconnurent plutôt qu’ils ne se virent ; à l’instant, leurs mains s’enlacèrent et ils oublièrent l’univers…

 

D’instinct, ils marchèrent vers le maître-autel, attirés par les quatre étoiles qui brillaient faiblement…

 

La reine marchait derrière eux, les couvant de son regard funèbre.

 

Les fiancés s’arrêtèrent au pied de l’autel.

 

Alors, ils parurent s’éveiller de leur rêve d’amour et de bonheur.

 

Alice murmura :

 

– Je ne vois pas le prêtre qui doit nous unir…

 

Catherine s’avança vers Panigarola prosterné, le toucha à l’épaule et dit :

 

– Voici celui qui va vous unir…

 

Le moine se releva lentement, découvrit son visage, et se tourna vers les fiancés…

XX

LES RIBAUDES


En cette même soirée du lundi 18 août, vers neuf heures, la vieille Laura se trouvait seule dans la petite maison de la rue de la Hache, cette maison à porte verte où nous avons plus d’une fois pénétré et à laquelle nous allons faire une dernière visite.

 

À huit heures, selon le rendez-vous convenu avec Alice, Marillac était arrivé rue de la Hache.

 

– Alice ? demanda-t-il.

 

– Retenue par la reine jusqu’à minuit. Elle m’a chargée de vous attendre. Que doit-il se passer, Seigneur Jésus ? Jamais je n’ai vu Alice aussi radieuse.

 

Marillac sourit.

 

– Elle m’a dit de vous prévenir… attendez donc que je me rappelle bien ses paroles… c’est plein de mystère… que se passe-t-il donc ? Mon Dieu, la chère enfant, comme elle est heureuse…

 

– Voyons, fit doucement le comte, rappelez-vous bien.

 

– J’y suis !… Voici : vous êtes attendu au premier coup de minuit, pas avant, pas après, où vous savez…

 

– C’est bien…

 

– Vous savez donc ? reprit Laura en joignant les mains. Oh ! que je voudrais savoir, moi aussi !…

 

– Vous saurez demain matin, je vous le promets… Allons, adieu, ma bonne dame…

 

– Dieu vous conduise, monsieur le comte. N’oubliez pas ! Minuit : pas avant, pas après !…

 

Le comte de Marillac jeta un regard attendri sur cette pièce paisible où si souvent il avait vu celle qu’il aimait, fit un geste d’adieu et disparut.

 

La vieille Laura l’avait accompagné jusqu’à la porte du jardin en le comblant de bénédictions émues. Puis elle était rentrée, s’était enfermée soigneusement et, s’étant assise, elle se mit à attendre.

 

Neuf heures sonnèrent.

 

Alors, elle grommela :

 

– Je crois qu’il ne reviendra plus maintenant. Quant à elle… elle est en bonnes mains.

 

Elle se leva, inspecta tout d’un coup d’œil et murmura en souriant :

 

E finita la commedia. Je commençais à m’ennuyer. Oui ! c’est fini. Me voici libre. Voyons, que vais-je faire ? Eh ! pardieu, c’est bien simple. Chercher dans Paris quelque bonne petite auberge où je puisse passer trois ou quatre jours inaperçue. Puis, me mettre en route, gagner l’Italie à petites journées… et là, nous verrons… je suis riche ! Voyons mes richesses !

 

Elle monta dans la chambre d’Alice dont elle défonça la serrure en deux coups de marteau.

 

Là, sur le lit, Alice avait le matin même rassemblé tout ce qu’elle voulait emporter : elle devait revenir à huit heures du soir, on a vu que la reine l’avait gardée au Louvre.

 

Ce qu’elle devait emporter consistait simplement en une sacoche et un coffret.

 

Le coffret contenait les lettres qu’elle avait reçues de Marillac : Laura les jeta tranquillement au feu et elle ouvrit la sacoche. Ses yeux jetèrent un double éclair, sa bouche édentée grimaça un sourire :

 

La sacoche contenait tous les bijoux d’Alice – toute sa fortune !

 

Il y avait un beau collier de perles, des agrafes en diamant, une douzaine de bagues toutes ornées de pierres précieuses, émeraudes, rubis, saphirs puis encore deux autres colliers, dont l’un en diamants, enfin une trentaine de rouleaux d’écus d’or.

 

– Il y a bien là pour trois cent mille livres de bijoux et d’or, murmura la vieille, toute pâle. Avec ce que m’a remis la reine…

 

Un coup violent retentit au dehors.

 

Laura, d’un souffle, éteignit le flambeau qui l’éclairait et, dégainant un poignard, elle se posta derrière la porte. Ses yeux, dans l’ombre, luisaient comme des yeux de fauve.

 

– Qu’elle entre ! gronda-t-elle. Tant pis, je la tue ! J’en ai assez ! La reine m’a dit que tout serait fini cette nuit !

 

Elle attendit, collée au mur, le poignard solidement emmanché à sa main.

 

Le même coup violent se renouvela, et un long gémissement traversa la maison.

 

Laura, alors, respira :

 

– Suis-je sotte ! C’est ce contrevent qui vient de se rabattre… Quel temps il fait !… Eh ! eh ! beau temps pour un mariage !

 

Alors, à la hâte, elle empila dans la sacoche les bijoux et les rouleaux d’or qu’elle en avait extraits. Elle courut à sa propre chambre, revint avec un petit sac.

 

– Quarante mille livres ! murmura-t-elle avec une moue de dédain. Voilà ce que me donne la grande Catherine pour tant de bons et loyaux services. C’est maigre. Heureusement, je me rattrape !

 

Elle engouffra les quarante mille livres dans la sacoche qu’elle referma solidement.

 

Puis elle jeta un manteau sur ses épaules, sortit, ferma la porte du jardin, et jeta la clef par-dessus le mur et s’éloigna aussi rapidement que le lui permettait le poids de sa sacoche.

 

Une ombre se détacha d’une encoignure voisine et se mit à la suivre.

 

Il était alors neuf heures et demie.

 

Les rues étaient désertes et noires ; des nuages bas passaient en courant au-dessus des toits aigus ; le couvre-feu avait sonné ; les auberges et hôtelleries étaient fermées…

 

Laura ne s’apercevait pas qu’elle était suivie.

 

Laura avait peur. Sous son manteau, elle serrait nerveusement la précieuse sacoche. Elle allait au hasard, connaissant assez peu Paris, d’ailleurs : depuis l’époque où elle y était venue, elle n’avait guère quitté la rue de la Hache.

 

Enfin, elle se trouva complètement égarée ; et la principale raison qu’elle eut de ne pas regagner la maison qu’elle venait de quitter fut qu’elle n’eût su retrouver son chemin, et qu’il n’y avait personne dans les rues à qui le demander.

 

Pourtant, par moments, elle entrevoyait des ombres qui se mouvaient autour d’elle. Elle entendait des chuchotements. Peut-être l’homme qui la suivait parlait-il à ces gens… Peut-être… car, à diverses reprises, les ombres qui avaient paru vouloir l’arrêter, s’écartèrent.

 

Alors elle frissonnait de terreur et hâtait le pas… Elle se remémorait à elle-même des histoires de passants attaqués et dévalisés la nuit par des truands.

 

– Insensée que j’ai été ! grondait-elle, de quitter la maison avant le jour, puisque Alice ne doit plus y revenir !… Oui, mais si la reine m’avait menti !… Si elle était revenue !… Non, non, j’ai bien fait !

 

Et ses doigts s’incrustaient sur la sacoche.

 

À un moment, elle s’arrêta haletante : elle se trouvait dans une rue étroite et venait d’apercevoir un peu de lumière filtrant entre les jointures d’une porte : l’homme qui la suivait s’arrêta à trois pas d’elle.

 

– Oh ! si c’était une auberge ! murmura-t-elle, les dents serrées par la terreur et l’angoisse.

 

Un large éclair déchira l’obscurité, inonda la rue d’une lumière livide. Et à cette lueur, Laura entrevit une enseigne qui se balançait au-dessus de la porte en grinçant au vent.

 

L’enseigne représentait deux morts[19] attablés, buvant et causant.

 

– C’est une auberge ! gronda-t-elle.

 

Et elle s’élança vers la porte.

 

À cet instant, elle se sentit saisie par deux bras vigoureux et renversée sur la chaussée, tandis qu’une main rude s’appuyait sur sa bouche pour l’empêcher de crier.

 

Laura était vigoureuse. Elle se raidit dans un désespoir furieux.

 

– Diable ! diable ! grommela une voix avinée, on fait la méchante ! À bas les pattes ! En voilà une enragée !…

 

La vieille mordit la main qui s’appuyait sur sa bouche. Cette main se retira ; Laura se mit à hurler :

 

– À moi ! Au guet ! Au meurtre !

 

Le dernier cri s’étrangla dans sa gorge ; la main qui s’était retirée de sa bouche venait de s’incruster sur son cou, les doigts s’y enfonçaient… et cette tenaille serrait d’un mouvement lent, d’une pression savante…

 

La vieille Laura se débattit quelques instants encore.

 

Ses yeux convulsés, tout grands ouverts, cherchaient à voir.

 

Un nouvel éclair enveloppa cette scène de lueur blafarde, et la vieille aperçut une hideuse figure de truand penchée sur elle. Le truand continua à serrer.

 

Et tout à coup, la vieille espionne se tint immobile, sa tête roula sur son épaule, ses ongles s’implantèrent dans la boue de la chaussée.

 

Elle était morte.

 

Le truand la palpa, la retourna en grommelant.

 

Lorsque le truand eut trouvé la sacoche, il la soupesa, et un sourire de satisfaction balafra son visage, comme les éclairs balafraient le ciel noir.

 

Alors il saisit la vieille, la rangea proprement le long d’un mur, et esquissant un signe de croix, bredouilla rapidement un Pater.

 

– Là ! grogna-t-il, me voilà en paix. Entrons maintenant aux Deux morts qui parlent… Ah ! ah ! En voilà une qui ne parlera plus jamais !

 

Pourtant, si cuirassé qu’il fût, et si bien qu’il eût fait la paix avec sa conscience, grâce au Pater qu’il venait de réciter, le truand ne put échapper à cette rêverie spéciale qui s’appesantit sur le meurtrier.

 

Il demeura là une minute, arrangeant le cadavre contre le mur de façon qu’il ne pût être mouillé par le ruisseau du milieu de la ruelle.

 

« C’est drôle, songeait-il. Ce matin encore pauvre comme Job, me voici riche ce soir. Riche ! Que de fois j’ai souhaité la richesse ! Par les tripes du diable, il y a quarante mille livres là-dedans, et je n’en suis pas plus joyeux… Au fait, y sont-elles, les quarante mille livres !… Si je sais bien compter, c’est mon seizième cadavre, depuis que j’exerce la digne profession de tueur aux gages… Seize cadavres !… Bah ! je tue, on me paye, et tout est dit… »

 

Le bandit frissonna. Peut-être tout n’était-il pas dit dans cette conscience obscure.

 

Il continua son monologue, attendant un nouvel éclair pour voir une dernière fois la vieille, peut-être par cette terrible curiosité du criminel, ou peut-être simplement pour s’assurer qu’elle était bien morte.

 

Il était accroupi, regardant de ses yeux hagards, et il songeait :

 

« Ce matin, donc, je vois entrer l’homme dans ma cassine. Il cachait bien son visage… mais je connais tous les visages de Paris, moi ! Suffit, le seigneur astrologue ne voulait pas être reconnu ; soit : ni vu, ni connu ! Monseigneur Ruggieri, on est discret dans mon métier. L’homme me dit : combien pour une vieille femme ? – Cinq écus de six livres, ce n’est pas trop. – Voici les cinq écus. Tu iras rue de la Hache, au coin de la rue Traversine, tu attendras devant la maison ; il y a une porte verte. Vers huit heures, la femme s’en ira. Tu la suivras. Mais pour la frapper, tu attendras qu’elle soit loin, très loin de la maison. Compris, n’est-ce pas ? – Compris, par les boyaux du diable ! – Bon, qu’il me dit encore. Maintenant, écoute bien. Si tu n’exécutes pas bien la chose, si tu frappes mal, si la femme en revient, tu seras pendu. On te connaît, mon brave, on a l’œil sur toi. – Paix, monseigneur ! La besogne sera faite et bien faite ! – Alors, écoute : ce n’est pas cinq malheureux écus que tu auras gagnés : la femme aura sur elle au moins quarante mille livres : c’est pour toi !… »

 

Le truand souffla fortement et tâta le cadavre.

 

– Hum ! elle se refroidit déjà ! grogna-t-il… Quarante mille livres ! En entendant cela, je m’assieds de saisissement sur mon escabeau. L’homme s’en va… Quelle journée ! Il me semblait que jamais le soir ne viendrait !… Il est venu pourtant ! Et la vieille est bien sortie de la maison à la porte verte ! Et je l’ai bien suivie ! Et la voilà morte !… à moi les quarante mille livres !

 

Un éclair, à ce moment, illumina la face convulsée du cadavre.

 

Le truand se releva.

 

– Pas de danger qu’elle en revienne, monsieur l’astrologue !… Entrons là, j’ai soif…

 

Il frappa d’une façon spéciale. La porte s’entrouvrit. Le truand entra et alla s’asseoir dans un coin obscur, la sacoche sur ses genoux, sous la table.

 

Il parvint à entrouvrir la sacoche, y plongea la main, tâta les rouleaux d’écus, sentit les pierres sous ses doigts.

 

– Bon ! les quarante mille livres y sont. Cornes d’enfer ! Pourquoi ne suis-je pas plus joyeux ?…

 

Qu’eût dit le truand s’il eût connu la véritable fortune que renfermait la sacoche…

 

Peu nous importe, au fond.

 

Cette sinistre silhouette apparue un instant disparaît de notre récit sans que nous sachions si nous la retrouverons plus tard. C’est une ombre qui passe : nous l’avons noté pour le geste tragique inspiré par Catherine, qui avait toutes les prudences.

 

Le truand ayant vidé plusieurs flacons, paya et s’en alla sans bruit.

 

Nous ignorons ce qu’il devint, et sur ce point, nous donnons libre carrière à l’imagination du lecteur.

 

Mais puisque nous venons de pénétrer dans le cabaret des Deux morts qui parlent, jetons-y un coup d’œil.

 

Il y avait nombreuse société, surtout composée de femmes, dans ce que Catho appelait la grande salle. Catho était sujette aux hyperboles et exagérations. En vérité, cette « grande salle » était assez étroite. Elle contenait cinq tables. À chaque table, il y avait trois ou quatre buveurs, truands et ribaudes, physionomies féroces ou abêties, gens de sac et de corde, qui composaient la clientèle nocturne du cabaret.

 

En effet, l’auberge des Deux morts qui parlent, fréquentée le jour par des bourgeois et des soldats, devenait la nuit un véritable repaire, Catho ne s’était jamais senti le courage de refuser l’hospitalité à ses anciennes connaissances.

 

Il en résultait que cette salle avait le jour l’aspect du plus honnête cabaret qui fut dans le quartier, et la nuit l’apparence d’une véritable caverne où se réfugiaient des gens poursuivis par le guet, des ribaudes qui attendaient la bonne fortune.

 

Ce soir-là, il y avait plus de femmes que d’hommes, à cause de l’orage.

 

L’orage était propice aux rôdeurs, tire-laine et francs-bourgeois : il était au contraire défavorable aux ribaudes.

 

Deux garçons herculéens servaient à boire à cette clientèle qui professait un respect non dissimulé pour leurs poings énormes. Dans la journée les deux colosses, véritables chiens de garde, étaient remplacés par de jeunes et jolies servantes : on voit que Catho connaissait à merveille sa double clientèle et s’entendait à son commerce.

 

Aux bourgeois paisibles, les servantes accortes et peu farouches. Aux ribaudes et truands, les hercules plus gardiens que garçons.

 

À cette heure tardive, Catho n’était pas couchée encore. Elle était attablée dans un étroit cabinet, attenant à la salle publique, et causait avec deux jeunes femmes.

 

Ces deux femmes étaient entrées vers dix heures dans le cabaret, et comme cette visite s’enchaîne étroitement à divers incidents de l’histoire que nous racontons, il est intéressant que nous reprenions du début la conversation qu’elles eurent avec Catho.

 

Lorsqu’elles pénétrèrent dans la salle, Catho s’avança à leur rencontre en disant :

 

– Vous voilà donc, mes toutes belles ? Plus d’un mois qu’on ne vous a vues… Sûrement, vous avez quelque chose à me demander…

 

Elle grondait, d’un bon sourire maternel.

 

– C’est vrai, Catho, c’est vrai. Nous avons quelque chose à te demander, fit l’une des deux femmes.

 

– Et c’est grave, ajouta l’autre.

 

– Bon, bon, entrez là, dit Catho en les poussant vers le cabinet. Vous êtes toujours à court, et vous ne me rendez jamais. Toi, la Roussotte, tu as encore mon beau collier de verroterie bleue que je te prêtai pour faire la conquête de ce beau capitaine, et toi, Pâquette, tu me dois je ne sais plus combien d’écus… Vous êtes deux paniers percés…

 

– Mais aussi, comme nous t’aimons ! s’écrièrent les deux ribaudes.

 

– Ah ! jeunesse, jeunesse ! Vous ne voulez pas mettre un sol de côté… S’il vous arrivait pourtant ce qui m’est arrivé à moi ! Si vous perdiez votre beauté du diable !

 

– Bah ! bah ! tu es toujours belle, Catho, et si tu voulais…

 

Le sourire de Catho leur prouva qu’elle n’était pas insensible à cette flatterie. Elles entrèrent dans le cabinet, tandis que la maîtresse du cabaret s’occupait de divers clients.

 

Enfin, la digne Catho vint rejoindre ses préférées avec un flacon de vieux vin et quelques tartelettes.

 

Elle adorait ces petites agapes pendant lesquelles elle faisait raconter à ses jeunes amies leurs bonnes fortunes qui lui rappelaient son bon temps. Elle aimait la Roussotte et Pâquette justement à cause des défauts qu’elle leur reprochait.

 

– Eh bien, voyons, demanda-t-elle, confessez-vous un peu.

 

La Roussotte, la plus hardie des deux, prit la parole, sur un coup de pouce que lui donna Pâquette.

 

– Voilà, dit-elle, Pâquette et moi, nous sommes invitées à une fête…

 

– Pour quand ? fit Catho souriante.

 

– Pour dimanche… Tu vois que nous avons le temps de nous préparer… surtout si tu nous aides.

 

– Et en quoi puis-je vous aider, friponnes ? Il vous faut quelque collier ? quelque ceinture ?

 

– Eh bien, pas du tout, Catho ! Il faut que nous soyons décemment vêtues, comme des bourgeoises, si j’ose dire.

 

– Comme des bourgeoises ! s’écria Catho stupéfaite.

 

– Dame… il y aura à cette fête des juges, des prêtres, sans doute… et alors, comprends-tu ? Pâquette et moi, nous avons passé la journée à examiner nos robes… Toutes bonnes pour notre métier… corsages ouverts… ceintures éclatantes : non, il n’est pas possible que nous allions ainsi vêtues à cette fête. Et pourtant nous voulons y aller… Écoute, Catho, il faut que d’ici dimanche, et même samedi soir, tu nous aies habillées…

 

Catho leva les bras au ciel.

 

– Mais enfin ! s’écria-t-elle, qu’est-ce donc que cette fête où doivent paraître des juges et des prêtres et où vous ne pouvez paraître avec ces robes, qui pourtant vous vont à merveille ?

 

– Ah ! Catho, si tu savais ! fit timidement Pâquette.

 

– Un mariage, peut-être ? Ou bien un feu de joie ? Ou bien un mystère ?

 

– Non pas, Catho : nous sommes invitées à voir questionner.

 

Catho demeura stupéfaite.

 

La Roussotte et Pâquette, d’un signe de tête, répétèrent que c’était bien vrai.

 

– Et cela vous amuse ? s’écria la digne cabaretière. Voir souffrir un pauvre diable, l’entendre crier merci… Moi, j’ai vu rouer une fois, et j’en frémis encore lorsque j’y songe.

 

– Que veux-tu, dit la Roussotte, moi je ne voulais pas. Mais Pâquette veut voir. Et puis elle m’a dit une chose très juste, Pâquette. Si nous n’y allions pas, M. de Montluc, qui est fort généreux, mais aussi fort brutal, nous en voudrait…

 

– Ah ! c’est M. de Montluc qui vous invite à voir torturer ?

 

– Lui-même.

 

– Le gouverneur du Temple ?

 

– Oui-dà, Catho. Tu vois que le personnage est d’importance.

 

– Et où devez-vous voir donner la question ?

 

– Au Temple même. Nous serons cachées dans un cabinet proche de la chambre des questions. Car il ne faut pas qu’on nous voie. Mais enfin, si on nous voit, nous devons passer pour des parentes du patient, venues pour l’assister.

 

– Ah bon !… Mais à votre place, je n’irais pas…

 

– Catho, ma bonne Catho, tu veux donc nous faire un gros chagrin ? fit Pâquette.

 

– Et nous faire perdre la clientèle de M. de Montluc ! ajouta la Roussotte.

 

– Et nous attirer sa colère ! reprirent-elles en chœur.

 

– Eh bien, soit ! s’écria Catho vaincue. Je vous aurai tout ce qu’il faut.

 

– Pour samedi ?

 

– Pour samedi soir. C’est entendu !

 

Les deux ribaudes battirent des mains et embrassèrent la digne aubergiste comme des petites filles embrassent leur mère pour avoir une friandise.

 

– Mais, reprit alors Catho, quel est donc le malheureux qu’on va questionner ?

 

– Ils sont deux, fit Pâquette.

 

– Deux ! fit Catho. Comment de jolies filles comme vous peuvent-elles se complaire à l’horrible spectacle de voir torturer deux malheureux ?

 

La Roussotte et Pâquette regardèrent leur amie avec de grands yeux ébahis : elles ne comprenaient pas.

 

C’étaient de bonnes et douces bêtes, ce qu’un artiste a appelé des animales.

 

Et justement, ce qu’elles cherchaient dans la « fête » promise, c’était un frisson d’horreur, sensation neuve pour elles.

 

– Comment s’appellent-ils, ces deux pauvres diables ? reprit Catho.

 

– Pardaillan, fit tranquillement Pâquette. Le père et le fils.

 

– Comme ça, ajouta la Roussotte, ce sera encore bien plus terrible et amusant.

 

Catho ne disait plus rien. Elle avait pâli. Ses mains en tremblant, s’occupaient à déchiqueter une tartelette. Elle faisait un gros effort pour ne pas pleurer, et demeurait tout étourdie… étonnée au fond de la douleur qu’elle éprouvait.

 

Certes, elle avait pour ces deux hommes une sorte de rude affection.

 

Dans son temps, elle avait aimé le vieux Pardaillan quinze jours un mois, elle ne se souvenait plus au juste.

 

Mais, tout de même, elle ne pensait pas qu’elle eût pu ressentir une telle angoisse, une si profonde révolte de son cœur et de sa chair à l’idée que cet homme devait mourir.

 

Des douleurs ? Elle n’en avait jamais eu de bien graves.

 

Catho avait passé dans la vie en repoussant d’instinct tout sentiment qui fait souffrir. Était-elle bonne ? Méchante ? Elle ne savait pas. Rarement, elle avait pleuré. Un de ses plus gros chagrins avait été la perte d’une agrafe d’or, présent d’un officier. Sa seule douleur sérieuse avait été de se voir marquée au visage et enlaidie après sa maladie. Et encore s’en consolait-elle en se disant que la petite vérole tuait sans pitié, et qu’elle avait de la chance de vivre encore.

 

Quant au chevalier de Pardaillan, ce jeune homme ne lui avait jamais inspiré qu’une sorte d’admiration. Elle ne voyait aucun gentilhomme semblable à lui. Sa fierté, sa grâce, sa froideur qui tenait à distance, l’ironie de son sourire, et avec tout cela, cette pitié lointaine, qu’elle avait lue au fond de ses yeux, cet ensemble en faisait un être à part.

 

Souvent Catho, songeant à lui, avait soupiré en se regardant au miroir. Mais la pensée ne lui fût jamais venue qu’elle pouvait aimer le chevalier. Seulement, elle se plaisait à rêver qu’elle était devenue quelque chose comme son amie, veillant sur lui, le servant, et se dévouant jusqu’à la mort.

 

Ils devaient mourir !…

 

On devait les torturer !…

 

Catho se sentait si triste, si abattue, qu’elle souhaita de mourir sur l’heure, elle aussi.

 

L’existence, tout à coup, lui parut vide, et il lui sembla que son cœur s’éteignait.

 

Mais tout cela se passait en dedans. Ses lèvres et ses mains tremblaient un peu, voilà tout.

 

– On dirait que nous t’avons fait de la peine, reprit la Roussotte. Est-ce que tu connais ces hommes ?

 

– Moi ? Non… murmura Catho.

 

– Alors… c’est entendu ? nos robes…

 

– Oui, fit machinalement Catho, vous les aurez… allons, laissez-moi… et vous dites que la chose est pour dimanche ?

 

– Dimanche matin… mais nous devons aller au Temple samedi soir…

 

– Ah !… samedi soir…

 

– Mais oui, voyons ! M. de Montluc nous attend à souper samedi soir à huit heures… tu comprends ?

 

– Oui, oui, balbutia Catho… Allez-vous-en maintenant.

 

Les deux ribaudes embrassèrent leur bonne amie et se retirèrent.

 

Catho, alors, plaça ses deux coudes sur la table, sa tête dans ses mains, et murmura :

 

– Dimanche ! dimanche matin !…

 

Et alors, elle se prit à sangloter.

 

Il n’est pas inutile de rappeler ici que la torture de la question ordinaire et extraordinaire devait être appliquée aux Pardaillan non pas le dimanche, comme le croyaient Pâquette et la Roussotte, mais bien le samedi matin. On n’a pas oublié sans doute que le gouverneur du Temple, Marc de Montluc, après avoir promis aux deux ribaudes de les faire assister à la hideuse scène, s’était repris à temps. Mais comme il tenait à s’assurer leur visite, il leur avait affirmé que la chose se ferait le dimanche : au moment de tenir sa promesse après la bonne nuit qu’il se promettait, il en serait quitte pour leur dire que la question avait été avancée d’un jour.

 

Ceci établi, revenons à Catho.

 

Comme on a pu le voir, c’était une fille énergique. Elle avait assisté sans broncher au siège et à l’incendie de son vieux cabaret du Marteau qui cogne. Elle en avait vu bien d’autres, alors que demi-ribaude, demi-truande, elle avait pris part à plus d’une expédition de la cour des Miracles !

 

L’explosion de sa douleur fut donc rapide. Et après les premiers sanglots, elle frappa du poing sur la table en disant de ce ton farouche qui indique les résolutions inébranlables :

 

– C’est bien. Il faut que dans la nuit de samedi à dimanche, j’entre au Temple !

 

Ce qu’elle ferait, ce qu’elle dirait, ce qu’elle tenterait, elle n’en savait rien. Elle avait cinq jours devant elle pour y songer. Ce qui était ancré dans son cerveau dès ce moment, c’est qu’elle devait entrer au Temple dans la nuit du samedi, avant la torture qui devait avoir lieu le dimanche matin… d’après ce qu’elle venait d’apprendre.

 

Au moment où elle prit cette résolution, des cris retentirent dans la grande salle.

 

Catho essuya ses yeux, frotta ses joues avec son tablier pour y ramener quelque couleur et pénétra dans le cabaret en grondant :

 

– Que se passe-t-il encore, voyons ! Vous voulez donc nous amener le guet !

 

– Un meurtre ! On vient de tuer une pauvre vieille femme !

 

– C’est la Roussotte et Pâquette !

 

Trois ou quatre ribaudes venaient de jeter cette affirmation : c’étaient des ennemies acharnées des deux filles, jalouses de leurs succès et de leur beauté, et qui n’eussent pas été fâchées de leur attirer quelque mauvaise affaire.

 

Aussi faisaient-elles grand tapage de ce meurtre qui, en d’autres circonstances, les eût laissées parfaitement indifférentes.

 

– Cette pauvre vieille ! glapissait l’une. C’est abominable !

 

– J’ai toujours dit que Pâquette avait un mauvais regard ! criait une autre.

 

– Il faut les dénoncer à la prévôté ! hurlait une troisième. Voilà assez longtemps qu’elles nous éclaboussent.

 

La Roussotte et Pâquette pleuraient, sanglotaient, juraient leur innocence.

 

– Silence, toutes et tous ! commanda Catho.

 

Le silence se rétablit à l’instant. La porte de l’auberge fut soigneusement fermée.

 

– Où est la vieille femme tuée ? demanda Catho.

 

– Dans la rue, en face, ah ! la pauvre vieille !… Cela fait pitié, j’en ferai une maladie…

 

Celle qui venait de parler ainsi était une grosse fille à tignasse jaune, aux yeux bouffis, qui jetait des regards terribles sur les deux pauvrettes abasourdies, épouvantées par la soudaine accusation qui pesait sur elles.

 

– Voyons, Jehanne, raconte ce que tu sais, dit Catho.

 

La grosse fille mit ses poings sur ses hanches, se balança un instant, et commença :

 

– Donc, nous venions de sortir, il y a cinq minutes, moi et Jacques-le-Manchot, avec la grande Blonde, Fifine-aux-Soldats et Léonarde. À peine dehors, voilà Jacques-le-Manchot qui crie : Tiens ! qu’est-ce qu’il y a là ? – Faut voir, que dit Fifine. – Allons-y, que je dis. Alors, Jacques-le-Manchot en avant, nous allons toutes voir. Et qu’est-ce que nous voyons ? La Roussotte et Pâquette accroupies sur une vieille femme qu’elles achevaient d’étrangler. Pas vrai, dites ?

 

– C’est vrai ! s’écrièrent Léonarde, la grande Blonde et Fifine-aux-Soldats.

 

– C’est pas vrai ! dit la Roussotte. La vieille était déjà morte.

 

– Déjà morte ! déjà morte ! Même qu’elle remuait encore. Pas vrai, dites ?

 

Pâquette et Roussotte éclatèrent en sanglots et jurèrent qu’elles s’étaient heurtées dans la nuit à ce cadavre et qu’elles avaient voulu voir seulement s’il n’y avait rien de bon à emporter.

 

– Pas vrai ! affirma Jehanne en roulant ses gros yeux. Moi, d’abord, je vais prévenir la prévôté ! Viens, Manchot !

 

Catho saisit la fille par le bras.

 

– Voilà bien des histoires, dit-elle simplement, pour une vieille qui est venue mourir à ma porte. C’est-il la première fois ? Qu’as-tu à dire ? Va chercher la prévôté, ma fille, et je me charge de lui dire ce qu’est devenu ce sergent qu’on n’a jamais retrouvé ; et toi, Manchot, tu sais que j’en sais long sur ton compte… et vous toutes, hein ?

 

Il y eut un frémissement de terreur parmi la clientèle du cabaret.

 

– Par la mordieu ! reprit Catho, c’est la première fois qu’on parle de m’amener la prévôté. Qu’elle vienne donc, et elle en entendra de belles !…

 

– Catho ! Catho ! s’écrièrent quelques truands.

 

– Mais Catho a raison ! C’est la faute à Jehanne !

 

La grosse fille fit amende honorable et assura qu’elle avait voulu plaisanter en parlant de dénoncer la Roussotte et Pâquette. La paix se rétablit. Deux truands se chargèrent d’emporter le cadavre au loin, afin d’écarter tout soupçon du cabaret des Deux morts qui parlent. Puis, la société se dispersa.

 

Au moment où Paquette et La Roussotte allaient s’éloigner à leur tour Catho les retint :

 

– Restez, je veux vous parler, dit-elle.

 

L’auberge fut fermée ; les lumières s’éteignirent.

 

Catho conduisit ses deux amies jusqu’à une chambre, et là elle leur dit :

 

– Alors, ce n’est pas vous qui avez tué la vieille ?

 

– Catho ! est-il possible que tu nous soupçonnes… Non, ce n’est pas nous…

 

– Eh bien, moi, dit Catho, je crois que c’est vous ! Ne criez pas, ne pleurez pas, c’est inutile. Je crois que c’est vous. Et quand même ce ne serait pas vous, tout vous dénonce. Il y a des témoins pour prouver que vous avez tué la vieille… Vous avez entendu Jehanne ? Silence, donc ! pas de pleurnicheries, nous allons nous entendre… Écoutez-moi.

 

Paquette joignit les mains. La Roussotte baissa la tête. Elles tremblaient de terreur.

 

– Écoutez-moi, reprit Catho, si vous m’obéissez, je ne dis rien. Si vous ne m’obéissez pas, je vous dénonce. Choisissez.

 

– Commande ! dirent-elles en claquant les dents.

 

– Voilà. Je vous demande cinq jours d’obéissance, pas une heure de plus ; c’est facile.

 

– Que faut-il faire ?

 

– Je vous le dirai au moment voulu. Mais pour le moment, vous allez coucher ici. De cinq jours vous ne sortirez pas de chez moi. N’ayez pas peur, vous savez qu’on y dort bien et qu’on y mange mieux. Bref, pour cinq jours, vous êtes mes prisonnières… Que voulez-vous, une lubie que j’ai…

 

– On t’obéira, Catho. On sera sages et on ne se montrera pas.

 

– C’est tout ce qu’il faut. Mais songez-y ! Si l’une de vous me quitte d’ici samedi soir, je cours chez le Grand prévôt.

 

– Et samedi soir, qu’arrivera-t-il ?…

 

– Eh bien, samedi soir, je vous rends la liberté ; je vous habille comme des filles de bourgeoises, et tout simplement, vous vous rendez au Temple.

XXI

LA DERNIÈRE FARCE DE L’ONCLE GILLES


Pendant que ces choses se passaient à l’auberge des Deux morts qui parlent, une scène grotesque et macabre se déroulait à l’hôtel de Mesmes. Et comme les événements se pressent, comme ils marchent de front, nous sommes bien obligé de conduire le lecteur qui, pas plus que nous, n’a le don d’ubiquité, successivement sur tous les théâtres où se jouent des actes divers du présent drame.

 

Ainsi, trois points de Paris, en cette soirée qui suivit le mariage d’Henri de Béarn et de Margot, en cette nuit où se déchaîna le violent orage que nous avons signalé, trois points disons-nous, sollicitent notre curiosité – sans parler du Louvre où éclatait le faste d’une fête dont les annales du temps parlent comme d’un événement magnifique ; sans parler de l’hôtel de Montmorency où la disparition inexpliquée des deux Pardaillan avait jeté le trouble, la crainte et la douleur ; sans parler des recoins obscurs où grouillaient des ombres préparant on ne sait quel cataclysme…

 

Ces trois points, ce sont : l’auberge de Catho que nous venons de quitter ; l’église Saint-Germain-l’Auxerrois où nous devons revenir sur le coup de minuit ; et enfin, l’hôtel de Mesmes.

 

L’hôtel du duc de Damville était désert : toute la maison du maréchal s’était transportée rue des Fossés-Montmartre. Il y avait à cela un double motif. Le premier, le plus important peut-être, c’est qu’Henri de Montmorency redoutait une attaque de son frère ; la visite du vieux Pardaillan n’avait fait qu’exaspérer cette crainte.

 

– Prévenu à temps, se disait Damville, j’ai pu attendre cet homme de pied ferme et m’emparer de lui ; mais qui sait si François, dans un coup de désespoir, ne viendra pas lui-même à la tête de ses gentilshommes ? Et qui peut prévoir l’issue d’une pareille bataille !… Ou même qui sait s’il ne m’enverra pas quelque nouveau spadassin qui, cette fois, pourrait bien réussir ?

 

Le deuxième motif, c’est que le maréchal ayant obtenu la surveillance de toutes les portes de Paris, en avait profité pour placer des hommes à lui à la porte Montmartre. Qu’une catastrophe se produisît, que Catherine de Médicis fût informée de la conspiration de Guise, comme Maurevert le laissait entendre, que Paris fût envahi par les troupes des provinces en marche, et il n’avait qu’un bond à faire pour fuir par la porte Montmartre.

 

L’hôtel de Mesmes était donc abandonné.

 

Cependant, ce soir-là, deux hommes s’y étaient introduits, et vers neuf heures, ils achevaient de souper dans l’office, en devisant entre eux : c’étaient Gilles, le digne intendant de Damville, et son neveu Gillot.

 

– Encore un bon coup de ce vieux vin, disait Gilles au moment où nous pénétrons auprès des deux compères.

 

Et il remplit le gobelet de Gillot. Le gobelet se trouva vide à l’instant même.

 

– Jamais je n’ai bu de vin pareil, fit Gillot d’une voix pâteuse.

 

Il avait la figure enluminée et les yeux brillants. Il était dans cet état de bienheureuse ébriété où l’on voit la vie en beau, mais qui précède immédiatement l’ivresse complète qui, si souvent, la fait paraître en laid.

 

– Tiens, mon enfant, va donc prendre ce flacon, là, dans cette armoire ouverte, et tu en boiras du meilleur.

 

Gillot se leva et obéit sans trop trébucher.

 

– Il n’est pas encore à point, murmura Gilles qui l’examinait.

 

Et il versa à son neveu une nouvelle rasade.

 

– Ainsi, reprit-il, tu ne veux plus retourner à l’hôtel Montmorency ?

 

– Retourner là-bas ! s’écria Gillot en levant les bras au ciel. Vous n’y pensez pas, mon oncle ! Savez-vous que la maison est sens dessus dessous depuis la disparition du vieux coupeur de langues.

 

– Coupeur de langues ? interrogea Gilles.

 

– Oui… le damné Pardaillan !… Il m’avait menacé de me couper la langue si je le trahissais !… Ah ! ah !…

 

Gillot, renversé sur le dossier de son fauteuil se mit à rire aux éclats. Gilles fit chorus. Mais son rire, à lui, grinçait comme une vieille girouette et eût donné le frisson au neveu, si le neveu n’eût été occupé à ses agréables pensées.

 

– Or, continua Gillot, tout le monde, là-bas, se méfiait de moi. On devait soupçonner que j’étais pour quelque chose dans cette bonne farce ; je vous le dis, mon oncle, il était temps que je m’en allasse… j’y eusse laissé ma tête… et je tiens à ma tête, moi… même depuis que vous l’avez privée… de ses plus beaux ornements… soit dit sans reproche, mon oncle !

 

Au souvenir de la mutilation qu’il avait subie, Gillot porta les deux mains à sa tête, soit pour s’assurer que cette tête était bien toujours à sa place, soit en signe d’adieu à ses oreilles défuntes. Il frissonna et parut se dégriser.

 

L’oncle se hâta de remplir son gobelet.

 

– Pour une farce, reprit Gillot après avoir bu, c’est une bonne farce ! Le Pardaillan avait en moi une confiance ! J’en ris encore… Et quand je lui ai assuré qu’il trouverait monseigneur tout seul… que j’en étais sûr… il a failli m’embrasser… oui, mon oncle… Pauvre diable ! Je le plains… c’était un brave homme, tout de même !

 

– Oui, mais il a voulu te couper les oreilles ! dit cyniquement Gilles.

 

– C’est vrai ! L’infâme !…

 

– Et la langue !

 

– Oui-dà !… qu’il y vienne, maintenant !…

 

Gillot saisit un couteau et voulut se lever. Mais il retomba pesamment assis et se mit à rire.

 

– En sorte, reprit Gilles, que tu es content ?

 

– Content, mon oncle !… c’est-à-dire qu’il me semble que je rêve !… Quand je pense que, sur l’ordre de notre bon seigneur, vous m’avez octroyé mille écus ! Mille écus !… Jamais je ne vis tant d’argent à la fois !…

 

Il frappa sur sa ceinture, qui rendit un son argentin.

 

– Et tu es bien décidé à ne plus retourner là-bas ? dit Gilles.

 

– Vous êtes fou, mon oncle !… Ah ! ah ! le vieil oncle devient fou… il veut que j’aille me faire couper la langue !…

 

– Imbécile ! Puisque Pardaillan n’est plus là !

 

– Mais puisque je l’ai trahi… Il me la couperait, voyez-vous ! Je veux jouir de mes mille écus, moi !… Je veux boire, moi ! Et comment ferais-je pour boire sans langue ? Mes pauvres écus… je ne pourrais donc pas vous boire ?

 

Gillot, à partir de ce moment, devint larmoyant.

 

– Tu les as là ? demanda l’oncle. Fais voir un peu…

 

Gillot vida sa ceinture sur la table ; les écus roulèrent ; les yeux de Cilles brillèrent.

 

– C’est pourtant moi qui t’ai donné cela ! fit-il d’un étrange accent, tandis que ses doigts osseux caressaient les écus et commençaient à les empiler…

 

– Sans compter… balbutia Gillot.

 

– Sans compter… quoi ? gronda le vieillard.

 

– Ce que vous… devez encore… me donner… Ça, mon oncle, c’est pour boire… vous me l’avez dit… mais maintenant… vous devez… me donner le reste…

 

– Quel reste ? haleta Gilles dont les sourcils se contractèrent.

 

– Le maréchal a dit… trois mille écus… trois mille… j’ai bien entendu… trois mille écus… d’or !… Allons, mon oncle… montons… à votre coffre !…

 

– Bois donc, imbécile ! fit Gilles qui tremblait et suait à grosses gouttes.

 

Gillot obéit. Son gobelet vide roula sur le carreau.

 

L’oncle s’était levé. Il était hagard. La vue des piles d’écus lui donnait le vertige.

 

– Imbécile ! gronda-t-il. Trois mille écus d’or ! à toi ? Tu es ivre, je pense !

 

– Monseigneur… l’a dit !… Hé là ! mon oncle !… Payez… ou je me plains… au maréchal…

 

– Payer !… rugit le vieillard… Et si je ne veux pas, moi !… Misérable, tu veux donc me ruiner !… Laisse-les moi, Gillot, mon bon Gillot… Voyons… tu as bien assez de ces mille écus d’argent…

 

– Bon, bon ! grommela Gillot en essayant vainement de se lever, nous allons voir… ce que monseigneur…

 

– Prends garde, Gillot, ricana l’oncle.

 

– Ah !… quel drôle de rire… vous avez… j’ai peur…

 

Gilles riait de son effroyable rire. Il était livide. La pensée d’avoir à livrer trois mille écus d’or l’affolait. Et la pensée que Gillot pourrait le dénoncer au maréchal, s’il ne s’exécutait pas, lui paraissait non moins effrayante.

 

– Écoute, Gillot, dit-il tout à coup, veux-tu me donner de bon cœur cet argent dont tu ne saurais que faire ?

 

– Fou ! bégaya Gillot, mon pauvre oncle est devenu fou… ah ! mais, c’est fameux cela ! Je vais hériter… hériter du grand coffre ! Je…

 

Gillot ne put achever. Le vieillard s’était précipité sur lui et, d’un tour de main, l’avait bâillonné. Puis, saisissant une corde que sans doute il avait préparée d’avance, il le lia sur son fauteuil.

 

Cela s’était fait si vite que Gillot, soudain dégrisé par l’épouvante, se vit dans l’impossibilité de faire un mouvement en même temps qu’il voulut essayer de se défendre. Il ouvrait des yeux terribles, emplis de cette horreur qu’il avait déjà éprouvée dans la cave lorsque l’oncle l’avait attaché au poteau.

 

Quant au vieillard, il marmottait des mots sans suite, allant et venant comme un lutin, plaçant dans une armoire les écus que Gillot avait jetés sur la table, sauf un petit tas. Quand cette opération fut terminée, quand il eut refermé l’armoire, Gilles se retourna vers son neveu et le débâillonna.

 

Gillot en profita pour se mettre à hurler ; Gilles attendit patiemment. Quand son neveu eut compris que ses lamentations étaient inutiles, quand il se tut, Gilles lui dit paisiblement :

 

– Te voilà enfin raisonnable. Tiens, tu vois ce tas ? C’est ta part : cinquante écus. Le reste est pour moi. Ce n’est pas moi le fou, c’est toi. Ce n’est pas toi qui hérites, c’est moi. Tu vois comme c’est simple.

 

Le vieillard sourit et se versa un verre de vin qu’il but lentement.

 

– Avec ces cinquante écus, tu t’en iras chercher fortune ailleurs, et tâche que je ne t’y reprenne plus, ou sans ça, cette fois, plus de pitié : je t’occis.

 

La résolution de Gillot fut vite prise. Il simula la plus grande résignation :

 

– Puisque vous le voulez ainsi, mon bon oncle… je m’en irai… je me contenterai de ces cinquante pauvres écus.

 

– Et où iras-tu ? demanda le vieillard dont le rire terrible retentit à nouveau.

 

– Je ne sais pas… je quitterai Paris…

 

– Oui, j’y compte. Mais avant de quitter Paris, tu iras bien un peu me dénoncer au maréchal, hein ?… Si fait ! Je te connais. Tu es presque aussi avare que moi. Tu risquerais mon coup de dague dans l’espoir de reprendre les fameux trois mille écus… Trois mille écus d’or !… À toi !… Imbécile, va… Or, je ne veux pas que tu parles, tu entends bien ?

 

– Je me tairai, mon oncle, je vous le jure !

 

– Oui, mais moi, je veux en être sûr. Et pour cela, je vais te couper la langue !

 

Gilles éclata de son rire démoniaque et ajouta :

 

– C’est toi qui m’en as donné l’idée. Comme tu m’avais déjà donné l’idée de te couper les oreilles. Bonnes idées, mon garçon, fameuses idées !

 

Quant à Gillot, son épouvante et son horreur furent telles qu’il renversa la tête, exhala un soupir d’angoisse, et s’évanouit.

 

Gilles, paisible et rapide, se mit à affûter un coutelas de cuisine.

 

Puis saisissant une forte tenaille dans un tiroir, il s’approcha de l’infortuné.

 

Mais alors, il s’aperçut qu’il était plus difficile d’arracher une langue que de couper des oreilles. Il demeura un instant perplexe, sa tenaille d’une main, son coutelas de l’autre.

 

Bah ! grommela-t-il, j’en viendrai bien à bout… Ce pauvre Gillot, tout de même ! Je le regretterai quand il ne sera plus là… j’aurais fini par le dépecer morceau par morceau.

 

Il se mit à pouffer en se figurant la tête qu’aurait son neveu.

 

Il était sinistre.

 

Dehors, la tempête faisait rage autour de l’hôtel et par moment s’engouffrait en gémissant dans les couloirs.

 

Le vieillard écoutait ces plaintes en frissonnant, puis se remettait à rire.

 

Tout à coup, Gillot rouvrit les yeux.

 

Les hésitations de Gilles cessèrent à l’instant même. Gillot n’eut pas le temps de pousser jusqu’au bout le cri de terreur et de supplication que déjà l’horrible vieux lui enfonçait sa tenaille dans la bouche, ou plutôt, il cherchait à lui enfoncer.

 

Le malheureux, les yeux sanglants, les veines du front gonflées par l’effort, serrait les dents, en une crise de désespoir.

 

Cette lutte muette était effroyable.

 

Gillot eut soudain une sorte de grognement bref, puis une longue, une hideuse clameur stridente, frénétique : la tenaille avait saisi la langue ! La tenaille venait de couper cette langue !

 

– Tant pis ! murmura Gilles. S’il ne s’était pas débattu, j’eusse coupé proprement la chose avec mon couteau.

 

Et comme il commençait son ricanement de démon, comme un coup de vent furieux ouvrait soudain sa fenêtre et éteignait le flambeau sur la table, Gilles, lui aussi, se mit tout à coup à hurler d’épouvante. Gillot venait de le saisir à la gorge !

 

Dans le paroxysme de souffrance, Gillot s’était raidi d’un effort étrange, Gillot avait cassé la corde qui attachait son bras, Gillot, à demi-mort, mais rendu fou furieux par l’atroce douleur, s’était levé et se laissant lourdement retomber sur son oncle, Gillot râlant, Gillot proférant des moignons de paroles, Gillot épouvantable, sanglant, monstrueux, enlaça le vieillard, ses doigts s’incrustèrent dans sa gorge, tous deux roulèrent sur le carreau…

 

Pendant quelques minutes, l’obscurité fut pleine de râles, de secousses, de grognements…

 

Puis tout s’apaisa…

 

Lorsque le jour vint, lorsque le soleil pénétra par la fenêtre ouverte, il éclaira deux cadavres enlacés, dont l’un, la figure rouge de sang, serrait encore l’autre à la gorge.

XXII

DIEU LE VEUT !


Panigarola priait, agenouillé, prostré sur les marches du maître-autel de Saint-Germain-l’Auxerrois. Il priait, c’est-à-dire qu’il discutait avec lui-même, dans un tragique et silencieux corps-à-corps. Il semblait de pierre. Les plis de sa robe n’avaient pas un tressaillement. La prière au pied des autels, chez ce moine incrédule, prenait la forme la plus pure, la plus idéale, la plus auguste de la prière. Il ne s’adressait pas à un être surnaturel, il s’adressait à lui-même. Il n’implorait ni la bonté, ni la puissance de la divinité : il cherchait dans son âme tourmentée une lueur de vérité.

 

Voici quelle fut la prière du moine dans la silencieuse église, que la tempête extérieure battait de ses ailes géantes, tandis que Catherine de Médicis, embusquée à la petite porte, guettait l’arrivée d’Alice de Lux, l’arrivée du comte de Marillac, tandis que les cinquante nobles ribaudes, les cinquante belles demoiselles, là-bas, au fond, attendaient, pétrifiées, le poignard à la main.

 

– Christ a souffert. Socrate a souffert. Mais tous deux étaient soutenus par une idée sublime. Moi qui ai l’âme vaste d’un Christ, l’âme lucide d’un Socrate, je souffre comme eux, et je ne trouve pour me soutenir qu’une idée basse, malingre et d’étroite envergure : la vengeance. Christ et Socrate étaient des hommes comme moi. Et toute l’histoire, tous les écrits, tous les témoignages des contemporains prouvent qu’ils sont morts en pleine sérénité. Moi qui ai rêvé de larges fraternités comme Christ, moi qui ai conçu une république plus belle que la république de Platon, je ne trouve en moi que haine et passion déchaînées… Pourquoi ? Est-ce parce qu’une femme s’est dressée sur ma route ? Est-ce parce que j’ai aimé cette femme ?… Tâchons à voir clair en moi-même… Pourquoi suis-je ici ? Que viens-je faire ? Et qu’ai-je fait ?… Ce que j’ai fait est terrible : pour atteindre un homme, j’ai fait passer ma haine dans l’âme des multitudes à qui j’ai parlé au nom de Dieu, c’est-à-dire au nom de ce qui est pour les hommes, la Bonté, le Pardon, la Justice. Donc, au nom de la Justice, j’ai indiqué qu’il fallait être injuste envers une foule de malheureux ; au nom du Pardon, j’ai soutenu qu’il fallait exterminer ceux qui ne croient pas comme les catholiques ; au nom de la Bonté, j’ai déchaîné la haine… Les huguenots vont être détruits parce qu’ils ont eu horreur du mensonge et de la simonie… Parce que j’ai déclaré qu’ils étaient l’hérésie, l’imposture et la trahison… parce que j’ai voulu atteindre Marillac ! Oui, oui ! Pour moi, tout est là. Je veux ignorer la politique de Catherine et de Charles et de Guise. Ils veulent tuer comme je veux tuer. Pourquoi ? Peu m’importe ! Ce qui importe, c’est que nous avions tous besoin les uns des autres pour assouvir nos passions et que nous avons fait d’effroyables alliances… Que ces alliances servent les secrets desseins de la sainte Inquisition de Rome, que l’esprit impur de la domination nous ait suscités, que nous soyons de misérables instruments aux mains de la puissance occulte qui veut asservir le monde, là n’est pas la question pour moi… J’ai voulu tuer Marillac. Voilà ma vérité à moi ! J’ai voulu emporter cette femme ! J’ai voulu conquérir un baiser, et pour ce baiser, j’ai mis le feu aux quatre horizons du monde !… Or, où en suis-je maintenant ? Il s’agit de préciser : je ne peux plus m’échapper par quelque argument ; me voici en présence de l’inévitable. Voici : aujourd’hui, l’envoyée de Catherine m’est venue dire : « Ce soir, un peu avant minuit, soyez à Saint-Germain-l’Auxerrois : Alice vous attend. » Oui, voilà bien ce qui m’a été dit… Et lorsque j’arrive, ayant oublié Marillac, lorsque j’arrive chercher de l’amour, c’est encore à ma haine que je me heurte, et Catherine est là pour me dire que Marillac va se trouver devant moi !… Ô sombre génie ! ô ténébreuse conspiratrice ! qu’attends-tu de moi ?… Ce que tu attends de moi, reine, c’est que je mette dans l’âme de cet homme autant de douleur, autant de haine qu’il y en a dans la mienne ! Et c’est cela que j’ai promis ! Cette lettre, ce papier qui se tord dans ma main, je dois le faire lire à cet homme ! Et voilà à quoi aboutit ma vengeance !… à cette chose ignoble et basse, vile et hideuse, que moi, marquis de Pani-Garola, moi, qu’au-delà des monts on appelait le loyal, le fier, le probe gentilhomme, moi qui rêvais de pitiés souveraines, oui, moi, je vais lâchement tuer un homme non pas en combat singulier comme jadis, non pas au soleil, l’âme forte et la pensée riante, mais dans l’ombre, après l’avoir attiré au plus infâme guet-apens, non pas les armes à la main, mais par un papier, par une forfaiture !… Voilà ce que je vais faire ! Et cela pour qu’une femme qui ne m’aime pas soit à moi ! Pour que deux êtres qui s’adorent soient à jamais séparés !…Le ferai-je ?…Et si je le fais, voyons ?… J’emporte cette femme. Elle est à moi… Supposons la chose faite… me voici avec elle, au loin, où cela ? Peu importe… je m’approche d’elle… la voici qui pleure… où vais-je trouver les paroles de consolation ? Alice, Alice, écoute-moi. Écoute l’amour… l’amour !… Ah ! quelle révolte la met debout ! quel mépris dans ses yeux !… Et cette bouche de la femme adorée, cette bouche où je viens chercher un baiser… ah !…

 

Une main s’appesantit sur l’épaule du moine.

 

Il frissonna.

 

– L’heure terrible est venue ! murmura-t-il.

 

Telle fut la prière du moine Panigarola, telle fut sa pensée suprême à l’instant où le comte de Marillac et Alice de Lux, les mains enlacées, l’âme ravie, pâles de bonheur, s’approchaient à pas lents et s’arrêtaient au pied de l’autel.

 

Catherine anxieuse, attentive, sans un geste de trop, concentrée dans l’attente, dit d’une voix calme :

 

– Voici celui qui va vous unir…

 

Les fiancés levèrent leur regard vers le moine qui lentement se redressait, rabattait son capuchon sur ses épaules et se tournait vers eux…

 

L’angoisse de cet instant fut inexprimable.

 

Alice vit Panigarola. Ses lèvres devinrent blanches. Un tremblement convulsif la saisit. Ses yeux rivés à ceux du moine exprimèrent une surhumaine horreur.

 

Dans cette inappréciable seconde, elle comprit l’affreux guet-apens.

 

Son regard de folle se détacha du moine, se posa sur Catherine avec une telle intensité d’épouvante que la reine recula d’un pas, puis sur son fiancé, et cette fois, avec une si profonde pitié, que Marillac chancela, puis, enfin, à nouveau sur le moine.

 

Marillac sentait ses pensées se disloquer avec le fracas d’un monument qui tombe.

 

Que se passait-il ?

 

Rien au monde ne pouvait lui faire savoir… mais il devinait, il voyait avec une aveuglante clarté que ce devait être quelque chose de monstrueux, d’impossible et pourtant de certain, quelque chose d’énorme et de fabuleusement hideux…

 

Catherine, les lèvres serrées, la figure marmoréenne, attendait.

 

Le moine ne voyait qu’Alice… Alice seule !

 

Cela ne dura pas en tout deux secondes…

 

Mais ces deux secondes furent dans l’âme de Panigarola une éternité de désespoir. Il y avait dans l’attitude d’Alice un tel amour, si grand, si vrai, si pur, que dans l’ombre, elle en paraissait illuminée…

 

Et ses yeux !…

 

Ah ! ses grands yeux bruns tournés vers le moine ! Comme ils parlèrent ! Comme ils sanglotèrent ! Quelle ineffable et sublime supplication jaillit de leur double rayon de lumière infiniment triste et douloureuse !…

 

« Tuez-moi ! disaient ces yeux, faites de moi ce que vous voudrez, infligez-moi les tortures qu’il vous plaira, mais lui ! lui ! mon fiancé, mon amant, mon amour, ah ! si vous n’êtes pas plus bourreau que le bourreau, ne lui faites pas de mal !… »

 

Cette prière muette de l’amante, cette synthèse d’atroce douleur, cette intense supplication pénétraient dans l’âme du moine avec la même acuité, la même irrésistible force qu’un poignard eut pénétré dans ses chairs.

 

Il était debout par un miracle de volonté.

 

Tout se détraquait en lui. Amour, haine, vengeance, fureur, tous ces sentiments fuyaient à tire-d’aile comme une nichée d’oiseaux n0cturnes dans une vieille tour où l’on entre tout à coup avec des flambeaux.

 

Il était couleur de cendre.

 

Et lorsqu’après ces deux secondes, il se retrouva, lorsqu’il put jeter en lui-même un regard d’étonnement, il n’y découvrit plus qu’une immense pitié… la pitié le noyait, le submergeait tout entier, comme, après un cataclysme, l’Océan submerge les monts, les forêts, les aspérités de toute une contrée.

 

Il leva les bras vers les voûtes noires, comme s’il eût voulu prendre à témoin de son sacrifice d’invisibles puissances, puis ses yeux, avec une expression de miséricorde où il sembla que son âme entière fût passée : l’instant d’après, tandis qu’Alice de Lux étouffait une clameur de joie, d’espoir et de gratitude, le moine s’affaissa, évanoui.

 

Le sacrifice avait brisé ses forces.

 

Marillac éperdu, livide, s’arracha à l’étreinte d’Alice et fit deux pas vers Catherine.

 

– Madame, fit-il d’une voix rude, que se passe-t-il ? Quel est cet homme ? Ah ! ce n’est pas un prêtre ! Voyez, voyez… sous sa robe de moine, c’est un gentilhomme qui apparaît !…

 

La robe s’était en effet écartée. Le brillant costume de Panigarola se montrait en partie. Dans sa main crispée, le moine tenait encore un papier chiffonné.

 

– Viens ! haletait Alice, viens, partons, fuyons !…

 

– Madame, rugit le comte, quel est cet homme ?

 

Catherine répondit :

 

– Je ne sais… Mais tenez, ce papier nous le dira peut-être…

 

Au même moment la reine s’écria :

 

– Oh ! mais je le reconnais ! C’est le marquis de Pani-Garola ! Que fait-il ici à la place du prêtre qui m’attendait !…

 

Marillac s’était penché ; de la main crispée du moine, il avait arraché le papier, ou du moins une partie du papier, et d’un geste fébrile, de ses doigts qui tremblaient, il le dépliait, le défripait…

 

– Panigarola ! grommela-t-il. Panigarola ! Bon ! que me veut-il, celui-là ?

 

Ses deux poignets, à cet instant, furent saisis comme dans deux étaux par deux mains frêles, glacées, douces, satinées, mais convulsivement serrées. Le visage d’Alice lui apparut à quelques lignes du sien. Leurs regards échangèrent des sentiments de folie, obscurs, intraduisibles, terribles. Elle se colla à lui, et haletante, murmura d’une voix à peine distincte :

 

– Ne lis pas…

 

– Alice, tu sais ce qu’il y a là !

 

– Ne lis pas !… Viens… fuyons… la mort est sur nous…

 

– Alice, la vérité est là ! La vérité que Jeanne d’Albret connaissait ! la vérité que ma mère m’a cachée !

 

Il parlait sans savoir. Un cercle de feu étreignait sa tête.

 

– Ne lis pas !… Donne-moi cette preuve d’amour ! Regarde-moi ! Je t’aime, tu ne peux savoir combien je t’aime ! Ne lis pas, mon amant, mon époux ! Ne lis pas le papier de cet homme !

 

– Alice ! Tu connais cet homme !

 

Leurs voix, maintenant, avaient d’étranges intonations. Ils ne les reconnaissaient pas. Toute l’horreur, toute l’épouvante était dans la voix d’Alice, tandis que celle de Marillac rugissait le soupçon.

 

La malheureuse fit un effort désespéré et tenta de prendre le papier.

 

Marillac, d’un mouvement de douceur formidable, se défit de l’étreinte et monta jusqu’à l’autel, posa près du tabernacle la lettre que ses doigts ne pouvaient plus tenir.

 

Alice se mit à genoux et murmura :

 

– Oh ! mon amant, mon unique amour, adieu…tu ne sauras jamais… comme tu as été adoré… adieu…

 

Et portant à ses lèvres le chaton d’une bague qui ne quittait pas son index, elle le mordit.

 

Alors elle leva sur Marillac des yeux empreints d’une passion surhumaine et attendit la mort.

 

À la lueur du cierge posé près du tabernacle, Marillac lut ces mots :

 

« Moi, Alice de Lux, je déclare que si l’enfant que j’ai eu du marquis de Pani-Garola, mon amant, est mort, c’est que je l’ai tué. Que si l’on retrouvait le cadavre de mon enfant, il ne… »

 

Là le papier était déchiré. Le reste était demeuré dans la main du moine :

 

Le comte se retourna ; décomposé à ce point que Catherine ne le reconnut pas – Catherine qui, à deux pas, ramassée sur elle-même, son poignard à la main, contemplait cette scène.

 

Le comte ne la vit pas.

 

Alice tendit vers lui ses bras, et d’une voix redevenue étrangement pure, dans une extase d’amour, transfigurée, purifiée par la mort qui la gagnait, elle dit :

 

– Je t’aime !…

 

Marillac ne la vit ni le l’entendit.

 

Il s’étonnait qu’il fût vivant, que l’effroyable charge de douleur appesantie tout à coup sur lui ne l’eût pas écrasée ; une singulière lucidité dans son esprit éclairait violemment un seul point – une question qu’il se posait :

 

« Comment vais-je mourir ? »

 

Le reste disparaissait dans une sorte d’obscurité. C’est à peine s’il distinguait que la souffrance lui venait de l’affreuse découverte. Il n’y avait plus en lui que l’horreur de la vie. Vivre encore une heure, une minute, cela lui semblait une impossibilité. Non ! le cœur humain ne peut supporter de ces angoisses. Il faut qu’il éclate dans la poitrine embrasée de fièvre.

 

Son regard vitreux tourna autour de lui.

 

Il se posa un inappréciable instant sur Alice qui, les bras tendus, les yeux rivés à lui, ne voyant que lui, répéta :

 

– Je t’aime…

 

Il ne la vit pas. Son regard atteignit la reine.

 

Et alors, un imperceptible tressaillement indiqua qu’il revenait à la connaissance des choses qui l’entouraient.

 

À grand’peine, il se détacha de l’autel auquel il s’était appuyé, et d’un pas lourd, hésitant, il s’approcha d’elle.

 

Catherine de Médicis le vit venir sans pouvoir faire un geste. Elle était sous le charme de l’horreur. Confusément, elle se disait qu’elle avait outrepassé les limites. Mais la tenace résolution de tuer son fils la dominait.

 

Lorsque Marillac fut tout près d’elle, il sourit.

 

Quel sourire !…

 

Et voici ce qu’il dit, ce qu’il balbutia plutôt, car la reine put à peine l’entendre :

 

– Eh bien, ma mère, êtes-vous contente ?… Pourquoi me tuez-vous… de cette manière ?…

 

Catherine apprit ainsi que son fils comprenait la vérité tout entière. Cette conviction rompit le charme. Effroyable, elle se redressa ; d’un geste brusque, elle leva quelque chose qui paraissait être une croix et qui était un poignard, et elle gronda :

 

– Comte, ce n’est pas moi qui vous tue… c’est cette croix… c’est pour le service de Dieu ! Dieu le veut !

 

Et d’une voix tonnante, elle répéta :

 

– Dieu le veut !

 

Alors une étrange rumeur se fit entendre dans l’église. On eût dit que la tempête qui mugissait au-dehors avait défoncé les portes et que les rafales accouraient vers le maître-autel. Un bruissement de robes qui se froissent et se heurtent, un piétinement rapide parmi des bruits de chaises renversées, un murmure d’abord indistinct de voix, puis le tumulte de ces voix éclatant en imprécations sauvages…

 

– Dieu le veut ! Dieu le veut !

 

Marillac, comme dans une fantasmagorie de cauchemar, vit la foule des têtes féminines convulsées par la haine et la peur, il vit l’ombre se hérisser de lueurs de poignards…

 

Puis son regard tomba sur Alice.

 

Et il ne vit plus qu’elle !

 

– Je t’aime…

 

Et il n’entendit plus que ce mot.

 

Ses pensées se disloquèrent, sa raison s’effondra à grand fracas ; il lui sembla une seconde que des hurlements emplissaient sa tête, que ses muscles hurlaient, que ses nerfs hurlaient, que son cerveau hurlait ; puis brusquement, il ne ressentit plus rien ; le cercle de feu s’éloigna ; l’apaisement infini se fit en lui ; son sourire devint radieux.

 

Il était fou !

 

Dans cette fugitive durée du temps, le fou se mit à marcher vers Alice.

 

Elle répéta :

 

– Je t’aime…

 

Et il répondit de sa voix d’amour :

 

– Je t’aime… Attends-moi… partons…

 

– Dieu du ciel ! rugit Alice, il me pardonne !…

 

Au même instant le corps de son amant s’abattit près d’elle ; plus de dix coups de poignard l’avaient frappé en même temps.

 

– Quoi ! râla-t-elle. Que se passe-t-il ? Qui est là ?… Écoute ! Tiens ! Fuyons !… Relève-toi !…

 

Elle essayait de soulever le cadavre ; il retomba pesamment.

 

Et dans la même seconde, des mains furieuses s’abattirent sur elle, la déchirèrent, lacérèrent sa robe… Sanglante, hagarde, presque nue, Alice s’attachait désespérément au corps et haletait :

 

– Laissez-le ! grâce pour lui !… Tuez-moi seule !

 

Un hurlement énorme emplit ses oreilles :

 

– À mort ! à mort les deux traîtres ! à mort la Béarnaise !

 

De nouveaux coups de poignard atteignirent le cadavre.

 

À travers les larmes de sang qui inondait son visage, Alice aperçut alors, dans une suprême vision, la reine qui, debout, appuyée à l’autel, son poignard levé au ciel, son pied posé sur la poitrine de Marillac’, hideuse, flamboyante, rugissait :

 

– Ainsi périssent les ennemis de la reine et de Dieu !

 

– Grâce pour lui ! cria frénétiquement Alice. Tuez-moi ! Laissez-le vivre !

 

– Mes filles ! mes filles ! tonna Catherine, jurez de frapper ainsi les ennemis de Dieu et de la reine ! Dieu le veut !…

 

Alice, au paroxysme de l’horreur, parvint à soulever la tête livide de son amant, comme pour le montrer à Catherine. D’une main, elle s’accrocha violemment à la robe de la reine.

 

Et tandis que les cinquante juraient de frapper, tandis que les poignards s’agitaient, que les bouches écumaient, que les yeux étincelaient, dans la tempête des serments, la malheureuse, comme dans une dernière lueur d’espoir, jeta cette clameur :

 

– Sois donc maudite !… Reine de sang et de meurtre ! Tu cherchais ton fils ! Regarde ! Le voilà !…

 

À l’instant, elle retomba sur le corps de Marillac, rendant par plus de vingt blessures le sang qui inondait ses seins nus. Et dans le dernier spasme de l’agonie, elle eut encore la force de coller ses lèvres aux lèvres du cadavre, et elle mourut en murmurant :

 

– Je t’aime !…

XXIII

LE CIMETIÈRE DES S.S. INNOCENTS


Lorsque le tumulte se fut apaisé, Catherine de Médicis prononça quelques mots, et les cinquante, une à une, quittèrent l’église. Seulement, l’une d’elles, en sortant dans la rue, alla droit à un groupe de quatre ou cinq hommes qui attendaient et leur parla à voix basse.

 

Les hommes, alors, entrèrent dans l’église et marchèrent jusqu’au maître-autel où ils virent une femme agenouillée, complètement enveloppée dans ses voiles noirs.

 

La femme leur montra le cadavre du comte de Marillac.

 

– Et celle-ci ? fit l’un d’eux en désignant Alice de Lux.

 

La femme secoua la tête : les hommes saisirent Marillac et l’emportèrent hors de l’église.

 

Alors la reine éteignit les quatre cierges qui brûlaient à droite et à gauche du tabernacle. Puis, dans l’obscurité que trouait seule maintenant la faible lueur de la veilleuse suspendue aux voûtes, elle se baissa, se pencha sur une ombre étendue au pied de l’autel.

 

Cette ombre, c’était le moine Panigarola.

 

La reine plaça sa main sur la poitrine du moine et constata que le cœur battait sourdement. Alors, elle tira un flacon de son aumônière, et l’ayant débouché, le fit respirer à l’homme évanoui.

 

Pendant quelques minutes, ses efforts furent vains…

 

– Pourtant, il vit ! gronda-t-elle.

 

Enfin, un léger tressaillement agita le moine, et bientôt il entrouvrit les yeux. Catherine, alors, lui versa sur les lèvres une goutte ou deux du liquide qu’elle venait de lui faire respirer – violent révulsif composé par Ruggieri, et dont elle avait maintes fois expérimenté la puissance.

 

« Bon ! pensa la reine. Il n’a rien vu… rien entendu ! »

 

Panigarola se remit debout.

 

Il lui sembla qu’il sortait de la tombe, et la pensée indécise, affaiblie, lui parut revenir des lointaines régions de la mort. Et en effet, il est probable que sans les soins de la reine, il se fut éteint dans la syncope qui l’avait terrassé.

 

Catherine le prit par la main, le conduisit jusqu’au cadavre d’Alice, et dit :

 

– Elle est morte, mon pauvre marquis… Vous voyez, il l’a tuée… J’ai assisté, impuissante, à ce meurtre… Lorsqu’il a vu le papier que vous teniez dans vos mains raidies, il s’en est emparé… il l’a lu… jamais je ne vis fureur pareille… en quelques instants, la malheureuse enfant, lacérée, déchirée comme vous voyez, est tombée sous ses coups… Mais vous êtes vengé… quelques gentilshommes qui m’avaient escortée… l’ont vu sortir sanglant, hagard… ils ont cru qu’il venait de me frapper moi-même, et à cette heure… le cadavre de Marillac roule parmi les flots de la Seine… Adieu, marquis… je laisse le corps de cette pauvre fille à vos soins pieux… que Dieu ait pitié de son âme…

 

La reine avait parlé d’une voix basse, lente et monotone.

 

Le moine n’avait pas fait un geste. Avait-il entendu, seulement ? Oui, sans doute. Mais peut-être répugnait-il à parler à cette reine. Il éprouvait près d’elle une insurmontable horreur sans qu’il pût en préciser les causes.

 

Catherine, alors, se recula, pareille à un fantôme qui rentre dans les ténèbres, d’où il est sorti un instant pour quelque maléfice ; quelques instants plus tard, seule, à pied, sans escorte, son poignard à la main, vaillante comme un reître, l’âme gorgée d’horreur, paisible et forte, en digne fille des rudes condottiri dont elle avait hérité la violence et la dureté, elle se glissait par les rues, nocturne domaine des truands, et rentrait en son hôtel.

 

Panigarola demeuré seul se pencha sur le cadavre d’Alice. Il n’éprouvait aucune émotion, du moins en apparence.

 

Sa main se posa sur le sein nu et glacé : rien ne palpitait plus sous ce sein de neige. Alice était bien morte.

 

Le moine, se redressant, regarda autour de lui comme pour chercher quelque chose. Ayant trouvé, sans doute, il se dirigea vers le bénitier, y trempa son mouchoir de fine batiste, et revenant au cadavre se mit à laver doucement les taches de sang.

 

Bien que l’obscurité fût profonde, excepté au-dessous de la pâle veilleuse, il semblait y voir parfaitement, et, dans ses allées et venues, marchait sans hésitation, sans bruit.

 

Par trois fois, il retourna au bénitier tremper son mouchoir.

 

Le bénitier, dès lors, parut plein de sang.

 

Par un hasard assez inexplicable, Alice n’avait aucune plaie au visage, et le sang qu’elle y portait provenait des blessures qui avaient labouré ses épaules, sa gorge et sa poitrine.

 

Lorsqu’il eut achevé de laver toutes ces plaies, le moine contempla un instant le cadavre : le visage pâle d’Alice apparaissait dans l’indécise clarté de la veilleuse, avec sa merveilleuse beauté pour ainsi dire idéalisée ; les cheveux étaient dénoués et flottaient autour des épaules ; aucune contraction ne déformait les lèvres que soulevait seulement le mystérieux sourire de la mort. Il semblait que ces seins admirables allaient se soulever dans le gonflement rythmique et paisible du sommeil.

 

Panigarola, cependant, avait examiné les blessures, l’une après l’autre.

 

Il y en avait dix-sept. C’étaient de longues déchirures à fleur de peau ; aucune n’avait pénétré aux sources de la vie.

 

Le moine secoua la tête et murmura :

 

– Pas une de ces blessures n’était mortelle…

 

Continuant son funèbre examen, il remarqua à l’index de la main droite une bague dont le large chaton était comme crevé. À grand-peine il retira la bague du doigt qui se raidissait déjà.

 

Alors, il illumina un cierge et, avec une sorte de curiosité morbide, étudia la bague.

 

Dans le chaton éventré, il aperçut quelques grains d’une poudre blanche, et il sourit comme peut sourire un savant qui vient de déchiffrer un problème.

 

Il rajusta les bords du chaton, de façon que le reste de poudre ne pût s’en échapper, et plaça la bague à son plus petit doigt.

 

– L’anneau des fiançailles, dit-il gravement, sans ironie, sans tristesse apparente.

 

Revenant à Alice, il essaya de la recouvrir tant bien que mal ; mais, comme il ne pouvait arriver à rejoindre les lambeaux lacérés du corsage, il se dépouilla de sa robe de gros drap brun, et en enveloppa le cadavre.

 

Il apparut alors dans son élégant costume de riche gentilhomme.

 

D’un geste puissant, presque sans effort, il souleva dans ses bras le cadavre habillé de sa robe de moine, et l’emporta vers la porte que Ruggieri lui avait ouverte au moment où il était entré dans l’église.

 

Un carrosse de voyage était là qui attendait : c’était celui que la reine avait fait venir.

 

Un homme vêtu en postillon s’approcha du marquis de Pani-Garola et lui dit :

 

– Monseigneur, voici la chaise de route…

 

– Cette voiture est là pour moi ? demanda-t-il sans s’étonner.

 

– Oui, monseigneur. J’ai des ordres. Nous prenons la route de Lyon et de l’Italie. Vous n’avez qu’à monter.

 

Le marquis, sans répondre, déposa Alice dans la voiture, l’allongea sur la banquette, de façon qu’elle ne pût tomber : puis, refermant la portière, il alla se placer à la tête des chevaux qu’il saisit par la bride.

 

Et il se mit en marche.

 

Le postillon, étonné, suivait et songeait :

 

– Voici l’épousé que m’a dit la reine… L’épousée est dans la voiture… mais pourquoi habillée en moine ?…

 

Il était à ce moment deux heures du matin, et la tempête qui, cette nuit-là, ravagea Paris, abattant des cheminées, déracinant des arbres, la tempête était à son apogée de puissance dévastatrice[20]. De larges éclairs éventraient le ciel noir, du zénith à l’horizon. Leur fauve lueur illuminait alors le spectacle fantastique de cette lourde voiture de route qu’un magnifique gentilhomme, nu-tête, d’un pas raide et comme automatique, conduisait en traînant les chevaux par la bride, tandis que le postillon suivait derrière, comme on suit un enterrement.

 

Par moments, la rafale arrêtait l’attelage, les chevaux la tête dans le vent, les jambes arquées dans une résistance.

 

Le postillon, terrifié maintenant plus encore par ce gentilhomme silencieux qui avait une allure de spectre que par la bataille qui hurlait dans les airs, s’abritait derrière la voiture, s’accrochait aux rayons des roues.

 

Panigarola demeurait immobile, sa face livide levée vers le ciel en feu.

 

Et lorsque la rafale était passée, il reprenait sa marche, dans le bruit de la ferraille de la voiture funéraire, dans le tumulte, les sifflements et les clameurs des éléments déchaînés.

 

– Où va-t-il ? Où va-t-il ? murmurait le postillon éperdu. Pour un voyage de noces… c’est drôle… j’ai peur !

 

Panigarola s’arrêta tout à coup, et l’homme ayant regardé autour de lui, se signa rapidement et bégaya :

 

– Le cimetière des Saints-Innocents !…

 

Panigarola, sans plus faire attention à cet homme que s’il n’eût pas été là, monta dans la voiture ; l’instant d’après, il en redescendait tenant dans ses bras le cadavre d’Alice.

 

Il le déposa au pied du petit mur qui, de ce côté, clôturait le cimetière.

 

Et il alla frapper à la fenêtre basse d’une sorte de cabane qui se dressait là.

 

Le postillon, de ses yeux agrandis par l’effroi, considérait celle qu’il avait appelé l’épousée. Un coup de vent écarta la robe de gros drap : la figure livide du cadavre lui apparut. Alors, avec une sourde imprécation, il sauta sur la selle du cheval conducteur, enfonça ses éperons dans les flancs de l’animal, et comme emportée par une rafale d’épouvante, la lourde voiture s’enfuit dans la nuit…

 

– Qui va là ? dit une voix chevrotante, au coup que Panigarola frappa.

 

– Vous êtes le fossoyeur ? demanda le gentilhomme. Ouvrez !

 

La porte de la cabane s’ouvrit. Un vieillard parut, qui tenait à la main une lampe fumeuse. Cet homme examina un instant l’étrange visiteur qui le venait réveiller à pareille heure. Puis il eut une exclamation de surprise :

 

– Le révérend Panigarola ! murmura-t-il. Sous ce costume !…

 

– Vous me connaissez ?

 

– Qui ne connaît Votre Révérence ? qui ne l’a entendue prêcher.

 

– Bon ! Alors, si vous savez qui je suis, vous savez ce qu’il vous en coûterait pour me désobéir ?

 

– Oh ! comment un pauvre diable comme moi pourrait-il désobéir au saint homme devant qui tremble la cour, à ce qu’on dit… et qui représente notre Saint-Père lui-même… à ce qu’on dit, toujours… car moi, je ne sais rien… je vis retiré dans mon trou… je ne sais rien, sinon que Votre Révérence a tout pouvoir et toute autorité sur moi !

 

– C’est bien. Prends ta pioche, tes instruments…

 

– Il s’agit donc ?… interrogea le vieillard craintif et perplexe.

 

– De creuser une fosse, oui ! dit Panigarola d’une voix qui glaça le fossoyeur. Ne t’avise pas de t’étonner, d’interroger, de résister… prends ta pioche et marche !

 

Le fossoyeur trembla. Ses cheveux se mouillèrent d’une sueur froide. Cette voix qu’il entendait ne lui parvenait pas comme une voix humaine. Elle paraissait monter du fond d’une tombe. Elle avait des accents rauques, durs, plaintifs, elle gémissait et grondait. Et le moine, les yeux vitreux, les lèvres blanches, lui semblait investi non plus de la redoutable puissance que la foule lui croyait, mais de la puissance plus terrible des apparitions spectrales.

 

Vacillant, il saisit une pioche et une pelle.

 

Sur un signe du funèbre visiteur, il ouvrit une porte et pénétra dans le cimetière.

 

Panigarola avait soulevé dans ses bras le cadavre d’Alice et l’étreignit en marchant, d’une étreinte dont aucune parole ne pourrait rendre l’infinie douceur.

 

Il l’étreignait comme l’amant le plus passionné peut serrer dans ses bras la vierge qui lui avoue son amour.

 

Il l’étreignait comme une mère douloureuse peut étreindre le cadavre de l’enfant bien aimé qu’elle essaye de faire revivre.

 

Et comme là-bas, dans l’église, comme au moment où son regard avait fait comprendre à Alice qu’il pardonnait, ses yeux se levaient avec l’expression de l’infinie pitié, de la souveraine miséricorde qui submergeait son âme…

 

Le fossoyeur s’était arrêté.

 

Panigarola s’arrêta.

 

Le vieillard commença à creuser, avec une hâte maladroite, de ses mains tremblantes.

 

Cela dura une heure. Au bout de cette heure, la fosse fut assez profonde.

 

Or, pendant cette heure-là, le marquis de Pani-Garola, le premier amant d’Alice de Lux, se tint debout au bord de la fosse qui se creusait, tenant dans ses bras le cadavre de son amante. Il n’eut pas un fléchissement de fatigue, pas un tressaillement. Ses yeux de pitié demeurèrent rivés sur le visage de la morte, sans un tressaillement des cils. Pendant cette heure-là, tandis que le fossoyeur piochait, tandis que les éclairs l’enveloppaient de leurs nappes livides, tandis que les croix de bois, déracinées par le vent, tombaient autour de lui avec des bruits secs de branches qui se brisent, il fut une statue du désespoir et de la pitié.

 

Le fossoyeur étant remonté, Panigarola descendit dans la fosse et y coucha son amante.

 

Il couvrit soigneusement son visage et ses mains, l’enveloppa tout entière dans la robe de moine.

 

Alors, il remonta sur les bords de la fosse.

 

Le vieillard, effaré, ses mèches grises au vent, tendit son doigt pour désigner le cadavre, et demanda :

 

– Quoi !… sans cercueil ?…

 

– Il n’en est pas besoin… dit Panigarola.

 

– Quoi ! à peine couverte !…

 

– Elle sera mieux couverte tout à l’heure.

 

Le fossoyeur ne comprit pas le sens de ces paroles, ou peut-être ne les entendit-il pas, emportées qu’elles furent par un mugissement de la tempête.

 

Il saisit sa bêche et s’apprêta à jeter dans la fosse la première pelletée de terre.

 

Panigarola l’empoigna par le bras et dit :

 

– Pas encore !

 

Le fossoyeur, déjà penché, se redressa. Panigarola continua :

 

– Il manque quelqu’un dans la fosse…

 

– Qui ? hurla le vieillard.

 

– Moi.

 

Le fossoyeur vacilla d’épouvante. Il était transporté dans les régions de l’horreur… Il ne cherchait pas à comprendre. Il ne vivait plus, il rêvait.

 

– Va-t’en, reprit Panigarola. Tu reviendras dans une heure. Et alors, écoute…

 

– J’entends, dit le vieillard en claquant des dents.

 

– Tu recouvriras la fosse sans y regarder… il y aura deux cadavres, le mien et le sien… tu recouvriras tout.

 

– Oui.

 

– Prends ceci.

 

Il tendit au fossoyeur une bourse pleine d’or : une fortune. Le vieillard s’en saisit. Dès lors, il se rassura quelque peu.

 

– C’est pour que je ne dise rien ? demanda-t-il avec un sourire où luttaient l’avarice et l’effroi.

 

Panigarola secoua la tête.

 

– C’est donc pour me payer ma besogne ?

 

– Si tu disais un mot de ce que tu fais cette nuit, tu serais pendu. Quelqu’un à moi nous regarde, nous épie, et te surveillera quand je n’y serai plus. Quant à ta besogne, je n’ai pas à la payer puisque tu es le fossoyeur…

 

– Alors, pourquoi cet or ?

 

– Écoute… Demain, dans huit jours, dans un mois, je ne sais pas quand, un enfant viendra… un petit garçon, cheveux noirs, yeux noirs, figure triste, pâle et chétive… six ans à le voir… Cet enfant, tu le prendras par la main, tu le conduiras sur cette fosse, et tu lui diras : « Si c’est la tombe de ta mère que tu cherches, la voici. » M’as-tu bien compris ? Le feras-tu ?

 

– C’est facile.

 

– L’enfant s’appelle Jacques Clément.

 

– Jacques Clément. Bon. Il pourra venir prier et pleurer tant qu’il voudra. C’est sacré.

 

Panigarola eut un geste de satisfaction. Peut-être la pensée de son fils avait-elle amolli son cœur. Peut-être commençait-il à s’attendrir. Peut-être une douleur plus humaine commençait-elle à fondre les glaces de son désespoir. Car ce fut d’une voix plus étouffée qu’il répéta :

 

– Va-t’en. Souviens-toi. Et reviens dans une heure.

 

Le fossoyeur recula, s’en alla, les yeux tournés vers cet homme qui, debout sur le bord de la fosse, immobile, paraissait un spectre se préparant à rentrer dans la tombe d’où il était sorti.

 

Une terreur insensée, de nouveau, s’abattit sur lui. Il sentit qu’il allait tomber et s’appuya à quelque chose qui était une croix de bois. Il s’y cramponna. Et de là, il continua à regarder. Un large éclair lui montra l’homme qui se courbait sur le bord de la fosse…

 

Puis l’obscurité se fit plus profonde.

 

Le fossoyeur laissa échapper un gémissement d’épouvante, et ses ongles s’incrustèrent à la croix ; mais son cri se confondit avec les hurlements de l’ouragan.

 

Un nouvel éclair illumina le cimetière. Le fossoyeur, à bout de forces, tomba sur ses genoux : cette fois, il n’y avait plus personne au bord de la fosse !…

 

Panigarola s’était étendu près du corps d’Alice, son visage tourné vers le visage de la morte. Il avait dégainé sa dague, pour se frapper sans doute au cas où la mort ne viendrait pas assez vite.

 

Alors, il porta à ses lèvres le chaton qu’Alice avait mordu et le mordit à la même place.

 

Et il absorba le reste de poudre blanche.

 

Il ne parlait pas. C’est à peine s’il pensait. Son bras droit s’arrangea sous le cou de la morte. Ses yeux grands ouverts cherchaient à la voir. Et dans ces yeux, il n’y avait ni haine ni amour, seulement une pitié infinie, une expression de surhumaine miséricorde.

 

À vingt pas de là, le fossoyeur écroulé au pied de la croix de bois, hagard, livide, le cou tendu vers la fosse, attendait. L’heure convenue s’écoula. Puis une autre. La tempête, lentement, s’apaisa. Et ce fut seulement au jour venu, au moment où dans un ciel pur, lavé par les grands souffles, monta la lumière du soleil levant, ce fut alors seulement que le vieillard, reprenant conscience de lui-même, se traîna jusqu’au bord de la fosse et y jeta un regard empreint de cet étonnement indicible que causent les visions des rêves tragiques.

 

Les deux cadavres tournés visage contre visage, les yeux ouverts, la touche crispée, semblaient se regarder, se sourire, et se dire des choses mystérieuses et douces.

 

Le vieillard se dépouilla du surtout en peau de mouton qui couvrait ses épaules et le plaça sur les deux visages.

 

Puis, en hâte, il commença à remplir la fosse à pelletées rapides.

 

XXIV

LES AMOURS DE PIPEAU


Depuis la disparition du chevalier de Pardaillan, un des personnages les plus affairés, les plus occupés, les plus actifs de Paris, c’était certainement maître Pipeau.

 

Ce chien qui avait le mensonge dans la peau, qui était voleur comme six tire-laine, avait d’abord trouvé dans l’hôtel Montmorency le paradis que peut rêver un chien. Par intrigue, ruse et astuce, il s’était mis au mieux avec le maître queux de l’hôtel ; il avait persuadé à ce cuisinier un peu faible d’esprit d’ailleurs, qu’il avait pour lui une amitié sans borne ! Pur mensonge ! Pipeau méprisait parfaitement le cuisinier, mais il adorait sa cuisine.

 

– Comme il m’aime ! répétait le digne homme. Toujours dans mes jambes ! Il ne me quitte plus. Et de quels bons yeux il me couve ! C’est vraiment admirable que j’aie inspiré une telle affection à ce chien !

 

Ainsi raisonnait le cuisinier, non sans quelque fatuité.

 

Qu’eût-il dit, s’il avait connu la véritable pensée de Pipeau ?

 

Mensonge, la queue, le moignon de queue qui remuait frénétiquement ! Mensonge, le bon regard où il eût été impossible de démêler la moindre ironie ! Mensonge, cette langue qui léchait avec componction les mains du brave homme et la sauce qui y restait souvent ! Mensonge, ces petits abois amicaux, ces cabrioles qui secouaient de rire la panse du maître queux !

 

Mais comment celui-ci aurait-il deviné la malice, l’hypocrisie et le mensonge du chien ?

 

Pipeau acceptait rarement un morceau, si friand fût-il, des mains du cuisinier : il y avait à cela une raison toute simple, mais qui fut toujours ignorée de cet homme. Pipeau se servait lui-même.

 

En cachette, au bon moment, il prenait ce qui lui convenait. Et c’était ainsi bien meilleur.

 

– Il n’est pas gourmand, disait le maître queux. Il m’aime pour moi-même.

 

Pas gourmand ! Justes dieux, c’est ainsi que se font les réputations bonnes ou mauvaises ! Pipeau pipait tout ce qu’il pouvait. Pipeau mettait l’office au pillage. Pipeau, fidèle à ses instincts, passait son temps à voler. Il devenait gras. Il devenait indolent. Les délices de Capoue l’amollissaient. Et cependant, il ne manquait pas de faire sa cour au maître de cet Eden, au dieu de ce paradis, c’est-à-dire au cuisinier l’hôtel.

 

Mais Pipeau n’était pas seulement un chien voleur, un effronté menteur, comme nous croyons l’avoir prouvé en diverses circonstances. Lorsque nous présentâmes ce personnage au lecteur, il nous souvient d’avoir affirmé que c’était un chien paillard. Et c’est cette paillardise que nous devons démontrer si nous ne voulons encourir la réprobation qui atteint les calomniateurs.

 

Ajoutons que nous eussions risqué le reproche et fait le silence sur les amours de Pipeau, si le récit de ces amours n’était intimement lié à des scènes importantes, et si la paillardise du chien n’avait eu, par contrecoup, une singulière influence sur l’histoire de quelques personnages auxquels nous osons croire que le lecteur s’intéresse.

 

Donc, Pipeau, dans l’hôtel Montmorency, était le chien le plus heureux de la création.

 

Ce bonheur fut sans mélange et sans remords jusqu’au jour où disparut le chevalier de Pardaillan. Le chien avait pour son maître – ou plutôt son ami – une adoration qui, de son côté, était sincère. Il est vraisemblable que le chien se souvenait très bien d’avoir été sauvé par le chevalier. Mais il aimait encore en lui cette indépendance vagabonde qui lui plaisait tant ; il aimait la gravité avec laquelle Pardaillan lui parlait. Il flairait en lui quelqu’un de très rapproché, quelque chose comme un parent, homme, c’est vrai, mais enfin aussi peu homme que possible avec lui, c’est-à-dire oubliant qu’il était le maître.

 

Donc, à différentes reprises dans la journée, Pipeau montait jusqu’à l’appartement de son ami, constatait qu’il était là, entrait même parfois, et l’ayant vu s’en allait content.

 

Le soir, régulièrement, il couchait près du lit et son grand plaisir, au matin, était d’attendre que Pardaillan ouvrit les yeux.

 

Un soir – soir d’inquiétude et de douleur – l’ami ne reparut pas !

 

De cette nuit-là, Pipeau ne ferma pas les yeux. Il alla et vint par l’hôtel, quêta, flaira, appela par de petits gémissements, le tout en pure perte. Le matin, il s’installa dans la rue devant la grande porte de l’hôtel. Ça ne pouvait pas se passer ainsi. Il allait revenir !…

 

Il ne revint pas. Pipeau en oublia l’office lui-même. Et le cuisinier l’appela en vain. Même le digne homme ayant voulu le saisir par le collier, le chien gronda de façon à lui faire comprendre qu’il eût à le laisser tranquille : pour la première fois, il conçut des doutes sur l’affection de Pipeau et en demeura tout mélancolique.

 

Cette journée se passa ainsi. Le soir, le chien ne rentra pas dans l’hôtel. Il continua d’attendre devant la porte.

 

Et lorsque le jour revint, lorsqu’il fut bien persuadé que son maître ne reviendrait plus, il fila comme un trait.

 

Où pensez-vous qu’il alla ?

 

Eh bien, il courut à la Bastille ! » Qu’on m’aille soutenir, s’écria quelque part La Fontaine, ce maître des poètes, qu’on m’aille soutenir, après un tel récit, que les bêtes n’ont point d’esprit ! »

 

Pipeau en avait certainement. Il venait de passer de longues heures à ruminer sur l’absence de son maître.

 

– Où peut-il être, finit-il par se dire en son langage, où peut-il être, sinon dans cet endroit sombre et escarpé où il s’est déjà renfermé une fois ? Que peut-il bien faire là-dedans ? Et quelle bizarre manie ! Mais enfin, qui sait s’il ne m’attend pas et si je ne verrai pas apparaître son visage à ce trou noir où il m’apparut ?

 

C’est pourquoi il s’élança comme une flèche dans la direction de la Bastille. En temps ordinaire, Pipeau ignorait les allures lentes. Mais lorsqu’il était pressé, le galop qui était sa marche habituelle devenait une frénésie. Pipeau culbuta successivement une douzaine d’enfants, deux ou trois vieilles femmes, renversa des pots à lait et des paniers d’œufs à des devantures, fonça tête baissée dans des groupes, souleva sur son passage force clameurs et malédictions, et s’arrêta tout haletant devant la porte même par où le chevalier de Pardaillan avait été entraîné dans la Bastille.

 

Le chien leva le nez vers la fenêtre où son ami s’était montré à lui. Hélas ! l’étroite meurtrière avait été bouchée : la précaution, chez les administratifs, est toujours rétrospective, et, pourrait-on dire, vindicative. M. de Guitalens avait fait murer cette lucarne qui avait servi au chevalier de Pardaillan pour communiquer avec son chien !

 

Pipeau, ayant attendu inutilement, se mit à faire le tour de la Bastille.

 

Mais c’est en vain qu’il aboya, appela et inspecta toute meurtrière semblable à la sienne.

 

Il ne vit rien.

 

Alors, de la même course furieuse, il repartit et, quelques minutes plus tard, faisait irruption à l’auberge de la Devinière. Il monta jusqu’à la chambre jadis habitée par son maître, redescendit, visita coins et recoins, jusqu’à ce que maître Landry Grégoire l’ayant aperçu, le pauvre chien fut expulsé à renfort de coups de balai.

 

Pipeau fila sans insister.

 

Évidemment son maître n’était pas là : sans quoi on ne l’eût pas ainsi traité. Dans la mémoire du chien, les caresses et les os de poulet octroyés par Landry coïncidaient toujours avec la présence du chevalier ; les coups de pied et les bourrades du même Landry coïncidaient au contraire avec son absence.

 

D’où l’association d’idées rudimentaire : on me bat, donc il n’est pas là !

 

Poursuivant le cours de ses recherches, Pipeau parcourut Paris en tous sens, et toujours à la même allure désordonnée, il visita tous les endroits où il était passé avec son maître et finit sur le soir, pour aboutir à l’Auberge des Deux morts qui parlent, affamé, assoiffé, éreinté, haletant, tirant une langue longue d’une aune.

 

Catho lui donna à boire, à manger, le réconforta, et Pipeau trouvant le gîte à son gré y passa la nuit.

 

Mais le lendemain matin, reposé par neuf heures de sommeil, restauré, et ayant eu soin de faire un tour à la cuisine, il s’éclipsa dès qu’une servante ouvrit la porte.

 

Cette fois, il ne courait plus.

 

Il s’en alla tristement, le nez à terre, la queue et les oreilles basses – autant qu’il pouvait baisser cette queue et ces oreilles qui, ayant été coupées, étaient réduites à l’état de tronçons.

 

« C’est fini, songeait la pauvre bête, il m’a abandonné, je ne le verrai plus ! »

 

Il atteignit ainsi l’hôtel Montmorency, se coucha devant la porte, et attendit. Tout le jour, il demeura là, sourd à toute invitation du cuisinier, lequel, vraiment magnanime en cette circonstance, lui apporta sur le soir un succulent repas composé d’une carcasse de poulet et de différents os de respectable apparence.

 

Pipeau se mit à ronger les os, mais sans entrain.

 

Or, on était au soir du mercredi 20 août. Et cette date qui n’avait aucune importance pour le chien en a une pour nous.

 

La nuit vint. Pipeau, couché au fond d’une encoignure, cherchait le sommeil et se livrait aux plus sombres réflexions, lorsque tout à coup, il se remit sur ses quatre pattes ; son nez se mit à remuer et à renifler ; sa queue s’agita doucement.

 

– Qu’est ceci ?

 

Toute son attitude témoigna qu’il se posait cette question avec un certain émoi d’une nature spéciale.

 

Pipeau avait-il donc flairé de loin son maître ?

 

D’où lui venait cet émoi ? D’où cette joie ?

 

Il nous en coûte de l’avouer, mais la vérité avant tout ; Pipeau venait de flairer une chienne ! Pipeau sentait ses instincts de paillard se réveiller en lui ! Pipeau en oubliait jusqu’à sa tristesse, jusqu’à son maître !…

 

Amour, amour ! Comme tu bouleverses en un instant les plus belles natures ! Est-ce donc à dire que Pipeau fut amoureux de cette inconnue qu’il ne voyait même pas, et qu’il venait seulement depuis quelques secondes de flairer au loin ?

 

Oui ! Car telle est la forme de l’amour chez les chiens. Chez les hommes, c’est bien autre chose !

 

Pipeau, donc, s’était redressé, les yeux fixes, le nez interrogateur. Il ne tarda pas à apercevoir quatre ombres qui s’arrêtèrent juste en face de l’hôtel.

 

Ce groupe de quatre ombres se composait de deux hommes et de deux chiens.

 

Pipeau s’approcha. Les deux chiens grognèrent. L’un des deux hommes, d’une voix basse et rude, commanda :

 

– La paix, Pluton ! La paix, Proserpine !

 

Pluton et Proserpine devaient être merveilleusement dressés, car ils se turent à l’instant. C’étaient deux chiens de forte taille, deux sortes de molosses à poil rude, aux yeux sanguinolents, aux mâchoires formidables. L’un, le chien Pluton, était tout noir. L’autre, la chienne Proserpine, était toute blanche. Mais tous deux étaient de même race.

 

Pendant une heure environ, les deux hommes demeurèrent observation devant l’hôtel. Ils allaient et venaient avec précaution et paraissaient chercher à voir ce qui pouvait se passer à l’intérieur.

 

– Voyez-vous, dit à la fin l’un d’eux, c’est par là qu’il faudra attaquer, croyez-moi, monseigneur.

 

– Oui, Orthès, répondit l’autre. Tu avais raison. Allons, rappelle tes chiens et allons-nous-en.

 

L’homme qu’on venait d’appeler Orthès siffla doucement : Pluton, Proserpine et Pipeau se mirent en marche.

 

Quoi ! Pipeau lui aussi ?… Oui ! Voici en effet ce qui s’était passé pendant que les deux hommes s’occupaient de leurs observations.

 

Pipeau, comme on a vu, s’était approché de Proserpine, et en son langage, lui avait fait compliment. Il lui avait présenté ces civilités en excellents termes, sans doute, car Proserpine avait doucement remué la queue ; sur quoi, Pipeau s’était livré sans plus de bagatelles à une déclaration en règle ; c’est-à-dire qu’il s’était mis à tourner autour de la donzelle en flairant tout ce qu’un chien croit devoir flairer. Ce fut du cynisme, et du plus vrai.

 

Or, Pluton, mari de la dame, ayant relevé ses lèvres épaisses, montra une double rangée de crocs formidables.

 

Pipeau jeta un regard oblique sur le mari. Son poil se hérissa. Sa lèvre tremblotante découvrit, chez lui aussi, des engins d’attaque et de défense d’un calibre raisonnable.

 

Il y eut de part et d’autre un grognement sourd.

 

La bataille était imminente.

 

Proserpine, assise commodément sur son derrière, s’apprêta à juger ce combat dont, comme Chimène, elle était le prix.

 

Tout à coup, Pipeau recula.

 

Lâcheté ?… Non pas ! Ruse, astuce, trait d’esprit profond qui pourra bien trouver des incrédules, mais dont nous garantissons la rigoureuse authenticité.

 

Pipeau recula jusqu’à la carcasse de poulet qu’on lui avait apportée et à laquelle il n’avait pas touché, soit par tristesse, soit qu’il voulut ménager ses provisions. Il la prit dans sa gueule et l’apporta, oui, l’apporta… à qui ? à Proserpine ? pas du tout : à Pluton !

 

Pluton était un chien féroce et bête. Il se précipita sur la carcasse et la dévora incontinent. Après quoi il jeta sur Pipeau un regard d’étonnement et de reconnaissance ; et, en signe de paix, agita sa queue, puis se coucha tranquillement.

 

Pipeau comprit que dès lors, il était admis dans l’amitié du gros chien.

 

Il se retourna aussitôt vers Proserpine et, en toute sécurité, commença ses salamalecs.

 

Lorsque les deux hommes s’en allèrent, Pluton et Proserpine suivirent. Tout naturellement, Pipeau suivit.

 

Il oublia l’amitié pour l’amour. Il oublia sa tristesse. Il oublia son maître disparu. Il eût suivi Proserpine au bout du monde, d’autant plus que la ribaude faisait des grâces, jouait avec lui, et paraissait disposée à lui accorder ses faveurs.

 

Pluton marchait gravement, et peut-être se disait-il qu’après tout un camarade qui offrait ainsi des carcasses de poulet méritait bien un petit sacrifice de sa part.

 

La bande arriva jusqu’à une grande maison de la rue des Fossés-Montmartre ; une lourde porte s’ouvrit, et Pipeau, se faufilant en douceur entre Proserpine et Pluton, entra dans la maison !…

 

La porte se referma.

 

Pipeau était l’hôte du maréchal de Damville et d’Orthès, vicomte d’Aspremont !…

XXV

L’AMIRAL COLIGNY


Nous laisserons Pipeau s’occuper de ses amours, nous laisserons Catho, l’hôtesse des Deux morts qui parlent, s’occuper, en compagnie de la Roussotte et de Pâquette, d’une mystérieuse affaire pour laquelle elle se démenait fort, et avant de revenir aux Pardaillan qui, dans la prison du Temple, attendent l’heure lugubre où leur sera appliquée la question, nous conduirons nos lecteurs au Louvre.

 

Depuis le lundi 18 août, les fêtes succèdent aux fêtes.

 

Les huguenots sont radieux.

 

Catherine de Médicis se montre charmante pour tous.

 

Charles IX, seul, méfiant et taciturne, semble promener dans toute cette joie une incurable mélancolie.

 

Le vendredi 22 août, de bon matin, l’amiral Coligny quitta son hôtel de la rue de Béthisy et se rendit au Louvre.

 

Il était escorté, comme toujours, de cinq ou six gentilshommes huguenots et portait sous son bras une liasse de papiers.

 

C’était le plan définitif de la campagne qu’on allait entreprendre contre les Pays-Bas et dont Coligny devait avoir le commandement suprême.

 

Le roi devait étudier ce plan avec l’amiral et lui donner la dernière approbation.

 

L’état général des dépenses nécessitées par la campagne y était indiqué avec une minutie et une prévoyance qui prouvaient l’expérience consommée du vieux chef huguenot. Les attributions de la cavalerie se trouvaient réduites dans de notables proportions au bénéfice de l’artillerie.

 

– Si je pouvais, répétait Coligny, je n’emporterai que des canons avec moi.

 

Charles IX venait de se lever lorsque l’amiral arriva aux appartements du roi déjà envahis par la foule des courtisans. Il était ce matin-là de bonne humeur, et lorsqu’il aperçut Coligny, il alla à sa rencontre, le pressa tendrement dans ses bras et s’écria :

 

– Mon bon père, j’ai rêvé cette nuit que vous me battiez !

 

– Moi, Sire !

 

– Oui, oui, vous-même.

 

Déjà l’inquiétude se peignait sur le visage des huguenots présents, tandis que les catholiques ricanaient.

 

Les uns et les autres pressentaient quelqu’une de ces terribles plaisanteries dont Charles IX était coutumier.

 

Mais le roi, éclatant de rire, continua :

 

– Vous me battiez à la paume ! Conçoit-on cela ? Moi, le premier joueur de France.

 

– Et de Navarre, Sire ! dit en souriant Henri de Béarn. Chacun sait que mon cousin Charles est imbattable à la paume.

 

Charles IX remercia Henri d’un geste gracieux et reprit :

 

– Amiral, je veux reprendre ma revanche sur mon rêve. Venez.

 

– Mais, sire, dit Coligny, Votre Majesté n’ignore pas que je n’ai jamais tenu une raquette…

 

– Allons, bon ! Et moi qui comptais vous battre !

 

– Sire, dit alors Téligny, si Votre Majesté le permet, je serai en cette occasion le tenant de M. l’amiral que j’ai bien le droit d’appeler mon père et je relèverai en son nom le défi.

 

– Vrai Dieu, monsieur, vous êtes un charmant homme et vous me faites grand plaisir. Amiral, nous causerons ce soir de choses sérieuses, car je vois aux redoutables papiers que vous tenez sous le bras, que vous me vouliez faire travailler. Vous me pardonnez, n’est-ce pas, mon bon père ? Venez, monsieur de Téligny. Venez aussi, monsieur de Guise.

 

Et le roi, sifflant une fanfare de chasse, descendit au jeu de paume, suivi de tous ses courtisans. Deux camps furent formés et la partie commença aussitôt par un coup superbe du roi qui excellait véritablement à cet exercice.

 

Coligny était demeuré avec quelques gentilshommes et le vieux général des galères La Garde, qu’on appelait familièrement le capitaine Paulin.

 

Antoine Escalin des Aismars, baron de La Garde, était un soldat d’aventure. Pauvre, né de parents obscurs, il s’était élevé de grade en grade jusqu’au titre de général des galères, qui correspond à peu près à ce que nous appelons un contre-amiral.

 

C’était un homme froid, sans scrupule, féroce dans la bataille, catholique enragé par politique plutôt que par dévotion ; mais il avait conçu pour Coligny une sorte d’admiration et d’estime ; il s’intéressait fort à la campagne projetée, espérant y conquérir quelque nouvelle faveur.

 

Coligny l’avait spécialement chargé d’armer les vaisseaux qui devaient servir, car on comptait attaquer le duc d’Albe par terre et par mer ; et le vieux La Garde s’était acquitté de sa mission avec le plus grand zèle : la flotte était prête.

 

Cet homme avait-il eu vent de quelque trahison ?

 

Avait-il flairé les projets de Catherine ?

 

C’est probable. Mais, courtisan avisé autant que guerrier, sans peur, il gardait pour lui ses impressions, et il avait coutume de dire à ses familiers :

 

– Attendons que souffle la tempête pour savoir de quel bord il faut virer.

 

Coligny eut avec lui un long entretien qui dura deux heures.

 

Ceci se passait dans l’antichambre même du roi, en une embrasure de fenêtre où La Garde avait tiré un fauteuil. Et c’est sur ce fauteuil que Coligny avait déroulé ses plans. Ils avaient fini par se mettre à genoux tous les deux près du fauteuil, pour examiner de plus près une carte que l’amiral avait étalée.

 

Et ils étaient si profondément plongés dans leur étude qu’ils ne virent pas la reine Catherine de Médicis sortir des appartements du roi, traverser l’antichambre, saluée au passage par les gentilshommes présents, et s’enfoncer dans une galerie, lente, pâle, glaciale comme un spectre sous ses vêtements noirs.

 

Depuis la terrible scène de Saint-Germain-l’Auxerrois, Catherine paraissait troublée.

 

Ses résolutions vacillaient.

 

Parfois, elle s’arrêtait court dans les longues promenades solitaires qu’elle faisait dans son oratoire, et qui se fût trouvé près d’elle l’eût entendue murmurer alors :

 

– C’était mon fils…

 

Était-ce donc le remords qui avait forcé les portes de cet esprit jusqu’alors fermé, solidement verrouillé ? Était-ce l’aveu d’une douleur et d’un regret qui montait ainsi à ses lèvres serrées ?

 

Si cela est, si Catherine se trouvait vraiment aux prises avec ce sentiment étrange qu’on appelle le remords, si son âme était troublée, si son esprit sondait avec effroi les abîmes qu’elle avait creusés, ceux qui l’eussent parfaitement connue, Ruggieri par exemple, eussent redouté l’explosion de ce remords.

 

En effet, Catherine n’était pas femme à reculer. Si une plainte montait du fond de sa conscience, elle devait chercher à l’étouffer sous des clameurs plus terribles. Si elle était troublée, elle devait s’enfoncer plus profondément dans la tempête qui grondait en son esprit. Si les spectres de Marillac et d’Alice, de Panigarola et de Jeanne d’Albret, si ces spectres, disons-nous, se dressaient au milieu de ses nuits sans sommeil, si l’ombre de son fils venait lui murmurer ces paroles qui bruissaient sans cesse à ses oreilles… « Êtes-vous contente, ma mère ?… mais pourquoi me tuer de cette manière ?… » Oui, si cela était, Catherine devait chercher à faire taire la voix de son enfant sous des voix plus atroces, et à entourer son fantôme d’une telle foule de fantômes qu’il lui devint impossible de le distinguer !

 

– C’était mon fils !…

 

Et lorsqu’elle avait prononcé ces paroles à demi-voix en regardant autour d’elle avec la profonde angoisse des inexprimables horreurs, elle frémissait, ses poings se serraient, la fièvre brûlait son front, et elle ajoutait :

 

– Hâtons-nous ! hâtons-nous !…

 

Ainsi son remords, si c’était du remords, aboutissait à une hâte plus fébrile, à une soif de sang plus brûlante ; ainsi le malheureux dont les liqueurs fortes ont brûlé la poitrine, ne trouve qu’un remède au feu qui le dévore : boire, boire encore, du feu sur le feu !

 

Catherine songeait :

 

– Du sang, encore du sang pour effacer ce sang !

 

La folie des meurtres innombrables l’envahissait.

 

Et dans le détraquement de sa cervelle, maintenant, l’hystérie religieuse montait en flux rapides.

 

– Après tout, c’est pour Dieu !… Dieu le veut !… Il faut en finir !…

 

Ce matin-là, plus sombre que jamais dès qu’elle se trouvait seule, le sourire radieux qu’elle affectait devant la cour disparu de ses lèvres, elle passa, comme nous avons dit, et jeta un oblique regard sur Coligny.

 

Au bout de la galerie, au moment d’entrer dans son oratoire, elle vit un homme qui l’attendait. C’était Maurevert. Il s’inclina comme pour la saluer et murmura :

 

– J’attends votre dernier ordre, madame.

 

Catherine laissa couler un long regard jusqu’au bout de la galerie, jusqu’à l’antichambre, jusqu’à Coligny qui se relevait, roulait ses papiers en causant vivement avec La Garde.

 

Et elle laissa tomber ce mot :

 

– Allez !

 

Maurevert s’inclina plus profondément. Il avait quelque chose à dire… Maurevert songeait à la recommandation que lui avait faite le duc de Guise par une nuit de fête : il fallait blesser et non tuer Coligny… Maurevert voulait garder les bonnes grâces du duc, tout en obéissant à la reine. Et laissant de côté la fiction que c’était un ami à lui qui devait tirer sur l’amiral, il dit :

 

– Et si je le manquais, madame ?

 

– Eh bien, fit la reine tranquillement, vous en seriez quitte pour recommencer !

 

– Ainsi, insista le bravo, que l’amiral meure ou ne meure pas, demain matin, mes deux prisonniers du Temple sont bien à moi ?…

 

– Oui !… à condition que j’assiste à la question.

 

Là-dessus, Catherine rentra dans son oratoire. Quelques minutes plus tard, Maurevert sortait du Louvre.

 

Dans l’embrasure de fenêtre de l’antichambre, le vieux La Garde disait à ce moment :

 

– Monsieur l’amiral, si vous m’en croyez, vous hâterez les derniers préparatifs… J’ai bataillé contre vous… à Jarnac et à Moncontour, j’ai fait ce que je pouvais. Je suis au service de l’Église romaine, et vous dans une congrégation ennemie de la mienne… Mais j’ai pour vous l’estime qu’on doit à un chef illustre… permettez-moi d’insister… il faudrait que dans un mois au plus tard, vous soyez en campagne.

 

– Dans un mois, mon cher baron ! Dites dans dix jours, et vous serez dans la vérité.

 

– Ah ! tant mieux ! fit le vieux La Garde avec un soupir de soulagement.

 

Les deux chefs se serrèrent la main et La Garde descendit au jeu de paume pour faire sa cour au roi dont on entendait les cris de joie à chaque bon coup qu’il portait.

 

Coligny, ayant roulé ses papiers, les plaça sous son bras, et faisant signe à ses gentilshommes, descendit à son tour et sortit du Louvre, répondant d’un sourire aux saluts respectueux, et d’un joyeux geste de la main aux sentinelles du pont-levis qui lui rendaient les honneurs.

 

Maurevert, sans se presser, était arrivé au cloître Saint-Germain-l’Auxerrois. Il entra dans une maison basse dont les fenêtres du rez-de-chaussée étaient grillées : c’est là que demeurait le chanoine Villemur. Mais depuis trois jours, le chanoine avait ostensiblement quitté la maison, se rendant, disait-il, auprès d’une parente qui habitait la Picardie.

 

La maison passait donc pour inhabitée, le chanoine ayant, pour un mois, donné congé à sa servante.

 

Maurevert se glissa dans l’intérieur par une petite porte qu’une main mystérieuse lui entrouvrit du dedans, et il parvint bientôt dans la salle à manger qui se trouvait au rez-de-chaussée.

 

– C’est le moment ! dit-il alors à l’homme qui lui avait ouvert et qui l’avait accompagné.

 

Cet homme, c’était le chanoine Villemur.

 

– Je le savais, répondit simplement le chanoine. Venez.

 

Maurevert suivit son hôte, qui lui fit traverser trois pièces et l’introduisit enfin dans une cour qui se trouvait sur le derrière de la maison. La cour était clôturée de murs assez élevés. Une porte permettait d’en sortir. Villemur l’ouvrit et montra à Maurevert une sente déserte qui aboutissait à la Seine.

 

– Vous fuirez par là, dit-il. Et voici pour votre fuite.

 

Du doigt il désigna un vigoureux, cheval tout sellé, attaché par le bridon à un anneau.

 

– C’est monseigneur Henri de Guise, reprit le chanoine, qui s’est ainsi occupé de votre sûreté. Ce cheval sort de ses écuries. Vous prendrez la sente, vous tournerez à gauche, et suivrez la Seine. À la porte Saint-Antoine, on vous laissera passer. Vous gagnerez le Soissonnais ; puis, tournant à droite, vous vous dirigerez sur Reims. Là, vous attendrez.

 

– Bien, bien, fit Maurevert avec un sourire narquois. Croyez-vous vraiment à la nécessité de ma fuite ?

 

– Je crois qu’il y va de votre tête, dit sincèrement le chanoine.

 

– Je fuirai donc, reprit Maurevert parfaitement résolu à n’en rien faire.

 

Alors ils revinrent tous deux dans la salle à manger. Villemur prit dans un angle une arquebuse toute chargée et la présenta à Maurevert, qui l’examina attentivement.

 

– Parfait, dit-il enfin.

 

– Le voici ! s’écria à ce moment, et non sans quelque émotion, Villemur qui s’était posté à la fenêtre grillée.

 

Maurevert se rapprocha vivement.

 

Le chanoine se recula, mais de façon à ne rien perdre de ce qui allait se passer.

 

Maurevert avait appuyé le bout du canon de l’arquebuse contre le treillis de la fenêtre.

 

Sur sa gauche apparaissait un groupe de cinq ou six gentilshommes. En avant d’eux, à trois pas, marchait Coligny, qui causait paisiblement avec Clermont, comte de Piles, jeune homme de la suite du roi de Navarre.

 

Clermont de Piles était à gauche de l’amiral.

 

Coligny présentait donc son flanc droit à la fenêtre grillée.

 

Maurevert, à ce moment, fit feu.

 

Il y eut dans le cloître Saint-Germain-l’Auxerrois une seconde de stupéfaction. Coligny agitait sa main droite vers la fenêtre. Cette main était ensanglantée : la balle avait emporté l’index.

 

– Au meurtre ! hurlèrent les gentilshommes en se précipitant vers Coligny.

 

Au même instant, un deuxième coup de feu retentit, et cette fois, l’amiral s’affaissa, l’épaule gauche fracassée.

 

Dans la même seconde, le cloître se remplit de cris, une foule se rassembla ; mais lorsqu’on sut que l’amiral Coligny venait d’être frappé, cette foule se recula aussitôt, avec de sourdes imprécations contre les huguenots.

 

Après son premier coup de feu, Maurevert avait reposé son arme en disant :

 

– Maladroit ! je l’ai manqué.

 

– Recommencez ! gronda Villemur.

 

– Avec quoi ? fit Maurevert goguenard.

 

Le chanoine, d’un bond, fut près de lui, une deuxième arquebuse à la main, toute chargée. Maurevert, sans hésitation apparente, s’en saisit, et fit feu.

 

L’amiral tomba.

 

– Il est mort ! dit Villemur.

 

– Je crois que oui, dit Maurevert avec un sourire.

 

– Fuyez !…

 

– Et vous ?

 

– Fuyez donc, de par Notre-Dame !

 

Maurevert obéit sans hâte, bien qu’à ce moment des coups violents ébranlassent la porte.

 

Il atteignit l’arrière-cour, défit le bridon, se mit en selle et enfila la sente au trot.

 

Alors le chanoine descendit rapidement dans les caves de sa maison, leva une trappe, s’enfonça dans un boyau, parcourut un long couloir, et remontant par un escalier de pierre, arriva dans la sacristie de Saint-Germain-l’Auxerrois où quelques prêtres se trouvaient rassemblés.

 

Parmi ces prêtres, il reconnut aussitôt J’évêque Sorbin de Sainte-Foi, auquel il fit un signe.

 

Alors l’évêque leva les bras au ciel et tous pénétrèrent dans l’église et, s’agenouillant au pied du maître-autel, entonnèrent le Te Deum.

 

Dans le cloître, une scène de confusion terrible se passait. Les gentilshommes huguenots s’étaient rués vers la fenêtre ; mais le treillis était solide ; alors, tandis que les uns cherchaient à défoncer la porte, d’autres, l’épée à la main, entourèrent Coligny, comme pour faire face à une nouvelle attaque.

 

– Avertissez le roi, dit tranquillement Coligny.

 

L’un des gentilshommes, le baron de Pont, s’élança en courant vers le Louvre, traversant des groupes silencieux et hostiles.

 

– C’est bien fait ! cria une femme.

 

Cependant, avec l’aide de ses amis, Coligny s’était relevé ; mais il ne put se tenir debout et parut prêt à défaillir.

 

– Une chaise ! cria Clermont de Piles. Pour Dieu, un siège, un fauteuil, n’importe quoi !

 

Dans la foule, il y eut des ricanements ; nul ne bougea. Les huguenots se regardèrent épouvantés, tout pâles.

 

Alors, deux d’entre eux unirent leurs mains entrelacées, formant ainsi une sorte de siège sur lequel le blessé fut assis, ses deux bras au cou des deux gentilshommes.

 

Les autres entourèrent ce groupe en silence, l’épée à la main. Ceux qui avaient essayé vainement de défoncer la porte vinrent s’unir au cortège, qui se mit en route.

 

Lorsqu’ils furent loin, la foule se débanda, riant, applaudissant et criant :

 

– Mort aux huguenots !

 

Coligny n’avait pas perdu connaissance.

 

– Soyez calmes, répétait-il d’une voix encore forte.

 

Mais ses amis ne l’écoutaient pas. Clermont de Piles pleurait – de colère autant que de douleur. Les autres criaient :

 

– On a tué l’amiral ! on a meurtri notre père ! Vengeance ! vengeance !

 

À chaque instant, ils rencontraient des huguenots qui, se réunissant au cortège et voyant l’amiral grièvement blessé, tiraient leurs épées et criaient :

 

– Vengeance !

 

En arrivant rue de Béthisy, ils étaient deux cents, agitant leurs épées, pleurant, menaçant, et les groupes du peuple qui les regardaient passer gardaient le silence.

 

Le bruit de l’attentat se répandit avec une rapidité inouïe : en moins d’une heure, une effervescence extraordinaire enfiévra Paris ; les bourgeois sortirent en armes ; à tous les carrefours, des danses s’organisèrent ; en d’autres endroits, des prêtres, montés sur des bornes, expliquèrent au peuple que Dieu venait de frapper un ennemi de l’Église, et que c’était un signe de sa protection ; on les acclamait, on les portait en triomphe, des clameurs terribles de : « Vive la messe ! » s’élevaient.

 

À l’hôtel Béthisy et dans les environs, plus de mille huguenots s’étaient rassemblés et organisés, ne doutant pas qu’on voulût tuer l’amiral et décidés à le défendre en bataille rangée.

 

Cette multitude de gentilshommes exaspérés emplissait la cour de l’hôtel et, refluant par les portes grandes ouvertes, occupait toute la rue. Deux heures se passèrent ainsi au milieu des cris, des suppositions, des rumeurs que de longs silences soudains coupaient par intervalles.

 

Cependant, le calme se rétablit peu à peu, et les épées rentrèrent dans les fourreaux lorsque le bruit se fut répandu que le meurtrier de l’amiral était un vulgaire coquin, et non un stipendié du chanoine Villemur, comme on l’avait pensé. Le calme devint de l’apaisement lorsqu’on sut que les blessures n’étaient nullement mortelles.

 

Malgré ce calme et cet apaisement, un grand nombre de huguenots s’enquirent sur l’heure même des logements qui étaient à louer dans la rue de Béthisy, voulant être prêts jour et nuit à courir au secours de leur chef.

 

Vers deux heures, il y eut un remous dans cette foule qui continuait à stationner dans la rue.

 

Une litière venait d’apparaître au bout de la rue ; elle était précédée et suivie d’une demi-compagnie d’arquebusiers.

 

– Le roi ! le roi !…

 

Toutes les têtes se découvrirent.

 

Mais la douleur et l’indignation l’emportant sur le respect, on cria :

 

– Vengeance !

 

La litière, avant d’entrer dans l’hôtel, s’arrêta un moment. Et alors on put voir qu’elle contenait le roi, Catherine et le duc d’Anjou.

 

Charles IX, pâle, sombre, agité, se pencha vers le groupe de gentilshommes le plus rapproché de lui.

 

– Messieurs, dit-il, autant que vous je désire la vengeance ; plus que vous j’y suis engagé, car l’amiral est mon hôte ; tenez-vous donc en paix, le meurtrier sera saisi et livré à un châtiment mémorable.

 

Des cris frénétiques de : « Vive le roi ! » s’élevèrent alors ; les paroles de Charles IX transmises de bouche en bouche se répandirent et portèrent l’enthousiasme dans toute la rue.

 

Voici ce qui s’était passé :

 

Charles IX était au jeu de paume et dirigeait la partie contre le camp opposé, à la tête duquel se trouvait M. de Téligny, gendre de l’amiral, lorsque le baron de Pont était arrivé en courant, tout bouleversé, les larmes plein les yeux.

 

Oubliant toute étiquette, et sans attendre que le roi l’eût interrogé, le baron de Pont s’écria :

 

– Sire, on vient de tuer M. l’amiral !

 

Charles IX, qui s’apprêtait à envoyer la balle, demeura un instant immobile, comme frappé de stupeur.

 

Déjà, Téligny, Henri de Béarn, Condé et quelques autres huguenots qui avaient entendu, s’étaient précipités au dehors et avaient pris le chemin de la rue de Béthisy.

 

– Par la mordieu, dit enfin le roi, que nous dites-vous là, monsieur !

 

– La vérité, Sire ! La triste vérité !…

 

Et il raconta la scène du cloître Saint-Germain-l’Auxerrois.

 

Charles jeta furieusement sa raquette.

 

Puis il devint très pâle et se mit à rire nerveusement. Les courtisans qui l’entouraient demeurèrent glacés de crainte : car ces étranges éclats de rire étaient toujours chez le roi l’indice d’une prochaine crise de son mal ou d’une terrible colère.

 

Cette fois, il n’y eut pas d’accès ; mais la fureur du roi se déchaîna.

 

– C’en est trop ! cria-t-il. Il ne se passe pas de jour qu’on ne tue. Ah ! messieurs les Parisiens, vous ne voulez faire qu’à votre tête ? Et moi qui suis le roi, je n’en ferai qu’à la mienne ! Voilà qu’on me tue mes chefs d’armée à présent ! Morbleu ! j’en tirerai une vengeance telle que l’envie de manger du huguenot passera pour longtemps à ceux de la messe et de Guise !…

 

Il s’arrêta soudain, craignant d’en avoir trop dit, se rappelant tout à coup ce que sa mère lui avait dit.

 

Et il rentra précipitamment dans le Louvre en disant :

 

– Qu’on me fasse venir M. de Birague et M. le Grand prévôt.

 

Le Grand prévôt se trouvait au Louvre ; il se présenta aussitôt dans le cabinet du roi, tandis qu’on courait chercher le chancelier Birague.

 

– Monsieur, dit Charles IX au Grand prévôt, je vous donne trois jours pour trouver le meurtrier de mon digne père, l’amiral Coligny.

 

– Mais, Sire…

 

– Allez, monsieur, allez ! vociféra le roi. Trois jours, vous entendez ? Et si vous ne trouvez pas, je croirai que vous êtes complice et je ferai votre procès !

 

Le Grand prévôt se retira dans une inexprimable épouvante.

 

Le chancelier de Birague arriva au bout d’une heure, pendant laquelle Charles IX se promena fébrilement dans son cabinet.

 

– Monsieur, lui dit Charles IX, quelles peines avons-nous édictées contre les bourgeois porteurs d’armes ?

 

– L’amende d’abord, Sire, l’amende proportionnée à la richesse du coupable ; puis la prison.

 

– Eh bien, monsieur, je veux qu’aujourd’hui vous fassiez créer un nouvel édit que veuillez faire enregistrer.

 

Le roi se recueillit un instant.

 

Le chancelier, courbé, attendait. Le roi prononça alors :

 

– Tout porteur d’armes visibles, arquebuses, épées, dagues, pistolets arbalètes, hallebardes ou piques sera saisi sans autre procès et embastillé pour dix ans ; ses biens, s’il en a, confisqués. Tout porteur d’armes cachées sous le manteau sera conduit aux fourches patibulaires de sa juridiction et pendu, après douze heures pour tout délai, afin qu’il puisse faire pénitence et se réconcilier avec Dieu, s’il est en état de péché mortel.

 

– Sire, dit Birague, l’édit sera crié aujourd’hui. Mais Votre Majesté veut-elle me permettre une observation ?

 

– Faites, monsieur.

 

– L’édit concerne tous les Parisiens sans exception ?

 

– Oui, monsieur : hormis les gentilshommes.

 

– Très bien, Sire ; seulement, je ferai remarquer à Votre Majesté que depuis quelque temps, il n’est pas un Parisien qui se montre dans les rues sans armes.

 

– Voilà qui prouve combien nos commandements royaux sont respectés. Et c’est vous qui me dites cela tranquillement ! Par Notre-Dame ! Il faut que cela finisse !… Que voulez-vous dire ? Qu’il sera difficile d’arrêter tous les Parisiens armés ? On les arrêtera, s’il le faut ! …

 

Et Charles IX ajouta avec une sorte de mauvais sourire :

 

– D’ailleurs, rassurez-vous monsieur le chancelier, quelques exemples suffiront. Deux bonnes douzaines de pendus accrochés à nos fourches inspireront de salutaires réflexions. Allez, monsieur.

 

Birague s’inclina et sortit.

 

– Messieurs, continua le roi en s’adressant à ses courtisans, je veux qu’on fasse bon visage aux huguenots, et si l’on tire l’épée, que ce soit pour notre service et le bien du royaume, et non pour continuer des guerres intestines. Les huguenots sont maintenant de nos amis, je veux qu’on le sache !

 

Là-dessus, Charles IX fit un signe et la foule des courtisans s’empressa de sortir.

 

Le roi demeuré seul se jeta dans un fauteuil et se mit à songer :

 

« Par la mordieu, je voudrais que la peste étouffât le truand qui a tiré sur l’amiral !… Voilà la campagne retardée… Et pourtant, mon salut est dans cette guerre qui entraînera hors du royaume tous les huguenots à la suite de leur chef… Qu’ils s’en aillent guerroyer aux Pays-Bas, et voilà ma tranquillité assurée. Combien en reviendra-t-il ?… Coligny me trahit-il comme madame la reine le prétend ? C’est possible ! Mais la meilleure manière de me débarrasser de lui et de tous ses acolytes, n’était-ce pas de lui donner une armée pour l’envoyer loin du royaume ? Lui parti, Henri de Béarn tenu en laisse par Margot qui m’aime, je n’avais plus que Guise devant moi, et j’en eusse fait bon marché… Voilà ma politique, à moi. Elle vaut bien celle du pape, qui est celle de ma mère !… »

 

Il demeura rêveur pendant quelques minutes, puis ajouta amèrement :

 

– Oui, je n’aurais plus que Guise à combattre… Guise… et mon frère… le bien-aimé de ma mère !…

 

Charles IX demeura enfermé deux heures dans son cabinet, montrant par là la douleur que lui causait l’événement.

 

Puis ayant dîné en hâte, il fit savoir à Catherine sa mère et à son frère le duc d’Anjou qu’ils eussent à se préparer pour l’accompagner chez l’amiral.

 

Bientôt la litière se mit en route, escortée par une compagnie que commandait de Cosseins, le capitaine des gardes du roi. Pendant tout le trajet, le duc d’Anjou et Catherine affectèrent de parler continuellement d’un miracle qu’on avait constaté à Saint-Germain-l’Auxerrois :

 

Trois jours auparavant, le mardi, de grand matin, le sacristain étant entré dans l’église, avait vu le bénitier tout plein de sang, alors que la veille au soir il était rempli d’eau.

 

Nul n’avait pu pénétrer dans l’église pendant la nuit. Et d’ailleurs, qui donc aurait eu la sacrilège pensée de verser du sang humain dans l’eau bénite ? Il s’agissait donc bien d’un miracle. Et tout ce sang avait été pieusement recueilli dans des ampoules qu’on avait portées à Notre-Dame.

 

Ce miracle était la suite toute naturelle de celui qui avait éclaté au couvent où Dieu fut bouilli.

 

Là aussi la chaudière merveilleuse s’était montrée pleine de sang.

 

À ces signes répétés, il était impossible de ne pas connaître la volonté divine : Dieu voulait du sang !

 

– Voilà qui est clair, dit le duc d’Anjou.

 

Charles IX avait écouté tout cet entretien, sombre et silencieux, se demandant peut-être s’il n’était pas dans l’erreur, et si le temps n’était pas venu de donner satisfaction à Dieu.

 

Cependant, lorsque la litière arriva devant l’hôtel Coligny, le roi secouant la tête, parut se reprendre et, se penchant, prononça les paroles que nous avons signalées et qui furent accueillies par des cris frénétiques de : « Vive le roi ! »

 

Coligny était couché lorsque Charles IX, Henri d’Anjou et Catherine entrèrent dans sa chambre. La pâle figure du blessé rayonna de joie. Le roi courut à lui et l’embrassa en disant :

 

– J’espère que ce misérable se balancera bientôt au bout d’une corde. J’espère que votre précieuse vie n’est pas en danger.

 

– Sire, dit Ambroise Paré qui se trouvait près du lit, je réponds de la vie de M. l’amiral. Dans quinze jours, il sera sur pied…

 

– Sire, dit à son tour Coligny, la joie que me cause la marque d’intérêt qui m’est donnée par mon roi fera beaucoup pour ma guérison.

 

– Monsieur l’amiral, fit le duc d’Anjou, vous me voyez tout morfondu du mal qui vous arrive…

 

– Dieu nous conserve le chef illustre et le loyal serviteur en qui nous avons mis toute notre confiance ! dit Catherine qui essuyait ses larmes.

 

À ces mots, il y eut dans la chambre remplie de gentilshommes un grand murmure de satisfaction.

 

Malgré les recommandations d’Ambroise Paré, on cria :

 

– Vive le roi ! vive la reine ! et vive le duc d’Anjou !…

 

Enfin, la chambre du blessé se vida. Autour du lit demeurèrent seuls les trois augustes visiteurs, Henri de Navarre, Téligny[21] et sa femme Louise de Coligny.

 

La visite se prolongea une heure, au bout de laquelle le roi se retira en disant qu’il reviendrait le surlendemain dimanche. Les mêmes acclamations accueillirent Charles IX lorsqu’il apparut dans la cour.

 

– Monsieur de Cosseins ! appela-t-il à haute voix pour que tout le monde pût l’entendre.

 

– Sire ? fit le capitaine des gardes en s’approchant au moment où le roi prenait place dans sa litière avec sa mère et son frère.

 

– Combien d’hommes avez-vous avec vous ?

 

– Une compagnie, Sire !

 

– Bon ! cela vous suffit-il pour défendre cet hôtel en cas d’attaque ?

 

– Sire, avec ma compagnie, je tiendrais contre trois mille assaillants bien organisés.

 

– Bien ! vous demeurerez donc ici, je vous commets à la garde de cet hôtel, vous me répondez de la vie de l’amiral sur la vôtre…

 

– Mais Sire, qui vous escortera pour rentrer au Louvre ?

 

Charles IX d’un geste large désigna les huguenots qui remplissaient la cour.

 

– Ces dignes gentilshommes voudront bien pour une fois composer mon escorte, et jamais je n’en aurai eu de plus belle.

 

Il y eut alors une telle clameur de vivats, un tel enthousiasme qu’il sembla que l’hôtel allait crouler….

 

Charles IX était radieux. Catherine avait échangé un rapide regard avec le duc d’Anjou et, dissimulant la joie terrible qui la faisait palpiter, elle murmura :

 

– Voilà vraiment une inspiration divine !

 

– N’est-ce pas, ma mère ? s’écria Charles IX, n’est-ce pas qu’il est bien que le roi de France laisse ses gardes à l’amiral blessé ?

 

– C’est admirable, mon fils ! dit sincèrement Catherine.

 

En effet, l’hôtel Coligny se trouvait ainsi dégarni de huguenots et occupé par Cosseins qu’elle se flattait de faire obéir au premier signe.

 

Les gentilshommes huguenots s’organisèrent aussitôt pour faire escorte au roi. Ils tirèrent l’épée et se placèrent en rangs comme des soldats à la parade.

 

Ce fut ainsi, au milieu d’un millier de huguenots, parmi les acclamations, que le roi rentra au Louvre.

 

Le soir, il y eut un grand dîner pour célébrer l’heureuse issue de l’événement qui avait failli être mortel pour l’amiral. Le roi réellement joyeux annonça que la campagne projetée s’ouvrirait dès que Coligny pourrait partir, c’est-à-dire dans une quinzaine de jours. Il voulut jouer avec des cartes un jeu nouveau qu’on venait d’inventer, et perdit contre le Béarnais deux cents écus, en riant de tout son cœur.

 

Le roi de Navarre empocha les deux cents écus avec une grimace de satisfaction et dit à la jeune reine, sa femme :

 

– Si cela continue ainsi, ma mie, nous deviendrons riches, et cela me changera un peu.

 

Margot regarda autour d’elle avec inquiétude et murmura :

 

– Sire, prenez garde !

 

– À quoi ?… Charles est de bonne foi, j’en jurerais !

 

– Peut-être, mais regardez la reine… jamais je ne l’ai vue aussi souriante… Prenez garde, Sire !

 

Catherine de Médicis, en effet, paraissait toute à la joie.

 

À dix heures, elle se retira dans son appartement en disant à haute voix :

 

– Bonne nuit, messieurs de la Réforme ; je vais prier pour vous… À minuit, tout paraissait dormir dans le Louvre…

XXVI

LA NUIT TERRIBLE


Le roi était couché. Son valet de chambre l’avait déshabillé, l’avait couvert d’un immense peignoir dans lequel Charles s’enveloppait pour dormir, puis il l’avait aidé à se mettre au lit ; puis, éteignant les flambeaux et ne laissant qu’une veilleuse allumée, il s’était retiré sur la pointe des pieds.

 

Le roi était couché depuis une heure et ne dormait pas encore… Il méditait. Et chez cet être maladif, nerveux à l’excès, la méditation prenait tout naturellement sa forme la plus poétique et peut-être la plus féconde, c’est-à-dire la forme imaginative.

 

Ce n’étaient pas des raisonnements qui se présentaient à son esprit, mais des images.

 

Il revoyait la foule tumultueuse des huguenots, ces visages bouleversés de fureur, ces épées qui s’agitaient dans la rue de Béthisy, puis l’apaisement dès qu’il avait promis de venger l’amiral ; puis ce grand enthousiasme lorsqu’il avait laissé sa propre garde dans l’hôtel. Jamais Charles n’avait entendu des cris aussi vibrants et aussi nombreux de « Vive le roi ! ». Depuis quelques mois, il n’entendait guère crier que « Vive la messe ! » ou « Vive Guise ! ». Et l’ovation de la journée, ce triomphe qu’on lui avait décerné, lui inspirait autant de reconnaissance que de fierté.

 

Charles avait vingt ans : c’était un enfant. C’était un roi. Double raison pour excuser en lui l’égoïste vanité d’avoir entendu tant de cris qui se traduisaient par ce mot : « Vive moi !… »

 

Puis il revoyait Coligny tout pâle dans son lit, et il repoussait l’idée que cette physionomie sévère, mais loyale, pût être une figure de traître. Presque aussitôt, une image en appelant une autre, c’était sa mère qui passait sur l’écran de son imagination. Rassuré par l’image de Coligny, il frémissait devant celle de sa mère… Et il évitait de se demander pourquoi.

 

Guise lui apparaissait alors, éclatant d’orgueil, rayonnant de beauté, magnifique, souriant et vigoureux, autant que lui, pauvre petit roi, était chétif, triste et maladif… « Oui, certes, Guise serait un roi plus royal que moi !… » et une révolte le faisait se redresser, les poings serrés devant le tableau qu’il évoquait : Henri de Guise, dans la cathédrale de Reims, au milieu d’une foule délirante, sacré roi de France !…

 

Puis il s’apaisait en appelant à son aide le tableau de l’armée partant pour la guerre, la multitude des hommes d’armes défilant devant lui, Coligny, les huguenots, et Condé, Guise, tous, tous ceux qu’il redoutait de lui-même ou qu’on lui avait appris à redouter, tous, jusqu’à son frère d’Anjou, s’en allant aux pays lointains d’où, peut-être, ils ne reviendraient pas…

 

C’était sa grande trouvaille, cela. C’était sa politique.

 

Et alors, autour de lui, la paix, la tranquillité, l’amour de Marie Touchet.

 

Charles ferma les yeux et sourit doucement.

 

Maintenant, ce qui lui apparaissait, c’était ce coin paisible de Paris, la maison si calme de la rue des Barrés, et la jeune femme qui mettait ses bras autour de son cou, qui le regardait avec une si belle tendresse, et baisait doucement ses yeux en murmurant : Mon bon Charles…

 

Alors le sommeil le gagna.

 

C’était ainsi toutes les nuits ; les rêveries qui précèdent le sommeil chez tout homme qui s’endort, aboutissent fatalement au point central de ses inquiétudes du jour. Chez Charles, après des méandres, la rêverie aboutissait toujours à Marie Touchet, et c’est avec elle qu’il entrait dans les rêves du sommeil ainsi étroitement enchaîné aux rêveries de l’avant-sommeil…

 

Charles était donc dans cet état où la vie réelle se fond en une sorte de lente catastrophe de ses lignes pour former les lignes d’une vie imprécise, lorsqu’un grattement, à une porte, le ramena violemment à la conscience des choses qui l’entouraient.

 

Il se souleva sur un coude et écouta.

 

Il y avait trois portes à sa chambre : une grande qu’on ouvrait à deux battants pour laisser entrer les courtisans au moment de son lever, et deux petites. L’une de celles-ci donnait sur un cabinet particulier par où le roi pouvait passer dans sa salle à manger. L’autre donnait sur un long et étroit couloir dérobé dont deux personnes seules, au Louvre, pouvaient faire usage : sa mère et lui.

 

C’est à cette dernière porte qu’on venait de gratter.

 

Le même signal se fit entendre, plus fort et presque impérieux.

 

Charles sauta à bas de son lit, alla à la porte et demanda :

 

– Est-ce vous, madame ?

 

– Oui, sire : il faut que je vous parle sur l’heure.

 

Le roi ne s’était pas trompé : c’était bien Catherine de Médicis qui venait le réveiller. Il eut un geste d’ennui et regarda son lit. Mais aussitôt la pensée lui vint que quelque danger le menaçait sans doute. Son regard se troubla. Il s’habilla en hâte, plaça un poignard à sa ceinture, et ouvrit.

 

Catherine de Médicis entra, et sans autre explication :

 

– Mon fils, en ce moment, M. le chancelier de Birague, M. Gondi, le duc de Nevers, le maréchal de Tavannes et votre frère Henri d’Anjou sont réunis dans mon oratoire pour y prendre des décisions propres à vous sauver, à sauver l’État. Et ils attendent le roi pour lui soumettre le résultat de leur délibération.

 

Charles IX demeura un instant stupéfait.

 

– Madame, dit-il enfin, si je ne connaissais toute votre force d’âme et toute votre fermeté d’esprit, je me demanderais si une vision n’a pas troublé votre sang-froid et si vous êtes bien dans votre bon sens. Quoi, madame ! vous me venez éveiller une heure après minuit pour me dire que ces messieurs délibèrent ! De quel droit délibèrent-ils ? Qui les a convoqués ? Quel danger me menace et menace l’État ? Les Espagnols sont-ils en France, ayant eu vent du bon tour que je leur veux jouer aux Pays-Bas avec l’aide de mon féal ami l’amiral ? Ou bien la peste est-elle dans Paris ? Vraiment ? M. Gondi délibère ! Le fils du maître d’hôtel de mon père… le fils d’un faquin qui se veut à toute force mêler de ce qui ne le regarde pas. Qu’il se mêle de cuisine[22] ! Nevers délibère ! Une belle brute, qui a fait plus de mal au royaume avec sa bande de soudards, sous prétexte de nous aider, qu’une armée ennemie n’eut commis de dévastations ! M. de Birague délibère ! Un ambitieux qui ne rêve que carnage dans l’espoir de pêcher dans le sang quelque nouveau titre. Tavannes délibère ! Un soldat violent qui me jette parfois d’étranges regards et que je soupçonne de… mais je n’en dis pas plus… Je ne dis rien de mon frère : c’est peut-être que j’en pense trop long sur lui, madame !… Donc, ces messieurs délibèrent ? Eh bien, qu’ils délibèrent donc et me laissent dormir en paix !… Bonsoir, madame !

 

Et Charles IX, tournant le dos à sa mère, commença à défaire les aiguillettes de son pourpoint noir.

 

– Charles, dit froidement Catherine, ne vous déshabillez pas. Ou bien, ce sera peut-être pour la dernière fois.

 

Le roi se retourna vivement vers elle. Ses yeux avaient pris cette expression de terreur, ses joues cette pâleur plombée qu’il avait au moment de ses crises. Catherine comprit qu’elle tenait son fils : l’épouvante, comme toujours dans leurs discussions, le lui livrait.

 

– Que se passe-t-il donc ? balbutia Charles IX.

 

– Il se passe que vous avez heureusement des amis qui veillent sur vous. Il se passe que sous quarante-huit heures au plus tard, le Louvre doit être envahi, le roi massacré, moi exilée. Il se passe que les vaillants serviteurs que je viens de vous nommer sont venus m’avertir, et qu’à mon tour je vous avertis. Maintenant, sire, recouchez-vous, si vous voulez : je vais prévenir ces amis dévoués que leur délibération est inutile et que le roi veut dormir en paix…

 

– Le Louvre envahi ! Le roi massacré ! répétait Charles en passant ses mains sur son front jaune. Je rêve. C’est de la folie…

 

Catherine le saisit par un bras qu’elle serra nerveusement.

 

– Charles, dit-elle d’une voix sombre, ce qui est un rêve, c’est que vous vous défiez de votre mère, de votre frère, de ceux qui vous aiment et dont l’intérêt même, à défaut de leur affection, vous garantit le dévouement. Ce qui est de la folie, c’est de vous livrer pieds et poings liés à ces maudits hérétiques qui ont horreur de notre religion, qui ont juré de faire triompher leurs détestables doctrines et qui, pour en arriver à leurs fins, sont obligés de commencer par tuer le fils aîné de l’Église… Qu’avez-vous fait, Charles ? Vous avez comblé ces gens-là des marques de votre affection, au point que la chrétienté catholique du royaume est réduite au désespoir, au point que trois mille seigneurs catholiques. Guise en tête, ont pris la résolution de sauver la France et l’Église malgré vous !… Vous voilà donc pris entre ces deux forces également redoutables : les huguenots, remplis d’orgueil, audacieux, ne connaissant plus de frein et résolus à nous imposer la réforme ; les catholiques, désespérés, furieux, acculés à la révolte suprême. L’instant est grave, sire ! Si grave que je me demande si, sur le point de tout perdre, honneur et couronne, nous ne ferions pas bien de sauver tout au moins notre vie en prenant la fuite ! Votre attitude d’aujourd’hui a mis le feu aux poudres. En jurant publiquement, en pleine rue, de venger un malheureux coup d’arquebuse qui a effleuré le cher amiral, vous avez soulevé le peuple entier, que deux miracles successifs ont averti des volontés divines. Le prévôt Le Charron m’est venu dire qu’il n’est plus maître des capitaines de quartier, et que partout la foule s’assemble autour des églises. En faisant crier l’édit qui désarme les bourgeois, vous avez accrédité le bruit que vous voulez faire massacrer les Parisiens par les huguenots. En vous faisant escorter par les hérétiques, vous avez signifié aux gentilshommes catholiques qu’ils ne vous étaient plus rien, et que, sous peu, il leur faudrait céder le pas aux huguenots. Voilà ce que vous avez fait, sire ! Oh ! je sais bien, moi, que vous voulez seulement la paix, et que vous avez entrepris de vous débarrasser des huguenots en les envoyant aux Pays-Bas, et que vous demeurez le roi catholique, le fils bien-aimé de Rome ! Mais qui voudra croire une mère dont l’affection est trop connue, et qui est par conséquent suspecte de partialité ! Je vous le dis, Charles : c’est à peine s’il nous reste quelques heures pour prendre une résolution suprême ! Ô mon Dieu ! ajouta-t-elle tout à coup en levant les bras, éclairez le roi, et dites-lui, vous, puisqu’il se méfie de sa mère, dites-lui que l’heure est venue de mourir ou de tuer !

 

– Tuer ! gronda Charles. Toujours tuer !… Qui faut-il tuer, voyons !…

 

– Coligny !

 

– Jamais !

 

Charles se redressa, livide, hagard. Les paroles de sa mère lui donnaient le vertige. Une exhorbitante terreur s’était emparée de lui. Il jetait autour de lui des regards de fou, et sa main s’incrustait au manche de son poignard. Mais la pensée de ce procès terrible qu’il faudrait faire à l’amiral (car dans son esprit, c’était de cela qu’il s’agissait) l’idée de faire condamner à mort cet homme qui était son hôte, qu’il avait attiré à Paris, qu’il avait fini par aimer, cela lui causait une insurmontable horreur.

 

Il est vrai qu’il avait quelque temps cru sa mère ; il avait admis que l’amiral conspirait contre lui.

 

Mais les preuves de l’innocence du vieux chef s’étaient accumulées si nombreuses, si évidentes dans son esprit qu’il avait dû se rendre à cette évidence.

 

– Vous m’aviez dit, continua-t-il, que j’aurais les preuves de la trahison de Coligny et des huguenots. Où sont-elles, ces preuves ?

 

Vous voulez des preuves ! fit rapidement Catherine. Vous en aurez !

 

– Et quand cela ?

 

– Demain matin : pas plus tard. Écoutez. Je suis parvenue à faire saisir deux aventuriers qui ont surpris bien des secrets et qui en savent long à la fois sur Guise, sur Montmorency et sur Coligny. L’un d’eux est ce jeune homme, le chevalier de Pardaillan, qui vint au Louvre en compagnie du maréchal et qui eut une si étrange attitude. L’autre est son père. Je tiens ces deux hommes. Demain matin, ils vont être interrogés au Temple où ils sont prisonniers. Je vous apporterai le procès-verbal de l’interrogatoire et vous verrez que Coligny n’est venu à Paris que pour vous frapper !

 

La reine parlait avec une telle force de conviction que Charles, déjà terrorisé, se sentit cette fois convaincu.

 

Toutefois, il ne voulut pas avoir l’air de céder et dit avec une fermeté apparente qui était bien loin de son esprit :

 

– C’est bien, madame, demain, je veux lire moi-même l’interrogatoire de ces Pardaillan.

 

– Ce n’est pas tout, mon fils ! reprit Catherine avec plus d’énergie encore. Je vous ai dit que Tavannes se trouve dans mon oratoire, et vous m’avez dit, vous, que vous vous défiez du maréchal… Eh bien, moi aussi, je m’en défie ! Seulement, je ne me contente pas de supposer, moi. Je vais droit au but et je cherche à savoir la vérité : je la sais !

 

– Il y a donc une vérité sur Tavannes ! s’écria Charles qui, cette fois, reçut un tel coup au cœur qu’il se laissa tomber dans un fauteuil.

 

– Une terrible vérité : savez-vous pourquoi le maréchal de Tavannes est au Louvre ? C’est Henri de Guise qui l’a envoyé !… Ainsi cet homme qui commande aux trois quarts de la garnison de Paris, qui, d’un geste, peut faire marcher quatre mille soldats sur le Louvre, cet homme appartient à Guise ! Et que vient-il faire en notre conseil ? S’assurer que vous êtes vraiment le roi, que vous allez prendre les mesures propres à sauver votre trône, votre vie et l’Église !… Faute de quoi, c’est Guise qui les prendra ces mesures. Mais lui ne sauvera que l’Église… Quant à votre trône et à votre vie, vous devrez lui demander merci. Ah ! Charles… mon fils… mon roi !… du courage, par le sang du Christ ! Voyez les huguenots qui s’apprêtent à une suprême entreprise ! Voyez Guise, qui attend de vous un moment de défaillance pour se faire élire capitaine général et marcher sur vous… sur le roi ami des hérétiques !…

 

– Par l’enfer ! gronda Charles en se relevant. Ah ! pour ceux-là, pas d’hésitation ! Je n’ai que trop bien compris leur trahison. Je veux que sur l’heure même, on arrête Guise en son hôtel ! Je veux qu’on arrête Tavannes dans votre oratoire… Holà !…

 

– Sire ! Sire ! cria Catherine en s’élançant et en plaçant sa main sur la bouche du roi pour l’empêcher d’appeler.

 

– Eh ! madame ! êtes-vous donc aussi avec eux ! dit Charles en se débarrassant de l’étreinte.

 

– Charles, qu’allez-vous faire ? Où sont vos gardes pour arrêter Guise ? Sachez que Paris tout entier se lèvera pour le défendre. Ce n’est pas seulement du courage et de l’énergie qu’il faut ici, c’est de la prudence ! Laissez Guise s’endormir dans sa sécurité, et nous le rattraperons bien tôt ou tard. L’essentiel est qu’il ne puisse rien faire cette nuit ni demain ; et pour cela, il faut qu’il sache par Tavannes que vous êtes décidé à sauver l’Église !… Venez, Charles, venez mon fils… allons jouer ensemble la partie suprême qui doit raffermir sur votre tête cette couronne chancelante que tant de regards curieux voient prête à tomber !

 

Catherine paraissait transfigurée par l’enthousiasme.

 

Jamais le roi ne l’avait vue si forte, si vaillante, avec un visage enflammé, des yeux où roulaient des pensées tragiques.

 

Elle fut belle, en cette minute, de cette beauté fatale et sombre des génies du mal, lorsqu’ils sont sur le point de se déchaîner sur le monde.

 

Et lui, chétif, malingre, suant l’épouvante et la fièvre, il se sentit près d’elle comme un petit enfant.

 

Elle l’avait pris par la main et l’entraînait avec une irrésistible vigueur.

 

La reine atteignit son oratoire, ouvrit brusquement la porte et s’effaça devant Charles IX, qui entra le premier.

 

– Le roi ! dit Tavannes.

 

Les autres se levèrent, s’inclinèrent, demeurèrent courbés.

 

Charles IX avait repris assez d’empire sur lui-même pour paraître calme.

 

Il couvrit son visage de cette dignité empruntée qui sert aux grands pour cacher leurs pensées.

 

– Messieurs, dit-il, je vous remercie de vous être rendus à mon appel…

 

Ce trait d’audace était presque un trait de génie, et Catherine regarda son fils avec étonnement.

 

– Asseyez-vous, messieurs, continua Charles, et délibérons sur les affaires présentes. Parlez le premier, monsieur le chancelier.

 

– Sire, dit Birague, j’ai fait crier aujourd’hui l’édit qui défend aux Parisiens de sortir armés dans les rues. Or, à mesure que cet édit se criait, les rues de Paris se sont remplies de gens en armes. Les capitaines de quartier ont rassemblé leurs hommes, et à l’heure qu’il est, il y a dans chaque maison des soldats prêts à occuper les carrefours. J’estime, sire, qu’il nous est impossible de résister à une pareille force. Les circonstances sont telles que Votre Majesté me pardonnera de parler sans ambages : si M. de Coligny est encore vivant d’ici vingt-quatre heures, il ne restera plus pierre sur pierre dans Paris.

 

– Votre avis est donc que nous devons arrêter M. l’amiral et instruire son procès ?

 

– Mon avis, sire, est qu’on doit exécuter M. de Coligny séance tenante et sans autre forme de procès.

 

Le roi ne montra aucune surprise.

 

Seulement, il devint un peu plus pâle, et ses yeux parurent encore plus vitreux que d’habitude.

 

– Et vous, monsieur de Nevers ?

 

– Moi, dit le duc de Nevers, j’ai vu ce soir des bandes de huguenots qui, hautement, accusaient Votre Majesté de jouer double jeu. J’ai vu ces mêmes huguenots tout pâles et déconfits au moment où ils ont su que l’amiral avait été tué ; ils se préparaient tous à prendre la fuite. Puis, lorsqu’ils ont connu la vérité, plus insolents que jamais, ils ont décidé qu’il fallait exterminer les catholiques, de crainte d’être exterminés par eux ; qu’on tue Coligny, et tout danger est conjuré. Mais si Coligny est vivant demain soir ou dimanche matin, je pense comme M. le chancelier que nous sommes tous perdus.

 

Tavannes, interrogé, fit une réponse pareille.

 

Le duc d’Anjou assura que le maréchal de Montmorency à la tête des politiques allait se réunir aux huguenots pour accabler le roi et Paris.

 

Gondi, dans un beau mouvement de colère, dit qu’il était prêt à étrangler l’amiral de ses propres mains.

 

Catherine ne disait rien.

 

Elle écoutait et souriait.

 

Seulement, quand tous eurent parlé, quand elle vit Charles IX si pâle qu’on eût dit un spectre, ses lèvres blanches agitées d’un tremblement convulsif, elle se tourna vers lui et prononça :

 

– Sire, nous ici présents, et toute la chrétienté comme nous, attendons le mot qui doit nous sauver.

 

– Vous voulez donc que l’amiral meure ? bégaya Charles.

 

– Qu’il meure ! dirent-ils tous d’une voix.

 

Le roi se leva de son siège et se mit à marcher à pas précipités dans l’oratoire, essuyant à grands revers de mains l’abondante sueur qui coulait sur son visage.

 

Catherine le suivait des yeux dans ses évolutions. Sa main, cette main de femme encore fine et belle, s’était crispée au manche de la dague qu’elle portait toujours à sa ceinture. Une double flamme d’un feu sombre jaillissait de ses prunelles grises ; ses sourcils s’étaient contractés ; toute sa personne se raidissait dans une tension de volonté portée au paroxysme. Qui peut savoir quelles pensées roulaient dans cette tête à ce moment ? Qui sait si elle ne rêva pas le meurtre de ce fils indigne d’elle ?…

 

Charles IX allait et venait, murmurant des mots sans suite.

 

La reine le vit s’arrêter au pied du grand christ d’argent massif sur sa croix d’ébène. Il leva des yeux hagards. Christ et le roi de France parurent se regarder. Catherine fit trois pas rapides et, levant ses deux bras vers la croix, d’une voix rauque, rocailleuse, empreinte d’une étrange exaltation, elle cria :

 

– Maudis-moi, Seigneur, maudis-moi d’avoir porté dans mes flancs un fils qui méprise ta loi, résiste à tes ordres, et sous ton divin regard, songe à jeter bas ton temple !…

 

Charles, les cheveux hérissés, recula et gronda :

 

– Vous blasphémez, madame !…

 

– Maudis-moi, Seigneur ! continua Catherine fanatisée par l’excès de l’effort, maudis-moi de ne pas trouver les paroles qui doivent convaincre le roi de France ! Puissé-je être dévorée par les chiens avant de voir l’affreux spectacle de l’hérésie triomphante grâce à la faiblesse de mon fils !…

 

– Assez ! Assez, madame !… Que voulez-vous ?…

 

La mort de l’Antéchrist.

 

– La mort de Coligny ! murmura Charles.

 

– Ah ! cria Catherine d’une voix éclatante, vous voyez bien que vous le nommez !… Oui, sire, vous le savez comme nous tous, l’Antéchrist, c’est l’hypocrite qui nous a tué plus de six mille braves en tant de batailles, qui nous fait une guerre acharnée, qui, dans Paris même, exalte l’orgueil de ses démons et fomente la destruction de la sainte Église !

 

– C’est mon hôte, madame !… Messieurs, songez-y… c’est mon hôte !… C’est le déshonneur pour moi si je le tue !

 

– C’est l’enfer qui nous attend tous s’il vit ! rugit Catherine.

 

– Moi, je retourne en Italie, dit Gondi. Le salut de mon âme avant tout !

 

– Sire, fit le chancelier de Birague, daigne Votre Majesté me permettre de me retirer sur mes terres…

 

– Par le tonnerre du ciel ! vociféra Tavannes, comme s’il n’y eut plus eu de respect possible, je vais offrir mon épée au duc d’Albe !

 

– Partez ! gronda Catherine. Partez donc tous ! que l’exode des fils de France commence donc ! Malheur ! malheur sur nous !… Charles, ta mère demeurera seule avec toi, et mourra sous tes yeux, te couvrant de son corps avant que les hérétiques ne te frappent !…

 

Et se rapprochant de lui, elle lui glissa dans l’oreille :

 

– Avant qu’Henri de Guise ne soit proclamé roi de France pour avoir arraché le royaume aux huguenots !…

 

– Vous le voulez ! haleta Charles IX, vous le voulez tous !… Eh bien, tuez-le ! Tuez l’amiral ! Tuez mon hôte ! Tuez celui que j’appelle mon père ! Mais, par l’enfer, tuez aussi tous les huguenots de France afin qu’il n’en reste pas un pour me reprocher ma félonie ! Tuez ! Tuez tout ! Tuez !… Ah !…

 

Son visage se convulsa.

 

Et ce rire funèbre, fantastique et terrible, qui parfois éclatait sur ses lèvres, le secoua de frissons convulsifs.

 

– Enfin, avait hurlé Catherine avec un accent de joie furieuse.

 

– Enfin ! répéta le maréchal de Tavannes avec une sorte de contrariété.

 

D’un geste, Catherine les entraîna tous dans son cabinet proche de l’oratoire, tandis que le roi tombait sur un fauteuil, luttant désespérément contre la crise qui se déchaînait.

 

– Monsieur le maréchal, dit alors Catherine, en regardant Tavannes en face, je vous charge d’avertir M. de Guise que le roi est décidé à sauver l’Église et le royaume. Nous comptons sur lui…

 

Tavannes s’inclina.

 

– Allez messieurs, reprit la reine, voici trois heures qui sonnent ; soyez ici demain matin à huit heures ; amenez-moi, M. de Guise, M. d’Aumale et M. de Montpensier, et M. de Damville ; n’oubliez pas le prévôt Le Charron. Que dès huit heures, nous soyons tous assemblés ici… nous n’aurons pas trop d’une journée pour préparer la suprême bataille qui doit sauver la religion. Allez, messieurs, que Dieu vous assiste !…

 

– Dieu protège la reine ! firent-ils en se retirant.

 

Le duc d’Anjou demeura seul avec sa mère.

 

Catherine lui prit les deux mains, le regarda longuement avec une profonde tendresse, et d’une voix très douce murmura :

 

– Tu seras roi, mon fils ! Va te reposer…

 

– Ma foi, dit le futur Henri III en bâillant, j’en ai grand besoin, madame.

 

Et il se retira sans répondre au baiser de sa mère, dont les bras retombèrent lentement, et dont les yeux s’embuèrent d’humidité.

 

Cette indifférence du fils préféré, adoré… c’était le tourment, la plaie secrète de ce cœur de granit… c’était peut-être le châtiment.

 

Après quelques minutes de rêverie, Catherine alla ouvrir une porte.

 

Ruggieri parut. Il avait, depuis trois jours, vieilli de dix ans. Ses épaules se voûtaient. Ses tempes avaient grisonné.

 

– Il est temps, dit la reine. Préviens Crucé, Kervier, Pezou…

 

– Oui, madame, dit Ruggieri d’une voix blanche.

 

– C’est pour la nuit prochaine. Charge-toi du signal. À trois heures après minuit. L’heure est bonne. C’est le moment du profond sommeil. Tu placeras quelqu’un aux cloches de Saint-Germain-l’Auxerrois…

 

Ruggieri tressaillit et eut un geste d’horreur.

 

– Es-tu fou ? gronda Catherine en haussant les épaules.

 

– J’irai moi-même, murmura sourdement Ruggieri, le glas de mon fils n’a pas été sonné… Je le sonnerai !…

 

– Son fils ! songea la reine. Mon fils !…

 

Elle eut un geste violent et rude pour écarter d’importunes pensées et reprit :

 

– À propos, qu’as-tu fait de Laura ?

 

– Morte, dit Ruggieri.

 

– Et Panigarola ?

 

– Je ne sais pas.

 

– Il faudra savoir. Cet homme peut être dangereux… s’il survit à son amante… Va maintenant, j’ai à travailler…

 

Ruggieri disparut silencieusement, pâle comme un fantôme.

 

La reine se mit à table. Bien qu’il fût plus de trois heures, elle n’avait nullement sommeil. Elle saisit sa plume et fébrilement commença à écrire…

 

Mais bientôt, elle s’arrêta… la plume tomba de ses mains…son front s’inclina et, d’une voix sourde, à peine perceptible, dans un long et terrible soupir qui gonfla son sein, elle murmura :

 

– C’était mon fils !

 

*******

 

Cependant, Charles IX, la tête en feu, le corps grelottant de fièvre s’était traîné hors de l’oratoire, le long du couloir réservé, et avait regagné sa chambre à coucher.

 

Il se jeta tout habillé en travers de son lit, mais n ‘y demeura que quelques minutes.

 

Il allait et venait d’un pas tremblant, et parfois soulevait les rideaux de sa fenêtre pour voir si le jour ne paraîtrait pas. Ses deux lévriers favoris, Nysus et Euryalus, le suivaient d’un air inquiet dans ses évolutions.

 

– Que faire pour ne pas penser à cela ? murmurait-il en claquant des dents.

 

Il alluma tout ce qu’il y avait de flambeaux dans la chambre, et allant à un petit meuble vitré, en tira un manuscrit.

 

– Si je travaillais un peu à mon livre ?…

 

Le manuscrit était tout entier dans la main du roi. Il portait ce titre : La Chasse royale[23]. Le roi le feuilleta machinalement de ses mains qu’agitaient des tremblements, et arriva jusqu’aux dernières lignes, jusqu’à la dernière phrase. Elle commençait par ces mots :

 

– Lorsque l’animal est hallali…

 

– Hallali ! gronda le roi. Oh ! l’infernal et sinistre hallali qui se prépare !…

 

Il rejeta furieusement le manuscrit au fond du petit meuble. Un gémissement se fit entendre.

 

– Qui est là ? hurla Charles en se retournant livide.

 

C’était Nysus, l’un de ses deux chiens, qui sollicitait une caresse. Ils étaient là tous les deux, le museau pointu en l’air, le regardant et l’interrogeant.

 

– Ah ! fit Charles avec un soupir, c’est vous ?… Que voulez-vous ?… Êtes-vous chiens de chasse ?… Est-ce la curée que vous réclamez ?… Arrière, arrière ! C’est trop de sang !…

 

Les deux lévriers effarés se reculèrent en jetant une plainte.

 

Charles vacilla sur ses jambes, ses mains s’étendirent pour chercher un appui, il tomba. Ses ongles s’incrustèrent sur le tapis ; ses yeux se convulsèrent jusqu’à paraître entièrement blancs ; sa bouche écuma… ses lèvres crispées laissèrent échapper de confuses paroles qui voulaient être des cris et qui ne formaient qu’un murmure à peine perceptible :

 

– À moi !… Voici Guise qui m’assassine ! Au meurtre !… Qui vient derrière lui ?… Coligny ! Les huguenots !… À mort ! Tuez, tuez !… Mettez-moi ce Pardaillan au chevalet… Réponds ! Que sais-tu ?… Guise et Coligny me veulent meurtrir, dis ?… Les voici !… À moi !… Cosseins !… Arrêtez ma mère ! Ah ! je meurs !…

 

Il demeura pantelant pendant dix minutes.

 

Puis se redressant sur ses mains :

 

– Que de sang !… Seigneur ! Seigneur !… Voilà que je sue du sang, à présent !… Maître Ambroise, sauvez-moi !… Horreur ! c’est du sang ! une mer de sang ! J’étouffe ! à moi ! Oh ! ils me laisseront noyer dans le sang !… Cela monte… cela clapote… il y en partout… Fuyons, Marie fuyons… Là… plus haut, dans les tours de Notre-Dame !… fuyons, Marie… le sang monte toujours… Plus haut… jusque sur la tour Oh ! les cloches ! Miséricorde ! Le sang monte… Paris ! où est Paris ?… Plus de Paris… tout est submergé dans le sang !…

 

Pendant une heure, le roi se débattit contre la crise, dans l’effroyable cauchemar de sa vision.

 

Puis, il n’eut plus qu’un souffle court et rauque, puis il tomba d’un morne et profond sommeil…

 

Quand il se réveilla, il faisait jour.

 

Une fatigue énorme le clouait sur le coin de tapis ou il était tombé. Il vit ses deux chiens couchés près de lui et lui léchant les mains. Il les caressa lentement et, au bout de quelques minutes, parvint à se relever…

 

Ses bras se levèrent et, de toute sa foi maladive, de toute sa croyance nerveuse, il balbutia :

 

– Seigneur ! mon doux Seigneur Jésus !… Ce n’était qu’un rêve !…

 

XXVII

LA CHAMBRE DE TORTURE


Pendant que se déroulaient au Louvre les tragiques incidents de ce formidable et suprême conciliabule que nous avons essayé d’esquisser, les deux Pardaillan, dans leur prison du Temple, sur leur botte de paille, dormaient côte à côte, et de tout leur sommeil intrépide, leur dernière nuit de condamnés.

 

Car c’est ce matin-là, samedi 23 août, qu’ils devaient tous les deux subir la question ordinaire et extraordinaire.

 

Et cela équivalait à une condamnation à mort.

 

Quelle mort !… Les os broyés, les chairs arrachées par des tenailles chauffées à blanc, les jambes serrées dans l’étau mortel au point que les veines éclatent et que le sang jaillisse et gicle !…

 

Voilà ce qui attendait les deux aventuriers. La chose devait se faire à dix heures du matin.

 

Ils dormaient.

 

Depuis six jours que le chevalier, ayant été pris devant le couvent où Dieu fut bouilli, avait rejoint son père dans ce cachot, les deux prisonniers n’avaient eu aucune nouvelle du dehors. Montluc n’était pas venu les voir. Peut-être l’ivrogne les avait-il oubliés. Ils ne voyaient même pas le geôlier, car on leur passait à boire et à manger par une sorte de chatière ménagée au bas de la porte. Le seul bruit qui leur parvînt, c’était le pas monotone et sonore d’une sentinelle sur les dalles du couloir, ou bien la crosse d’un mousquet qu’on reposait lourdement.

 

Les trois premiers jours, et quoi que son père lui en eût dit, le chevalier avait activement cherché un moyen d’évasion.

 

Il avait sondé les murs : leur épaisseur – peut-être cinq ou six pieds – défiait toute tentative ; il eût fallu un an pour arriver à les percer sans le secours des instruments nécessaires – et pour aboutir où ? Sans doute dans quelque cachot voisin.

 

Quant à la lucarne par où filtrait une lumière avare de ses rayons, il n’y avait même pas moyen d’atteindre les barreaux.

 

La porte était en chêne massif, bardée de fer, hérissée de clous énormes.

 

L’emploi de la force étant inutile, le chevalier songea à la ruse. Un soir, il se mit à plat ventre, la tête contre la chatière, appela la sentinelle et lui offrit cinq cents écus d’or s’il voulait l’aider à sortir, ne doutant pas que le duc de Montmorency ne payât la dette. La sentinelle répondit que M. de Montluc, le gouverneur, avait une telle défiance qu’il gardait chez lui les clés des cachots où se trouvaient les prisonniers les plus importants ; que, même eût-il ces clés, lui soldat, n’ouvrirait pas pour tout l’or du royaume, vu qu’il tenait à sa tête plus encore qu’à la richesse ; et enfin, que si le prisonnier lui adressait encore la parole pour quelque motif que ce fût, il se verrait dans l’obligation de faire prévenir le gouverneur, qui ne manquerait pas de faire descendre le tentateur au fond de quelque oubliette des sous-sols. Là-dessus, la sentinelle avait repris sa promenade monotone.

 

– Tu vois ? dit le vieux Pardaillan. Tout ce que tu gagnerais à de nouvelles tentatives, ce serait de nous faire séparer ; or, puisque nous n’avons plus que deux ou trois jours à vivre, tâchons de les vivre ensemble. Ah ! si tu m’avais écouté, chevalier ! Si tu avais suivi mes conseils ! Les hommes sont méchants, les femmes perverses. Je t’avais dit de te méfier ! Pourquoi diable as-tu voulu déranger le bon ordre établi depuis le commencement des siècles ? Un honnête homme, vois-tu, c’est un redoutable animal, et quand, par hasard, il s’en présente un dans ce vaste troupeau de loups qu’est l’humanité, les autres hommes n’ont de paix et de tranquillité que lorsqu’ils l’ont accablé par la force ou par la calomnie, ou enfin, par l’un des mille moyens de tuer que le génie inventif des sociétés a pris soin de créer et de perfectionner. Or ça, qu’as-tu à soupirer ? Regretterais-tu de mourir ?

 

– Ma foi oui, monsieur, répondit le chevalier dans la simplicité de son âme. J’aime la vie, je l’avoue. Et puis, il me semblait que j’avais un rôle à jouer et que j’en ai esquissé les premiers gestes à peine. J’eusse voulu faire revivre la vieille chevalerie du temps de Charlemagne. J’eusse voulu être un de ces hommes simples et dignes qui, la lance au poing, le cœur ferme et l’esprit libre, s’en allaient par le monde afin de terroriser les méchants et de réconforter les faibles. Car il y a plus de douleur que de méchanceté parmi les hommes. Le grand troupeau ne rêve que paix et bonheur. Il y a des loups, c’est vrai. Rois, princes, ils sont quelques-uns qui font peser sur le monde le terrible poids de leur ambition ; il eût suffi peut-être de susciter quelques bons chevaliers contre ces dévorants. J’eusse voulu être l’un de ceux-là, mon père.

 

C’est en devisant de ces choses que les deux Pardaillan – évitant avec soin de parler de Loïse, l’un pour ne pas éveiller une suprême douleur chez son fils, l’autre pour ne pas pleurer – c’est ainsi qu’ils atteignirent la nuit du vendredi, la dernière nuit.

 

Comme tous les soirs, ils s’endormirent paisiblement.

 

Comme tous les matins, le vieux Pardaillan se réveilla le premier, vers six heures. Un mince filet de jour se jouait sur le visage du chevalier ; il souriait, rêvant sans doute de Loïse.

 

Le routier le contempla avec une inexprimable expression de tendresse et de douleur. L’heure terrible était arrivée. Un léger mouvement qu’il fit, réveilla le jeune homme. Il ouvrit les yeux et vit son père penché sur lui.

 

Alors, chacun d’eux frémit jusqu’au plus profond de l’être, et chacun d’eux s’efforça de garder un visage serein.

 

Ils ne se dirent rien. Que se fussent-ils dit à ce moment suprême ? Le chevalier avait pris une main du vieux routier dans la sienne, et se regardant de leurs yeux intrépides, se souriant parfois comme pour répondre à de lointaines pensées, ils attendirent ainsi.

 

Enfin, après des heures qui leur parurent des minutes, ils entendirent dans le couloir un bruit de pas nombreux.

 

À l’instant, ils furent sur pied tous les deux.

 

Ils s’étreignirent silencieusement, d’une longue étreinte d’adieu.

 

Toute parole eût été impossible à ce moment. Chacun d’eux n’avait plus qu’une idée : ne pas faire souffrir l’autre par le spectacle de sa propre douleur, ne pas aggraver son agonie…

 

Au premier mot, ils eussent éclaté en sanglots…

 

La porte s’ouvrit. Montluc parut. Il avait une escorte de vingt arquebusiers.

 

Les deux prisonniers se tenaient par la main, d’une si étroite étreinte qu’il eût été difficile de les séparer.

 

Montluc fit un signe : les gardes entourèrent les deux Pardaillan, qui eurent un dernier éclair de joie sombre en voyant que jusqu’au bout, ils seraient ensemble.

 

On se mit en marche. Le chevalier constata qu’au bout du couloir, il y avait d’autres gardes qui attendaient ; toute la garnison du Temple – soixante soldats – était sur pied.

 

On descendit un escalier de pierre. On s’enfonça dans les entrailles de la vieille prison.

 

Enfin, on pénétra dans une vaste pièce dallée.

 

C’était la chambre de torture.

 

Le bourreau-juré était là. Près de lui se trouvait un homme qu’à la lueur des torches le chevalier reconnut aussitôt : c’était Maurevert. Le chevalier tourna la tête vers son père et sourit. Maurevert était livide et tremblant de haine impatiente.

 

Trente arquebusiers se rangèrent autour de la salle aux voûtes surbaissées. De six en six hommes, il y avait une torche. Les Pardaillan virent tout cela d’un coup d’œil. Ils virent le chevalet de torture, avec ses ais, ses cordes, les cordes de bois et le maillet posés sur une dalle ; ils virent un brasier où chauffaient des fers, des tenailles. Ils virent le bourreau qui donnait des instructions à deux hommes : ses aides ; ils virent Montluc qui causait avec Maurevert… ce fut, dans une seconde, une atroce vision de cauchemar.

 

– Par lequel commençons-nous ? demanda Montluc.

 

– Monsieur… fit le chevalier en avançant d’un pas.

 

Aussitôt dix mains rudes s’abattirent sur lui comme si on eût craint quelque tentative désespérée.

 

– Que voulez-vous ? grommela Montluc.

 

– Une grâce, dit le chevalier en affermissant sa voix d’un effort terrible.

 

– Parlez…

 

– Faites que je sois questionné le premier.

 

– Morbleu ! cria le vieux Pardaillan, ce que tu demandes là est injuste. Honneur à la vieillesse, que diable !

 

– Moi, ça m’est égal, dit Montluc qui interrogea Maurevert du regard.

 

Maurevert chercha les yeux du chevalier ; mais le jeune homme avait tourné vers son père un suprême regard d’adieu.

 

– Le vieux d’abord ! gronda Maurevert avec un accent de haine implacable.

 

Il avait deviné tout ce que le chevalier allait souffrir en voyant torturer son père. En même temps, il recula vivement vers une porte qui donnait sur une porte de cabinet où divers ustensiles étaient rangés. Là, dans l’ombre, une femme vêtue de noir, le visage couvert d’un long voile, attendait, semblable au génie familier de cet enfer.

 

Elle fit un signe à Maurevert, qui cria :

 

– Allons, bourreau, commence ton office.

 

– Nous disons le plus vieux d’abord ? demanda le bourreau d’une voix indifférente.

 

– Oui. Allons. Dépêche ! répondit Maurevert qui haletait.

 

Les deux aides, le bourreau et quelques gardes saisirent le vieux routier.

 

– Mon père ! mon père ! rugit le chevalier dans une clameur déchirante.

 

Et le désespoir le galvanisant d’une secousse électrique, il se courba, se raidit, se secoua, faisant vaciller et trembler les huit gardes qui essayaient de le maintenir. Il y eut une minute de tumulte et de désordre, Montluc tirait sa dague, et Maurevert cria : Les chaînes ! les chaînes ! lorsque tout à coup la porte de la chambre des questions s’ouvrit, et une voix haletante, une voix de femme, éclatante, domina les bruits de l’affreuse lutte :

 

– Au nom du roi !… Il y a sursis !…

 

À ce cri « au nom du roi », tous demeurèrent immobiles, jusqu’au bourreau qui laissa tomber les chaînettes dont il commençait à lier les jambes du chevalier, jusqu’à Maurevert qui se mordit les poings pour étouffer un hurlement de rage, jusqu’à Catherine de Médicis qui, dans son ombre, tressaillit violemment.

 

Et tous virent alors une femme, une jeune femme à tournure élégante, modestement vêtue, qui jetait un regard de compassion émue et de joie profonde sur les deux condamnés, et qui, les mains jointes, murmurait :

 

– Que bénie soit la Vierge Marie, ma sainte patronne, j’arrive à temps !

 

Les deux Pardaillan s’étaient saisis par la main.

 

– Marie Touchet ! murmura le chevalier qui s’inclina d’un air de grâce d’une simplicité prodigieuse en un tel moment.

 

– Qui êtes-vous, madame ? demanda Montluc en s’avançant vers la jeune femme.

 

– Je suis une messagère du roi de France, voilà tout ce qui vous importe, monsieur, dit Marie Touchet.

 

– Comment êtes-vous parvenue ici ?

 

Sans répondre, elle tendit un papier que Montluc alla lire à la lueur d’une torche. Il contenait ses mots :

 

« Ordre au gouverneur, portiers et tous geôliers du Temple de laisser passer le porteur des présentes jusqu’à la chambre des questions. Signé : Charles, roi. »

 

– Et maintenant, lisez ceci, reprit Marie Touchet.

 

Et elle tendit à Montluc stupéfait un deuxième papier sur lequel le roi avait, de sa main, tracé cette ligne :

 

« Ordre de surseoir à l’interrogatoire de messieurs de Pardaillan père et fils. Signé : Charles, roi. »

 

Montluc, ayant lu, se tourna vers le sergent qui commandait les gardes, et dit :

 

– Emmenez les prisonniers dans leur cachot. Bourreau, tu reviendras quand il plaira au roi.

 

– Un instant, gronda Maurevert. Tout n’est pas dit…

 

– Tout est dit quand le roi ordonne, dit Montluc. Gardes, emmenez les prisonniers.

 

Le chevalier et le vieux routier, pendant ces quelques instants, avaient tenu leurs yeux fixés sur Marie Touchet et l’éloquence de leurs regards la remerciait. Ils sortirent, environnés de leurs gardes, déjà plus respectueux ; ils étaient étourdis, l’âme endolorie de cette joie puissante que peu de condamnés en pareilles circonstances peuvent supporter sans défaillir.

 

Alors Marie Touchet s’éloigna à son tour, pareille à un de ces anges de la légende descendu un instant dans la demeure des démons.

 

Il n’y eut plus dans la lugubre salle que Maurevert et Montluc.

 

– Confiez-moi ces papiers, dit Maurevert. Le roi sera sans doute heureux de votre promptitude à obéir ; mais enfin, s’ils n’étaient pas de lui !...

 

– Ma foi, mon cher monsieur, dit le soudard, qu’ils soient du roi ou d’un autre, peu m’en chaut. Y a-t-il un cachet sur ces papiers ? Oui : ce cachet est-il aux armes du roi ? Oui. Le reste ne me regarde pas. Au surplus, voici les deux chiffons. Interrogez là-dessus la vieille donzelle qui est venue ici au nom de la reine…

 

Maurevert eut un sourire aigu à entendre le gouverneur parler avec si peu de respect : cette vieille donzelle, c’était la reine elle-même. Elle devait avoir entendu. Et Maurevert haïssait maintenant Montluc.

 

Il prit les papiers, saisit un flambeau et entra dans le cabinet.

 

– J’ai tout entendu, dit la reine en jetant à peine un coup d’œil sur les papiers. Je connais la personne qui est venue.

 

– Ainsi, c’est bien le roi qui a signé ? balbutia Maurevert. Que faire alors ?

 

– Obéir. Je vais au Louvre et j’arrangerai la chose. Tenez-vous en paix ; ce qui est dit est dit ; vous aurez ces deux hommes. Dans huit jours, trouvez-vous à mon hôtel. D’ici là, voyagez ; ne demeurez pas à Paris. Vous avez commis une première maladresse en manquant l’amiral. Si vous en commettiez une deuxième en vous laissant arrêter – car on cherche le meurtrier – vous seriez, cette fois, perdu sans recours.

 

Maurevert frémissait. Il croyait comprendre que Pardaillan lui échappait ; et résolu à risquer sa vie pour assouvir sa vengeance, convaincu d’ailleurs que Catherine avait encore besoin de lui, il répondit :

 

– Madame, je crois que mon intérêt exige que je demeure à Paris. Dans huit jours, d’ailleurs, on aura autant d’intérêt que maintenant à trouver l’auteur de l’arquebusade du cloître.

 

– Je ne crois pas ! dit Catherine avec un sourire livide.

 

Et saisissant le bras de Maurevert :

 

– Je vous couvre, entendez-vous ? Votre grande faute n’est pas d’avoir tiré sur l’amiral, c’est de l’avoir manqué. Mais au surplus, les choses sont mieux ainsi ; votre maladresse est peut-être un coup d’adresse extraordinaire. C’est pourquoi, Maurevert, je vous pardonne d’avoir fait grâce à Coligny ; c’est pourquoi je vous destine à de plus hautes besognes. Obéissez, partez, revenez dans huit jours, et vous saurez alors ma pensée. Et quant à ces deux hommes, ne craignez rien : je vous en réponds.

 

– J’obéirai, madame, dit Maurevert qui s’inclina profondément.

 

Il sortit en disant :

 

– Je me loge aux abords du Temple et je n’en bouge pas de huit jours : je veux voir, moi !…

 

La reine s’éloigna à son tour, escortée par un simple sergent des gardes qui la reconduisit jusqu’à la petite porte, car tout le monde, même Montluc, ignorait au Temple qui était la dame voilée de noir.

 

– Comment et pourquoi la maîtresse du roi s’intéresse-t-elle à ces deux aventuriers ? se demandait Catherine. Comment et pourquoi a-t-elle obtenu cet ordre de sursis ?… Je le saurai dans quelques jours Les Pardaillan ne peuvent m’échapper. Pour aujourd’hui, écartons ce souci infime et songeons à la grande besogne !

 

* * * * *

 

Comment Marie Touchet avait obtenu le sursis ? C’est ce que nous devons expliquer rapidement.

 

Le valet du roi était entré à sept heures du matin dans l’appartement de Charles IX, et l’avait trouvé qui se déshabillait.

 

– Tu vois, avait dit Charles, j’ai passé la nuit à travailler…

 

– Aussi Votre Majesté est-elle à faire peur, dit familièrement le valet.

 

– Je vais réparer cela. Je veux dormir jusqu’à onze heures, tu entends ? Que personne n’entre ici ; tu diras à mes gentilshommes qu’il n’y aura pas de lever ce matin, et que je les attends à mon jeu de paume après-midi. Va, va… je veux être seul.

 

Le valet parti, le roi acheva de se déshabiller, mais pour revêtir aussitôt un costume de drap, d’apparence bourgeoise. Bientôt, par des couloirs et des escaliers dérobés, il gagna une cour déserte, atteignit une petite porte située non loin de l’angle qui avoisine Saint-Germain-l’Auxerrois, et l’ayant ouverte avec une clé qu’il était seul à posséder, se trouva sous une voûte. Cette sorte de poterne était fermée du côté intérieur par une lourde porte de fer. Le chemin en pente raide aboutissait au fossé. Une passerelle en planches était jetée sur l’eau courante. Après la passerelle, des marches taillées dans la glaise gazonnée permettaient au roi de remonter sur le bord extérieur du fossé. C’est par là qu’il passait quand il voulait qu’on le crût au Louvre alors qu’il se promenait dans sa bonne ville, comme un écolier heureux d’échapper pour quelques heures à la dure contrainte.

 

Dès qu’il se trouva dehors, le roi huma à pleins poumons l’air vif de la Seine. Sa poitrine étroite se dilata. Un peu de couleur anima ses joues, et ses yeux, un moment, se reposèrent sur le joli panorama du fleuve, ses ponts chargés de maisons à toits aigus, l’enfilade des clochetons et des girouettes, et en perspective, dans la grande lumière pure et chaude de ce matin d’août. Notre-Dame dont le soleil rosait les tours.

 

Nul n’eût reconnu dans ce petit bourgeois souriant et heureux l’homme qui venait de se débattre dans une crise affreuse contre des visions formidables, le roi qui venait de décréter l’hécatombe des huguenots…

 

Il remonta le cours de la Seine, puis tourna à gauche, atteignit la rue des Barrés et pénétra dans la maison de Marie Touchet.

 

C’est là qu’après ces terribles accès qui faisaient de lui tantôt une misérable loque humaine, tantôt un fou furieux, c’est là qu’il venait chercher le repos réparateur ; c’est là, lorsqu’il sentait son âme empoisonnée par l’air du Louvre, qu’il venait respirer en liberté ; c’est là qu’il venait trouver l’apaisement et la douceur, lorsque quelque terrible scène l’avait mis aux prises avec sa mère.

 

Lorsque le roi eut été introduit dans l’appartement de Marie Touchet, il s’arrêta dans l’encadrement de la porte, émerveillé par le spectacle qu’il avait sous les yeux : Marie Touchet, assise près d’une fenêtre dont les châssis levés laissaient entrer à flots l’air et la lumière, était en déshabillé du matin. Son sein était nu. Et à ce sein se suspendait l’enfant rose, joufflu, ses deux petites mains pressant le beau sein blanc qu’il tétait assidûment, ses jambes en l’air se livrant à une gymnastique de satisfaction ; il se frottait les pieds comme on se frotte les mains. Marie le contemplait en souriant. Elle avait l’air de dire : Est-il glouton ! Bois mon petit, bois sans crainte le bon lait de ta mère… Charles ne bougeait pas…

 

Enfin, l’enfant, repu sans doute, s’endormit tout à coup, une goutte de lait au coin des lèvres.

 

Alors Marie Touchet se leva et le déposa doucement dans le berceau.

 

Et elle demeura là, le visage plein d’admiration.

 

À ce moment, Charles s’avança sans bruit, la saisit par derrière dans ses bras et lui mit ses deux mains sur les yeux, en riant comme un gamin qui fait une bonne farce.

 

Marie le reconnut aussitôt, mais se prêtant au jeu de son amant, elle s’écria dans un joli rire :

 

– Qui est là ? Quel vilain m’empêche de voir monsieur mon fils ? Ah ! c’est trop fort, je m’en plaindrai au roi…

 

– Plains-toi donc ! fit Charles en ôtant ses mains et en se reculant, car voici le roi.

 

Et Marie se jetant dans ses bras lui tendit ses lèvres en disant :

 

– Mon cher seigneur, le premier baiser pour moi… Et maintenant, monsieur votre fils, ajouta-t-elle lorsque Charles l’eut embrassée.

 

Le roi se pencha sur le berceau. Marie était près de lui, penchée aussi.

 

Les deux têtes se touchaient.

 

Toutes les deux exprimaient la même admiration naïve qui, chez le roi, se nuançait d’étonnement… Quoi ! ce petit être si fort, si beau, c’est mon fils !… Le roi était perplexe… Il cherchait une place pour embrasser le petit sans l’éveiller, et finalement, n’osant pas, chercha les lèvres de Marie en disant :

 

– Tiens, donne-lui ce baiser… je pourrais lui faire mal, moi…

 

Marie Touchet déposa doucement ses lèvres sur le front de l’enfant.

 

Puis, tous deux se relevant, gagnèrent sur la pointe des pieds la salle à manger où le roi se jeta dans un fauteuil en disant :

 

– Je tombe de sommeil et de fatigue…

 

Marie Touchet s’était assise sur ses genoux et caressait doucement les cheveux de Charles.

 

– Raconte-moi tes peines, disait-elle. Comme tu es pâle !… Qui t’a encore tourmenté ?… J’espère que tu n’as pas eu de crise, au moins ?… Mon bon Charles… raconte à ta petite amie…

 

– Eh bien, oui, Marie, j’ai encore eu une crise, et elle a été terrible… Ce qui est affreux, vois-tu, c’est qu’il y a quelque chose de nouveau dans mon mal… Autrefois, tu te rappelles, c’était court… Je souffrais beaucoup, c’est vrai, mais la crise passée, je redevenais moi-même. Maintenant, je sens que mon esprit est atteint… ma cervelle se détraque… lorsque je sens la crise venir, il entre en moi comme un souffle de haine furieuse contre l’humanité… Dans ces minutes-là, je voudrais détruire tout ce qui m’entoure, mettre le feu à Paris comme je t’ai dit que cet empereur fit de Rome, frapper, tuer… Ah ! Marie, on m’a trop dit que les rois ne sont forts que lorsqu’on les redoute, lorsqu’ils tuent… et cela, vois-tu, m’est entré dans le sang…

 

– Allons, tout cela passera… Il ne te faut qu’un peu de repos…

 

– Oui… du calme… du repos… Mais où en trouver hormis ici ? Marie, je suis entouré de conspirateurs.

 

– N’y songe pas en ce moment. Prends ici, du moins, le peu de repos qui calme ta pauvre chère tête… plains-toi, dis-moi ce que tu as souffert, mais ne me dis pas ce que tu redoutes, car c’est toujours en songeant à ces choses que tu t’affoles… enfant !… tu es le roi… rassure-toi, nul n’oserait te toucher…

 

Elle parla ainsi longuement de sa voix douce et monotone, le berçant, le consolant…

 

Mais cette fois le roi ne voulait pas être consolé. Trop de choses et des choses trop terribles se préparaient autour de lui. Et comme il n’osait en parler, il se mit à raconter que le parti des Guises travaillait à sa perte et que sa mère avait découvert la preuve de la conspiration, et que, ce matin même, on allait questionner deux dangereux acolytes de Guise.

 

– Voici neuf heures, termina-t-il. Dans une heure, ces maudits Pardaillan auront tout avoué, et je saurai la vérité.

 

Marie Touchet jeta un cri.

 

– Tu dis qu’on va questionner deux hommes qui s’appellent Pardaillan ?

 

– Oui-dà. Ce sont sans doute des serviteurs de Guise. Il est sûr qu’ils sont au courant de bien des secrets…

 

– Sire, s’écria Marie Touchet, je vous demande grâce pour ces deux hommes.

 

– Çà ! perds-tu la tête !…

 

– Non, non, mon bon Charles ! Ne t’ai-je pas dit que j’ai été sauvée par deux inconnus qui m’ont dit s’appeler Brisard et La Rochette ?... Eh bien, ce sont eux ! Ramus a su leurs vrais noms…

 

– Ah ! tu vois bien qu’ils conspirent, puisqu’ils cachent leurs noms… Écoute, Marie, veux-tu que je sois tué ?…

 

– Charles ! mon Charles ! je te jure qu’ils ne peuvent être coupables ! Oh ! tu les cherchais pour les combler d’honneurs… et voici qu’on va les questionner !… Ceci est affreux, sire ! Ces deux hommes m’ont sauvée ! Si je suis vivante, c’est à eux que je le dois…

 

– Marie !…

 

– Non, Charles ! Je serais une infâme si je laissais livrer au bourreau deux vaillants gentilshommes qui ont risqué leur vie pour moi ! Ne peux-tu les faire venir au Louvre ? les interroger sans l’aide du bourreau ? Ils diront tout ! Je m’en fais la caution !…

 

– C’est pardieu vrai ! Pourquoi ne leur parlerais-je pas moi-même ?…

 

Marie, toute tremblante, entraîna le roi à un secrétaire.

 

– Écris, dit-elle, écris un ordre de sursis. Ah ! qu’ils ne soient pas tenaillés !… Ils seront tout de même en prison, puisqu’on les tient !…

 

Charles écrivit l’ordre de sursis…

 

– Où sont-ils ? demanda-t-elle.

 

– Au Temple. Je vais envoyer…

 

– Non, non ! J’y vais ! J’y cours ! s’écria Marie Touchet en jetant à la hâte une capeline sur sa tête et un manteau sur ses épaules. Donne-moi seulement un sauf-conduit…

 

Charles écrivit le laisser-passer. Il apposa son cachet sur les deux papiers et les remit à Marie Touchet qui les serra dans ses bras.

 

– Ô mon Charles, comme tu es bon… comme je t’aime !…

 

Et elle s’élança au dehors, laissant le roi tout effaré, mais charmé. On sait le reste. Le roi demeura quelques minutes encore dans la paisible maison, alla revoir son fils qui dormait dans son berceau ; puis, calme, l’âme purifiée, les yeux brillants, il reprit le chemin du Louvre.

XXVIII

LE MESSIE DE LA SAINTE-INQUISITION


La reine, en quittant le Temple, était rentrée secrètement au Louvre où l’attendaient quelques seigneurs à qui elle avait donné rendez-vous pour huit heures. L’ordre de surseoir à l’interrogatoire des Pardaillan était pour elle une grosse déception.

 

En effet, elle avait espéré surprendre enfin la preuve de la trahison de Guise.

 

Par avance, elle avait préparé un coup de théâtre qui devait mettre Henri de Guise à sa discrétion…

 

Mais renvoyant à plus tard ses projets, écartant de son esprit méthodique toute préoccupation de cet ordre, la reine arriva au Louvre sans que rien de son visage ou son attitude révélât qu’elle venait d’éprouver une terrible contrariété.

 

Passant par un couloir secret, elle arriva à son oratoire.

 

Sa suivante florentine l’attendait.

 

– Qui est là ? demanda la reine en désignant la porte de son cabinet.

 

– Monseigneur le duc d’Anjou, le jeune duc de Guise, le duc d’Aumale, M. de Birague, M. Gondi, le maréchal de Tavannes et le maréchal de Damville, M. le duc de Nevers et M. le duc de Montpensier.

 

– Où est Nancey ?

 

– Le capitaine est à son poste avec les cent gardes.

 

– Que fait le roi ?

 

– Sa Majesté est sortie ce matin de bonne heure ; je l’ai su par le petit Loriot qui surveille la poterne ; mais tout le monde croit au Louvre que le roi dort.

 

Catherine alla soulever une tenture et vit Nancey, son capitaine, l’épée nue à la main. Elle eut un geste de satisfaction et, venant s’asseoir près d’une petite table qui supportait un lourd missel, elle s’assura que son poignard était bien en place à portée de sa main, et elle dit :

 

– Fais prévenir M. le duc de Guise que je l’attends.

 

Deux minutes plus tard, le duc, somptueusement vêtu comme à son ordinaire, pénétrait dans l’oratoire et s’inclinait devant la reine avec cette grâce hautaine et comme narquoise qu’il affectait vis-à-vis de Catherine.

 

La reine s’arma de son plus charmant sourire et désigna un siège au duc qui, sans se faire prier davantage, s’assit, campa son poing sur la hanche et regarda fixement la souveraine, comme d’égal à égal.

 

Il y eut une minute de silence pendant laquelle Catherine chercha à faire baisser les yeux du duc.

 

Malgré toute sa puissance sur elle-même, elle ne put s’empêcher de frémir.

 

– Il se croit déjà roi ! songea-t-elle.

 

Quel était donc cet homme qui faisait trembler l’indomptable Catherine ? Quelle force énorme et mystérieuse représentait-il pour qu’il pût, sans pâlir, soutenir le choc de ce regard mortel qui avait courbé tant de têtes ?…

 

Henri Ier de Lorraine, duc de Guise, était alors âgé de vingt-deux ans.

 

Il était très beau.

 

C’était le vivant portrait de sa mère, Anne d’Este – fille d’Hercule II d’Este, duc de Ferrare – duchesse de Nemours. Il avait donc cette beauté mâle et régulière de la superbe Italienne qui avait peut-être dans les veines un peu du sang de Lucrèce Borgia. Cette filiation éclatait sur son visage en orgueil et en dédain. Il était trop jeune encore pour être retors ; mais déjà l’astuce pétillait parfois dans son regard et détruisait l’harmonie de force et de violence qui, pour le moment, paraissait être le fond de son caractère.

 

Il s’habillait magnifiquement, entretenait une maison plus fastueuse que celle du roi ; il portait au cou un triple collier de perles d’une inestimable valeur, et la garde de son épée était constellée de diamants ; les soieries les plus chatoyantes, les velours les plus fins composaient son costume. Il penchait un peu la tête en arrière et fermait à demi les yeux pour parler aux gens, comme s’il eût voulu laisser tomber sa parole de plus haut. Toutes ses attitudes respiraient la confiance, la force, l’orgueil. Pour tout dire, sa certitude de monter sur le trône de France était, à cette époque, absolue.

 

D’où lui venait cette certitude qui, seule, lui donnait cette superbe confiance, cette morgue fastueuse, cet orgueil intraitable ? D’où venait que ce jeune homme parlait, pensait, agissait en monarque devant qui tout doit trembler ? D’où venait qu’il se croyait chez lui au Louvre et qu’il considérait Catherine et Charles IX comme des intrus ?

 

Nous l’allons dire.

 

Mais notons en passant que ce magnifique cavalier qui éclipsait jusqu’au duc d’Anjou en élégance, que ce type achevé de la beauté, que cet homme enfin qui semblait personnifier l’orgueil, connut toute sa vie la singulière destinée d’être outrageusement trompé par sa femme : les amants se succédaient dans son lit, et toujours le duc de Guise montrait la morgue d’un être à demi divin que le ridicule ne saurait atteindre. Ridicule, il le fut pourtant – jusque dans ses prétentions à l’absolutisme.

 

Or, toutes les fois qu’il cessa d’être un grotesque infatué que tous les bellâtres de Paris et de province cocufient à qui mieux mieux, ce fut pour devenir odieux. Sa férocité dans les massacres n’avait-elle au fond la même cause que son orgueil à la cour, c’est-à-dire l’incapacité de penser, la nullité de l’âme, ce vide d’esprit grâce auquel il passa dans la vie comme une belle statue !

 

Voyons donc ce qu’il y avait derrière cette statue.

 

Si Henri de Guise tenait de sa mère la beauté du visage et la noblesse outrée des attitudes, il tenait de son père la froide cruauté, la stupide férocité du reître rué sur le monde comme un fléau.

 

François de Lorraine, duc de Guise et d’Aumale, prince de Joinville et marquis de Mayenne, avait été l’un de ces fléaux. Calculateur sans scrupule, professant pour la vie humaine un effroyable mépris, résolu à se couvrir de sang pour se couvrir de gloire, incapable des plus primitifs sentiments de justice et de pitié qui peuvent vagir au fond de la conscience humaine capable de mettre un royaume à feu et à sang pour la satisfaction des plus basses vanités, tuant quelquefois pour le seul plaisir de tuer – comme à Vassy[24] – sans cœur, sans esprit, sans entrailles, tel avait été l’illustre, le magnanime, le brave et glorieux François de Guise que les écrivains se sont toujours efforcés de nous présenter comme un modèle de vertu civique et derrière.

 

* * * * *

 

La reine, ayant essayé de faire baisser les yeux de son redoutable interlocuteur, résolut d’abattre au moins pour un temps ses espérances.

 

– Monsieur le duc, dit-elle d’une voix glaciale, on vous a sans doute appris que le roi votre maître s’est décidé à débarrasser le royaume de hérétiques qui l’encombrent.

 

– Je connais cette résolution, et vous m’en voyez tout heureux, madame, bien qu’elle soit un peu tardive…

 

– Le roi est maître de choisir son heure. Mieux que les intrigants et les brouillons, il sait l’heure propice pour frapper les ennemis de l’Église… et ceux du trône.

 

Guise ne sourcilla pas et continua de sourire.

 

– Le roi, reprit la reine, le roi peut-il compter sur votre concours ?

 

– Vous le savez bien, madame ! Mon père et moi nous avons assez fait pour le salut de la religion pour que je puisse reculer au dernier moment.

 

– Bien, monsieur. De quelle besogne spéciale voulez-vous vous charger ?

 

– Je prends Coligny, dit froidement Guise. Je prétends envoyer sa tête à mon frère le cardinal.

 

Catherine pâlit. Cette tête, c’est elle qui avait promis de l’envoyer aux inquisiteurs ! Guise lui arrachait le meilleur morceau ! Pourtant, elle ne laissa rien paraître de ses craintes et de sa haine.

 

– Soit ! dit-elle. Vous agirez au signal convenu : le tocsin de Saint-Germain-l’Auxerrois.

 

– Est-ce tout, madame ?

 

– C’est tout, dit Catherine. Pourtant, comme vous êtes le rempart du trône, comme vous êtes le fils chéri de l’Église, je prétends vous montrer les précautions que j’ai prises pour le cas où le Louvre serait attaqué… par les damnés parpaillots… Nancey !…

 

Le capitaine des gardes de la reine parut aussitôt.

 

– Nancey, demanda la reine, combien avons-nous d’arquebusiers en ce moment dans le Louvre ?

 

– Douze cents, madame.

 

Guise sourit.

 

– Et puis ? reprit Catherine en le regardant de côté.

 

– Et puis, continua Nancey, nous avons deux mille suisses, quatre cents arbalétriers et mille cavaliers logés comme nous avons pu.

 

Cette fois, le front de Guise devint soucieux.

 

– Et puis ? reprit la reine. Vous pouvez tout dire devant M. le duc, qui est un fidèle serviteur du roi.

 

– Et puis, enfin, nous avons douze canons…

 

– Les bombardes des jours de fête ? insista Catherine.

 

– Non pas, madame : douze canons de bataille qui sont entrés secrètement au Louvre la nuit dernière.

 

Guise pâlit. Il ne souriait plus. D’instinct, il se leva et prit une attitude où commençait à paraître une nuance de respect.

 

– Achevez de rassurer M. le duc, dit Catherine. Que nous ont annoncé les messagers qui nous arrivent depuis trois jours ?

 

– Mais, fit Nancey d’un air étonné, ces messagers annoncent simplement que les ordres du roi s’exécutent, et que chaque gouverneur a mis des troupes en marche sur Paris…

 

– En sorte que ?…

 

– En sorte que six mille cavaliers nous ont été signalés ce matin, et seront dans la journée à Paris ; en sorte que huit à dix mille fantassins doivent arriver ce soir ou demain matin au plus tard ; en sorte que sous trois jours, il y aura dans Paris ou sur les murs de Paris une armée de vingt-cinq mille combattants aux ordres du roi.

 

Cette fois, Henri de Guise ne dissimula plus : il était atterré.

 

– La partie est perdue ! gronda-t-il.

 

Et il s’inclina devant la reine avec un respect qu’il ne lui avait jamais témoigné : il était vaincu.

 

Mais déjà Nancey reprenait :

 

– Puisque nous parlons de ces choses, madame, voulez-vous me dire qui doit prendre le commandement des troupes du Louvre ? Est-ce M. de Cosseins ?

 

Le duc de Guise tressaillit d’espoir : Cosseins était à lui, on le sait. Mais cet espoir fut de courte durée.

 

– Monsieur de Cosseins, dit la reine, a obtenu du roi la garde de l’hôtel-amiral. Qu’il y reste. Nancey, vous commanderez. Je sais à quel point vous êtes dévoué.

 

Nancey mit un genou à terre et dit :

 

– Jusqu’à la mort, Majesté !

 

– Je le sais. Faites donc, dès la nuit tombante, charger les arquebuses. Placez vos hommes en les distribuant à chaque porte. Que les canons soient chargés et pointés dans toutes les directions. Que les cavaliers se tiennent à cheval dans la grande cour, prêts à charger. Mettez quatre cents suisses autour du roi, et si on tente de marcher sur le Louvre, feu, Nancey, feu de vos arquebuses, feu de vos canons, feu partout et contre qui que ce soit, manants, bourgeois, prêtres, gentilshommes, huguenots ou catholiques… tuez tout !

 

– Je tuerai tout ! s’écria Nancey en se relevant. Mais, madame, autour de Votre Majesté… qui dois-je placer ?

 

Catherine se leva, tendit son bras vers le Christ d’argent, et d’une voix qui eut des sonorités étranges, elle répondit :

 

– Autour de moi ? Personne : j’ai Dieu pour moi !…

 

– Madame, dit Guise d’une voix altérée, lorsque Nancey fut sorti, Votre Majesté sait qu’elle peut faire état de moi pour le service du roi aussi bien que pour la défense de la religion…

 

– Je le sais, monsieur le duc. Aussi, croyez bien que si vous n’aviez vous-même choisi votre besogne dans la grande œuvre qui se prépare, c’est à vous que j’eusse demandé de prendre le commandement au Louvre.

 

Guise se mordit les lèvres jusqu’au sang : il s’était enferré lui-même.

 

– Madame, reprit-il, il ne me reste plus qu’à vous demander la faveur de vouloir bien recevoir l’homme à qui j’ai donné des ordres pour la nuit prochaine. Cet homme a des scrupules et ne veut agir que sur un ordre positif de Votre Majesté.

 

– Qu’il vienne ! dit Catherine.

 

Guise alla ouvrir la porte d’un couloir et fit un signe. Une sorte de colosse à figure niaise et poupine, aux mains énormes, aux yeux ronds à fleur de tête, bleu faïence, au front bas et têtu, entra en se dandinant.

 

Cet homme s’appelait Dianowitz. Mais comme il était d’origine bohémienne, le duc de Guise, selon l’usage qui faisait nommer les domestiques du nom de leur province, l’appelait Bohème et par abréviation, simplement Bême.

 

La reine regarda le géant avec une admiration exagérée. Le géant sourit et caressa sa moustache.

 

– Tu t’es chargé de quelque chose pour cette nuit ? demanda Catherine.

 

– De tuer l’Antéchrist, oui. Si Votre Majesté veut, je lui coupe la tête.

 

– Je le veux, dit la reine. Va, et obéis à ton maître.

 

Le géant se dandina sur ses jambes, mais demeura sur place.

 

– Eh bien, Bême ! as-tu entendu ? fit le duc.

 

– Oui ; mais je veux pouvoir sortir tranquillement de Paris avec deux ou trois bons compagnons qui m’escorteront jusqu’à Rome… vous savez que toutes les portes sont fermées, monseigneur.

 

Catherine s’assit et écrivit rapidement quelques lignes sur un papier qu’elle signa et sur lequel elle apposa le sceau royal.

 

Bême le lut attentivement. Il contenait ces mots :

 

« Sauf-conduit pour toute porte de Paris, valable ce jourd’hui 23 août et jusque dans trois jours. – Laissez passer le porteur des présentes et les personnes qui l’accompagnent. Service du roi. »

 

Le géant plia le papier et le plaça dans son pourpoint. Puis il fit deux pas vers la porte.

 

– Tu oublies ceci, dit Catherine.

 

Elle laissa tomber une bourse pleine d’or sur le plancher.

 

Le géant se baissa, la ramassa, et sortit convaincu qu’il avait produit sur la reine une impression extraordinaire.

 

– Quelle magnifique brute ! fit la reine. Je vous félicite, monsieur le duc, d’être capable d’avoir près de vous de pareils serviteurs… Et maintenant, allons conférer avec nos amis.

 

* * * * *

 

La conférence dura jusqu’à sept heures du soir.

 

Toute cette après-midi, il y eut dans le Louvre des allées et venues mystérieuses.

 

À diverses reprises, la reine envoya chercher le roi ; mais le roi jouait à la paume avec les huguenots et refusa constamment de se rendre à la prière de sa mère.

 

Peut-être espérait-il que sans lui on n’oserait prendre les décisions suprêmes. Peut-être voulait-il simplement s’étourdir. Quoi qu’il en soit, jamais il ne s’était montré aussi aimable avec ses hôtes…

 

À huit heures du soir, il y eut dans l’hôtel du duc de Guise une réunion de tous ceux qui avaient placé en lui toutes leurs espérances et déjà le considéraient comme le roi de France – depuis Damville jusqu’à Cosseins, depuis Sorbin de Sainte-Foi jusqu’à Guitalens.

 

– Messieurs, leur dit-il, cette nuit nous sauvons la religion de la Messe. Vous savez tous ce que vous avez à faire…

 

Un profond silence accueillit ces paroles : on en attendait d’autres…

 

– Quant à nos projets, continua Guise, ils sont remis à plus tard. La reine est sur ses gardes. Messieurs, montrons ce soir que nous sommes des sujets fidèles… et pour le reste, nous attendrons. Allez, messieurs.

 

C’est ainsi qu’Henri de Guise donna contre-ordre aux conjurés. Il paraissait troublé, inquiet, furieux. Nul n’osa lui demander compte de ce brusque changement qui remettait à date inconnue la réalisation de tant d’ambitions.

 

À partir de neuf heures et jusqu’à onze heures, le duc reçut les curés des diverses paroisses et les capitaines de quartier, qu’on alla chercher par groupes de huit à dix.

 

À chaque groupe, il tint en termes brefs, d’une voix saccadée, le même langage :

 

– Messieurs, la bête est prise au piège ; il faut se soûler de son sang… le roi le veut !

 

– À mort ! À mort ! répondaient prêtres et capitaines.

 

Et à mesure que chaque groupe se retirait, on lui donnait les dernières instructions ; le signal devait être donné par le tocsin de toutes les églises ; les fidèles serviteurs de la religion porteraient un brassard blanc, ceux qui n’auraient pas le temps de confectionner un brassard mettraient un mouchoir autour du bras.

 

– Le roi le veut ! répétait Guise avec une rage concentrée.

 

Puisqu’il était obligé de se courber, puisque cette royauté qu’il croyait tenir lui échappait, il voulait au moins qu’une part de responsabilité de ce qui allait sans doute se passer retombât sur Charles IX.

 

À minuit, un lourd silence pesait sur la ville.

 

La nuit était claire ; le ciel rayonnait de toutes ses constellations ; l’immensité paisible et sereine toute parsemée de diamant donnait la profonde, l’émouvante impression de la beauté immuable dans l’infini.

 

Ô nuit d’été !… ô tranquille et majestueuse nuit d’été !… Comme tu étais douce, et quels rayons de suave bonté tombaient de tes étoiles d’or sur Paris recueilli dans un grave sommeil !…

XXIX

ÉTONNEMENT DE MONTLUC : SUITE DES AMOURS DE PIPEAU ET NOUVELLE RUINE DE CATHO


Or, en cette soirée, trois scènes bien différentes, mais également étranges, des scènes de rêve et de fantasmagorie qu’on eût dites combinées par des gnomes poètes ivres de folie se déroulèrent sur les points divers de Paris.

 

La première, au Temple.

 

La deuxième, dans le repaire de Damville, aux Fossés-Montmartre.

 

La troisième, dans le cabaret des Deux morts qui parlent.

 

Vers neuf heures, deux femmes couvertes de grands manteaux furent mystérieusement introduites dans la prison du Temple et conduites à l’appartement du gouverneur : c’étaient Pâquette et La Roussotte.

 

Montluc les attendait devant une table chargée de mets et de vins. Et, pour avoir liberté complète dans l’orgie, il avait donné congé à ses trois valets et à sa servante, lesquels, heureux de cette aubaine, qui leur arrivait toutes les fois que leur maître se voulait divertir, s’étaient empressés d’aller respirer au dehors un autre air que celui de la prison.

 

– Vous voilà, mes tourterelles ! s’écria Marc de Montluc en éclatant de rire. Venez çà, que je vous embrasse !

 

Mais Pâquette et La Roussotte, au lieu d’obéir, dégrafèrent leurs manteaux et les laissèrent tomber.

 

Montluc ouvrit des yeux énormes et demeura bouche bée. Les deux ribaudes lui apparurent vêtues de satin, le cou enfoncé dans de vastes collerettes, la taille pincée et amincie sur le devant en pointe ; des costumes, non de bourgeoises, mais de princesses. Elles étaient chargées de bijoux au cou, aux oreilles, aux poignets, aux doigts ; elles étaient fardées comme des grandes dames.

 

Dans son ingénuité, Catho avait cru devoir faire les choses en grand et avait visé à la magnificence. Où s’était-elle procuré ces nippes ? Au fond de quelle friperie de la cour des Miracles ? Peu importe.

 

Ce qui est sûr, c’est qu’elle avait transformé les ribaudes en princesses : seulement, il y avait des détails qui révélaient la parfaite ignorance de Catho en matière de costumes de cour. En outre, si les robes étaient de satin authentique, elles étaient fripées et tachées. Les bijoux étaient en verroterie et en cuivre. Les deux ribaudes étaient fardées, mais elles l’étaient outrageusement, et le vermillon trop vif des lèvres, le noir trop noir des yeux, l’incarnat incandescent des joues, la pâte blanche gorge, tout cela hurlait et jurait. Leurs pauvres souliers de traîneuses des rues, éculés et rapiécés, achevaient cet ensemble qui allait du grotesque au macabre ; on eût dit deux poupées mal peintes, deux figures de Callot habillées et maquillées par un peintre en délire.

 

Telles qu’elles étaient, elles s’admirèrent naïvement et, à peine leurs manteaux furent-ils tombés, qu’elles se regardèrent un instant, toutes saisies ; puis, s’avançant vers Montluc ébahi, elles exécutèrent les trois révérences que Catho leur avait apprises.

 

Montluc, déjà ivre, car il en était à sa quatrième bouteille en les attendant, Montluc se leva, effaré, subjugué, se demandant s’il était en proie à un cauchemar, et si, au lieu des deux ribaudes qu’il attendait, il ne recevait pas la visite de deux reines. Les détails que nous venons de signaler disparaissaient à ses yeux. Rouge jusqu’aux oreilles, il répondit à la triple révérence par un salut si profond qu’il faillit en perdre l’équilibre. Les ribaudes, se voyant prises au sérieux, demeurèrent soudain pétrifiées.

 

– Hein ? fit Montluc.

 

Alors, elles crurent devoir recommencer les révérences, avec quelle gaucherie innocente !

 

– Or çà ! gronda Montluc en se remettant, que signifie ?

 

– Eh bien, mais, dit La Roussotte, nous sommes habillées pour la fête de demain matin.

 

– La fête ! bégaya Montluc en passant ses mains sur son front pour chasser le cauchemar.

 

– Eh oui, dit gentiment Pâquette, les deux truands qu’on va questionner, tenailler et mettre au chevalet…

 

Montluc avala une formidable rasade et, remis d’aplomb, son rire fit trembler les vitraux.

 

– La fête ! Ah ! oui, j’y suis… Et comme ça, vous vous êtes déguisées en princesses pour voir la question ? Cornes du diable ! Tripes et ventre ! Voilà une idée ! J’étouffe de rire ! Ah ! les dignes gueuses ! Et moi qui ne les reconnaissais pas !… Je pouffe, j’étouffe, j’étrangle !… Des princesses ! Holà ! les gardes de Leurs Majestés !… Tudieu, je veux que vous soyez des reines, ce soir ! Tais-toi, La Roussotte… Assieds-toi là, à ma gauche, et toi, Pâquette, à ma droite ! Par les boyaux du dernier parpaillot que j’ai occis ! Il faut que j’écrive la chose à M. Blaise, mon père, pour qu’il la raconte en son mémoire qu’il écrit… Des reines ? Oui-dà ! Je le veux ainsi ! Et je serai roi… Voyons, toi, La Roussotte, tu seras… tu seras Madame Margot en personne ! Et toi, Pâquette, que seras-tu ! Tu seras Élisabeth d’Espagne… Silence ! Que tout se taise dans Paris, en cette nuit mémorable ! Quelle nuit ! Messire Marc de Montluc couche avec la reine de Navarre et la reine d’Espagne !… Toi, la reine de Navarre, emplis-moi mon verre. Et toi, la reine d’Espagne, viens t’asseoir sur mes genoux.

 

Il n’entre pas dans notre dessein d’offusquer le lecteur par le récit de l’orgie qui suivit : nous voulions simplement indiquer l’entrée des deux ribaudes au Temple.

 

À minuit, Montluc était au dernier degré de l’ivresse. Et pourtant, il luttait encore.

 

À deux heures, il roulait sur le plancher, serrant contre lui dans une étreinte furieuse les deux reines dont les robes étaient en lambeaux, dont les coiffures s’étaient déroulées, dont les fards s’étaient liquéfiés et se mêlaient en un coloris sans nom sur leurs visages.

 

Bientôt on n’entendit plus que les ronflements énormes du soudard.

 

Alors, Pâquette et Roussotte se relevèrent et prêtèrent l’oreille…

 

Sous leurs fards, elles étaient livides et des frissons les secouaient.

 

* * * * *

 

Transportons-nous maintenant à la maison des Fossés-Montmartre. Il est onze heures du soir. Le maréchal de Damville vient de rentrer. Il est sombre : ordre du chef de la conjuration de ne rien tenter contre le Louvre ! Tous les grands projets remis à plus tard !… Mais, en même temps, une joie funeste jaillit de ses yeux en flammes de cruauté : on lui livre son frère ! Il est chargé d’attaquer l’hôtel de Montmorency ; c’est lui qui doit mettre à mort celui qu’on appelle le chef des politiques !

 

Et dans cet hôtel de Montmorency, c’est Jeanne de Piennes qu’il va enfin reconquérir !…

 

Son frère mort, Jeanne est à lui ! Et qui, maintenant, peut la sauver de ses griffes ?

 

Le maréchal traverse les vastes salles de sa maison. Elles sont remplies de soldats, les uns aiguisent leurs dagues sur des pierres ; d’autres visitent leurs pistolets ; d’autres chargent leurs arquebuses ; tout cela se fait silencieusement. Sur des tables sont posées d’énormes cruches de vin. Tantôt l’un, tantôt l’autre se verse un grand gobelet. L’ivresse monte ; une ivresse lourde travaille ces épaisses cervelles ; des rires sourds éclatent parfois ; mais aussitôt un sergent commande le silence…

 

Damville a fait signe à une douzaine de gentilshommes qui l’attendent. Et il va s’enfermer avec eux pour donner à chacun des ordres et lui indiquer sa besogne. Mais avant de disparaître, il demande où est son favori, le vicomte d’Aspremont ; et on lui répond qu’Orthès est avec ses chiens. Damville va le voir et le trouve dans une cour qu’éclairent deux torches.

 

– Eh bien ! lui demande-t-il, tu n’apprêtes donc pas tes armes, toi ?

 

Sans répondre, Orthès d’Aspremont lui montre ses deux molosses. Damville sourit.

 

Dans cette cour étroite que les lueurs des deux torches teintaient de rouge, le vicomte d’Aspremont se livrait à un singulier travail. Il allait et venait lentement, les mains au dos. Ces mains tenaient un fouet à chiens. Sur ses talons, marchaient gravement deux chiens, la gueule entr’ouverte, les yeux sanglants, les épaisses babines pendantes : Pluton et Proserpine !

 

Et derrière Proserpine, un chien-berger à poil roux ébouriffé faisait des grâces, bondissait, se roulait : Pipeau !

 

Pipeau était le commensal de Proserpine…

 

Orthès avait voulu le renvoyer, mais Proserpine lui avait montré les dents.

 

Quant à Pluton, il avait admis le partage, soit par indifférence philosophique, soit en reconnaissance de la carcasse de poulet.

 

Pipeau, féru d’amour pour la belle Proserpine, mangeait d’ailleurs fort peu : il en oubliait le boire et le manger, il ne songeait qu’à conter d’indécentes fleurettes à son amante.

 

Pluton et Proserpine, donc, suivaient pas à pas leur maître.

 

Celui-ci arrivait au bout de la cour ; là, un homme debout attendait, tout raide, sans un geste, sans un mouvement.

 

Alors, Orthès se retournait brusquement vers les deux molosses, et faisait claquer son fouet. À ce signal, les deux monstrueuses bêtes sautaient sur l’homme immobile et, d’un seul coup, avec un grondement terrible, lui enfonçaient leurs crocs dans la gorge !…

 

Pipeau, la patte dressée, examinait cette scène avec étonnement.

 

Alors le vicomte d’Aspremont relevait l’homme, le remettait debout, arrangeait ses vêtements et son masque : l’homme était un mannequin…

 

Puis, le vicomte recommençait sa promenade, son fouet au dos, les deux chiens sur ses talons, Pipeau courtisant Proserpine.

 

Et tout à coup, il donnait encore le signal… la hideuse leçon était répétée.

 

Alors, Orthès d’Aspremont se tourna vers le maréchal qui examinait cette scène effrayante et, avec un calme plus effrayant, il dit :

 

– Monseigneur, voila mes armes !

 

* * * * *

 

Au cabaret des Deux morts qui parlent, vers minuit. Depuis longtemps, Catho avait renvoyé ses ordinaires clients nocturnes. Et même, par une exception unique dans le mémorial de son auberge, elle avait condamné sa porte au moment où le couvre-feu avait sonné.

 

Mais à partir de onze heures, cette porte s’entrebâilla.

 

Bientôt, une femme parut, une pauvresse misérablement vêtue. Puis deux vieilles entrèrent, espèces de sorcières à capuches noires. Puis une borgnesse, un emplâtre sur l’œil, qui, en entrant, défit son emplâtre. Puis une hideuse manchote à tête de furie, qui, s’étant assise, délia quelques cordes et retrouva son bras. Puis cinq ou six béquillardes qui se traînaient péniblement et qui jetèrent leurs béquilles dès qu’elles furent dans le cabaret. Vers minuit, l’auberge était bondée, toutes ses salles occupées, toutes ses tables prises : et là grouillait un monde fantastique, une foule défiant pinceaux, crayons et plumes, un étrange fouillis d’êtres bizarres, sordides, loqueteux, visages fanés, visages terribles, rien que des femmes, toute la cour des Miracles femelle, truandes, diseuses de bonne aventure, danseuses de corde, mendiantes, les unes jolies sous les haillons, les autres hideuses, toutes vêtues de pièces et morceaux.

 

À toutes, Catho, aidée de deux ou trois femmes, servait à manger, versait à boire : ce qu’il y avait de meilleur dans sa cave y passait ; elle causait vivement à quelques-unes, glissant à celle-ci un ducat, à celle-là un écu d’or…

 

Puis, tout à coup, après que Catho eut dit quelques mots, cette vision s’évanouit ; les béquillardes reprirent leurs béquilles, les bossues leur bosse, les borgnes leur emplâtre et, en quelques minutes, l’auberge se vida.

 

Tout ce monde inouï, exorbitant, s’était enfoncé dans l’ombre sereine de la nuit d’été.

 

Catho, alors, alla à une armoire et en tira trois sacs d’écus d’argent et d’or.

 

– La fin ! murmura-t-elle avec une grimace.

 

Et elle attendit, prêtant l’oreille.

 

Vers une heure, le cabaret qui s’était vidé commença à se remplir de nouveau : cette fois encore, il ne vint que des femmes. Et leur misère, à celles-ci, était plus décente et s’attifait d’oripeaux. Il y en avait de très jolies. Il y en avait des laides. La plupart étaient jeunes. Presque toutes portaient la robe lâche et la ceinture ; beaucoup de ces ceintures étaient brodées d’or…

 

Et c’étaient les ribaudes, toutes celles qui faisaient métier de leur corps, et que Catho, l’une après l’autre, avait depuis trois jours décidées. Elles riaient, chantaient, les unes d’une voix douce et dolente, les autres d’une voix enrouée ; toutes buvaient, buvaient ! et leurs regards brillaient, et elles s’exaltaient !…

 

Catho recommença la distribution des écus. Ses trois sacs se vidèrent.

 

Alors les ribaudes, par petits groupes, s’en allèrent dans la nuit silencieuse, et l’auberge demeura vide.

 

Catho prit une lanterne et descendit à sa cave : elle vit qu’il ne lui restait plus une bouteille de vin, plus un flacon de liqueur ! Elle remonta dans le cabaret, pénétra dans l’office et vit qu’il ne lui restait plus un jambon, plus un morceau de pain, plus une volaille, plus un pâté !… Elle monta à sa chambre, ouvrit ses armoires et vit que depuis deux jours, elle avait vendu ce qu’elle possédait pour en faire de l’argent… Elle ouvrit l’armoire où elle avait placé son argent, vit qu’il ne lui restait plus un sou…

 

– Bah ! dit-elle simplement.

 

Alors, elle prit une forte dague qu’elle plaça à sa ceinture, sortit, ferma la porte du cabaret dévasté, plaça les clefs sous la porte et s’éloigna à son tour.

 

Et comme elle marchait sans hâte, vers un but mystérieux, elle remarqua qu’un étrange silence pesait sur Paris par cette claire et sereine nuit d’été.

XXX

CE QU’IL Y AVAIT DANS CE SILENCE


La nuit était claire ; c’est-à-dire que le ciel constellé du zénith jusqu’à l’horizon paraissait tout pâle de cette pâleur indécise et tendre de la toute première aube. Pourtant l’aube était loin encore. Il y avait au firmament une telle profusion d’astres que, malgré l’absence de la lune, l’océan noir des toits de Paris en était vaguement illuminé. Mais, sous ces toits qui se touchaient presque d’un bord à l’autre des rues, les chaussées demeuraient pleines de ténèbres.

 

Un calme infini flottait sur toutes choses.

 

La chaleur n’était pas étouffante comme par les nuits d’été orageuses ; mais une tiédeur vaporeuse alanguissait les arbres dans les nombreux jardins d’où montaient des parfums de roses.

 

Catho marchait, étonnée de cette majestueuse sérénité ; bien que son âme inculte et farouche fût peu apte à regarder face à face les beautés insondables, elle levait parfois la tête vers le zénith diamanté ; puis peut-être parce qu’elle ne pouvait saisir l’émotion qui tombait de ces harmonies, elle baissait son regard en frissonnant.

 

Seulement, elle pensait :

 

« Comme la nuit est belle ce soir ! »

 

Et comme cette pensée traversait son esprit, elle s’étonna de ne pas voir dans l’ombre les couples d’amoureux qui cherchent les belles nuits, comme si l’amour éprouvait le besoin de prendre le ciel à témoin.

 

Elle s’étonna que Paris fût aussi profondément silencieux.

 

Où étaient les amoureux ? Où étaient les truands ? Pourquoi tout le monde se cachait-il ?

 

Pourquoi tant de silence ?

 

Voilà ce que Catho se demandait en marchant.

 

Tout à coup, elle vit une porte s’ouvrir, la porte d’une belle maison, la maison de quelque homme noble ou tout au moins bourgeois. Une quinzaine de personnages en sortirent. Ils étaient armés d’arquebuses, de pistolets, de pertuisanes, de hallebardes, un peu de tout ce qu’ils avaient pu, évidemment. L’un d’eux portait une lanterne sourde. Un autre portait un papier. Tous, portaient un brassard blanc, quelques-uns avaient une croix blanche sur le pourpoint.

 

Cette troupe se mit en marche.

 

L’homme qui tenait le papier marchait en tête, près de l’homme à la lanterne.

 

Ils ne faisaient aucun bruit et tenaient soigneusement leurs armes de façon à ne pas les entrechoquer.

 

« Où vont-ils ? Que font-ils ? » se demandait Catho en poursuivant sa route.

 

La troupe s’arrêta soudain, l’homme qui était en tête consulta son papier et, s’approchant d’une maison, traça sur la porte un signe.

 

Ces gens, alors, allèrent plus loin et Catho étant arrivée devant la porte, vit que le signe tracé était une croix blanche marquée à la craie.

 

La troupe s’arrêta encore devant deux autres maisons, et le même homme les marqua d’une croix blanche.

 

Puis ils tournèrent brusquement dans une autre rue, et Catho poursuivit son chemin.

 

Mais alors, à vingt pas devant elle, une deuxième troupe lui apparut ; puis, à gauche, à droite, dans toutes les rues qu’elle longeait ou qu’elle traversait, elle aperçut des troupes pareilles. Et toutes escortaient un homme qui portait un papier ; cet homme s’arrêtait de temps à autre, examinait son papier et marquait une maison d’une croix blanche…

 

Et toutes marchaient silencieusement. Lorsque deux de ces troupes se rencontraient, elles échangeaient à voix basse un mot d’ordre ; puis chacune d’elles continuait sa besogne, sans hâte, avec une tranquillité sinistre.

 

Catho compta d’abord ces petites lanternes sourdes qui se promenaient de place en place ; elle compta aussi les portes que, sur sa route, elle vit marquées d’une croix blanche ; puis elle y renonça… il y en avait trop.

 

Et comme deux heures sonnaient au loin, dans le solennel silence, elle tressaillit et hâta le pas en disant :

 

– À quoi vais-je penser là !… Voici l’heure, et on m’attend !…

 

* * * * *

 

Deux heures venaient de sonner. Il se fit par toute la ville comme une vaste et sourde rumeur, pareille à un coup de vent qui bruisse tout à coup à travers une forêt. Il sembla que derrière chaque porte fermée se fussent agitées des feuilles, mais des feuilles d’acier.

 

Puis le silence se fit plus profond…

 

Henri de Guise était à cheval dans la cour de son hôtel, remplie de gens d’armes.

 

Le duc d’Aumale était posté non loin de l’hôtel Coligny, sous un hangar, avec cent arquebusiers.

 

Le marquis chancelier de Birague était devant Saint-Germain-l’Auxerrois, et à voix basse, donnait des ordres à un capitaine de quartier qui commandait cinquante hommes.

 

Le maréchal de Damville attendait hors sa maison, frissonnant d’impatience. Il était à cheval. Autour de lui, trois cents cavaliers pareils à des statues équestres.

 

Crucé était embusqué près de l’hôtel du duc de La Force, vieux huguenot qui, depuis la mort de sa femme, vivait retiré, se consacrant à l’éducation de son jeune fils. Crucé avait avec lui une vingtaine d’hommes, si le nom d’hommes peut s’appliquer à ces hideuses figures que convulsait l’attente.

 

Trente garçons bouchers, les bras nus, le coutelas à la main, entouraient Pezou, qui avait choisi pour poste une cour appartenant à un bon catholique et de laquelle on pouvait fondre sur l’hôtel du duc de La Rochefoucauld, protestant de marque et supposé très riche.

 

Le libraire Kervier, avec un certain Charpentier, commandait à une bande de truands, déjà ivres de vin en attendant qu’ils fussent ivres de sang. Ce Charpentier était un docteur plus ou moins savant, mais rival haineux du vieux Ramus. Et Ramus avait toujours refusé d’imprimer ses livres chez Kervier ; le libraire, le docteur, et leurs truands attendaient devant le collège de Presles, où Ramus passait souvent la nuit, car un logement y était aménagé pour lui.

 

Le maréchal de Tavannes, posté sur le grand pont, écoutait, penché sur l’encolure de son cheval. Deux cents fantassins, la pique au poing, avaient l’œil fixé sur sa haute silhouette noire.

 

À chaque pont, il y avait ainsi un barrage de fantassins ; les chaînes étaient d’ailleurs tendues du côté de l’université, pour que ces troupes ne pussent être assaillies par derrière.

 

À chaque carrefour de la ville, il y avait un capitaine de quartier et cinquante bourgeois en armes.

 

Derrière les portes fermées de toutes les maisons catholiques, des gens, prêts à se ruer au dehors, la figure livide, écoutaient le silence.

 

De groupe en groupe, silencieux et rapides, couraient des gens, soit pour porter des mots d’ordre, soit pour encourager ceux qui attendaient ; c’étaient Nevers et Montpensier, sombres et furtifs ; c’étaient des gentilshommes au visage convulsé d’inquiétude, car le signal se faisait trop attendre ; c’étaient des moines, cordeliers, augustins, génovéfains, barrés, jésuites, tous radieux, les lèvres serrées, des gourdins au poing.

 

Le silence était énorme ; c’était le silence de la mort.

 

Chacun était à son poste.

 

Et l’ombre de l’inquisition catholique planait sur Paris…

XXXI

LES MYSTÈRES DE LA RÉINCARNATION


Vers ce moment-là, c’est-à-dire entre deux et trois heures du matin, à cet instant solennel où des souffles d’angoisse faisaient frissonner la nuit, une scène effroyable se déroulait au Temple, avec, pour uniques personnages, le vieux routier et son fils, le chevalier de Pardaillan.

 

C’était une de ces scènes qui, par l’épouvante qu’elles dégagent, dépassent l’imagination, et devant lesquelles la plume du romancier hésite et tremble.

 

Il faut pourtant que nous la racontions, puisque deux héros de ce récit en furent les acteurs.

 

Mais pour la présenter au lecteur dans son exorbitante horreur, pour lui faire comprendre ce qu’il y avait de tragiquement exceptionnel, de monstrueux, de délirant, dans la situation où se trouvaient placés les Pardaillan, nous devons, pour quelques moments, nous attacher aux faits et gestes d’un personnage sur lequel nous concentrons toute notre attention.

 

Ce personnage, c’était l’astrologue de la reine : Ruggieri.

 

Ruggieri était sans doute l’homme le plus convaincu de la cour de France. Il avait la foi. Il croyait, d’une croyance profonde et sincère, à la possibilité de l’Absolu. Était-ce un fou ? C’est possible, sans que ce soit certain. Quel homme, d’ailleurs, n’a été tenté par l’Absolu ? De nos jours, Ruggieri eût été un de ces paisibles savants qui se passionne pour la découverte des secrets naturels. Et après tout, nul ne peut préjuger des limites qui séparent le possible de l’impossible. Il y a seulement trente ans, la recherche de la liquéfaction de certains gaz, de l’air, par exemple, était considéré comme une folle tentative en chimie : pourtant, l’air a été liquéfié.

 

Ruggieri portait en lui le mystère du Moyen Age agonisant. Né à Florence, il était peut-être le fils de quelque magicienne syriaque ou égyptienne, qui lui avait transmis l’amour des études ésotériques.

 

L’alchimie et l’astrologie étaient la double et incessante préoccupation de cet homme. Et cet esprit ténébreux, ondoyant, insaisissable, quand il se transportait dans le domaine des réalités vivantes, devenait d’une fermeté, d’une lucidité extraordinaires quand il abordait les spéculations où tant de génies ont sombré, depuis les mages de la Chaldée jusqu’à Lulle, Nicolas Flamel jusqu’à Paracelse, jusqu’à Leibnitz, jusqu’à Spinoza.

 

En cherchant la pierre philosophale, en manipulant et en combinant des corps chimiques, Ruggieri avait trouvé des poisons redoutables ; il avait trouvé des parfums charmants ; il avait trouvé des cosmétiques merveilleux : découvertes insignifiantes pour lui.

 

Par l’astrologie, il cherchait :

 

Sur le front des étoiles,

Ce que la nuit des temps renferme dans ses voiles,

 

pour citer une parole somptueuse vraiment du glorieux et admirable La Fontaine.

 

Mais il faut noter que, pour Ruggieri, la pierre philosophale et la connaissance de l’avenir par les astres n’étaient que deux formes de l’Absolu. Ses études ésotériques comprenaient une troisième forme, qui était la recherche de l’immortalité de l’homme.

 

Ainsi donc : la toute-puissance par la richesse infinie, la science absolue par la connaissance de l’avenir ; la parfaite jouissance de la vie par l’immortalité, voilà le rêve fabuleux qui hantait ce cerveau.

 

Cet homme qui tremblait devant Catherine, laquelle n’était après tout que son élève, cet homme, gauche et timide devant les grands, cet homme qui s’était ravalé à d’abominables besognes pour complaire à la vieille reine, devenait dans son laboratoire une sorte de géant ; alors, soit que l’orgueil de ses précédents travaux l’aveuglât, soit que l’excès même du travail l’eût conduit aux portes de la folie, son esprit déployait des ailes d’une envergure démesurée, et il se lançait dans les abîmes de l’insondable.

 

Quand il était fatigué de regarder au ciel, il redescendait à la chimie ; quand il était fatigué de se pencher sur ses creusets, il se colletait avec la mort…

 

Et, courbé sur le cadavre de quelque supplicié qu’il avait acheté au bourreau, il cherchait, oui, il cherchait le moyen de faire revivre ce cadavre !…

 

« Qu’est-ce que le cœur ? songeait-il : un balancier. Qu’est-ce que le sang ? Le charroi de la vie. Voici un corps. Le sang y est toujours, c’est-à-dire le moyen de véhiculer la vie. Le cœur y est toujours, c’est-à-dire le régulateur nécessaire aux mouvements de la vie. Nerfs, muscles, chair, cerveau, tout y est. Or, ce corps, tel qu’il est maintenant, vivait ce matin. Il a suffi qu’une corde l’ait serré au cou pour qu’il devienne cadavre. Et cependant, il est tel qu’il était avant la pendaison. Que manque-t-il à ce corps de matière ? Évidemment le corps astral qui mettait en mouvement le balancier et charriait de la vie à travers les veines. Ce que j’appelle mort n’est que la séparation du corps astral et du corps matériel. Voici le corps matériel inerte, prêt à se décomposer. Mais le corps astral qui l’a quitté vit par là, quelque part, tout près d’ici, sans aucun doute. De quoi s’agit-il donc, en somme ? D’obliger ce corps astral à se réincarner en ce corps matériel. Voilà tout. Si je trouve le charme ou l’incantation qui forcera le corps astral à rentrer dans cette enveloppe, cet homme sera donc ressuscité… Et lorsque j’aurai trouvé cela, ne trouverai-je donc pas du même coup le moyen d’obliger le corps astral à ne jamais quitter le corps matériel… c’est-à-dire l’immortalité ! »

 

Quand il avait bien ainsi rêvé, Ruggieri modelait une statuette de cire qui représentait à ses yeux le corps astral du cadavre. Et sur ce simulacre, il essayait ses incantations…

 

Quelquefois, il lui avait semblé voir le cadavre tressaillir comme prêt à se réveiller. Mais l’illusion s’envolait bientôt.

 

À force de triturer le problème sous toutes ses faces, un jour, il se frappa le front :

 

– Quelle erreur ! murmura-t-il. Je dis que le sang est dans le cadavre. Oui, il y est. Mais il n’y est plus à l’état liquide. Il est coagulé. Il ne peut plus charrier la vie. Il faudra donc au prochain cadavre que j’achèterai, il faudra qu’avant toute incantation, je lui transfuse un sang vivant !…

 

Or, maintenant que nous avons complété le portrait de Ruggieri, maintenant qu’une lumière livide, mais nécessaire, a été projeté sur cette monstrueuse silhouette, nous prierons le lecteur de se transporter de cinq jours en arrière, jusqu’au moment où le groupe d’hommes que nous avons signalé en temps et lieu, pénétra dans l’église Saint-Germain-l’Auxerrois et enleva le cadavre de Marillac.

 

Catherine s’était montrée généreuse : à Panigarola, elle laissait le cadavre d’Alice ; à Ruggieri, elle envoyait celui de son fils. Ruggieri attendait, en effet, hors l’église. Quand il vit les hommes qui emportaient Marillac mort, il s’approcha et prononça quelques paroles, sans doute un mot de reconnaissance.

 

Alors, il fit un signe, et les funèbres porteurs se mirent à le suivre.

 

Arrivé rue de la Hache, Ruggieri s’arrêta non loin de la maison qu’avait habitée Alice de Lux, et ayant fait déposer le cadavre à terre, il renvoya les porteurs. Quand il fut bien sûr que ces gens étaient partis et ne l’épiaient pas pour savoir où il entrait, il alla ouvrir une petite porte basse qui avait été pratiquée exprès pour lui près de la tour et par où il entrait d’habitude dans les jardins du nouvel hôtel de la reine.

 

Alors, il revint au cadavre ; à grand-peine, il le souleva et le transporta ou plutôt le traîna jusque dans les jardins. Et il referma la petite porte. Puis à nouveau, il chargea sur ses épaules le lugubre fardeau et parvint enfin jusqu’à la petite maison si coquette que nous avons décrite et où se trouvaient ses laboratoires.

 

Lorsque le corps se trouva étendu sur une grande table de marbre, lorsque Ruggieri l’eut déshabillé et soigneusement lavé, sa première besogne fut de lui injecter des aromates destinés à empêcher toute décomposition pendant quelques jours au moins ; et ceci n’était qu’un jeu pour ce redoutable créateur de poisons. Quand ces diverses manipulations furent accomplies, il s’aperçut qu’il faisait grand jour. Mais il n’éteignit pas les flambeaux qu’il avait allumés ; il ferma hermétiquement les rideaux pour faire une nuit factice dans le laboratoire.

 

Il revint alors s’asseoir près de la table de marbre à laquelle il s’accouda, et examina le corps de son fils : il était labouré de coups de poignard dont plusieurs avaient pénétré jusqu’aux sources de la vie ; la poitrine, les épaules, le cou étaient zébrés de longues plaies entrouvertes. La tête avait conservé une sérénité remarquable. Évidemment, Marillac ne s’était pas aperçu qu’on le tuait. Le premier coup qui lui avait été porté au moment où il descendait vers Alice, avait dû le foudroyer. Les paupières étaient légèrement soulevées. Ruggieri essaya en vain de les fermer et, n’y arrivant pas, il jeta sur le visage un mouchoir de fine baptiste parfumée qu’il avait trouvé dans le pourpoint du mort et qui était au chiffre d’Alice : probablement un de ces souvenirs que les amants aiment à place sur leur cœur pour avoir toujours sur eux quelque chose de la bien-aimée.

 

Ruggieri n’était nullement ému.

 

La douleur paternelle disparaissait dans l’effort cérébral du savant.

 

Et cet effort devait être énorme.

 

Car pendant plusieurs heures de suite, le mage demeura pétrifié dans une immobilité telle qu’on l’eût pris pour un autre cadavre, si une espèce de tremblement n’eût parfois agité ses mains. Il était d’ailleurs aussi pâle que le mort qu’il étudiait. Mais ses yeux laissaient échapper une flamme ardente : il y avait de la folie dans ce regard d’où toute expression humaine avait disparu.

 

À un moment de cette sinistre méditation, il bredouilla quelques mots :

 

– Il a perdu tout son sang… l’opération n’en est-elle pas simplifiée ?… je recoudrai toutes ces plaies, sauf une… celle-ci… qui a ouvert la carotide… c’est par là que je dois faire la transfusion…

 

À un autre moment de la journée, il murmura :

 

– Nostradamus ne m’a-t-il pas affirmé qu’il avait obligé le corps astral d’un de ses enfants à demeurer près de lui pendant plus d’un mois ?… Et moi-même, n’ai-je pas vu tressaillir à diverses reprises les cadavres que je voulais ranimer ? Est-ce que le corps astral n’était pas là, alors, qui essayait de réintégrer sa demeure charnelle ? Qu’a-t-il manqué pour que la résurrection fût certaine et la réincarnation complète ? Sans doute un rien… une parole de charme qui m’aura fait défaut, ou peut-être une défaillance de mon énergie… cette fois-ci, ma volonté ne défaillira pas… et lorsque mon fils revivra, nous fuirons…

 

Vers le soir, à l’heure où la nuit commençait à tomber au dehors, Ruggieri se leva brusquement, courut à une vaste armoire pleine de livres et de manuscrits, et il se mit à la fouiller fébrilement.

 

Cette fois, il était bouleversé d’émotion : il tremblait convulsivement et il répétait :

 

– Oh ! je le trouverai… je le trouverai…

 

Au bout de deux heures, ayant jonché le parquet de papiers et de volumes épars, il finit par mettre la main sur ce qu’il cherchait : c’était un livre qui ne contenait guère qu’une cinquantaine de pages. Il était relié en bois, avec un fermoir de fer. Les pages étaient moisies. Les caractères de l’écriture étaient hébraïques.

 

Ruggieri poussa un cri terrible en mettant la main sur ce volume et, tout tremblant, il l’emporta sur la table de marbre, près du cadavre. Lentement, il se mit à le feuilleter. Ses yeux, d’un seul trait, parcouraient chaque page.

 

À la vingt-neuvième page, il eut comme un sourd rugissement, et son doigt se posa, s’incrusta sur une ligne.

 

– La formule d’incantation ! gronda-t-il[25].

 

Il était à ce moment dix heures du soir. Le silence était profond au dehors.

 

Le laboratoire, vaste de proportions, était noyé d’ombres. Vaguement, l’immense manteau de la cheminée au-dessus des fourneaux encombrés de creusets et de cornues prenait l’allure d’un monument funèbre ; sur des rayons, les masques de verres, les fioles, les bocaux reluisaient confusément. Au centre, la lumière plus vive de deux flambeaux qui brûlent ; la table de marbre ; sur la table, le cadavre allongé, tout raide, avec des teintes livides ; près de lui, le livre cabalistique ; et penché sur le livre, le mage Ruggieri qui attend, immobile…

 

Comme minuit approchait, il alluma cinq autres flambeaux, ce qui faisait sept en tout.

 

Il les plaça sur le parquet dans l’angle du laboratoire tourné à l’est. Les flambeaux étaient placés en fer à cheval dont l’ouverture se trouvait donc tournée vers l’ouest, et formaient un demi-cercle dans le coin, un demi-cercle appuyé à l’est. Dans ce demi-cercle de lumière, Ruggieri se plaça debout, tourné vers l’intérieur du laboratoire, c’est-à-dire regardant l’ouest, qui est le lieu de ténèbres, par rapport à l’est d’où vient la lumière.

 

De la main, il traça dans l’air un cercle, comme pour s’enfermer.

 

Puis, devant lui, à ses pieds, au milieu des deux branches du fer à cheval formé par les sept flambeaux, il enfonça profondément son poignard dont la garde formait une croix.

 

Alors, tirant un chapelet de son pourpoint, il en détacha douze grains qu’il plaça en cercle autour du poignard dressé comme une croix. Les sept flambeaux figuraient sans aucun doute les sept jours de la semaine, et les douze grains, les douze mois de l’année.

 

Enfin, le livre dans la main gauche, la main droite placée devant lui, le bras tendu vers l’ouest, le mage attendit.

 

Minuit commença à sonner ses douze coups lents et sonores, voilés de tristesse…

 

Au sixième coup, Ruggieri prononça la formule d’une voix calme, forte et grave.

 

Les vibrations du douzième coup de minuit résonnaient encore sourdement dans les airs, lorsqu’il vit à l’autre extrémité du laboratoire une forme blanche qui, d’abord indécise, se précisa rapidement jusqu’à dessiner une silhouette humaine.

 

Nous ne disons pas que cette sorte de vapeur blanche apparut dans le laboratoire.

 

Nous disons que Ruggieri la vit.

 

Ses traits s’étaient comme pétrifiés. Sa main gauche parfaitement immobile supportait, sans la moindre apparence de fatigue, le livre à couvercle de bois et à fermoir de fer très lourd. Son bras droit était tendu vers le même point, sans qu’il éprouvât le moindre fléchissement, alors qu’il est presque impossible à un homme de demeurer dans cette position plus d’une quarantaine de secondes. Ses yeux enfin s’étaient convulsés comme au moment où, dans la tour, près de Catherine, il avait vu le corps astral de son fils se balancer dans l’espace.

 

Alors, d’un pas saccadé, Ruggieri sortit du cercle formé par les flambeaux et la croix.

 

Et il s’avança vers la forme blanche qu’il voyait.

 

Il ne faisait guère qu’un pas par minute, et chacun de ses pas s’accomplissait avec la raideur lente et sans arrêt d’un mécanisme.

 

Au bout de douze pas, il s’arrêta et demanda :

 

– Est-ce toi, mon enfant ?…

 

Il ne vit pas les lèvres de l’apparition remuer. Aucun son ne frappa ses oreilles. Mais il entendit en lui-même, et très distinctement, la réponse :

 

– Pourquoi m’avez-vous appelé, mon père ?

 

Ruggieri se remit en marche ; son bras droit n’avait pas changé de la position qu’il avait prise depuis une quinzaine de minutes. Alors, à mesure qu’il avançait, il vit l’apparition reculer ; le corps astral essayait de le fuir ; mais lui le poursuivait ; en sorte que, par suite d’une évolution, Ruggieri se vit à la place qu’occupait d’abord la forme blanche, tandis que la forme elle-même se trouvait rapprochée du cercle des flambeaux.

 

Ruggieri continua à marcher, revenant cette fois sur le cercle.

 

L’apparition se trouvait près du poignard entre les deux branches du fer à cheval lumineux.

 

Alors, Ruggieri parla de nouveau. Il dit :

 

– Mon enfant, il faut entrer.

 

Il vit la forme blanche s’agiter violemment. Et comme tout à l’heure, en lui-même, il entendit :

 

– Pourquoi ne me laissez-vous pas à l’éternel repos ?

 

– Tu entreras, je le veux, dit Ruggieri. Pardonne-moi, mon fils, de t’emprisonner ici. Entre, je le veux.

 

Il vit la forme blanche hésiter, reculer, prendre son élan, et se placer enfin au centre des lumières, à la place même qu’il avait occupée.

 

Une satisfaction infinie se peignit sur les traits pétrifiés de Ruggieri.

 

Au bout de quelques minutes, son visage se détendit, ses yeux reprirent leur position naturelle, son bras droit retomba pesamment, le livre s’échappa de sa main gauche et roula sur le parquet.

 

Regardant dans le cercle de lumière, Ruggieri ne vit plus rien : la forme blanche avait disparu.

 

Mais il sourit et murmura :

 

– Je ne suis plus en état de voyant ; donc je ne vois pas ; mais il est là ; le corps astral de mon fils est là ; et il ne sortira que lorsque je le voudrai. Ô mon fils, pardonne-moi. Tu n’attendras pas longtemps…

 

Ruggieri subit alors, et d’une façon soudaine, la réaction de l’état morbide où il s’était placé par suite d’un phénomène de volonté connu et décrit par tous les anciens auteurs des sciences ésotériques, mais que la médecine moderne a inventé… en lui donnant le nom tout battant neuf d’autosuggestion.

 

La Salpêtrière[26] est remplie de gens qui voient et entendent comme Ruggieri vit et entendit.

 

Pendant quelques minutes, il demeura tremblant, vacillant, agité de frissons fiévreux, les cheveux hérissés par ce que les vieux poètes de l’antiquité appelaient « l’horreur sacrée ».

 

Mais bientôt il se remit, et courant aux volumes qu’il avait jetés sur le parquet, il saisit l’un d’eux et sortit rapidement de son laboratoire.

 

Le cadavre demeura seul sur la table de marbre, tandis que les sept flambeaux continuaient à brûler dans l’angle éloigné, éclairant le poignard planté en forme de croix.

 

Ruggieri était entré dans sa chambre à coucher et, ayant allumé une lampe, se mit à parcourir le volume qui portait ce titre ; Traité des fardements.

 

C’était une œuvre de Nostradamus publiée à Lyon en l’an 1552.

 

Vers le milieu du volume se trouvaient cinq pages manuscrites.

 

– Voilà, murmura Ruggieri, voilà ce que me laissa en mourant mon bon maître Nostradame. Que de fois j’ai lu et relu ces lignes tracées par sa main quelques heures avant sa mort ! Que de nuits j’ai passées sur ces cinq pages qu’il m’a sans doute laissées pour que je pusse tenter sa réincarnation !… Je la tentai. Par trois fois, j’entrai dans son tombeau, là-bas, dans l’église de Salon… mais je n’avais pas de sang à lui transfuser… Lisons encore… essayons !…

 

Le manuscrit était divisé en trois parties très courtes, écrites à la hâte, et dont beaucoup de phrases était simplement commencées.

 

La première partie commençait par ces mots :

 

– La réincarnation peut s’obtenir moyennant le rappel du corps astral…

 

La deuxième partie portait une sorte de titre qui était :

 

– Accointances qu’il peut y avoir entre le corps astral et le corps matériel après leur séparation.

 

Enfin la troisième partie était également résumée par quelques mots placés en tête de la page :

 

– Quel sang il faut infuser au cadavre.

 

Ce fut cette dernière partie que Ruggieri se mit à lire et à relire longuement, la tête dans les deux mains.

 

Enfin il se leva, alla à une armoire de fer encastrée dans le mur et dissimulée par une tapisserie. L’ayant ouverte, il en tira, parmi une foule de papiers, un rouleau de parchemin qu’il déroula sur la table et sur lequel il s’accouda.

 

C’était une grande feuille sur laquelle étaient tracés des signes géométriques avec renvois explicatifs sur les côtés. En haut de la feuille, ces mots étaient écrits :

 

– Horoscope de mon fils Déodat, comte de Marillac, et diverses constellations en conjonction avec la sienne.

 

Alors, l’astrologue se mit à commencer une série de calculs géométriques dont chacun était suivi de calculs chiffrés. Quand il avait terminé l’une de ses opérations, il jetait un regard ardent sur les signes de l’horoscope, puis, secouant la tête, il recommençait.

 

Cela dura des heures.

 

Vers la fin, il écrivait avec une sorte de fièvre délirante. Une joie intense resplendissait sur son visage.

 

– J’y suis ! murmura-t-il tout à coup, voilà la constellation de l’homme qu’il me faut !… quel est cet homme ?… Oh ! je le trouverai ! Dussé-je passer toutes mes nuits sur le haut de la tour et toutes mes journées au travail ! Je trouverai !… je…

 

Il s’évanouit soudain.

 

Peut-être de joie ou peut-être de fatigue.

 

Quand il revint à lui, au bout de quelques minutes, il se dit :

 

– Le jour ne va pas tarder à paraître maintenant… Eh bien ! j’attendrai à ce soir !…

 

Il se releva alors, rangea ses papiers dans l’armoire de fer, et en tira une boîte qu’il ouvrit : elle contenait un certain nombre de pilules ; il en prit une et, l’ayant avalée, un bien-être immédiat succéda aussitôt à l’énorme fatigue qu’il éprouvait.

 

Ses yeux tombèrent alors sur son horloge.

 

– Neuf heures, dit-il, il fait grand jour…

 

Il tira les rideaux de la fenêtre et il vit qu’il faisait nuit.

 

Alors, il comprit. Il venait de passer toute une journée à étudier l’horoscope, après toute la nuit passée à évoquer le corps astral de son fils. On était au mercredi soir… Or, le cadavre de Marillac était entré dans le laboratoire dans la nuit du lundi au mardi, vers trois heures du matin !… Il y avait donc à tout le moins quarante-deux heures que Ruggieri n’avait pas mangé ! qu’il n’avait pas bu !… qu’il n’avait pas dormi !

 

Sans aucun doute, les pilules dont il venait d’en absorber une et qu’il avait composées lui-même devaient contenir une substance fortifiante d’une extrême énergie, car il ne se sentit ni faim ni sommeil, et se contenta de boire un grand verre d’eau.

 

Toute la nuit qui suivit, Ruggieri la passa au sommet de la tour, l’œil fixé à une puissante lunette qu’il avait perfectionnée pour son usage personnel.

 

Le vendredi, dans la nuit, il fut distrait du travail forcené auquel il se livrait par un envoyé de la reine, qui l’appelait. Lorsqu’il revint du Louvre, il se remit à étudier la constellation de l’homme dont le sang était nécessaire à la réincarnation de son fils.

 

Vers trois heures, comme les astres pâlissaient et qu’il allait remettre à la nuit suivante la suite de ses recherches, il poussa un cri terrible :

 

– J’ai trouvé ! C’est lui ! Il est impossible que ce ne soit pas lui !...

 

Il courut à sa chambre, sortit de l’armoire de fer une feuille de parchemin pareille à celle qui contenait l’horoscope de son fils. Et c’était en effet un autre horoscope.

 

En cette journée qui était celle du samedi, Ruggieri étudia et compara les deux horoscopes.

 

Il tremblait de joie au point qu’il n’écrivait qu’avec difficulté. Une flamme étrange jaillissait de ses yeux. Et il murmurait après chaque calcul :

 

– Oui… c’est bien lui… cela coïncide… Encore cette preuve, et ce sera tout…

 

Et il recommençait.

 

À six heures du soir, il poussa un long soupir, pareil à un rugissement et s’évanouit de nouveau en prononçant un nom :

 

– Pardaillan !…

 

Voilà donc ce que Ruggieri avait trouvé ! Le nom de l’homme dont le sang était nécessaire à la réincarnation de son fils !… Les horoscopes comparés, les conjonctions d’astres, ses calculs, tout lui prouvait que pour ressusciter son fils, c’était le sang de cet homme et non celui d’un autre qu’il lui fallait !

 

Et cet homme, c’était le chevalier de Pardaillan !

 

C’est sur le chevalier de Pardaillan qu’il allait tenter la hideuse, l’effroyable expérience !…

 

Comment le sinistre astrologue avait-il pu arriver à cette conclusion ?

 

Il est probable que dans son aberration, dans l’état de délire à froid où il vivait depuis l’assassinat de l’infortuné Marillac, il est probable que dans le détraquement final de cette cervelle qui avait reçu tant de secousses, il est probable, disons-nous, que la figure de Pardaillan se présenta d’elle-même à lui.

 

Ruggieri, lorsqu’il avait été trouver le chevalier à l’auberge de la Devinière pour lui faire des propositions au nom de la reine, avait rencontré dans l’escalier, et sans doute reconnu du premier coup, son fils Déodat.

 

On se rappelle sans doute avec quelle émotion il voulut, avant tout, lire dans la main du chevalier.

 

Plus tard, il avait essayé d’établir son horoscope.

 

Mais de cette rencontre de son fils trouvé en allant voir Pardaillan était née dans ce cerveau sans cesse préoccupé de conjonctions, la certitude que le comte de Marillac et le chevalier de Pardaillan étaient unis par d’invisibles liens et que leurs destinées faisaient corps.

 

Cette conviction qui dormait au fond de son esprit s’était réveillée sans qu’il en eût conscience, au moment où il cherchait dans le ciel la constellation de l’homme dont le sang lui était nécessaire.

 

Sa certitude était parfaite que les astres lui indiquaient Pardaillan.

 

En réalité, dès la première minute, il avait été obsédé par l’énergie du chevalier, et comme il arrive à tous ceux qui poursuivent un problème insoluble, il avait amoncelé d’instinct les preuves autour de la solution ardemment souhaitée. Et alors qu’il croyait que cette solution lui venait de ses calculs, c’est lui qui l’y avait mise dès avant de commencer le calcul.

 

Toute folie trouve son explication : celle de la magie aussi bien que celle de la religion. Nous devions celle-ci à nos lecteurs avant de poursuivre notre récit. Mais ce qui est incontestable, c’est que le mage – le fou, si on veut – était sincère, comme peut l’être l’hystérique de la Salpêtrière au moment de se livrer à quelque acte insensé.

 

Ruggieri revint rapidement à lui.

 

En toute hâte, de l’armoire de fer, il tira trois ou quatre papiers.

 

Ces papiers étaient blancs.

 

Mais au bas de chacun d’eux se trouvaient la signature de Charles IX et le sceau royal.

 

Comment Ruggieri s’était-il procuré ces ordres en blanc, papiers redoutables qui mettaient en ses mains une puissance extraordinaire ? Les avait-il obtenus de Catherine ? Étaient-ce de parfaites imitations ? Peu importe.

 

Il en remplit deux.

 

Puis il descendit à son laboratoire et renouvela ceux des flambeaux du cercle lumineux qui étaient près de s’éteindre, opération qu’il avait soigneusement recommencée plusieurs fois depuis l’incantation ; car les lumières ne devaient pas s’éteindre : une seule lumière éteinte, c’était une porte par où le corps astral pouvait fuir.

 

– Ô mon fils ! dit-il, sois rassuré ; dès cette nuit, je verserai dans ton corps matériel le sang nécessaire ; et pour chasser les esprits jaloux, pour que des bouleversements prodigieux troublent les airs et la terre, pour que dans ce cataclysme nous puissions échapper à la surveillance des esprits qui voudraient te retenir, je sonnerai le glas, le glas terrible qui sera le signal des milliers de morts, afin que des milliers de corps astraux encombrent l’atmosphère !

 

Ainsi parla le fou…

 

Nous disons « le fou ».

 

En effet, Ruggieri, pour ainsi dire exorbité, parvenait à ce moment au plus haut degré de l’hyperesthésie.

 

Il devenait capable d’actes étranges et monstrueux. À ce moment, il était hors de lui.

 

Mais quant à ses pratiques astrologiques et magiques, elles ne constituaient pas précisément une folie. En tout cas, il eût été alors en nombreuse compagnie : car les chroniqueurs les plus modérés évaluent à vingt mille le nombre de mages, sorciers, astrologues qui se livraient à ces pratiques en 1572 sur une population d’environ deux cent mille Parisiens.

 

Ayant parlé au corps astral comme on vient de le dire, Ruggieri sortit du laboratoire sans regarder le cadavre tout raide et livide sur sa table de marbre. Et ayant enfourché sa mule, il se hâta vers le Temple.

 

Introduit auprès de Montluc, il exhiba les papiers qu’il avait remplis.

 

Montluc, les ayant lus, jeta sur l’astrologue un regard de stupeur et presque d’épouvante.

 

– Mais, observa-t-il enfin d’une voix d’épouvante, je ne sais pas si la mécanique fonctionne encore… il y a longtemps qu’elle n’a servi… vous comprenez, nous avons mieux aujourd’hui, nous sommes plus expéditifs…

 

– Ne vous inquiétez de rien. Mettez-moi seulement en relation avec l’homme.

 

– Bon. Venez donc.

 

Montluc et Ruggieri descendirent, gagnèrent une cour étroite au fond de laquelle s’élevait une cahute en planches.

 

– Il est là, dit Montluc. Parlez-lui. Je vais m’occuper de faire descendre vos deux gaillards. Est-il besoin que j’assiste à l’opération ?

 

– Nullement.

 

Montluc salua et se retira avec une hâte que motivait peut-être un sentiment d’horreur, ou peut-être simplement le désir de courir à son appartement où il devait attendre les deux ribaudes qui lui avaient promis leur visite pour ce soir-là.

 

Ruggieri étant entré dans la cabane, vit un homme qui s’occupait à raccommoder une paire de sandales.

 

Cet homme, court sur ses jambes torses, avait une tête monstrueuse, des épaules énormes, et devait être d’une force herculéenne. C’était un ancien condamné aux galères qu’on avait gracié à condition qu’il remplît au Temple certaines fonctions d’un ordre particulier.

 

Ruggieri lui montra l’un de ses papiers. L’homme fit signe qu’il obéirait. Ruggieri lui donna alors quelques ordres à voix basse. L’homme répondit :

 

– J’y vais.

 

– Non, dit l’astrologue. Pas maintenant.

 

– Et quand ?

 

– Cette nuit. Je ne pourrai être ici qu’à trois heures et demie. Je veux recueillir moi-même la chose.

 

– Trois heures et demie. Bon. Je commencerai donc à tourner la manivelle vers trois heures.

 

Ruggieri approuva d’un signe de tête et sortit.

 

Mais au moment où il allait franchir la porte du Temple, il s’arrêta soudain et murmura :

 

– Il faut que je le voie… il est essentiel que je lise dans sa main.

XXXII

LA MÉCANIQUE


Après la soudaine intervention de Marie Touchet dans la chambre de torture, les deux Pardaillan avaient été réintégrés dans leur cellule. Un flot d’espoir montait de leurs cœurs à leurs cerveaux. Mais ces deux hommes d’une trempe exceptionnelle, évitèrent de se montrer l’un à l’autre la joie qu’ils éprouvaient.

 

Simplement, le vieux routier s’écria quand ils eurent été enfermés :

 

– Pour cette fois, chevalier, je dois convenir que tu n’as pas eu tort de sauver cette aimable personne. Par Pilate, j’aurai donc connu une femme qui aura montré quelque gratitude ?

 

– Vous pouvez ajouter un homme, observa le chevalier.

 

– Qui donc ? Ton Montmorency qui nous laisse mourir dans ce cul de basse-fosse, alors qu’il devrait déjà avoir mis le feu à Paris et fait sauter le Temple pour nous en tirer !

 

– Mais, monsieur, nous eussions sauté, nous aussi, en ce cas, répondit le chevalier de cet air naïf et narquois qu’il avait quand il se trouvait de bonne humeur. Mais, ajouta-t-il, c’est de Ramus que je voulais parler. Ce digne savant ne nous a-t-il pas tirés d’un fort mauvais pas, rue Montmartre ?

 

– C’est pardieu la vérité. Mort de tous les diables, devrai-je donc me réconcilier avec l’humanité ?

 

Les deux intrépides aventuriers plaisantaient et devisaient paisiblement à l’heure où ils venaient d’échapper à une mort affreuse. Cœurs tendres, esprits vifs et alertes, âmes indomptables, ils dédaignaient de se congratuler, et le peu de cas qu’ils semblaient faire de leur retour à la vie était le plus audacieux défi à la mort et à la souffrance.

 

Cependant, peu à peu, leur entretien s’attacha à cette charmante et vaillante jeune femme qui leur était apparue comme un ange sauveur. Ils finirent par convenir que leur situation s’était infiniment améliorée et que, sûrement, Marie Touchet les délivrerait.

 

La journée se passa ainsi.

 

Et déjà la nuit avait envahi leur cachot, alors que dehors il faisait jour encore, lorsque la porte s’ouvrit.

 

Avouons que le cœur leur battit fort : était-ce la liberté ?…

 

C’était Ruggieri.

 

Il entra seul, une lanterne à la main, tandis que les arquebusiers qui l’avaient accompagné se rangeaient dans le couloir, prêts à faire feu à la moindre tentative d’évasion.

 

Ruggieri levant sa lanterne pour examiner les deux prisonniers, alla droit au chevalier.

 

– Me reconnaissez-vous ? demanda-t-il.

 

– Qu’est-ce que c’est que cet oiseau de mal augure ? songea le vieux Pardaillan stupéfait de cette apparition.

 

Le chevalier examina un instant l’astrologue. Sa figure prit cette expression d’insolence à froid et ce sourire tout sel et tout sucre qu’il avait devant certaines gens.

 

– Je vous reconnais, dit-il, bien que vous ayez fort changé. C’est vous qui vîntes me voir en mon taudis qui se trouva fort honoré de votre visite. C’est vous qui me posâtes de ces questions étranges, comme de me demander en quelle année j’étais né et si j’étais libre… C’est vous qui me donnâtes ce joli sac contenant deux cents beaux écus de six livres parisis. C’est vous qui m’offrîtes la porte de la maison du Pont-de-Bois où vous m’aviez donné rendez-vous… Mon père, saluez cet homme : c’est un des plus hideux coquins dont puisse se glorifier une truanderie ; saluez cette admirable figure de traître où se lit le plus raisonnable appétit de félonie ; savez-vous pourquoi monsieur me donnait deux cents écus que je bus d’ailleurs jusqu’au dernier ? Savez-vous pourquoi il m’amenait à l’illustre et généreuse Catherine, reine de par le diable ? C’était pour me prier d’assassiner mon ami, mon hôte, le comte de Marillac !

 

Une terrible secousse fit bondir l’astrologue.

 

Pour la première fois depuis qu’il avait placé le cadavre sur sa table de marbre, un sentiment humain fit explosion dans cette âme atrophiée par la ténébreuse et dévorante recherche de l’impossible.

 

Ses yeux se gonflèrent comme s’il allait enfin pleurer.

 

Mais il ne pleura pas. Il éclata d’un rire sinistre et grinça :

 

– Moi ! Moi ! Tuer Déodat ! Fou ! Triple fou !… Ah ! si Déodat n’était mort, si je n’avais enfermé son corps astral dans le cercle magique…

 

Il n’acheva pas.

 

Le chevalier l’avait saisi par le bras. Il secoua violemment ce bras.

 

– Vous dites, gronda-t-il, vous dites que le comte est mort !…

 

– Mort ! répéta Ruggieri hagard, une lueur de folie dans les yeux. Mort !… heureusement, je tiens les deux corps, le corps matériel et l’astral… jeune homme, c’est pour cela que je suis ici… votre main, je vous prie….

 

Le chevalier avait croisé les bras, et sa tête s’était inclinée sur sa poitrine.

 

– Si loyal, murmura-t-il, si brave et si jeune !… Et si bon ! Ô mon pauvre ami, ta destinée s’est donc accomplie selon les affreux pressentiments qui courbaient ton front !… Mort !… Tué sans doute par cette femme !… Mon père, mon père, vous avez trop raison… il y a trop de loups et de louves de par le monde…

 

– Pardieu ! fit le vieux routier qui tournait avec curiosité autour de Ruggieri. Quand je te le dis, chevalier ! Des loups, certes, il y en a à foison. Et des hiboux… tiens, comme monsieur que voici… fi ! la vilaine bête… vous sentez la mort, monsieur ; allez-vous-en !… Chevalier, dès que nous serons hors, il faudra fuir aux confins de la terre…

 

– Monsieur, dit timidement Ruggieri, voulez-vous me donner votre main ?...

 

Il parlait au chevalier, et sa voix avait une si étrange douceur, elle implorait avec tant de tristesse, que le chevalier, lentement, décroisa les bras et dit :

 

– Quoi que vous ayez fait, monsieur, je crois que vous pleurez mon pauvre ami… voici ma main.

 

Ruggieri s’en saisit avidement.

 

Le vieux routier haussa les épaules et grommela :

 

– Toujours le même ! Rien ne le corrigera ! Moi, c’est un coup de pied dans le ventre que j’aurais donné à ce lugubre messager… Or çà, que veut-il ?… Et que diable fait-il ?… Est-ce un diseur de bonne aventure ?…

 

Ruggieri, en effet, avait saisi la main droite que le chevalier, croyant qu’il voulait simplement la serrer par communauté d’affliction, lui avait tendue. Cette main, il l’avait ouverte, et projetant sur la paume la lumière de la lanterne, il l’étudiait, il en inspectait les lignes.

 

Déjà Ruggieri avait oublié ce sentiment de douleur paternelle qui s’éveillait en lui. Il était tout à sa folie, à l’affreuse pensée qui le guidait. Il hochait la tête. Soudain, il poussa un cri de joie féroce.

 

– Voici la preuve ! hurla-t-il. Voici votre ligne de vie qui va se perdre dans une ligne que j’ai retrouvée dans la main de Déodat ! Voici, tenez…

 

Il eût sans doute révélé l’abominable, la monstrueuse espérance de réincarnation, mais le vieux Pardaillan, affolé, exaspéré, presque terrifié par l’accent funèbre de cette voix, avait saisi Ruggieri au col ; il le secoua un instant et, finalement, d’une secousse, l’envoya rouler sur la porte du cachot.

 

Ruggieri se releva lentement et jeta sur le chevalier un dernier regard si étrange que celui-ci en frissonna ; puis, ouvrant la porte, il disparut en faisant un geste incompréhensible – probablement un geste d’incantation.

 

– As-tu vu ce regard ? fit le vieux routier tout pâle. Par l’enfer, on eût dit un regard de vampire…

 

Le chevalier, tout à la violente douleur qu’il éprouvait de la nouvelle qu’il venait d’apprendre, allait et venait dans le cachot avec une agitation croissante. Une furieuse colère montait en lui. Jamais le vieux Pardaillan n’avait vu son fils dans cet état. Et sans doute cette colère allait finalement se traduire par quelque éclat lorsque la porte s’ouvrit à nouveau. Les mêmes arquebusiers qui avaient conduit Ruggieri apparurent dans le couloir. Et le sergent qui les commandait dit simplement :

 

– Messieurs, veuillez me suivre.

 

Le vieux routier tressaillit d’espoir. Il voyait dans cet incident la suite de l’intervention de Marie Touchet. Si on ne les mettait pas en liberté, on allait tout au moins les transférer dans quelque chambre plus aérée, moins noire, enfin les traiter avec certains égards. Il saisit le bras du chevalier.

 

– Viens, dit-il. Nous songerons à venger ton ami quand nous serons hors d’ici.

 

– Oui, fit le chevalier, les dents serrées, le venger !… Je sais d’où est parti le coup qui l’a frappé…

 

Ils se mirent en marche, entourés d’arquebusiers.

 

– Monsieur, dit le vieux Pardaillan au sergent, vous nous conduisez dans une autre cellule ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Très bien.

 

Le sergent le regarda d’un air étonné. On arriva au bout du couloir et on commença à descendre un escalier tournant, pareil à celui qu’ils avaient descendu le matin pour arriver à la chambre de torture, mais non le même.

 

– Tiens ! fit le routier, il me semblait que nous aurions dû remonter plutôt.

 

Le sergent sourit.

 

Pardaillan pensa qu’on remonterait sans doute par un autre escalier. Il y avait tant de tours et de détours dans cette vieille masure !…

 

Cependant, ils s’enfonçaient de plus en plus. L’air devenait méphitique. Les murailles suintaient. Par plaques, des touffes de champignons verdâtres se renflaient sur la pierre. À d’autres endroits, cette pierre brillait de mille cristaux minuscules : c’était le salpêtre qui sortait.

 

On arriva ainsi à une sorte de boyau long d’une vingtaine de pas.

 

« Diable ! » songea Pardaillan père.

 

Mais il se rassura aussitôt en apercevant au bout du boyau un étroit escalier qui remontait. Et comme il n’y avait de couloir ni à droite ni à gauche, il en conclut qu’ils allaient reprendre par là le chemin qui les ramènerait à l’air.

 

C’était vrai : les deux Pardaillan devaient monter cet escalier qui tournait rapidement sur lui-même et dont ils n’apercevaient que les deux ou trois premières marches.

 

Il y eut mieux : les arquebusiers firent halte dans le boyau, et les deux prisonniers furent invités à monter les premiers. Ils montèrent ; derrière eux, le sergent ; derrière le sergent, les arquebusiers.

 

Le vieux Pardaillan qui, plein d’espoir, marchait en tête, compta huit marches tournantes. À la neuvième marche, il n’y avait plus d’escalier, mais une sorte de porte basse et étroite s’ouvrait ; machinalement, il franchit le pas ; le chevalier passa derrière lui ; au même instant, ils entendirent derrière eux un bruit sonore et métallique comme celui d’une porte de fer qui se referme…

 

L’obscurité était opaque.

 

Les ténèbres n’étaient même pas sillonnées par ces vagues reflets d’imperceptibles lueurs qui rassurent l’œil dans les nuits les plus profondes.

 

Le silence était aussi absolu que les ténèbres.

 

– Es-tu là ? demanda le vieux Pardaillan avec une poignante angoisse.

 

– Je suis là ! dit le chevalier.

 

Ils se turent brusquement, pris de cet indicible étonnement qui est le premier signe de la terreur : en effet, leurs voix résonnaient d’étrange façon, avec cette même sonorité métallique qu’avait eue la porte en se renfermant et qui éveillait de longs échos.

 

Instinctivement, les deux hommes avaient tendu les bras devant eux ; leurs mains se rencontrèrent et s’étreignirent.

 

Dans ce mouvement, ils firent chacun un pas pour se rapprocher l’un de l’autre.

 

Mais ils s’arrêtèrent soudain, et la même sensation d’étonnement les immobilisa comme elle les avait fait se taire mais, cette fois, l’étonnement avait monté d’un degré vers la terreur ; en effet, en voulant marcher, ils avaient senti que le plancher n’était pas sur un plan horizontal, mais qu’il s’inclinait sur une pente assez raide.

 

Le vieux Pardaillan se baissa vivement et toucha ce plancher. Sa surface était dure et très légèrement rugueuse au toucher.

 

– Du fer ! gronda-t-il en se redressant.

 

Et il se sentit pâlir.

 

Alors, ensemble, ils reculèrent, remontant la pente de cet étrange plancher de fer.

 

Au bout de trois pas, ils furent arrêtés par la muraille et, l’ayant touchée, ils constatèrent qu’elle était en fer !

 

Ils étaient entourés de fer ! Ils étaient dans une chambre de fer !

 

Pourtant, contre la muraille, leurs pieds se sentaient d’aplomb. La déclivité ne commençait qu’à un demi-pas du mur de fer.

 

– Ne bouge pas de là ! fit le vieux Pardaillan. Je ne sais dans quel traquenard nous sommes tombés. Mais ce doit être effroyable. Je veux pourtant me rendre compte…

 

Alors il se mit à suivre la muraille en comptant ses pas à haute voix, afin de rester en communication avec le chevalier.

 

Il marchait le long de cette bordure horizontale, sorte de sentier qui côtoyait le pied des murs.

 

Lorsque, ayant fait le tour de cette cage, il rejoignit son fils, il avait compté vingt-quatre pas : huit de chaque côté dans le sens de la longueur et quatre dans le sens de la largeur.

 

La cage était donc d’assez vastes proportions.

 

Le routier n’avait rencontré ni banc, ni siège d’aucune sorte, ni aucun des ustensiles qui garnissent un cachot : partout la muraille était unie, avec cette même surface légèrement rugueuse du fer que l’humidité a oxydé.

 

Alors la pensée de ces épouvantables oubliettes dont ils avaient entendu parler leur vint à tous deux. Ils songèrent qu’on les avait enfermés dans cette cage pour y mourir de faim et de soif.

 

Ils frémirent.

 

Un moment, l’effroi pénétra dans ces âmes indomptables.

 

Mais bientôt, chacun d’eux songeant qu’il ne devait pas augmenter les souffrances de l’autre par sa propre faiblesse, ils raffermirent leurs cœurs, et se prenant par la main :

 

– Je pense, dit Pardaillan père, que voici la fin de notre carrière.

 

– Est-ce qu’on sait ? dit froidement le chevalier.

 

– Soit ! je ne demande pas mieux que de vivre encore, par la mort-dieu. Mais j’enrage de ne pas savoir où je suis, et pourquoi il n’y a rien dans ce cerveau de fer, et pourquoi ce plancher s’en va de tous côtés en pente vers le centre…

 

– Peut-être s’est-il affaissé par son propre poids…

 

– Peut-être. Attendons…

 

– Attendons, monsieur. Qu’avons-nous à redouter au bout du compte ? De mourir par la faim. Je conviens que c’est un supplice assez hideux. Mais nous pourrons y échapper quand il nous sera bien démontré que nous devons mourir.

 

– Y échapper ! Et comment ?

 

– En nous tuant, dit simplement le chevalier.

 

– J’entends bien. Mais comment ? Nous n’avons ni dague, ni épée. Tu n’espères pas que nous allons pouvoir nous tuer en nous frappant la tête contre ces murs de fer ?

 

– J’ai entendu dire, fit le chevalier de sa voix intrépide, que certains prisonniers sont parvenus par ce moyen à échapper aux horreurs de leur agonie. Le moyen ne serait donc pas à dédaigner. Mais nous avons mieux.

 

– Et quoi ?

 

– Nos éperons. Les miens n’ont pas de molette et constituent au pis aller des poignards assez présentables.

 

– Par Pilate, tu es en veine de bonnes idées, chevalier !

 

– J’ai des moments comme cela…

 

Tel fut l’entretien héroïque de ces deux hommes placés dans la situation la plus effroyable.

 

Séance tenante, le chevalier défit ses éperons qui, selon un usage encore très répandu, consistaient simplement en une tige d’acier assez longue et aiguë. Il en donna un au vieux routier et garda l’autre pour lui…

 

Chacun d’eux affermit cette arme extraordinaire dans sa main droite en nouant autour du poignet les courroies de l’éperon.

 

À partir de ce moment, ils ne se dirent plus rien.

 

Accotés à la muraille de fer, les yeux ouverts, l’oreille tendue, les nerfs surexcités, ils attendirent, cherchant à voir et ne voyant que ténèbres, cherchant à entendre et n’entendant que silence.

 

Ils étaient comme ces grands et nobles fauves du désert qu’on vient de jeter dans une cage et qui, dans les premières heures de leur stupeur et de leur colère, se tiennent dans un coin, ramassés, la gueule en feu, toutes griffes dehors, prêts à bondir…

 

Quel espace de temps s’écoula ainsi ?

 

Des minutes ou des heures ?

 

Ils n’en eurent pas conscience…

 

Soudain, le vieux Pardaillan murmura :

 

– As-tu entendu ?…

 

_ Oui… ne bougeons pas… Taisons-nous…

 

Un léger bruit, comme le bruit du déclic d’une machine qui va se mettre en mouvement venait de frapper leurs oreilles.

 

Ce bruit de déclic venait du plafond.

 

À ce moment même, une lumière pâle envahit la chambre… la cage de fer… puis cette lumière se renforça comme si une deuxième lampe mystérieuse eût été allumée… puis elle se renforça deux fois encore, en sorte que la clarté était maintenant suffisante pour montrer tous les détails de l’épouvantable oubliette… car les deux malheureux en étaient encore à croire qu’ils se trouvaient dans une oubliette !…

 

D’abord, les deux Pardaillan ne virent qu’eux-mêmes. Ils se virent hagards, hérissés, avec des visages terribles.

 

– On va nous attaquer, gronda le vieux.

 

– Oui… tenons-nous bien.

 

– Ce n’est pas par la faim qu’on veut nous tuer…

 

– Sans quoi, ces lumières n’auraient pas leur raison d’être.

 

– Mordieu ! c’est donc la bataille !…

 

– La bataille ! La vie !…

 

Ils respirèrent largement.

 

Cependant, l’attaque ne se produisait pas. D’un rapide regard, ils inspectèrent alors le caveau. Et cet étonnement que nous avons signalé plus haut, cet étonnement avant-coureur des plus atroces sensations d’horreur, entra de nouveau dans leurs esprits avec une violence d’écluse qui s’ouvre…

 

Voici en effet ce qu’ils virent :

 

Ils avaient cherché d’instinct la porte, le trou par où ils étaient entrés, et ils ne trouvèrent plus ; cette porte devait sans doute se fermer hermétiquement au moyen d’un mécanisme : sur la muraille, aucune ligne indiquant la solution de continuité, plus de porte !… Partout, le mur de fer tout uni : aucun ustensile, aucun objet quelconque.

 

Ils examinèrent alors ce plancher bizarre qui, dans la nuit, leur avait paru s’en aller en pente.

 

Ils ne s’étaient pas trompés : tout autour du caveau bordant la muraille, régnait un sentier horizontal de deux pieds de large ; et à partir de l’arête de ce sentier commençait la déclivité assez raide ; le plancher était ainsi divisé en quatre pans dont chacun s’abaissait vers le centre, et cela formait un tronc de pyramide renversée parfaitement régulier, nous disons un tronc, et non une pyramide ; car les quatre plans inclinés au lieu d’aboutir à une pointe centrale, étaient coupés de façon à former au fond de cette cuvette quadrangulaire un rectangle très régulier.

 

Or, ce rectangle, ce n’était pas une plaque de fer, ni une dalle de pierre ni rien !

 

C’était du vide !…

 

Il n’y avait rien ! Ce rectangle, c’était un trou ! Quelque chose comme l’orifice supérieur d’une cheminée.

 

Si, dans la nuit, ils se fussent laissé entraîner sur l’une des quatre pentes, ils eussent abouti à ce trou !

 

Ils fussent tombés…

 

Tomber ! Où ? Dans quoi ? Dans quel puits ? quel abîme ?

 

À tout prix le savoir ! Ils le voulurent. Et s’arc-boutant l’un à l’autre, pour ne pas glisser sur la pente unie, ils descendirent et arrivèrent au bord du trou de la cheminée.

 

Et alors, ils frémirent. S’étant regardés, ils se virent livides. Et le vieux Pardaillan prononça ces mots :

 

– J’ai peur… Et toi ?…

 

– Éloignons-nous, fit le chevalier sans répondre à la terrible question. Ils revinrent sur le sentier.

 

Qu’avaient-ils donc entrevu de formidable ? Était-ce un puits sans fond ? Était-ce le vertige d’une chute qui ne s’arrêterait jamais ?

 

Non. C’était quelque chose de plus simple, mais cette simplicité dégageait de l’horreur.

 

Simplement, ce puits n’était pas un puits. Cet abîme n’était pas un abîme…

 

Ce trou… eh bien ! ce trou, c’était une fosse. Une fosse en fer. Le fond, une plaque de fer, apparaissait à cinq pieds au-dessous des bords…

 

Oui. Une fosse !… Mais une fosse avec d’étranges particularités.

 

D’un bout à l’autre, elle était creusée d’une rigole.

 

Et cette rigole aboutissait à un orifice de tuyau qui se perdait on ne savait où ?…

 

Pourquoi cette fosse ?

 

Et dans la fosse, pourquoi la rigole ?

 

Et hors de la fosse, pourquoi les quatre pentes raides ?

 

Pourquoi cet agencement destiné à pousser, à refouler, à attirer, à absorber ?….

 

Les Pardaillan, muets, collés contre la muraille de fer, regardaient la fosse qui béait au centre de la cuvette quadrangulaire formée par le plancher de fer.

 

Dans leurs âmes, l’intrépidité montait en même temps que l’horreur.

 

Ils s’apprêtaient à terrasser l’épouvante.

 

Ils eussent lutté avec la Mort elle-même, eux qui luttaient contre la folie de l’effroi qui les saisissait à la gorge, au cerveau, au cœur, aux entrailles, partout où le spectre de l’effroi cherche à saisir l’homme.

 

Nous avons dit que le fantastique caveau s’était éclairé.

 

La lumière venait de quatre lampes.

 

Ces lampes étaient placées dans des niches pratiquées au bas de la muraille, au ras du sentier.

 

Il y avait une niche par panneau.

 

Les lampes étaient mises hors d’atteinte par un treillis de fer.

 

Les niches évidées dans la muraille de fer correspondaient évidemment avec un couloir qui faisait le tour du caveau, puisque c’était du dehors qu’on avait allumé les quatre lampes.

 

Ces lampes, placées au ras du sol, étaient agencées pourtant de manière à envoyer leurs reflets vers le plafond en même temps que vers la fosse.

 

Évidemment, du dehors, par un trou quelconque, on avait intérêt à surveiller et le plafond et la fosse.

 

Ce plafond lui-même était de fer.

 

Les Pardaillan levèrent les yeux, l’inspectèrent… et l’étonnement dans lequel ils tourbillonnaient à l’aventure comme des épaves peuvent tourbillonner sur un océan démonté, l’étonnement les saisit dans ses rafales plus puissantes…

 

Ce plafond ne ressemblait pas plus à un plafond que le plancher ne ressemblait à un plancher…

 

Ce plafond était lui-même disposé en tronc de pyramide, chacun de ses pans étant parfaitement dans le plan de la pyramide d’en bas !

 

En sorte que si ce plafond était tombé, il se fût exactement adapté au plancher.

 

Le plancher était en creux ; le plafond était en relief.

 

Et au centre de ce plafond, juste au-dessus de la fosse, une masse de fer parfaitement rectangulaire surplombait. Cette masse, épaisse de cinq pieds, toujours dans l’hypothèse où le plafond fût tombé, se serait exactement emboîtée dans la fosse !…

 

Tout cela formait un ensemble exorbitant ; cela suait l’épouvante, cela distillait de l’horreur, cela ouvrait à l’imagination affolée les portes de la terreur et laissait présager de monstrueux raffinements d’angoisses.

 

Le chevalier de Pardaillan ayant tout inspecté, ayant confronté avec ce qu’il voyait le souvenir des choses qu’on se racontait à voix basse sans y croire, le chevalier de Pardaillan avait compris. Et de ses lèvres qui remuèrent à peine, il laissa tomber ce seul mot :

 

– La mécanique !

 

La mécanique !…

 

La monstrueuse invention, produit hideux de la délirante imagination de l’inquisition !

 

La mécanique espagnole qui fonctionna aux quinzième et seizième siècles, dans le mystère des geôles profondes !

 

– La mécanique ? interrogea le vieux Pardaillan, qui ne savait pas, lui !

 

Le chevalier n’eut pas le temps de répondre.

 

Ce léger bruit de déclic qu’ils venaient d’entendre peu avant que les lumières ne s’allumassent, se reproduisit dans le silence absolu.

 

Presque en même temps, ils entendirent sur le côté droit de la cage de fer, au dehors, une rumeur grinçante et continue de roue mal graissée qui se met en mouvement, ou de vis qui s’enfonce dans un pas de vis rouillé…

 

La vis devait être formidable, si c’était une vis. Car la rumeur était assourdissante.

 

Et aussitôt, un grondement sourd (exactement comparable au bruit que fait le rouleau de fer en s’abaissant sur la devanture de nos magasins modernes), un roulement ininterrompu qui venait d’en haut leur fit lever les yeux vers le plafond.

 

Leurs cheveux se hérissèrent…

 

Horreur sur horreur !…

 

Le plafond s’était mis à descendre !…

 

Il descendait tout d’une pièce, d’un mouvement très lent, mais continu.

 

Il s’abaissait.

 

La monstrueuse pyramide de fer en relief descendait vers la pyramide de fer en creux…

 

Le bloc de fer rectangulaire s’abaissait pour aller s’encastrer dans la fosse de fer…

 

Et eux ?…

 

Eux !… Ils allaient bientôt sentir poser sur leurs têtes la masse formidable !

 

Alors, affolés, ils allaient chercher à gagner une minute de vie !…

 

Comment ?…

 

En descendant vers la fosse.

 

Et lorsqu’ils y seraient, la masse rectangulaire s’emboîterait dans la fosse…

 

Ils seraient écrasés par l’effroyable pression !

 

Écrasés !… Broyés !…

 

Et la rigole était là pour recueillir leur sang !

 

Tout leur sang extravasé jusqu’à la dernière goutte !…

 

La fosse était là ! Ils y descendraient sûrement, infailliblement ! Elle les fascinait. Elle les appelait. Elle les attirait comme le Maëlstrom de l’Océan attire le vaisseau qui se débat en vain pour échapper à ses mortelles étreintes !

 

Le grondement de la mécanique continuait.

 

Le plafond descendait.

 

Bientôt, il se trouva à un pied de la tête du vieux Pardaillan, plus grand que le chevalier.

 

Épouvante et délire !… Bientôt, il ne fut qu’à un pouce !…

 

Bientôt, il ne fut qu’à une ligne !…

 

Il toucha les cheveux… il atteignit le crâne… le vieux routier baissa la tête… la masse effroyable atteignit ses épaules… il fallait descendre… descendre vers l’horreur… descendre vers la fosse de fer !…

 

Terrible, les yeux exorbités, les veines des tempes gonflées à éclater, le vieux incrusta ses pieds sur le sentier de fer, s’arc-bouta des deux coudes à la muraille de fer, et se raidissant dans un effort titanesque, il essaya l’impossible, il tenta l’absurde, il voulut, oui, il voulut, de ses épaules, arrêter la descente du plafond de fer !…

 

Et l’impossible se réalisa !

 

Le plafond s’arrêta !…

 

Mais cela dura quelques secondes… le vieux haleta, son visage se convulsa… il tomba sur ses genoux… le plafond se remit à descendre…

 

Alors, comme le fer touchait les épaules du chevalier, il s’arc-bouta à son tour… il refit le prodige…

 

Et pendant que de ses épaules il suspendait un instant l’épouvantable masse, sa parole, étrange comme lointaine, descendit vers le vieux routier…

 

Et le chevalier disait :

 

– Mon père, nous avons nos poignards… Quand je tomberai près de vous, il sera temps… mourons ensemble…

 

La seconde d’après, l’irrésistible force descendante le courba.

 

Il s’abattit près de son père.

 

L’instant suprême était venu : en même temps, ils levèrent leurs mains armées pour se frapper…

XXXIII

DES VISAGES PENCHÉS SUR LA NUIT


Vers deux heures du matin, cette nuit-là, Ruggieri sortit du nouvel hôtel de la reine, et, d’un pas tranquille, prit le chemin de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois où il ne tarda pas à arriver. Il se dirigea vers la petite porte par laquelle Marillac et Alice de Lux étaient entrés dans la nuit du lundi précédent.

 

Devant cette porte, il trouva un homme qui l’attendait. C’était le sonneur de cloches. Cet homme remit à l’astrologue la clef du clocher, et dit :

 

– Comme ça, vous ne voulez pas que je vous aide ?

 

Ruggieri secoua la tête.

 

– C’est que la Guisarde est lourde à manœuvrer. Moi-même, j’ai du mal à la mettre en mouvement…

 

– La Guisarde ? fit Ruggieri.

 

– Oui, dit le sonneur en éclatant de rire ; c’est le nom que j’ai donné à la grosse cloche.

 

– C’est bien… retirez-vous… et silence !

 

L’homme fit un geste d’insouciance et s’en alla. Ruggieri entra dans l’église, ferma la porte et bientôt il commençait l’ascension du clocher. Il parvint ainsi à une sorte de chambre ouverte à tous les vents et dont le plafond était percé de trous par où descendaient des cordes. Ces cordes servaient à mettre en mouvement les cloches situées au-dessus du plafond, et cette chambre était la niche du sonneur.

 

L’une de ces cordes était un vrai câble : c’était la corde du gros bourdon qu’on sonnait rarement.

 

Généralement, le sonneur, qui pourtant était vigoureux, était obligé de se faire aider pour le mettre en branle.

 

Ruggieri saisit ce câble et le secoua en levant la tête.

 

Une douzaine de hiboux effarés se mirent à voleter de place en place.

 

– Qui êtes-vous ? s’écria l’astrologue qui se mit à parcourir à grand pas le plancher à demi pourri. Êtes-vous les âmes de Chilpéric et d’Ultrogothe dont j’ai vu les statues aux portails de cette église ? Est-ce toi, roi franc, toi qui bâtis ce temple, voici près de mille ans ? Est-ce toi, Robert, toi qui réédifias l’église détruite ?… Pourquoi accourez-vous du fond des régions de ténèbres ? Venez-vous m’aider ?… Oui… il faut que, cette nuit, les airs soient remplis d’esprits ! Il faut qu’une armée innombrable de corps astraux rende impossible la fuite du corps astral de mon fils !…

 

Il se pencha sur l’appui de pierre et jeta un coup d’œil sur les toits des vieilles masures qui avaient poussé autour de l’église. En face de lui se dressait la lourde masse du Louvre, muet et sombre. Tout était silencieux. Tout était ténèbre.

 

Cependant, l’astrologue semblait voir et entendre des choses mystérieuses.

 

Une sueur abondante et glaciale ruisselait sur son visage. Sa bouche se crispait sous l’effort d’un étrange rictus. Ses yeux démesurément ouverts dardaient des flammes.

 

– Voici l’heure ! murmura-t-il d’une voix grelottante. Voici l’heure où je vais sonner le grand rappel des esprits épars… le glas du comte de Marillac !…

 

Il se redressa lentement en éclatant de rire, et marcha vers la grosse corde, la corde du tocsin…

 

– Le glas de mon fils !… Non, de par Dieu, de par la Vierge, de par les saints !… Au nom du Père, au nom du Fils, au nom du Saint-Esprit, sonne, bronze énorme comme la mort, sonne la vie, sonne des milliers de trépas, sonne la réincarnation du fils de la reine !…

 

En hurlant ces paroles insensées, il se jeta sur la corde du tocsin s’y suspendit de tout son poids…

 

Pendant quelques secondes, la lourde cloche s’ébranla, se balança, tressaillit, grinça…

 

Puis le battant frappa les flancs… le premier coup retentit, jetant dans le morne silence un mugissement prolongé.

 

* * * * *

 

Sur la façade du Louvre qui regardait Saint-Germain-l’Auxerrois, un balcon était ouvert – le balcon d’une vaste salle plongée dans l’obscurité. Près du balcon, deux ombres à demi penchées en avant, sans oser se montrer, attendaient, raidies par l’angoisse de cette minute fatale.

 

C’était Catherine de Médicis, toute vêtue de noir.

 

C’était son fils bien-aimé, Henri, duc d’Anjou.

 

Ils se tenaient par la main. Ils étaient blêmes. Le duc d’Anjou tremblait. Comme Ruggieri, ils écoutaient, ils regardaient. Leurs yeux étaient fixés sur l’église. Une sorte d’avidité funeste convulsait le visage de Catherine. Ses narines étaient pincées, amincies, comme si elle allait défaillir. Elle eût voulu aller sur le balcon… elle n’osait pas…

 

Cette sorte de surexcitation nerveuse, maladive, qu’on éprouve lorsqu’on attend le bruit d’une explosion alors que les mineurs ont mis le feu à la mèche, tordait son corps et lui laissait à peine la facilité de respirer…

 

Tout à coup, devant eux, la voix grave, profonde et mugissante du bronze donna son premier coup de gueule.

 

Le duc d’Anjou, d’une secousse, échappa à l’étreinte de sa mère, et recula… recula jusqu’à ce que trouvant derrière lui un fauteuil, il tomba en se bouchant les oreilles, en fermant les yeux…

 

Catherine, comme poussée par une force invincible, s’était redressée avec un soupir terrible.

 

Elle bondit sur le balcon, se pencha sur l’appui, noire, funèbre, les ongles incrustés à la pierre, pareille à l’archange de la Mort.

 

La cloche, la grosse cloche de Saint-Germain-l’Auxerrois hurlait, gueulait, mugissait, rugissait, comme folle, exaspérée, frénétiquement secouée par le génie des catastrophes…

 

Alors, des bruits étranges, des rumeurs inouïes montèrent du fond de l’ombre…

 

Près de Saint-Germain, une autre cloche se mit à hurler, puis, plus loin, une autre, puis d’autres, toutes les cloches, tous les tocsins de Paris secouant sur la ville les rafales monstrueuses de leurs sonorités éperdues, partout les voix de bronze jetant dans les airs des clameurs formidables…

 

En bas, des ombres apparaissaient, qui couraient, se heurtaient, vociféraient : des éclairs jaillissaient des épées ; des torches, des centaines de torches, des milliers de torches s’allumaient, et la ville paraissait toute rouge, tout embrasée comme par les feux de l’enfer soudain ramenés sur la terre…

 

Derrière Catherine, dans le Louvre, un coup de pistolet retentit, puis un autre, puis d’autres, pif, paf, cela éclatait, cela pétaradait, partout, en bas, à gauche, à droite, et des gémissements horribles fusaient vers les sérénités du ciel immense tout constellé de diamants purs…

 

Le grand carnage huguenot, la grande hécatombe humaine venait de commencer !

 

* * * * *

 

Au premier coup du tocsin, des rumeurs, sur tous les points de Paris, éclatèrent.

 

Des masses d’ombres éclairées de torches se mirent en mouvement.

 

Le duc de Guise cria :

 

– Enfin !…

 

Partout, dans toutes les églises, les prêtres, les moines, les évêques, tous ceux qui allaient sauver l’Église catholique, tous crièrent :

 

– Enfin ! Enfin !…

 

Et tous se mirent en mouvement.

 

Guise fit un signe, et à la tête de ses cavaliers, s’élança vers l’hôtel Coligny.

 

Crucé, Pezou, Kervier, Tavannes, Aumale, Montpensier, Nevers, tous, tous les assassins, de tous les points de Paris, s’élancèrent.

 

Damville, avec un rugissement de joie et de haine plus profonde peut-être, avait levé son estramaçon et hurlé :

 

– Chez Montmorency ! Taïaut ! Sus ! Sus ! La bête est prise !…

XXXIV

LE ROI QUI RIT


Charles IX se trouvait dans sa chambre à coucher. Il ne s’était pas déshabillé. Mais il était assis dans un vaste et profond fauteuil où il paraissait plus petit encore, plus malingre et chétif. Ses deux lévriers favoris, Nysus et Euryalus étaient couchés à ses pieds et dormaient d’un sommeil inquiet, levant parfois la tête et dressant les oreilles, puis se rendormaient en voyant leur maître immobile et les yeux fermés. Charles IX ne dormait pas. Il attendait.

 

Au premier coup de tocsin, il eut comme un long frisson et ses yeux s’ouvrirent tout grands ; mais il ne bougea pas.

 

Le bourdon de Saint-Germain-l’Auxerrois se mit alors à gronder et à mugir comme une bête fauve encagée bondit à tort et à travers. Ainsi, les grands coups de gueule du bronze semblaient bondir par les airs, irréguliers, fous, tantôt lents et graves, tantôt précipités et sauvages.

 

Nysus et Euryalus, debout soudain, firent entendre un long grognement de colère et de peur. Charles IX les appela ; ils sautèrent sur le fauteuil. Chacun d’un côté ; il saisit leurs deux têtes fines et soyeuses, les pressa contre sa poitrine pour sentir quelque chose de vivant et d’ami.

 

Toutes les cloches de Paris, tous les tocsins s’étaient mis à répondre au tocsin enragé de Ruggieri.

 

Cela faisait un bourdonnement énorme, comme s’il y eût eu dans les airs une bataille géante entre des armées de dogues ailés. Toutes ces gueules s’appelaient, se répondaient, s’excitaient, s’injuriaient. Les unes glapissaient, fêlées, rageuses ; les autres grondaient, furieuses, tonitruantes. Toutes donnaient de la voix, rauques, enfiévrées, épileptiques, et toutes aboyaient à la mort.

 

Le roi, immobile au fond de son fauteuil, les yeux exorbités, le visage couleur de cendre, écoutait éperdument. D’abord, il espéra que les cloches se tairaient bientôt. Mais non, les rafales de hurlements passaient et repassaient sur le Louvre ; les cloches ne voulaient plus se taire ; lorsqu’elles semblaient s’apaiser à l’orient, elles mugissaient avec plus de violence à l’occident ; quand une s’enrouait, une autre hurlait plus fort, comme pour l’invectiver ; pas d’arrêt ; plus de silence ; il semblait que tous les clochers de Paris dussent s’écrouler dans l’infernale rumeur ; était-ce la fin du monde ? Était-ce le cataclysme suprême qui engloutirait Paris, la France et la terre ?

 

Le roi, lentement, se souleva, se mit debout. Il courut enfoncer sa tête sous les oreillers du lit ; mais le hurlement était plus fort ; les vitraux tremblaient ; les flambeaux grelottaient ; les meubles trépidaient… Alors il se redressa, leva la tête, voulut braver les hurlements ; sa bouche crispée laissa échapper des malédictions sourdes ; puis il cria plus fort ; puis il se mit à vociférer, il hurla à l’unisson des cloches, et ses deux chiens ; hurlèrent. Le roi vociférait :

 

– Gueuses ! vous tairez-vous ! Assez ! Assez ! Gueuses ! Cloches d’enfer ! Je veux qu’on les fasse taire ! Oh ! les cloches ! Elles crient plus fort ! Je ne veux pas ! Ne tuez pas ! Oh ! ne plus entendre ! Où me mettre ? Où fuir ?…

 

Où fuir ? Plus féroce, plus lugubre, l’immense et tragique hurlement répercutait les échos prolongés de ses clameurs. L’affreuse tempête des tocsins déployait sur Paris des rafales plus violentes. Ah ! non, elles ne se tairaient pas, les cloches ! Pendant quatre jours et quatre nuits, elles devaient ainsi rugir sans arrêt. Et il semblait maintenant à Charles que ce n’étaient pas seulement les cloches de Paris qui se trémoussaient dans la prodigieuse danse macabre des hululements. Toutes les cloches de France étaient en branle. Il les entendait toutes. Orléans, Angers, Tours, Bordeaux, Lyon, Avignon, Marseille, Reims, Rennes, Soissons, Dijon, Tarbes, Angoulême, Rosen, le nord, le midi, l’orient, le couchant, tout grondait, tout hurlait !

 

Charles courut à la fenêtre, arracha le rideau, souleva un châssis.

 

Il recula en claquant des dents.

 

Le jour venait. Le matin de ce dimanche se levait. Mais malgré le jour, les torches continuaient à courir.

 

Des gens, avec de longs cris d’horreur, fuyaient. D’autres, rouges de sang, les poursuivaient.

 

Ce fut une vision rapide, effrayante. Charles recula jusqu’au milieu de la chambre. Sa main, sous son pourpoint, laboura sa poitrine. Il bégaya :

 

– Qu’ai-je fait ?… Qu’ai-je dit ? Quoi ! c’est par mon ordre que cela se fait !… Oh ! je ne veux pas voir… je ne veux pas entendre !… Où fuir ? Où fuir ?…

 

Où fuir ?… Il ouvrit la porte de sa chambre, se glissa, pareil à un fantôme, le long d’un couloir, et entra dans une galerie. Et ses cheveux se hérissèrent.

 

Cinq ou six cadavres lui apparurent, les uns sur le nez, tout ramassés, les autres sur le dos, les bras en croix. Dans un angle de la galerie, un jeune homme se défendait contre une douzaine de catholiques. Il tomba tout à coup. C’était Clermont de Piles. Au centre de la galerie, deux femmes à genoux levaient les mains ; elles tombèrent, la gorge ouverte de coups de poignards. Et là, les hurlements des hommes retentissaient, plus féroces que ceux des cloches. À chaque coup de poignard jaillissait une insulte ignoble. En cette seconde inouïe, Charles crut voir l’enfer s’ouvrir : il recula. Il n’entra pas dans la galerie et il bégaya :

 

– C’est moi ! C’est moi qui tue ces femmes ! C’est moi qui assassine ces hommes ! Oh ! qu’est-ce donc qui crie en moi ? Grâce ! Pitié !… Oh ! ne plus entendre ces cris dans ma tête, dans ma poitrine ! Grâce ! Pitié !… Assez ! Je veux qu’on se taise ! Où fuir ?…

 

Où fuir ?… Il se sauva loin de l’abominable galerie et voulut descendre un escalier… mais là, au tournant, sur le palier, une quinzaine de cadavres entassés, les poings crispés, les yeux convulsés !… Il remonta, chercha un autre couloir… Là, des coups d’arquebuse éclataient et des coups de pistolet, et des insultes inécrivables…

 

Tout le long du couloir, des cadavres ! Dans la fumée âcre, Charles eut la vision d’une quinzaine de forcenés sanglants, courant, vociférant : Arrête ! Taïaut ! Taïaut !… L’homme poursuivi trébucha, tomba, et l’instant d’après, son corps ne fut qu’une plaie rouge. Les démons disparurent, coururent au bout du couloir où deux huguenots, presque nus, essayaient de fuir. La bande disparut… le couloir était libre… Charles s’avança et arriva au cadavre de l’homme qu’on venait de tuer… C’était le baron de Pont qui, la veille, lui avait gagné une partie à la paume… Charles fit un effort, bondit comme pour traverser une large fosse, et franchit ainsi le cadavre… Mais il demeura pétrifié : ses deux pieds venaient de se poser dans une flaque de sang ; et il rugit :

 

– Oh ! ces cris dans ma tête ! Qu’on sonne donc les cloches plus fort, mort-dieu ! Ces coups d’arquebuse ne font pas de bruit ! Plus fort ! Plus fort, vous dis-je ! Je ne veux plus entendre ces cris dans ma tête ! Qui donc crie ainsi dans ma tête ? Qui donc crie grâce ? Qui donc crie pitié ?… À moi ! Fuyons !… Où fuir ? Où fuir ?…

 

Où fuir ? Il se mit à courir, enjamba des cadavres d’hommes à peine vêtus, des cadavres de femmes entièrement nus, des cadavres tordus, avec des bouches convulsées par la dernière malédiction, des yeux terribles, des yeux suppliants, des yeux emplis d’ineffables étonnements… des cadavres, encore des cadavres…

 

Où fuir ?… Il se heurtait à des bandes qui passaient dans des courses effrénées… un instant, il entrevoyait l’homme poursuivi qui bondissait, puis il entendait un coup, un rauque grognement de bête qu’on égorge…

 

Où fuir ? Grâce ! Pitié ! Ces deux mots, ces deux cris résonnaient dans sa cervelle avec des hurlements prolongés…

 

Le Louvre, le Louvre entier n’était plus que fumée, sang, hurlements, plaintes, détonations… Où fuir ?

 

Il se frappa le crâne à grands coups. Tous ces cadavres, il les reconnaissait ! Il les nommait au passage ! Maintenant, il marchait dans le sang et n’y faisait plus attention. Il piétinait des chairs déchiquetées. Il avait pris sa tête à deux mains et courait, courait, montait, descendait, bousculé par les bandes ruées, sans respect, personne ne le saluant, tous occupés à tuer, il courait, fou, hagard, hébété, et hurlait :

 

– Où fuir ? Qui crie dans ma tête ? Qui hurle grâce ? Qui hurle pitié ? Assez ! Assez ! Assez !

 

Il rencontra une fenêtre. Il tira le châssis. Sans doute, l’horreur centuplait ses forces : le châssis tomba, brisé, dans la cour. La fenêtre était au premier. Charles, haletant, essaya de respirer. Il se pencha.

 

– Grâce ! Pitié ! crièrent des voix.

 

– Sire ! Sire ! nous sommes vos hôtes !

 

– Sire ! Sire ! nous étions vos amis !

 

– Sire ! Sire ! nous avons ri et mangé ensemble !

 

– Sire ! Sire ! Grâce ! Pitié !…

 

Ils étaient là une vingtaine de gentilshommes huguenots qui tendaient leurs bras vers lui. Sans armes, à peine vêtus, ils avaient été reculés dans un coin de la cour. Cent fauves à visage humain les entouraient, cent arquebuses. Charles, penché, entendit encore :

 

– Sire ! Sire ! Sire !

 

Alors, le rire, le rire terrible et funeste qui épouvantait lorsqu’on l’entendait, ce rire tragique éclata sur ses lèvres. La tête renversée en arrière, les mains crispées à la fenêtre, il riait sans pouvoir s’arrêter de rire… au même instant, une effroyable décharge couvrit le rire du bruit de sa détonation… la décharge des cent arquebuses !… et il n’y eut plus que les vingt cadavres déchiquetés, des visages tournés vers le roi, des gestes de bras raidis vers lui…

 

Alors, il recommença à fuir. Il passa, funèbre, vision effroyable, les deux mains à la tête, et tout secoué par le rire infernal qui ne voulait plus s’arrêter sur ses lèvres…

 

Une porte était ouverte… Il s’y engouffra… alla tomber sur un fauteuil…

 

Charles IX reconnut qu’il se trouvait dans son cabinet familier, celui où il aimait à entasser les instruments de chasse, les trompes, les ferronneries, celui où Crucé lui avait remis une arquebuse perfectionnée, d’invention toute récente.

 

L’arquebuse était là, dans son coin.

 

Elle n’était pas seule ; il y en avait une dizaine accrochées aux murs, un peu partout, car le roi s’intéressait fort aux ouvrages de mécanique, aux armes à feu, et en général à tout ce qui touchait aux arts de ferronnerie’

 

Ce cabinet, que nous avons dépeint, se trouvait au rez-de-chaussée.

 

On se rappelle sans doute que le chevalier de Pardaillan y avait été amené par le maréchal de Montmorency et la manière dont il en était sorti en sautant le fossé.

 

Le fossé, en effet, était exactement sous la fenêtre.

 

Au-delà du fossé commençait la berge où de beaux peupliers dressaient dans le ciel bleu leurs cimes élégantes.

 

Au-delà de la berge, la Seine.

 

En se retrouvant dans ce cabinet, Charles IX se sentit comme rassuré. Il respira un instant. Au-delà de la porte, l’effroyable tumulte de la tuerie continuait dans le Louvre.

 

Soudain, derrière cette porte, une galopade de pas nombreux.

 

La porte s’ouvrit violemment.

 

Deux hommes hagards, déchirés, poursuivis par plus de cinquante forcenés, firent irruption dans le cabinet.

 

Charles se redressa tout d’une pièce.

 

Ces deux hommes qu’on allait tuer, c’étaient les deux grands chefs des huguenots.

 

C’était le roi Henri de Navarre.

 

C’était le jeune prince de Condé !…

 

– Feu ! Feu donc ! vociféra quelqu’un.

 

D’un bond instinctif, Charles se plaça entre les poursuivants et les poursuivis.

 

La meute s’arrêta sur le seuil du cabinet, grondante, hérissée, des visages noirs de poudre, des yeux sanglants…

 

– Arrière ! dit Charles IX.

 

– Mais ce sont des parpaillots ! Si le roi se met à protéger les hérétiques !…

 

– Qui parle ? tonna le roi. Qui parle ainsi devant moi ?

 

Une seconde, Charles eut l’attitude de majesté qui lui manqua toujours. L’homme qui avait protesté, perdu dans les rangs, se tut. La meute recula. Mais il était facile de voir qu’elle lâchait sa proie à regret.

 

Le roi referma la porte du cabinet. Il tremblait de fureur.

 

– Ah ! gronda-t-il en assénant un coup de poing sur une table, il y a donc une autorité dans le royaume, aussi forte bientôt que l’autorité du roi !

 

– Oui, Sire, dit Condé. L’autorité de…

 

– Tais-toi, tais-toi, ventre saint-gris ! lui souffla le Béarnais pâle comme la mort.

 

Mais le jeune prince ne tremblait pas. Il leva sur le roi un regard intrépide et, se croisant les bras, il continua :

 

– Je ne suis pas venu ici pour implorer pitié. Roi de Navarre, je vous ai entraîné chez le roi de France pour que vous lui demandiez compte du sang de nos frères ! Parlez, Sire !… ou par le Dieu vivant, c’est moi qui parlerai !…

 

– Mauvaise tête ! fit le Béarnais, qui parvint à sourire. Remercie mon cousin Charles qui nous sauve !

 

Condé lui tourna le dos.

 

Charles les regardait tous deux d’un œil vitreux. Il tordait dans ses mains un mouchoir dont, parfois, il essuyait son front. Il grelottait. Cette folie spéciale qui l’avait fait fuir à travers son palais s’emparait de nouveau de lui. Mais elle prenait une forme nouvelle. La contagion hideuse du meurtre montait dans cette cervelle affolée. Des lueurs sinistres s’allumèrent dans ses yeux.

 

Dans le Louvre, les détonations, les plaintes déchirantes, les imprécations horribles retentissaient plus violentes.

 

Au dehors de Paris montait une rumeur immense, faite des hurlements des cloches, des hurlements des assassins, des hurlements des victimes…

 

– Sire ! Sire ! clama Condé en se tordant les bras, vous n’avez donc ni cœur ni entrailles ! Quoi ! Cette monstrueuse tuerie ! Quoi ! vous nous avez fait venir ! Nous sommes vos hôtes ! Écoutez ! Écoutez ! Ah ! c’est affreux !

 

– Taisez-vous ! rugit Charles qui grinça des dents. On tue ceux qui me voulaient tuer ! C’est votre faute, fourbes, hypocrites, qui voulez renverser la religion de nos pères, détruire la tradition française. C’est la messe qui nous sauve, entendez-vous !

 

– La messe ! vociféra Condé. Comédie infâme !…

 

– Que dit-il ? bégaya Charles, que dit-il ? Voilà qu’il blasphème ? Attends ! Attends !…

 

Il se jeta sur l’arquebuse dont Crucé lui avait fait hommage. Elle était chargée.

 

– Tu nous perds ! murmura le Béarnais qui s’adossa à un meuble pour ne pas tomber.

 

– Renonce ! tonna le roi en couchant Condé en joue.

 

Et par une de ces sautes soudaines de la pensée qui tourne aux vents de la folie, tout à coup ce fut sur Henri de Béarn qu’il dirigea le canon de son arme. En même temps, il éclatait de rire, furieusement, funèbrement.

 

– Renonce ! hurla-t-il de nouveau.

 

Eh ! ventre-saint-gris, s’écria le Béarnais en accentuant cet accent gascon qui, la veille encore, mettait Charles de si bonne humeur, est-ce à la vie que je dois renoncer, mon cousin ? C’est dommage ! Adieu nos belles chasses !

 

– Je veux que tu ailles à la messe ! Que cela finisse une bonne fois ! Tout le monde à la messe, et n’en parlons plus !…

 

– À la messe ! fit Henri de Navarre.

 

– Oui ! Choisis ! La messe ou la mort !…

 

– Allons-y, cousin ! Allons-y tout de suite ! Çà ! où dit-on la messe ? J’en veux tout de suite, moi !

 

– Et toi ? reprit Charles en se tournant vers Condé.

 

– Moi, Sire, je choisis la mort !

 

Le roi fit feu.

 

Henri de Béarn jeta un cri d’angoisse.

 

Mais dans la fumée, on vit Condé debout, très calme et les bras croisés. La main de Charles tremblait à tel point que la balle avait passé à deux pieds au-dessus de la tête du jeune homme.

 

– Sire ! clama le Béarnais, je réponds de lui. Il se convertira sous trois jours !

 

Mais Charles ne l’écoutait plus. Peut-être ne les voyait-il plus. L’effroyable tumulte, dans le Louvre et dans Paris, lui donnait une sorte de vertige. Son rire grinçait, plus terrible. Des lueurs plus sauvages éclataient dans ses yeux. La folie montait, folie du sang dont les odeurs âcres envahissaient sa cervelle. Il poussa une effroyable imprécation et, saisissant son arquebuse par le canon à coups de crosse il se mit à démolir la fenêtre, les vitraux tombèrent en éclats, le châssis sauta, Paris lui apparut dans un brouillard sanglant !…

 

Charles avait jeté son arquebuse. Il se pencha à la fenêtre et regarda avidement. L’affreuse chasse à l’homme, sur les berges de la Seine, se poursuivait comme sur tous les points de Paris. Un prêtre passa. Il levait une croix et clamait :

 

– Tuez ! Tuez tout !…

 

Presque aussitôt, deux moines, colosses aux sandales gluantes de sang, se montrèrent poursuivant un groupe de femmes.

 

L’une d’elles fut assommée d’un coup de crucifix ; une autre fut empoignée par les cheveux par le deuxième moine et jetée à terre.

 

Les deux moines, suivis d’une vingtaine de furieux, disparurent au tournant, en vociférant :

 

– Vive Jésus ! Vive la messe !…

 

Des hommes, des enfants passaient en bondissant comme des cerfs. Un coup d’arquebuse abattait tantôt l’un, tantôt l’autre. Il y en avait qui tombaient à genoux, les mains levées vers les bourreaux. Mais des prêtres arrivaient au pas de course, et hurlaient :

 

– Tuez ! Tuez !…

 

On tuait.

 

– Tuez ! murmurait Charles. Il faut tuer ! Pourquoi tuer ? Ah ! oui !... Guise… la messe…

 

Et le mot effroyable bourdonnait plus fort dans sa tête.

 

– Tuez ! Tuez !… Il faut tuer !… Du sang ! Du sang !…

 

Il était ivre. Il était saoul. Il tremblait. Sa tête se balançait de droite et de gauche, lentement. Il riait. Il sentait ses nerfs se tordre sous l’effort du rire. Il avait un visage épouvantable. La folie montait à la fureur.

 

Et tout à coup, secouant frénétiquement l’appui de la fenêtre, il eut un long hurlement de loup au fond des bois. Et la parole affreuse, en cris rauques, en râles brefs, fit explosion sur ses lèvres exsangues :

 

– Tuez ! Tuez ! Tuez !…

 

Alors, il bondit en arrière, saisit l’une des arquebuses. Il y en avait une quinzaine. Elles étaient toutes chargées ?… qui les avait chargées ?…

 

Et il tira.

 

Puis il saisit une autre arquebuse.

 

Et il tira.

 

Il tirait au hasard. Homme, femme ou enfant. Tout ce qu’il voyait passer, il tirait.

 

Quand il eut déchargé toutes les arquebuses, il se pencha, fou furieux, effroyable à voir, la bouche pleine de mousse, les yeux hors de la tête, les cheveux hérissés, et longuement il se mit à hurler :

 

– Tuez ! Tuez ! Tuez !…

 

Soudain, il se renversa en arrière, tomba, se tordit sur le plancher, la poitrine gonflée, les ongles incrustés au tapis.

 

Et alors, le roi de Navarre et Condé purent voir un spectacle hideux et tragique…

 

Là, sur ce tapis, un homme secoué de sanglots frénétiques se roulait, se cognait la tête, se labourait la poitrine à coups de griffe, et de cette loque tordue, de ces sanglots effrayants, jaillissait une sorte de plainte rauque, un cri bref, toujours le même, un cri d’agonie et de frénésie, mêlé de rires plus effrayants que les sanglots :

 

– Tuez !… Tuez !… Tuez !…

 

Et cette loque, c’était le roi de France !

 

Condé leva ses deux poings crispés vers le ciel comme pour une malédiction suprême. Et brusquement il sortit du cabinet. Il marcha droit devant lui, au hasard, sans essayer d’éviter les endroits où éclataient les coups d’arquebuse. Peut-être cherchait-il la mort. Par une chance du hasard, il se trouva dans un escalier désert qu’il monta et enfila un couloir où régnait un silence relatif.

 

Le jeune prince pleurait en marchant.

 

Vers le milieu du couloir, il comprit que l’angoisse et l’horreur étaient trop violentes et qu’il allait s’évanouir.

 

Il ouvrit la première fenêtre qui se présenta pour respirer un peu d’air.

 

La fenêtre donnait sur la grande cour d’honneur.

 

Sans doute ce que vit alors Condé lui apparut plus horrible encore, car il voulut reculer, fuir l’affreuse vision ; mais ses jambes lui refusaient tout service ; il demeura comme pétrifié, hypnotisé, les yeux fixés sur ce qu’il voyait.

 

C’était épouvantable et cela dépassait les limites des conceptions de l’horreur : ce n’était plus une réalité sinistre, mais une sorte de cauchemar réel et vivant.

 

Là, dans cette cour, il y avait près de deux cents cadavres, tombés au hasard, les uns en tas, les autres isolés, dans toutes les positions macabres que peut prendre la mort. La plupart de ces cadavres étaient à demi-nus, les malheureux gentilshommes ayant été surpris en plein sommeil, et n’ayant pas eu le temps de se vêtir pour fuir…

 

Or, de cette cour sinistre, de ce charnier abominable, montaient des éclats de rire frais et sonores, des rires féminins, des voix féminines. Des femmes, des jeunes filles allaient et venaient, vivement, d’un cadavre à l’autre. Dans la claire et radieuse matinée, sous les rayons dorés du soleil levant, avec leurs toilettes légères, toilettes d’été, toilettes de printemps, couleurs tendres, mauves et roses du satin, froufrous de la soie, on eût dit un essaim de jeunes vierges jouant dans un grand jardin…

 

Et elles riaient. Quand l’une poussait une exclamation : « Oh ! voyez donc comme il est drôle, celui-ci ! » elles accouraient toutes.

 

L’une d’elles, tout à coup, poussa un joli cri :

 

– Ah ! une idée qui me vient !

 

Voici qu’elle était l’idée : du bout effilé de sa canne enrubannée, elle creva les yeux d’un cadavre !…

 

Alors, toutes, folles et gaies, rieuses, parfumées, jolies à ravir, hideuses, oh ! hideuses à faire reculer d’horreur les prêtres même ! Elles coururent d’un cadavre à l’autre ! Pan ! Juste dans cet œil ! Pan ! Je l’ai manqué ! Recommençons !

 

Derrière le passage des effroyables femelles, les cadavres demeuraient sans regard avec, à la place des yeux, deux trous noirs et sanguinolents !…

XXXV

ENTRÉE DE CATHO DANS LA GLOIRE


Vers l’heure où Catherine de Médicis, au balcon du Louvre, attendait le premier coup de tocsin, Catho, comme on a vu, cheminait dans la nuit que sillonnaient de lueurs falotes les lanternes des marqueurs de portes. Elle était paisible et farouche. Son âme primitive ne prévoyait ni obstacles ni dangers. C’était tout simple, ce qu’elle entreprenait !... et c’était formidable.

 

Parvenue devant l’ouverture d’un profond cul-de-sac plus noir et plus silencieux encore que les rues avoisinantes, elle s’arrêta, et, à demi-voix, se mit à fredonner une complainte qui commençait ainsi :

 

Monsieur le duc de Galilée

A pris sa dague et son épée

Landerirette

Voici le chevalier du guet

Là-bas qui guette et fait le guet

Landerira…

 

Aussitôt dans le cul-de-sac se produisit un murmure confus de voix, vite étouffé, un remous d’ombres se mettant en mouvement. Catho se remit en marche. Mais cette fois, elle n’était plus seule. Une troupe étrange la suivait. Près de trois cents femmes. Toutes celles à qui, dans son cabaret, elle avait donné rendez-vous. Mendiantes et ribaudes, jeunes et vieilles, borgnasses, bancales, boîteuses, hideuses mégères de la cour des Miracles ou belles filles d’amour, elles marchaient en troupeau serré, Catho en tête, étrange général de cette armée fantastique. Elles allaient d’un bon pas. Toutes étaient armées, les unes de vieux pistolets, les autres d’épées rouillées, d’autres d’une barre de fer, d’autres, d’un simple gourdin, d’autres, enfin, n’avaient que leurs griffes. Elles étaient insouciantes, habituées à des expéditions nocturnes, habituées à voir pendre tantôt l’une, tantôt l’autre, résignées toutes à la potence qui les guettait, comme le chevalier du guet de leur complainte, ne tenant guère à leur misérable vie, et enfin ne croyant pas au danger.

 

Comme pour Catho, c’était tout simple, ce qu’elles entreprenaient !

 

À diverses reprises, le fantastique troupeau qui piétinait derrière Catho fut arrêté par ces petites troupes qui s’en allaient de porte en porte. Le chef de l’une d’elles voulut interroger Catho et lui barrer le chemin. Mais Catho et ses guerrières le regardèrent d’un air si menaçant que l’homme se recula. Il supposa, d’ailleurs, que peut-être ces femmes avaient un rôle à jouer dans la grande tragédie.

 

Catho arriva devant le Temple et s’arrêta.

 

Derrière elle, son troupeau s’arrêta. Il y eut des rires étouffés, des jurons assourdis ; l’impatience de la bataille gagnait les guerrières, il y avait une petite fille de seize ans, toute mince et fluette qui brandissait une arquebuse et disait :

 

– Qu’on y touche, pour voir ! Un jour comme maman était malade sur son grabat, il est entré chez nous avec du bon vieux vin, du poulet, et trois écus…

 

– Une fois, il m’a tirée des mains de la prévôté, dit une voix éraillée.

 

– Un si beau chevalier ! fit une ribaude en agitant une rapière.

 

– Voulez-vous vous taire ? dit Catho.

 

Elles se turent. Jamais compagnie de vieux soldats ne se montra aussi disciplinée. Elles se turent, mais maintenant, elles frémissaient. L’exaltation du combat montait dans leurs rangs.

 

Celles qui connaissaient Pardaillan, à voix basse, racontaient ses hauts faits.

 

Des jurons parcouraient la bande.

 

Catho, alors, rangea son armée. Au premier rang, toutes celles qui avaient pu se procurer une arme à feu ; puis celles qui avaient une épée, une dague, un bâton : enfin, derrière, celles qui n’avaient rien.

 

Quant à elle, elle tenait à la main un solide poignard.

 

– Attention ! dit-elle. À peine la porte ouverte, suivez-moi !…

 

Il y eut un profond silence. Devant elles, le Temple se dressait, terrible et sombre.

 

Tout à coup, au loin, très loin, une cloche se mit à mugir. Puis une autre cloche…

 

– Le tocsin ! dit une vieille mendiante.

 

– Qu’est-ce cela ? murmura Catho. Est-ce pour nous ?

 

– Alerte ! On veut nous piller ! cria une ribaude. Entendez-vous !…

 

Catho marcha à la ribaude.

 

– Toi, dit-elle froidement, si tu ne clos ton bec, je te fais faire connaissance avec ma dague !

 

Le tumulte grandissait. Les cloches de Paris se mettaient en branle. Des coups d’arquebuse, des coups de pistolets éclataient dans la nuit. Dans la fantastique armée de Catho, il y eut un long frémissement. La panique, un instant, menaça. Mais, brusquement, le commencement de terreur se changea en fureur. Aux hurlements des cloches, aux cris lointains, aux sourdes détonations, elles se mirent à répondre par des insultes ; les armes furent brandies ; il y eut, pendant quelques secondes, le désordre et le bruit d’une halle où l’on s’invective.

 

Soudain, une porte basse fut ouverte.

 

La Roussotte et Pâquette apparurent.

 

– En avant ! hurla Catho.

 

– En avant ! répondit le tonnerre des trois cents voix.

 

– Par ici ! cria La Roussotte.

 

Toute la troupe se rua, s’engouffra sous la porte que les deux ribaudes venaient d’ouvrir du dedans.

 

– J’ai les clefs ! glapissait Pâquette.

 

– Nous avons renfermé les hommes d’armes ! ajouta La Roussotte.

 

– Vite ! Vite ! Au cachot ! commanda Catho. Où est-ce ?

 

– Par là !

 

– En route !…

 

Elles débouchèrent dans une petite cour qu’elles emplirent de leu tumulte.

 

– Holà ! tonna une voix, que signifie ! Qui êtes-vous, sorcières !... Arrière !…

 

– En avant ! vociféra Catho.

 

– Feu ! Feu ! hurla la voix…

 

Douze arquebuses éclatèrent. Cinq des guerrières de Catho tombèrent, mortes ou blessées. Alors, dans cette cour étroite, il y eut des vociférations inimaginables. Douze soldats rangés, en bataille et commandés par un officier venaient de faire feu…

 

Voici ce qui s’était passé :

 

Il y avait dans le Temple une garnison de soixante soldats. Elle était divisée en deux groupes qui occupaient deux postes. La Roussotte et Pâquette, après avoir ficelé solidement le gouverneur Montluc, avaient pris deux trousseaux de clefs et étaient descendues en toute hâte. Dans l’une des cours sur laquelle s’ouvrait la grande porte du Temple, il y avait un poste. Quarante soldats y dormaient ; la Roussotte s’approcha de la porte massive et la ferma à double tour : les soldats ne pouvaient plus sortir, les fenêtres étant grillées !

 

Alors elles coururent ouvrir la porte basse où Catho devait entrer.

 

Malheureusement, il y avait un deuxième poste. Outre ce deuxième poste, il y avait les geôliers, les sentinelles.

 

Un officier qui faisait sa ronde se heurta dans une cour à l’armée des ribaudes.

 

Au bruit de la décharge et de la bataille qui commençait, les soldats du deuxième poste, qui n’étaient pas enfermés, accoururent. Les geôliers s’habillèrent en hâte et descendirent. Les sentinelles se replièrent sur le champ de bataille… En voyant le Temple envahi par cette légion de mendiantes hurlantes et vociférantes, ils crurent d’abord à une vision de cauchemar. Mais les coups pleuvaient. Ces femmes en guenilles frappaient, et leurs coups portaient…

 

Pendant quelques minutes, ce fut dans la cour un vacarme effrayant que couvrait le tumulte déchaîné sur Paris.

 

Une vingtaine de truandes et ribaudes gisaient sur le sol. Mais autant de soldats étaient tombés.

 

Elles bondissaient, poussaient des cris assourdissants, rouges de sang, les cheveux épars, sorcières en délire ; enivrées par le sang, enfiévrées, furieuses, hagardes ; les soldats pliaient, se débandaient, on n’entendait plus que des plaintes sourdes, de rauques imprécations, et finalement, un grand hurlement de triomphe éclata :

 

Les derniers soldats ou geôliers survivants s’étaient précipités dans un couloir dont ils poussèrent la porte, affolés, terrorisés par cette irruption inouïe de mégères endiablées. Seuls, un officier, un sergent et un soldat demeurèrent dans un coin, prisonniers.

 

– En avant ! rugit Catho.

 

Elle avait reçu trois coups de dague. Elle haletait, elle était comme une panthère blessée qui cherche sur quel ennemi elle va fondre.

 

Elle chercha des yeux La Roussotte et Pâquette : elles venaient de tomber, blessées – mortellement peut-être.

 

Alors Catho eut une malédiction terrible. Elle saisit les clefs que La Roussotte tenait dans sa main crispée et, livide, sanglante, échevelée, courut au groupe des trois prisonniers.

 

– Où est le chevalier de Pardaillan ? demanda-t-elle au soldat.

 

– Je ne sais pas ! dit le soldat.

 

Catho leva sa dague et frappa un seul coup. Le soldat tomba comme une masse.

 

– Conduis-moi ! reprit-elle haletante en s’adressant à l’officier.

 

– Ribaude ! dit l’officier, crois-tu donc que…

 

Il n’eut pas le temps d’achever ; Catho l’abattit d’un coup terrible, un seul coup, comme pour le soldat.

 

– À toi, dit-elle au sergent.

 

– J’obéis, répondit le sergent, pâle comme la mort.

 

– Marche !

 

– Venez !…

 

Le sergent se mit en marche. Catho le suivit, tamponnant ses blessures, marchant de ce pas souple de la panthère prête à bondir, son poignard rouge incrusté dans sa main. Derrière elle le troupeau suivait à la débandade. De là montaient des grondements, fusaient des rires aigres, jaillissaient des glapissements, des jurons… toute la joie du triomphe des ribaudes et des truandes sur les soldats… sur le guet !

 

Et, au loin, dans Paris, c’était la rumeur énorme des cloches, la clameur faite de milliers de clameurs sauvages ou désespérées…

 

Le sergent par une porte était passé dans une deuxième cour.

 

Là, au fond de cette cour, il y avait une voûte.

 

Le sergent s’enfonça sous la voûte ; à gauche, une petite porte basse ouverte ; un escalier tournant commençait là.

 

Catho arrêta le sergent, lui mit la main sur l’épaule, et dit :

 

– Si tu me trompes, tu es mort.

 

– Venez ! dit le sergent.

 

– Des lumières ? cria une voix.

 

– Inutile, reprit le sergent. La mécanique est éclairée.

 

– La mécanique ? gronda Catho.

 

– Oui ! Là, vous trouverez ceux que vous cherchez.

 

– Marche !

 

Le sergent commença à descendre l’escalier tournant. Il grommelait et ricanait dans sa moustache grise :

 

– Elle les trouvera, oui !… Attends un peu, tu vas les retrouver… une pinte ou deux de sang, et voilà !

 

La bande cheminait le long de l’étroit boyau. Cependant une trentaine des mieux armées, par prudence, étaient demeurées en surveillance près de l’entrée.

 

Au bout de ce couloir où les tumultes du dehors n’arrivaient plus que comme un bourdonnement lointain, Catho entrevit un étrange spectacle.

 

Dans la lumière fumeuse d’une torche, au bas d’un escalier tournant, il y avait un homme, sorte de gnome court sur pattes, à tête énorme, aux bras nus musculeux.

 

Cet être bizarre, à grand effort, faisait tourner une manivelle de fer.

 

Catho entendait le grincement de cette manivelle et le souffle rauque du fantastique travailleur.

 

– Qu’est cela ? demanda-t-elle.

 

– La mécanique ! dit le sergent.

 

– Où sont-ils ? haleta Catho prise d’un pressentiment terrible.

 

– Là !… Sous la meule de fer ! dit le sergent qui éclata de rire.

 

Catho jeta un hurlement. Son poing fermé se leva, siffla dans l’air et s’abattit sur le crâne du sergent qui étendit les bras, tourna sur lui-même et tomba, le nez sur les dalles.

 

Il était mort.

 

Catho enjamba le cadavre. En deux bonds, hurlante, échevelée, dépoitraillée, elle fut sur le gnome qui, tout à sa besogne, ne voyait rien, n’entendait rien.

 

Les dix doigts de Catho s’incrustèrent sur la nuque du gnome qu’elle arracha de la manivelle.

 

Le grincement s’arrêta net.

 

Le bourreau considéra Catho d’un œil hébété. Catho, après l’avoir saisi par la nuque, l’avait retourné, l’avait collé contre la muraille. Ses doigts maintenant s’incrustaient dans la gorge du gnome. Un silence profond régna dans le boyau. On n’entendait que les deux râles, celui du monstre et celui de Catho.

 

– Grâce ! dit l’homme, stupide d’épouvanté devant tous ces visages de femmes curieuses.

 

– Où sont-ils ? râla Catho.

 

– Là ! fit le gnome.

 

– Ouvre ! Ouvre ! Ou tu es mort !

 

Elle parlait bas, bredouillait plutôt, comme ivre.

 

Le monstre étendit le bras et montra un fort bouton de métal qui, à cinq pieds au-dessus de la manivelle, bosselait le mur.

 

Catho lâcha le gnome et bondit.

 

Son poing fermé se mit à marteler à grands coups le bouton de fer.

 

Mais dès le premier coup, un déclic avait retenti.

 

La porte de fer s’ouvrit.

 

Et alors, deux hommes, deux fantômes, livides, les yeux élargis par l’étonnement infini, les lèvres retroussées par le rictus des épouvantes surhumaines, apparurent…

 

– Sauvés ! hurla Catho dans un éclat de rire effrayant.

 

Presque aussitôt, les sanglots firent explosion sur ses lèvres ; elle s appuya à la muraille, défaillante, ravie, terrible et sublime, répétant dans un murmure :

 

– Sauvés !…

 

– Catho !…

 

Ce cri éclata en même temps, poussé par les deux hommes.

 

Un instant, ils demeurèrent comme pétrifiés devant le boyau empli de femmes qui maintenant riaient, battaient des mains, se félicitaient, jacassaient, pleuraient.

 

Alors ils comprirent !

 

Leur imagination, prompte comme la foudre, reconstitua l’épopée : Catho soulevant les ribaudes et les truandes pour envahir le Temple, et la bataille, et la ruée à travers les sombres couloirs ; et ils comprirent pourquoi, au moment de se frapper, ils avaient entendu de sourdes rumeurs, pourquoi le plafond s’était arrêté net, pourquoi la porte s’était ouverte, pourquoi ils étaient vivants, libres, hors l’épouvantable cauchemar de la mécanique de fer !…

 

D’un bond, ils furent près de Catho.

 

D’un même mouvement, ils tombèrent à ses genoux, et chacun d’eux saisissant une de ses mains, y déposa un long baiser.

 

Catho, appuyée au mur, se laissait faire, comme si elle eût compris que cet hommage venant de pareils hommes était la suite toute naturelle du rêve de son âme simple, violente et douce.

 

Le gnome, le monstre, en sautillant sur ses jambes torses, s’était faufilé, avait fui, effaré, stupide de terreur et d’étonnement.

 

Dans l’étroit couloir, le silence s’était rétabli, et on entendait seulement la sourde rumeur qui venait du monde des vivants en train d’accomplir la grande hécatombe.

 

Le vieux Pardaillan, le premier, sortit de cette extase qui les avait fait tomber à genoux devant Catho.

 

Il se releva, le sourcil froncé, la moustache hérissée, et de cette voix brève, sans expression saisissable qu’on a dans les moments tragiques :

 

– Partons ! Malheur à eux !…

 

Eux !…

 

C’était dans l’esprit du routier les abominables bourreaux qui avaient imaginé pour son fils et pour lui l’horreur d’un supplice sans nom.

 

– Oui, dit le chevalier en se relevant alors, partons ! Nous avons quelque chose à faire !

 

Il avait dit cela d’une voix si calme qu’il était impossible d’y découvrir une émotion.

 

Mais le vieux Pardaillan comprit, lui, car il murmura entre ses dents serrées :

 

– Gare aux loups, maintenant que ce lion est déchaîné !… Allons, viens, Catho !

 

Catho voulut faire un pas. Brusquement, elle s’affaissa.

 

– Par le ciel ! gronda le chevalier, elle est blessée….

 

Catho sourit. Elle montra du doigt son sein droit ensanglanté. D’un geste rapide, le vieux routier acheva de déchirer le corsage déjà en lambeaux. Le sein apparut. Une plaie large et profonde laissait échapper du sang qui ne sortait déjà plus que goutte à goutte.

 

– Partez ! râla Catho.

 

– Sans toi ! Jamais !…

 

De nouveau, elle sourit. Ses yeux de bon chien fidèle s’attachèrent sur le vieux routier, puis sur le chevalier.

 

– Tout de même, murmura-t-elle à mots entrecoupés, ils… ne vous… auront pas… partez… adieu…

 

– Catho ! ma pauvre Catho !

 

Les deux Pardaillan s’étaient mis à genoux. Ils soutenaient dans leurs bras, l’un les épaules, l’autre la tête de la blessée.

 

Elle continuait à sourire.

 

Elle comprenait bien que tout était fini pour elle. Tout à coup, ses yeux fixés sur le chevalier devinrent vitreux. Elle eut une légère secousse. Un souffle léger s’exhala de ses lèvres entrouvertes. Et ce fut ainsi, en souriant et en regardant le chevalier de Pardaillan, qu’elle se raidit dans le suprême effort de la vie qui quitte le corps.

 

– Morte ! gronda le vieux Pardaillan avec un juron de malédiction.

 

– Morte ! répéta le chevalier avec un sanglot terrible chez lui.

 

– Les voilà ! Les voilà ! hurla à ce moment à l’entrée du couloir une voix féroce, délirante et tremblante à la fois.

 

Et un homme apparut, haletant, convulsé, hideux à voir… suivi d’une vingtaine de soldats.

 

Et cet homme, c’était Ruggieri qui cherchait sa proie, Ruggieri qui venait chercher le sang nécessaire à la réincarnation – à son rêve de magicien fou furieux !

XXXVI

LIONS DÉCHAÎNÉS


Les deux Pardaillan bondirent et se ruèrent vers l’entrée du boyau. D’instinct les ribaudes, collées au mur à droite et à gauche, leur firent un passage. Mais dès qu’ils se trouvèrent en tête, elles remplirent le couloir de leurs cris assourdissants.

 

– Catho est morte !

 

– Vengeons-la !

 

– Mort au guet !

 

– En avant ! En avant…

 

En un instant, les Pardaillan s’étaient heurtés au groupe de soldats qui apparaissait. Les deux premiers tombèrent mortellement frappés à coups de l’arme bizarre et courte qu’ils portaient – des poinçons, paraissait-il.

 

Devant cette attaque furieuse, devant les visages des furies déchaînées qui hurlaient à la mort derrière les deux hommes, les autres soldats s’arrêtèrent. Le vieux routier et son fils avaient ramassé les piques des deux soldats tombés. De nouveau, ils foncèrent.

 

Dans le boyau, il n’y avait place que pour deux de front.

 

La nouvelle attaque des Pardaillan jeta par terre les deux plus avancés.

 

En même temps, la bande des ribaudes agitant ses armes, dagues, pistolets, tronçons d’épées, poussait des cris terribles : en désordre, les soldats remontèrent précipitamment l’escalier.

 

Saris un mot, livides, hérissés, les Pardaillan montèrent par bonds furieux ; à chaque bond, un coup de pique, à chaque coup, un juron ; à chaque juron, un homme qui tombait.

 

Cela dura deux ou trois secondes.

 

Tout à coup, les Pardaillan se virent à l’air, dans une cour. Ils respirèrent largement et, d’un même mouvement instinctif, levèrent les yeux comme pour se rendre compte qu’ils ne rêvaient pas, qu’ils voyaient bien une réalité : les sombres bâtiments du Temple, et là-haut, le ciel où brillaient des étoiles pâlies par l’approche de l’aube. Alors, ils entendirent le grand tumulte des cloches, des arquebusades, de l’énorme tuerie, et ils frissonnèrent…

 

– Feu ! tonna la voix d’un officier.

 

Les deux Pardaillan tombèrent à plat ventre, la décharge passa au-dessus d’eux, et ils se relevèrent d’un bond.

 

L’officier avait rangé ses hommes au fond de la cour, sur un seul rang. Les arquebuses déchargées, il hurla :

 

– En avant !

 

Alors, dans cet étroit espace qu’éclairaient les premières lueurs de l’aube, il y eut une mêlée fabuleuse, comparable en ses évolutions désordonnées aux tourbillons d’un cyclone. En effet, les soldats croyant que les Pardaillan étaient les chefs de cette bande de furies, les avaient entourés. Le vieux routier et le chevalier s’étaient adossés l’un à l’autre ; autour d’eux tourbillonnaient les hommes d’armes, et autour des hommes d’armes, avec des cris stridents, tourbillonnaient les femmes.

 

Ruggieri, cependant, courait comme un insensé, s’arrachant les cheveux et vociférant des malédictions.

 

– À l’aide ! À l’aide ! Ils s’échappent ! Oh ! il n’y a donc plus personne ! Au meurtre ! À moi !…

 

Il parvint à la grande porte et l’ouvrit, affolé, ne sachant plus ce qu’il faisait.

 

Des groupes de catholiques passaient, le mouchoir blanc au bras.

 

– Ici ! ici ! hurla Ruggieri… Misérables ! Ils ne m’entendent pas !

 

Devant lui, on pillait une maison d’où sortaient les cris perçants des victimes.

 

– Par ici ! appela Ruggieri. Il y a deux huguenots ici… Maudits ! Soyez maudits !

 

On ne l’écoutait pas, en effet, chacun des assassins pillards étant occupé à quelque sinistre besogne.

 

Alors, avec des sanglots terribles, se heurtant aux murs, se frappant la poitrine, invoquant les esprits, il rentra dans le Temple, courut au hasard, appelant, vociférant, et s’arrêtant enfin dans la cour où se trouvait le poste fermé par La Roussotte et Pâquette.

 

Il eut un rugissement de joie en apercevant les hommes d’armes derrière les barreaux des deux fenêtres.

 

Réveillés par le tumulte, d’abord effarés de trouver la solide porte fermée, ces hommes cherchaient à démolir les grilles des fenêtres.

 

– Attendez ! Je vais vous aider ! Vite ! vite !…

 

– Au nom du ciel ! cria un sergent, que se passe-t-il ?

 

– Vite ! vite ! Ils se sauvent ! Il me faut leur sang ! Hardi ! Voilà les barreaux qui fléchissent…

 

À ce moment, une grande clameur le fit se retourner. Il vit la cour se remplir de femmes délirantes qui hurlaient :

 

– Victoire ! Victoire !…

 

Elles passèrent en courant, se dirigeant vers la grande porte.

 

Les soldats du poste, à grands coups, cherchaient à démolir leurs grilles. Deux barreaux sautèrent enfin !

 

À cet instant, les dernières combattantes passèrent échevelées, et cette vision fantastique s’évanouit sous une voûte : les deux Pardaillan, les derniers, apparurent alors, sanglants, l’œil en feu, marchant de ce pas souple et terrible des grands fauves qui regagnent leurs forêts.

 

Ruggieri, sans voix, bégayant une dernière malédiction, voulut se jeter au-devant d’eux.

 

Le chevalier, d’une main, l’écarta sans effort apparent. Mais le geste avait dû être puissant, car Ruggieri alla rouler jusqu’à la muraille au pied de laquelle il tomba tout d’une masse, évanoui, en proférant une dernière clameur de rage et de désespoir.

 

Les Pardaillan passèrent !…

 

Cinq ou six soldats, par l’ouverture pratiquée, sautaient dans la cour et leur coururent sus : les deux fauves se retournèrent avec un grondement si effroyable, avec des faces si terribles que les reîtres s’arrêtèrent, reculèrent, et mirent en joue.

 

Deux coups de feu éclatèrent.

 

Sans hâter leur pas souple de lions en marche, les Pardaillan continuèrent leur route, et comme les quarante soldats du poste enfin délivrés s’élançaient ensemble, ils les virent franchir la grande porte que Ruggieri avait ouverte et disparaître dans la fumée, dans le tumulte. L’officier survivant, stupéfait du spectacle insensé que présentait la rue entrevue, ne songea qu’à se barricader. Puis il se mit à la recherche du gouverneur Montluc qu’il trouva ficelé, ronflant sous la table de sa salle à manger…

 

À ce moment il était trois heures et demie.

 

Le jour grandissait.

 

Malgré cela, les bandes de forcenés qui parcouraient les rues n’éteignaient pas leurs torches ! Elles servaient à mettre le feu au maison marquées d’une croix blanche.

 

Les deux Pardaillan, une fois hors le Temple, avaient pris au hasard la première rue. Elle était pleine de fumée et de cris ; fumée des arquebusades, fumée des incendies, détonations, cris d’horreur, cris d’insultes, clameurs d’agonie… et sur tout cela, le hurlement des cloches affolées.

 

– Libres ! gronda le vieux routier en jetant autour de lui des yeux sanglants.

 

– Libres ! répéta le chevalier. Pauvre Catho !…

 

Ils se regardèrent. Chacun d’eux avait ramassé une forte rapière et une bonne dague. Dagues et rapières étaient rouges, ils étaient déchirés. Ils étaient pâles. Leurs yeux conservaient encore plus l’horreur de l’épouvantable minute vécue sous le plafond de fer qui descend, que l’horreur de ce qu’ils voyaient…

 

– Pas blessé ? demanda le vieux.

 

– Rien, ou presque. Et vous, monsieur ?

 

– Pas une égratignure… Allons !… Mais qu’y a-t-il dans Paris ?… Que de sang !… Que de fumée !… Quels cris !… Quelle affreuse bataille !…

 

– Non, mon père, c’est un égorgement… Allons, dépêchons…

 

– Mais où ?… Chez Montmorency ?…

 

– Tout à l’heure. Je ne pense pas qu’on ose attaquer le maréchal. D’ailleurs, il est catholique… Venez… vite !…

 

– Où aller, alors ?

 

– À l’hôtel Coligny, mon père ! On tue les huguenots… Là, on doit tuer aussi… Ah ! mon pauvre ami !…

 

– Marillac ?… Mais il est mort ! Le sorcier te l’a dit !

 

– Il a menti, peut-être… Allons !

 

Tout en parlant ainsi, à mots brefs et rauques, ils marchaient d’un bon pas. À diverses reprises, des bandes les regardèrent d’un œil soupçonneux. Qui étaient ces deux qui n’avaient ni croix ni brassards ?… Mais la plupart s’écartaient prudemment. Ces deux-là, avec leurs rapières et leurs dagues, avec leurs faces de lions, étaient de taille à se défendre.

 

En tout temps, rien n’est lâche comme les massacreurs.

 

Cependant, plus ils entraient dans Paris, plus leur marche devenait difficile.

 

– Criez : Vive la Messe ! vociféra soudain une voix devant eux.

 

Une sorte de brute, les manches retroussées, les bras rouges, leur barrait le chemin avec cinq ou six hommes.

 

Les Pardaillan s’arrêtèrent.

 

– Criez : Vive le pape ! reprit la brute.

 

Le chevalier leva son poing sans dire un mot, le poing s’abattit sur la tempe de l’homme qui tomba d’une masse.

 

– Va lui porter ça, au pape ! vociféra le vieux routier.

 

La bande, un instant effarée, se mit à les poursuivre avec des menaces furieuses. Ils se retournèrent.

 

– Chargeons ! fit le vieux.

 

En un instant, ils furent sur les hurleurs : deux d’entre eux s’affaissèrent, les autres disparurent au fond d’une allée en criant :

 

– Du renfort ! En voici deux. Au parpaillot ! Sus ! Sus !…

 

Quand ils sortirent, les Pardaillan étaient loin. Ils couraient maintenant, sans s’arrêter, enjambant ici un cadavre, faisant là un crochet pour éviter une foule en train de brûler une maison ; ils allaient, remplis d’étonnement, la cervelle endolorie par l’épouvantable tumulte des cloches et des détonations ; ils allaient, frappant tout ce qui se dressait devant eux, sans un mot, côte à côte, la dague en avant ; ils passaient comme un météore qui laisse derrière lui un sillage de terreur… et ce fut ainsi qu’ils atteignirent l’hôtel Coligny, à quatre heures du matin.

 

Une foule énorme remplissait la rue de Béthisy.

 

Ils foncèrent et se frayèrent un passage. Peut-être les prit-on pour deux catholiques forcenés.

 

La porte de l’hôtel était grande ouverte, la cour encombrée de gens d’armes qui hurlaient :

 

– À sac ! à sac !

 

Et ils entrèrent. Dans un remous de cette foule qui affluait et refluait, ils arrivèrent au centre la cour, horrifiés, les nerfs prêts à se briser sous l’effort de l’indignation furieuse qui les tordait, et comme ils regardaient autour d’eux, pantelants de colère, une voix dominant le tumulte cria :

 

– Eh bien, Bême !… Bême, Bême ! As-tu fini ?…

 

Et ils reconnurent le duc de Guise qui levait la tête vers une des fenêtres de l’hôtel.

XXXVII

ICI L’ON TUE


Guise avait perdu du temps. Parti à trois heures de son hôtel, il venait d’arriver seulement chez Coligny. Il avait fait plusieurs détours et de temps à autre, il s’arrêtait, écoutant, paraissant attendre. Chemin faisant, pour faire patienter ses hommes, il faisait massacrer, au hasard de la rencontre, tout ce qui ne criait pas « Vive la messe » et n’avait pas une croix blanche au chapeau. Qu’espérait-il ? Qu’attendait-il ? Peut-être pensait-il pouvoir marcher sur le Louvre… Comme il venait de s’arrêter encore, un homme accourut au galop de son cheval, vint se placer près de lui et lui dit à voix basse :

 

– Rien à faire, monseigneur ! Le prévôt occupe l’hôtel de ville avec des forces imposantes et les troupes de la reine sont en route !

 

Guise grinça des dents et gronda :

 

– Ventre du diable ! J’aurai donc tiré les marrons du feu pour ce misérable Charlot ! Allons, en route !…

 

Il prit le trot. Suivi de ses cavaliers, il passa comme un tonnerre, tandis qu’autour de lui retentissaient les vociférations de :

 

– Vive Guise ! Vive le pilier de l’Église !

 

Dans la rue de Béthisy, les maisons qui avoisinaient l’hôtel étaient remplies de huguenots. Mais là, la besogne était déjà faite ; trois de ces maisons flambaient ; deux cents cadavres jonchaient la chaussée ; Guise et ses soudards arrivèrent de leur trot pesant et, piétinant ces cadavres, s’arrêtèrent devant la porte de l’hôtel.

 

Sur cette porte, quelqu’un venait de tracer ces mots à la craie :

 

– Ici l’on tue !

 

– Tu vois ? dit Guise s’adressant à un colosse qui était près de lui.

 

– Je vois ! répondit le colosse.

 

C’était Dianowitz, appelé Bohême, et par abréviation, Bême.

 

À ce moment arriva le duc d’Aumale, escorté de Sarlabous, gouverneur du Havre, et de cent cavaliers.

 

– Est-ce fait ? demanda Aumale.

 

– Ça va se faire ! dit Guise.

 

Tous descendirent de cheval. Et le duc de Guise, du pommeau de son épée, frappa rudement à la porte. Elle s’ouvrit aussitôt. Cosseins apparut, entouré de ses gardes – ces gardes que Charles IX avait laissés pour protéger Coligny !

 

– Monseigneur, dit Cosseins, faut-il commencer ?

 

– Commencez ! répondit Guise.

 

Aussitôt les gardes mêlés aux cavaliers de Guise s’élancèrent dans l’hôtel, des torches à la main, l’épée nue. Bême, suivi d’une dizaine de gardes, monta droit à l’appartement de l’amiral.

 

Alors on entendit les cris des serviteurs que l’on égorgeait. Pendant quelques minutes, l’hôtel fut plein de ces étranges clameurs d’agonie qui ressemblent aux cris des fous. Puis il y eut un brusque silence. Bême et les siens, parmi lesquels un certain Attin, de la maison d’Aumale, étaient arrivés devant la chambre de l’amiral. Derrière eux, en soutien, marchait Cosseins, le capitaine des gardes de Charles IX. La bande s’arrêta un instant ; devant la porte, un homme, l’épée nue à la main, les attendait. C’était Téligny, gendre de Coligny.

 

– Qui demandez-vous ? dit-il d’une voix calme.

 

– L’Antéchrist ! répondit Bême.

 

Téligny se rua sur lui, mais avant qu’il eût pu faire deux pas, il tomba, percé de dix coups de poignard.

 

Cosseins se pencha sur lui.

 

– Il est mort, dit-il froidement.

 

Téligny n’était pas mort. Il agonisait. Ses yeux effrayants s’ouvrirent et se fixèrent sur ce visage penché sur lui. Il fit un suprême effort.

 

– Face de traître ! râla-t-il.

 

Et dans ce même effort, il cracha au visage du capitaine et expira.

 

Cosseins se releva et recula vivement, tout pâle, en essuyant sa face souillée.

 

Bême, cependant, d’un coup d’épaule, avait défoncé la porte.

 

Il entra.

 

Coligny était au lit.

 

La chambre était éclairée par deux grands flambeaux.

 

À demi relevé sur les oreillers, l’amiral apparut si calme, si majestueux, que les forcenés eurent une hésitation. Près de lui, le pasteur Merlin lisait dans un livre de prières. Coligny qui, depuis une heure, écoutait l’effroyable tumulte, Coligny, qui avait compris la hideuse vérité, Coligny n’avait pas essayé de fuir.

 

Toute tentative eût d’ailleurs été inutile : dès les premiers instants, Cosseins avait placé partout des gardes.

 

Lorsqu’il vit entrer Bême, il se tourna légèrement vers le pasteur et lui dit d’une voix étrangement paisible :

 

– Je crois qu’il est temps de réciter la prière des morts.

 

Merlin fit un signe approbatif et tourna quelques feuillets de son livre.

 

Au même moment, Attin lui enfonça son poignard dans la gorge ; le pasteur s’affaissa sans une plainte, tué raide.

 

Bême s’était approché en ricanant du lit de l’amiral. Il tenait une dague dans sa main gauche et un épieu de chasse dans sa main droite.

 

– Quiconque se sert de l’épée périra par l’épée, dit gravement Coligny en regardant Attin qui venait de foudroyer le pasteur.

 

– Bon ! hurla Bême, ce n’est donc pas par l’épée que tu seras meurtri !

 

Et il jeta son poignard.

 

Il leva son épieu, un fort épieu de chasse au sanglier.

 

Et comme il paraissait hésiter devant le vieillard si calme, si imposant, si majestueux, l’amiral lui dit :

 

– Frappe, bourreau : tu ne raccourcis pas de beaucoup ma vie.

 

– Taïaut ! Taïaut ! hurlèrent les démons qui entouraient Bême.

 

Bême frappa. L’épieu, du premier coup, troua profondément la gorge. Un flot de sang jaillit. Alors le misérable, ivre de sang, se mit à frapper à coups redoublés le cadavre. Chaque coup ouvrait dans le corps une large plaie rouge. Il continuait toujours, les yeux hors de la tête, tandis que la meute, autour de lui, saccageait, pillait, brisait et hurlait :

 

– Taïaut ! Taïaut !…

 

– Bême ! Bême ! cria d’en-bas la voix de Guise, as-tu fini ?…

 

Bême s’acharnait. La tête ne tenait presque plus au tronc, il poussait des rugissements sauvages.

 

– Bême ! Bême ! appela encore Henri de Guise. Est-ce fait ?...

 

Sanglant, hagard, Bême s’arrêta. Sa monstrueuse figure s’apaisa par degrés, c’est-à-dire qu’elle s’illumina d’une sorte d’orgueil bestial. Il examina le cadavre hideusement déchiqueté, comme le tigre peut examiner sa proie alors qu’il est repu.

 

Ce cadavre, alors, ce pauvre reste d’un homme loyal et bon, il le saisit à pleins bras, l’arracha du lit et l’apporta près de la fenêtre dont le châssis venait de voler en éclats.

 

– C’est fait ! hurla Bême en se penchant.

 

Et il apparut, à la lueur des torches, dans le jour naissant, dans ce mélange informe de jour, de lumière rouge et de fumée, il apparut, le cadavre rouge dans ses bras, il apparut comme ces visions de délire qui durent jadis épouvanter les rêves de Dante.

 

Une sauvage acclamation qui monta de la cour salua l’atroce apparition. Pendant quelques minutes, on n’entendit plus que ces étranges abois furieux des meutes lâchées à la minute hideuse de la curée.

 

Les cheveux hérissés d’horreur, pétrifiés comme dans les cauchemars, le chevalier de Pardaillan et le vieux routier, parmi ces abois féroces – les hommes parvenus au déchaînement de la bête parlent comme la bête – parmi ces abois, distinguèrent :

 

– Vive la messe !

 

– Vive le pilier de l’Église !

 

C’était pour cela que la terre se changeait en charnier et que, du ciel rouge, il pleuvait du sang !

 

Lorsque le silence se rétablit, comme parfois les volcans se taisent après un instant, on entendit alors une voix, la voix du noble Henri de Lorraine, duc de Guise, qui criait à Bême :

 

– C’est bien ! Jette-le, qu’on le reconnaisse !…

 

Et Bême obéit.

 

Le cadavre, avec un bruit sourd et mat, tomba sur les pavés de la cour.

 

Guise, Aumale, Montpensier, Cosseins, vingt autres se penchèrent.

 

– C’est bien lui ! dit Guise. Te voilà donc, Châtillon ! Je savais bien qu’un jour ou l’autre ma race mettrait son pied sur ta tête ! Tiens ! Tiens !…

 

Le talon se leva et se posa violemment sur le front du cadavre. À coups redoublés, ce talon frappa ce front où persistait une auguste sérénité.

 

– Voilà ! hurla le duc de Guise, voilà comment travaillent les bons catholiques !

 

– Lâche ! siffla une voix étrange, cinglante comme un coup de cravache.

 

Et dans l’insaisissable seconde de silence et de stupéfaction qui suivi ce cri, Pardaillan marcha au duc, l’atteignit, et sa voix continua à cravacher :

 

– Ton père s’appelait le Balafré. Toi, tu t’appelleras le Souffleté !...

 

Sa main se leva, s’abattit toute grande sur la face de Guise, le soufflet retentit dans le silence comme un coup de tonnerre, Guise chancela et roula à trois pas dans les bras de ses soudards…

 

Cela avait été net, rapide, incisif, cela avait été un coup de foudre…

 

Quels hurlements firent alors explosion ! Des centaines de poignards, des centaines d’épées se levèrent, se choquèrent, des centaines de voix heurtèrent dans le tumulte leurs cris de mort.

 

Tout tourbillonna dans la cour. Ce fut un remous de bêtes féroces plus effroyable à voir que les remous des grandes tempêtes sur la face ravagée de l’Océan.

 

Pardaillan s’était mis en garde, résolu à mourir.

 

Mais il n’eut pas le temps de porter le premier coup, les bras levés n’eurent pas le temps de s’abattre sur lui… Le chevalier, à l’instant précis où retentissait le soufflet, se sentit saisi par une force d’ouragan, enlevé, porté, poussé vers un trou noir qui béait, il entra dans du noir, il entendit un choc violent et sonore.

 

Ce trou, c’était une porte ouverte.

 

Cette force qui avait saisi le chevalier, comme la rafale peut saisir une feuille, c’était le vieux routier qui empoignait son fils et l’emportait.

 

Ce choc sonore, c’était une porte que le vieux lion venait de pousser du pied, à l’instant où des centaines de furieux, se gênant d’ailleurs et se bousculant l’un l’autre allaient les happer tous les deux !

 

Des coups énormes ébranlèrent cette porte.

 

Il était certain qu’elle ne tiendrait pas deux minutes.

 

– Tu n’en feras jamais d’autres ! dit simplement le vieux routier en escaladant les marches qui se trouvaient devant lui, et en entraînant son fils.

 

Où montaient-ils ? Ils ne savaient pas…

 

– Ce n’est pas fini ! répondit le chevalier, les dents serrées.

 

Dans la cour, Henri de Guise était remonté à cheval et criait :

 

– Cinquante hommes pour fouiller l’hôtel ! que j’aie la tête de ces deux parpaillots dans une heure ! Les autres, suivez-moi !… À Montfaucon !…

XXXVIII

LA MARCHE AU GIBET


– Pardon, monseigneur, dit une voix près du duc sanglant.

 

Guise se pencha, féroce, le poignard levé.

 

– Ah ! c’est toi ! fit-il en reconnaissant Bême. Que veux-tu ?

 

– Vous voulez pendre l’Antéchrist ?

 

– Oui ! Que veux-tu ? Dépêche !

 

– Je veux la tête, pardieu ! Elle m’appartient, vous le savez ! Elle vaut mille écus d’or !

 

Guise éclata d’un rire terrible.

 

– C’est juste ! Prends-la !… Nous pendrons l’Antéchrist par les pieds voilà tout !…

 

Bême se baissa. En quelques coups de poignard, il acheva de séparer la tête du tronc. Le corps fut saisi par les pieds. Deux hommes le traînaient, marchant en ayant, chacun d’eux tenant une jambe, le torse sanglant traînant dans la boue.

 

Et tous suivirent, Guise en tête !…

 

Une infernale procession s’organisa.

 

La marche au gibet, la marche macabre du corps traîné dans la boue gluante de sang, commença à travers les rues de Paris, parmi d’autres cadavres, dans le tumulte des acclamations féroces, dans le tonnerre des détonations d’arquebuses, sous le hurlement des cloches inlassables…

 

Vingt mille Parisiens suivaient l’infâme procession que conduisait Guise.

 

– Tuez ! Tuez ! Tuez !…

 

– Soûlez-vous du sang de la bête ! rugissait Guise.

 

– Vive le pilier de l’Église ! répondait la voix énorme de la foule.

 

Chemin faisant, on tuait, on riait, on chantait… Le cadavre de Coligny sautait sur les cailloux, tantôt sur le ventre, tantôt sur le dos… Ce fut ainsi qu’on atteignit les fourches de Montfaucon. Le cadavre, bientôt, se balança par les pieds au bout d’une corde. Et alors s’éleva dans les airs une clameur immense qu’on entendit de tout Paris et qui frissonna longuement, lugubre comme le grand coup d’aile de l’ouragan déchaîné.

XXXIX

PAROLE MÉMORABLE DE BÊME


Bême était resté dans la cour de l’hôtel Coligny avec les gens d’armes laissés par Guise pour retrouver les audacieux, les fous qui l’avaient insulté en un tel moment. En quelques minutes, la porte fut défoncée et la bande se rua dans un escalier, celui-là même qu’avaient monté les Pardaillan. Bême entendit les cris éclater d’étage en étage.

 

« Ils les tiennent ! songea-t-il en riant. Voilà deux gaillards dont la peau ne vaut pas un ducaton à l’heure qu’il est… tandis que cette tête vaut mille écus d’or. Belle tête, ma foi !… Çà, il faut que je la débarbouille… »

 

Il entra dans une pièce du rez-de-chaussée qui avait dû servir de corps de garde, et il en ressortit bientôt avec un baquet plein d’eau. Tranquillement, il se mit à sa hideuse besogne, fredonnant une ballade d’amour où il était question de printemps, de roses d’avril, de chants d’oiseaux et de baisers.

 

Autour de lui, l’hôtel ravagé, ses portes démantelées, ses fenêtres brisées, la cour encombrée de meubles précieux qu’on avait jetés et qui gisaient éventrés parmi des débris de vitraux, l’hôtel ressemblait à une forteresse après le sac d’une prise d’assaut. En haut, dans les combles, il entendait les voix furieuses des limiers lancés aux trousses des Pardaillan. Dans Paris, tout ronflait ; il y avait dans les airs un bourdonnement énorme.

 

Paisible, Bême s’occupait à nettoyer la tête de Coligny.

 

Tout à coup, il vit entrer dans la cour un homme qui, d’un air anxieux, se mit à inspecter l’hôtel, tournant, et virant, le nez en l’air.

 

– Tiens, M. de Maurevert, dit Bême.

 

L’homme se retourna vers le coin où le sinistre travailleur était occupé. Il était pâle et haletant.

 

– On dirait que vous cherchez un trésor ! reprit Bême en ricanant. Hé ! ça chauffe, hein ? Quelle capilotade de parpaillots !…

 

– Je cherche, dit Maurevert, la voix rauque et les yeux sanglants, je cherche deux de ces parpaillots, justement ! Deux terribles, deux damnés ! Je les ai vus partir du Temple. J’ai perdu leur piste… Je suis sûr qu’ils ont dû venir ici…

 

– Ah ! ah !… Un vieux, maigre, moustache grise et rude, œil gris ?…

 

– Oui, oui !

 

– Et un jeune, comme qui dirait l’autre, en plus sauvage, en plus fort, en plus hérissé ?

 

– Oui, oui !…

 

– Ils sont là… on leur fait la chasse, allez-y, vous avez du flair ; taïaut, Maurevert, taïaut !…

 

Maurevert s’élança dans l’escalier que lui montrait Bême, et disparut en poussant un rugissement de joie. Bême se mit à rire et répéta :

 

– Quelle capilotade, Seigneur !

 

Pendant que ces choses se passaient dans la cour, les deux Pardaillan avaient monté l’escalier. Le bâtiment dans lequel ils se trouvaient formait le flanc gauche de l’hôtel et était isolé des deux autres dont l’ensemble traçait le rectangle de la cour.

 

D’étage en étage, les Pardaillan virent qu’il n’y avait pour eux aucune issue possible.

 

Comme ils atteignaient le grenier, ils entendirent en bas une clameur : la porte venait de céder, et la bande faisait irruption dans l’escalier.

 

– Ah çà ! dit le vieux routier, mais nous allons être pris comme des renards ?

 

– Faites attention, monsieur, répondit le chevalier, que nous étions, il y a moins de deux heures, dans une cage de fer où nous allions être broyés ; nous sommes au paradis en comparaison.

 

En parlant ainsi, ils avaient couru à l’unique fenêtre du grenier.

 

En face de cette fenêtre, s’en ouvrait une qui appartenait au bâtiment central, c’est-à-dire à l’hôtel proprement dit. La demeure de l’amiral était ainsi composée : la cour ; au fond de la cour, l’hôtel ; à droite et à gauche, en retour sur la rue, un bâtiment ; ces deux bâtiments séparés de l’hôtel central par un passage étroit permettant de gagner les derrières et les jardins. De cette disposition, il résultait que les dernières fenêtres de chaque bâtiment faisaient vis-à-vis à la face gauche et à la face droite de l’hôtel central.

 

C’est dans le bâtiment de gauche que se trouvaient les Pardaillan.

 

– Voici le chemin ! s’écria le vieux routier en apercevant la fenêtre que nous venons de signaler.

 

Une planche ! Vite une planche !

 

Ils cherchèrent des yeux : il n’y avait rien dans le grenier, pas la moindre planche, pas le moindre meuble capable de former un pont, pas même une corde qu’on eût pu, peut-être, utiliser…

 

Redescendre ? Impossible : les gens d’armes montaient, fouillant chaque étage.

 

Le vieux routier laissa échapper une terrible imprécation.

 

Ils se regardèrent, tout pâles…

 

Soudain, ils entendirent les cris au-dessous d’eux… dans quelques secondes, le grenier allait être envahi !…

 

– Sautons ! dit le chevalier froidement. Il y a moins de six pieds d’une fenêtre à l’autre !…

 

– Sautons ! dit le vieux routier d’une voix qui parut étrange à son fils.

 

En effet, sauter était impossible : tout point d’appui pour prendre de l’élan manquait ; la fenêtre d’en face était étroite ; c’eût été un prodige que de pouvoir se lancer dans le vide et arriver juste à passer dans cet espace resserré.

 

Sauter, c’était se suicider !

 

Mais mieux valait encore courir ce risque terrible que de tomber aux mains des cinquante fous furieux qui montaient ivres de rage ! La mort n’était rien ! Mais les supplices qu’on leur ferait endurer !…

 

– Sautons ! avait dit le vieux Pardaillan. Attends ! je passe le premier !…

 

Et aussitôt il se mit debout sur le bord de la fenêtre.

 

Au même instant, le chevalier, la gorge serrée par l’angoisse, la sueur au front, vit son père se laisser tomber en avant !

 

Le vieux routier ne sautait pas ! Il se laissait tomber !…

 

La tentative était prodigieuse, inouïe – une de ces idées folles qui germent dans la folie du désespoir !…

 

Le corps raidi, tendu à briser ses nerfs, les bras musculeux tendus dans un formidable effort, les pieds rivés à l’appui de la fenêtre, le vieux Pardaillan se laissa tomber en avant tout d’une pièce, sans fléchissement ni jarrets, ni des coudes… Son corps décrivit un arc de cercle dans le vide…

 

Le chevalier jeta un cri…

 

Et à ce cri, la voix du routier, oui, sa voix même, répondit :

 

– Voici la planche, passe, chevalier !…

 

La folle tentative avait réussi !

 

Les mains du vieux Pardaillan, au bout de ses bras tendus, avaient saisi le rebord de la fenêtre d’en face, tandis que ses pieds s’arc-boutaient à la fenêtre du grenier !…

 

Et il demeurait ainsi suspendu sur le vide, pont vivant jeté d’une fenêtre à l’autre !

 

Ces deux hommes étaient formidables dans tout ce qu’ils entreprenaient : prompt comme l’éclair, léger comme un chat sauvage, dans cette seconde effrayante où son cerveau cessa de penser, où son cœur s’arrêta de battre, le chevalier bondit, posa son pied sur le centre du pont vivant, et dans son élan, alla rouler jusqu’au milieu de la pièce où il venait de tomber !…

 

Au même instant, le vieux routier, solidement harponné des mains, laissa tomber ses pieds, se hissa à la force des poignets et rejoignit son fils…

 

Tel avait été l’effort que, pendant une minute, ils demeurèrent prostrés, haletants, sans voix…

 

Le grenier qu’ils venaient de quitter se remplit de cris de fureur.

 

Puis il y eut un silence relatif.

 

Les deux Pardaillan, l’oreille tendue, couchés sur le plancher, écoutaient, prêts à bondir.

 

– Je comprends tout ! s’écria une voix. Voyez, capitaine, ils ont dû sauter dans le passage par la fenêtre du premier étage, pendant que nous montions.

 

– Et maintenant ils sont loin ! dit une autre voix qui devait être celle de l’officier. Allons, en route, et tâchons de rejoindre monseigneur !

 

Les Pardaillan entendirent la bande s’éloigner et redescendre en brisant quelques vitres par acquit de conscience. Le chevalier s’approcha alors d’une fenêtre qui donnait sur la cour ; il vit les soldats apparaître, donner quelques explications à Bême qui haussa les épaules, puis s’en aller au pas de course, pressés qu’ils étaient sans doute de prendre leur part du massacre…

 

Bême demeura seul dans la cour, toujours occupé à sa funèbre besogne.

 

Maintenant, il enveloppait de linges la tête de l’amiral.

 

Puis, sifflotant un air de fanfare, il alla chercher de l’eau pour se laver les mains. Puis, ayant sans hâte achevé cette toilette sommaire, il rentra dans la cour : il n’avait plus qu’à prendre la tête et la porter chez un embaumeur qui était prévenu et l’attendait. Après quoi, avec cinq ou six compagnons, il monterait à cheval et se dirigerait à franc étrier sur l’Italie et Rome…

 

– Tiens ! dit Bême en revenant dans la cour, la grande porte est fermée ? Par qui ? Pourquoi ?

 

Comme il se posait ces questions avec une vague inquiétude, il aperçut tout à coup les deux Pardaillan qui se dirigeaient vers lui.

 

– Ah ! ah ! fit-il en écarquillant les yeux.

 

Au même instant, le chevalier fut sur lui et dit :

 

– C’est bien toi qui as jeté par la fenêtre le corps de M. de Coligny ?

 

La voix du chevalier paraissait parfaitement paisible. Et même, il avait dans les yeux un pétillement d’allégresse tout à fait rassurant. Il est vrai que ses lèvres étaient blanches et que les coins de sa moustache hérissée tremblotaient ; mais ces détails échappèrent à Bême qui se redressa, se rengorgea et répondit de son haut :

 

– C’est bien moi, mon jeune parpaillot. Après ?

 

– Est-ce toi qui as tué l’amiral ?

 

– C’est bien moi, suppôt de Calvin. Après ?

 

– Avec quoi l’as-tu assassiné ?

 

– Avec ça ! fit le colosse en désignant son épieu tout rouge qu’il avait jeté dans un coin de la cour.

 

Et il éclata de rire en ajoutant :

 

– Il y en a autant à votre service, faillis chiens d’hérétiques ! Holà ! À moi ! Au parpaillot !…

 

En même temps, Bême voulut s’élancer vers la porte de l’hôtel pour l’ouvrir et appeler une bande qu’on entendait dans la rue, occupée à saccager une maison.

 

Mais il demeura cloué sur place.

 

Le vieux Pardaillan venait de lui sauter à la gorge en disant :

 

– Ne bouge pas, mon ami, nous avons à régler un petit compte…

 

Bême se secoua violemment. Mais la tenaille vivante ne lâchait pas prise. À demi suffoqué, râlant, le colosse fit signe qu’il se tiendrait tranquille. Le vieux routier le lâcha. Le colosse respira un grand coup et considéra les Pardaillan avec un étonnement farouche.

 

– Que voulez-vous ? demanda-t-il pris d’un commencement de terreur.

 

– À toi ? Rien ! fit le chevalier. Je veux simplement débarrasser la terre d’un monstre.

 

– Ah ! vous me voulez assassiner !

 

– Sais-tu te battre ? dit le chevalier en haussant les épaules.

 

Bême bondit en arrière, tira sa rapière de la main droite et sa dague de la main gauche. Il tomba en garde.

 

Le chevalier déboucla son ceinturon et jeta son épée.

 

– Que fais-tu ! vociféra le vieux Pardaillan.

 

– Voici l’arme qui convient ici, dit le chevalier.

 

Sans hâte, il alla ramasser l’épieu, l’assura dans sa main et marcha sur le colosse.

 

Bême sourit : sa rapière était deux fois longue comme l’épieu : il était sûr d’embrocher ce jeune fou, et après il ferait son affaire au vieux.

 

Le chevalier marcha sur lui, et cette fois, Bême pâlit.

 

Le vieux routier, au milieu de la cour, s’était croisé les bras.

 

Le chevalier arrivait sur le colosse, et sa physionomie était méconnaissable, avec ses yeux effrayants de fixité, le rictus étrange qui soulevait ses lèvres et le hérissement de sa moustache.

 

Bême, coup sur coup, lui porta deux ou trois bottes : elles furent parées par l’épieu qui soudain, se trouva à un pouce de sa poitrine. Le colosse recula, d’abord lentement, puis plus vite ; il rugissait, bondissait, multipliait les coups, effaré, stupéfait de voir qu’aucun ne portait. Il reculait. Et après chacun de ses coups, à chacun de ses arrêts, il voyait la pointe de l’épieu sur sa poitrine, et il se rejetait en arrière, fuyait cette pointe rouge qui semblait le pousser quelque part, vers un endroit convenu d’avance !

 

Tout à coup, il se trouva acculé à la grande porte.

 

Ses tempes battirent, son cœur défaillit, ses yeux s’hypnotisèrent sur la pointe de l’épieu, toute rouge de sang de l’amiral.

 

Devant lui, le visage effrayant du chevalier.

 

Il voulut faire une dernière tentative, fuir à droite ou à gauche ; l’épieu le ramena là où le chevalier avait voulu le placer.

 

Bême comprit qu’il était dans la main de la fatalité.

 

– Je vais donc mourir ! bégaya-t-il. Ah !… Est-ce que par hasard Dieu…

 

Ce fut sa dernière parole. Comme il levait son poignard dans un dernier effort désespéré, le chevalier lui porta le coup – le seul qu’il lui eût porté – un seul coup.

 

L’épieu lancé avec une sorte de frénésie défonça la poitrine, passa à travers et s’enfonça dans le bois de la porte.

 

Bême demeura cloué au portail de l’hôtel Coligny, tout debout, mort sans un soupir…

 

Le chevalier alla ramasser sa rapière, reboucla son ceinturon, et prenant le bras de son père, qui avait assisté sans un mot, sans un geste, à cette exécution, tous deux sortirent par la petite porte bâtarde…

 

Deux minutes ne s’étaient pas écoulées que Maurevert parut dans la cour.

 

Maurevert avait suivi les soudards de Guise d’étage en étage, cherchant et fouillant avec une ardeur passionnée. Lorsque les soldats s’éloignèrent, il eut un moment de désespoir. Par où avaient donc fui les Pardaillan ! Non ! Ils n’avaient pu fuir. On avait mal cherché ! Il redescendit et, seul, d’étage en étage, recommença les recherches.

 

– Ils ont fui ! Ils m’échappent ! Oh ! les démons !… oh ! je les retrouverai !

 

Il grondait ces mots en rentrant dans la cour et jetait autour de lui des regards sanglants.

 

Il s’arrêta soudain pétrifié, muet d’épouvante…

 

Là, devant lui, un cadavre, debout, un épieu en travers du corps, était cloué à la grande porte fermée !… Le cadavre de Bême !…

 

Maurevert, au bout d’un instant, revint de sa stupeur, et se mit à tourner dans la cour comme un insensé en vociférant :

 

– Ils ont passé par là ! Voilà la marque de leur passage ! Ce sont eux !… Ah ! je les retrouverai !…

 

Cependant, il eut vite acquis la conviction qu’il n’y avait plus personne dans la cour ni dans l’hôtel… plus rien que des cadavres !

 

Alors, par un effort de volonté, il se calma, réfléchit comme peut réfléchir un limier et chercha à reprendre la piste.

 

Son regard tomba sur un paquet enveloppé de linges.

 

Il défit les linges et trouva la tête de Coligny. Il la saisit par les cheveux.

 

– Toujours bon à prendre, gronda-t-il entre les dents. À qui la porterai-je ? à Guise ? à la reine ?… Bah ! Guise est battu pour cette fois, je la porterai à la reine !

 

Il s’élança dans la rue.

 

À gauche, à cinquante pas, il y avait une foule qui dansait autour d’un feu sur lequel on avait jeté une douzaine de cadavres.

 

À droite, la rue était libre.

 

– Ils ont fui par là ! grommela Maurevert.

 

Et il se jeta sur la droite, marchant de ce pas à la fois rapide, hésitant et réfléchi de limier qui chasse…

 

– Nous allons essayer de sortir de Paris, dit le vieux Pardaillan lorsqu’ils se trouvèrent dans la rue.

 

– Nous allons essayer de gagner l’hôtel Montmorency, répondit le chevalier.

 

– Tu l’as dit toi-même : en sa qualité de catholique, il ne court aucun danger…

 

– Est-ce qu’on sait ? Allons toujours.

 

– Dis donc la vérité ! fit le vieux routier avec humeur. Il te tarde de revoir la petite Loïson…

 

Le chevalier pâlit. Jamais il ne prononçait le nom de Loïse : il y pensait trop pour en parler. Il se contenta de répéter :

 

– Allons toujours, monsieur. Si le maréchal de Montmorency est attaqué, je crois que nous ne lui serons pas inutiles…

 

Et à la pensée que des bandes de forcenés entouraient peut-être Loïse, il frémit et hâta le pas.

 

– Mais enfin ! s’écria le vieux routier, s’il est avec les massacreurs !... Dame… n’est-il pas bon catholique ?

 

Le chevalier s’arrêta, livide.

 

– Oh ! murmura-t-il, ce serait horrible… Je veux m’en assurer, mon père ! Je veux voir si Loïse est la fille d’un de ceux qui tuent au nom de Dieu… Allons, monsieur, à l’hôtel Montmorency !…

 

– Hum ! ce sera difficile.

XL

LE DIMANCHE 24 AOÛT 1572, FÊTE DE LA SAINT-BARTHÉLEMY


Oui, c’était difficile ! Dès qu’ils furent sortis de la rue de Béthisy, ils purent se rendre compte que chacun de leurs pas les jetterait dans un nouveau péril. Paris était comme un vaste champ de bataille qu’il était impossible de traverser sans se heurter à des ennemis furieux, sans risquer la mort à chaque seconde. Pourtant, il n’y avait pas bataille : il y avait tuerie, carnage. Tous ceux des huguenots qui eussent pu organiser un semblant de défense, avaient été tués dès la première minute. Maintenant, on tuait des bourgeois, des gens du peuple, des femmes, des vieillards, des enfants, des êtres sans défense.

 

Dans chaque quartier, dans chaque rue, toute personne qui était suspecte aux yeux du voisinage, qui avait témoigné quelque sympathie à la Réforme, ceux-là, protestants ou non, étaient traqués ; la même hideuse scène se reproduisit sur tous les points de Paris. L’infortuné – homme ou femme – voyait subitement entrer chez lui une bande de vingt à trente forcenés. On lui courait sus. Le pauvre diable se sauvait sautant quelquefois par la fenêtre. Alors, la chasse infernale commençait jusqu’à ce que le suspect tombât ou se trouvât acculé ; les coups de poignard le labouraient, on traînait son corps jusqu’au feu le plus voisin, ou jusqu’à la Seine, et tout était dit !…

 

Au jour venu, le massacre avait pris des proportions fantastiques. Cela devait durer ainsi pendant six jours ! En province, dans les grandes villes, les mêmes scènes d’horreur se reproduisaient… près d’un mois plus tard, on tuait encore dans certaines localités éloignées !…

 

À Paris, dans cette matinée d’août, si belle et si radieuse, sous le regard du grand soleil qui poursuivait paisiblement sa course, l’humanité se transforma. Les hommes devinrent des carnassiers. On vit des femmes boire du sang des victimes. Et toujours ce cri sinistre de « Vive Jésus ! Mort aux parpaillots ! » Ce cri vous entrait dans la tête, affolant, grinçant, comme une vrille. La rumeur était indescriptible. Toutes les cloches mugissaient à la fois, sans arrêt, sans répit. Cela formait au-dessus de Paris comme un ouragan de bronze. Seul, le gros bourdon de Saint-Germain-l’Auxerrois s’était tu après avoir donné le signal. Mais on n’avait plus besoin de lui.

 

L’énorme clameur des cloches, avec les hurlements des carnassiers, avec les plaintes déchirantes des victimes, les pétarades des pistolets, les sourdes détonations des arquebuses, tout cela ne formait qu’une seule voix où il y avait du grondement de tonnerre, du mugissement d’océan, du crépitement de pluie enflammée, du sifflement de rafales, comme si les éléments fussent devenus insensés ! On respirait une odeur âcre et fade, on respirait des chairs grillées, du sang, on ne voyait que du feu, de la fumée, et dans ces tourbillons de fumée, des visages hideux, des rires féroces, des yeux terribles, des ombres qui couraient, l’éclair rouge d’un poignard au poing.

 

Du sang ! du sang ! Il y en avait partout, le long des murs, en larges éclaboussures, sur les chaussées en flaques gluantes, dans les ruisseaux épaissis qui roulaient lourdement… Et, par un singulier phénomène il y avait des quartiers qui demeuraient paisibles, des rues où, pendant plusieurs heures, on ne se douta pas que Paris était à feu et à sang.

 

Dans un petit marché en plein air qui se tenait derrière Saint-Merry, dans une cour, marchandes et ménagères causaient gaiement, étonnées seulement de ces bruits de cloches qu’elles ne comprenaient pas…

 

À cent pas de la Seine, non loin de la Bastille, des vieillards jouaient aux boules, ou se chauffaient au soleil… Il y avait ainsi des coins tranquilles autour desquels tourbillonnait le grand carnage, comme au milieu du tourbillon de l’Océan en furie. Il y a par places des coins de mer qui semblent tout étonnés de leur tranquillité… Près de la porte Bussy qui ouvrait sur le faubourg Saint-Germain, toute une bande d’enfants jouait à saute-mouton… deux huguenots poursuivis, firent irruption dans la bande et tombèrent frappés de coups de couteaux… l’un des enfants mourut sur-le-champ de saisissement et de frayeur…

 

En dehors de ces rares endroits qui, par un prodige habituel à tous les cyclones, échappaient à l’horreur, tout, dans Paris, offrait l’image d’une ville dévastée par quelque grand cataclysme ; des centaines de maisons flambaient ; des milliers de cadavres jonchaient les rues ; dans les carrefours, s’élevaient des bûchers où brûlaient des corps d’hérétiques ; des processions de prêtres chantant le Te Deum traversaient par moments, l’épouvantable champ de carnage, aux cris de : « Vive la messe ! Mort aux parpaillots !… »

 

Voilà ce que les Pardaillan virent en cette matinée de dimanche, fête de Saint-Barthélemy…

 

Parfois, sur les grèves que la tempête balaie de ses souffles titanesques, se présente un passionnant spectacle. Les loques fuligineuses des nuées fuient éperdument sur la face livide du ciel ; dans le tragique crépuscule qui s’abat sur la terre, les arbres de la côte se courbent et gémissent parmi de grands craquements ; les flots reculent des masses pesantes, échevelées ; les vagues se heurtent, et de ces chocs sortent des roulements de tonnerre ; les chevelures d’algues, sur la tête des rochers, se hérissent ; de vastes écumes mugissantes pâlissent l’Océan qui tourbillonne, gronde, râle, se roule et hurle ; l’homme assiste avec une secrète horreur à ces déchaînements, et alors son cœur se serre…

 

Tout à coup, dans l’espace, apparaît un couple hardi d’oiseaux de mer : dès lors, tout l’intérêt du prodigieux décor se concentre sur ces deux êtres et l’homme les suit des yeux. Les deux audacieux voyageurs aériens piquent droit dans la tempête. La tempête, d’un large coup d’aile, les repousse aux confins de l’horizon ; où sont-ils ? Disparus ? Les voilà ! Bec ouvert, plumes hérissées, ils s’élancent. La tempête les reprend, les jette à l’orient, à l’occident ; ils reculent, ils reviennent ; elle les repousse : obstinés, dédaigneux, ils piquent et repiquent droit dans le vent furieux…

 

Pareils à ces grands albatros intrépides, les deux Pardaillan, obstinés, cherchaient à piquer droit sur l’hôtel Montmorency ; ils reculaient jusqu’aux confins de Paris, revenaient à la charge, entraînés, poussés en avant, ramenés en arrière, ballottés par le cyclone qui ravageait la cité, l’université et la ville…

XLI

PROFILS DE GARGOUILLES


Quelle heure était-il ? Ils ne savaient pas. Où étaient-ils ? Ils ne savaient pas. Ils étaient quelque part, accrochés à la borne cavalière qui se dressait sous un auvent où les avait entraînés un violent reflux de peuple.

 

À dix pas, sur leur droite, on saccageait un hôtel.

 

Devant l’hôtel, on dressait un bûcher : les meubles, les sièges de l’hôtel s’entassaient.

 

Alors, quelqu’un mit le feu au bûcher.

 

Un homme parut, tenant dans ses bras un cadavre.

 

– Vive Pezou ! hurla la foule autour du bûcher.

 

Le cadavre, c’était celui du duc de La Rochefoucauld. L’homme, c’était Pezou. Le chevalier de Pardaillan le distingua nettement dans les tourbillons de fumée. Pezou avait les bras nus. Ses bras étaient rouges. Pezou avait une figure effroyable ; ses yeux hors de la tête, ses lèvres retroussées, il reniflait bruyamment, il aspirait le carnage ; il ne proférait aucun cri, mais de ses lèvres convulsivement ouvertes, s’échappait un grondement continu ; il avait la marche et l’attitude du tigre ; autour de lui, sa bande avait les mêmes faces crispées ; les mêmes yeux flamboyants, les mêmes bouches aux lèvres retroussées… des tigres ! Il n’y avait là que des tigres…

 

Ça fait le quarantième ! hurla l’un d’eux. Bravo Pezou !

 

Pezou sourit, marcha sur le bûcher, le cadavre dans les bras.

 

Le cadavre du malheureux La Rochefoucauld avait la gorge ouverte par une large plaie d’où le sang continuait à couler.

 

Pezou et sa bande entourèrent le bûcher qui déjà flambait.

 

Pezou monta sur une table.

 

Alors, il leva le corps, comme pour le jeter au sommet de l’entassement.

 

Soudain, il le ramena à lui, violemment. Sa face prit l’expression du fauve. Sa bouche, dans un geste de délire, se colla un instant à la plaie rouge… puis il jeta le cadavre dans le feu, sa bouche apparut sanglante et il sauta de la table en grognant :

 

– J’avais soif !…

 

Un hurlement prolongé de la foule salua la bande de tigres qui s’élançait, disparaissait au coin de la rue, cherchant, quêtant, reniflant ; Pezou grognait :

 

– Au quarante et unième à présent ! M’en faut cent d’ici ce soir à moi tout seul…

 

– Fuyons ! fuyons ! dit le vieux Pardaillan, livide d’horreur.

 

Il avait enlacé son fils de tout son effort pour l’empêcher de se ruer sur Pezou.

 

– Oh ! gronda le chevalier, avoir des bras de titan ! Pouvoir saisir et broyer d’un coup ces bandes de carnassiers !…

 

– Ne restons pas là ! Fuyons !…

 

Ils s’orientèrent et, pareils aux grands albatros, ils reprirent leur chemin, piquant droit sur l’hôtel Montmorency.

 

Et comme ils avaient gagné du terrain, comme ils se rapprochaient de la Seine, ils furent saisis dans un autre tourbillon, se trouvèrent soudain au milieu d’une foule, et, accrochés l’un à l’autre, ballottés, entraînés, refluèrent jusqu’à l’entrée de la rue Saint-Denis, et, regardant autour d’eux, se virent dans la cour d’une belle maison ; les fenêtres volaient en éclats ; les meubles tombaient ; à l’intérieur, on entendait des cris d’agonie, la foule battait des mains et vociférait…

 

– Bravo, Crucé ! bravo, Crucé ! Taïaut ! Pille La Force !…

 

C’était, en effet, la maison du vieux huguenot La Force.

 

Là, ce fut vite fait. Au bout de trois minutes, on n’entendit plus de cris d’agonie ; tout avait été massacré, serviteurs, servantes, maîtres…

 

La foule partit, entraînée par les lieutenants de Crucé, allant plus loin chercher de nouvelles victimes… la cour se trouva libre…

 

– Fuyons ! répéta le vieux Pardaillan.

 

– Entrons ! dit le chevalier. Je veux voir ce qu’est devenu l’homme.

 

L’homme, c’était Crucé.

 

Le vieux routier fit un signe approbatif, et s’engouffrant dans un large escalier, ils parvinrent dans une grande salle ravagée en partie. Du premier coup d’œil, le chevalier vit qu’on avait jeté par la fenêtre les meubles sans prix, mais que les armoires avaient été respectées.

 

Au milieu de ce salon, il y avait cinq cadavres en tas, les uns sur les autres.

 

Deux hommes s’occupaient avec une farouche tranquillité à fracturer une armoire. C’était Crucé et l’un de ses fidèles.

 

– Dépêchons ! disait Crucé, l’argent est là ! Ah ! voilà !…

 

Ils défoncèrent les tiroirs et commencèrent à emplir leurs poches…

 

Puis ils coururent aux cadavres, le vieux La Force ayant encore au cou un collier de grand prix…

 

Ils se penchèrent… Crucé saisit le collier, son compagnon arrachait les oreilles d’une femme pour avoir les diamants des boucles.

 

– En route, maintenant, dit Crucé.

 

Il avait des yeux inquiets de maraudeur, la figure tendue, les yeux aiguisés vers le butin, le vol, la rapine, cette attitude spéciale des chacals parcourant les champs de massacre.

 

Comme ils allaient se relever, ils tombèrent tous deux en même temps, la face sur les cadavres.

 

Le chevalier avait assommé Crucé d’un coup de poing à la tempe ; le vieux Pardaillan avait fracassé le crâne de l’autre d’un coup de crosse de pistolet.

 

Les deux bandits ne poussèrent pas un cri. Ils se débattirent un instant dans les spasmes de l’agonie, puis se tinrent tranquilles à jamais…

 

Seulement, au moment où Crucé était tombé, de son pourpoint, de ses poches gonflées s’échappèrent des bijoux, des bagues, des pièces d’or et tout cela roula dans le sang.

 

Le chevalier, alors, examina les cadavres des cinq victimes et essaya de les ranger décemment, voulant surtout les séparer des cadavres des deux bandits.

 

– Grâce ! râla une voix enfantine. Ne me tuez pas !… Pitié !

 

Un enfant de douze ans surgissait d’entre les cadavres, à genoux, les mains jointes : c’était le plus jeune fils de La Force qui était dans les bras de son père au moment où on le tuait. Inondé du sang de son père, il était tombé avec le cadavre, et on l’avait cru mort…

 

Les deux Pardaillan demeurèrent stupéfaits d’horreur, angoissés de pitié devant cet incident tragique. Le chevalier voulut prendre la main de l’enfant, le rassurer. Mais l’enfant, avec un long hurlement d’épouvante, bondit, s’échappa, s’enfuit, disparut…

 

Ils redescendirent alors, et, dans la rue, reprirent leur course, rasant les maisons, tâchant d’éviter les feux de joie et les bandes de carnassiers.

 

Où étaient-ils ? Ils ne savaient pas.

 

Quelle heure ? Ils ne savaient pas.

 

Seulement, le soleil était haut dans le ciel, brillant d’un éclat paisible au-dessus des tourbillons de fumée.

 

Et toujours, les cloches mugissaient. Le gros bourdon de Notre-Dame lui-même s’était mis de la partie. Saint-Étienne, Saint-Eustache, Saint-Germain-des-Prés, Saint-Jacques-la-Boucherie, Saint-Jean-en-Grève, Notre-Dame-de-la-Paix, Saint-Roch, Saint-Vincent, Saint-Nicolas-du-Chardonnet, Saint-Paul, Saint-Médard, Saint-Séverin, Saint-Marcel, Saint-Honoré, Saint-Merry, tous les tocsins, toutes les églises, tous les saints, de leurs gueules de bronze hurlaient, criaient, vociféraient :

 

– Tuez ! Tuez ! Tuez !…

 

À un tournant de la rue, les Pardaillan s’arrêtèrent pétrifiés.

 

Ils eussent voulu fuir l’atroce apparition.

 

Ils ne pouvaient pas.

 

Tout ce qu’ils purent faire, fut de se retirer à l’entrée d’une étroite allée qui s’enfonçait dans une maison. Ils ne savaient pas où ils étaient.

 

Devant eux, à vingt pas, une bande venait d’apparaître. Elle se composait d’une cinquantaine de carnassiers marchant en rangs serrés ; derrière eux venait une foule énorme, armée de gourdins, de vieilles épées, de piques rouges. Et ces gens se démenaient comme si une crise d’épilepsie les eût poussés au même délire.

 

Les cinquante qui marchaient en tête étaient solidement armés de poignards. Toutes ces lames étaient rouges de sang.

 

Tous portaient la croix blanche.

 

Une quinzaine d’entre eux étaient à cheval.

 

Or, devant toute la bande marchaient trois hommes. Et ceux-là avaient des physionomies de loups ; leurs yeux luisaient comme des braises ardentes ; leurs voix éteintes à force de hurler ne laissaient plus échapper qu’une sorte d’aboi rauque et informe, l’aboi du loup au fond des forêts…

 

Ces trois hommes portaient des piques.

 

Au bout de chacune de ces piques, il y avait une tête !…

 

– Vive Kervier ! vive Kervier ! vociférait la foule frénétique.

 

Kervier ! le libraire Kervier ! Cervier ! Loup-cervier ! Il brandissait sa pique au haut de laquelle la tête blafarde se balançait…

 

Cette tête, les deux Pardaillan la reconnurent ensemble et un même frémissement d’horreur les secoua.

 

– Ramus !

 

Le chevalier avait murmuré le nom en fermant un instant les yeux…

 

C’était bien la tête du pauvre et inoffensif savant…

 

Kervier l’avait trucidé de sa main et maintenant il promenait le sanglant trophée au milieu de deux autres têtes de victimes, probablement des amis de Ramus qu’on avait trouvés chez lui.

 

La bande des loups hurlant arriva à la hauteur de cette allée étroite à l’entrée de laquelle les deux Pardaillan s’étaient postés pour laisser passer la horde.

 

Les yeux du chevalier demeuraient fixés sur la tête qui, au bout de la pique, donnait l’effrayante illusion d’une tête sans corps qui eût marche dans l’espace.

 

Puis ces yeux s’abaissèrent sur celui qui portait la pique, sur Kervier. Le chevalier trembla. Cette impression d’horreur et de pitié qui l’avait paralysé fit place à une furieuse colère qui blanchit ses lèvres. Il voulut vociférer une insulte, une imprécation, mais sa voix ne donna qu’un son rauque ; son poing fermé se tendit vers le libraire… il chercha… quoi ?... que faire ?…

 

Kervier vit cette figure convulsée qui le regardait ; il y lut le mépris foudroyant qui y éclatait. Il eut un grondement et fit un geste pour désigner les deux Pardaillan ; dans la même seconde, il tomba, roula sur la chaussée qu’il talonna. Il cria :

 

– Malédiction !

 

Et il expira : une balle de pistolet venait de le frapper en plein front, et ce coup de pistolet, c’était le chevalier qui l’avait tiré. Rudement, un grand gaillard à croix blanche venait de le heurter ; cet homme agitait un pistolet chargé ; d’un coup de poing, Pardaillan l’avait arrêté net, lui avait arraché son pistolet et avait fait feu !

 

– Ça soulage, dit-il simplement en voyant tomber Kervier.

 

Au même instant, il y eut contre les deux Pardaillan une ruée féroce, une sauvage clameur de mort, des coups d’arquebuse retentirent, cinq cents loups furieux aboyèrent lugubrement devant l’allée où les deux hérétiques s’enfonçaient, tous voulurent pénétrer à la fois, mais plus prompt, plus furieux que tous, un cavalier, un géant vêtu de rouge et qui appartenait sans doute à la maison de Damville, car il en portait les armes sur son pourpoint, ce géant poussa son cheval en avant, et pointa sa rapière…

 

– Sauvés ! hurla d’une voix étrange le vieux routier.

 

Et tandis que le chevalier se demandait comment, le vieux Pardaillan, d’un bond terrible, se jeta à la bride du cheval dont la tête et le cou se présentaient à l’entrée de l’allée ; ce cheval, il l’attira, le happa, l’entraîna, le fit entrer tout entier dans l’allée !…

 

Et l’allée se trouva ainsi bouchée !…

 

Le routier éclata d’un rire homérique.

 

Derrière la croupe du cheval tourbillonnaient les loups, retentissaient les hurlements de rage ; le cheval ruait ; le colosse rouge, un instant hébété par cette manœuvre, essayait par violentes saccades de ramener la bête en arrière, et tout à coup, pris d’une terreur folle, il se laissa glisser en arrière de la croupe pour fuir et une ruade l’envoya rouler sur les assaillants au moment où il touchait le sol…

 

Déjà le chevalier, avec son ceinturon, avait entravé les jambes de devant du cheval, magnifique rouan… le vieux routier s’apprêtait à frapper la bête au poitrail, de son poignard, afin que l’obstacle demeurât plus longtemps… le chevalier l’arrêta soudain et dit :

 

– Galaor !…

 

Le vieux considéra la bête, et la reconnaissant, répéta :

 

– Galaor !… C’est bien lui !…

 

Et leur rire, à tous deux, remplit l’allée d’un bruit de tonnerre.

 

Galaor, ses jambes entravées, n’en ruait qu’avec plus de fureur ; chacun de ses flancs touchait l’une et l’autre paroi, l’allée était bouchée par une barricade vivante qui se trouvait être en même temps une catapulte.

 

Alors, tandis que d’apocalyptiques menaces, des grondements de jurons et des cris stridents tourbillonnaient dans la rue, les deux Pardaillan s’enfoncèrent vers le fond de l’allée, certains qu’elle ne serait pas dégagé avant dix bonnes minutes ; mais avant de partir, le chevalier avait embrassé le naseau fumant du cheval, en disant :

 

– Merci, mon bon ami…

 

– Ah çà ! s’écria le vieux, mais nous sommes dans une souricière… pas d’issue ! Mais du diable si je ne connais pas ce boyau… il me semble que j’ai dû passer par là…

 

Une porte, au fond de l’allée, s’ouvrit soudain, et une femme parut…

 

– Huguette !

 

Ce cri échappa aux deux hommes.

 

C’était Huguette, en effet : ils se trouvaient dans l’allée de l’auberge de la Devinière. Comment ne l’avaient-ils pas reconnue ? Mais qu’eussent-ils pu reconnaître dans cette course insensée où, pris par les larges tourbillons du cyclone dévastateur, ils allaient, poussés en avant, ramenés en arrière, ballottés comme des épaves !…

 

Le hasard les avait poussés dans la rue Saint-Denis au moment où ils essayaient de se diriger sur la Seine.

 

Le hasard les avait arrêtés devant cette allée qui leur offrait un refuge au moment où la rue avait été envahie par la bande hurlante des loups de Kervier…

 

Ils entrèrent dans le cabaret noir, puis dans cette pièce où le chevalier avait assisté à la réunion des conjurés guisards et au sacrifice d’un bouc par les poètes de la Pléiade.

 

Huguette, toute tremblante, les conduisit alors dans la salle voisine ; trois hommes s’y trouvaient : Landry Grégoire, pâle comme un mort, et, chose étrange en pareil moment, deux poètes qui buvaient et écrivaient : c’étaient Dorat et Pontus de Thyard.

 

– Par là, dit Huguette aux deux Pardaillan, en leur montrant un escalier. En haut, vous pourrez communiquer avec la maison voisine, redescendre et sortir par derrière… fuyez, fuyez vite !…

 

– Par le ciel ! disait Dorat, je veux écrire en l’honneur de la destruction des hérétiques une ode qui portera mon nom à la postérité ! J’appellerai mon poème : Les Matines de Paris !

 

– Trempe ta plume dans le sang, en ce cas, dit Pontus.

 

– Malheur ! malheur ! gémit Landry Grégoire en faisant le geste de s’arracher les cheveux, opération impossible puisqu’il était entièrement chauve. Malheur ! mon auberge va être saccagée, si on sait qu’ils ont fui par là !

 

– On le saura sûrement, dit Huguette avec fermeté. Maître Landry, courez chercher ce que nous avons de plus précieux et fuyons, nous aussi !…

 

L’aubergiste s’élança en poussant de terribles gémissements.

 

– Maître Landry, lui cria le vieux Pardaillan, vous mettrez l’auberge, la casse et l’incendie sur ma note !…

 

– Je jure que tout sera payé, ajouta le chevalier.

 

– Fuyez ! fuyez !… répéta Huguette.

 

Le vieux Pardaillan l’embrassa sur les deux joues.

 

Le chevalier la prit dans ses bras, toute pâlissante, la baisa doucement sur les yeux, et murmura :

 

– Huguette, jamais je ne t’oublierai…

 

Pour la première fois, il tutoyait Huguette, et le cœur de celle-ci en fut bouleversé…

 

Ils s’élancèrent et disparurent dans l’escalier.

 

Au même instant reparut l’aubergiste, portant sur le bras un sac où il avait entassé son or et les bijoux de sa femme.

 

– Fuyons ! dit Huguette. Les forcenés ont envahi l’allée… ils défoncent la porte…

 

– Fuyons ! répéta Landry qui flageolait sur ses jambes.

 

– Madame Landry ! tonna le poète Dorat, vous êtes une mauvaise catholique et je vais vous dénoncer ! Pas un pas, s’il vous plaît !

 

Pontus de Thyard dégaina sa rapière et dit tranquillement :

 

– Partez, Huguette, partez, maître Landry !… Et si cette vipère s’avise de siffler, je la pourfends sur l’heure !…

 

Dorat s’effondra[27].

 

Quelques instants plus tard, la horde des loups pénétrait par la porte de l’allée défoncée, et ne trouvant plus personne, mettait l’auberge à sac et à feu…

XLII

VISIONS TRAGIQUES


Les Pardaillan ayant suivi le chemin que leur avait indiqué Huguette, se retrouvèrent dans une ruelle déserte, et, s’élançant au pas de course, atteignirent la rue Montmartre par la ruelle Saint-Sauveur. Mais c’est en vain qu’ils eussent essayé de prendre pied dans cette rue. Il y avait là un prodigieux encombrement de peuple qui roulait vers la Seine ses flots vertigineux, parmi les lourdes volutes de fumée, parmi les hurlements de mort, dans le tumulte inlassable des cloches et des arquebusades…

 

Une fois de plus, l’horreur s’empara des deux hommes. Au moment où, haletants, ils s’arrêtaient au coin de la rue Montmartre, passait une sorte de procession féminine, entourée de furieux aux visages convulsés. Ces femmes avaient la croix blanche cousue sur leurs poitrines. Or, spectacle étrange, vision de cauchemar, incroyable et hideusement vraie, ces femmes portaient sur leur dos une hotte, – une hotte de chiffonnier. Et dans chacune de ces hottes, il y avait un ou deux petits enfants égorgés !… C’étaient les petits des huguenots que ces femmes portaient à la Seine !… C’était à pleurer de rage d’appartenir à la même race animale que ces êtres. C’est à défaillir d’horreur et de compassion, mais autour des mégères ricanantes, loups-cerviers, chacals, tigres, hurlaient de joie !

 

Les cheveux hérissés, les yeux exorbités, les Pardaillan virent passer ce rêve infernal !… Tout à coup, comme dans les cauchemars de l’agonie, une autre vision apparut… une cavalcade roulante et pesante, trois cents cavaliers, de leur trot dur et lourd, tout bardés de fer, tout rouges de sang, passèrent comme un tonnerre, écartant le peuple à droite et à gauche, parmi des acclamations qui couvraient l’énorme voix des cloches… c’était Guise qui revenait de Montfaucon ! Derrière les cavaliers de Guise, le maréchal de Tavannes avec trois cents autres centaures farouches, terribles, avec des faces monstrueuses ! Derrière le maréchal de Tavannes, un coche ! Un coche, voiture d’invention récente. Et dans ce coche, toute une bande joyeuse, gesticulante ! Et c’était, dans ce coche, c’était le duc d’Anjou, c’étaient ses mignons fardés, peignés, musqués, Maugiron, Quélus, Saint-Mégrin, d’autres, criant bravo à chaque coup d’arquebuse qui abattait un homme, à chaque torche qui mettait le feu à une maison !… Guise, Tavannes, Anjou passèrent parmi des vivats furieux, en jetant à droite et à gauche un hurlement rauque, toujours le même.

 

– Soûlez-vous du sang de la bête ! hurlait Guise.

 

– Saignez ! saignez ! hurlait Anjou.

 

– La saignée est bonne en août comme en mai ! hurlait Tavannes.

 

– Tuez ! Tuez ! Tuez ! hurlaient les cloches.

 

Alors, derrière l’infernale cavalcade, apparurent douze ou quinze tombereaux traînés par de forts chevaux. Et chacun de ces tombereaux était rempli de cadavres sanglants ! Le sang coulait à travers les planches, le long des roues, et cela faisait derrière ces masses cahotantes un long sillage rouge… Les tombereaux disparurent dans la direction de la Seine, dans un grand remous du peuple en délire, scène épouvantable de l’épouvantable tragédie inscrite dans les siècles des siècles au grand livre des hontes de l’humanité !…

 

Dans ce remous, les Pardaillan furent saisis, entraînés… où ?... Ils ne savaient pas ! Ils avaient la tête perdue d’angoisse. Des nausées violentes soulevaient leurs cœurs…

 

Et comme ils s’étonnaient vaguement que les carnassiers d’alentour ne se jetassent pas sur eux, soudain, ils virent que chacun d’eux avait un brassard blanc au bras droit…

 

C’était Huguette qui, d’une main rapide et légère, sans qu’ils s’en aperçussent, les avait, là-bas, dans la courte scène de l’auberge, marqués du talisman de protection !…

 

Le chevalier dégrafa le brassard, d’un geste de colère, il n’était pas huguenot. Était-il catholique ? En réalité, il ignorait l’une et l’autre religion. Il voulut jeter le brassard : le vieux Pardaillan le saisit au vol, et le mit dans sa poche en disant :

 

– Par Pilate, conserve-le au moins comme un souvenir de la bonne Huguette !

 

Au fond, il comptait bien décider son fils à remettre le brassard – précieuse sauvegarde – et quant à lui, peu enclin à ces étranges fiertés qu’il trouvait intempestives, il garda le sien sans façon.

 

Le chevalier haussa les épaules.

 

En enfouissant l’étoffe blanche au fond de sa poche, le vieux routier sentit un papier qu’il froissait.

 

– Qu’est cela ? dit-il.

 

– Quoi ?

 

– Rien… je me rappelle… marchons.

 

Ce n’était rien, en effet, ou pas grand-chose, pensait le routier ; au moment où ils avaient quitté la cour de l’hôtel Coligny, Pardaillan père avait aperçu ce papier tombé aux pieds de Berne cloué à la porte, l’épieu en travers de la poitrine. Machinalement, il avait ramassé le papier et l’avait fourré dans sa poche : vieille habitude de routier habitué à tout voir d’un coup d’œil, à agir promptement et à ne rien laisser traîner…

 

Ils continuèrent donc à suivre le flot humain qui les portait vers la Seine qu’il leur fallait traverser pour marcher sur l’hôtel Montmorency. Mais à l’embouchure du pont, ils durent s’arrêter. Là, une foule de huit à dix mille forcenés assistait, avec de monstrueux éclats de rire, à un spectacle hideux : chacune des furies que nous avons signalées déchargeait dans la Seine sa hottée d’enfants ! Quelle pouvait être l’âme de ces femmes ! Quelles haines délirantes avait-on pu déchaîner dans ces esprits !… Puis ce fut le tour des tombereaux que l’on déchargea l’un après l’autre… les cadavres descendirent le fil de l’eau, en de macabres positions, les uns les pieds en l’air, d’autres sur le dos ; d’autres dont la face surnageait semblaient regarder les bourreaux de leurs yeux blancs ; ils se balançaient mollement, plongeaient, reparaissaient ; la Seine charriait ces cadavres paisiblement, et dans le fleuve se formaient des rivières de sang, des lacs rouges, de grandes moires rosées… la foule applaudissait, vociférait, riait, et sa joie devenait de la folie lorsque parmi les cadavres, il se trouvait un blessé pas encore tout à fait mort qui demandait grâce en tâchant de regagner la berge : avec des perches, on les repoussait dans le courant, et tout était dit.

 

Les Pardaillan voulurent fuir cette épouvantable vision.

 

La tête en feu, le cœur défaillant de pitié, ils essayèrent de se porter en avant pour franchir le pont.

 

Mais dans un de ces coups de folie qui la font tourbillonner soudain, la foule reflua, des bandes se formèrent – sans doute pour marcher sur quelque point où l’on signalait des huguenots. Les Pardaillan furent de nouveau saisis dans les irrésistibles remous et entraînés à l’aventure, sans savoir où ils allaient, sans se le demander ; pendant près d’une heure, ils allèrent, revinrent, passèrent par des rues, feuilles voltigeant au souffle de l’ouragan, les yeux remplis d’horreur, la tête endolorie par les hurlements, les cris de mort, les détonations, les mugissements des cloches…

 

Tout à coup, ils purent se jeter dans une ruelle et fuir l’effroyable tumulte… ils coururent, haletants, hagards, et brusquement se trouvèrent près d’un enclos entouré de murs assez bas ; et ce coin de Paris leur apparut paisible, souriant, tranquille… c’était une de ces oasis autour desquelles les cyclones, en leurs courses capricieuses, tournent et retournent sans y toucher…

XLIII

L’OASIS


Où étaient-ils ?… Ils ne savaient pas. Quelle heure était-il ?… Ils ne savaient pas. Ils respirèrent, essuyèrent la sueur qui inondait leurs visages livides et, pendant quelques secondes, ce leur fut une inexprimable sensation de bien-être, de ne plus voir rouge autour d’eux. Là, il n’y avait pas de sang, pas de cadavres jonchant les chaussées, pas de démons rués dans la fumée, une torche ou un poignard au poing. Là c’était le repos, le calme, malgré le tumulte des vociférations lointaines qui leur parvenaient comme un bruit d’océan, assourdi par l’éloignement. Au-dessus du mur, pendaient les branches d’arbres d’un beau vert. Avec ravissement, ils écoutèrent le cri-cri des sauterelles et des grillons qui, dans l’enclos, couraient parmi les herbes et chantaient au soleil…

 

À dix pas sur la gauche, il y avait une porte spacieuse. Près de la porte s’élevait une construction basse, une sorte de cabane.

 

L’esprit reposé et rafraîchi, ils regardèrent autour d’eux et virent alors qu’il y avait une croix au-dessus de la porte. Ayant regardé par-dessus le mur, ils virent l’enclos plein de croix. Et ils comprirent.

 

L’enclos était un cimetière. La cabane, c’était le logis du fossoyeur.

 

Les Pardaillan avaient abouti au cimetière des Innocents.

 

Il pouvait être un peu plus de midi.

 

Fut-ce une illusion ?… Il leur sembla que le tumulte s’apaisait quelque peu, que quelques cloches se taisaient.

 

Peut-être y avait-il une lassitude dans le carnage…

 

Alors ils tinrent conseil pour savoir par quel chemin ils traverseraient la Seine pour gagner l’hôtel Montmorency.

 

Finalement, le chevalier trouva un plan qui consistait à gagner le port aux plâtres, qu’on appelait aussi Port des Barrés, et qui se trouvait derrière Saint-Paul. Là, ils sauteraient dans une barque et descendraient le cours du fleuve jusqu’au bac, où ils aborderaient non loin de l’hôtel du maréchal.

 

Ce plan reçut l’approbation du vieux Pardaillan.

 

Comme ils allaient se mettre en route, ils virent venir à eux un petit enfant.

 

L’enfant marchait lentement, courbé sous un volumineux paquet enveloppé d’une serge – courbé d’ailleurs plutôt par une habituelle attitude que par le poids du paquet, qui semblait léger malgré son volume.

 

– Où ai-je vu cet enfant-là ? murmura le chevalier.

 

Et comme le porteur arrivait près deux :

 

– Où vas-tu, petit ?…

 

L’enfant déposa son paquet avec précaution, désigna le cimetière, et dit :

 

– Je vais là… Ah ! je vous reconnais bien… c’est vous qui m’avez parlé un jour, comme je travaillais près du couvent… et vous m’avez dit que mes aubépines étaient magnifiques ; vous avez dit ainsi, je ne l’ai pas oublié… voulez-vous les voir ? Elles sont finies…

 

Lestement, il défit son paquet et avec un naïf orgueil montra son ouvrage : des touffes d’aubépine artificielle toute fleurie de boutons et de fleurettes blanches.

 

– C’est très beau, dit sincèrement le chevalier.

 

– N’est-ce pas ?… C’est pour ma mère…

 

– Ah ! oui, je me rappelle, dit le chevalier ému. Tu te nommes ?…

 

– Jacques Clément, je vous l’ai dit. C’est que j’ai de la mémoire, moi. Bon ami me le disait toujours… Voulez-vous me faire ouvrir la porte du cimetière ?

 

Le chevalier alla heurter à la porte de la cabane. Le fossoyeur apparut, tremblant du tumulte qu’il entendait se déchaîner. Cependant, lorsqu’on lui eut expliqué de quoi il s’agissait, il parut se rassurer, examina attentivement l’enfant, se frappa le front et dit :

 

– Est-ce que tu ne t’appelles pas Jacques Clément ?

 

– Oui-dà.

 

– Eh bien, viens ! Je vais te montrer la tombe de ta mère…

 

Les deux Pardaillan étaient stupéfaits de cette reconnaissance. Mais le petit n’en paraissait pas étonné. Il reprit son paquet.

 

– Et tu viens de loin ainsi ? fit le chevalier.

 

– Du couvent… vous savez bien ! Ah ! j’ai eu du mal à passer, par exemple ! Il y en a du monde dans les rues ! Ce doit être une grande fête… mais pourquoi est-ce qu’on tue des hommes et des enfants ? Pan ! J’en ai entendu, des coups d’arquebuses ! J’avais bien peur, mais j’ai passé tout de même… vous savez, quand on est petit, on ne fait pas attention à vous… Enfin, me voilà, je suis bien content, allez…

 

Il parlait posément, gravement même. Puis il suivit le fossoyeur. Le chevalier, machinalement, en proie à une émotion qu’il ne pouvait calmer, suivit et entra dans le cimetière.

 

Au moment où le groupe disparaissait parmi les tombes, deux moines arrivèrent par le même chemin qu’avait suivi Jacques Clément et s’arrêtèrent près de la porte d’entrée.

 

– Mon frère, dit l’un, soufflons un instant et laissons à nos hommes le temps de nous rejoindre.

 

–Et le temps à l’enfant de préparer le miracle, dit l’autre… Que de meurtres ! Que de sang, frère Thibaut ! Croyez-vous vraiment qu’il ne vaudrait pas mieux répandre du vin, bonum vinum ?…

 

– Frère Lubin, ce sang est agréable à Dieu, songez-y !

 

– Oui, je ne dis pas non. Mais j’avoue que j’aimerais mieux être à la Devinière, sans compter qu’une balle égarée…

 

– Les balles ne s’égarent pas ! Dieu reconnaît les siens.

 

Pendant que les moines, l’un sévère et l’autre dolent, devisaient ainsi, le groupe formé par les deux Pardaillan, le fossoyeur et le petit Jacques Clément s’arrêtait près d’une tombe où la terre était fraîchement remuée.

 

– C’est là ! dit le fossoyeur.

 

Une minute, l’enfant parut troublé. Il murmura :

 

– Ma mère… comment était-elle, quand elle vivait ?

 

– Pauvre petit, dit le chevalier, tu ne l’as donc pas connue ?

 

– Non… mais elle va être contente. Sa tombe sera une des plus belles…

 

Alors, avec une habileté qui témoignait qu’il avait dû s’exercer à cette opération, il se mit à planter sur la tombe les touffes d’aubépine artificielle qu’il tirait de son paquet…

 

Et cela finit par former un gros buisson fleuri, comme si, par miracle, de l’aubépine se fût mise à fleurir en plein mois d’août. Le chevalier regardait le petit travailleur aller et venir. Quelque chose comme une larme roula sur ses joues et tomba sur la terre… sur la tombe de la mère du petit Jacques Clément… la tombe d’Alice de Lux et de Panigarola !…

 

L’enfant ayant levé les yeux, vit ces larmes du chevalier, et demeura tout saisi.

 

Il s’approcha et, prenant la main du chevalier, il dit gravement :

 

– Vous avez pleuré sur ma mère, jamais je ne l’oublierai… voulez-vous me dire votre nom ?

 

– Je m’appelle le chevalier de Pardaillan…

 

– Le chevalier de Pardaillan… bien ! Ce nom est gravé là… et votre figure est gravée là !

 

Il désigna successivement son front et son cœur.

 

– Mon petit, dit le chevalier, veux-tu que je te reconduise ?

 

– Non, non… je n’ai pas peur… et puis, je veux rester ici… j’ai beaucoup de choses à dire à maman… laissez-moi seul…

 

– Adieu, mon enfant…

 

– Au revoir, chevalier de Pardaillan, dit gravement Jacques Clément.

 

Le vieux routier prit le chevalier par le bras et l’entraîna. Quelques instants plus tard, ils s’éloignaient du cimetière des Innocents, où le petit Jacques Clément était resté seul à causer avec sa mère…

 

Les deux moines, cependant, attendaient non loin de la porte du cimetière. Au bout d’une demi-heure, ils virent reparaître le petit Jacques Clément. Thibaut donna rapidement ses instructions à Lubin, qui gémit :

 

– Alors, il faut encore que je risque d’être tué dans la bagarre !

 

– Puisque Dieu reconnaît les siens, voyons ! fit Thibaut. La Providence est là pour vous protéger.

 

– Ah ! oui, c’est vrai… la Providence, dit Lubin d’un ton peu convaincu. Je n’y songeais pas, à la Providence.

 

– Soyez prompt, soyez fort, frère Lubin… moi je rentre au couvent, il faut accompagner l’enfant…

 

Lubin poussa un profond soupir et la graisse de ses joues trembla.

 

Thibaut avait pris Jacques Clément par la main. Il s’éloigna en disant :

 

– D’ailleurs, voici du renfort… fratres ad succurrendum ! Allons, frère Lubin, c’est le moment !

 

Une cinquantaine d’individus à mine patibulaire s’approchaient du cimetière. En passant près d’eux, Thibaut leur fit un signe ; puis il disparut rapidement, entraînant le petit.

 

– C’est égal, grommela Lubin, s’il s’était agi d’aller vider bouteille à la Devinière, frère Thibaut n’eût pas été si prompt à me confier aux soins de la Providence, tandis qu’il va me mettre à l’abri… Allons ! je mourrai donc en odeur de sainteté…

 

Et il pénétra dans le cimetière sans avoir l’air d’apercevoir la bande qui s’engouffra derrière lui et le suivit.

 

Frère Lubin marcha tout droit à la tombe d’Alice de Lux.

 

– Que vois-je ? cria-t-il de sa plus belle voix. De l’aubépine qui vient de fleurir !…

 

Et tombant à genoux, il leva les bras au ciel en tonitruant :

 

– Miracle ! miracle ! Loué soit le Seigneur !

 

– Miracle ! miracle ! hurlèrent les acolytes, comparses probablement inconscients de la comédie qui se jouait.

 

– C’est incroyable !

 

– Et pourtant cela est !

 

– C’est Dieu qui manifeste sa volonté.

 

– Mort aux hérétiques !

 

Ces cris se croisèrent pendant quelques secondes. Puis frère Lubin entonna le Te Deum repris en chœur par les gens qui l’entouraient. D’autres, entendant des clameurs, entraient dans le cimetière. Le bruit du miracle, rapidement colporté, se répandait dans tout le quartier ; des gens accouraient, se pressaient parmi les tombes ; au bout d’un quart d’heure, une foule énorme emplissait le cimetière, et chacun put se rendre compte qu’un magnifique buisson d’aubépine avait fleuri en plein mois d’août !… Alors les clameurs montèrent jusqu’au ciel ; les cloches qui avaient paru s’apaiser se remirent à mugir avec plus de fureur…

 

Frère Lubin cueillit le buisson d’aubépine dont il eut soin de ne pas laisser une seule branche.

 

Alors, une douzaine de forts gaillards le saisirent, le placèrent sur leurs épaules ; ce groupe fut étroitement entouré par les gens à mine patibulaire que Thibaut avait appelés des fratres ad succurendum (frères de renfort).

 

Et la procession s’organisa. Des prêtres surgirent. Des moines en quantités affluèrent.

 

Glorieux et reluisant de graisse, Lubin portant dans ses bras le buisson du petit Jacques Clément fut promené à travers Paris ; sur son passage, l’ardeur se ranimait, le massacre reprenait des forces, la grande tuerie devenait plus furieuse, les clameurs de mort montaient, les cloches mugissaient, les sourdes détonations répercutaient leurs échos.

 

Tel fut le miracle de l’aubépine…

XLIV

« … QUE DES CHIENS DÉVORANTS SE DISPUTAIENT ENTRE EUX. »


Les deux Pardaillan avaient essayé de mettre à exécution leur projet de gagner le Port des Barrés pour descendre la Seine en s’emparant de l’une des nombreuses barques attachées à quai.

 

Cette halte dans le cimetière, cette émotion qu’ils avaient éprouvée devant le pauvre petit orphelin venant en pareil jour fleurir la tombe solitaire, les avaient reposés et comme rafraîchis.

 

Ils s’élancèrent donc.

 

Mais à peine furent-ils sortis de cette sorte d’oasis que formait la tranquillité du cimetière et des environs qu’ils furent repris par les tourbillons des foules déchaînées : ils voulaient remonter le fleuve, un coup d’aile de la tempête humaine les renvoya vers le Louvre. Là, les masses de peuples se heurtaient dans les rues étroites, comme sur ces côtes déchiquetées où l’Océan, parmi les rochers, se hérisse, gronde, siffle avec plus de rage ; dans une rapide vision, une porte du Louvre apparut aux deux Pardaillan ; une porte grande ouverte, par delà le pont-levis baissé, et sous la voûte, deux canons braqués, et près des canons, des gens d’armes, la mèche allumée… puis tout cela disparut, de violentes poussées les entraînèrent jusqu’à un carrefour… là, on dansait !...

 

Oui ! on dansait ! Des furieux sanglants, des femmes hurlantes, des couples épileptiques… et les yeux exorbités du chevalier tombèrent sur un de ces couples autour duquel on riait, on battait des mains… l’homme était un colosse à barbe fauve, avec une face sans expression humaine…

 

Or la femme… la danseuse, effrayant cauchemar, cette danseuse avait des traits rigides, livides, les yeux blancs, un corps tout raidi, tandis que la tête retombait à droite, à gauche, au caprice de la danse macabre…

 

Cette danseuse, c’était un cadavre !

 

L’homme dansait avec le cadavre d’une huguenote qu’il avait poignardée !…

 

Le chevalier, défaillant d’horreur, recula, entraînant le vieux Pardaillan, et ils tombèrent alors au milieu d’une horde qui courait avec des abois terribles… Le bruit venait de se répandre qu’au pied de la Montagne-Sainte-Geneviève, on avait découvert un temple huguenot, où une centaine de réformés s’étaient réfugiés… et la horde courait à la rescousse, entraînant tout sur son passage… Et, soudain, les Pardaillan, au milieu de ce torrent qui se précipitait, se trouvèrent à l’entrée du pont de bois, puis sur le pont, puis sur la rive gauche…

 

Ce fut ainsi qu’ils passèrent la Seine.

 

Le torrent tournait vers la gauche.

 

Comment en sortirent-ils ? Comment se retrouvèrent-ils descendant le bord de la Seine ? Ils ne le surent jamais.

 

De l’autre côté de l’eau, du fleuve rouge où des cadavres semblaient se livrer à un jeu fantastique, se heurtant, se poussant, se distançant, se rattrapant, au-delà de la Seine, Paris leur apparut dans une buée noire et rouge, au milieu de laquelle le Louvre se dressait formidable, noir, silencieux, hérissé de ses canons chargés…

 

Alors ils s’enfoncèrent dans le dédale des rues qui les conduisit à l’hôtel Montmorency.

 

Là, des clameurs de mort, le hurlement des cloches, les plaintes des victimes s’entrechoquaient comme sur la rive droite dans les airs embrasés…

 

Où étaient-ils ?

 

Ils ne savaient pas.

 

Quelle heure ?

 

Ils ne savaient pas.

 

La tête perdue, obstinés, hérissés, déchirés, le bec ouvert et l’œil étincelant comme les grands albatros qui piquent droit dans le vent furieux, ils allaient, guidés seulement par une sorte d’instinct… Ils poursuivaient le cours de l’épique ruée à travers le carnage, dans le sang et les flammes, tragiques, effrayants.

 

Soudain, sur une petite place, le vieux Pardaillan saisit son fils par le bras, l’arrêta net et lui désigna quelque chose qui devait être effroyable, car le chevalier fut saisi d’un frisson convulsif.

 

Le vieux, de sa voix devenue rauque, avait grondé :

 

– Orthès ! Orthès d’Aspremont !… Damville rôde par ici !…

 

– Malédiction ! râla le chevalier.

 

C’était Orthès, le premier lieutenant de Damville ! son âme damnée !...

 

À ce moment, une femme, une huguenote d’une maison voisine, bond’ échevelée, hagarde, ses vêtements en lambeaux, presque nue, en criant d’une voix déchirante : Grâce ! Grâce !…

 

Une douzaine de forcenés la poursuivaient.

 

La femme, jeune et belle, alla heurter Orthès, tomba à genoux et pantela, les mains tendues :

 

– Grâce ! Ne me tuez pas ! Pitié !

 

Un effroyable sourire contracta les lèvres d’Orthès. Il leva un fouet et toucha la femme, puis, à grands coups, il fit claquer son fouet en hurlant :

 

– Taïaut, Pluton ! Taïaut, Proserpine ! Taïaut ! Pille ! Pille !…

 

Au même instant, deux chiens énormes, à la gueule rouge de sang, se jetèrent sur la femme ; elle jeta une horrible clameur d’épouvante et tomba à la renverse, les deux chiens sur elle.

 

Un coup de croc de Pluton lui ouvrit la gorge ; la gueule de Proserpine s’implanta sur un des seins… Pendant quelques secondes, les Pardaillan, pétrifiés par l’horreur, ne virent qu’un amas de chairs pantelantes d’où fusaient des jets de sang, n’entendirent que les grognements sourds des deux chiens occupés à l’horrible besogne.

 

Alors, le chevalier, pâle comme un mort, la lèvre soulevée par l’étrange sourire qu’il avait à de certaines minutes épiques, la moustache hérissée, tremblante, marcha sur Orthès.

 

Orthès levant les yeux aperçut les deux Pardaillan et poussa un hurlement de joie infernale… il commença un geste, ce geste ne s’acheva pas… le chevalier venait de le saisir par un poignet, celui qui tenait le fouet… le hurlement de joie devint un cri de terreur : le chevalier lui arracha le fouet, continua à tenir l’homme par le poignet…

 

Alors le fouet se leva, siffla dans les airs, et s’abattit sur Orthès.

 

Une large zébrure rouge balafra la face du tigre humain.

 

Une deuxième fois, le fouet se leva, le fouet des chiens s’abattit sur la face d’Orthès, puis encore, et encore !… il écumait ! il bondissait ! Sa figure n’était plus qu’une plaie rouge !… Cela avait duré deux secondes à peine…

 

D’un effort désespéré, Orthès s’arracha à l’étreinte et, les yeux sanglants, vociféra à ceux qui le suivaient :

 

– Sus ! Sus ! Ils en sont !… Pille ! Tue ! Pluton, Proserpine, taïaut ! Taïaut !…

 

Les deux chiens lâchèrent les restes sanglants de la femme et se dressèrent, tout hérissés, les babines retroussées, l’un devant le vieux Pardaillan, l’autre devant le chevalier…

 

– Taïaut ! Taïaut ! hurlèrent les démons d’Orthès.

 

Et la figure des deux lions était si terrible, leur rugissement si effrayant que tous reculèrent en continuant de hurler !…

 

– Taïaut ! Taïaut !…

 

Orthès, délirant de rage et de souffrance, râla encore :

 

– Pille, Pluton ! Pille, Proserpine ! Hardi, mes dogues ! Tue ! Taïaut ! Taï…

 

Il tomba soudain, renversé, en proférant une horrible imprécation : un chien, non l’un des siens, un chien berger à poil roux, maigre et subtil, avait bondi sur lui… Pipeau ! C’était Pipeau ! Pipeau, l’amant de Proserpine, qui avait suivi sa maîtresse d’étape en étape.

 

D’un coup sec, d’un seul coup, les mâchoires de fer de Pipeau entrèrent dans la gorge d’Orthès…

 

Le vicomte d’Aspremont demeura immobile, tué net, près des restes sanglants de la femme… Les deux Pardaillan n’avaient rien vu de cette scène…

 

Pluton s’était dressé devant le vieux Pardaillan.

 

Proserpine, devant le chevalier.

 

Ils hésitèrent pendant un laps de temps inappréciable, puis, ensemble, avec un aboi sauvage, ils bondirent cherchant la gorge…

 

Dans le même instant, Pluton retomba en arrière, éventré par le coup de dague du vieux routier…

 

Proserpine avait sauté sur le chevalier…

 

Au moment où elle avait bondi, lui, des deux mains, l’avait empoignée au cou ; il serra frénétiquement de ses dix doigts convulsés par l’effort ; la chienne râla, sa voix s’éteignit… son cadavre retomba près de celui de Pluton :

 

Dix secondes ne s’étaient pas écoulées depuis l’instant où les Pardaillan avaient vu les chiens bondir sur la huguenote.

 

Ils jetèrent autour d’eux des regards flamboyants, ne voyant même pas Pipeau qui bondissait autour d’eux, délirant de joie, avec des contorsions frénétiques, ne voyant que les visages des compagnons d’Orthès, de la foule qui houlait, roulait autour d’eux, aboyant à la mort, avançant, reculant, n’osant approcher des deux lions.

 

– En route, dit le chevalier.

 

Et sa voix avait une prodigieuse intonation.

 

Il ramassa le fouet… le fouet à chiens.

 

Et ils s’avancèrent, flamboyants, étincelants, tragiques, souples, grandis, paraissait-il, plus grands que ne sont les hommes, marchant d’un pas rude qui talonnait le pavé derrière eux, comme s’ils eussent foncé sur le génie des tempêtes d’enfer…

 

Et le rugissement du chevalier retentit au-dessus des tumultes déchaînés.

 

– Arrière, chiens !… Fils de chiennes !… Arrière, chiens !…

 

À droite, à gauche, le fouet se levait, s’abattait, sifflait, cinglait…

 

Et la voix du chevalier, comme la cravache, cinglait, sifflait.

 

– Arrière, les chiens ! Au chenil, la meute !

 

Tout à coup, il aperçut Pipeau et dit :

 

– Pardon, ami ! je t’ai insulté…

 

Devant le fouet, devant cette lanière vivante, prodigieuse, la foule s’ouvrait. Tigres, loups, chacals, tous les carnassiers rampèrent, se culbutèrent, se bousculèrent à droite et à gauche sur la petite place.

 

Une ruelle déserte s’ouvrait devant le chevalier : il s’y engouffra…

XLV

ENTRE LE CIEL ET LA TERRE


Le chevalier entra dans la ruelle sans savoir où elle le conduirait.

 

Au hasard ! à l’aventure !…

 

Près de lui, le vieux Pardaillan, les deux mains armées, pareilles à deux griffes de lion.

 

Autour d’eux, Pipeau, fou de joie, fou de fureur, grondant, sautant…

 

Ils firent face à la foule.

 

Sur leurs pas, la foule s’était ruée, avait envahi l’étroit passage, massée, tassée, ondulante ; et cela formait un mascaret humain qui s’avançait, roulait, se heurtait, avec des clameurs d’océan.

 

Pas à pas, face au mascaret, les deux êtres fabuleux, haussés en cette minute aux grandissements surhumains, pas à pas, les deux Pardaillan reculaient.

 

La lanière du chevalier sifflait, cinglait, marbrait des faces d’où jaillissait un hurlement ; les deux dagues, les deux griffes du vieux routier, du vieux lion, labouraient des poitrines ; Pipeau, à reculons, l’œil en feu, le poil droit, la gueule enrouée, pillait, mordait des jambes…

 

Le mascaret humain poussé par les vagues qui, au loin, du fond de la place, le refoulait en avant, marchait, déferlait…

 

Les Pardaillan reculaient…

 

Où étaient-ils ? Ils ne le savaient pas…

 

Soudain, à vingt pas derrière eux, il y eut une sourde et puissante détonation suivie d’un fracas de maison qui s’écroule. Le vieux routier jeta un rapide regard vers ce bruit d’explosion. Et il vit alors que la ruelle débouchait sur une rue plus large ; que dans cette rue, une deuxième foule tourbillonnait autour de quelque chose qui ressemblait à une forteresse assiégée ; et qu’un coup de mine venait de faire sauter une partie de cette forteresse…

 

Donc, devant eux, la horde déchaînée devant laquelle ils reculaient pas à pas…

 

Derrière eux, cette autre foule sur laquelle ils allaient être jetés…

 

Un étau dans lequel ils allaient être broyés…

 

Et soudain, la chose se produisit. Les deux foules se rejoignirent. Refoulés par une vague plus puissante du mascaret, les deux Pardaillan furent jetés sur la horde qui assiégeait la forteresse ; la rue était pleine de fumée âcre, de poussière, de vociférations, de détonations d’arquebuses ; il y eut une mêlée affreuse de cavalerie et de piétons, un remous vertigineux où les Pardaillan furent ballottés, poussés, repoussés ; brusquement, une sorte d’ouverture béante devant eux, ils se retrouvèrent dans un large escalier éventré, rampes démolies, marches déchaussées… Ils se retrouvèrent là… comment ? Qui pourrait savoir ! Ils se retrouvèrent bondissant le long des marches de cet escalier qui ne tenait plus que par miracle… ils montaient, montaient : comme dans les rêves du délire, ils montaient, sans savoir où ils étaient, où ils allaient, sans que nul, parmi la foule, osât se lancer à leur poursuite dans l’infernal escalier qui branlait et vacillait parmi les tourbillons de fumée !…

 

Ils atteignirent le sommet de l’escalier, étroite plate-forme en plein air qui avait dû être son dernier palier.

 

Là, il n’y avait plus rien, sinon une haute muraille à laquelle s’adossait encore l’escalier, un mur que l’explosion n’avait pas démoli, et qui seul était resté debout comme on voit parfois dans un incendie.

 

D’un dernier bond, les deux Pardaillan atteignirent le faîte de cette muraille, large comme on le faisait alors. Ils s’y cramponnèrent, s’y installèrent solidement, et au même instant, derrière eux, il y eut un effroyable fracas tandis qu’un opaque nuage de poussière et de plâtras les enveloppait : c’était l’escalier qui venait de s’écrouler !…

 

Cramponnés sur le faîte de la haute muraille, ils se trouvèrent alors isolés entre le ciel, où roulaient de lourdes volutes de fumée, où passait la rafale des hurlements de cloches, et la terre d’où montait l’immense clameur de mort…

 

Alors le chevalier se pencha, regarda en bas, non du côté de l’escalier écroulé, mais sur l’autre versant de la muraille.

 

Il regarda à travers les tourbillons de fumée écarlate qui montait, chercha à distinguer ce qu’il y avait dans le tumulte effrayant qui se déchaînait au-dessous de lui…

 

Et son âme frémit. Son cœur défaillit. Ses lèvres tremblèrent. Ses yeux jetèrent une lueur farouche de désespoir !

 

Qu’avait-il donc vu ?…

 

Ce qu’il avait vu ?… La cour d’un hôtel : l’hôtel qu’on assiégeait de la rue. Une cour pleine de décombres et de cadavres ! Parmi ces décombres, une foule de gens d’armes qui se ruaient à travers la grande porte démantelée ! Et sur les marches qui conduisaient à la porte de l’hôtel, trois hommes, l’épée à la main, se défendant encore !…

 

Et à la tête des assaillants, un furieux, plus furieux, plus ardent que tous !

 

Et parmi les trois, un homme de haute stature qui levait au ciel un dernier regard chargé d’imprécations !

 

Et Pardaillan les reconnut, assaillants et assiégés !

 

C’était Henri de Damville qui attaquait ! François de Montmorency qui allait succomber !

 

Les deux frères enfin face à face !

 

L’épilogue du sinistre drame de Margency !…

 

Et cette cour, c’était la cour de l’hôtel de Montmorency !…

 

– Malédiction ! rugit avec un terrible sanglot le chevalier de Pardaillan.

 

Et le vieux Pardaillan, apercevant Loïse échevelée derrière son père se rappela l’enlèvement, frémit, devint livide, et se jetant à lui-même une accusation suprême, il répéta d’une voix étrange :

 

– Malédiction !…

XLVI

COMME À THÉROUANNE


Henri de Montmorency, maréchal de Damville, s’était mis en route au premier coup de tocsin de Saint-Germain-l’Auxerrois. Son armée marchait en bon ordre et sans hâte. Nous disons son armée. Damville, en effet, s’attendait à une résistance désespérée : il avait tout prévu et organisé pour l’attaque de l’hôtel de Montmorency comme s’il se fût agi d’une forteresse à emporter.

 

Il avait d’abord les gentilshommes de sa maison, au nombre de vingt-cinq ; puis trois cents soudards à cheval ; derrière les cavaliers, roulaient trois tombereaux chargés de tonneaux de poudre ; derrière la poudre, deux cents reîtres armés d’arquebuses.

 

Cette troupe s’était assemblée dans la nuit autour de la petite maison des Fossés-Montmartre.

 

À peine se fut-elle mise en marche, que le maréchal en confia le commandement à l’un de ses gentilshommes et s’éloigna avec trente cavaliers seulement.

 

Ils couraient dans la nuit, de leur trot pesant.

 

Damville était sombre. Il ne manifestait pas la joie furieuse qui éclatait dans les autres troupes de massacreurs ; il ne criait pas, il ne faisait aucune attention aux arquebusades, aux torches qui couraient par les rues, aux hurlements des égorgeurs catholiques, aux plaintes des victimes, au mugissement des cloches : toute l’infernale vision du carnage ne l’atteignait pas.

 

Seulement, du poitrail de son cheval, il renversait tout ce qu’il rencontrait, piétinait les cadavres…

 

Il était sombre, rêvant à des choses, entrevoyant peut-être une image de femme se dressant parmi ces horreurs.

 

La petite troupe atteignit rapidement l’hôtel de Mesmes.

 

C’est là que Damville se rendait !

 

Il mit pied à terre, s’approcha de la porte de son hôtel, et cria :

 

– François de Montmorency, est-ce toi qui m’as jeté ce gant ?

 

En même temps, il frappait le gant cloué à la porte.

 

Dans les environs, le tumulte grandissait, des torches passaient, des cris retentissaient. Les trente cavaliers, immobiles comme des statues, ne tournaient pas la tête vers ces clameurs ; ils regardaient leur chef.

 

Damville frappa le gant. Et d’une voix devenue plus rauque, plus sauvage, il cria :

 

– Où es-tu, François de Montmorency ? Pourquoi n’es-tu pas ici quand je relève ton gant ?

 

Aussitôt, il arracha le gant et alla l’attacher à l’arçon de sa selle.

 

Il attendit une minute, les bras croisés, immobile, tandis que dans Paris se déchaînait le tumulte immense des rumeurs de mort.

 

Alors, pour la troisième fois, il cria :

 

– Lâche ! Puisque tu n’es pas ici pour relever ton défi, c’est donc moi qui vais te retrouver !

 

À ces mots, il monta à cheval et s’élançant au galop, rejoignit son armée au moment où elle venait de franchir le Grand-Pont.

 

* * * * *

 

Le maréchal de Montmorency, tenu à l’écart comme nous avons vu, suspect à Guise, haï de la vieille reine, ignorait ce qui devait se passer. L’eût-il su même, il lui eût été impossible de supposer qu’on oserait s’attaquer à un Montmorency.

 

En effet, non seulement le maréchal était fils aîné, héritier direct de la gloire du nom, successeur de ce connétable Anne qui avait rendu de si éclatants services à la monarchie des Valois et de si terribles à l’Église, non seulement il était le chef de la puissante et de la plus noble seigneurie qui fût alors, mais il était catholique lui-même, et sous son père, avait fait les guerres de religion.

 

Il est vrai que sa conscience, bientôt, s’était élevée et comme purifiée, rejetant les scories d’une religion de meurtre ; mais il avait gardé pour lui ses impressions.

 

Il est vrai encore que plus d’une fois il avait élevé la voix en faveur des huguenots ; mais sa fidélité aux Valois était demeurée inébranlable, et nous avons vu l’attitude qu’il avait prise devant Henri de Navarre.

 

Il est vrai enfin que tous les modérés du royaume, tous ceux qui voulaient laisser aux huguenots la liberté de conscience le considéraient comme leur chef naturel, mais il n’avait rien entrepris qui ne pût être juste et légitime aux yeux mêmes du roi de France.

 

François de Montmorency, donc, se savait suspect, mais non désigné aux coups des massacreurs.

 

Cependant, la fermeture des portes de Paris, mesure exceptionnelle qui avait paru le menacer directement, l’avait averti, pour ainsi dire, qu’il se tramait quelque chose…

 

Mais quoi ? Il n’eut su le dire.

 

À tout hasard, il mit son hôtel en état de défense.

 

Une douzaine de gentilshommes, les uns catholiques, les autres huguenots, et bons serviteurs de la monarchie, mais comme lui ayant horreur de tant de guerres sauvages, vivaient dans l’hôtel et composaient sa maison, ou, si l’on veut, sa cour.

 

Le maréchal porta à quarante le nombre des gens d’armes qu’il entretenait.

 

De plus, il arma les laquais : il y en avait une vingtaine dans l’hôtel.

 

Tout cela formait un total d’environ quatre-vingts combattants. L’hôtel fut abondamment pourvu de poudre, de balles, de mousquets de pistolets et d’armes de toute nature, des provisions de bouche pour un mois y furent entassées.

 

Lorsque tout cela fut fait, le maréchal se prit à sourire et haussa les épaules, croyant vraiment avoir exagéré les précautions.

 

La successive disparition du vieux Pardaillan et du chevalier raviva ses inquiétudes.

 

Qu’étaient-ils devenus ? Comment le savoir ?…

 

Dès lors, tous les soirs, l’hôtel fut barricadé ; des rondes furent organisées…

 

Pendant ces quelques journées, Loïse vécut auprès de sa mère. La douce folie de Jeanne de Piennes demeurait invariable dans ses manifestations : toujours elle se croyait à Margency et on la voyait prêter l’oreille en murmurant :

 

– Le voici qui vient… Je vais lui dire… Oh ! je tremble…

 

Et si François apparaissait alors, le cœur serré, les bras vaguement tendus vers celle qui l’avait tant aimé, la folle le regardait d’un air étonné, sans le reconnaître.

 

Quant à Loïse, si elle souffrit de l’inexplicable disparition du chevalier, il fut impossible de le deviner ; son pur et fier profil de vierge ne s’altéra pas ; elle parut uniquement occupée de sa mère.

 

Seulement, l’inquiétude faisait peut-être de terribles ravages dans cette âme.

 

Le samedi soir, comme elle s’était assise près de Jeanne de Piennes, s’occupant à un travail de broderie, ses doigts fins et blancs comme de l’albâtre s’arrêtèrent tout à coup, ses yeux rêveurs parurent fixer un point dans l’espace ; la folle, qui semblait sommeiller, se redressa soudain, se pencha, et, la figure extasiée, murmura :

 

– Enfin !… le voici !… Oh ! quand viendra-t-il ?…

 

Peut-être ce mot de la pauvre démente correspondait-il avec les pensées de la jeune fille, car elle tressaillit, puis, portant la main à ses yeux, s prit à pleurer doucement.

 

– Il vient ! répéta Jeanne.

 

– Hélas ! hélas ! murmura Loïse. Où est-il ?…

 

Le maréchal entra à ce moment. Il vit cette scène si douce et si triste d’un seul coup d’œil. Il saisit la mère et la fille dans ses bras et les serra convulsivement contre lui, en proie à une angoisse inexprimable.

 

Et Jeanne de Piennes souriait… Loïse laissait couler ses larmes, et la même pensée, confuse chez la pauvre folle, poignante chez la jeune fille, se traduisait par le même mot qui s’adressait à deux êtres différents…

 

– Où est-il ? Quand reviendra-t-il ?

 

* * * * *

 

Vers deux heures du matin, tout dormait dans l’hôtel, en cette nuit du samedi, hormis les gens d’armes du corps de garde. Le silence était profond. Jeanne de Piennes et Loïse reposaient dans la même chambre, l’une dormant de ce sommeil profond qu’elle avait depuis que son esprit avait sombré, l’autre sommeillant et rêvant à demi.

 

Le maréchal, vers dix heures, s’était retiré dans son appartement, comme d’habitude.

 

Il faut ici esquisser un plan de l’hôtel, bâti d’ailleurs sur le modèle des demeures seigneuriales de l’époque.

 

Une cour pavée, séparée de la rue par une forte muraille que perçaient une grande porte à double battant et une autre plus petite. À gauche de la cour, un bâtiment élevé ; c’était le logis des gens d’armes, corps de garde, écuries au rez-de-chaussée, deux étages et un grenier. En avant, la loge du suisse ; à droite, un autre corps de logis où se trouvaient les appartements des gentilshommes et, tout en haut, les chambres des laquais, cuisiniers, sommeliers, etc. Au fond de la cour, séparé de ces deux bâtiments mais les touchant presque, l’hôtel proprement dit, avec son rez-de-chaussée où se trouvaient les salles d’honneur et de réception, son unique étage richement orné de sculptures, son perron, par où on descendait dans la cour par six marches de marbre.

 

C’était, on le voit, la même disposition que l’hôtel Coligny, disposition adoptée par la plupart des grands seigneurs du temps.

 

Les premiers mugissements des cloches réveillèrent François de Montmorency.

 

Il s’habilla, revêtit une cuirasse de buffle, ceignit son épée de bataille, s’arma d’une dague et ouvrit une fenêtre.

 

Au ciel, brillaient encore quelques étoiles, de leur dernier éclat pâli.

 

Une étrange rumeur venait du fond de Paris et semblait gagner les rues de proche en proche. Au loin, de sourdes détonations éclataient. Les cloches sonnaient le tocsin. Des cris s’élevaient, cris de fureur, plaintes déchirantes…

 

Pendant quelques minutes, le maréchal écouta cette énorme rumeur. Son visage s’assombrit, ses tempes battirent le rappel de l’angoisse.

 

Alors, il courut à la chambre où dormaient Jeanne de Piennes et Loïse.

 

Loïse, dès le premier coup de cloche, s’était habillée, et maintenant elle aidait sa mère à se vêtir.

 

– Tu n’as pas peur, mon enfant ? dit le maréchal.

 

– Je n’ai pas peur, répondit la jeune fille. Mais que se passe-t-il ? Pourquoi ces cloches et ces clameurs ?

 

– Je vais le savoir. Mets tes vêtements de route, mon enfant, et tiens toi prête à tout !

 

François serra les deux femmes dans ses bras et s’élança au dehors. En traversant la grande salle du rez-de-chaussée, il entendit l’horloge sonner la demie de trois heures.

 

Dans la cour, il trouva ses gentilshommes armés, écoutant l’horrible tumulte dont les rafales allaient grandissant de minute en minute. Les gens d’armes étaient à leur poste.

 

– Monseigneur, s’écria l’un des gentilshommes, le jeune La Trémoille, que le vieux duc de La Trémoille avait placé auprès de Montmorency pour y apprendre, avait-il dit, l’honneur, le courage et la vertu – monseigneur, je suis sûr que les guisards attaquent le Louvre ! Il faut courir au secours du roi[28] ! Écoutez ! écoutez ! On se bat au Louvre !…

 

Le maréchal secoua la tête. Une inexprimable inquiétude l’envahissait. Non ! Il ne s’agissait pas d’un coup de force tenté par Guise !… Guise eût procédé plus vite, plus silencieusement ! Mais quoi alors ?…

 

– La Trémoille, dit-il, et vous, Saint-Martin, poussez une pointe jusqu’à la Seine…

 

Les deux jeunes gens s’élancèrent dans la rue.

 

Il était tout près de quatre heures lorsqu’ils revinrent. Et sans doute ce qu’ils avaient vu devait être horrible, car ils étaient livides, hagards. De plus, ils avaient dû en découdre, car leurs habits étaient en lambeaux, et Saint-Martin perdait du sang par deux blessures.

 

– Maréchal ! râla Saint-Martin, on meurtrit les huguenots en masse !… on tue… on…

 

Il tomba évanoui, tout d’une masse.

 

– Monseigneur ! rugit La Trémoille, on tue mes frères ! Partout ! au Louvre ! dans les maisons ! dans les rues ! Hommes ! femmes ! enfants ! On tue ! On tue ! Au secours, monseigneur !

 

– J’y vais ! dit Montmorency d’un accent qui fit courir un long frisson parmi les hommes d’armes.

 

Et il commanda, comme jadis quand il partait pour Thérouanne ; d’une voix forte, puissante, il commanda :

 

– À cheval, messieurs ! Holà ! mon destrier de bataille !...

 

Il y eut dans la cour un rapide tumulte de prise d’armes, de chevaux qu’on amenait, cliquetis d’armes et d’éperons…

 

– Messieurs, dit François, nous allons tenter l’impossible : atteindre le Louvre, pénétrer jusqu’au roi, lui parler, lui demander d’arrêter le carnage… et s’il refuse… bataille !

 

– Bataille ! rugirent les gentilshommes.

 

– Ouvrez la porte ! commanda le maréchal.

 

Le suisse se précipita vers la grande porte.

 

À ce moment, un étrange tumulte envahit la rue, tumulte de reîtres arrivant au pas de course, de lourds chevaux martelant le pavé, d’épées entrechoquées, armures, jurons, ébrouements de chevaux… et tout ce tumulte s’arrêta devant l’hôtel… et une voix éclatante, terrible, sauvage, hurla :

 

– À l’assaut ! au pillage ! à sac ! Sus ! sus ! sus !…

 

Trop tard ! rugit La Trémoille en s’arrachant les cheveux.

 

– Mon frère ! gronda François de Montmorency. Mon frère ! Enfin !… Nous allons donc nous retrouver face à face comme dans les bois de Margency !…

 

Et d’une voix terrible qui domina les puissantes rafales de la tempête de mort, il cria :

 

– Henri ! Henri ! Malheur ! malheur à toi !…

 

Un formidable coup de madrier ébranla la grande porte massive.

 

– Pied à terre ! commanda Montmorency.

 

La manœuvre s’exécuta, les chevaux furent rentrés aux écuries.

 

François, en quelques secondes, prit son dispositif de bataille : devant la porte fermée, les quarante hommes d’armes sur un front de dix arquebuses, et sur quatre rangs : le premier rang, prêt à faire feu, les trois autres, l’arme au pied. À gauche de la porte, un groupe de gentilshommes armés de longues piques ; à droite, un autre groupe. Montmorency, sur le perron de l’hôtel, dominant cet ensemble, l’estramaçon au poing.

 

Un deuxième coup de madrier retentit sourdement sur la porte.

 

– Lâche ! Lâche ! hurla la voix de Damville, je relève ton défi ! Me voici ! Où es-tu, que je te soufflette de ton gant !…

 

– Ouvrez la porte ! tonna Montmorency.

 

De droite et de gauche, les deux groupes de gentilshommes se précipitèrent, firent tomber les lourdes ferrures, attirèrent à eux les deux énormes vantaux de chêne massif, la porte se trouva grande ouverte !…

 

Manœuvre audacieuse, manœuvre sublime ! Et aussi manœuvre admirablement raisonnée ; car les assaillants qui se ruaient pour enfoncer la porte demeurèrent stupéfaits de la voir s’ouvrir – stupéfaits, inquiets, frappés de crainte.

 

Il y eut dans la rue un recul désordonné devant cette porte qui s’ouvrait.

 

Puissante et calme, la voix de François tomba du haut du perron :

 

– Premier rang !… Feu !…

 

Les dix arquebuses tonnèrent ; d’effroyables clameurs retentirent ; les dix hommes, déjà, avaient dégagé le deuxième rang et rechargeaient leur armes.

 

– En avant ! En avant ! vociféra Damville.

 

– Deuxième rang !… Feu !…

 

Un rideau de flammes, un nuage de fumée noire, un coup de tonnerre, cris, vociférations, insultes, tourbillon de recul dans la rue…

 

– Troisième rang !… Feu !…

 

– Quatrième rang !… Feu !…

 

Dans la ruelle par où avaient débouché les Pardaillan, les troupes de Damville fuyaient ; trente cadavres jonchaient la rue, à droite et à gauche de la porte, une foule énorme, reîtres, cavaliers, gens du peuple, pêle-mêle, gesticulant, hurlant, et Damville mettant pied à terre, livide de rage, fou furieux, tendant le poing à la forteresse, geste impuissant !…

 

– Fermez la porte ! commanda la voix puissante et calme de Montmorency.

 

Cependant, Henri de Damville retrouva promptement le sang-froid nécessaire pour organiser un deuxième assaut.

 

Il commença par rassembler ses reîtres et ses cavaliers auxquels il fit mettre pied à terre ; les chevaux furent conduits au bord de la Seine, à l’endroit où aboutissait le bac du passeur.

 

Puis il fit refouler à droite et à gauche de l’hôtel la foule hurlante.

 

Alors, devant l’hôtel, il tint conseil avec quelques-uns de ses gentilshommes.

 

Tout cela dura une heure.

 

Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsque Damville acheva son dispositif pour une nouvelle attaque.

 

Dans Paris, la rumeur immense de l’égorgement se confondait avec les mugissements des cloches. De tous côtés, Damville entendait les cris des victimes poursuivies et massacrées, les clameurs des bandes de carnassiers qui passaient, rapides visions infernales ; des incendies éclataient ; des bûchers s’allumaient ; des flammes écarlates, au loin, à droite, à gauche, montaient parmi des tourbillons de fumée ; partout, on tuait, on brûlait, une soûlerie énorme se dégageait de ce décor d’enfer… et lui seul ne tuait pas ! Lui seul ne brûlait pas !…

 

Les lèvres blanches, la moustache tremblante, la voix brève et rauque, il donnait ses ordres.

 

Et il persista dans le même plan : défoncer la porte ! mais cette fois, en surprenant son frère par l’impétuosité de l’attaque. Il fut reconnu que le madrier dont on s’était servi d’abord était insuffisant.

 

Alors, au moyen de palans, on dressa une sorte de catapulte devant la porte de l’hôtel. À cette machine fut accrochée une masse de fer composée de trois énormes enclumes attachées ensemble au bout d’une chaîne. On les avait prises chez un forgeron voisin.

 

En même temps, on pénétrait dans la maison qui faisait mur mitoyen avec le bâtiment de droite : ce mur, on le perça à coups de pioche, et dans l’excavation, un tonneau de poudre fut placé.

 

Alors, Damville, à droite et à gauche de la porte, massa ses reîtres, avec ordre de se précipiter dans la cour dès que le passage serait ouvert.

 

À ce moment, il était plus de midi. L’installation de la machine avait demandé plusieurs heures. Un silence relatif s’établit dans la rue. D’un coup d’œil, Damville vit que chacun était à son poste.

 

Il donna le signal en levant le bras.

 

Dix hommes s’attelèrent à la masse de fer suspendue à la chaîne qui pendait du haut de quatre immenses madriers placés debout l’un contre l’autre, les quatre sommets liés ensemble, les quatre pieds s’écartant de dix coudées l’un de l’autre.

 

Les dix hommes ramenèrent la masse de fer jusque dans la ruelle, et soudain, la lâchèrent.

 

La masse partit, s’élança, décrivit sa courbe de plus en plus foudroyante et alla heurter la porte… les reîtres firent un mouvement pour s’élancer… un craquement sinistre se fit entendre…

 

Mais reîtres et gentilshommes poussèrent une clameur de malédiction : la porte avait résisté !…

 

Elle s’était fendue, disloquée, mais elle demeurait debout !… La surprise combinée avec tant de peine, avortait misérablement ! Damville se mordait les poings, il comprit que, de l’intérieur, on avait élevé une barricade ; tout le temps qu’il avait passé à préparer l’assaut, Montmorency l’avait passé à organiser une défense acharnée.

 

– Oh ! gronda Henri, quand je devrais passer un mois devant cette masure !…

 

Cette masure, c’était l’hôtel de Montmorency ! la demeure qu’avait habitée son père le connétable !

 

– Quand je devrais mettre le feu à la rue ! faire sauter le quartier !…

 

Il se frappa le front, comme illuminé d’une soudaine pensée, étouffa un rugissement de joie.

 

– Orthès ! appela-t-il.

 

– Le vicomte promène ses chiens ! lui fut-il répondu.

 

– Les chiens avaient faim ! ajouta un autre.

 

Un sourire de Damville – quel sourire ! – prouva qu’il avait compris toute la saveur de cette plaisanterie.

 

– Sauval ! appela-t-il alors.

 

L’homme ainsi nommé se précipita : c’était celui qui était préposé à la garde de la manipulation des poudres.

 

– Ici, dit le maréchal, un tonneau. Et là, un tonneau. Est-ce compris ?

 

Il désignait l’encoignure gauche et droite de la porte.

 

– Compris ! dit l’homme.

 

La manœuvre fut aussitôt exécutée, les tonneaux placés, la mèche amorcée.

 

Damville y mit lui-même le feu, puis se retira à distance.

 

Vingt secondes plus tard, l’explosion retentit, un double jet de flammes s’éleva jusqu’au ciel, la porte s’écroula, les barricades qui la maintenaient se disloquèrent, le passage était libre !… Les reîtres, avec une grand’ clameur, se ruèrent dans la cour de l’hôtel de Montmorency !…

 

Les reîtres entrèrent dans la cour comme une bande de loups. Des décharges d’arquebuses les accueillirent, mais cette fois, ils étaient lancés, rien ne pouvait les arrêter.

 

La mêlée commença dans la cour ; les arquebuses et les pistolets déchargés se turent ; on commença à se battre à coups de piques, de dagues et de rapières.

 

Serrés en un groupe compact, en un peloton hérissé, les gens de Montmorency tenaient tête à la meute ; ils gardaient le silence farouche du désespoir ; les assaillants hurlaient, vociféraient ; dans la rue, la foule accourue de toutes parts voulait entrer, tuer ; le besoin de tuer était dans ces esprits affolés ; les flots de sang, les mugissements des cloches, les rumeurs des bandes qui dans les rues voisines continuaient la tuerie, cet épouvantable ensemble de bruits hideux, de visions plus hideuses, faisant monter dans les têtes une exaspération nerveuse ; plus de pitié ; tout sentiment humain étouffé.

 

Les soudards de Damville, ivres de fureur, avec de rauques imprécations, des insultes affreuses, tourbillonnaient autour du peloton qui se défendait comme on se défend contre la mort…

 

Montmorency cherchait des yeux Damville ; il ne le voyait pas.

 

Damville attendait la minute propice.

 

L’estramaçon de François, de seconde en seconde, se levait et s’abattait.

 

Il le tenait à deux mains et, autour de lui, quand on voyait se lever la lourde et large lame toute rouge, il y avait des reculs, des frémissements de terreur.

 

Mais la lame sifflait dans les airs et s’abattait…

 

Un homme tombait…

 

Et cela continuait…

 

Autour de Montmorency, une quinzaine de corps entassés, morts ou blessés, lui faisaient un rempart de chair humaine d’où coulaient des ruisseaux de sang.

 

Et il se vit comme à Thérouanne…

 

Par un de ces phénomènes étranges de la mémoire qui s’affole, il se revit, non dans l’hôtel de Montmorency, mais sur la dernière barricade de Thérouanne.

 

Comme là-bas, il frappait sans arrêt.

 

Comme là-bas, il se voyait presque seul devant des ennemis qui se multipliaient…

 

Comme là-bas, deux ou trois combattants farouches remplaçaient ce qu’il tuait…

 

Cela ne finirait jamais !

 

Il y en aurait toujours !

 

Il eut l’intuition que, comme sur la barricade de Thérouanne, il allait tomber ; l’illusion fut si puissante que comme là-bas, dans la dernière seconde où il avait vu venir le coup, il murmura :

 

– Adieu, Jeanne, adieu !…

 

À ce moment, il poussa un cri terrible ; il avait jeté autour de lui un regard suprême, et ce regard, dissipant l’illusion, le ramenait violemment à la situation présente – de Thérouanne à l’hôtel de Montmorency.

 

Et voici ce qu’il voyait :

 

Son peloton, réduit de la moitié, s’était massé au pied du perron central de l’hôtel.

 

Or, pendant que ces reîtres tourbillonnaient autour de cette poignée d’hommes, Damville avait rassemblé cent de ses cavaliers démontés sur la gauche de la cour.

 

Et il les jetait comme un bélier vivant sur le groupe de défenseurs et d’assaillants.

 

Leur masse se rua d’un bloc.

 

Avec la violence d’épaves lancées à la côte, les gens de Montmorency furent précipités sur le bâtiment de droite.

 

Montmorency, dès lors, n’eut plus qu’une dizaine de combattants autour de lui.

 

Il monta sur le perron avec ces quelques derniers défenseurs : tous les autres, au nombre d’environ une trentaine encore, étaient refoulés, pressés, étouffés contre la droite de la cour.

 

Quelques secondes se passèrent ; une clameur immense s’éleva tout à coup… et Montmorency vit qu’il n’y avait plus autour de lui que sept ou huit hommes ; la cour tout entière appartenait aux gens de Damville : les malheureux qui avaient été acculés au bâtiment de droite s’étaient précipités par les deux portes qui s’ouvraient sur la cour et se barricadaient à l’intérieur.

 

À ce moment même, une détonation formidable retentissait : le bâtiment de droite s’écroulait presque tout entier, ensevelissant ses défenseurs sous ses décombres fumantes !

 

Un lieutenant de Damville venait de faire sauter le bâtiment !…

 

Il ne restait plus debout que la muraille bordant la cour.

 

Et elle était fendue, lézardée, éventrée par places !…

 

– Il faut mourir ici ! dit Montmorency avec le calme du désespoir.

 

Et il eut un rire étrange…

 

Et, comme il jetait derrière lui un rapide regard, par la porte de la salle d’honneur, il vit sa fille Loïse qui accourait, bondissait, une dague a la main.

 

– Mon père ! cria-t-elle, vous allez voir comment sait mourir une Montmorency !

 

– Ta mère ! hurla François en assénant un terrible coup d’estramaçon qui fit reculer le flot des assaillants.

 

Loïse s’arrêta, pantelante. Sa mère !… Il fallait qu’elle vécût pour sa mère !

 

À cet instant, François de Montmorency, livide, sanglant, déchiré, effrayant, eut un rugissement de joie terrible :

 

– Enfin ! Toi ! toi ! Enfin !…

 

Il avait Damville devant lui !…

XLVII

LES TITANS


Dans un de ces suprêmes coups d’œil qui durent ce que dure un éclair, voici ce que vit François de Montmorency.

 

Il était sur le perron, son estramaçon levé à deux mains.

 

Derrière lui, sa fille. Au fond de la salle, sur un fauteuil, Jeanne de Piennes, souriante devant ces horreurs…

 

Près de lui, deux hommes encore vivants.

 

Au bas des marches, Damville, son frère Henri, levant vers lui une face convulsée de haine, montant, une lourde rapière au poing, et dardant sur lui des yeux flamboyants, Henri grondait :

 

– Place ! place ! À moi ! Celui-là est pour moi !…

 

Derrière Damville, à sa droite, à sa gauche, une foule de gens d’armes pressés, tassés, un bloc hérissé d’épées, de dagues, qui emplissait la cour tout entière, quatre cents tigres entassés là, des flamboiements d’acier, une clameur sauvage :

 

– À mort ! à mort !

 

Au milieu de cette foule, un tombereau chargé de poudre qu’on venait de faire entrer.

 

Au-delà, la porte de l’hôtel, démantelée, jetée bas, béante…

 

Par ce large trou béant, la rue apparaissait noire de foule, noire de fumée, une houle de visages effroyables, un océan de peuple, d’où montait la même clameur obstinée, rauque, sauvage :

 

– À mort ! à mort !

 

Au-delà, Paris, dans un brouillard de buées rousses, de fumées noires.

 

Une rumeur, un grondement inapaisable, fait des centaines et des milliers de voix qui hurlaient à la mort.

 

Dans les airs, parmi des tourbillons qui déroulaient leurs sombres volutes sous l’éclatant soleil, les rafales monstrueuses des hurlements du tocsin, les cloches sonnant l’immense hallali, les sourdes détonations, les arquebusades lointaines…

 

Voici ce que Montmorency vit et entendit dans cet inappréciable temps de récit pendant lequel Damville, refoulant ses hommes d’armes pour atteindre son frère, gronda :

 

– Place ! il est à moi !…

 

Au même instant, les deux frères se trouvèrent l’un devant l’autre.

 

Les deux hommes qui avaient survécu à l’effroyable carnage et qui se trouvaient près de Montmorency tombèrent.

 

Damville fit un geste qui arrêta les centaines de dagues levées sur François, et il hurla :

 

– Vivant ! Il me le faut vivant !

 

François avait levé son estramaçon qui jeta dans l’air un flamboiement rouge. L’estramaçon décrivit sa courbe et s’abattit avec une violence capable de fendre un homme.

 

Damville fit un bond en arrière.

 

L’estramaçon de François heurta la marche de marbre et se brisa.

 

– Malédiction ! rugit Montmorency en dressant vers le ciel son visage enflammé.

 

– À moi ! hurla Damville. François, tu meurs de ma main ! Adieu, mon frère ! Rappelle-toi que tu m’as confié Jeanne de Piennes ! Sois tranquille, j’en aurai soin !

 

En même temps, il se rua sur François désarmé.

 

François, d’un coup de son tronçon d’épée, para le coup formidable qui lui était destiné. Au même instant, d’un bond, il entra dans la salle d’honneur et, d’un geste frénétique, saisissant sa fille dans ses bras, il tonna :

 

– Ni Jeanne ! ni Loïse ! ni moi ! Aucun de nous ne sera à toi !

 

Il arracha la dague des mains de la jeune fille et, entraînant Loïse près de sa mère assise au fond de la salle, il leva l’arme sur Jeanne de Piennes !…

 

– Mourons ! Mourons ensemble ! Adieu !…

 

À ce moment, une clameur énorme, une clameur d’imprécations, de malédictions, de plaintes déchirantes jaillit ainsi de la cour, mêlée au grondement sourd de quelque chose qui s’écroule !…

 

Le bras de Montmorency prêt à frapper Jeanne, à frapper Loïse, à se frapper lui-même, ce bras demeura suspendu. Hagard, il regarda vers la porte et vit que Damville n’était pas entré dans la salle d’honneur !

 

Damville avait bondi au bas du perron, avec un cri de malédiction !

 

Damville fuyait vers la rue !

 

Les reîtres fuyaient, tourbillonnaient, se heurtaient éperdus, se frappaient les uns les autres pour fuir plus vite !

 

Que se passait-il ?…

 

En quelques bondissements, haletant, la tête perdue, délirant d’un espoir insensé, Montmorency regagna le perron…

 

Ce qui se passait ?…

 

Voici :

 

Du haut de la muraille demeurée debout, seule de tout le bâtiment qui avait sauté, du haut de cette muraille, disons-nous, un bloc de pierre avait roulé, s’était abattu au milieu de la cour, écrasant trois ou quatre hommes…

 

Un accident ?…

 

Non ! non !…

 

Tous ayant levé la tête, aperçurent à travers les tourbillons de fumée deux hommes debout, deux êtres étranges qui marchaient sur l’arête de la muraille branlante, se baissaient, se relevaient, avançaient reculaient…

 

Et aussitôt après le premier bloc, un deuxième tomba, roula, écrasa, traça un large sillon sanglant, puis un autre, et un autre encore, sans arrêt !… Cela pleuvait ! Une pluie de pierres de taille, une muraille qui se transformait en catapulte, qui s’écroulait, morceau par morceau, écrasant, tuant, poursuivant, frappant à mort !…

 

Quelle panique ! Quels hurlements de rage et d’épouvanté ! Où se cacher ? Où se terrer ? Où fuir ? Place ! Place, par les tripes du diable ! Tiens, crève donc ! Je passe ! À moi ! Je meurs ! Miséricorde !… Place ! Passe donc, par l’enfer !

 

Des cris d’agonie, des soupirs rauques, des gens qui se battent, des cervelles qui sautent, un remous féroce vers la porte trop étroite, un tourbillon d’êtres délirants, fous de terreur, une tuerie pour aller plus vite !…

 

Et vingt secondes après la chute du premier bloc, il n’y avait plus dans la cour de l’hôtel que des cadavres et des blessés aux membres fracassés !…

 

Et là-haut, sur l’infernale muraille, les deux êtres fabuleux, entourés de fumée et de poussière, noirs, étincelants, rouges, déchirés, flamboyants, les deux Pardaillan éclataient d’un rire terrible !…

 

La muraille sur laquelle se trouvaient le chevalier de Pardaillan et le vieux routier dominait l’hôtel central, c’est-à-dire que les deux épiques travailleurs étaient plus haut placés que le toit qui abritait en ce moment le maréchal de Montmorency, Jeanne de Piennes et Loïse.

 

Il leur eût été facile de sauter sur ce toit, de gagner la première lucarne et de descendre par le grenier.

 

C’est ce que le vieux routier avait fait remarquer à son fils sur le premier moment, c’est-à-dire lorsque, s’étant penchés, ils reconnurent qu’ils avaient abouti à l’hôtel Montmorency.

 

Le chevalier secoua frénétiquement la tête. Il montra le maréchal debout, entre ses deux derniers compagnons, et derrière lui, Loïse. Et il gronda :

 

– Si elle meurt, c’est la tête la première que je descendrai !...

 

– Enfer ! rugit le vieux, avoir tenu tête à Paris tout entier ! Avoir saisi la mort par les cornes et l’avoir terrassée ! Avoir échappé au pressoir de fer ! Avoir passé à travers des légions de démons ! Avoir semé l’épouvante sur ton passage ! Et venir te tuer ici !…

 

Il s’était croisé les bras et frappait furieusement du talon.

 

Sous ces coups, une pierre à moitié descellée se détacha, tomba dans le vide… d’en bas une clameur de stupéfaction, de rage et de terreur monta jusqu’à eux…

 

– Tiens ! tiens ! fit simplement le vieux routier. Mais ça écrase, ça !…

 

– À l’œuvre, rugit le chevalier.

 

Ils se baissèrent, tous deux ; leurs deux dagues attaquèrent un bloc, firent levier, une poussée précipita le bloc dans le vide, et, en bas, une large trouée se fit dans la foule des reîtres.

 

Dès lors, ils ne regardèrent plus.

 

Chacun travailla de son côté ; la grêle de pierres se mit à pleuvoir ; pièce par pièce, ils démantelaient la muraille ; ils commençaient l’un par un bout, l’autre par le bout opposé ; et à mesure que chacun d’eux avait lancé un bloc dans l’espace, il avançait. Ils étaient aussi fermes sur l’étroite corniche que sur la terre ; un geste de trop, un mouvement à faux, et ils étaient précipités ; ils n’y prenaient pas garde… Quand ils se rejoignirent, ils regardèrent en bas et virent qu’il n’y avait plus personne dans la cour !…

 

– Voilà une manière de descendre, hein, chevalier ! fit le vieux.

 

– C’est plus doux qu’un escalier, monsieur !

 

– Et commode, donc !

 

– Encore une douzaine de rangées…

 

– Et nous nous trouverons portés à terre !

 

Ils riaient ; ils étaient noirs de fumée et de poussière ; leurs yeux flamboyaient ; leurs mains s’étaient ensanglantées ; leurs habits étaient en lambeaux ; ils riaient comme des fous ; ils riaient, non de la fuite des assaillants, non du sauvetage fabuleux, ils riaient sans savoir, et ils avaient des faces terribles de titans escaladant l’Olympe et jetant le défi suprême au maître des dieux !…

 

Un coup d’arquebuse retentit ; la balle fit tomber le chapeau du chevalier.

 

– Ce n’est pas moi qui vous salue ! hurla-t-il.

 

Les arquebusades se succédaient ; les balles sifflaient autour d’eux ; de la rue, deux ou trois cents reîtres les visaient, tandis que la foule poussait ses hurlements de mort…

 

Alors le vieux longea la muraille et vint surplomber sur la rue…

 

– Rangez vos crânes ! vociféra-t-il.

 

On vit le titan soulever dans ses bras un moellon qu’il lança à toute volée.

 

– Place, monsieur ! dit le chevalier.

 

Et à son tour, il s’avança, tandis que le vieux se couchait sur la crête pour le laisser passer.

 

Le moellon du chevalier traça sa courbe dans l’espace, tomba, rebondit parmi les hurlements d’épouvante.

 

– Je crois que j’en ai écrasé une douzaine, dit froidement le chevalier.

 

– Quatre de plus que moi ! Il me faut ma revanche ! cria le vieux routier.

 

En effet, pendant que son fils lançait une pierre, lui, avait descellé un autre moellon ; ce fut au tour du chevalier de se coucher sur la crête pendant que le vieux s’avançait à l’extrême bord de la muraille…

 

– Pan ! Pif ! Paf ! Pan ! Huit ! Douze ! Quinze ! À toi, chevalier !

 

Pendant trois minutes, l’effrayante manœuvre se poursuivit ; à coups de moellons, les deux titans déblayaient la rue comme ils avaient déblayé la cour ; la muraille baissait ; ils descendaient à mesure d’un cran ; et finalement les arquebuses se turent !… Dans la rue, il n’y avait plus personne ! Les assaillants avaient reflué à droite et à gauche de l’hôtel se culbutant, jurant, hurlant… Damville, livide, saisit sa tête à deux mains, et tandis que là-haut retentissait le rire des titans, ceux qui environnaient le maréchal virent qu’il pleurait à chaudes larmes, de rage, de honte et de fureur !…

 

La muraille avait baissé de sept à huit rangées de moellons…

 

Les deux titans, voyant la rue libre et l’hôtel entièrement dégagé, dirent ensemble :

 

– Partons !…

 

Ils sautèrent sur le toit de la loge du suisse ; du toit, ils sautèrent dans la cour ; là, ils se regardèrent un instant et ne se reconnurent pas, tant leurs faces noires et sanglantes flamboyaient d’audace et d’orgueil !…

 

Les Pardaillan, enjambant cadavres et décombres, traversèrent la cour en quelques bonds, escaladèrent le perron et se jetèrent dans la grande salle d’honneur de l’hôtel de Montmorency.

 

Le chevalier, qui marchait le premier, se sentit saisi par deux bras puissants, enlevé, pressé sur une large poitrine : et le maréchal de Montmorency, l’embrassant sur les deux joues, murmura en frémissant :

 

– Mon fils ! Mon fils !…

 

Pardaillan, alors, jeta autour de lui un regard égaré : il vit Jeanne de Piennes qui, indifférente, souriait à son rêve ; il vit François de Montmorency qui pleurait ; il vit Loïse toute droite, toute pâle, qui l’examinait d’un air de suprême gravité, comme elle eût examinée quelque chose de colossal, d’émouvant et de grandiose.

 

À travers les sanglots qui maintenant soulevaient sa mâle poitrine, François de Montmorency répétait :

 

– Mon fils ! Mon fils !…

 

Et ce mot disait sa gratitude infinie, son admiration, sa volonté d’exprimer le sentiment le plus haut et le plus humain qui soit dans l’homme…

 

– Mon fils ! Mon fils !…

 

Le chevalier laissa errer du maréchal à Loïse son regard ébloui. Et le titan se sentit faible comme un enfant…

 

Il balbutia :

 

– Votre fils !… oh ! prenez garde que je ne me trompe sur le sens de ce mot !… Maréchal ! Maréchal de Montmorency ! Vous m’appelez votre fils… moi !…

 

Le maréchal comprit l’angoisse qui montait dans ce cœur de lion.

 

Il se tourna vers sa fille et dit :

 

– Réponds, Loïse !…

 

Loïse devint très pâle. Ses yeux se remplirent de larmes. Puis une étrange expression de souveraine gravité s’étendit sur ce fin visage de vierge. Elle ouvrit les bras et, d’une voix qui tremblait légèrement, elle dit :

 

– Mon époux… soyez le bienvenu dans la maison de mes pères… ta maison, ô mon époux !…

 

Le chevalier chancela, s’abattit sur ses genoux, son front s’inclina sur les deux mains de Loïse, et il se prit à pleurer…

 

– Pardieu ! s’écria le vieux routier. Je te disais bien qu’elle ne pouvait être qu’à toi ! Tu l’as conquise le fer à la main !

 

Mais Loïse secoua la tête. Son pur regard évoqua une seconde des choses dont elle gardait le souvenir au fond de son cœur et elle murmura :

 

– Non, non… je l’aimais avant !… Là-bas… la petite fenêtre du grenier… c’est là qu’il m’a conquise… par son regard… par l’amour !…

 

Comme les paroles sont lentes ! Et que valent les descriptions en de tels moments !… Dans l’intense émotion qui les faisait palpiter, cette scène n’avait duré que quelques secondes. Ce fut un cri, un geste d’éclair, une explosion d’amour. Ce fut, dans le cadre tragique de l’hôtel fumant, parmi les ruines, dans la vaste et funèbre rumeur de mort qui emplissait Paris, au son du tocsin de toutes les églises, au bruit sourd des détonations et des arquebusades, tandis que le ciel noir de fumée se nuançait des tons écarlates des incendies et des bûchers, ce fut, dans cette minute épique, dans ce décor prodigieux, l’enlacement suprême de deux âmes qui, depuis des temps, allaient l’une vers l’autre !…

 

Cela dura deux ou trois secondes.

 

Loïse, dégageant ses mains, alla au vieux routier, lui mit ses bras autour du cou, et comme le maréchal, avait dit « mon fils » au chevalier, elle dit :

 

– Mon père !…

 

La rude moustache du routier trembla. D’un geste brusque, il écrasa quelque chose au coin de sa paupière.

 

Puis il saisit Loïse à pleins bras, l’enleva et cria :

 

– Vive Dieu ! La jolie fille que j’ai là !… Savez-vous, ma mignonne, que je vous ai portée dans mes bras, jadis, et que, pendant deux heures, vous avez dormi dans le même berceau que…

 

Une rumeur qui venait de la rue l’arrêta court.

 

Hérissés, les deux Pardaillan bondirent vers le perron.

 

– Alerte ! alerte ! Par l’enfer ! tonna le vieux.

 

– Ah ! tonna le chevalier, je défie maintenant l’enfer et le ciel !

 

Près de la grande porte démantelée, les visages des tigres de Damville se montraient : visages inquiets, démarches louches de gens qui s’avancent pas à pas, physionomies chargées de rage et d’épouvante.

 

– Va ! dit le vieux routier. Je me charge de les amuser quelques minutes. Va donc, par le tonnerre du ciel !…

 

Le chevalier courut au maréchal.

 

Le routier s’avança sur le perron.

 

Haletante, à mots hachés, eut lieu le suprême conciliabule :

 

– Maréchal, qu’y a-t-il par là ?

 

– Les jardins, les communs, mon fils…

 

– Au-delà des jardins ?

 

– Des ruelles aboutissant à la Seine…

 

– Y a-t-il une voiture ? N’importe quoi, dans les communs ?…

 

– Une chaise de voyage…

 

– En route ! hurla le chevalier.

 

– Je vous rejoins ! cria le vieux routier.

 

Le maréchal saisit Jeanne de Piennes dans ses bras. Le chevalier enleva Loïse comme une plume ; elle laissa tomber sa tête sur son épaule ; il fut secoué d’un frisson convulsif et s’élança.

 

L’instant d’après, ils étaient dans les jardins. Pénétrer dans la grande remise, traîner dehors une voiture fermée qui s’y trouvait, atteler deux chevaux à la voiture fut pour les deux hommes l’affaire de deux minutes. Jeanne de Piennes et Loïse furent déposées, jetées, pourrait-on dire, sur les banquettes.

 

– En conducteur, maréchal ! commanda Pardaillan. Le maréchal sauta sur l’un des deux chevaux.

 

Le chevalier bondit dans l’écurie, en tira un cheval qu’il ne sella même pas, lui jetant simplement un bridon à la bouche. Il remit le bridon au maréchal :

 

– Où est la porte, mon père ?…

 

– Là !… Voyez, mon fils !…

 

– Allez !… Je vous suis !… Ouvrez, et attendez-nous !…

 

Le chevalier, le pauvre hère, le gueux jetait des ordres, François de Montmorency, maréchal de France, obéissait.

 

Et cela leur semblait à tous deux naturel, comme certaines choses exorbitantes deviennent naturelles dans les rêves !…

 

Car c’était un rêve !…

 

Rêve de sang, de carnage, d’incendie. Rêve d’amour ! Bouleversement inouï de toutes choses !…

 

Ils ne vivaient plus, ils rêvaient !….

 

La voiture, déjà, traversait le jardin, gagnait la porte que le maréchal ouvrait.

 

Le chevalier se précipitait vers la grande salle d’honneur.

 

Dans la cour de l’hôtel s’élevaient d’effroyables clameurs… Damville revenait à la charge !…

 

– Mon père ! Mon père ! Mon père ! hurla Pardaillan qui se rua en avant…

 

À l’instant où le chevalier allait mettre le pied dans la salle qu’il lui fallait traverser pour rejoindre la cour intérieure de l’hôtel, une explosion terrible fit entendre son tonnerre qui, pour une seconde, étouffa l’immense rumeur des cloches, des plaintes et des hurlements de mort…

 

La terre trembla.

 

Une flamme écarlate fusa très haut dans le ciel, puis s’affaissa, se replia sur elle-même comme un rideau qui tombe…

 

Un nuage opaque de fumée couvrit cette scène effrayante…

 

L’hôtel Montmorency vacilla, s’entrouvrit, s’écroula dans un fracas de cataclysme.

 

La violente poussée de l’air fit reculer de dix pas le chevalier.

 

Mais il ne tomba pas ! Il ne voulut pas tomber !

 

Les coudes au corps, la tête baissée, les talons incrustés au sol, il dut apparaître, pareil à l’un de ces titans vaincus qui menaçaient encore l’Olympe, alors que les dieux, à coups de foudre, venaient de détruire l’entassement d’Ossa sur Pélion…

 

Et ce fut ce recul qui le sauva malgré lui.

 

La pluie de pierres, noires de poudre, ne l’atteignit pas…

 

Dans cette seconde épique où farouche, convulsé, pétrifié, il lutta contre l’ouragan déchaîné par l’explosion, où, quand même, il demeura debout, une sorte de passage s’entrouvrit devant ses yeux flamboyants…

 

Passage hérissé de poutres calcinées, de pierres fumantes, de plâtras, passage d’où sortaient de lourdes volutes fuligineuses, passage d’enfer que bordaient à droite et à gauche des pans de murs à demi détruits : c’était tout ce qui restait de l’hôtel Montmorency !…

 

Et cela brûlait !…

 

L’incendie allumé par l’explosion achevait l’œuvre dévastatrice…

 

– Mon père ! Mon père ! râla le chevalier. Où est mon père ?…

 

Où était le vieux routier ? Que faisait-il ? Son cadavre déchiqueté achevait-il de se calciner sous les décombres de l’hôtel ?…

 

Voici :

 

Tandis que le chevalier entraînait Montmorency, Jeanne de Piennes et Loïse vers les jardins, le vieux Pardaillan s’était avancé vers la cour en criant :

 

– Je me charge de les amuser une minute !

 

Par un étrange revirement de son esprit, le vieux routier avait reconquis tout son calme. Peut-être avait-il franchi les dernières limites de l’exaltation. Il y a, en de certaines minutes tragiques, des préoccupations bizarres qui hantent la cervelle. Dans une catastrophe de chemin de fer, un jour, un homme qui avait les deux jambes broyées, cherchait fébrilement si sa pipe n’était pas brisée. Sur un steamer qui sombrait, on raconte qu’une femme, à l’instant suprême, s’occupait seulement de ne pas mouiller sa mantille. Esprits détraqués par l’épouvante. La pensée du vieux Pardaillan s’était-elle détraquée, elle aussi ? Non : il était allé plus loin que l’horreur, plus haut que toute exaltation, et, très calme, grommelait :

 

– C’est tout de même exorbitant que cela me tarabuste ainsi !... Il faut que j’en aie le cœur net !

 

De quoi s’agissait-il ? Du papier qu’il avait pris à Bême.

 

Qu’était-ce que ce papier ? Par trois ou quatre fois, il avait voulu y regarder. Toujours quelque nouvel incident l’en avait empêché : il n’y tenait plus. Il le prit, l’ouvrit, le parcourut rapidement.

 

– Sauf-conduit pour toute porte de Paris valable ce jourd’hui, 23 août et jusque dans trois jours. – Laissez passer le porteur des présentes et les personnes qui l’accompagneront. Service du roi.

 

C’était signé : Charles, roi. Le cachet aux armes de France faisait une tache rouge dans un coin.

 

Le vieux routier, simplement, poussa un soupir de soulagement. Il savait enfin ! Il replia le papier, le mit dans sa poche, et murmura :

 

– Tiens, tiens !… Ce bon monsieur… dont je ne sais pas le nom, avec son épieu au travers du corps… mais c’était un homme précieux.

 

Il descendait le perron, le terrible perron où Montmorency avait tenu tête à la meute.

 

Voyait-il seulement les reîtres de Damville qui, un à un, s’approchaient, avec des faces inquiètes et sombres ?… S’il les voyait, il ne s’en préoccupa point. Il alla droit au tombereau de poudre laissé dans la cour au milieu de la rue. Il y avait dans ce tombereau vingt barils de poudre.

 

Le vieux Pardaillan se mit tranquillement à les décharger.

 

À ce moment, un coup d’arquebuse retentit : l’un des reîtres venait de tirer sur lui et l’avait manqué.

 

Le routier grommela :

 

– C’est imbécile de n’avoir pas lu ce papier plus tôt. Comment le faire parvenir au chevalier, maintenant ?

 

Et il continua sa besogne, sans hâte apparente, sans déploiement de force visible, mais en réalité avec le prodigieux effort de tous ses muscles tendus, avec la rapidité foudroyante d’une machine en mouvement.

 

L’un après l’autre, il transportait les barils dans la salle d’honneur.

 

D’instant en instant, le nombre de ces figures louches qu’il avait remarquées augmentait ; les reîtres n’osaient pas encore pénétrer dans la cour, se demandant quelle catastrophe nouvelle s’abattrait sur eux dès qu’ils y auraient mis le pied, mais à chacune de ces apparitions, l’enragé travailleur recevait une volée de plomb. Pour arriver jusqu’au tombereau, il rampait, bondissait parmi les cadavres ; à l’un de ces voyages, il saisit un cadavre et s’en fit un bouclier pour marcher jusqu’à la lourde charrette dont les chevaux, criblés de balles, gisaient sur le pavé.

 

Le vieux Pardaillan en était à son seizième baril.

 

Il les entassait méthodiquement, et, dès le transport du premier, il l’avait éventré d’un coup de dague, et avait répandu de la poudre sur une longueur de quinze pas environ.

 

Il en était à son seizième baril.

 

Ruisselant de sueur, les mains en sang, les ongles déchirés, livide de son titanesque effort, sous la couche de poussière qui lui noircissait le visage, il reparut sur le perron pour aller chercher le dix-septième baril…

 

Il vit la cour pleine de furieux qui se ruaient vers le perron…

 

– À mort ! à mort ! rugit Damville qui poussait ses reîtres.

 

– Mais il me reste quatre barils à prendre ! hurla le vieux Pardaillan.

 

En même temps, il bondit en arrière, sa moustache se hérissa, un sourire terrible et mélancolique détendit ses lèvres et il ricana :

 

– Tant pis ! Avec seize, nous ferons l’affaire… Adieu, chevalier !… Adieu, Loïse, Loïsette, Loïson ! Pensez à moi quelquefois !

 

Il tira le pistolet qu’il avait à la ceinture et, au moment où la horde envahissait la salle d’honneur, murmura :

 

– Je crois, mes agneaux, qu’entre vous et le chevalier, je vais dresser une barricade un peu soignée !

 

Il fit feu !

 

Il fit feu sur la poudre !…

 

La poudre s’enflamma, commença à pétiller !…

 

À ce moment la voix du chevalier, pantelante, parvint jusqu’au routier.

 

– L’animal ! tonna le vieux Pardaillan, il n’aura jamais voulu m’écouter !… Arrière ! Fuis ! par le tonnerre de Dieu !…

 

Les assaillants à la vue des barils entassés, de la traînée de poudre qui crépitait, essayèrent de fuir, jetant des imprécations sauvages, des râles d’épouvante. Le vieux titan fit un bond terrible vers une porte de dégagement… Trop tard !…

 

La formidable explosion retentit.

 

L’hôtel s’écroula dans un fracas d’enfer, ensevelissant deux cents des assaillants sous ses décombres fumants.

 

Damville avait pu fuir à temps, lui !

 

Et de la rue, fou de rage, livide d’épouvante, hagard, hébété, il contemplait la destruction des derniers restes de son armée de cinq cents reîtres, gentilshommes, et gens d’armes !…

 

Son armée, arrêtée d’abord, mise en déroute ensuite, détruite enfin !… Et par qui !… Par deux hommes !…

 

Lorsque la haute flamme de l’explosion se fut affaissée, lorsqu’il n’y eut plus que cadavres déchiquetés, ruines fumantes, la foule énorme du peuple furieux qui entourait Damville l’entendit pousser une horrible imprécation de désespoir.

 

Puis il râla :

 

– Oh ! les démons ! les démons de l’enfer !

 

Et il s’évanouit :

 

Il n’y avait plus entre la cour d’honneur et les jardins qu’une sorte de passage, une gorge fumante entre les pans de murs qui vacillaient sur leur base et où il semblait impossible de se hasarder.

 

Devant la grande porte de l’hôtel, Damville, promptement revenu à lui, contemplait ces ruines avec le désespoir de la vengeance inassouvie. Et pourtant, une flamme de sombre joie jaillissait de ses yeux, lorsqu’il songeait que, sans aucun doute, tous avaient péri dans l’explosion : son frère, les Pardaillan… Jeanne de Piennes aussi ! Sa passion en saignait. Mais mieux encore il aimait Jeanne morte que Jeanne au bras de François.

 

Autour de lui, une quinzaine de cavaliers qui venaient d’arriver : c’était Maurevert, escorté de quelques sicaires.

 

Dans la rue, dans la ruelle, un peuple énorme.

 

Au-delà, Paris grondant et fumant, Paris agonisant, Paris devenu la ville de l’horreur et de l’épouvante.

 

Damville, les cavaliers de Maurevert, le peuple, tout ce monde, dans l’instant qui suivit l’explosion, regardait les ruines, non avec cette angoisse que l’on a devant les grandes catastrophes, mais avec cette joie turpide des espoirs monstrueux : que de pauvres créatures humaines achevassent d’agoniser dans cet enfer, cette pensée soulevait une tempête d’acclamations.

 

Ces acclamations s’élevant après le bruit de tonnerre de l’explosion devinrent presque aussitôt des hurlements de rage…

 

Et voici ce qu’on put voir :

 

Au milieu de l’infernal passage, dans les tourbillons de fumée, dans les flammes, marchant parmi les ruines fumantes, sautant ici une poutre enflammée, là un entassement de pierres brûlantes, oui, dans cette fournaise, apparut un homme !

 

Les sourcils et les cheveux à demi brûlés, les vêtements en lambeaux, noir dans l’auréole écarlate des flammes, cet homme tourna vers Damville, vers la foule, un visage effrayant où on ne vit que le flamboiement des yeux… :

 

Et cet homme, c’était le chevalier de Pardaillan !…

 

– Mon père !… monsieur !… monsieur de Pardaillan !…

 

– Ici, par les cornes du diable !

 

À la voix angoissée du chevalier, ce fut comme un souffle qui répondit.

 

Le chevalier bondit. Sous un entassement de poutres et de pierres, il vit alors son père. Arc-bouté sur ses genoux, le vieux routier soutenait encore de ses épaules la charge effroyable des matières écroulées sur lui. Il était livide. Son souffle court et rauque ne rendait plus qu’un râle. Il souriait à son fils.

 

– Me voici, père, me voici… ce ne sera rien… courage… encore cette pierre… oh ! vos pauvres cheveux blancs sont brûlés… plus que cette poutre… votre jambe, seigneur ! seigneur !… écrasée !… courage, courage…

 

Délirant, la voix tremblante, le geste fiévreux, rude, le chevalier travaillait…

 

– Tu n’auras donc… jamais… voulu m’écouter… Je t’avais ordonné… de fuir…

 

Le chevalier saisit son père à pleins bras, le souleva…

 

– Père… père… il n’y a que la jambe, n’est-ce pas ?… Oui, oui… pas d’autres blessures…

 

– Je dois avoir… deux ou trois côtes… un peu… froissées… Laisse-moi, allons !… va donc… obéis une fois, que diable !…

 

Le vieux routier avait la poitrine fracassée.

 

Sur son dernier mot, il perdit connaissance. Un sanglot terrible convulsa la gorge du chevalier…

 

Il enleva le vieux dans ses deux bras et se mit en marche…

 

Alors, dans la fournaise des ruines, il apparut à la foule tel que dut être Énée lorsque, chargeant son père Anchise sur ses épaules, il l’emporta à travers les ruines fumantes de Troie vaincue !…

 

La foule se rua avec un long hurlement de mort et envahit les décombres de ce qui avait été la cour d’honneur.

 

Le chevalier de Pardaillan se retourna, son père dans ses bras…

 

Et peut-être le visage de ce fils emportant son père avait-il quelque chose de surhumain, peut-être le flamboiement de ses yeux, prit-il l’expression de sublime orgueil que les poètes antiques prêtaient aux demi-dieux, peut-être, sanglant, déchiré, brûlé, méconnaissable, apparut-il comme un de ces êtres fabuleux dont le regard pétrifiait les hommes… car la foule, avec un sourd grognement, s’arrêta, recula… et des centaines, parmi ces furieux, se découvrirent dans un grand frisson…

 

L’instant d’après, le chevalier emportant son père chargé sur ses épaules achevait de franchir les ruines, se retrouvait dans les jardins, courait dans un dernier effort jusqu’à la voiture où il déposa le vieux routier agonisant, entre Jeanne de Piennes et Loïse… entre la mère dont il avait jadis enlevé l’enfant… et la fille qu’il avait ramenée !…

 

Alors, il ramassa une rapière, sauta sur le cheval sans selle que lui tenait le maréchal ; il se mit en tête, et piqua droit devant lui, vers la porte la plus voisine !…

 

Dans la voiture, le vieux routier secoué par les cahots, revint à lui ; il fouilla dans une de ses poches, en tira un papier qu’il serra convulsivement dans sa main et qu’il tendit tout froissé à Loïse…

 

Devant la voiture, le fer au poing, sur son cheval sans selle, triste à la mort, le chevalier trottait à travers le grand carnage de Paris, emportant ; dans sa retraite tout ce qu’il avait adoré au monde :

 

Son père, sa fiancée !

 

Il était flamboyant, et deux grosses larmes coulaient le long de ses joues noires…

XLVIII

LA BONNE ÉTAPE


Il pouvait être sept heures du soir. Le soleil descendait vers l’horizon et ses rayons obliques nuançaient de pourpre les fumées qui roulaient lourdement sur Paris. Dans les rues, dans les carrefours, dans les maisons on tuait toujours ; le carnage apocalyptique, l’effroyable hécatombe humaine offerte par Guise et Médicis au sanglant minotaure de l’Inquisition, prenait les proportions tragiques d’un cataclysme causé par quelque météore. La passion de tuer devenait irréfrénable. Après les huguenots, on tuait les juifs ; après les juifs, les catholiques suspects ; après les suspects, on tuait ceux qui ne voulaient pas tuer ; un pillage énorme s’organisait partout ; dans trois maisons sur cinq, on entendait les clameurs des femmes et des filles violées, les cris aigus des enfants demandant grâce, les hurlements des carnassiers saouls de sang… Dans les rues, des cohues délirantes, des bandes aux visages convulsés passaient en courant, se heurtaient, tourbillonnaient, formaient des barrages, se disloquaient, se reformaient…

 

– Vive la messe ! Mort ! mort ! mort !…

 

La clameur plus rauque, plus sourde, enrouée, ne s’apaisait pas. L’horrible cri « Mort ! mort ! » éclatait, lugubre, implacable, parmi les détonations des arquebuses, sous l’inlassable mugissement des cloches affolées… hommes, femmes, prêtres, moines, tous hurlaient le même hurlement sinistre :

 

– Tuez ! Tuez ! À mort ! Mort ! Mort !

 

Cela durait depuis le matin trois heures de ce dimanche d’août. Cela devait durer des jours encore !…

 

Pardaillan, sur son cheval sans selle, rapière au poing, passait à travers ces horreurs. Il ne voyait plus rien. Il n’entendait plus rien. Dans sa tête, une seule idée fixe : gagner l’une des portes de Paris ! Sortir de cet enfer ! Comment ? Il ne savait pas…

 

Toutes ces hordes sanglantes, ces victimes qui bondissaient, ces feux de bûchers et d’incendies, ces houles humaines qui déferlaient à grand fracas lui apparaissaient dans un brouillard rouge, comme les ombres d’une fantasmagorie géante…

 

Seulement, quand un groupe se formait devant lui, il fonçait, piquait à fond, la rapière levée, la bouche écumante, les yeux flamboyants, et il passait, la voiture derrière lui ; cela passait, cela faisait des trous de boulet que rien n’arrête, et cela laissait un sillage d’épouvante, d’imprécations et de hurlements…

 

En avant ! En avant !…

 

Des détonations éclatent ; des coups d’arquebuses sont tirés. Pardaillan fonce, arrive en coup de foudre, bouscule, frappe de toc et de taille, pointe, rue, défonce et passe !…

 

En avant ! En avant !…

 

Le voici sur un pont… Vision de la Seine rouge entraînant des cadavres, encore des cadavres, toujours des cadavres ! Le pont est passé. Derrière, des vociférations éclatent ! Des malédictions, des arquebusades.

 

Arrête ! Arrête ! Pille ! Tue ! Taïaut ! Taïaut !…

 

En avant ! En avant !…

 

Le trot est devenu du galop ; le galop est devenu une furieuse ruée ; du poitrail, de la rapière, des quatre fers, Pardaillan identifié à son cheval, passe en tempête, enfile la rue qui s’ouvre devant lui, roule dans un terrible grondement de menaces infernales…

 

En avant ! En avant !…

 

Où est-il ? Où va-t-il ? Il ne sait plus ! Droit devant lui ! Sa rapière est rouge jusqu’à la garde, il a du sang partout, il est noir, il est livide, il flamboie, il passe sans un cri, dans une course délirante, emporté par le large cyclone qui bat Paris de ses ailes géantes, il fend l’océan humain : devant lui, on recule à droite, à gauche, et c’est pour les foules la vision du cheval de l’Apocalypse !…

 

Soudain, la halte !…

 

Où est-il ? Devant une porte !

 

En avant de la porte, vingt soldats, vingt arquebuses. Un officier.

 

D’un bond sauvage, Pardaillan est sur l’officier : un cri rauque, bref :

 

– Ouvrez !…

 

– On ne sort pas !…

 

– Malédiction ! Ouvre ! ou je…

 

De la voiture, Loïse a sauté. À l’officier elle présente un papier tout ouvert, et elle se rejette dans la voiture…

 

L’officier jette un regard étonné sur Pardaillan, et crie :

 

– Ouvrez la porte !… Messagers du roi !… Gardes, repoussez le peuple !

 

Et entre la voiture et les masses hurlantes qui se précipitent pour le mettre en pièces, ce sont les gardes qui se dressent, ce sont les vingt arquebuses qui se couchent en joue !…

 

– Arrière ! hurle le sergent. Ce sont des messagers du roi !…

 

– Messagers du roi ! répète la foule en reculant.

 

– Messagers du roi ! ricane le vieux routier qui, dans le fond de la voiture, s’est soulevé un instant, et retombe pantelant, un sourire étrange au coin de sa moustache hérissée…

 

– Messagers du roi ! murmure Pardaillan.

 

Il ne comprend pas ! Il ne sait pas ! Il rêve ! C’est la suite fabuleuse du rêve qui se poursuit depuis le matin, partant de l’apparition de Catho dans la mécanique infernale du Temple, pour aboutir à la catastrophe de l’hôtel Montmorency !…

 

Oui, il rêve !… Il ne sait pas ! Il ne veut pas savoir !…

 

Voici la porte ouverte ! Voici le pont baissé !

 

Il s’élance ! Il passe ! La voiture roule. Ils sont au-delà du pont-levis qui déjà se relève ! Ils sont hors Paris !…

 

Ils s’élancent vers des hauteurs verdoyantes qui doivent être les hauteurs de Montmartre !

 

Et comme ils viennent de franchir la porte, comme la porte, déjà s’est refermée, voici qu’arrivent une quinzaine de cavaliers, chevaux blancs d’écume, flancs éventrés par les éperons, faces humaines convulsées par la haine, la rage, la fureur…

 

C’est Damville ! c’est Maurevert ! Ils accourent, haletants. Le cheval de Damville s’abat, fourbu. Ensemble, ils vocifèrent :

 

– Ouvrez ! Ouvrez ! Ce sont des parpaillots !…

 

– Ce sont des messagers du roi ! répond l’officier. Voici l’ordre !

 

– Ouvre ! rugit Damville. Ouvre, ou par le sang du Christ…

 

– Gardes ! tonne l’officier. Apprêtez vos armes !…

 

Damville recule…

 

Maurevert s’élance, un papier à la main :

 

– Messager de la reine ! gronde-t-il. Ouvrez, officier !

 

– Passez, monsieur ! Mais vous passerez seul ! Arrière, les autres !…

 

Maurevert franchit la porte.

 

Damville lève ses deux poings au ciel, vomit une affreuse imprécation et tombe comme une masse…

 

* * * * *

 

Maurevert n’a pas menti ; il est bien le messager de Catherine de Médicis. Après avoir cherché les Pardaillan partout où il pense pouvoir les trouver, il s’est rendu au Louvre, il a été introduit aussitôt dans l’oratoire où il a trouvé la reine à genoux au pied du grand christ massif.

 

– Vous voyez, a dit Catherine en se relevant, je prie pour l’âme de tous ceux qui meurent en ce jour…

 

– Priez-vous aussi pour celui-ci, madame ? a répondu Maurevert de cette voix âpre, sauvage, qu’ils ont tous, toute notion humaine abolie, toute hiérarchie oubliée, toute étiquette rejetée.

 

Rudement, il a posé la tête de Coligny sur la table.

 

Catherine n’a pas eu un frisson… Elle n’a même pas pu pâlir, car elle apparaît avec un visage exsangue, pareille à un spectre ou à un vampire. Dans un souffle, elle a interrogé :

 

– Bême ?…

 

– Mort !…

 

– Maurevert, portez cette tête à Rome et racontez là-bas ce que nous faisons ici !

 

– Je pars !

 

– Voici un laissez-passer. Voici de l’or. Courez. Volez. Pas un instant à perdre… Ah ! prenez encore ceci !…

 

« Ceci », c’est un petit poignard qu’elle tend à Maurevert. Celui-ci secoue la tête en montrant sa forte dague :

 

– Je suis armé !

 

– Oui… mais ceci ne pardonne jamais !… jamais !…

 

Maurevert a tressailli. Il saisit l’arme qu’on lui offre… et qui, sans doute, sort de la fameuse vitrine de Ruggieri, le savant manipulateur de poisons !…

 

Il est parti !… Il a attaché la tête de Coligny à l’arçon de sa selle… Il est parti… rêvant de faire sa fortune à Rome, puis de revenir en France frapper Pardaillan avec le petit poignard qui jamais ne pardonne… Il a traversé la Seine… Et comme il se dirige vers la porte du faubourg de Grenelle, des hommes d’armes passent près de lui, dans le tumulte de la tuerie… des hommes qui fuient ! Il les a reconnus ! Ce sont des gens de Damville !…

 

Damville ! Montmorency ! Pardaillan !

 

Les trois noms se heurtent dans sa tête ! Il se rue vers l’hôtel Montmorency ! Impuissant, ivre de rage, il assiste à l’explosion, à la retraite épique de Pardaillan jetant son père sur ses épaules comme Énée autrefois Anchise, et l’emportant à travers la fournaise…

 

Puis il a rassemblé quelques cavaliers, il a secoué Damville, tous ont fait le tour de la forteresse embrasée, se sont lancés sur les traces de la voiture qui vole devant eux parmi les cadavres, faisant gicler le sang sous ses roues, dans le hurlement énorme des foules qui s’ouvrent éperdues de terreur devant le cavalier qui bondit sur son cheval sans selle !…

 

Maurevert, enfin, a franchi la même porte que Pardaillan…

 

En même temps que Maurevert, un être s’est glissé, s’est précipité, que nul n’a songé à retenir : ce n’est qu’un chien !

 

Pipeau !…

 

Pipeau qui a suivi son maître à la piste, et qui maintenant s’élance.

 

Hors la porte, Maurevert s’est arrêté un instant. Où sont-ils passés ? Par où ont-ils fui ? Oh ! il les retrouvera ! Il les suivra jusqu’en enfer !…

 

Mais par où passer ? Là ?… Vers ces hauteurs vertes ?… Qu’est cela ?… Ah ! oui… la colline de Montmartre.

 

Enfer ! Par où ont-ils fui ?

 

Ah ! ce chien qui s’élance !… Mais c’est son chien ! Le chien de Pardaillan !… Le nez à terre, il cherche, souffle… le voici qui dresse le nez… Cherche ! cherche !…

 

Il a trouvé la piste !…

 

Pipeau est parti comme un trait…

 

Et Maurevert enfonçant ses éperons dans le ventre de son cheval, a bondi sur les traces de Pipeau !…

 

Laissez passer le messager de la reine !…

 

* * * * *

 

Une fois hors de Paris, Pardaillan a poussé son cheval droit devant lui. La voiture le suit. Ils traversent une plaine. Ils montent une côte.

 

Une colline boisée par places de hêtres et de châtaigniers. Puis des champs, de larges champs couverts d’épis dorés. Au milieu de ces champs, un homme appuyé sur sa faucille, un moissonneur qui a interrompu son travail pour contempler d’un œil étonné Paris qui apparaît au bas de la côte, par delà la plaine, dans un crépuscule rouge.

 

Pardaillan passe à côté du paysan qui, dans la sérénité de la soirée d’août, paisible, un peu étonné seulement, travaille parmi les épis dont les souffles du soir font onduler les têtes blondes. Et près de ce carnage, près de la ville dévastée, c’est une saisissante vision de paix profonde, d’immuable tranquillité…

 

Mais ni Pardaillan ni Montmorency ne voient rien – paysans, vergers, champs de blés qu’on moissonne…

 

– Hé, messieurs, crie le paysan, que se passe-t-il dans la ville ! Bon Dieu ! quels cris ! quels tintements de cloches ! que de feux ! Est-ce donc une grande fête ?…

 

Déjà Pardaillan et Montmorency sont passés. Ils n’ont pas répondu ; pas entendu, peut-être !

 

– Des feux de joie, reprend le paysan. En voilà, des feux de joie ! Et quels carillons ! Et quelles acclamations !… Mais de qui donc ça peut-il être la fête ?…

 

– La fête de Saint-Barthélemy ! répond une voix rude dans une sorte de ricanement sauvage.

 

C’est Maurevert qui vient de passer à son tour près du paysan effaré qui hoche la tête, puis, détachant son regard de la vision rouge, se remet à faucher à grands gestes larges, paisible, dans la sérénité du soir…

 

En haut de la côte, Pardaillan s’est arrêté, il a sauté à bas de son cheval.

 

Montmorency, de son côté, met pied à terre.

 

– Où sont-ils ?… Sur le haut de la colline de Montmartre, non loin de la petite chapelle[29]. Quelle heure ? Le soleil, à l’horizon, plonge dans un océan de nuées écarlates… Au-dessus de leurs têtes, l’immensité du beau ciel limpide où passent des vols de rouges-gorges s’enfuyant là-bas vers les bouquets de hêtres… À leurs pieds, Paris !…

 

Paris !…

 

Ils le voient dans un seul regard qui a la durée d’un éclair…

 

Dans le crépuscule qui déjà estompe les choses, au pied de la colline, au-delà des champs, Paris leur apparaît dans un vaste embrasement rouge, des fumées opaques évoluent lourdement sur la ville, des panaches funèbres qui montent très haut dans le ciel pur, et puis s’étalent comme un immense linceul noir…

 

Et à travers ces nuées qui roulent pesamment, fusent des jets de flammes ; dans la nuit qui vient, les flammes dardent des fusées écarlates d’où montent des millions d’étincelles qui s’élancent et fusent, imprécations de feu jetées au ciel impassible… Une rumeur sourde, un grondement qui ne s’éteint jamais, une clameur faite de centaines et de milliers de clameurs, plaintes, cris, vociférations, menaces, prières, hurlements, toutes les voix de l’horreur, toutes les voix de l’épouvante, toutes les voix de la fureur… c’est la rumeur qui monte de Paris. Et les mugissements inapaisables des cloches. Et, trouant la rumeur géante, déchirant le hululement des cloches, c’est le bruit des explosions, c’est le crépitement des arquebusades. Que de fumées rouges dans le crépuscule ! que de plaintes ! que de cris de souffrance ! C’est une angoisse exorbitante ; c’est un râle de capitale qui agonise ! C’est le tragique décor de l’infamie se noyant dans le sang ! Et là-bas !… ce ruban rouge qui sort de Paris !… Est-ce le soleil à son couchant qui donne à la Seine ces teintes pourpres ?… Non !… La Seine est rouge de sang ! Et elle coule, comme le sang peut couler d’une insondable blessure qui a ouvert le flanc d’une bête énorme !…

 

Voilà ce qu’ont vu Pardaillan et Montmorency du haut de la colline…

 

Ils ont vu cela dans un regard qui a eu la durée d’un éclair… ce formidable ensemble de hideur surhumaine est violemment entré dans les yeux sans qu’ils l’aient cherché… mais dussent-ils vivre mille ans, jamais cela ne pourra sortir de leur mémoire… comme jamais cela ne pourra sortir de la mémoire de l’humanité. Jamais !…

 

* * * * *

 

À peine a-t-il sauté à terre que Pardaillan ayant constaté qu’on ne le poursuit pas, s’est élancé, a ouvert la voiture ; Loïse en est descendue ; Jeanne de Piennes demeure à sa place, indifférente ; la pauvre folle sourit à son rêve sans avoir rien vu du cauchemar effroyable qu’elle vient de traverser.

 

Le chevalier a pris son père dans ses bras et, avec des précautions infinies, l’a descendu, l’a étendu sur le gazon… Il est encore persuadé que le vieux routier est seulement blessé aux jambes. Il se penche sur lui… sur ce pauvre visage couvert de contusions, balafré d’éraflures sanguinolentes, noir de poudre…

 

M. de Pardaillan vient de perdre connaissance.

 

Il a eu un sourire pour son fils, puis, avec un douloureux soupir, il a fermé les yeux…

 

– De l’eau ! de l’eau ! râle le chevalier épouvanté.

 

De l’eau ? Une source murmure là, tout près, et forme un ruisseau qui, au bas de la colline, va se perdre dans les marais de la Grange-Batelière.

 

Le chevalier s’est redressé. Il aperçoit la source. Il va s’élancer.

 

À ce moment, du milieu d’un épais buisson, surgit un homme…

 

Maurevert !

 

Maurevert a suivi à la piste Pipeau qui, maintenant, se roule sur le gazon, saute, bondit, gémit, prouve l’allégresse de son âme par les exorbitantes gambades qui sont sa façon de parler.

 

Maurevert, à trois cents pas de la voiture qu’il a aperçue, est descendu de cheval, a attaché sa bête sous le couvert d’un bouquet de hêtres et s’est avancé en rampant parmi les buissons…

 

Il s’est approché tout près…

 

Il a vu le chevalier descendre son père de la voiture…

 

Il l’a vu se baisser…

 

C’est le moment !…

 

Il frappera le chevalier, encore baissé, dans le dos !… Il s’élance !…

 

Le chevalier se relève… Les deux hommes sont presque face à face… le chevalier désarmé, Maurevert son poignard à la main… le poignard que lui a donné la reine !

 

L’élan emporte Maurevert…

 

– Meurs ! hurle-t-il dans un râle de joie sauvage. Voici ma réponse à ton coup de cravache !…

 

Un cri terrible, un cri de femme retentit…

 

Le poignard s’est levé !…

 

Et avant qu’il ne soit retombé, Loïse s’est jetée en avant !… elle a reçu au sein le coup destiné à Pardaillan !… elle tombe dans les bras du chevalier !…

 

Toute cette scène a duré moins d’une seconde.

 

Déjà Maurevert a bondi en arrière, il court, il vole vers son cheval…

 

Pardaillan a déposé Loïse sur le gazon et, terrible, convulsé, rugissant de douleur, il a fait un saut effrayant sur la pente raide de la colline.

 

Vain effort…

 

Maurevert a atteint son cheval !

 

Maurevert est en selle !

 

Maurevert s’élance à toute bride vers le pied de la colline !

 

Et avant de disparaître, il se retourne sur sa selle et vocifère :

 

– Au revoir ! Bientôt ton tour ! Et en attendant, souffre dans ton amour comme tu souffriras dans ton corps !…

 

Ces paroles se perdent au vent. Elles n’arrivent pas jusqu’à Pardaillan.

 

Alors, la sueur de l’angoisse au front, les dents claquantes de terreur, Pardaillan se retourne vers le groupe de Loïse et Montmorency ; il n’ose faire un pas ; il râle :

 

– Morte ! morte peut-être ! Oh ! mourir moi-même, ici, foudroyé.

 

– Ce n’est rien ! rugit de loin Montmorency, dans une clameur de joie folle. Ce n’est rien, chevalier… ce n’est qu’une piqûre au sein !

 

Au même instant, le chevalier voit Loïse se relever et lui sourire.

 

Ce n’est rien ! Ce n’est qu’une piqûre au sein ! Ah ! puissances du ciel ! l’homme est donc bâti de fer et d’acier, qu’il puisse résister a de telles joies !…

 

Le chevalier, à pas tremblants, vacillant de la secousse qu’il vient d’éprouver, s’approche de Loïse qui lui tend les deux mains. ? Près de la gorge, il voit la blessure : une légère éraflure… Sans aucun doute, le mouvement violent de Loïse a fait dévier l’arme de l’assassin…

 

Ce n’est rien… non, il n’y a pas l’ombre de danger : en quelques heures, l’insignifiante piqûre sera cicatrisée !

 

Le chevalier, laissant Loïse aux soins du maréchal, se retourna vers son père. Et à ce moment, il oublia qu’il existât une Loïse au monde ; les effroyables dangers qui l’avaient harcelé comme une nuée de fantômes, Paris ensanglanté, agonisant à ses pieds dans le crépuscule rouge, son amour même, il oublia tout, il fut comme submergé par une douleur qu’il ne connaissait pas, il éprouva la profondeur et la solidité des liens qui l’attachaient au vieux routier… Que se passait-il ?…

 

Le sire de Pardaillan se mourait !…

 

En ces quelques secondes qui venaient de s’écouler, un terrible bouleversement s’était accompli sur le visage du vieux lutteur abattu, du titan écrasé, du sire de Pardaillan étendu sur le gazon de la colline Montmartre.

 

La mort a des allures de tigresse : on la croit loin, on la croit partie… elle est là quelque part qui attend, qui guette, soudain, elle bondit, et sa griffe puissante marque son empreinte sur la vie terrassée.

 

Le masque de l’aventurier, de l’intrépide coureur de routes, ce masque si vivant, si narquois, déjà se détournait, les joues tirées, le nez aminci ; ce profil si fin et si hardi semblait se pétrifier…

 

Et pourtant le routier avait ouvert les yeux.

 

Et dans ces yeux, au coin des paupières, s’embusquait encore un suprême scepticisme.

 

– Seigneur ! Seigneur ! gronda le chevalier tout au fond de lui-même, mon père agonise !…

 

Intrépide et fort devant la douleur, il refoula ses sanglots, et parvint, oui, il parvint à sourire ; doucement, sans une secousse, il souleva le blessé dans ses bras, le porta au bord de la source…

 

– Comment êtes-vous, monsieur ?… Ce sont vos jambes, n’est-ce pas… vos pauvres jambes… mais soyez sans crainte… nous allons nous installer dans une maison de ce village… et je vous guérirai, moi…

 

Héroïquement, il souriait ; ni sa voix, ni son geste ne tremblaient tandis qu’il mouillait son mouchoir dans la source et lavait le visage noir de poudre.

 

Et soudain, il s’arrêta épouvanté ; ce visage, à mesure qu’il le lavait, apparaissait d’une lividité de cadavre ! Seuls, les yeux vivaient encore, emplis d’une infinie tendresse, railleurs quand même.

 

Pipeau, couché au long de la source, gémissait doucement, remuant son moignon de queue avec cette sorte de précaution qu’on a devant les agonies, et il léchait les mains du blessé, les pauvres mains à demi brûlées, toutes tailladées de longues plaies…

 

Un frisson glacial secoua le chevalier ; il lui parut que la terre allait s’effondrer sous lui…

 

Le vieux souleva à demi la tête ; il eut un geste de caresse pour le chien lui le regarda de ses yeux noirs et profonds, humides de douleur humaine.

 

– Ah ! ah ! murmura le sire Pardaillan, tu as compris, toi ? Et tu me dis adieu, hein ? Chevalier, je t’ai toujours dit… que le chien est… un vraiment bon ami… À propos, chevalier, où est donc… le maréchal ? Et Loïse, Loïson ?…

 

– Me voici, monsieur, dit François de Montmorency en se penchant.

 

– Me voici, mon père, dit Loïse en s’agenouillant.

 

Le chevalier étouffa le rugissement qui montait à sa gorge, et de ses ongles, laboura sa poitrine.

 

– Maréchal, reprit le blessé, vous allez… donc… marier… nos enfants ?… Dites-le moi… je partirai… tranquille…

 

– Je vous le jure ! dit gravement Montmorency.

 

– Bon !… Eh bien, chevalier… tu n’es pas à plaindre… si j’avais encore… mes quarante ans… je t’obligerais, mordieu, à en découdre… avec moi !… Mais dites-moi, maréchal… vous aviez parlé… d’un certain comte de Margency…

 

– À qui je destinais ma fille, parce que je ne connaissais personne de plus digne d’elle… monsieur…

 

– Eh bien ?

 

– Le voici ! dit Montmorency en désignant le chevalier. Le comté de Margency m’appartient : je le donne au chevalier de Pardaillan… c’est la dot de Loïse…

 

Le vieux routier eut un pâle sourire. Ce long sifflement qui lui était familier pour exprimer l’admiration, retentit faiblement sur ses lèvres… Il murmura :

 

– Ta main, chevalier !…

 

Le chevalier, à bout de forces, s’abattit à genoux, saisit la main de son père, y colla ses lèvres et s’abandonna aux sanglots.

 

– Tu pleures ?… enfant !… Donc, te voilà… comte de Margency… Peste !… Que je te complimente… au moins !… Va, mon fils, tu seras heureux… Et vous aussi, ma chère enfant… Vos deux visages… près du mien… jamais je n’eusse osé… rêver… une aussi belle… mort !…

 

– Tu ne mourras pas ! bégaya le chevalier. Mon père !… oh ! père ! ne nous quitte pas !…

 

– C’est ici… ma dernière étape, chevalier, la bonne étape… de l’éternel repos !… Et tu voudrais que je ne meure pas ?… Je te trouve… bien égoïste !… Adieu maréchal… adieu Loïse… Loïsette… Loïson… je vous bénis, chère petite… adieu, chevalier…

 

Les mains du vieux routier devenaient glacées…

 

La mort le gagnait… la terrible marée du mystère indéchiffrable l’enlisait… Le sire de Pardaillan ferma un instant les yeux.

 

Il les rouvrit bientôt, jeta un regard autour de lui, et dit :

 

– Chevalier… je veux reposer… ici… l’endroit est charmant… près de cette source… sous ce grand hêtre… Moi qui ai couru… tant d’auberges… ce sera là ma dernière auberge… Madame la Mort est bonne hôtesse… jamais elle ne me chassera… Allons, chevalier… frappe à la porte… de l’Auberge éternelle… ah !… voici qu’on m’ouvre…

 

Une plainte déchirante jaillit des lèvres du chevalier.

 

Le vieux routier l’entendit… Un étrange sourire passa sur ses lèvres blanches. Il eut quelque chose comme un éclat de rire de suprême ironie, et il dit :

 

– À propos d’auberge… chevalier… n’oublie pas de payer… notre dette… à Huguette !…

 

Presque aussitôt, il leva les yeux vers la sérénité du ciel où les premières étoiles du soir s’allumaient une à une, pâles et douces.

 

Les mains du vieux Pardaillan étreignirent la main de son fils et celle de Loïse.

 

Il eut encore un murmure, presque un souffle, les yeux fixés sur une étoile qui souriait au fond de l’immensité bleuâtre.

 

– Oh ! les grandes routes… les belles chevauchées… pluie… vent… soleil… radieuse étoile… ciel paisible… toit de celui… qui n’eut jamais… de toit…

 

Une légère secousse l’agita.

 

Il demeura immobile, un sourire figé sur les lèvres, les yeux ouverts sur l’immensité du ciel crépusculaire au fond duquel les douces et pâles constellations s’éveillaient…

 

Le sire de Pardaillan, celui que notre grand historien national Henri Martin[30] si réservé dans ses admirations, a appelé l’héroïque Pardaillan… le vieux routier était mort…

 

* * * * *

 

Le chevalier de Pardaillan se retrouva vers minuit dans les bras du maréchal de Montmorency, Loïse soutenait sa tête et pleurait ; Pipeau se lamentait à ses pieds…

 

– Mon fils, dit le maréchal, soyez homme jusqu’au bout… songez que votre fiancée n’est pas en sûreté tant que nous n’aurons pas gagné Montmorency : songez que le démon qui l’a frappée…

 

– Maurevert ! fit le chevalier d’une voix rauque.

 

– Oui ! il peut revenir avec du renfort…

 

– Ah ! râla le jeune homme, j’ai perdu le meilleur de moi-même.

 

Il retomba à genoux près du corps de son père et, la tête dans les mains, se prit à pleurer… Une heure se passa… Lorsque le chevalier regarda autour de lui, il vit que quelques paysans du village s’étaient approchés, avec une torche, des bêches… sans doute le maréchal les avait appelés Pendant son long évanouissement.

 

Il colla ses lèvres sur le front glacé du vieux routier et murmura un adieu suprême…

 

Alors il se releva, et comme les paysans commençaient à creuser un fosse sous le grand hêtre, près de la source, le chevalier les écarta doucement, saisit lui-même la bêche, et tandis que de grosses larmes silencieuses traçaient leur sillon le long de ses joues, il se mit, de ses mains, à creuser la tombe de son père… la dernière auberge du vieux coureur de routes !…

 

Un des paysans, de sa torche, l’éclairait de reflets rouges.

 

Les autres, le bonnet à la main, regardaient en silence…

 

Au-dessus de cette scène tragique, le ciel déroulait ses splendeurs paisibles, et là-bas, au-delà des plaines qui s’étendaient au bas de la colline, Paris rougeoyait comme une fournaise immense, et il semblait que toutes les cloches sonnaient le glas de l’héroïque Pardaillan…

 

Vers deux heures du matin, la fosse fut assez profonde.

 

Le chevalier de Pardaillan ne pleurait plus ; mais une pâleur terrible avait envahi son visage ; il prit son père dans ses bras et le coucha au fond de la fosse.

 

À ses côtés, il plaça le tronçon de rapière qui n’avait pas quitté le vieux lutteur.

 

Puis il le couvrit soigneusement, et lui-même, doucement, commença à ramener du gazon, des feuillages, puis de la terre ; alors, il sortit de la fosse qu’il commença à combler… Au bout d’une demi-heure, tout était fini !…

 

Le maréchal et les paysans s’approchèrent de cette tombe et s’inclinèrent profondément.

 

Loïse et le chevalier s’agenouillèrent, leurs mains s’unirent…

 

Et comme Loïse cherchait ce que, dans sa naïve croyance, elle pourrait dire qui fut bien venu du vieux père couché sous la terre, elle murmura :

 

– Ô mon père, je te jure d’aimer toujours celui que tu aimais tant !…

 

Bientôt, ils se relevèrent. Loïse, de deux branches coupées par un paysan, fit une croix et la planta dans la terre fraîchement remuée…

 

Alors, elle remonta dans la voiture ; le maréchal se remit en selle, le chevalier sauta sur son cheval, et ils prirent le chemin de Montmorency.

 

Comme le soleil se levait, ils pénétraient dans l’antique château féodal…

 

Quant à la fosse creusée par le chevalier, voici ce qui arriva : la croix plantée par Loïse fut remplacée par les paysans qui avaient assisté à la scène, par une grande croix mieux faite. Plus tard, dans le petit village, on finit par oublier pourquoi il y avait une croix à cet endroit-là… Plus tard, le grand hêtre disparut, la source fut comblée… Mais la croix demeura, renouvelée de génération en génération…

 

Enfin, l’humble croix paysanne fut remplacée par un crucifix immense, qu’on appela le « Calvaire ».

 

Le souvenir de ces choses s’est perpétué jusqu’à nos temps, et aujourd’hui encore, à l’endroit où le vieux routier rendit le dernier soupir, il y a une petite place qu’on appelle la place du Calvaire de Montmartre.

XLIX

SUÉE SANGLANTE


L’épisode que nous avons entrepris de raconter s’arrête ici. Nous avons voulu montrer un coin de la vie sociale au seizième siècle, et comment, dans une époque profondément troublée, toute de violence et de passion, un jeune homme, par le fer, et aussi par l’amour, c’est-à-dire par le courage physique et la générosité morale, a pu conquérir sa place au soleil. Dans la lutte pour la vie, pour le bien-être, pour le bonheur, sans doute, ce jeune homme eût agi de tout autre façon en notre société moderne. En tout cas, la jeunesse du cœur, la fermeté de l’esprit, la droiture, la vaillance d’âme et d’esprit sont peut-être en tout temps les armes les plus solides dont puisse disposer celui qui se lance à la conquête de la vie… Nous espérons aussi, sans trop oser y compter, que nous avons réussi à donner quelque idée de l’existence de ces aventuriers qui parcouraient le monde en ces âges de force. Enfin, nous pensons avoir accompli notre devoir de romancier en montrant comment les instincts de fauve impitoyable peuvent se réveiller dans l’homme sous l’influence hideuse des passions politiques et religieuses. Hélas ! ceci est de tous les temps : une mince, très mince couche de civilisation recouvre les sociétés, comme la jeune glace peut recouvrir les mers hyperboréennes. Vienne une tempête : la couche de glace est disloquée, s’effrite, se fond et l’Océan, toujours le même, se livre aux mêmes furies.

 

Cependant, si notre récit est terminé en fait, nous devons donner satisfaction aux curiosités qui ont pu s’éveiller sur certains de nos personnages.

 

Nous devons dire surtout ce que devinrent Jeanne de Piennes, Loïse, le chevalier de Pardaillan et François de Montmorency lorsqu’ils eurent enfin gagné le vieux manoir où s’est déroulée la première scène de cette histoire.

 

Mais avant de revenir au château de Montmorency, jetons un dernier coup d’œil sur quelques autres acteurs du drame.

 

Maurevert alla jusqu’à Rome porter la nouvelle de la destruction des hérétiques. En traversant la France, il put se rendre compte que la tache de sang s’élargissait jusqu’à couvrir tout le royaume. À Rome, dès que la nouvelle apportée par Maurevert se fut répandue, on chanta des Te Deum dans toutes les églises, les cloches sonnèrent comme à Pâques, le canon du château Saint-Ange tonna ; il y eut une explosion de joie affreuse. Le cardinal de Lorraine, dans son allégresse, compta mille écus d’or au messager sinistre qui lui apportait la tête de Coligny.

 

Maurevert demeura un an à Rome, alors qu’il ne comptait y passer que quelques jours.

 

Que fit-il pendant cette année ? Sans doute, il prépara sa fortune ; probablement il s’aboucha avec certains personnages.

 

Le jour où il se mit en selle pour reprendre la route de Paris, ce qui arriva le 1er septembre de l’an 1573, une sombre satisfaction brillait dans ses yeux, et il murmura, en se touchant la joue que le chevalier avait cinglée :

 

– Et maintenant, Pardaillan, à nous deux !…

 

Huguette et son mari, maître Grégoire, avaient pu demeurer cachés dans une cave chez une de leur parente ; lorsque les portes de Paris se rouvrirent, lorsque le calme se rétablit, faute de huguenots et de suspects à tuer, Huguette voulut retourner à son auberge.

 

Mais le timide Grégoire lui fit observer que Paris était un séjour encore bien dangereux, que tous les jours il y avait des processions où les cris de mort retentissaient encore ; que les Parisiens, et même la cour, et même le roi Charles allaient à Montfaucon voir, par dérision, le cadavre de l’amiral pendu par les pieds ; qu’on venait d’exécuter en place de Grève messieurs de Cavagnes et Briquemaut, qui refusaient d’abjurer ; que le peuple était fort friand de ces spectacles, que lui, Landry Grégoire, était, Dieu merci ! excellent catholique, mais enfin, qu’à défaut d’hérétiques, on pourrait bien le pendre ou le tenailler un jour pour avoir favorisé la fuite de Pardaillan, ce qui serait grand dommage, attendu que sa femme Huguette en mourrait certainement de chagrin.

 

Huguette, sans ajouter une foi complète à la dernière partie de ce discours, et cependant touchée par l’accent pathétique de son mari, se rendit à ses raisonnements, et consentit à aller attendre loin de Paris que la fameuse algarade survenue à la Devinière fût entièrement oubliée.

 

Ils se rendirent donc à Provins, pays natal d’Huguette, et y demeurèrent environ trois ans, au bout desquels maître Grégoire commença à se persuader que peut-être on l’avait oublié, et qu’il pouvait rentrer à Paris. C’est ce qu’il fit non d’ailleurs sans répugnance.

 

Le 18 juin 1585, l’auberge de la Devinière, ainsi baptisée jadis par Rabelais, fut rouverte, et nous devons dire que bientôt elle se trouva aussi achalandée que par le passé.

 

Aussi maître Landry, que la terreur avait un peu maigri, ne tarda-t-il pas à retrouver cette épaisse couche de graisse dont il ne laissait pas d’être fier, et son visage luisant resplendit comme un soleil.

 

Quant à Huguette, toujours jolie, accorte et avenante, elle continua à être l’ornement principal de la Devinière ; mais une ombre de mélancolie s’était étendue sur son gracieux visage, et parfois, on la voyait arrêtée sur le perron de l’auberge, regardant au loin dans la rue Saint-Denis comme si elle eût attendu un mystérieux voyageur qui ne venait jamais…

 

Frère Thibaut mourut le troisième dimanche après la Saint-Barthélemy dans une circonstance assez curieuse.

 

Ce dimanche-là, le petit Jacques Clément voulut à toute force aller au cimetière des Innocents ; et comme on craignait qu’il ne révélât la vérité sur le miracle de l’aubépine, frère Thibaut l’accompagna, le tenant par la main.

 

Il faisait une chaleur excessive, et le soleil dardait des rayons de feu.

 

Le petit Jacques Clément fut fort étonné et tout chagriné de ne plus retrouver la belle aubépine à laquelle il avait tant travaillé. Il interrogea Thibaut qui, avec l’aplomb d’un moine, lui répondit que sans aucun doute le diable avait enlevé le joli buisson à cause des péchés qu’avait dû commettre la défunte.

 

Le petit Jacques, devant cette explication, demeura tout songeur ; deux larmes glissèrent sur ses joues pâles et il finit par murmurer :

 

– Ça m’est égal, j’en ferai d’autres ! Et cette fois j’y mettrai des rosés, et j’y joindrai des baguettes de coudrier, puisque le coudrier met en fuite les esprits du mal…

 

En attendant, il se mit à ratisser la terre sur la tombe d’Alice, et à arracher les herbes folles, pendant que Thibaut ruisselant de sueur, se découvrait pour s’éponger le crâne.

 

– Allons ! dit tout à coup le moine, il est temps de rentrer au couvent… d’ailleurs, je ne me sens pas bien.

 

Il achevait à peine ces mots qu’il tomba, foudroyé par l’insolation, en travers de la tombe. On le ramena au couvent où tous les efforts pour le rappeler à la vie furent vains ; il mourut dans la soirée, sans avoir repris ses sens.

 

Jacques Clément continua à être élevé chez les Barrés jusqu’à l’âge de treize ans, époque de sa vie à laquelle il passa au couvent des Cordeliers pour des motifs que nous ignorons.

 

Quant à frère Lubin, il continua à vivre comme un saint dans le couvent où il était gardé à vie. D’ailleurs, il ne demandait pas à sortir, car il menait une véritable vie de cocagne, toujours abondamment pourvu de gibier, venaison et flacons à son goût.

 

On le trouva mort, en l’an 1579, un soir, dans sa cellule, au milieu d’une douzaine de flacons vides ; dans sa main crispée, il tenait le goulot d’une bouteille.

 

Le bruit se répandit alors dans Paris que le fameux frère Lubin, celui-là même qui avait opéré le miracle de la chaudière et le non moins merveilleux miracle de l’aubépine, venait de mourir en odeur de sainteté. Tout Paris défila dans la chapelle ardente où son corps fut exposé, et le mot de la fin fut prononcé par un nommé Bravache, un de ces gamins comme il y en a eu de tout temps à Paris, lequel, ayant admiré la masse énorme de frère Lubin, s’écria d’une voix de fausset :

 

– C’est ça le saint ? Eh bien, je plains la chaise du paradis où il va s’asseoir !

 

Ledit Bravache eut d’ailleurs une oreille à demi arrachée par le bedeau qui avait entendu cette exclamation intempestive, et fut expulsé à grand renfort de coups de pied dans les reins, ce qui fit que, toute sa vie, il garda une dent féroce aux bedeaux.

 

Ruggieri, pendant les horribles journées de carnage, demeura enfermé dans son laboratoire, en tête à tête avec le cadavre embaumé du malheureux comte de Marillac. L’avortement de sa tentative de réincarnation faillit le rendre fou de douleur. Ce ne fut que quinze jours plus tard qu’il se décida à faire enterrer le corps qui, par pur hasard et non par volonté de l’astrologue, fut placé au cimetière des Innocents à trois pas de la tombe d’Alice de Lux.

 

Ruggieri fit venir d’Italie un superbe bloc de marbre qui fut taillé en forme de pierre tombale très simple.

 

Sur la pierre, il fit graver un seul mot – le nom de l’infortuné jeune homme :

 

DÉODAT

 

Dès lors, Ruggieri vécut misérablement, se tuant à la recherche de l’insoluble problème, passant des nuits entières en observation sur sa tour, et des jours en rêveries sombres pendant lesquels, assis au fond d’un fauteuil, il contemplait d’un œil morne et vitreux un point dans l’espace.

 

Il paraît que Catherine eut peur de lui à un moment donné, car elle le fit impliquer dans le procès en sorcellerie intenté à La Mole et au comte de Coconasso. Peut-être la vieille victime eut-elle alors encore plus peur des révélations que Ruggieri pouvait faire. Car, après lui avoir pour ainsi dire montré de près l’échafaud, elle le sauva et le garda près d’elle, et sans doute, il lui rendit encore plus d’un mystérieux service.

 

Après les massacres de la Saint-Barthélemy, le duc de Guise rejoignit son gouvernement de Champagne, et le duc de Damville, son gouvernement de Guyenne. Henri de Guise comprenait que Catherine de Médicis, chaudement félicitée par Rome et par l’Espagne, triomphait pour l’heure. Mais sans doute il ne renonçait pas à ses projets car, en s’éloignant de Paris, il montra le poing au Louvre et gronda entre ses dents serrées :

 

– Tout n’est pas fini !…

 

Quant à Damville, lorsqu’il sut que son frère et Jeanne de Piennes avaient pu gagner Montmorency, il tomba dans un état de prostration qui faillit lui coûter la vie… Mais sa robuste constitution, la rage et le désir de vengeance furent plus forts que la mort. Il quitta Paris en disant, lui aussi :

 

– Je reviendrai ! Tout n’est pas fini, mon frère !

 

* * * * *

 

Nous prierons maintenant le lecteur de se transporter au château de Vincennes, résidence et prison royale. C’est par une magnifique matinée d’été. Nous sommes au 30 mai de l’an 1574, c’est-à-dire exactement vingt et un mois et six jours après ce dimanche de la fête de la Saint-Barthélemy où le roi Charles IX avait laissé massacrer ses hôtes et ou, lui-même, se mettant à arquebuser les victimes par la fenêtre de son cabinet, avait poussé ce sinistre hurlement :

 

– Tuez ! Tuez ! Tuez !

 

Près de deux ans, donc, se sont écoulés depuis l’abominable forfait.

 

Pendant ces deux ans, comment a vécu le misérable fou qui fut encore plus fou que scélérat, qui porte seul dans l’histoire le redoutable fardeau de l’exécration, alors qu’il ne fut qu’un instrument, alors que la responsabilité de la sombre tragédie devrait remonter de Charles à sa mère Catherine, de la Médicis au duc de Guise et d’Henri le Souffleté à ce hideux tribunal d’iniquité qui s’appelle l’Inquisition !

 

Entouré d’intrigants qui guettaient sa mort et l’escomptaient ouvertement, Charles vécut retiré, laissant le gouvernement à sa mère, en proie à des crises de plus en plus rapprochées et terribles.

 

Il voyait bien qu’autour de lui, tous, sa mère, ses frères, ses courtisans, trouvaient qu’il avait trop vécu. Et pourtant, il n’avait que vingt-trois ans. Les conspirations se multipliaient à la cour, transformée en un misérable champ de bataille où les partis se déchiraient, mais où ils se mettaient tous d’accord contre le roi. Brantôme dit qu’au moment de se retirer au château de Vincennes, Charles s’écria amèrement :

 

– Ah ! c’est trop m’en vouloir ! Au moins, s’ils eussent attendu ma mort !…

 

À Vincennes, sous les beaux ombrages du bois, il retrouva quelque tranquillité. Mais ses nuits étaient terribles. Dès qu’il s’endormait, il se voyait entouré de spectres auxquels il demandait grâce. Il ne parvenait à dormir un peu que lorsque sa nourrice, assise près de son lit, lui racontait de vieilles histoires de chevalerie, comme on fait aux enfants peureux | pour les endormir.

 

Il passait le temps à terminer son livre sur la Chasse royale (livre paru en 1625) ; la nuit, il s’essayait à écrire des poésies dont quelques-unes sont d’une étonnante pureté et témoignent d’un esprit supérieur à son temps par certains côtés. Telle est la pièce bien connue qu’il écrivit à Ronsard, qui commence ainsi :

 

L’art de faire des vers, dût-on s’en indigner,

Doit être à plus haut prix que celui de régner.

Tous deux également nous portons des couronnes

Mais, roi, je les reçois ; poète, tu les donnes…

 

et qui se termine par un très bel alexandrin que le grand Corneille n’eût pas désavoué.

 

Je puis donner la mort ; toi l’immortalité.

 

Il faisait aussi de la musique, se mêlait aux choses qu’il organisait, faisait venir des musiciens avec lesquels il discutait fiévreusement pendant des heures. Mais Souvent, au milieu d’un chœur ou d’une discussion, ou bien lorsqu’il était assis à sa table de travail, on le voyait s’arrêter tout à coup, pâlir et trembler de tous ses membres. Et alors, ceux qui, comme sa nourrice, pouvaient l’approcher de très près, l’entendaient murmurer :

 

– Que de sang ! que de meurtres ! Ah ! que j’ai eu un méchant conseil ? Ô mon Dieu, pardonne-les moi et fais-moi miséricorde !…

 

Puis il se mettait à pleurer, et généralement se déclarait alors une crise qui le laissait abattu, mortellement triste… Plusieurs fois par semaine, Marie Touchet venait le voir secrètement. Elle était introduite au château de Vincennes par un serviteur dévoué qui la reconduisait ensuite.

 

Le 29 mai, Charles IX passa une journée effrayante, suivie d’une nuit de délire pendant laquelle, malgré les soins de sa nourrice, il se débattit contre d’affreuses visions. Il pleura, sanglota, supplia des spectres et ne retrouva un peu de repos qu’au matin du 30 mai.

 

C’est en ce matin-là que nous introduisons le lecteur dans la chambre du roi.

 

Charles se promenait lentement, courbé, voûté, les joues creuses, les yeux caves, brûlant de fièvre ; ce jeune homme paraissait un vieillard brisé par l’âge… mais que sont même cinquante ou soixante ans de vie auprès de vingt mois de remords ! Que sont les maladies du corps auprès de cet effroyable mal qui tenaille le cerveau, ronge le cœur, gangrène l’âme ! Quel supplice que d’entendre nuit et jour, au fond de sa conscience, des voix qui demandent grâce, des voix qui crient :

 

– Sire ! Sire ! nous étions vos hôtes ! Nous étions vos amis !…

 

Charles, à chaque instant, allait à la fenêtre, soulevait le rideau et balbutiait :

 

– Oh ! elle ne vient pas !… Nourrice, elle ne vient pas !…

 

– Sire, le cavalier est parti à sept heures, il est à peine huit heures et demie… elle va venir…

 

– Et Entraigues ? L’as-tu mandé ?… Est-il là ?

 

– Il est là, Sire… Vous n’avez qu’à ouvrir cette porte… faut-il l’appeler ?

 

– Non, non… tout à l’heure.

 

François de Balzac d’Entraigues était un jeune gentilhomme profondément dévoué à Charles qui, deux jours avant cette scène, l’avait nommé gouverneur d’Orléans.

 

Orléans ! le pays natal de Marie Touchet.

 

Que rêvait donc Charles IX ?… Nous allons le savoir.

 

À neuf heures, la porte de la chambre s’ouvrit et Marie Touchet parut. Elle portait son enfant dans ses bras. Une joie intense brilla dans les yeux du roi. Marie déposa l’enfant dans les bras de la vieille nourrice de Charles et s’avança vers le roi. Elle avait bien maigri. Elle était bien pâlie. Mais elle était toujours belle de cette beauté douce et comme effacée qui était son grand charme.

 

En voyant les ravages que le mal avait fait sur la figure du roi depuis sa dernière visite, elle ne put retenir ses larmes. S’asseyant, elle prit son amant sur ses genoux comme elle faisait dans leur maison de la rue des Barrés, et elle l’étreignit sans pouvoir prononcer une parole. La nourrice approcha l’enfant que Charles saisit avidement. Pendant quelques minutes, on n’entendit que les plaintes de Marie Touchet… le roi, la jeune femme, et entre eux l’enfant… larmes et baisers confondus.

 

Cette fois, ce fut Charles qui s’efforça de consoler Marie. Il semblait avoir repris une dernière lueur d’énergie.

 

– Marie, écoute-moi… je suis condamné, je vais mourir, demain, dans quelques jours, aujourd’hui peut-être…

 

– Charles, mon bon Charles, tu ne mourras pas ! Ce sont les regrets qui te donnent ces tristes idées !… Ah ! maudits soient ceux qui t’ont conseillé, et que le sang versé retombe sur leur tête…[31]

 

– Non, Marie ! je suis perdu, je le sais ! Peut-être à ta prochaine visite ne me trouveras-tu pas. Ne pleure pas. Écoute-moi. Toi qui fus l’ange de ma pauvre vie, je ne veux pas qu’après ma mort, tu sois tourmentée. Je veux que tu sois heureuse encore et que tu vives… ne fût-ce que pour apprendre à cet enfant à ne pas exécrer ma mémoire, comme elle le sera de tous…

 

– Charles ! Tu me déchires le cœur !…

 

– Je sais, mon doux ange bien-aimé… il le faut pourtant. Je t’ai appelée ce matin pour te donner mes dernières instructions, mes ordres… Oui, s’il le faut, ce seront les ordres de ton roi !… Ce sera la première et la dernière fois que je t’aurai parlé ainsi… pardonne !…

 

– Charles ! mon amant ! mon roi ! ta volonté m’est sacrée !… Mais pourquoi t’inquiéter…

 

– Donc, pour la tranquillité de mes derniers jours, interrompit le roi, pour toi, ma chère Marie, et aussi pour ce pauvre innocent, tu vas me jurer de m’obéir par-delà ma mort.

 

Il parlait avec une volubilité fiévreuse qui désespéra Marie Touchet.

 

Elle se prit à sangloter et, espérant le calmer, répondit :

 

– Je te le jure, mon bon sire.

 

– Très bien, dit le roi. Je te sais femme à tenir parole, même quand tu sauras ce que je vais te demander. Écoute, Marie. Quand je serai mort, si tu es seule, si une protection forte et loyale ne s’étend pas sur toi, tu seras en butte à mes ennemis qui voudront te faire payer le seul bonheur que j’aie connu en ce monde…

 

– Qu’importe ! s’écria la jeune femme, alarmée par ce qu’elle prévoyait. J’aime mieux souffrir, pourvu que je sois seule. Et puis, Pourquoi songerait-on à persécuter une pauvre femme qui ne demande que le droit de vivre et d’élever son enfant !

 

– Ah ! Marie, tu ne les connais pas. Peut-être te ferait-on grâce, à toi !… Mais l’enfant… On redoutera les prétentions de ce pauvre petit qui est de sang royal, on voudra l’écarter… et la meilleure manière d’écarter les gens, vois-tu, c’est de les tuer !…

 

– Mon fils !…

 

Marie Touchet eut un cri de terreur et demeura toute tremblante.

 

– On le tuera, Marie ! Si loin que tu ailles, si bien que tu te caches, on l’empoisonnera… on l’égorgera…

 

– Tais-toi ! Oh ! tais-toi !…

 

– La seule manière de le sauver, c’est de placer près de toi et de lui un homme fidèle, brave et bon, qui veillera sur vous deux parce qu’il en aura le droit, parce qu’il sera ton mari !… Parmi tant de traîtres qui m’entourent, il est un gentilhomme que j’aime et que tu estimes à sa valeur : c’est Entraigues… ce sera ton époux…

 

– Sire !… Charles !…

 

– C’est mon désir suprême, dit le roi.

 

– Ô mon cher bien-aimé ! dit Marie d’une voix brisée.

 

– C’est ma volonté royale !…

 

– Sire !…

 

– Je le veux !…

 

– J’obéirai, dit Marie dans un souffle. Oui, pour l’enfant, pour ton fils… j’obéirai !…

 

Le roi fit un signe à la nourrice qui ouvrit une porte.

 

François d’Entraigues parut.

 

– Approche, mon ami, dit Charles IX. Je veux te demander si tu es disposé à tenir le serment que tu me fis hier de m’obéir même quand je ne serai plus de ce monde…

 

– Je l’ai juré, Sire, et je ne suis pas de ceux qui jurent par deux fois.

 

– Tu me promis d’épouser la femme que je te désignerais, d’adopter son enfant comme la chair de ta propre chair…

 

– Sire, dit Entraigues, dès ce moment, j’ai compris que vous me demanderiez de veiller sur la vie de votre fils en devenant aux yeux du monde, sinon en fait, l’époux de madame Marie… est-ce bien cela, Sire ?

 

– Oui, mon ami…

 

– J’ai juré, Sire, et je tiendrai parole : je donnerai mon nom à celle que vous avez aimée ; je la couvrirai du blason de ma famille ; la force de mon bras et les ressources de mon esprit, je les emploierai à la protéger envers et contre tous, ainsi que l’enfant royal qui m’est confié…

 

Entraigues parlait avec une sorte de solennité émue.

 

Marie Touchet avait couvert ses yeux de son mouchoir et pleurait.

 

Le gentilhomme se tourna vers elle et ajouta :

 

– Ne craignez rien, madame… jamais je ne me prévaudrai de mon titre d’époux, qui ne me donnera qu’un seul droit : celui de vous rendre la vie douce et de vous faire un rempart contre les desseins des méchants…

 

C’était un redoutable engagement que prenait là ce jeune homme – en toute sincérité.

 

Peut-être l’avenir allait-il échafauder sur ce serment des complications dramatiques…

 

Charles IX, dans un mouvement de joie profonde, saisit la main de Marie Touchet et la plaça dans celle d’Entraigues.

 

– Mes enfants, dit-il – et ce mot, dans la bouche de ce mourant, n’était pas déplacé – mes enfants, soyez bénis tous deux !

 

Alors il prit dans ses bras son fils, pauvre petit être autour duquel déjà se tramaient peut-être dans l’ombre des projets de mort ; il le serra sur sa maigre poitrine, l’embrassa à diverses reprises et le rendit enfin à Marie Touchet.

 

– Marie, dit-il alors, je sens que mes jours sont comptés ; mon enfant, fais-moi la grâce de revenir ici tous les matins à partir d’aujourd’hui.

 

– Certes, mon bon Charles ! Si je pouvais demeurer en ce château… te soigner, te veiller… ah ! je te guérirais promptement…

 

Le roi secoua la tête…

 

– Entraigues, dit-il, accompagne-la… Il est temps qu’elle se retire… car voici l’heure où madame ma mère me vient voir…

 

Marie se jeta dans les bras du roi. Ils s’étreignirent longuement…

 

– À demain, dit Charles IX.

 

– À demain, répondit Marie Touchet.

 

Après un dernier baiser, un dernier regard à son amant, elle sortit, accompagnée d’Entraigues, et guidés par ce serviteur dont nous avons parlé, ils purent sortir du château sans avoir été remarqués.

 

Comme Marie Touchet était montée dans sa voiture fermée, et comme Entraigues se mettait en selle, il vit venir au loin un groupe de cavaliers au galop.

 

La voiture de Marie Touchet s’ébranla.

 

Entraigues demeura un moment sur place pour voir quels étaient ces cavaliers si pressés qui accouraient dans un nuage de poussière. En tête de ce groupe, en avant de plus de cinquante pas, galopait un homme qu’Entraigues ne tarda pas à reconnaître.

 

Il pâlit et murmura :

 

– Le roi de Pologne ici[32]… Ah ! maintenant je vois bien que Charles va mourir, puisque les corbeaux accourent !

 

Alors, d’un temps de trot rapide, il rejoignit la voiture de Marie Touchet et rentra avec elle dans Paris.

 

Charles IX était demeuré seul avec sa nourrice.

 

Après le départ de Marie Touchet et d’Entraigues, il s’approcha de la fenêtre qui donnait sur de beaux sycomores et sembla prendre plaisir à contempler toute cette verdure, le ciel rayonnant où passaient de légers nuages blancs…

 

– Comme il ferait bon de vivre ! murmura-t-il. Oh ! vivre dans la paix des champs, n’être plus roi, n’être plus le misérable que je suis, ne plus deviner les poignards dans l’ombre, ne plus redouter le poison dans le pain que je mange, dans l’eau que je bois, dans l’air que je respire !… Je serais un petit bourgeois… ou même un villageois, j’aurais une maison au fond d’un jardin, près d’une forêt, je vivrais entre mon fils et celle qui m’aime… celle que j’aime : la maison serait blanche, et il y aurait des roses dans le jardin… Oh ! mon rêve de roi !… Vivre ! Oh ! vivre encore !… Seigneur, un peu de paix, par pitié !…

 

Deux larmes coulèrent le long de ses joues amaigries, décharnées ; il laissa retomber le rideau et, courbé, voûté, rejoignit son fauteuil où il se laissa tomber.

 

– Madame la reine ne vient pas ? demanda-t-il.

 

Non, Catherine de Médicis ne venait pas ce matin-là ! Sans doute, elle devait être fort occupée, depuis que le cavalier aperçu par Entraigues, était entré au château.

 

– Couche-moi, nourrice, reprit Charles au bout d’un moment.

 

La vieille nourrice obéit. Bientôt le roi fut installé dans son grand lit. Elle le borda maternellement. Il ferma les yeux et parut s’assoupir tranquillement.

 

– Il va mieux, songea la nourrice qui s’éloigna sur la pointe des pieds. Pauvre petit roi si malheureux !…

 

Lorsqu’il comprit qu’il était seul, Charles IX ouvrit les yeux.

 

– Seul ! murmura-t-il. Tout seul ! Autour de moi, le silence, l’abandon ! Plus de courtisans, plus de gardes ! On sait que je vais mourir… et on me laisse mourir comme un chien à un coin de rue…

 

La solitude, en effet, était profonde autour du roi. C’était bien le silence de l’abandon. Seule, la vieille nourrice venait de temps à autre se pencher sur lui…

 

Pourtant, en prêtant l’oreille, il semblait à Charles qu’il entendait dans le château des bruits inaccoutumés, un mouvement de va-et-vient de gens empressés, une rumeur lointaine, du côté de l’appartement de sa mère, une rumeur joyeuse, eût-on dit ! Cette rumeur d’une foule de courtisans qui s’empresse autour d’un roi…

 

Quelle était donc cette Majesté qu’on saluait ainsi, tandis que lui demeurait seul, tout seul en présence de la mort ?…

 

Charles se le demanda d’abord, puis il cessa d’y penser…

 

Les heures s’écoulèrent.

 

La nourrice elle-même ne venait plus : peut-être l’avait-on écartée sous quelque prétexte, afin qu’elle ne pût renseigner le roi sur la cause de ces bruits joyeux qui troublaient son agonie.

 

Vers le soir, Charles voulut se lever. Il frappa sur un timbre. Il appela, personne ne vint.

 

Alors, il voulut se lever, seul, sans aide.

 

Mais il retomba sur son lit, et constata avec épouvante que ses forces, depuis le matin, s’en étaient allées.

 

Il demeura faible, baigné d’une sueur froide, pris d’une angoisse terrible. Il voulut crier, et ses lèvres ne rendirent qu’un son rauque* à peine intelligible.

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! râla-t-il. Est-ce que je vais mourir ? Mon Dieu, fais-moi miséricorde pour tout le sang qui fut versé !… Mon Dieu, je te remets mon âme, et te prie de lui faire grâce !

 

À ce mot de sang, à ce mot de grâce, il se souleva subitement, ses yeux s’ouvrirent avec un indicible effroi, ses dents se mirent à claquer… la crise, la redoutable crise qui l’avait si souvent terrassé, s’abattait sur lui…

 

Les ombres du crépuscule envahissaient la chambre.

 

La nuit venait…

 

Charles, assis sur son lit, les jambes pendantes, d’un geste d’horreur, repoussait de la main droite les spectres qui, peu à peu, envahissaient la chambre, tandis que de la main gauche, il cherchait à remonter la couverture jusqu’à son cou, comme pour se cacher.

 

– Du sang ! gronda-t-il. Qui a répandu tant de sang ?… Grâce ! Qui donc crie grâce et pitié ?… Qui êtes-vous ? Est-ce toi, Coligny ? Et toi, Clermont, que veux-tu ? Et toi, La Rochefoucauld ? Et toi, Cavaignes ? Et toi, La Force ? Et toi, Pont ? Et toi, Ramus ? Et toi, Briquemaut ? Et toi, La Trémoille ? Et toi, La Place ? Et toi, Rohan ? Que me voulez-vous ? Et vous tous, pourquoi entrez-vous ici ? Oh !… la chambre se remplit… il y en a partout, partout, dans le couloir, dans la galerie, dans le château, dans la cour… Ils montent ! Ils viennent tous ! Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? À moi ! à moi ! Oh ! c’est affreux ! Quoi ! vous me voulez tuer ?… Non… oh ! les voici qui tournent vers moi leurs yeux d’effroi, qui tordent leurs mains et me tendent les bras ! Grâce ! Pitié ! Non, ce n’est pas ma mort qu’ils veulent… ils me demandent grâce ! Ah ! taisez-vous ! Vos voix me déchirent le cœur ! Arrêtez ! Ne criez plus ainsi !… Des femmes, maintenant ! Que veulent-elles ? Grâce ! Pitié ! Elles m’entourent ! Ne pleurez pas, femmes ! Ne pleurez pas ainsi ! Tuez-moi plutôt !… Quoi ! Des enfants, maintenant ? Pauvres petits ! déchirés, poignardés, égorgés ! Oh ! ne me touchez pas de vos petites mains glacées ! Ne criez pas ! ne pleurez pas ! Oh ! comme ils crient ! Tous ! enfants et femmes et hommes ! Quels effroyables gémissements ! Quels cris d’agonie ! Que sont ces mugissements par les airs ? Les cloches ! les cloches ! Cela hurle dans ma tête ! Cela rugit ! Assez ! Arrêtez ! Grâce !…

 

Charles IX se tut subitement. Sa voix qui, peu à peu s’était enflée, se termina par une plainte affreuse.

 

Alors, il prit sa tête à deux mains et pleura.

 

Ses larmes glissaient, brûlantes, corrosives, sur ses joues livides. Il murmurait :

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! pardonnez-moi !

 

Tout à coup, il tendit ses bras décharnés vers cette foule de fantômes qui l’entourait.

 

– Pardon ! Oh ! pardon !… Que de malédictions sur moi ! Quelles sont ces voix qui me vouent à l’éternelle damnation ?… Pardon ! Pardon ! Ayez pitié !… Non ! pas de pitié pour celui qui n’en eut pas ! Seigneur ! Ils me maudissent, tous, tous !…

 

Il retomba sur son lit, hagard, écumant, pantelant !…

 

Il s’enveloppa des couvertures, tâchant de cacher sa tête, grelottant claquant des dents…

 

La chambre demeurait silencieuse.

 

La nuit devenait sombre au dehors. Mais la chambre s’était éclairée de flambeaux.

 

En effet, maintenant, des êtres se glissaient vers ce lit où hoquetait l’épouvantable agonie… non pas des fantômes, mais des vivants… des courtisans… le duc d’Anjou… et toute noire, sinistre, effrayante, Catherine de Médicis !…

 

La vieille reine se pencha sur le lit et murmura :

 

– Mon fils…

 

De sa main glacée, elle toucha le roi au front.

 

Charles IX jeta une stridente clameur d’épouvante, chercha à repousser cette main, se souleva, les yeux hagards, fou de terreur, fou de remords, rejeta les couvertures…

 

Et alors, tout à coup, il regarda autour de lui, sur le lit, avec une expression d’angoisse telle que les peintres du moyen âge en donnent aux damnés de l’enfer.

 

Il eut un râle, un souffle :

 

– Du sang !…

 

Et cette fois, ce n’était plus une illusion !

 

Il y avait réellement du sang dans le lit ! Les draps étaient piqués de petites taches rouges ! Et c’était du sang ! Une affreuse transpiration d’agonie et de délire coulait sur le corps du mourant. Et c’était du sang ! Charles IX suait du sang[33]. Sa poitrine était à nu. De ses ongles, il avait lacéré sa chemise. Ses bras se tordaient, tordus par la crise.

 

Et tout ceux qui étaient là se regardèrent avec des yeux d’épouvante et d’horreur !

 

Cette poitrine était rouge !

 

Ces bras étaient rouges !

 

Rouges de sang !…

 

Catherine eut un recul terrible et ferma les yeux.

 

– Du sang ! râla Charles IX. Du sang partout ! Cela monte ! Cela me submerge ! Du sang ! Rien que du sang !…

 

Il se tut.

 

Deux secondes, un silence mortel pesa sur cette scène.

 

D’un râle plus rauque, d’une voix plus rude, Charles répéta son cri :

 

– Du sang !…

 

On entendit pendant une minute son souffle bref, on vit ses yeux exorbités se promener autour de lui d’horreur en horreur. Pour la troisième fois, son cri retentit, mais déchirant, strident, effroyable :

 

– Du sang !…

 

Et tout à coup sa bouche se convulsa, ses lèvres se crispèrent, et son rire, le rire terrible, le rire funèbre qui jetait l’épouvante dans les âmes, ce rire semblable à un hurlement grinça, fusa, éclata, se gonfla, toujours plus fort, toujours plus sinistre…

 

Soudain, Charles se renversa…

 

Mort !…

 

Silence, immobilité sur le lit… frissons de terreur dans la chambre, dans les couloirs pleins de monde accouru…

 

La reine se pencha, posa sa main sur la poitrine de Charles. Et cette main devint toute rouge.

 

Alors, lentement, elle se releva, se tourna vers le duc d’Anjou, livide, et d’une étreinte farouche de sa main sanglante, elle empoigna la main de son fils bien-aimé, la main d’Henri d’Anjou…

 

Et, comme sous l’horrible impression de cette mort dans le sang et le rire, la foule des courtisans reculait, courbée, chargée d’effroi, Catherine de Médicis, montrant son fils Henri, d’une voix éclatante et sauvage, d’une clameur de triomphe qui s’entendit au loin, cria :

 

– Messieurs !… Vive le roi !…

L

LE PRINTEMPS DE MONTMORENCY


Telle fut la mort de Charles IX. Cette fin terrible, cette suée de sang, ce mal exceptionnel, cet effondrement d’une âme dans les remords ne constituaient-ils pas l’épilogue nécessaire de la Saint-Barthélemy ? Il semble vraiment qu’une sorte de fatalité inexorable vienne frapper au bon moment les grands criminels. Cela s’explique d’ailleurs : la générosité d’âme suppose de l’intelligence et de la force d’esprit. Nous avons cette conviction que la bonté parfaite réside en l’intelligence parfaite. Le scélérat, pour si habile qu’il paraisse, a des tares dans le cerveau. Un jour ou l’autre, ce cerveau mal équilibré commet la faute de tactique définitive – celle qui entraînera le châtiment du crime.

 

Le crime est puni ; la vertu est récompensée… ceci est la vérité même.

 

Vérité banale qu’on a déviée de son sens profond pour en faire un abus écœurant en l’appliquant à la vie sociale, en décrétant que les hommes sont capables de se punir ou de se récompenser les uns les autres. En effet, le sens philosophique du mot crime et du mot vertu échappe à la plupart des hommes. En société, donc, cette vérité apparaît comme un contresens. Et pourtant, elle demeure vérité. La vertu, qui suppose l’intelligence parfaite, suppose les dons nécessaires pour comprendre la vie ; le crime implique, au sens latin du mot, imbécillité d’esprit. En sorte que la vertu, c’est au fond la marche à la vie ; et le crime, la marche à la mort.

 

Il n’y a donc rien de merveilleux, dans cette fin tragique de Charles IX, qui fut une véritable expiation du forfait.

 

Peut-être aurons-nous plus tard l’occasion de montrer comment d’autres criminels furent aussi frappés.

 

Sans aller plus loin, nous pouvons dire que la fin de la vie de Catherine de Médicis ne fut qu’un long châtiment, plus rigoureux peut-être que celui de Charles. En effet, cette mère terrible qui fut criminelle pour son fils Henri, qui empoisonna, tua, massacra pour établir le bonheur de son enfant, se vit bafouée, dédaignée, méprisée par cet enfant ! Elle connut cette longue et subtile douleur, et elle en mourut.

 

Quant à Guise… mais ceci nous entraîne hors des limites du présent récit.

 

Revenant donc de vingt-et-un mois en arrière, nous reprenons nos héros au point où nous les avons laissés, c’est-à-dire entrant au château de Montmorency à l’aube du 25 août 1572.

 

On n’a peut-être pas oublié qu’après son enquête à Margency, enquête qui établissait d’une manière éclatante l’innocence de Jeanne de Piennes, le maréchal avait commandé à son intendant d’aménager toute une aile du château pour deux princesses qu’il comptait héberger.

 

Ces ordres avaient été exécutés.

 

Une partie du vieux manoir avait été décorée, ornée de meubles précieux ; une douzaine de servantes et femmes de chambre attendaient les deux illustres visiteuses ; les armoires regorgeaient de lingeries fines ; bref, tout avait été préparé pour que les princesses inconnues gardassent le souvenir d’une hospitalité somptueuse, telle qu’un Montmorency pouvait l’offrir.

 

C’est dans cette partie du château que furent installées Loïse et Jeanne de Piennes. Elles purent enfin y prendre le repos dont elles avaient tant besoin l’une et l’autre.

 

Le maréchal voulait entreprendre de sauver la raison de celle qu’il avait adorée, qu’il adorait encore, et il imaginait de frapper vivement l’esprit de la pauvre folle en la conduisant un jour à Margency…

 

Mais un devoir plus immédiat sollicita son courage et son dévouement. Remettant donc à plus tard cette tentative – ce qui n’était pas un léger sacrifice – il organisa séance tenante la résistance aux ordres sauvages venus de la cour.

 

À peine Jeanne et sa fille furent-elles installées qu’il fit sonner le tocsin du manoir. Il ordonna à son capitaine d’armes de fermer les portes, de lever les ponts-levis, de faire couler dans les fossés les eaux qui en étaient détournées en temps de paix, de faire charger les vingt-quatre pièces d’artillerie, d’armer en guerre les quatre cents hommes de la garnison, enfin, de tout préparer pour soutenir au besoin un long siège.

 

En même temps, il envoyait des estafettes dans plusieurs directions.

 

Et nous devons dire ici que, dès la veille, c’est-à-dire dès la première nouvelle de ce qui se passait à Paris, quelques seigneurs, – de ceux qu’on appelait des politiques – s’étaient rassemblés autour de Montmorency avec leurs hommes d’armes, supposant que le maréchal entreprendrait sans doute d’arrêter le carnage dans la province.

 

À midi, François de Montmorency eut un entretien avec le chevalier de Pardaillan. Les dernières résolutions y furent prises.

 

Vers trois heures, il y avait près du château deux mille quatre cents cavaliers bien montés, bien armés, rassemblés sur cette esplanade même d’où jadis François s’était élancé vers Thérouanne.

 

Ce corps de cavalerie fut divisé en deux brigades, fortes chacune de douze cents hommes.

 

Le maréchal prit le commandement de l’une ; Pardaillan fut mis à la tête de l’autre.

 

Puis chacun d’eux s’élança dans une direction différente ; et ces deux hommes qui laissaient derrière eux tout ce qu’ils aimaient au monde, qui venaient d’échapper à tant de dangers, que quelques heures séparaient à peine des instants tragiques où ils avaient mille fois failli périr, ces deux hommes dont l’un avait vu l’incendie et la destruction de son antique demeure, et dont l’autre venait d’enterrer lui-même le vieux père, le bon compagnon de sa vie d’aventures, partirent sans regrets apparents pour remplir un devoir d’humanité.

 

Le maréchal s’élança vers Pontoise ; de là, il battit le pays jusqu’à Magny, puis poussa droit au nord et arriva jusqu’à Beauvais. Partout où il passait, il rassemblait ceux qui étaient en état de porter les armes, leur parlait fortement, leur racontait les horreurs de Paris, et enfin les décidait à s’opposer les armes à la main à toute tentative de massacre.

 

Là où les ordres de Catherine étaient déjà arrivés, là où on commençait à tuer, il fondait tout à coup sur les massacreurs, faisait jeter en prison les plus enragés et décrétait que tout homme pris à violenter, molester ou piller, serait pendu haut et court sans procès.

 

D’un point, il courait à un autre.

 

Pendant un mois, il battit la campagne, traversant les villes, les villages les hameaux et inspirant partout une terreur salutaire aux trop fervents catholiques.

 

Pardaillan opérait de son côté, mais avec plus de fougue encore et de rapidité. Pendant deux mois, il ne laissa pas un point inexploré dans les pays qu’il traversa. Nous renonçons à peindre la joie délirante, les acclamations, les larmes de gratitude des infortunés que l’on commençait à « piller » et qui voyaient tout à coup arriver le secours et la délivrance.

 

De l’Isle-Adam, où il se dirigea tout d’abord, Pardaillan bondit jusqu’à Luzarches ; de là, il remonta à Senlis, traversa Crépy, allant, revenant courant à l’est, à l’ouest, entra en coup de foudre à Compiègne et poussa jusqu’à Noyon dans une course audacieuse.

 

Alors, obliquant à gauche, il redescendit sur Montdidier, et par Crèvecœur, gagna enfin Beauvais où le maréchal avait établi ses quartiers.

 

Cette campagne faite de marches et de contre-marches avait duré trois mois.

 

Grâce donc au maréchal de Montmorency et au chevalier de Pardaillan, toute cette province fut exempte des horreurs qui s’abattirent sur presque tout le reste du royaume ; quelques gouverneurs – bien rares – suivirent ce noble exemple et s’opposèrent par la force à l’exécution des ordres venus de Paris.

 

Au bout de ces trois mois, le calme s’était complètement rétabli.

 

Mais le maréchal, pendant un mois encore, promena sa petite armée pour achever d’intimider les forcenés.

 

Ce ne fut que le soir du 29 décembre, par un temps de neige, que le maréchal rentra dans son manoir.

 

Aucune attaque n’avait été essayée contre le château.

 

Vers la fin d’août seulement, un parti de cavaliers royalistes et catholiques s’était montré ; mais deux ou trois coups de canon avaient suffi pour prouver à ces gens qu’on était décidé à se bien défendre.

 

Le 6 janvier, le maréchal licencia son armée après en avoir réuni les capitaines dans un repas qui eut lieu dans la grande salle des preux.

 

L’hiver s’écoula paisiblement.

 

Le mariage de Pardaillan et de Loïse avait été fixé au mois d’avril, sur la prière de François.

 

Pendant la campagne du maréchal et du chevalier, la santé de Jeanne de Piennes avait achevé de se rétablir. Sa beauté était redevenue éclatante ; toute pâleur avait disparu ; cette ombre de mélancolie qui couvrait son visage à l’époque qu’on l’appelait encore la Dame en noir s’était dissipée. C’était dans ses yeux et sur ses lèvres un sourire de bonheur.

 

Hélas ! ce bonheur n’était qu’un rêve !

 

C’est à son rêve que souriait la pauvre démente…

 

Mais qui sait, après tout, si les bonheurs réels après lesquels nous courons ne sont pas eux-mêmes des rêves !… Et en ce cas, le pur rêve n’est-il pas, peut-être, l’idéal bonheur, puisque jamais la réalité ne répond exactement à l’espérance…

 

Quoi qu’il en soit, Jeanne demeurait folle.

 

Et c’était une chose poignante que ce sourire qui allait chercher un François imaginaire, alors que le François réel la contemplait les larmes aux yeux et cherchait en vain à éveiller son attention…

 

Quant à Loïse, la blessure qu’elle avait reçue de Maurevert sur la colline Montmartre s’était cicatrisée – moins promptement qu’on aurait pu s’y attendre, il est vrai ; mais enfin, lorsque le maréchal et le chevalier étaient rentrés au château, il n’y avait plus qu’une légère trace rosée indiquant que Loïse avait été frappée là.

 

Sa santé, à elle aussi, s’était rétablie. Elle avait même pris une bonne mine qu’elle n’avait jamais eue. L’incarnat de ses lèvres, l’animation extraordinaire de son teint étonnèrent le maréchal. Il est vrai que, parfois, elle devenait soudain d’une pâleur mortelle et se mettait à grelotter ; mais cela durait deux minutes, et ne pouvait paraître alarmant.

 

En même temps, le caractère de la jeune fille se transformait.

 

Elle avait toujours été un peu mélancolique ; elle devint d’une gaieté dont les éclats, par moments, amenèrent de soudaines épouvantes dans l’âme du chevalier.

 

On l’entendait rire et chanter ; elle parlait d’une voix animée et s’exaltait étrangement en racontant les hauts faits de son fiancé, elle ne parlait guère que de lui, d’ailleurs ; le soir, à la veillée, dans la grande salle, elle retraçait l’épopée en termes enflammés, et les serviteurs qui, selon la vieille coutume, prenaient place au feu, croyaient entendre un trouvère des anciens temps récitant quelque fabuleux poème de l’époque de Charlemagne.

 

Seulement, lorsqu’elle était seule, elle croisait quelquefois ses mains sur sa poitrine, et murmurait :

 

– J’ai là un feu qui me brûle, et lentement me consume…

 

Le 25 avril, devant toute la seigneurie de la province, tandis que les cloches de Montmorency sonnaient, et que les canons faisaient entendre des salves joyeuses, le contrat de mariage fut signé dans la grande salle d’honneur du château.

 

La veille, le maréchal dit à Pardaillan :

 

– Mon cher fils, voici les lettres et documents qui vous font maître et seigneur du comté de Margency… Prenez-les comme un gage de mon affection et de ma gratitude.

 

Pardaillan était demeuré un instant rêveur, puis, relevant sa tête fine au profil de médaille et fixant sur le maréchal son clair regard, il avait répondu :

 

– Monseigneur, c’est un souvenir de tendresse et d’admiration que je veux offrir à celui qui fut mon maître, et me légua le nom de Pardaillan. Pauvre, sans sou ni maille, sans terres, n’ayant pour tout bien au monde que ce nom, je désire en m’unissant à l’ange que vous me donnez, m’appeler seulement le chevalier de Pardaillan… Plus tard, monseigneur il conviendra peut-être que je m’appelle le comte de Margency.

 

Ceci fut dit avec une belle simplicité d’orgueil que le maréchal, grand cœur et esprit de poète, comprit. Il serra le chevalier dans ses bras et, sans insister, referma les parchemins dans un coffre.

 

Devant le bailli qui procédait au contrat, devant la foule des seigneurs accourus, le chevalier fut donc purement et simplement : le chevalier de Pardaillan.

 

Mais lorsqu’il s’avança pour signer les parchemins du bailli, la tempête des acclamations, le salut de toutes les têtes soudain découvertes, les regards de curiosité passionnée, les murmures d’admiration, prouvèrent que ce simple nom jeté dans une foule de hauts personnages, retentissait dès lors à l’égal d’un coup de tonnerre…

 

Toute droite, toute pâle, dans sa robe de soie blanche à plis lourds, Loïse joignit les mains, et murmura :

 

– Ô mon héros… ô mon amour !…

 

La cérémonie fut suivie d’un de ces festins somptueux comme seul un Montmorency pouvait en offrir à de tels hôtes.

 

Le soir, les invités repartirent.

 

En effet, le mariage devait se faire à la chapelle en la plus stricte intimité, vu le deuil du jeune époux : c’est du moins l’explication qui fut donnée par le maréchal et qui fut parfaitement comprise de tous.

 

Le matin du 26 avril se leva enfin.

 

Ce fut une radieuse journée de printemps. Les cerisiers étaient en fleurs ; les haies embaumaient ; les bois d’alentour se couvraient d’une verdure tendre ; la campagne parsemée de bouquets – pommiers blancs, poudrés à frimas – saturée de parfums – lilas, violettes, muguet – la campagne si douce et si plaisante à l’œil, en ces jours où le monde renaît, offrait le spectacle et le charme d’un jardin comme timide et frileux encore.

 

Cette journée passa comme un doux songe d’amour.

 

Le maréchal, pourtant, paraissait assiégé de sombres souvenirs… C’est que cette date du 26 avril était à jamais gravée dans son cœur. Vingt ans avant, la nuit du 26 avril, en la chapelle de Margency, s’était consommée son union avec Jeanne de Piennes ! Et en cette même nuit, il était parti pour Thérouanne… pour la guerre… pour l’inconnu… pour le malheur !…

 

Le soir vint. Onze heures sonnèrent.

 

Le maréchal avait revêtu son costume semblable à celui qu’il portait le 26 avril de l’an 1553. Il donna le signal du départ : en effet, ce n’est pas dans la chapelle du château que devait s’accomplir la cérémonie… Loïse et Jeanne furent placées dans une voiture. Le maréchal et Pardaillan montèrent à cheval. On partit. On suivit la route sous un clair de lune d’une douceur infinie, et enfin, on s’arrêta devant une pauvre petite église :

 

La chapelle de Margency, comme vingt ans avant ! Le mariage de minuit, comme vingt ans avant !

 

Presque les mêmes personnages !… Quelques paysans… et près de l’autel, une vieille, très vieille femme qui pleurait : la nourrice de Jeanne !

 

Le prêtre commença son office.

 

Pardaillan et Loïse, l’un près de l’autre, se tenaient par la main ; leurs yeux ne se quittaient pas ; et dans ce double regard qui se croisait, il y avait comme de l’extase.

 

Le maréchal, avec une poignante anxiété, suivait sur le visage de Jeanne l’effet de cette scène. La mémoire allait-elle se réveiller ? La raison allait-elle revenir ? La martyre pourrait-elle donc entrevoir un peu de bonheur ?…

 

Les anneaux furent échangés.

 

Le prêtre prononça les formules sacramentelles.

 

Loïse et Pardaillan étaient unis !…

 

Alors, comme autrefois Jeanne et François s’étaient à cette minute même tournés vers le sire de Piennes pour lui demander sa bénédiction suprême, d’un même mouvement instinctif et gracieux, les deux époux se tournèrent vers la pauvre folle, et pâles tous deux de leur bonheur infini, s’inclinèrent doucement, ployèrent le genou…

 

Dans le trajet de Montmorency à Margency, Jeanne de Piennes était demeurée indifférente, loin de ce monde, aux prises avec les pensées obscures qui évoluaient dans les ténèbres de son esprit.

 

Devant la vieille église, sur la petite place de Margency, devant les châtaigniers séculaires sous l’ombrage desquels s’était écoulée son enfance heureuse, devant l’antique demeure de son père entrevue à la pâle clarté de la lune, elle eut comme un tressaillement et promena autour d’elle des regards étonnés… puis elle reprit son attitude indifférente, et François, dont le cœur avait sourdement palpité, la conduisit, avec un geste de désespoir, dans l’église.

 

Pendant la cérémonie, Jeanne tint ses regards fixés tantôt sur le prêtre, tantôt sur cette vieille femme qui pleurait non loin d’elle. À un moment, elle passa ses mains sur son front, ses lèvres s’agitèrent… un prodigieux travail se faisait dans cette pauvre cervelle… Il lui semblait que des craquements se produisaient en elle… des lueurs fugitives passèrent au fond de ses yeux.

 

Tout à coup, elle vit Loïse et le chevalier qui s’inclinaient devant elle.

 

– Où suis-je ? balbutia-t-elle.

 

~ Jeanne ! Jeanne ! supplia François d’une voix ardente.

 

– Ma mère !… murmura Loïse en levant sur elle son beau regard noyé de larmes.

 

La folle se dressa toute droite. Pendant deux secondes qui furent longues comme des heures, dans le silence plein d’angoisse qui régnait dans l’église, elle contempla tout ce qui l’entourait.

 

Sa voix, de nouveau, se fit entendre, plus distincte, plus affermie :

 

– L’église de Margency… l’autel… Qui est là ?… ma fille ?… oh ! est-ce bien toi, François ?… Est-ce que je rêve ?… Non… je suis morte et je vois ces choses du fond de la tombe !…

 

– Jeanne !…

 

– Ma mère !…

 

Ce double cri retentit dans l’église, déchirant, terrible, épouvanté :

 

Jeanne avait répété :

 

– Morte !

 

Et en même temps qu’elle prononçait ce mot, elle était tombée à la renverse dans le fauteuil, comme jadis le sire de Piennes son père. Un instant, ses bras essayèrent de se soulever comme pour bénir les êtres qui sanglotaient autour d’elle… puis ses yeux s’ouvrirent et s’attachèrent à François… un céleste rayonnement d’amour intense et de bonheur surhumain jaillit de ces yeux… et ce fut tout !…

 

François, avec un atroce sanglot de désespoir, la saisit dans ses bras… la tête de Jeanne retomba mollement sur son épaule… C’était fini !…

 

Alors. La voix grave du vieillard qui venait d’officier l’union de Loïse et de Pardaillan, s’éleva, solennelle et tremblante :

 

– Mon Dieu, recevez dans votre sein celle qui vient à vous, morte martyre… morte d’amour !

 

* * * * *

 

Un mois après cette scène, par un beau soir de mai, comme le soleil se couchait dans une gloire pourpre, François de Montmorency en grand deuil, l’âme noyée de regrets se promenait dans le jardin du château. Il s’assit sur un banc de pierre qu’ombrageait un énorme buisson de chèvrefeuille.

 

Dans une allée lointaine, il vit passer un couple qui marchait lentement parmi les fleurs, parmi les parfums du soir, dans l’auguste sérénité de ce beau crépuscule.

 

Pardaillan et Loïse s’arrêtèrent enlacés ; ils échangèrent un long baiser, et leur amour paraissait infini, suave, parfumé comme la radieuse et sereine nature qui les enveloppait de ses caresses.

 

Les yeux du maréchal s’emplirent de larmes. Il laissa tomber sa tête dans ses deux mains, et murmura :

 

– Ô mes enfants, aimez-vous, soyez heureux !… Comme Loïse est fiévreuse depuis quelques jours !… Comme ses yeux brillent d’un éclat funeste !… Est-ce que je n’ai pas assez payé ma dette au malheur ? Est-ce que je vais souffrir encore ?… Oh ! non !… non !… Enfants, chers enfants, pour tant d’infortune et de tristesse, soyez heureux, et que le trop plein de votre bonheur verse au moins une consolation suprême dans le cœur flétri qui bat encore dans ma poitrine !…

 

Il releva la tête… regarda au loin la vision adorable des deux amoureux qui s’étaient remis en marche, lents, onduleux, enlacés… Dans l’ombre du soir, ils semblèrent ne former qu’un seul être…

 

Puis ils disparurent au détour d’un massif de roses pourpres, comme s’ils fussent entrés dans de la gloire, dans des parfums, dans du bonheur, dans l’amour…

 

Alors, un sourire consolateur erra sur les lèvres de François de Montmorency…

 

Il se leva pour les voir encore, et il murmura le mot qui résume tout le doute et toute l’espérance des hommes :

 

– Qui sait ?… Peut-être !…

 

 

 

 

 


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Janvier 2006

 

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[1] Benvenuto Cellini (1500-1571). Célèbre graveur, statuaire et orfèvre italien, familier de la cour de François 1er.

[2] Locuste : célèbre empoisonneuse romaine du temps de Néron.

Phryné : célèbre courtisane grecque.

Empédocle : philosophe d’Agrigente (Ve siècle avant Jésus-Christ) réputé pour être versé dans la magie.

[3] La tunique du Centaure Nessus qui consuma Héraclès. Image d’un mal dont on ne peut se défaire.

[4] Le Temple : ancien monastère des Templiers à Paris, à l’emplacement actuel de la mairie IIIè arrondissement.

[5] Le Châtelet : forteresse servant de prison, rive gauche de la Seine.

[6] Hamadryade : divinité des bois, qui naissait et mourait avec un arbre.

[7] Le Duc d’Albe, chef des armées de Philippe II d’Espagne aux Pays-Bas (1508-1582).

[8] Fièvre intermittente où les accès reviennent chaque quatrième jour. [Note du correcteur.]

[9] Courre. Emploi impropre du verbe « courre » usité seulement à l’infinitif : poursuivre un animal en chassant.

[10] Les Macchabées : nom de sept frères martyrisés sous Antiochos IV (167 avant Jésus-Christ).

[11] Cuvier : paléontologiste (1769-1862), créateur de l’anatomie comparée.

[12] L’enfant reçut le titre de duc d’Angoulême. (Note de M. Zévaco.)

[13] Corde employée pour la pendaison des condamnés à mort. [Note du correcteur.]

[14] Velours à crépines d’or : tissu de velours avec franges tissées et ouvragées d’or et de soie.

[15] La hart : corde avec laquelle on pendait les criminels.

[16] Ces dépêches portaient le sceau royal. La signature de Charles IX s’y trouvait. La reine avait-elle obtenu un certain nombre de signatures en blanc, ou, audacieuse jusqu’au bout, avait-elle simplement signé pour son fils ?… Qui sait ?… Ce que l’on sait bien, c’est que ces fatales dépêches furent considérées par la plupart des gouverneurs comme un ordre d’extermination en masse. (Note de M. Zévaco.)

[17] More, amor, principium, finis : la mort, l’amour, le début, la fin.

[18] Le pluriel du mot verrou était verroux jursqu’à la fin du XVIIIème siècle. L’Académie Française a consacré le pluriel verrous dans son édition de 1835. L’auteur utilise ici une orthographe désuète. [Note du correcteur.]

[19] Voir Livre 1. Les Pardaillan.

[20] Cette tempête, nous ne l’avons pas mise là par nécessité d’horrifier le décor et de dramatiser une mise en scène suffisamment dramatique par elle-même. Nous en parlons parce que les chroniques du temps la signalent, voilà tout. (Note de M. Zévaco.)

[21] Téligny était le gendre de l’amiral de Coligny.

[22] Ce Gondi avait épousé Claude de Clermont de Retz et obtint plus tard d’être créé duc de Retz. On sait quelle fut la fortune de cette famille et quel rôle les de Retz jouèrent notamment pendant la Fronde (Note de M. Zévaco.)

[23] Revu et corrigé par Villeroi, ce livre a été imprimé en 1625. (Note de M. Zévaco.)

[24] Vassy : localité en Champagne où les catholiques du duc de Guise massacrèrent quarante-deux huguenots à la suite d’une banale querelle (1562).

[25] Si nos lecteurs veulent bien songer que, de nos jours même, des savants, de véritables savants, croient à la possibilité de converser avec les morts, qu’un médecin anglais, très estimé pour ses travaux scientifiques, est convaincu qu’il a photographié des esprits, ils ne nous accuseront pas d’avoir exagéré à plaisir une scène qui se passa en pleine époque de florissante magie. (Note de M. Zévaco.)

[26] La Salpêtrière : hospice de Paris accueillant en particulier les malades mentaux.

[27] Dorat, Jodelle, Baïf, la plupart des poètes de la Pléiade, se sont déshonorés en écrivant d’ignobles panégyriques du carnage. N’est-ce pas un fait curieux que toujours les massacreurs trouvent des poètes qui les encensent ? ou tout au moins des gens qui écrivent en vers... Ronsard et Pontus, par leur silence dédaigneux, protestèrent contre la lâcheté de leurs confrères. (Note de M. Zévaco)

[28] La Trémoille était huguenot. Dans la première heure, beaucoup de huguenots crurent en effet que le Louvre était attaqué par le duc de Guise. Ils y coururent… et y furent massacrés !

[29] Saint-Pierre de Montmartre qu’on peut voir encore aujourd’hui. (Note de M. Zévaco.)

[30] Henri Martin (1810-1883) : historien, narrateur et auteur d’une Histoire de France en 19 volumes.

[31] L’Estoile* attribue ces paroles à la nourrice. Mais n’est-il pas bien plus probable qu’elles furent prononcées par la maîtresse du roi ? (Note de M. Zévaco.)

Pierre de l’Estoile (1546-1611). Chroniqueur français, auteur de Mémoires Journaux, notes prises de 1574 à 1610, des règnes de Charles IX, Henri III et Henri IV.

[32] Le duc d’Anjou. On sait qu’Henri d’Anjou, frère de Charles, était monté, peu après la Saint-Barthélemy, sur le trône de Pologne. On sait que prévenu en toute hâte par Catherine de Médicis, de la fin prochaine de Charles IX, il quitta secrètement la cour de Pologne et arriva à Vincennes juste à point pour voir mourir son frère, et recueillir sa couronne sous le nom d’Henri III. (Note de M. Zévaco.)

[33] Historique. (Note de M. Zévaco.)